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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 02:36:09 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Fils d'émigré + +Author: Ernest Daudet + +Release Date: January 11, 2009 [EBook #27774] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FILS D'ÉMIGRÉ *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + +FILS D'ÉMIGRÉ + +PAR + +ERNEST DAUDET + +NOUVELLE ÉDITION + +PARIS + + +_À ma Fille + +MARIE-THÉRÈSE DAUDET + +Ce Roman est dédié._ + + + + +CHAPITRE PREMIER + +CE QUI SE PASSAIT À SAINT-BASLEMONT EN 1792 + + +En juin 1792, à la tombée du jour, dans une chambre du château de +Saint-Baslemont, à l'entrée des Vosges, une femme et un enfant sont +agenouillés devant un grand crucifix accroché au mur, entre des +portraits d'ancêtres. Quoique la femme ait dépassé la première jeunesse, +on la devine vieillie par la douleur plus que par l'âge. Ce qui lui +reste de beauté resplendit encore sous ses cheveux blonds, dans l'éclat +de ses yeux, dans la pureté de ses traits, dans la pâleur de son teint. +Habillée d'une robe noire, en laine, sans ornements, toute sa personne, +cependant, trahit tant d'élégance hautaine que ce vêtement de deuil la +pare à l'égal des habits de cour qu'elle est accoutumée à porter. Elle +se nomme la comtesse Louise de Malincourt. + +L'enfant est son second fils, Bernard, celui qu'on appelle M. le +chevalier. Il a treize ans à peine. Mais, depuis longtemps, il voit +autour de lui des visages si tristes, il entend exprimer de si vives +alarmes, raconter de si sombres histoires, proférer de si violentes +menaces, que son esprit s'est mûri prématurément, et, qu'enfant par +l'âge, c'est presque un homme par la pensée. Cette précocité se devine à +l'expression inquiète de son regard, à la gravité répandue sur ses +traits, au pli contracté de ses lèvres déshabituées du rire. Il est +mince et brun, son front haut et large sous la perruque poudrée. Son +habit violet, en soie unie, flotte sur les formes de son buste, +élégantes quoique un peu grêles, et plus bas que la boucle d'argent qui +arrête la culotte au-dessous du genou, la jambe se dessine fine et +vigoureuse. + +Agenouillé près de sa mère, il s'associe mentalement à la prière qu'elle +récite à haute voix. + +--Mon Dieu! dit-elle, daignez protéger et soutenir dans leur infortune +S. M. Louis XVI, sa famille, les princes ses frères et ses neveux. Je +vous implore aussi pour mon mari, pour moi-même, pour mes enfants, +surtout pour l'aîné que le service du roi expose, loin de nous, à +d'innombrables périls. + +Dans l'accent de cette ardente supplication se devinent les angoisses de +l'épouse et de la mère. Elles sont cruelles, ces angoisses, cruelles et +justifiées par les événements survenus depuis la Révolution: le 14 +juillet 1789, la prise de la Bastille; le 5 octobre de la même année, +l'invasion de Versailles et le retour forcé de la famille royale aux +Tuileries; en 1790, la fête de la Fédération; en 1791, la tentative +avortée de Varennes et l'arrestation du roi fugitif; puis les massacres +dans les rues de Paris, le pillage d'un grand nombre de châteaux, la +fuite précipitée de plusieurs milliers de nobles, l'arrestation de +beaucoup d'autres, l'audace croissante du parti jacobin et de la Commune +de Paris. Avec un tel passé, que ne peut-on craindre de l'avenir? Cet +avenir, la comtesse de Malincourt, à travers son imagination enfiévrée, +le voit troublé, violent et sombre. + +Et sa vision n'exagère rien. Ne touche-t-on pas à la journée du 10 août, +durant laquelle sera proclamée la déchéance de Louis XVI, et aux +journées de septembre, effroyable prologue du 21 janvier et des actes +féroces qui suivront? Sans cesse cette vision angoissante la poursuit, +lui montre son mari et son fils aîné payant de leur vie leur dévouement +à la cause royale. Ne recevant, depuis qu'ils sont partis, que de rares +nouvelles, toujours seule avec son fils cadet dans ce grand château où, +quoiqu'elle n'ait jamais fait que du bien aux habitants de +Saint-Baslemont, elle n'ose se croire en sûreté, elle vit écrasée sous +une douleur persistante que les tendres soins de Bernard ne parviennent +pas à alléger. + +Quand, la prière achevée, elle se lève et va s'asseoir près de la +croisée ouverte pour respirer un moment l'air apaisant de cette journée +d'été qui finit, des larmes mouillent ses joues. + +Bernard s'approche d'elle, se met à ses pieds, les coudes sur ses +genoux, les mains croisées, et lui dit: + +--Si vous saviez, mère chérie, combien je suis malheureux quand vous +pleurez, vous ne pleureriez plus! + +Ce reproche affectueux; la rend à elle-même. Elle prend à deux mains la +tête de l'enfant, et, l'embrassant passionnément, elle soupire: + +--Pardonnez-moi, mon fils. Je voudrais vous offrir toujours un visage +souriant. Mais la poussée de mes pleurs est plus forte que ma volonté. +Je songe aux malheurs publics, aux malheurs privés, aux nôtres... + +--Vous disiez cependant, ma mère, qu'il fallait avoir confiance? + +--Oh! je l'ai eue, je l'ai eue longtemps. Même lorsque, l'an dernier, +votre frère est parti pour aller rejoindre à Coblentz nos seigneurs les +princes, frères du roi, elle ne m'a pas abandonnée. Mais, depuis, tant +de catastrophes sont survenues, tant de dangers nous menacent!... Si, du +moins, votre père était près de nous... + +--Il reviendra, il reviendra bientôt! + +--Depuis qu'il est parti, depuis trois mois durant lesquels nous n'avons +reçu ni lettres de lui, ni lettres d'Armand, je me suis souvent leurrée +du même espoir... Mais on se lasse à la fin! + +--Moi, je ne me lasse pas, reprend résolument Bernard. Mon père, vous le +savez, a toujours blâmé les émigrés; il a toujours déclaré qu'il ne les +imiterait pas, qu'il resterait à Saint-Baslemont, tout prêt à retourner +à Paris si le roi faisait appel à son dévouement. + +--C'est vrai, dit la comtesse. Quand il est parti pour Coblentz, c'est +qu'il voulait voir Armand et mettre un terme à nos inquiétudes. Mais son +dessein était de rentrer au plus vite, de reprendre sa place auprès de +nous. + +--Ayez donc du courage, ma mère. Il fera comme il a dit, et, avant peu, +il sera de retour. + +--Dieu vous entende, mon fils, et qu'il vous bénisse pour toute la joie +que me cause votre tendre sollicitude! + +Mme de Malincourt pose de nouveau ses lèvres sur le front de l'enfant, +et ils restent ainsi, pressés l'un contre l'autre, immobiles et pensifs, +le regard perdu dans le vaste horizon qui se déroule à leurs pieds. + +Derrière les Vosges, le soleil décline lentement. À la cime des forêts +dont la masse sombre, mouvante comme la mer, s'éclaire, çà et là, de +couleurs lumineuses qu'y mettent les toitures de quelques villages, il +laisse de longues traînées d'or. Une brise fraîche s'élève, chasse la +chaleur, agite les feuilles d'où tombe la poussière qui s'y est amassée +depuis le matin. Dans le ciel encore embrasé des feux en train de s'y +éteindre, la lune dessine son disque argenté. Tout autour d'elle, de +rares étoiles commencent à piquer de leurs pointes étincelantes la +blancheur du vide. Une brume empourprée flotte sur les pelouses, caresse +les massifs de fleurs, leur dérobe des parfums qu'elle répand ensuite +dans l'ombre grandissante. Du fond des prairies qui séparent le parc +seigneurial de Saint-Baslemont de la forêt de Relanges, elle a grimpé le +long des terrasses étagées qui descendent du château en degrés géants, +tout chargés de végétations arborescentes. Maintenant, elle escalade les +murailles de l'antique demeure, ses lourdes tours, son faîte ardoisé, sa +façade grisâtre, enveloppant comme d'un voile aux tremblantes +transparences sa masse altière dressée en avant du village à l'extrémité +d'un plateau qui domine la plaine. De tous côtés, à perte de vue, dans +l'espace immense compris entre Saint-Baslemont et les coteaux de Darney +qui dominent la Saône, dans les vallées, sur les collines, sous les +feuillages, ce coin de terre où commencent les Vosges respire tant de +paix et de sérénité qu'on ne pourrait croire qu'au delà des régions où +règne ce silence auguste éclate une crise tragique. + +Cependant, par toute la France, sous l'action des fanatiques et des +méchants, la terreur s'est répandue. Elle commence, à travers +d'émouvantes péripéties, son oeuvre sanglante. Aux frontières menacées +par la coalition des armées étrangères, la guerre se prépare. Dans les +campagnes, des châteaux incendiés étalent au soleil leurs ruines +fumantes. Dans les villes, persécuteurs et bourreaux marquent la place +où fonctionnera la guillotine, et déjà les victimes futures remplissent +les prisons. Dans la poussière des routes, la trace des fugitifs que +l'on a comptés par milliers depuis trois ans se devine à l'empreinte de +leurs pas non encore effacés. Mais à ces agitations des hommes, la +nature, comme toujours, demeure indifférente sans cesser d'obéir aux +lois immuables qui règlent sa marche, et ce soir-là, comme les autres +soirs, le jour, témoin insensible et complice inconscient des crimes +qu'a éclairés sa lumière, va se perdre dans la nuit. + +Brusquement, un coup discret frappé à la porte de la chambre vient +mettre fin à l'étreinte silencieuse de la mère et de l'enfant. Ils se +lèvent tous deux. + +--Valleroy! s'écrie Bernard. + +Celui qu'il nomme ainsi a trente ans. C'est un homme de haute taille, +très large d'épaules, avec des yeux bruns qui révèlent une intelligence +affinée, des traits à la fois énergiques et doux que couronne une +chevelure épaisse et noire, toute crépue. Dans le château, où il est né, +il remplit les fonctions d'intendant. + +--Je viens rendre compte à Mme la comtesse de l'exécution de ses ordres, +dit-il. Je me suis promené cette après-midi par tout le village afin de +m'enquérir de l'état des esprits. Je suis entré dans plusieurs maisons, +j'ai causé avec leurs habitants; dans la rue, j'ai interrogé les +passants, et nulle part je n'ai constaté de défiance. Personne ne se +doute de l'absence de M. le comte. On le croit malade, hors d'état de +sortir, et on m'a parlé de sa santé avec intérêt. + +--Puisse cette croyance durer jusqu'au retour de mon mari, répond la +comtesse, et ces braves gens ignorer toujours qu'il est allé à Coblentz! + +--En est-il donc parmi eux qui le dénonceraient? demande Bernard. + +--Interrogez Valleroy, mon fils. + +--La propagande jacobine fait de grands progrès dans nos contrées, dit +Valleroy sans attendre la question de l'enfant; on peut tout craindre. + +--Même une trahison de la part de ceux dont mon père a été le +bienfaiteur? + +--Peut-être de ceux-là, Monsieur le chevalier, non par méchanceté, mais +par peur, la peur de se compromettre en cachant la vérité. Heureusement, +ils ne la connaissent pas, et, pour cette nuit encore, Mme la comtesse +pourra dormir en repos. + +Le langage de Valleroy exprime tant de confiance que Mme de Malincourt +ne peut contenir l'élan de sa gratitude pour l'honnête serviteur qui +s'attache à la rassurer. Elle s'écrie: + +--Merci de votre zèle, Valleroy; nous ne perdrons jamais le souvenir des +preuves que vous nous en donnez à toute heure. + +--Jamais, répète gravement Bernard en mettant sa main petite et fine +dans la robuste main de Valleroy. + +Très ému, ce dernier s'incline et son geste proteste. + +--Valleroy appartient à Malincourt, murmure-t-il. + +Et c'est tout. Les quelques paroles qu'il vient d'entendre ont +récompensé son dévouement du plus haut prix qu'il ait ambitionné. Il +n'en attend rien de plus. Il est tout heureux d'avoir mérité la +bienveillante parole de ses maîtres. Pendant cet entretien, les +dernières lueurs du jour se sont dissipées; la nuit est venue à grands +coups d'ailes. La comtesse et son fils descendent dans la salle à manger +pour prendre le repas du soir. + +C'est une vaste pièce voûtée, qui s'ouvre sur le parc. Jadis, autour de +la table immense, de nombreux convives s'asseyaient gais et bruyants. +Alors, tout brillait, tout étincelait, les lumières, les cristaux +taillés, l'argenterie massive. Maintenant, sombre est la salle, à peine +éclairée par quelques bougies. Les hauts dressoirs sculptés, rangés au +long du mur, restent vides, depuis que la crainte d'un pillage a +contraint le châtelain à mettre en sûreté les trésors qu'ils +contenaient. Sur un bout de la table, deux couverts très simples. Ce +n'est pas un domestique portant la riche livrée des seigneurs de +Saint-Baslemont qui va servir le souper. C'est Valleroy, qui ne croit +pas s'abaisser en se prodiguant pour ses maîtres. Au dedans du château +comme au dehors, l'existence quotidienne se déroule sous une impression +de terreur, qui en a changé les habitudes et éteint l'éclat. Exposé aux +soupçons et à la délation, chacun évite d'attirer l'attention des +espions révolutionnaires. + +Maintenant, la mère et l'enfant mangent en hâte; ils ne parlent pas, +comme s'ils redoutaient que, passant par les croisées largement ouvertes +à la brise fraîche du soir, leurs paroles soient entendues au dehors. +Valleroy s'applique à marcher sans bruit, pour ne pas troubler le +silence qui pèse sur les hommes et sur les choses, traversé seulement +par les rumeurs confuses de la nuit, chants d'oiseaux, cris d'insectes, +murmures des forêts, qui montent des profondeurs de la vallée. Tout à +coup, Mme de Malincourt voit son fils devenir très pâle, se lever et +rester debout à sa place, cloué par l'effroi. + +--Qu'est-ce donc, Bernard, demande-t-elle. + +--Là, là, murmure-t-il en tendant le bras vers l'une des croisées. + +La comtesse regarde dans la même direction et ne peut retenir le cri que +la peur pousse à ses lèvres. Dans le cadre de la croisée, une ombre +vient d'apparaître et se découpe immobile sur le fond des futaies +baignées de lumière pâle. + +Un peu avant l'heure où, au château de Saint-Baslemont, la comtesse et +son fils se mettent à table, un homme a débouché de la forêt de Relanges +par l'étroit sentier qui, du fond de Bonneval, conduit au village. +Enveloppé, malgré la chaleur, d'un épais manteau à pèlerine, en +grossière étoffe de couleur jaunâtre, le visage dissimulé sous les +larges bords d'un chapeau brun, en feutre, il marche à pas pressés, +enfonçant lourdement, dans la poussière, à chaque enjambée, ses pieds +chaussés de gros souliers poudreux, aux semelles hérissées de têtes de +clous. À quiconque le verrait passer, il suffirait d'observer son allure +pour deviner qu'il ne veut pas être reconnu et qu'à cet effet, il a +attendu la nuit et le moment du repas des habitants de Saint-Baslemont +pour entrer dans le village. Du reste, il ne fait que le traverser. Au +delà de la dernière maison, le chemin monte vers le château. Il le +gravit sans ralentir sa marche jusqu'à ce qu'il ait atteint le mur du +parc. Là, protégé par l'ombre du mur et des arbres, qui s'allonge sur la +route toute blanche sous la lune, il ne peut plus être vu. Il en profite +pour reprendre haleine, se découvrir et essuyer son front baigné de +sueur. Puis, à la faveur de l'obscurité qui le cache et de la clarté du +ciel qui le guide, il s'avance lentement, comme s'il cherchait à +s'orienter. Mais ce n'est pas sa route qu'il cherche, c'est une brèche +dans la muraille, brèche bien connue de lui. Il l'a vite trouvée et +pénètre dans le parc, à travers l'amoncellement des pierres effondrées. +Il marche vers le château, conduit par la lumière qui brille aux +fenêtres du rez-de-chaussée. + +Au fur et à mesure qu'il avance, l'intérieur de la salle à manger, le +couvert mis, la comtesse et Bernard assis à table, Valleroy qui les sert +prennent corps et se dessinent avec netteté. Son front s'éclaire; au +fond de son regard passe un sourire. Sans s'inquiéter de savoir s'il ne +sera pas aperçu, il demeure immobile dans le large cadre de la fenêtre +ouverte, cloué sur place par l'émotion poignante qui l'étreint! Mais, de +l'endroit où il est, il voit soudain Bernard se lever, le désigner à la +comtesse et il entend le cri qu'à son aspect pousse celle-ci. Alors, il +n'hésite plus et saute d'un bond dans la salle, en disant: + +--Soyez sans crainte; c'est moi, Malincourt. + +Trois cris simultanément lui répondent: + +--Jacques! Mon cher mari! + +--Mon père! + +--Monsieur le comte! + +Les êtres qu'il adore, desquels, depuis trois mois, il vit séparé, se +précipitent dans ses bras, l'écrasent sous leurs caresses, tandis que +Valleroy ferme les fenêtres et tire les rideaux. Ce n'est, pendant +quelques minutes, qu'ardentes effusions, que n'épuisent ni les baisers, +ni les étreintes, et qui ne laissent aucune place aux paroles. + +--Nous ne vous aurions pas reconnu sous cet accoutrement, mon père, dit +enfin Bernard qui, le premier, recouvre le sang-froid. + +--C'est bien pour qu'on ne me reconnaisse pas que je l'ai pris, répond +M. de Malincourt. + +En même temps, il se débarrasse du manteau qui le couvre, sous lequel il +est vêtu comme un paysan, et le jette à Valleroy, dont les yeux sont +mouillés de larmes de joie. + +--En allant à Coblentz, continue le comte, j'ai couru tant de périls +que, instruit par l'expérience, je me suis efforcé de les éviter au +retour. J'y ai réussi, puisque me voilà. + +--C'est vrai, vous voilà, Jacques! soupire la comtesse dont les traits +s'illuminent. + +--D'abord, je me suis travesti le mieux que j'ai pu. Puis, la frontière +franchie, j'ai fait la route à pied, marchant la nuit, me cachant le +jour, ne m'arrêtant pour manger que dans des maisons isolées, évitant, +en un mot, d'attirer l'attention. Ce matin, au lever du soleil, +j'arrivais aux ruines de Bonneval, bien près de vous, chers aimés; mais, +quelque hâte que j'eusse de vous embrasser, j'ai résisté à la tentation +et attendu la nuit pour venir vous retrouver. Puisqu'on ne m'a pas su +parti, il importait qu'on ne me sût pas revenu. J'espère que mon voyage +est resté ignoré. + +--On l'ignore encore, répond la comtesse. + +--Je m'en suis assuré aujourd'hui même, ajoute Valleroy. + +--Alors, Dieu soit loué! reprend M. de Malincourt. + +Et comme il est affamé par une longue route, il se met, sans ajouter un +mot, à la place que vient de quitter son fils et mange avec avidité. +Valleroy lui passe les plats, lui verse à boire, tandis que la comtesse +et Bernard, pressés l'un contre l'autre, ne le quittent pas des yeux, +affaissés sous le poids de leur soudain bonheur, succédant aux larmes +qu'ils répandaient tout à l'heure. Quand elle juge que la faim du cher +voyageur est apaisée, la comtesse lui dit: + +--Vous ne nous avez pas parlé d'Armand, mon ami. J'espère que vous +l'avez trouvé sain et sauf? + +--Oui, sain et sauf, et, toujours digne de nous. Le comte d'Artois m'a +fait son éloge en ces termes: «Le vicomte de Malincourt connaît son +devoir et sait le remplir.» Tous ceux qui m'ont parlé de lui vantent sa +courtoisie chevaleresque et son courage. Il fait honneur à notre maison. + +--Pauvre cher enfant! soupire la comtesse. Quand le reverrons-nous? + +--Plus tôt que vous ne pensez, Louise, car, avant peu, vous serez près +de lui. + +--Nous quitterions donc Saint-Baslemont? + +--Je crois bien qu'il faudra s'y résigner. + +--Vous savez, Jacques, que je suis prête à partir avec vous: mais sans +vous, non. + +Le comte ne proteste pas contre la ferme résolution que trahissent ces +paroles. + +--Nous reparlerons de ce projet tout à l'heure, se contente-t-il de +répondre. + +--La situation s'est-elle donc aggravée? demande la comtesse. + +--Vous en jugerez quand je vous l'aurai exposée. + +Pressée d'entendre les explications auxquelles fait allusion son mari, +mais comprenant qu'il ne les lui donnera que lorsqu'il sera seul avec +elle, la comtesse change le sujet de l'entretien. + +--Vos cheveux ont blanchi, mon cher Jacques, dit-elle. + +--Oui; c'est le résultat de mon voyage. Encore un peu, et je passerai +pour un vieillard. + +--Un vieillard à cinquante-cinq ans! objecte Bernard. + +--Qu'importe l'âge, mon fils, si l'on vit plus vite aujourd'hui +qu'autrefois? + +L'enfant demeure rêveur. Il voudrait pénétrer la pensée de son père. +Quant à la comtesse, elle examine son mari, cherchant si les émotions et +les fatigues endurées par lui, au cours de l'excursion qu'il vient de +faire comme un fugitif et comme un proscrit, n'ont pas causé dans sa +personne d'autres dommages que ceux qu'elle vient d'y découvrir. Elle +est bientôt rassurée. M. de Malincourt possède toujours au même degré +l'élégance de sa jeunesse, sa taille svelte, sa vigoureuse agilité, son +énergie physique et morale. Mais, obsédée du désir de s'entretenir +librement avec lui, la comtesse dit à son fils: + +--L'heure est venue d'aller dormir, Bernard. + +--Déjà! quand j'ai à peine vu mon père! s'écrie l'enfant. + +--Vous le verrez plus à loisir demain. + +Bernard se résigne. Il vient présenter son front aux baisers paternels. + +--Rentrez aussi chez vous, Louise, dit alors M. de Malincourt. J'ai +diverses instructions à donner à Valleroy. J'irai vous retrouver +ensuite. + +Mme de Malincourt ne se montre pas moins docile que son fils. Le comte +les embrasse tour à tour et les regarde sortir. Puis, quand la porte +s'est fermée sur eux, il se tourne vivement vers Valleroy. + +--J'ai besoin de toi, mon camarade, fait-il. + +Et comme en lui parlant il tend la main, Valleroy la prend, se courbe +pour y poser ses lèvres, et, se redressant, répond: + +--Je suis à vos ordres, Monsieur, aujourd'hui et toujours. + +--C'est que je ne sais si je ne vais pas t'envoyer à la mort, mon pauvre +garçon! + +--Je tâcherai de vivre pour vous servir. Mais, s'il faut mourir, je +mourrai. + +--Toi seul peux accomplir la mission dont je vais te charger, continue +le comte. Demain, tu partiras pour Paris. Je te laisse maître de décider +quelles précautions tu dois prendre pour y arriver sans encombre. + +--Monsieur le comte peut s'en fier à moi. + +--En y arrivant, tu te rendras à l'hôtel de Malincourt. Tu y pénétreras +en veillant à n'être vu de personne, si ce n'est du suisse Kelner à qui +j'en ai confié la garde. + +--Kelner est un ami. Nous nous comprendrons à demi mot. + +--Ecoute-moi bien, maintenant. Tu monteras dans ma chambre. À la tête du +lit se trouve un bénitier; derrière le bénitier, un bouton de cuivre, +dissimulé sous la tenture; Tu presseras ce bouton et tu découvriras une +cachette ménagée dans le mur. Dans cette cachette, il y a un petit +coffre en fer qui contient quatre mille louis. Tu me l'apporteras. + +--Entendu, Monsieur, et, sauf incident, dans quinze jours je serai +rentré à Saint-Baslemont. + +--Ce n'est pas à Saint-Baslemont qu'il faudra venir me rejoindre. + +--Et où donc, Monsieur? + +--À Coblentz. + +--C'est donc vrai, s'écrie Valleroy, Monsieur le comte songe à émigrer? + +--J'y suis résolu. Oh! ne t'étonne pas, Valleroy. Il y a trois mois, +quand je me mettais en route pour l'Allemagne dans l'unique but +d'embrasser mon fils et de rapporter de ses nouvelles à sa mère, si +quelqu'un m'eût attribué le dessein de vivre hors de France, j'aurais +protesté. + +--Et vous auriez eu raison, Monsieur. La place des bons Français est en +France. Si tant de gentilshommes n'avaient pas émigré, les bandits dont +nous subissons le joug ne seraient pas victorieux. + +--C'est vrai; mais leur victoire est réalisée. Il en résulte qu'il n'y a +plus sûreté dans le royaume pour les familles nobles. Moi-même, qui n'ai +rien à me reprocher, j'ai été averti, en traversant Nancy, que le Comité +révolutionnaire d'Epinal se propose de réclamer mon arrestation. + +--Vous, Monsieur, vous! Que vous reproche-t-on? + +--Mon nom, ma naissance, ma fortune, mon vieux dévouement au roi, la +présence de mon fils sous l'étendard des princes. + +--Alors, vous avez raison; il faut émigrer. + +--Nous partirons la nuit prochaine, la comtesse, Bernard et moi. Je me +suis procuré des passeports. Je sais quelle route nous devons suivre +jusqu'à la frontière pour n'être pas inquiétés. Tandis que tu arriveras +à Paris, nous arriverons à Coblentz. C'est là que tu m'apporteras le +trésor dont je viens de te révéler l'existence et que je te confie. +Sois-en le gardien courageux et vigilant, défends-le au prix même de ta +vie, car il ne m'appartient plus; je n'en suis désormais que le +dépositaire. Je l'ai offert aux princes frères du roi. + +--Vous leur donnez cent mille livres! + +--Il le faut bien, puisque leurs ressources sont épuisées. + +--Ils peuvent s'en procurer d'autres, tandis que vous... + +--Plus un mot, Valleroy, j'ai promis. + +--Mais de quoi vivrez-vous dans l'exil, Monsieur? De quoi vivront Mme la +comtesse et M. le chevalier? + +--Dieu y pourvoira, réplique simplement le comte. Pour toi, ne pense +plus maintenant qu'à l'exécution de mes ordres. Va faire tes préparatifs +et te reposer, car il importe que tu te mettes en route demain en même +temps que nous. + +--Je partirai demain et Monsieur le comte peut compter sur moi. + +C'est dit d'un ton qui, sous l'invincible dévouement de Valleroy, +dissimule mal sa tristesse. + +--Tu me désapprouves donc? lui demande M. de Malincourt. + +--Vous désapprouver, moi! Je ne l'oserais. Mais, quitter son pays, aller +vivre à l'étranger parmi ceux qui s'arment contre la France, au risque +d'être confondu avec eux... je vous plains, je nous plains. + +--Tu ne seras pas obligé d'y rester. Ta mission remplie, tu pourras +revenir ici. + +--Non, Monsieur, car ma place est près de vous. Rappelez-vous la vieille +devise de mon père, que lui avait léguée le sien: «Valleroy appartient à +Malincourt!» + +--Si ta place est auprès de moi, la mienne est auprès des princes. +Malincourt appartient aux Bourbons. + +Sur ces mots décisifs, Valleroy croit l'entretien terminé. Il va se +retirer. Mais le comte le retient. + +--Encore un mot, ajoute-t-il. Nous allons courir, l'un et l'autre, de +grands périls, Valleroy, toi, pour mon service, moi pour la cause royale +et aussi pour mettre en sûreté ma femme et mon fils. Je ne sais ce qu'il +adviendra de nous. Mais, quoi qu'il arrive, et si je meurs et si tu me +survis, souviens-toi que je remets à ta garde mon fils Bernard, et que, +à défaut de son frère, tu dois le protéger jusqu'au jour où il sera +devenu un homme. + +--Oh! pour cela, Monsieur, la recommandation était inutile. Depuis +qu'ont éclaté les tourmentes qui nous emportent Dieu sait où, je me suis +dit souvent que si M. le chevalier venait à vous perdre, c'est à moi +qu'incomberait la tâche de veiller sur lui. Soyez donc sans crainte, mon +noble seigneur: tant que je vivrai, il sera bien gardé! + +Cette promesse sincère et généreuse va au coeur de M. de Malincourt. Il +ouvre les bras. Valleroy se presse contre lui, et, dans cette étreinte, +le maître et le serviteur scellent le solennel engagement que vient de +prendre ce dernier. + + + + +CHAPITRE II + +SUITE DU PRÉCÉDENT + + +Tandis que M. de Malincourt s'entretenait avec Valleroy, la comtesse, +rentrée dans son appartement, attendait impatiente. Rassurée sur le sort +de son fils aîné, heureuse du retour de son mari, elle était troublée +cependant par le peu qu'elle savait de ses projets. Elle avait hâte de +les mieux connaître, et surtout d'en connaître les causes. Elle se +disait que si, résolu naguère à ne pas quitter Saint-Baslemont, il avait +changé d'avis et voulait maintenant en partir, c'est qu'il ne s'y +croyait plus en sûreté; elle tremblait pour des jours qui lui étaient +plus chers que les siens. + +Afin de tromper son attente, elle présida au coucher de Bernard; elle +fit avec lui la prière du soir et ne s'éloigna que lorsqu'elle le vit +endormi, après l'avoir tendrement embrassé. Alors, elle revint dans sa +chambre. Là, bercée par le silence de la nuit, elle laissa s'en aller +librement sa pensée vers les souvenirs d'un passé lointain. Elle se +revoyait jeune fille, quand, orpheline et unique héritière de l'antique +maison de Saint-Baslemont, elle fut recherchée par le brillant comte de +Malincourt, colonel d'un régiment du roi, l'un des favoris de +Marie-Antoinette, et alors dans tout l'éclat de sa jeunesse. Devenue sa +femme, elle l'adora. Au milieu d'une société sceptique et pervertie, ils +donnèrent, le rare exemple d'une fidélité réciproque, qui n'eut d'égale +que leur félicité successivement accrue par la naissance des deux +enfants devenus la parure et l'orgueil de leur foyer. Elle repassait +tous les incidents de sa vie d'épouse et de mère heureuse, ses succès à +la cour, sa joie lorsque, à sa demande, la reine accorda à M. de +Malincourt un brevet de maréchal de camp, en la nommant elle-même dame +d'honneur. Son existence s'était écoulée ainsi sans nuages jusqu'à la +Révolution. Alors, autour d'elle, tout s'était assombri, tout était +devenu sujet d'angoisses et d'alarmes. Ses amies les plus chères avaient +émigré. Elle-même avait dû s'éloigner de la cour, quitter Paris, se +réfugier avec son mari et ses enfants au château de Saint-Baslemont où +l'attendaient d'autres tristesses. C'est là que, contrainte de se +séparer de son fils aîné, elle avait versé d'amères larmes au spectacle +des tragiques infortunes de la famille royale et de la noblesse de la +France; là qu'elle avait ressenti les angoisses et l'épouvante en voyant +s'accroître et s'étendre de toutes parts la puissance inconnue et +terrible qui emportait aux abîmes la vieille société française. Et, +après avoir jeté un regard doux et attendri sur ce passé mort, +douloureusement impressionnée par le présent qu'elle était en train de +vivre, elle n'osait interroger l'avenir qu'elle n'entrevoyait qu'à +travers un long torrent de sang. + +Heureusement, dans le vaste corridor, des pas se firent entendre. Leur +bruit sur les dalles coupa court à sa pénible rêverie. C'était son mari +qui venait la rejoindre. Elle courut à sa rencontre. Sur le seuil de la +porte, brusquement ouverte et vite refermée, elle le reçut dans ses +bras. + +--Je vous ai fait attendre, mon amie, dit-il, ne m'en veuillez pas. Les +instructions que j'étais tenu de donner à Valleroy ne souffraient aucun +retard. + +Et, sans lui laisser le temps de l'interroger, il lui expliquait +pourquoi il avait décidé d'envoyer Valleroy à Paris. + +Elle approuva tout ce qu'il avait résolu, tout ce qu'il disait, et +surtout le don généreux qu'il avait fait aux princes. Il lui exposa +ensuite les motifs pour lesquels il fallait quitter Saint-Baslemont. + +--Je me suis convaincu, continua-t-il, que nous n'y sommes plus +protégés. On commence à nous surveiller, à tenir sur notre compte des +propos malveillants. On a parlé de me dénoncer au Comité révolutionnaire +d'Epinal comme entretenant des intelligences avec les émigrés. Si nous +demeurions ici plus longtemps, nous y serions arrêtés. + +--Oh! partons, partons, s'écria la comtesse. + +--Nous partirons demain à la nuit, répondit-il. + +--Où irons-nous, Jacques? + +--A Coblentz. C'est là qu'est la place de tout bon gentilhomme. + +--Mais pourrons-nous y arriver? + +--Je l'espère. Durant le voyage que je viens d'accomplir, j'ai constaté +que, dans les petites communes comme dans les grandes villes, aux +relais, dans les auberges, partout où s'arrêtent les voitures publiques +et les chaises de poste des particuliers, les municipalités, excitées +par des agents venus de Paris, exercent une surveillance rigoureuse. À +chaque arrêt, les voyageurs sont examinés et interrogés par des +individus défiants et soupçonneux, devenus les maîtres du pays, disposés +à voir dans tout inconnu amené devant eux un royaliste déguisé, un +aristocrate, comme ils disent. Tant pis pour celui dont le passeport +n'est pas en règle, dont la mine déplaît ou qui perd le sang-froid en +répondant aux questions qu'on lui adresse. On le retient jusqu'au jour +où le caprice qui l'a fait arrêter lui permet de continuer sa route ou +l'envoie en prison comme suspect. + +--Mais, alors, comment ferons-nous pour gagner l'Allemagne? demanda la +comtesse. Et Valleroy, comment fera-t-il pour gagner Paris? + +--Oh! je ne m'inquiète pas de Valleroy. Vous connaissez son courage et +sa présence d'esprit. Il est de taille à se dérober aux investigations +dangereuses. Et puis, un homme du peuple allant à Paris et voyageant +seul ne court pas les mêmes dangers qu'un gentilhomme allant vers la +frontière, accompagné d'une femme et d'un enfant. Valleroy saura +conjurer ceux qu'il peut redouter. Pour moi, je devais surtout me mettre +à même d'éviter ceux qui nous attendent. + +--Et vous croyez y avoir réussi? + +--Jugez-en, ma chère Louise. + +À demi-voix, M. de Malincourt, maintenant, confiait à sa femme les +mesures prises pour assurer leur fuite. À une courte distance de +Saint-Baslemont et à l'entrée de la forêt, se creusait entre des +hauteurs boisées un vallon agreste et mystérieux où existait autrefois +un prieuré, le prieuré de Bonneval. De cette antique dépendance de +l'abbaye de Relanges, il ne restait plus qu'une chapelle, au milieu de +ruines croulantes. Ce site pittoresque où l'on ne passait guère, car on +ne pouvait y accéder et on ne pouvait en sortir que par d'étroits +sentiers escarpés et sablonneux, perdus sous les arbres, la comtesse le +connaissait bien; naguère encore, c'était pour elle un but de promenade. +C'est là que, le lendemain. M. de Malincourt devait envoyer, dès le +matin, par un homme sûr, une voiture de ferme, légère, juste assez +grande pour contenir trois personnes et attelée d'un vigoureux cheval. +La nuit venue, les fugitifs quitteraient sans bruit le château pour se +rendre à pied au prieuré, où les attendrait leur modeste équipage. De +Bonneval à la frontière, la route est longue. Mais le comte, qui venait +de la parcourir, savait que sur toute sa longueur elle est côtoyée par +des chemins se déroulant à travers bois et montagnes. En suivant cet +itinéraire et en évitant les lieux habités, on devait arriver sans +encombre au point où sa famille et lui-même seraient hors de danger. +Pour le cas où se présenterait quelque obstacle, il s'était procuré, à +prix d'argent, des passeports au nom d'un fermier suisse habitant aux +environs de Bâle. Un déguisement propre à confirmer la qualité qu'il +avait prise devait compléter ces précautions. La comtesse écoutait avec +avidité et d'un coeur ferme l'exposé de ce plan. En l'écoutant, elle +sentait lui revenir la confiance. Quand s'acheva cette longue veille +consacrée à étudier et à combiner les mesures de salut, elle s'endormit +apaisée, un ardent espoir dans l'âme, l'espoir d'une délivrance +prochaine. + +Le lendemain, debout dès l'aube, M. de Malincourt, secondé par Valleroy, +s'occupait des préparatifs de leur départ. Il était convenu que Valleroy +quitterait Saint-Baslemont à la même heure que lui et marcherait toute +la nuit, pour se trouver à Langres dès le matin, au passage du coche qui +faisait la route de Nancy à Paris. En même temps, le comte et sa famille +se dirigeraient vers Bonneval, où les attendrait la voiture qui devait +les conduire à la frontière. Jusqu'au lever du jour, ils pourraient +voyager librement, protégés par l'obscurité de la nuit. Lorsqu'à +Saint-Baslemont on s'apercevrait de leur fuite, ils seraient déjà loin +et hors d'atteinte. Du reste, comme on pouvait compter sur le dévouement +des serviteurs, ils reçurent l'ordre de taire le départ des maîtres +aussi longtemps qu'il leur serait possible d'en garder le secret. Grâce +à tant de multiples précautions, le comte espérait que ses projets +s'exécuteraient sans difficulté. + +Ces dispositions arrêtées, il était tenu d'en prendre d'autres non moins +importantes. En quittant la France, il ne se dissimulait pas que, +lorsque son départ serait connu, il deviendrait passible des lois +rigoureuses édictées contre les émigrés, qu'il serait condamné à mort et +sa tête mise à prix, que ses biens seraient confisqués et vendus au +profit de la nation. Ces biens, il ne pouvait les emporter avec lui. Il +en avait donc fait le sacrifice, le sacrifice de ses terres, de son +château, des richesses mobilières que dix générations y avaient +accumulées. Mais il était convaincu que, lorsque, la Révolution finie, +il rentrerait en France, la confiscation arbitraire et la vente illégale +seraient déclarées nulles et que ses propriétés lui seraient rendues. Il +entendait y retrouver alors les objets précieux qu'il était tenu +maintenant de laisser derrière lui, les archives de sa maison, les +portraits des aïeux, les souvenirs de famille, la vieille argenterie, +les diamants de la comtesse. Durant tout le jour, il travailla à +enfermer ces trésors dans des coffres, lesquels furent descendus ensuite +dans les souterrains du château et enterrés, de telle sorte que les +futurs propriétaires de l'antique demeure, qu'ils la démolissent ou la +conservassent, ignoreraient toujours que sous ses murailles était cachée +une fortune dont ses maîtres légitimes seuls connaissaient l'existence. +Cette besogne, commandée par la prudence, s'accomplit sans bruit, sans +qu'aucun témoignage extérieur la dénonçât à ceux qui devaient l'ignorer. +Quand elle fut terminée, M. de Malincourt alla se montrer aux habitants +du village, à l'effet de prévenir leurs soupçons. Il parcourut les rues, +entra dans deux ou trois maisons, s'entretint avec diverses personnes. +Depuis plusieurs semaines, ces braves gens le croyaient malade et +couché. Ils parurent heureux de le revoir, le félicitèrent de sa +guérison, le louèrent de n'avoir pas imité d'autres gentilshommes qui +s'étaient enfuis depuis les troubles, protestèrent de leur dévouement +envers sa famille et envers lui, et lui donnèrent enfin l'assurance +qu'au milieu d'eux il était en sûreté. Par malheur, et comme pour +démentir ces paroles rassurantes, des hommes étrangers au pays +circulaient depuis quelques jours aux environs du château. M. de +Malincourt les vit passer et devina en eux des agents Jacobins venus +d'Epinal pour le surveiller, pour exciter contre lui ses anciens +vassaux. C'en était assez pour justifier ses craintes et fortifier ses +résolutions. + +Quand il revint au château, la nuit approchait et avec elle le moment du +départ. Bernard, à qui dès le matin en avait été confié le secret, +guettait le retour de son père, après avoir erré tout le jour dans le +parc, comme s'il eût voulu revoir, avant de s'en éloigner les terrains +fleuris, les avenues ombreuses, les prairies vertes. Quoique la +perspective d'un voyage en pays étranger séduisit son imagination, la +tristesse était dans son coeur, au moment de s'éloigner de ce domaine +enchanté, son berceau, où si longtemps il avait vécu heureux. Mais cette +tristesse, il la dissimulait, et quand son père se pencha sur lui pour +l'embrasser, c'est par une caresse presque joyeuse que Bernard lui +répondit. + +--Allez vous préparer, mon fils, dit M. de Malincourt, et venez me +retrouver dans la salle à manger. + +Quelques instants après, le père, la mère et l'enfant étaient réunis +autour de la table familiale, silencieux, surpris de se voir sous les +déguisements qu'ils avaient dû prendre en vue de leur voyage. La +comtesse s'était vêtue comme une paysanne. Ses cheveux sans poudre, +serrés sur la tête, disparaissaient sous un bonnet de deuil, tel que le +portaient alors dans les Vosges les femmes du peuple. À la voir ainsi, +personne ne pouvait deviner en elle une grande dame, car seules +l'élégance de sa démarche et la blancheur de ses mains l'auraient trahie +si elle ne s'était appliquée à les dissimuler. M. de Malincourt avait le +costume qu'il portait la veille en arrivant de Coblentz. Quant à +Bernard, il était habillé à l'unisson de ses parents. + +Le repas fut rapide et silencieux. L'émotion étreignait les poitrines; +l'angoisse pesait sur les âmes. Si grave était l'aventure qu'on allait +courir! Puis, quand ce fut fini et quand M. de Malincourt eut dit à +haute voix une courte prière, il s'adressa à Valleroy qui venait +d'entrer, prêt aussi à se mettre en route. + +--Fais venir nos gens, mon brave, lui ordonna-t-il. Valleroy ouvrit une +porte, et, sur un geste de lui, se présentèrent cinq domestiques, hommes +et femmes, les seuls qui, depuis la Révolution, eussent été gardés au +château. Serviteurs éprouvés, ils se seraient laissés égorger plutôt que +de trahir leurs maîtres, et ceux-ci, qui le savaient, n'avaient pas +voulu partir sans leur dire adieu. + +--Il faut nous séparer, mes amis, leur dit avec émotion M. de +Malincourt. Il le faut, car ici votre seigneur et sa famille sont +menacés dans leur liberté et dans leur vie. Nous partons, mais pour peu +de temps, je l'espère, et avec l'espoir de vous être bientôt rendus. + +Un sanglot lui répondit. Avant qu'il eût pu reprendre la parole, la +comtesse, Bernard et lui furent entourés par ces obscurs et fidèles amis +de leur maison qui s'inclinaient devant eux, leur baisaient les mains en +les baignant de larmes. + +--Mes pauvres chers enfants, murmura la comtesse défaillante, +épargnez-nous! + +En ce moment, au dehors, du côté de la cour d'honneur qui précédait le +château, un bruit sourd troubla le silence. On eût dit une marche +pesante sur le sol. M. de Malincourt prêta l'oreille. + +--N'entends-tu rien, Valleroy? demanda-t-il. + +Valleroy écoutait. À son tour il répondit: + +--Je n'entends rien, si ce n'est la brise du soir qui se lève. + +--Je me trompais, murmura le comte. + +Et il reprit à haute voix: + +--Madame a raison, mes amis. Ce n'est pas le moment de nous attendrir, +et je vous supplie de m'écouter avec le calme que nécessitent les +avertissements que je dois vous donner. Je voudrais vous emmener tous +avec moi, mais force m'est d'y renoncer. Nous ne pourrions voyager aussi +nombreux que nous le sommes sans attirer l'attention, et ce serait notre +perte à tous. Je vous laisse donc ici, où votre obscurité vous protège +contre les périls auxquels m'exposent ma naissance et mon rang. Si, +lorsque je serai parti, le château n'est ni confisqué ni vendu, je vous +autorise à y résider. Je souhaite même que vous y demeuriez aussi +longtemps que vous le pourrez et que vous en soyez les gardiens. Si vous +en êtes chassés, ne vous en éloignez pas et conservez fermement l'espoir +d'y rentrer. + +--J'y suis né et je veux y mourir, dit le plus âgé des serviteurs. + +--Bien, mon brave Chourlot. Ton langage me prouve que je peux compter +sur ton énergie et ta fidélité. Alors, écoute-moi, écoutez-moi tous. En +mon absence, en l'absence de ma femme et de mes enfants, c'est Valleroy +qui commandera sur mes domaines. Mais lorsque, pour me servir, il en +sera loin, c'est toi, Chourlot, qui exerceras à sa place mon autorité. +Tant que tu n'en seras pas empêché, cultive les terres avec l'aide de +tes camarades ici présents; vends les récoltes et partages-en le prix +avec eux. + +--Je vous le conserverai, Monseigneur. + +--Je m'y oppose, et j'entends que les choses s'exécutent ainsi que je +viens de l'ordonner. De même, si le château est vendu, efforcez-vous de +vous faire engager par les nouveaux propriétaires. Il me sera doux de +savoir que vous continuez à vivre à l'ombre des vieilles tours de +Saint-Baslemont, plus doux encore de vous y retrouver un jour. +Maintenant, mes amis, disons-nous adieu. + +Et déjà M. de Malincourt tendait ses mains ouvertes, quand, de nouveau, +se fit entendre un bruit au dehors. Mais, cette fois, c'était une rumeur +grossissante, une rumeur de foule à laquelle on ne pouvait se méprendre. + +--Je ne me trompais pas! s'écria le comte. + +Il s'élança vers l'une des croisées donnant sur la cour, souleva les +rideaux et regarda. Sous la flamme vacillante et rougeâtre d'une +demi-douzaine de torches, un groupe tumultueux s'était formé, au milieu +duquel on distinguait des uniformes de gardes nationaux, et s'avançait +vers le château. + +--Sauvez-vous par le parc, Monsieur, dit vivement Valleroy. + +Et il entraîna le comte vers la porte qui s'ouvrait de ce côté, suivi de +Mme de Malincourt et de Bernard. Mais, comme ils y arrivaient, des +crosses de fusils tombèrent avec fracas sur le sable de la terrasse. + +--Les bandits ont cerné la maison, fit Valleroy avec un geste de fureur, +et pas une arme pour leur résister! + +--Leur résister! objecta le comte. Nous sommes ici quatre hommes +valides, et ils sont cinquante. + +--Que faire, alors? + +--Nous résigner fièrement et sans peur. + +Mais ses yeux s'arrêtèrent sur sa femme et sur son fils, qui s'étaient +rapprochés de lui. + +--Emmène-les, ordonna-t-il à Valleroy. Avec eux, on te laissera passer. + +À ces mots, qu'elle entendit, Mme de Malincourt s'empara de son bras. + +--Je ne vous quitte pas, Jacques, dit-elle; ma place est auprès de vous. + +--Vous vous devez à votre fils, Louise. + +--Je me dois d'abord à son père; il le sait. + +La parole et le geste révélaient tant d'indomptable volonté que le comte +se résigna. Il enveloppa sa femme d'un regard reconnaissant où se +trahissaient sa tendresse ardente pour elle et le désespoir où le jetait +son impuissance à la défendre. Puis ce regard revint vers Bernard, qui, +pressé contre sa mère, portait haut la tête, comme si, dans cette minute +critique, il eût voulu élever sa taille d'enfant à la hauteur d'un +homme. + +--Soit, reprit à voix basse M. de Malincourt. Mais que lui du moins soit +sauvé. + +Et, s'adressant à Valleroy, il ajouta: + +--Souviens-toi de mes recommandations d'hier. Je te le confie. Pars avec +lui. + +Bernard eut un cri de révolte. + +--Je veux rester avec vous, mon père, avec ma mère; je veux vous suivre +et partager votre sort. + +--Et moi, mon fils, j'exige que vous m'obéissiez et que vous vous +éloigniez avec Valleroy. + +--Mon père, je vous supplie... + +La comtesse l'interrompit d'une voix qu'étranglaient les sanglots. + +--Votre père a ordonné, Bernard... + +Au même instant, l'enfant se sentit enlevé entre des bras robustes qui +paralysèrent ses mouvements, comme l'ordre de son père et la prière de +sa mère venaient de paralyser sa volonté. Sur son front renversé +tombèrent des larmes et se posèrent des lèvres, tandis qu'à son oreille +arrivait, comme une plainte, l'adieu suprême de ses parents auxquels +l'arrachait Valleroy. + +Il était temps. Par les portes de la vaste salle brusquement ouvertes, +des hommes faisaient irruption. Le comte, que cette entrée violente ne +détourna pas de la préoccupation paternelle qui le dominait, vit le +fidèle Valleroy chargé de son précieux fardeau se jeter de côté pour +éviter le choc des arrivants, puis, lorsqu'étant entrés comme un flot +tumultueux, ils eurent dégagé la porte du côté du parc, s'élancer dehors +et disparaître dans la nuit. + +--Ma chère femme, supplia-t-il, de manière à n'être entendu que d'elle, +ayez du courage; notre fils est sauvé. + +Un éclair de joie traversa le regard de la mère. + +--Que Dieu le protège jusqu'au bout! soupira-t-elle. Et, faisant +violence à son effroi, elle redressa son front, défiant les nouveaux +venus, toujours suspendue au bras de son mari. Ils venaient d'entrer au +nombre d'une soixantaine, paysans et gardes nationaux confondus. Les +paysans, M. de Malincourt les connaissait tous. Il n'en était pas un, +parmi eux, auquel, durant les années de mauvaises récoltes ou au cours +des rigoureux hivers, il n'eût tendu la main et porté secours. Quant aux +gardes nationaux, étrangers au pays et venus de loin, tout poudreux +encore de la poussière des routes, il n'avait jamais vu leur visage pas +plus que celui de quelques hommes en haillons et de méchante mine qui +s'étaient glissés dans leurs rangs. Après avoir envahi tumultueusement +la salle par toutes les portes à la fois, la bande s'était massée dans +un coin, tout à coup silencieuse et comme intimidée par le groupe que +formaient le comte, la comtesse et leurs serviteurs. + +--Que désirez-vous, Messieurs? demanda avec hauteur M. de Malincourt. +Depuis quand envahit-on les maisons des citoyens patriotes? + +--Depuis que ces citoyens soi-disant patriotes conspirent contre le +peuple. + +Le personnage qui venait de prononcer ces paroles sortit de la foule. +C'était un homme encore jeune, vêtu d'une carmagnole, coiffé d'un feutre +en pain de sucre que décorait une cocarde rouge, et ceint d'une écharpe +de même couleur. À sa démarche, à son attitude, on le devinait investi +d'une autorité quelconque et chargé de commander aux autres. + +--Votre nom, Monsieur! reprit le comte; vos titres, vos qualités? + +L'individu se campa non sans arrogance devant le gentilhomme assez +téméraire pour l'interroger. + +--Mon nom, dit-il: Joseph Moulette, surnommé Curtius Scoevola; mes titres +et qualités: membre de la municipalité d'Epinal, délégué par +l'accusateur public de cette ville pour procéder à une visite +domiciliaire dans ce château et à ton arrestation, Monsieur le ci-devant +comte. + +--On n'arrête que les coupables. De quoi m'accuse-t-on? + +--Je ne suis pas chargé de te le dire, citoyen, et tu t'en expliqueras +avec ceux qui m'ont envoyé. Je me figure cependant que, comme la plupart +de tes pareils, tu es prévenu de communication avec les ennemis du +dehors et du dedans et peut-être aussi d'émigration. + +--Prévenu d'émigration quand vous me trouvez chez moi, au milieu de ma +famille! s'écria M. de Malincourt. Il y a ici des braves gens qui me +connaissent et m'ont vu depuis de longs mois. Qu'ils disent si j'ai +émigré! + +Du regard comme du geste, il semblait prendre à témoin ses anciens +vassaux de la vérité de sa protestation. L'appel qu'il adressait à leurs +souvenirs fut entendu. Il put même croire qu'ils étaient disposés à le +défendre, car plusieurs voix s'élevèrent en sa faveur. + +--Tout le monde à Saint-Baslemont peut affirmer que le citoyen n'a pas +émigré, dit l'une d'elles. + +--Depuis longtemps il était malade, dans son lit, hors d'état de +voyager, dit une autre. + +--Il a toujours été bon et compatissant pour les pauvres gens, ajouta +une troisième. + +--On ne peut l'arrêter, reprirent-elles en choeur, et déjà menaçantes. + +Mais, d'un signe, Curtius Scoevola ordonna aux gardes nationaux +disséminés dans la foule de se rapprocher de lui, et d'un ton de +commandement il cria: + +--Silence, et que nul de vous ne s'avise de résister à la loi, s'il ne +veut tâter de la prison d'Epinal. J'ai ordre d'emmener le citoyen, et +cet ordre je l'exécuterai. Qu'on se le tienne pour dit. Je pourrais +borner là mes explications. Mais je veux bien vous en donner de plus +complètes, ne serait-ce qu'afin de vous montrer jusqu'où peut aller la +perfidie des aristocrates. Celui-ci vous a trompés, braves gens. Alors +qu'on vous faisait croire que la maladie le clouait sur sa couche, il +était à Coblentz. Il peut nier devant vous. Mais niera-t-il encore quand +on le mettra en présence de ceux qui l'ont vu dans cette ville, au café +des _Trois-Couronnes_, assis à la même table que les émigrés et en train +de conspirer avec eux? + +L'éloquent Curtius s'arrêta pour reprendre haleine et juger de l'effet +de ses révélations. Cet effet était tel qu'il, le souhaitait. Se voyant +trahi, et répugnant à un mensonge qu'il sentait inutile, devinant à +l'attitude des gens de Saint-Baslemont leur surprise et comme un +commencement d'irritation, M. de Malincourt se taisait. + +--Il ne proteste pas, continua Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola; il +n'ose protester, et son silence est un aveu. + +--Je suis allé à Coblentz avec l'intention d'en revenir, objecta +simplement le comte, et j'en suis revenu. + +--Avec le dessein d'y retourner, car tu allais partir, à preuve ce +déguisement et celui de la citoyenne ton épouse. Depuis quand les riches +seigneurs accoutumés au velours et à la soie revêtent-ils la laine et la +bure, si ce n'est dans de méchants desseins? Tu déclares n'avoir pas +émigré en fait, soit; mais tu as émigré d'intention, et c'est tout +comme. Si j'étais arrivé une heure plus tard, j'aurais trouvé la maison +vide, avoue-le. + +--Eh bien! oui, je l'avoue, s'écria fièrement M. de Malincourt; c'est +trop s'abaisser que de mentir. Je fuyais, non seulement pour sauver ma +liberté et ma vie, la vie et la liberté de ma famille, mais encore pour +ne pas rester dans un pays où l'innocence est persécutée et le crime +triomphant. + +Joseph Moulette souriait dédaigneusement. + +--Vous l'avez entendu, mes amis, dit-il; non content d'avouer, il +blasphème. Pensez-vous encore qu'il n'a pas mérité la rigueur des lois? + +Et comme personne ne répondait, il ajouta en s'adressant à M. de +Malincourt: + +--Citoyen, en vertu des ordres dont je suis porteur et au nom de la loi, +je t'arrête. Dans deux heures, nous partirons pour Epinal. + +À ce moment, Mme de Malincourt intervint. + +--J'espère, Monsieur, que vous me permettrez de partir avec lui, +fit-elle. + +--C'est que je n'ai pas reçu d'instructions à ton sujet, citoyenne! + +--Vous êtes donc libre d'agir à votre gré, et vous ne serez pas assez +cruel pour me séparer de mon mari. S'il est coupable, je ne le suis pas +moins. + +--C'est vrai, ce que tu dis là. Eh bien, c'est entendu, je t'arrête +aussi. Si vous avez tous deux quelques dispositions à prendre, je vous +autorise à y consacrer le temps qui vous reste avant le départ. Quant à +moi, je vais opérer une perquisition dans vos papiers. + +Il donna un ordre aux gardes nationaux qui l'entouraient, et ceux-ci +firent évacuer la salle, où bientôt le comte et la comtesse se +trouvèrent seuls, gardés à vue, après avoir vu sortir lentement et tête +basse leurs fidèles serviteurs impuissants à les sauver. + +--Nous sommes perdus! dit alors M. de Malincourt. + +--Qu'importe! répondit sa femme, si jusqu'à la fin on ne nous sépare +pas. + +--Mais nos enfants, Louise? + +--Dieu veillera sur eux, répondit-elle. + +Quelques heures plus tard, deux voitures sortaient du château de +Saint-Baslemont, remis à la garde de la municipalité. Elles emportaient +vers Epinal les prisonniers et leur escorte, tandis que, non loin de là, +au prieuré de Bonneval, se mettait en route, s'en allant vers l'inconnu, +sous la conduite de Valleroy, un enfant qui pleurait. + + + + +CHAPITRE III + +SUR LE RHIN + + +Au lever du soleil, un bateau parti de Bâle et chargé de passagers +descendait le Rhin, ses voiles ouvertes, gonflées par la brise. Après +avoir dépassé Mayence, il se trouvait maintenant entre Bingen et +Coblentz. Le matin était radieux. Sous la fraîcheur de l'air, on sentait +pointer la chaleur. Du ciel qui s'embrasait, s'abaissait sur les choses, +en les enveloppant, une lumière éblouissante. Aux bords du fleuve, se +déroulait un paysage magique. C'étaient, tout au ras de la rive, des +bourgs, des vignes, des forêts; au delà, des montagnes boisées, courant +parallèlement au Rhin, portant sur leurs flancs ou à leur sommet des +châteaux féodaux en ruines, et parfois, accroupies à leur pied, les +murailles écroulées de quelque abbaye, percée de fenêtres ogivales qui +encadraient, depuis des siècles, les mêmes coins d'azur. Brusquement, à +de fréquents intervalles, cette splendeur de nature s'éteignait, dans +l'évanouissement des horizons soudain disparus. Au-dessus des berges, +des rochers sombres remplaçaient villages, vignobles et futaies. Ils +surplombaient le fleuve où se reflétait leur paroi glissante et haute, +couronnée de déchiquetures capricieuses, et le bateau, poursuivant sa +route, paraissait s'engager dans un défilé sauvage sans lumière et sans +issue. Mais bientôt le défilé cessait, et de nouveau le soleil caressait +de ses feux la nappe mouvante des eaux s'étalant plus librement dans +leur lit élargi. + +Pour admirer la grandiose beauté de ce spectacle et goûter le charme +infini de ce matin d'été, les passagers, depuis qu'avait commencé à +poindre le jour, étaient montés sur le pont, peu à peu. Réunis en +groupes, appuyés sur la balustrade en bois qui bordait le bateau, assis +sur des bancs, des malles, des tas de câbles enroulés, ils causaient +entre eux, en regardant fuir le rivage des deux côtés de l'immense +fleuve au courant rapide, ou en se montrant les grands radeaux formés de +troncs d'arbres fraîchement coupés, reliés entre eux par des cordes et +des clous, et qui s'en allaient, au fil de l'eau, de leur point de +départ à leur point d'arrivée. + +Dans ces groupes, toutes, les conditions sociales étaient représentées. +Il y avait des gentilshommes et des grandes dames que désignaient +l'élégance de leurs vêtements et la blancheur de leurs mains; des +paysans aux costumes pittoresques et variés, qui trahissaient pour +quelques-uns une origine étrangère; des soldats de tous grades, aux +uniformes divers, qui n'appartenaient pas tous aux armées de la +Confédération germanique, bien qu'on fût en pays allemand; des prêtres +en habit noir, reconnaissables à leur petit collet, des moines et des +religieuses. Pour la plupart, ils parlaient en français, sans crainte de +trahir leur qualité d'émigrés. + +Les émigrés, à cette époque, remplissaient l'Allemagne et surtout les +contrées du Rhin. On ne pouvait guère voyager sans en rencontrer, dans +les villes, sur les routes, aux relais, sur les bateaux, dans les +voitures publiques, dans les auberges. Partout ils révélaient leur +nationalité par la spirituelle gaieté de leurs propos, par leur +courtoisie envers les femmes, par leur générosité s'ils avaient la +bourse pleine, et, si elle était à sec, par les bonnes et aimables +paroles à l'aide desquelles, à défaut d'argent, ils payaient les +services qu'on leur rendait. Les habitants des territoires qu'ils +traversaient s'étaient tellement accoutumés à leur présence qu'ils ne la +remarquaient plus. Leur rassemblement sur ce bateau, ce matin-là, +n'offrait donc qu'une image réduite de ce qui se passait à la même +heure, un peu partout, dans les pays suisses et allemands, où, quoique +étrangers, ils se considéraient comme chez eux. + +Il s'en fallait cependant que, dans cette foule nomade, réunie au hasard +des voyages, tous les visages fussent heureux. Même sur ceux où +s'affichait l'insouciance et s'épanouissait le rire, il y avait comme un +reflet de mélancolie, et, tout au fond du regard, une expression +d'inquiétude qui protestait contre la gaieté factice sous laquelle les +plus fiers s'efforçaient de cacher leur peine. Comment en eût-il été +autrement? D'abord exilés volontaires, les émigrés étaient bientôt +devenus des proscrits, par suite des terribles châtiments édictés contre +eux par l'Assemblée nationale de France. Cette patrie d'où ils s'étaient +enfuis, poussés les uns par la peur, les autres par la colère, ils n'y +pouvaient plus rentrer. Tous ou presque tous y avaient laissé des êtres +chers, leurs biens, leur fortune, ce qui fait la douceur du sol natal et +le charme de la vie. Ces trésors perdus, un ciel étranger ne pouvait les +leur rendre; ils étaient condamnés à les pleurer jusqu'au jour où la +patrie se rouvrirait devant eux. + +Cette intime et cruelle douleur, aucun des passagers réunis sur le +bateau allant de Bâle à Coblentz ne paraissait la ressentir au même +degré qu'un enfant d'une douzaine d'années, qui affectait de se tenir à +l'écart, à l'arrière du bateau, adossé au cabestan, d'où, les yeux fixés +devant lui, il semblait suivre, dans le vide, une vision attristante. +Son costume était celui d'une condition modeste. Mais la finesse de ses +traits, la fierté de son regard, la grâce de sa personne révélaient si +clairement la race et la haute éducation, que ses modestes habits en +drap noir, où ne se voyaient ni soie, ni broderies, ni dentelles, ni +rien de ce qui relevait alors la toilette des nobles, avaient l'air d'un +déguisement. À quelque distance de lui, un homme, qu'à sa tenue on +pouvait prendre également pour un artisan aisé ou pour un bourgeois de +petite ville, ne le perdait pas de vue, tout en respectant son isolement +et son silence. À les voir tous deux ainsi, il n'aurait pas fallu une +longue observation pour deviner que le plus jeune avait le droit de +commander au plus âgé, mais que le plus âgé n'était là que pour veiller +sur le plus jeune et le protéger. + +Depuis déjà longtemps ils gardaient l'un et l'autre la même attitude, +lorsque, tout à coup, l'enfant sortit de sa rêverie, et se tournant vers +son compagnon: + +--Quand arriverons-nous à Coblentz, Valleroy? demanda-t-il. + +Tout en se rapprochant, Valleroy répondit: + +--Dans la soirée, Monsieur le chevalier. + +--Encore douze heures, soupira Bernard; que c'est long! + +--Et ce sera bien plus long encore si vous ne vous armez de résignation +et de courage, Monsieur le chevalier; si vous vous obstinez dans votre +tristesse, au lieu de vous distraire! + +--Me distraire! Est-il donc possible de ne pas songer à mes malheureux +parents? Me distraire! Quand ils sont emprisonnés, séparés de leurs +enfants, privés de toute consolation! + +--Il faut se dire que leur captivité ne durera pas. + +--Qu'en sais-tu, Valleroy? + +--Il n'est pas d'usage qu'on retienne des innocents sous les verrous. + +--Ah! Valleroy, pourquoi m'as-tu emporté? Pourquoi ne m'avoir pas laissé +avec eux? + +--Parce que j'avais reçu de M. le comte l'ordre de vous sauver. +D'ailleurs, même sans ordre, j'aurais agi de même. Nous serions bien +avancés si vous étiez en prison! Cela n'eût fait que rendre moins aisée +la délivrance de ceux sur qui vous vous hâtez trop de pleurer. + +--Tu espères donc les délivrer? + +--Oui, certes, je l'espère. Je n'ai cessé d'y penser depuis que nous +sommes partis de Saint-Baslemont, Durant l'affreuse nuit témoin de notre +fuite, dans la petite voiture qui nous emportait à travers bois, tandis +que vous versiez des larmes, moi j'arrêtais les grandes lignes de mon +plan. Pendant les quelques heures que nous avons passées à Bâle à +attendre le bateau, j'y travaillais encore; j'y ai travaillé depuis, et +maintenant je le tiens. + +--Parle, parle, mon bon Valleroy, supplia Bernard en entraînant son +compagnon plus loin des groupes que formaient les passagers. Confie-le +moi, ton plan. + +--Oh! il est bien simple. Quand je vous aurai remis à votre frère, à M. +le vicomte Armand, je reviendrai sur mes pas; je referai seul le trajet +que je fais en ce moment avec vous, et j'irai à Epinal. Là, j'ai des +amis, des amis résolus, dévoués, à l'aide desquels je délivrerai M. le +comte et Mme la comtesse. + +--Comptes-tu forcer les portes de leur prison? + +--Je compte acheter leurs geôliers. + +--Et tu crois... As-tu de l'argent, seulement? + +--Mes économies d'abord, que je portais sur moi quand le malheur est +arrivé, puisque, par l'ordre de M. le comte, je me disposais à partir +pour Paris. + +--Et si tes économies ne suffisent pas?... + +--Elles suffiront. Les services des gredins à qui j'aurai affaire ne +coûtent pas cher. D'ailleurs, à Epinal on me connaît, j'ai du crédit, +et, au besoin, je trouverai à emprunter. + +--Mais je ne veux pas que tu y sois du tien... + +--Le mien est le vôtre, Monsieur le chevalier. Vous me rembourserez plus +tard, si tel est votre bon plaisir. + +Bernard prit la main de Valleroy et dit: + +--Pourrons-nous reconnaître jamais ce que tu fais pour nous? + +--Vous ne me devez rien, Monsieur le chevalier. M. le comte a été mon +bienfaiteur, et jamais je ne m'acquitterai envers lui. Et puis, vous le +savez, Valleroy appartient à Malincourt. + +--Oui, s'écria Bernard, mais si, grâce à toi, mes parents sont sauvés, +c'est Malincourt qui appartiendra à Valleroy. + +Pendant leur entretien, le soleil qui, tout à l'heure, était encore à +son lever, avait poursuivi sa course dans le ciel. Après être sorti de +derrière les montagnes qui fermaient l'horizon du côté de l'Orient, il +planait maintenant tout en haut du vide immense que ses rayons +chauffaient et éclairaient de leurs pointes de feu, en fouillant +profondément le paysage. Sous sa lumière vibrante, le vert des arbres et +le bleu des eaux étincelaient, chargés de paillettes d'or, que les +forêts du rivage envoyaient au fleuve et que le fleuve leur renvoyait. +Elles flottaient de toutes parts, ces paillettes lumineuses; elles +s'accrochaient aux arbres, se laissaient charrier par les ondes, +donnaient aux rochers nus, noyés dans leurs feux, l'aspect de gisements +aurifères. + +Sur le pont du bateau, on avait tendu des tentes sous lesquelles les +passagers cherchaient un abri contre la chaleur. Tous jouissaient de +cette matinée vivifiante et saine, si propre à rendre courage et +sérénité aux âmes énervées par l'excès des infortunes subies déjà ou +redoutées pour un avenir prochain. Les tristesses que la nuit amasse +autour des malheureux, en vagues rêves ou en réflexions poignantes, se +dissipaient, cédant la place pour quelques heures aux espérances qui +soutiennent et consolent, sans lesquelles l'homme serait écrasé sous le +poids de ses maux. Bernard lui-même, malgré de légitimes motifs +d'angoisses, se sentait allégé, voyait l'avenir moins sombre, revenait à +la gaieté de son âge. Oh! le puissant magicien, l'admirable guérisseur +de plaies que le divin soleil! + +--Ne voulez-vous pas déjeuner, Monsieur le chevalier? demanda Valleroy. + +--Pourrons-nous nous procurer des vivres sur ce bateau? objecta +l'enfant. + +--Oui, à prix d'argent, un prix très haut sans doute. Mais, grâce à mes +précautions, je suis en état de vous servir un repas à peu près +convenable. + +--Auquel je ne goûterai que si tu en prends ta part, assis à mon côté. + +--Je n'oserai jamais, Monsieur le chevalier. Je n'oublie pas que vous +êtes mon seigneur et que je ne suis ici que pour vous servir. + +--Que parles-tu de me servir, Valleroy, quand mon père m'a confié à toi +comme à un protecteur? Il n'y a plus ici ni serviteur, ni maître, mais +seulement des amis, entre qui tout doit être commun. + +Ce fut dit d'un accent de résolution et de crânerie qui ne permettait ni +protestation ni résistance. Valleroy se résigna, sans mot dire, et +s'éloigna docilement après avoir enveloppé Bernard d'un regard chargé +d'admiration et de sollicitude, qui signifiait que, pour l'enfant remis +à sa garde, il était prêt à se faire hacher en morceaux. Après avoir +disparu la durée de quelques minutes, il revint. Il portait d'une main +une sacoche en cuir, de l'autre, une vieille caisse vide. Il jeta le +tout sur le plancher en disant: + +--Voici la table et voici de quoi la garnir. + +En un tour de main, le couvert fut dressé, une serviette blanche sur la +caisse, et, sur la serviette, un poulet froid, un pâté à la croûte +luisante, des cerises et une bouteille de vin du Rhin qui, sous le +soleil, semblait contenir un flot de rubis. + +--D'où vient tout cela? demanda Bernard surpris. + +--De chez un traiteur de Mayence, Monsieur le chevalier. C'est moins +brillant qu'au château de Malincourt, mais vous jugerez que c'est aussi +bon. + +Les sièges manquaient. À l'exemple de Valleroy, Bernard en improvisa un +à l'aide d'un tas de cordes et, une fois installé, se mit à manger de +grand appétit. Autour d'eux, beaucoup de passagers en faisaient autant. +Des victuailles apparaissaient de toutes parts. Chacun s'était arrangé à +qui mieux mieux, étalant son repas, qui sur ses genoux, qui sur un banc, +qui sur un panier. Les menus, par exemple, étaient loin de se valoir; +tandis que, pour les uns, ils se composaient de mets choisis, poissons +bouillis ou viandes froides, ils se réduisaient pour d'autres à un +morceau de pain bis sur lequel, très humbles, ils mordaient à la +dérobée, en regardant le paysage, comme honteux d'être contraints de se +nourrir pauvrement et comme si la nature radieuse, qui déroulait ses +splendeurs sous leurs yeux, eût insulté à leur misère. + +À ce moment, l'attention de Bernard fut soudain captivée par +l'apparition d'une enfant qui venait de se montrer sur la plus haute +marche de l'escalier conduisant dans l'intérieur du bateau. Huit ans à +peine, des cheveux noirs épars sur les épaules qu'ils caressaient de +leurs boucles soyeuses, des yeux larges et rieurs illuminant le visage +d'une blancheur éclatante, une fossette à la joue droite, cette fillette +vêtue de blanc était, des pieds à la tête, dans ses traits, ses +mouvements, sa démarche, d'une grâce invraisemblable, d'une beauté de +rêve. Timide et hardie à la fois, elle circulait à travers les groupes, +avec l'attitude envieuse et gourmande d'un jeune chien qui rôde autour +d'une table avec l'espoir qu'il en tombera quelque rogaton. + +D'où venait-elle, l'adorable enfant? Comment se trouvait-elle là toute +seule, ayant l'air de mendier sa nourriture? Qui était-elle? Oh! ce +n'était pas difficile à deviner. Une petite Française, probablement une +fille d'émigré... + +--Peut-être est-elle comme moi, séparée de ses parents, pensa Bernard. + +Sous l'empire d'un sentiment qu'il éprouvait pour la première fois, fait +de commisération soudaine et d'involontaire attrait, son coeur allait +d'un bond vers la mignonne créature dans laquelle il devinait une +compagne d'infortune, et que le hasard de sa promenade conduisait vers +lui et vers Valleroy. A trois pas d'eux, elle s'arrêta, l'oeil sur les +cerises, dont la blancheur de la nappe avivait la couleur vermeille. + +--Viens, petite! lui cria Bernard. + +Elle obéit avec lenteur, un doigt sur ses lèvres, dévorant les fruits de +son regard candide. Alors, il lui dit: + +--Veux-tu déjeuner avec moi? + +Comme elle ne répondait pas, Valleroy ajouta: + +--Puisque M. le chevalier vous invite, acceptez, ma mignonne. + +Elle hésitait encore. Mais Bernard tendit la main, attira l'enfant, +l'obligea à s'asseoir sur ses genoux, et, lui donnant une aile du poulet +déjà dépecée, il reprit: + +--Mange donc, ma petite amie, et si tu as soif, bois. + +Il lui offrait son verre. Elle y trempa ses lèvres et, sans se faire +prier davantage, mordit à belles dents sur le morceau de viande qu'elle +tenait au bout de ses doigts. Mais une voix grondeuse se fit entendre: + +--N'as-tu pas de honte, Nina? Est-il convenable qu'une demoiselle de +bonne maison s'attable avec des inconnus? Remercie ces messieurs et +viens près de moi. + +À ces mots, Bernard releva la tête pour voir la personne qui venait de +parler. C'était une jeune femme, grande, mince et blonde, avec des yeux +très doux, coiffée d'un chapeau de paille à larges bords, vêtue d'une +robe en soie couleur feuille morte, jadis élégante, mais maintenant usée +aux coutures et toute fripée. Surprise et mécontente de la hardiesse de +l'enfant, elle la rappelait du geste et de la voix, avec des airs de +colère qui n'étaient qu'en surface et ne l'empêchèrent pas de sourire, +quand elle vit l'embarras de Nina partagée entre la nécessité d'obéir et +le regret de quitter si vite le festin devant lequel elle venait de +s'asseoir. Bernard s'était levé, et s'avançant vers l'inconnue: + + +--Ne la grondez pas, madame: la pauvre petite avait refusé d'abord. +C'est moi qui l'ai obligée à accepter. + +--Alors, Monsieur, agréez mes remerciements. + +--Je ne les accepterai, Madame, que si vous permettez à votre fille de +rester avec nous et si vous vous joignez à elle pour partager notre +repas. + +Et relevant fièrement la tête, il ajouta, à demi-voix: + +--On me nomme le chevalier Bernard de Malincourt. + +L'inconnue s'inclina; puis montrant Nina, qui, sûre de son consentement, +recommençait à manger: + +--Je ne suis pas sa mère, dit-elle, mais, malgré l'apparente humilité de +sa condition, elle est fille de gentilhomme. Son père était le baron +d'Aubeterre, il commandait une compagnie dans le Royal-Allemand, +régiment du prince de Lambesc. Il est mort, le 12 juillet 1789, pour le +service du roi. + +--Et sa mère? demanda Valleroy. + +--Morte aussi, un an après, à Bruxelles, où elle avait émigré. Elle n'a +pu résister à sa douleur. + +--Si jeune et déjà si malheureuse! murmura Valleroy en couvrant +l'orpheline d'un regard de commisération. + +--Oui, et bien digne de pitié, continua l'inconnue, car, malgré mes +efforts pour lui faire un sort meilleur, je n'ai pu que l'associer à ma +misère. Sans vous, Messieurs, la pauvre chérie eût été réduite à +déjeuner comme moi d'un morceau de pain... Je ne sais comment vous +exprimer ma reconnaissance. + +--C'est bien simple, répliqua Valleroy avec enjouement; mettez-vous là, +Madame, et suivez l'exemple de Nina. + +Elle résistait encore, malgré la pressante invitation de Valleroy, que +charmaient sa réserve, sa discrétion et sa grâce. Mais Nina, qui n'avait +encore rien dit, joignit sa prière» à celle de ses nouveaux amis: + +--Fais comme moi, tante Isabelle; cela vaudra mieux que de manger ton +pain tout sec. N'est-ce pas, Monsieur le chevalier, que tu veux bien? +ajouta-t-elle en s'adressant à Bernard. + +--Je le veux, à condition que tu m'embrasseras. + +Un rire clair et perlé lui répondit. Agitant au bout de ses doigts l'os +de poulet qu'elle ne voulait pas lâcher bien qu'il ne restât plus de +viande autour, Nina éleva ses lèvres à la hauteur des joues de Bernard +et l'embrassa en disant: + +--Tu es bien gentil, Monsieur le chevalier, et je t'aime de tout mon +coeur. + +--Maintenant qu'elle a payé, mettez-vous à table, Madame, reprit +Bernard. + +--J'accepte puisque vous le voulez, répondit tante Isabelle souriante, +et aussi parce que j'ai grand'faim. + +Valleroy, très empressé, l'obligea à s'asseoir sur le rouleau de cordes +dont il s'était fait un siège et lui-même resta debout, heureux de la +servir, en la regardant. Pendant quelques instants, tante Isabelle +mangea en silence. Puis quand sa faim fut rassasiée, elle dit: + +--Je vous ai fait connaître qui était cette enfant. Je dois vous avouer +mon nom et ma profession. On me nomme Isabelle Lebrun et je suis +comédienne. + +--Vous jouez la comédie? demanda Bernard, dont la curiosité brusquement +s'éveillait. + +--Et aussi la tragédie, tout comme la mère de Nina, qui faisait partie +de la troupe des comédiens du roi quand le baron d'Aubeterre l'épousa. À +cette époque, je ne l'avais jamais vue; je ne savais rien d'elle que son +nom, qui était célèbre, car elle s'appelait Mme Dangeau. + +--La grande tragédienne? reprit Bernard. Mais je la connaissais; ta +maman, ajouta-t-il en embrassant Nina. Elle est venue une fois à l'hôtel +de Malincourt, un soir de fête, il y a quelques années. Elle a récité +des vers. J'étais tout petit, mais je m'en souviens. + +--Puisque, vous l'avez connue, continua tante Isabelle, je ne vous +parlerai ni de son talent ni de sa beauté. En épousant M. d'Aubeterre, +elle avait quitté le théâtre et s'était fait oublier. Mais lorsque, +après la mort de son mari, elle eut émigré, se trouvant à Bruxelles, +dénuée de ressources, l'idée lui vint d'utiliser ses talents. Une troupe +de comédiens français, dont je faisais partie, donnait des +représentations dans cette ville. Elle alla leur offrir ses services, +qui furent acceptés avec joie, comme bien vous pensez. Jusqu'à son +arrivée, nous avions végété, tant étaient peu nombreux les spectateurs +que nous attirions. Mais quand on sut que la célèbre Dangeau nous +apportait son concours, ils affluèrent, et ce fut pour elle, pendant une +année, sur toutes les grandes scènes de Flandre et des Pays-Bas, une +suite de triomphes. C'est ainsi que j'eus l'honneur non seulement de +paraître sur les planches à côté de la Dangeau, mais encore de recevoir +ses conseils et de conquérir son amitié. Et cela vous explique comment +sa fille se trouve aujourd'hui entre mes mains. En mourant, elle me l'a +confiée. + +Valleroy avait écouté ce récit avec une attention émue et attendrie. + +--Et maintenant, comment vivez-vous? fit-il. + +--De ma profession, quand je trouve à l'exercer. Je parcours les villes +de Suisse et d'Allemagne où se trouvent des Français. S'il y a des +comédiens donnant des représentations, je tâche de me faire admettre +parmi eux. Malheureusement, ces occasions sont rares, d'autant plus +rares que plusieurs dames de l'aristocratie, obligées de gagner leur +vie, se sont résignées à monter sur les planches et y tiennent les mêmes +emplois que moi. Alors, je vais réciter des vers dans les cafés, dans +les auberges, sur les bateaux, partout où il y a des rassemblements. La +petite est intelligente; je l'ai dressée à me donner la réplique. Elle +s'en acquitte gentiment. Puis elle fait la quête parmi les auditeurs. +Quelquefois, elle recueille beaucoup, d'autres fois, très peu. Comment +nous vivons? Au hasard des chemins, comme les hirondelles. + +--Vous étiez digne d'une existence meilleure, remarqua Valleroy. + +--Aussi, suis-je horriblement lasse de celle que je mène, et si ce +n'était cette enfant à laquelle je me suis dévouée... + +Elle n'acheva pas et demeura rêveuse, tandis que Bernard, pressant plus +étroitement contre lui la petite Nina qui s'endormait entre ses bras, +interrogeait Valleroy d'un air inquiet comme s'il craignait de +comprendre le langage de tante Isabelle. + +--Si ce n'était cette enfant, que feriez-vous? s'écria Valleroy, tout à +coup anxieux. + +Elle regarda le ciel bleu, puis les eaux aux vagues étincelantes, et +murmura: + +--La mort, c'est la délivrance. + +--La mort! À votre âge! Quelle impiété! Il faut vivre, tante Isabelle, +surtout maintenant que vous avez des amis... + +Valleroy parlait avec véhémence, comme inspiré par une ardente +sollicitude. Mais tante Isabelle, un peu surprise, ne comprit pas ce que +signifiait ce langage. Elle ne devait le comprendre que bien des années +après. Elle y puisa cependant assez de confiance et de courage pour +répondre, résignée, au cri de Valleroy: + +--Vous avez raison, Monsieur; il faut vivre pour la petite, et je +vivrai. Après tout, la vie n'est pas toujours inclémente. Elle est comme +la nature, qui nous donne, après les jours d'orage, des jours de soleil. +Aujourd'hui est un bon jour puisqu'il nous apporte la sympathie de coeurs +généreux et bons. + +Le repas était terminé. Valleroy en serra les restes dans la sacoche, +jeta les débris par-dessus bord. Puis il se rapprocha de tante Isabelle +pour continuer l'entretien commencé, tandis que Bernard, toujours assis +à la même place, demeurait immobile, afin de ne pas réveiller Nina, +endormie sur ses genoux. + +Autour d'eux, le pont du bateau, tout à l'heure vivant, bruyant, animé +comme une place publique ou une salle de restaurant, avait pris une +physionomie de somnolence. La chaleur battait son plein. Le soleil de +midi incendiait l'onde calme et unie, les forêts du rivage, les toitures +des maisons, les rochers géants qui dressaient au-dessus d'elles leurs +cimes altières, couronnées de ruines. La brise du matin ayant cessé, les +voiles pendaient dégonflées, piteusement plates, aux mâts qui craquaient +dans l'air brûlant et alourdi. Sous la tente, quelques passagers +faisaient la sieste; d'autres lisaient qui des lettres, qui des +gazettes. Ceux qui causaient entre eux parlaient à demi-voix comme s'ils +eussent subi les effets de l'engourdissement qui pesait sur le paysage +et sur les eaux. + +Bernard, à l'exemple de Nina, s'était assoupi, et c'était un groupe +exquis qu'ils formaient tous deux, lui assis sur le plancher, adossé au +cabestan, protégeant de ses bras d'enfant, ainsi qu'un trésor précieux, +l'autre enfant qui dormait la tête sur son épaule, mêlant ses cheveux +aux siens. Comme si le souci de la petite créature laissée sans sa garde +l'eût empêché de s'endormir, de temps en temps, il ouvrait les yeux. +Mais il regardait sans voir et, presque aussitôt, ses paupières +appesanties se refermaient. Tout en poursuivant sa causerie avec tante +Isabelle, Valleroy ne le perdait pas de vue. + +--M. le chevalier s'est endormi, dit-il, au bout de quelques instants. +Le pauvre enfant tombait de sommeil. Il a passé la nuit dernière à +pleurer. + +--C'est comme Nina, répondit tante Isabelle. Elle avait des rêves +affreux et ne cessait de m'appeler, bien que je l'eusse couchée près de +moi sur un banc de l'entrepont. + +--Les chères créatures auront connu bien jeunes de dures épreuves, +observa Valleroy. + +--Et cependant, que n'eussions-nous donné pour les leur épargner! + +--Vous aimez tendrement cette petite Nina, tante Isabelle? + +--Autant que vous aimez votre maître, Monsieur Valleroy. + +Ils se regardèrent. À leur insu, l'identité de leurs sentiments +rapprochait leurs coeurs, formait entre eux un lien plus fort. + +--Nous avons tous deux ici-bas une tâche égale, reprit Valleroy, un +enfant à protéger et à élever. + +--Oui, mais celui qu'on vous a confié aura une destinée meilleure que +celui dont j'ai la garde. + +--Qu'en sait-on? Les parents de M. le chevalier sont en prison, réservés +peut-être à quelque mort affreuse. + +--S'il a le malheur de les perdre, il aura du moins leur fortune pour +assurer son existence, son frère pour l'élever; enfin, à défaut de +fortune, à défaut de son frère, il peut compter sur vous. + +--Je ne suis qu'un homme, moi; je ne saurais lui tenir lieu de mère si +jamais il devenait orphelin; si j'étais chargé de le préparer aux +devoirs de la vie, je voudrais une compagne comme vous pour m'aider à +remplir ma tâche. Elle serait une mère pour M. le chevalier; je serais +un père pour Nina. + +--Vous me jugez avec trop de bienveillance. + +--C'est mon coeur qui vous juge, et il ne se trompe pas. + +Ils restèrent silencieux, accoudés à la balustrade. Tout à coup, tante +Isabelle toucha le bras de Valleroy. + +--Connaissez-vous cet homme qui rôde autour de nos enfants? + +--Quel homme? + +--Ce vieux à longs cheveux blancs. + +--Oui, un drôle de particulier et d'allure étrange. Que leur veut-il? +Pourquoi les regarde-t-il ainsi? C'est un personnage à surveiller. On +rencontre tant de coquins en voyage! + +L'individu qui attirait ainsi l'attention de Valleroy et de tante +Isabelle ne méritait pas, cependant, à le juger du moins sur les +apparences, la sévère appréciation dont il venait d'être l'objet. Son +regard doux et clair respirait la bonté et sous les cheveux blancs qui +sentaient de son chapeau en feutre, à larges bords, et couvraient ses +épaules de leurs boucles en désordre, il avait une physionomie tout à +fait vénérable. Par malheur pour lui, l'excentricité de son accoutrement +ne prévenait pas en sa faveur. Il portait un vieux pourpoint en velours +noir, serré à la taille par une ceinture de cuir, des culottes +bouffantes également en velours, des bas de soie et des souliers ornés +sur le coup-de-pied de rosettes bouffantes. Comme le fit remarquer tante +Isabelle, on eût dit un personnage de Van Dyck, et, ce qui complétait +l'illusion, c'était une barbe grise, taillée en pointe, et des +moustaches dont les bouts effilés se relevaient menaçants au coin des +lèvres, accusant les rides de la peau jaunie comme un vieux parchemin. + +--Ce n'est pas un coquin, fit-elle en souriant. + +--Un fou, alors? + +--Plutôt un artiste, je suppose. + +Comme pour justifier cette opinion, le personnage s'arrêta brusquement +en face des enfants endormis, tira de la poche de son pourpoint un album +auquel attenait un crayon et se mit à croquer rapidement les deux petits +dormeurs. + +--Que vous disais-je? continua tante Isabelle. C'est un peintre. + +Mais, à ce moment, Bernard se réveillait et tournait la tête, cherchant +des yeux Valleroy. + +--Ne bougez pas, mon jeune seigneur, lui cria l'artiste avec un rude +accent tudesque; je n'en ai pas pour longtemps. + +D'abord surpris et craintif, mais vite rassuré en apercevant à quelques +pas de lui tante Isabelle et Valleroy, Bernard ne remua plus. Ce fut, +d'ailleurs, terminé en dix minutes et le peintre ferma gravement l'album +en disant: + +--Ce n'est qu'un souvenir que j'utiliserai dans mon prochain tableau, +mais dont, moi, Venceslas Reybach de Coblentz, peintre breveté de S. A. +S. Mgr le prince-évêque, électeur de Trêves, je serai enchanté d'offrir +une copie à mes charmants modèles. + +Dans ce boniment ampoulé, débité avec emphase, Valleroy n'avait saisi +qu'une chose, c'est que Venceslas Reybach était de Coblentz et que, sans +doute, il y retournait. Il alla vivement à lui. + +--Puisque vous êtes de Coblentz, Monsieur, vous avez entendu peut-être +parler du vicomte Armand de Malincourt. + +--J'ai fait plus que d'en entendre parler, répliqua Venceslas avec +hauteur; je suis son ami comme je suis l'ami de tous les grands +seigneurs français émigrés, en résidence sur les bords du Rhin. + +--Vous connaissez mon frère, Monsieur? s'écria Bernard d'un mouvement si +brusque qu'il réveilla Nina. + +--Le vicomte de Malincourt, votre frère! + +--Oui, Monsieur, et nous sommes à sa recherche. + +--Eh bien! soyez sans inquiétude, je vous conduirai vers lui. Est-ce là +votre soeur? ajouta le peintre en désignant Nina qui, tout effarouchée +par la soudaineté de son réveil, se réfugiait dans les jupes de tante +Isabelle. + +--Ce n'est qu'une petite amie, mais je l'aime comme si elle était ma +soeur. + +Sur cette réponse qui exprimait l'intime et pure pensée de son coeur, +Bernard se mit à examiner le vieux Reybach, qui devenait un personnage à +ses yeux puisqu'il était l'ami d'Armand, et qui se drapait dans sa +défroque comme un paon dans l'auréole de ses plumes étalées, tout fier +d'être devenu, grâce à ce petit incident, le point de mire de la +curiosité des passagers. Du reste, en dépit de ses allures excentriques +et de son costume invraisemblable, c'était le meilleur des hommes. Il +eut vite fait d'en convaincre Bernard, tante Isabelle et Valleroy, +auxquels, pressé de questions, il parla longuement de Coblentz, des +princes frères du roi de France, du vicomte Armand. Bernard apprit ainsi +que son frère était attaché, comme officier, à la personne du comte +d'Artois, qu'à Coblentz, et partout dans les villes des bords du Rhin, +les émigrés étaient si nombreux qu'il n'y avait plus de logements pour +les nouveaux arrivants. + +--C'est très heureux, dit Reybach à Bernard, que le vicomte de +Malincourt soit en état de vous offrir un abri, car je ne sais trop où +vous en auriez trouvé un, tant la ville est pleine. + +--Mais alors, qu'allons-nous devenir, Nina et moi? demanda tante +Isabelle avec inquiétude. + +--Nous ne vous abandonnerons pas, répondit vivement Valleroy. + +--Partout où il y aura place pour moi, il y aura place pour Nina et pour +vous, Madame, ajouta Bernard. + +Venceslas ne voulut pas être en reste et dit à tante Isabelle avec bonne +grâce: + +--Ma maison n'est pas grande; mais, au besoin, je vous ferai dresser un +lit dans mon atelier. + +Les heures s'étaient écoulées ainsi. Maintenant, la chaleur s'apaisait +et, du fleuve, commençait à monter, autour du bateau, un peu de +fraîcheur. Sur le pont, le mouvement des passagers s'accusait dans la +confusion de leurs allées et venues, dans le bruit des conversations +reprises peu à peu. + +--Ma mignonne, dit alors tante Isabelle à Nina, il faut tacher de gagner +notre souper. Nous allons donner une séance. + +À ces mots, Nina devint très sérieuse. Bernard la vit se recueillir, +lever les yeux au ciel avec des airs inspirés et se poser immobile à +côté de tante Isabelle. Sur un mot de celle-ci, un homme de l'équipage +était descendu dans l'entrepont. Il en revint avec une guitare, que prit +tante Isabelle, et dont elle tira quelques accords pour obtenir le +silence. La rumeur des conversations tomba aussitôt, un cercle se forma +autour des deux femmes, et ce fut dans un calme profond que tante +Isabelle éleva la voix. + +--Mesdames et Messieurs, dit-elle, je suis comédienne, et je vais avoir +l'honneur de vous réciter des vers. Je commencerai par une scène +d'_Athalie_, le chef-d'oeuvre du grand Racine. Mlle Nina, ma nièce et mon +élève, me donnera la réplique. Elle sollicitera votre offrande pour elle +et pour moi. Je fais appel à votre générosité. + +En écoutant ce discours, Bernard sentait son coeur se serrer. Quoi! cette +petite Nina, qui venait de le captiver, réduite à ce triste métier! Et +tante Isabelle, si douce, si fière, si digne d'être heureuse, obligée +d'implorer la charité publique! Cramponné au bras de Valleroy, il les +suivait des yeux, secoué par l'émotion, ayant peine à refouler ses +larmes, ne sachant s'il devait admirer les infortunées ou les plaindre. +Pendant ce temps, tante Isabelle, figurant Athalie, commençait: + +--Comment vous nommez-vous? + +Et d'une voix douce, grave, ferme, qui paraissait être la voix d'une +autre tant elle ressemblait peu à celle que Bernard avait entendue déjà, +Nina répondait: + +--J'ai nom Éliacin. + +--Votre père? + +--... Je suis, dit-on, un orphelin... + +Et devant les spectateurs attendris, oublieux un moment des misères de +l'exil, la scène se déroula dans la beauté radieuse des vers par +lesquels ils étaient bercés, comme aux accents d'une musique divine. + + + + +CHAPITRE IV + +LE FRÈRE DE BERNARD + + +À la fin du même jour, vers 9 heures, la population de Coblentz était +sur les promenades, sous les quinconces, aux devantures des cafés, +attirée au dehors par la beauté du ciel et le calme apaisant de cette +soirée d'été. À cette époque où la science n'avait encore découvert ni +le gaz, ni l'électricité pour éclairer les rues, elles n'avaient pour +tout éclairage, la nuit venue, que la flamme pâle des réverbères à +huile, et Coblentz, quoique capitale de la principauté de Trêves et +résidence de l'électeur régnant, n'était pas mieux partagée que les plus +grandes villes. Mais, ce soir-là, très claire était la nuit, de telle +sorte qu'on y voyait comme en plein jour, et que nul ne semblait pressé +d'aller dormir. + +C'était surtout du côté des quais du Rhin, et vers le point où ce fleuve +reçoit les eaux de la Moselle, que la foule se portait de préférence +avec l'espoir de trouver au bord de l'eau un peu plus de fraîcheur que +dans l'intérieur de la ville. De tous côtés elle circulait animée et +bruyante, et, aux propos qui se croisaient, à l'accent des voix, aux +locutions qu'employaient les parleurs, on se serait cru, non en +Allemagne, mais sur les boulevards de Paris. Les costumes des hommes, +les toilettes des femmes, les uniformes des soldats ajoutaient encore à +l'illusion, car uniformes, toilettes, costumes sortaient de chez les +faiseurs de Paris ou avaient été calqués sur les modes de France. Cette +particularité ne pouvait surprendre. Si Coblentz, en cette année 1792, +était la capitale de l'électorat de Trèves, c'était aussi la capitale de +l'émigration, depuis que les frères de Louis XVI étaient venus y +chercher un asile auprès de leur oncle l'électeur, et, grâce à sa +faiblesse, avaient en toute liberté organisé dans ses États leur +gouvernement, leur armée, leur police, en ressuscitant du même coup les +élégances des Tuileries et les magnificences de Versailles. Dès ce +moment, Coblentz était devenue une succursale de Paris, où des +gentilshommes émigrés, accourus en grand nombre autour des princes, +avaient imposé aux habitants leurs goûts, leurs habitudes, leurs moeurs. +Coblentz n'appartenait plus aux Allemands qui y vivaient, mais aux +Français qui y recevaient l'hospitalité et s'y conduisaient à peu près +comme en pays conquis. + +En même temps que la foule circulait bruyamment à travers les rues, de +nombreux consommateurs étaient réunis au café des _Trois-Couronnes_, le +café à la mode. Il y en avait sur la terrasse extérieure; il y en avait +dans la salle principale, dont les fenêtres s'ouvraient toutes grandes à +la brise du soir. Presque tous étaient gentilshommes; pour la plupart +officiers dans l'armée du prince. On les reconnaissait à leurs allures +hautaines, à leurs uniformes éclatants, et surtout à leur arrogance +envers les rares bourgeois de la ville qu'une vieille habitude +conduisait encore au café des _Trois-Couronnes_, bien que, depuis +l'arrivée des Français, ils n'y fussent plus considérés que comme des +intrus. Tandis que ces humbles bourgeois se tenaient à l'écart, timides, +comme honteux d'oser fumer leurs pipes de porcelaine, peintes, à tuyau +recourbé, en buvant de la bière, les gentilshommes, au contraire, +allaient et venaient, encombrants, pariant haut, tenant là comme +ailleurs toute la place et les meilleures places, affectant de dédaigner +la bière allemande et se faisant servir des liqueurs, des sirops, des +boissons glacées, toutes choses qui leur rappelaient la France, et, à +défaut du vin de Champagne, les vins mousseux du Rhin qui seuls +trouvaient grâce à leurs yeux. + +À une table placée auprès d'une croisée, trois d'entre eux étaient +assis. Indifférents aux bruyantes paroles qui s'échangeaient de table à +table dans le tumulte grossissant des appels, des discussions, des +entrées et des sorties, ils ne semblaient préoccupés que de ne rien +laisser entendre de leur conversation. Penchés les uns vers les autres, +ils parlaient à demi-voix. + +--Malincourt ne viendra donc pas? dit brusquement le plus jeune, un +officier des gardes du comte d'Artois, très élégant sous son costume +vert, à parements, revers et collet cramoisi, galonnés d'argent. + +--Eh! patience donc, marquis, il est à peine 9 heures. Malincourt était, +ce soir, de service auprès du prince. Après le dîner, il aura dû +l'accompagner chez Mme de Polastron, et peut-être l'aura-t-elle retenu +pour faire la partie de Monseigneur. + +Celui qui venait de parler était aussi un jeune homme de belle mine, qui +portait avec aisance l'uniforme bleu des chevau-légers. + +--Vous êtes heureux d'être patient, vous, mon cher Morfontaine, répliqua +son compagnon, moi, je suis loin de vous ressembler. La patience ne fut +jamais la vertu favorite de la noble maison de Guilleragues à laquelle +j'ai l'honneur d'appartenir. + +--Êtes-vous donc si pressé, mon neveu, de voir le vicomte Armand de +Malincourt? demanda le troisième personnage, un vieillard, celui-là, qui +n'avait rien d'un soldat, ni l'uniforme, ni les manières, mais dont le +fin visage, la taille élancée et toute la personne, des pieds à la tête, +révélaient la haute naissance. Aussi vrai que je m'appelle le vidame +d'Épernon, je ne vous vis jamais agité comme ce soir. + +--On le serait à moins, mon oncle, puisque j'attends une réponse d'une +extrême importance pour moi. + +--Quelle réponse? reprit le vidame, tout en ouvrant la tabatière ornée +de diamants qu'il tournait entre ses doigts fins et blancs et en y +prenant une prise de tabac. + +Le marquis de Guilleragues regarda rapidement autour de lui pour +s'assurer que ses paroles ne pouvaient être entendues, puis, se penchant +vers son oncle, il dit: + +--Nos princes ont été invités au couronnement de S. M. François II, roi +de Bohême et de Hongrie, comme empereur d'Allemagne. La cérémonie, qui +doit avoir lieu à Mayence, est fixée au 12 juillet et sera l'occasion de +fêtes brillantes. Désireux d'y aller, j'ai sollicité l'honneur d'être +attaché, pendant la durée du voyage, à la suite de Mgr le comte +d'Artois. Malincourt, qui le voit librement à toute heure, s'est chargé +de lui présenter ma requête. Il devait la présenter ce soir et m'en +faire connaître ici le résultat. + +--Alors, vous allez être fixé sur votre sort, mon cher, fit vivement +celui qu'on avait appelé Morfontaine. Voilà le vicomte Armand. + +Tous les trois tournèrent la tête vers la porte et virent Malincourt qui +les cherchait du regard, et répondait aux obséquieux saluts que lui +valaient de tous côtés la bienveillance et la faveur du comte d'Artois. + +--Par ici, Malincourt, lui cria Guilleragues en se levant. + +Armand s'avança, le sourire aux lèvres. C'était un beau garçon de vingt +ans, à l'oeil pur et hardi, dont son uniforme, le même que celui de +Guilleragues, mettait en relief les formes sveltes et vigoureuses. + +--C'est fait, dit-il à son ami, en tendant la main au vidame d'Épernon +et au comte de Morfontaine. Tu viens avec nous à Mayence. + +Guilleragues lui sauta au cou. + +--C'est entre nous à la vie et à la mort, vicomte. Je n'oublierai jamais +ce que tu viens de faire pour moi. + +--Adresse surtout tes remerciements à Monseigneur, répondit Armand en +s'asseyant. Il a été charmant. À peine j'ai eu prononcé ton nom et +formulé ton désir qu'il m'a coupé la parole en disant qu'il était très +heureux de saisir cette occasion de te prouver l'estime particulière en +laquelle il te tient. + +--J'irai lui exprimer ma reconnaissance, fit joyeusement Guilleragues, +et, dès demain matin, je m'occuperai de mes équipages. + +Le vidame souriait à cet enthousiasme, tout en donnant de la main de +petits coups secs sur son jabot de dentelle pour en faire tomber +quelques grains de tabac qui en tachaient la blancheur. + +--Est-ce de moi que vous souriez, mon oncle? lui demanda Guilleragues. + +--De vous, non, mon neveu, mais de votre bonheur. Ah! c'est beau, la +jeunesse! Et vous voilà tout content de pouvoir faire sauter vos écus. + +--Puisque j'accompagne un prince de sang à un sacre impérial, il est +tout naturel que je veuille m'y montrer à sa suite dans une tenue digne +de lui. + +--Oui, certes, et il est très heureux que votre grand-père maternel ait +été fermier général et se soit enrichi. Seulement, mon enfant, si +j'étais à votre place, je me contenterais des équipages que vous +possédez actuellement et qui sont encore en bon état, et, au lieu de me +livrer à une dépense au moins inutile, qui ne réjouira que vos +fournisseurs, j'en distribuerais le montant entre les camarades moins +fortunés que vous. + +--Le fait est que nous ne sommes pas tous sur des roses! soupira +Morfontaine. + +--Mais je ne demande qu'à vous rendre service, comte, s'écria +Guilleragues, un peu troublé par la petite leçon que venait de lui +donner son oncle. + +--Eh bien, marquis, je ne vous cache pas que cinquante louis seraient en +ce moment les bienvenus dans ma bourse. + +--Vous les aurez demain, mon cher, et cela ne m'empêchera pas, tout en +tenant compte du conseil de M. le vidame, mon oncle, de m'acheter un +cheval qui soit digne de figurer dans le cortège de Monseigneur. + +Pendant que s'échangeaient ces propos, Armand de Malincourt, qui s'était +fait servir une glace, la dégustait à petites gorgées, silencieux et +préoccupé. Tout à coup, du bout de la cuillère en vermeil, il frappa sur +la table. + +--Assez d'enfantillages! dit-il. J'ai à vous entretenir de choses plus +graves. + +Et comme les yeux de ses amis, subitement fixés sur lui, +l'interrogeaient, il continua: + +--De graves nouvelles sont arrivées ce soir, de Paris, de Berlin et de +Vienne, Monseigneur m'en a fait la confidence. + +--Qu'est-ce donc? interrogea le vidame d'Épernon. + +--À Paris, la situation du roi devient pire de jour en jour. Sa Majesté +est réellement prisonnière aux Tuileries, n'ayant plus ni la liberté de +ses paroles, ni celle de ses actes. Les scélérats qui gouvernent en son +nom viennent de signifier à l'électeur de Trèves l'invitation pressante, +presque un ordre, de licencier l'armée des princes, et s'ils résistent, +de chasser les émigrés. L'électeur s'est effrayé; il a transmis cet +ordre à nos augustes seigneurs, en les suppliant de s'y conformer. + +--Il fallait s'y attendre, objecta le vidame. Voici trois mois que le +gouvernement de Paris, pressé par l'Assemblée nationale, a fait +connaître sa volonté. Il ne se laissera pas braver indéfiniment. + +--Par bonheur, les puissances ont enfin mesuré le danger dont les menace +la Révolution. Elles sont décidées à agir. L'empereur François II a +donné l'ordre à ses troupes des Pays-Bas de marcher sur la frontière de +France. D'un autre côté s'avance un Corps prussien. Il traversera +Coblentz vers le milieu du mois prochain. Le duc de Brunswick est nommé +généralissime des armées alliées. Il arrive ici demain. + +--L'impératrice Catherine intervient-elle? demanda Morfontaine. + +--Non encore par les armes. Mais le prince de Nassau est arrivé ce soir +de Saint-Pétersbourg, apportant un million qu'elle offre à la cause +royale. Quant aux émigrés, le général marquis de Bouillé vient d'obtenir +du roi de Prusse qu'ils soient employés dans les opérations qui se +préparent. Brunswick résistait. Il ne voulait pas de nous. Mais +Frédéric-Guillaume s'est prononcé. L'armée des princes et l'armée de +Condé seront de la partie. On doit négocier à Mayence les conditions de +leur entrée en campagne. + +--Enfin, nous allons donc combattre! s'écria Guilleragues dont le visage +s'illuminait. + +Le vidame intervint. + +--Ne vous réjouissez pas, mon neveu, dit-il. Ce sera un triste spectacle +que celui de Français mêlés aux armées étrangères pour combattre contre +des Français. + +Les jeunes gens protestèrent. + +--Quoi, Monsieur le vidame, c'est vous qui parlez ainsi? dit +Morfontaine. + +--Quand il s'agit de délivrer le roi et de rendre à la noblesse de +France ses antiques privilèges! continua le vicomte Armand. + +--Mon oncle a toujours été un peu jacobin, ajouta Guilleragues en riant. + +Le vidame allait répondre, mais sa parole fut étouffée sur ses lèvres +par un cri de surprise que poussa Malincourt en se précipitant vers la +porte, au seuil de laquelle venaient d'apparaître de nouveaux venus. Ces +nouveaux venus étaient Bernard et Valleroy, accompagnés ou plutôt guidés +par Venceslas Reybach. Quelques instants avant, au moment de quitter le +bateau, le peintre leur avait dit: + +--À cette heure-ci, c'est au café des _Trois-Couronnes_ que vous êtes +sûrs de trouver le vicomte de Malincourt. Je vous y conduirai; si vous +le voulez bien. + +Et à peine débarqué, après avoir laissé à sa porte tante Isabelle et +Nina, auxquelles il avait offert une hospitalité provisoire, en +attendant qu'elles trouvassent à se loger, il s'était empressé d'amener +Bernard et Valleroy au café des _Trois-Couronnes_. Au moment où ils y +arrivèrent, Armand regardait du côté de l'entrée. Il les vit surgir tout +à coup, alors qu'il ne songeait guère à eux. Peut-être, si Bernard se +fût présenté seul, il ne l'eût pas reconnu sur-le-champ, tant était +complète la transformation qu'avait subie l'enfant depuis une année. +Mais il reconnut Valleroy et son jeune frère du même coup. C'est alors +que, au grand étonnement de ses amis, il s'était précipité vers la +porte. + +--Bernard! Valleroy! s'écria-t-il. Vous ici! Quelles circonstances?... + +Il ne put achever, Bernard se jetait dans ses bras, secoué jusqu'aux +larmes par l'émotion que déchaînait dans tout son être leur soudaine +rencontre. + +--Armand! mon Armand chéri! + +Suspendu au cou de son aîné, il lui prodiguait passionnément de tendres +caresses, tandis que Valleroy, respectueux, son chapeau à la main, +répétait à demi-voix: + +--Ah! Monsieur le vicomte, quelle joie de vous revoir! + +--Je vous avais bien dit que nous le trouverions ici, observa Reybach. + +--Quoi! mon vieux Reybach, c'est vous qui me les amenez? + +--C'est moi, Monsieur le vicomte. Le hasard m'a fait connaître l'aimable +Bernard et son digne compagnon sur le bateau qui vient de Mayence et je +me suis engagé à les piloter jusqu'à vous. + +--Comment vous remercier? + +--En me permettant de me retirer et de rentrer chez moi où m'attendent +deux charmantes Françaises à qui j'ai offert l'hospitalité. + +--J'irai vous voir demain, Reybach, pour vous exprimer ma +reconnaissance. + +--Et la nôtre aussi, Armand, ajouta Bernard, car depuis ce matin M. +Reybach s'est prodigué en bons soins et en attentions. + +--Eh bien, c'est entendu, répondit le peintre; je serai heureux de vous +revoir demain, mes gentilshommes, et je crois bien que vous trouverez +chez moi une petite personne qui sera enchantée, elle aussi, de +retrouver Monsieur le chevalier. Sur ce, je me sauve. + +Il s'esquiva, et Armand, qui le suivit d'un oeil reconnaissant, vit son +grand feutre penché cavalièrement sur l'oreille et son pourpoint noir se +perdre dans la foule pressée aux abords du café. Alors, il entraîna son +frère et Valleroy au fond de la salle, et, s'asseyant avec eux à une +table, il les interrogea. + +--M'expliquerez-vous comment vous êtes à Coblentz tous les deux, quand +je vous croyais à Saint-Baslemont? + +--Nous avons été contraints de fuir, Monsieur le vicomte, dit Valleroy. + +--Contraints de fuir! Et notre père, Bernard? Et notre mère? + +--Ils ont été arrêtés, mon frère, et emprisonnés à Épinal. + +Depuis qu'Armand vivait éloigné de ses parents, tant de malheurs avaient +assailli la France; il avait subi lui-même tant de déceptions, tant +d'angoisses, qu'il lui semblait qu'aucune catastrophe, quelle qu'elle +fût, ne pouvait plus survenir qu'il ne s'y fût attendu et préparé. Mais +celle-ci dépassait ses prévisions et ses craintes. Il s'attendait à +tout, sauf à l'arrestation du comte et de la comtesse de Malincourt, +qu'il croyait protégés par l'attachement de la population de +Saint-Baslemont. Il fut comme écrasé sous cette nouvelle, et, mêlant ses +larmes à celles de son frère, il resta pendant quelques instants sans +pouvoir prononcer une parole, abîmé dans son silence. + +--Comment cela est-il arrivé? demanda-t-il enfin. + +Bernard étant hors d'état de répondre, Valleroy fit le récit que voulait +connaître Armand, il raconta comment l'arrivée imprévue des gardes +nationaux d'Épinal était venue surprendre M. et Mme de Malincourt dans +les préparatifs de leur départ; comment lui-même, par l'ordre du comte, +avait emporté Bernard, et, après l'avoir mis en sûreté, était revenu sur +ses pas pour assister sans être vu à l'arrestation. + +--Il y avait là, dit-il, un certain Joseph Moulette, surnommé Curtius +Scoevola, qui est un fier bandit. Ah! si jamais il me tombe sous la +main... + +--Ce n'est probablement pas lui le plus coupable, objecta tristement le +vicomte. Les vrais criminels sont ceux qui ont dénoncé mon père, des +jacobins, assurément, et ces gens de Saint-Baslemont qui n'ont pas eu le +courage de le défendre. + +--Oh! ceux-là n'ont fait montre que de couardise. À la première menace +du citoyen Curtius Scoevola, ils se sont mis à trembler comme des roseaux +et n'ont plus songé qu'à se dérober. Peut-être, s'il s'était trouvé au +milieu d'eux un homme énergique, se seraient-ils soulevés. J'ai été au +moment de me présenter, de me mettre à leur tête. Mais nous n'avions pas +d'armes, tandis que les brigands étaient armés jusqu'aux dents. Et puis, +que serait devenu M. le chevalier? + +--Oh! moi, je serais mort avec joie pour sauver nos parents! soupira +Bernard. + +--Hélas! Monsieur le chevalier, nous aurions bien pu y passer tous; ils +n'auraient pas été sauvés. Et puis, j'avais les ordres de M. le comte; +j'étais tenu d'obéir. + +Armand tendit la main à Valleroy. + +--Tu as rempli tout ton devoir, mon brave, lui dit-il, et au nom de ma +famille, en mon nom, je te remercie d'avoir sauvé mon frère. + +--Vous me remercierez quand j'aurai complété mon oeuvre, Monsieur le +vicomte, répondit Valleroy. + +--Que veux-tu dire? + +--Je veux dire que je partirai dès demain pour Épinal et que, dussé-je y +laisser ma peau, je délivrerai nos prisonniers. + +--Il a un plan, un plan superbe, ajouta Bernard. + +Armand secoua la tête et fit un geste de dénégation. + +--Je ne doute pas de la beauté de ton plan, Valleroy, reprit-il, ni du +courage que tu mettrais à l'exécuter; mais je doute de son efficacité. +Toute la noblesse de France conjurée, soutenue par l'or des puissances, +n'a pu délivrer le roi. + +--Justement parce que c'est le roi, et peut-être aussi parce qu'elle n'a +pas su s'y prendre. + +--Tu es libre de le croire; mais tu n'es pas libre d'aller exposer ta +vie sans mon consentement, et sans que nous ayons étudié le moyen +d'atteindre le but que nous poursuivons. Et puis si nous décidons qu'il +y a lieu de tenter cette grande entreprise, n'est-ce pas à moi qu'il +appartient d'agir? + +--Vous, Monsieur le vicomte, mais vous ne feriez pas trois pas dans +l'intérieur du royaume sans être arrêté! Songez que vous figurez sur la +liste des émigrés. Ce n'est pas de vous que vos parents peuvent attendre +un prompt secours. + +--Aussi n'ai-je pas dit que je veux partir: j'ai dit que je ne veux pas +que tu partes à la légère, sans accord préalable avec moi. D'ailleurs, +en cette circonstance, j'ai le devoir de consulter Mgr le comte +d'Artois. Peut-être sera-t-il d'avis qu'il vaut mieux attendre que les +armées coalisées soient en marche sur Paris. Alors il me sera facile de +m'engager à leur suite, et, en passant à Épinal, de rendre la liberté à +nos parents. + +--Mais est-il question de la mise en marche des troupes étrangères? +demanda Valleroy. + +--Elle est décidée, et, du même coup, celle de l'armée des princes. +Avant un mois nous serons à Paris. + +--Après avoir combattu sous les drapeaux de l'Autriche et de la Prusse, +et Français contre Français! Ce sera une victoire chèrement achetée. + +--Et qu'importe, si le résultat final nous dédommage! Si j'étais homme à +avoir comme toi des scrupules, crois-tu que les nouvelles que tu viens +de m'apporter ne les dissiperaient pas? Catholique, hier, je défendais +mon Dieu, et royaliste, je défendais mon roi; fils, je défends +aujourd'hui mon père. + +--Et la patrie. Monsieur le vicomte? + +--La patrie! Elle est là où est le drapeau royal. + +Un silence suivit ces paroles que Valleroy n'osa relever. Son dévouement +à la maison de Malincourt n'altérait pas l'indépendance de ses opinions. +Mais il y puisait l'énergie de ne pas les défendre contre ses maîtres, +même lorsque, sans le vouloir, ils les froissaient. Et puis, il +comprenait qu'un débat eût été en ce moment inutile et cruel, en +présence de deux fils livrés à la plus légitime douleur. Cependant, ce +fut une sensation d'une douceur infinie lorsque, après avoir parlé, il +sentit la petite main de Bernard se poser sur la sienne et la presser. +Il lui semblait que c'était un témoignage d'approbation, et il se +réjouit en pensant que, sur ces graves questions de patriotisme et +d'honneur, le coeur de l'enfant qu'il aimait battait à l'unisson du sien. + +Quant au vicomte, les coudes sur la table, le front dans ses mains, il +pleurait de nouveau en se rappelant que quinze jours avant, assis à la +même place, il avait son père en face de lui, qu'ils causaient ensemble +de leur réunion prochaine, en se leurrant de doux espoirs, et que ces +espoirs étaient maintenant détruits. Perdu dans ses souvenirs, que le +présent rendait plus affreux, il ne s'apercevait pas que Bernard, énervé +par la fatigue autant que par la douleur, s'attendrissait encore au +spectacle de celle de son frère, et allait, lui aussi, éclater en +sanglots. Ce fut Valleroy qui le rappela à la réalité. + +--Monsieur le vicomte, lui dit-il, pour vous-même et pour M. le +chevalier, il est nécessaire que vous ne vous laissiez pas abattre. La +situation est grave, mais non désespérée. Nous en viendrons à bout. + +--Tu as raison, Valleroy. Pleurer est indigne d'un gentilhomme. +Désormais, je serai courageux, je serai fort. Par exemple, si jamais les +misérables qui, ce soir, ont fait couler mes larmes me sont connus!... + +Et il eut un geste de menace. + +--Oh! pour cela, je vous aiderai, interrompit Valleroy en essayant de +rire, et le nommé Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, passera un +mauvais quart d'heure. + +À ce moment, le regard d'Armand s'arrêta sur son frère. Il le vit pâle, +les traits altérés. + +--Mais tu tombes de lassitude, mon pauvre chevalier, fit-il d'un accent +de tendre sollicitude. Et moi qui ne m'en apercevais pas, égoïste que je +suis! Allons, viens, rentrons. + +Il se leva. Alors seulement il s'aperçut que l'explosion de sa douleur +avait eu pour témoins les consommateurs réunis au café des +_Trois-Couronnes_, et que, de toutes parts, les yeux étaient fixés sur +lui. En même temps, le vidame d'Épernon, le marquis de Guilleragues, le +comte de Morfontaine s'approchaient. + +--Ne prenez pas en mauvaise part notre curiosité, mon cher Malincourt, +lui dit le vidame, mais, en voyant votre désespoir, vos amis se sont +inquiétés. Ne nous direz-vous pas quel événement vous afflige et +refuserez-vous de mettre à l'épreuve, en cette circonstance, notre +dévouement? + +--Messieurs, répondit Armand en désignant Bernard, je vous présente mon +frère, le chevalier de Malincourt. Chevalier, ajouta-t-il en s'adressant +à celui-ci, je te présente les plus brillants gentilshommes de France. + +Et les ayant nommés, il leur dit: + +--Le comte et la comtesse de Malincourt ont été arrêtés par les jacobins +d'Épinal, et le chevalier n'a pu se dérober au même sort qu'en prenant +la fuite. En apprenant de sa bouche ce funeste événement, je n'ai pas +été maître de mon émotion. Mais c'est fini maintenant, et je ne veux +plus songer qu'à délivrer nos parents et à tirer vengeance de leurs +persécuteurs. Au besoin, je ferai appel à votre aide, Messieurs. + +--Tu peux compter sur moi, vicomte, s'écria Guilleragues. + +--Sur moi aussi, ajouta Morfontaine. + +--Sur nous tous, reprirent quelques voix. + +Seul, le vidame d'Épernon, qui n'était pas soldat, ne s'associa pas à +cette manifestation. Mais, tandis qu'Armand se prodiguait en +remerciements et en reconnaissantes poignées de mains, il s'approcha de +Bernard et lui dit d'un ton affectueux: + +--Je vous plains de tout mon coeur, mon cher enfant, car c'est pitié de +vous voir, à peine entré dans la vie, en butte à d'aussi rudes épreuves. +Si vous voulez me rendre en confiance un peu de l'intérêt que vous +m'inspirez, je serai heureux de vous aider à supporter vos peines. + +--Oh! merci, Monsieur! s'écria Bernard avec effusion. + +À Coblentz, comme dans toutes les villes qui donnaient asile aux +émigrés, la plupart d'entre eux étaient réduits à la gêne ou même à la +misère. On comptait ceux dont les ressources suffisaient à leurs besoins +et qui pouvaient vivre sans faire appel à la générosité des princes ou à +la bienveillance des cours étrangères. Armand de Malincourt appartenait +à ce petit nombre de privilégiés. Grâce à la sollicitude paternelle, +grâce à l'emploi qu'il occupait auprès du second frère de Louis XVI, il +vivait dans l'aisance et pouvait même, de temps en temps, s'offrir le +luxe de venir en aide à un camarade. Dans le quartier le plus élégant de +Coblentz, il avait loué une petite maison, haute de deux étages, où il +résidait avec un seul domestique qui devenait tour à tour cuisinier, +maître d'hôtel, valet de chambre, palefrenier, selon les exigences du +moment. C'est là qu'en quittant le café des _Trois-Couronnes_, il +conduisit Bernard et Valleroy. Son appartement occupait le premier +étage. Mais, au second, se trouvaient des chambres où il les installa. +Bernard, excédé de fatigue, se mit au lit sans tarder et s'endormit à +peine couché. + +Le lendemain, quand il ouvrit les yeux, son frère était auprès de lui, +debout et déjà en grande tenue. + +--Oh! comme vous voilà beau, Armand! lui dit-il. Est-ce donc aujourd'hui +que vous partez en guerre? + +--Chaque chose vient à son heure, répondit Armand, et la guerre viendra +plus tard. Aujourd'hui, j'ai un autre devoir à remplir. Pare-toi de tes +plus beaux habits, chevalier, je vais te présenter à Mgr le comte +d'Artois. + +--Mes plus beaux habits! Hélas! Ils sont restés à Saint-Baslemont. + +--N'en as-tu pas d'autre que celui que tu portais hier? + +--Pas d'autre, mon frère. Le voilà sur cette chaise, regardez-le et vous +comprendrez que je ne puis aller chez un prince du sang en si pauvre +équipage. + +--Bah! ce n'est que demi-mal. Nous allons passer chez le fripier et +peut-être y trouverons-nous un costume à ta taille. + +--Mais si nous n'en trouvons pas? + +--Alors, nous en commanderons un au tailleur. + +--Le tailleur demandera plusieurs jours pour le faire, et ma visite au +prince devra être forcément remise. + +--Nous ferons notre visite quand même. Une fois n'est pas coutume, et +Monseigneur t'excusera, vu la gravité des circonstances. Allons, debout, +chevalier, et hâte-toi. + +Bernard s'empressa d'obéir. Valleroy étant entré sur ces entrefaites, +l'aida à se vêtir, et, quelques instants après, comme sonnaient 9 heures +à la cathédrale de Coblentz, les deux frères sortirent ensemble. De même +que la journée précédente, celle qui commençait s'annonçait radieuse. Le +soleil, déjà haut dans le ciel tout bleu, achevait de boire la fraîcheur +de la nuit. Dans les arbres des promenades, les oiseaux piaillaient, +mêlaient leurs cris aux chansons des joueurs de vielle et à la musique +des orgues de barbarie. Au milieu des places, des charlatans en costumes +mirifiques, juchés sur le siège de leurs voitures, récitaient leur +boniment, arrachaient les dents «sans douleur» ou débitaient des fioles +d'élixir bon à guérir toutes les maladies. Le long des quais du Rhin, +quelques compagnies de l'armée des princes s'exerçaient aux manoeuvres +militaires, et comme tous n'étaient pas encore armés, beaucoup de +soldats se servaient de bâtons. La foule des oisifs circulait lentement, +s'arrêtait à des échoppes en bois, dressées tout près du marché aux +herbes, où des femmes de la noblesse, obligées de travailler pour vivre, +vendaient des broderies, des dentelles, des étoffes, des parfums, des +estampes et des livres. Au coin d'une rue, Bernard vit son frère saluer +avec déférence un cireur de bottes, et comme il s'en étonnait: + +--C'est un bon gentilhomme du Poitou, répondit Armand. + +Un peu plus loin, une sémillante jeune femme arrêta le vicomte et lui +demanda si son linge n'avait pas besoin d'être ravaudé. Le jeune homme +la remercia en l'appelant madame la marquise. Puis il traita de baronne +une marchande de fleurs, et, comme Bernard ne pouvait dissimuler sa +surprise, il lui dit: + +--Ne t'étonne de rien, chevalier, tu en verras bien d'autres. Partout où +il y a des émigrés, ils font tous les métiers; cordonniers, cuisiniers, +gardes-malades, porteurs d'eau, comédiens, d'autres encore. Avant tout, +qu'on soit plébéien ou gentilhomme, il importe de ne pas mourir de faim. + +Tout en parlant, ils étaient arrivés devant la boutique d'un fripier, +reconnaissable aux innombrables habits accrochés à la devanture et dans +l'intérieur; habits de toutes sortes, de toutes nuances et pour toutes +conditions: en velours, en soie, en drap; les uns sans ornement, les +autres chargés de broderies d'or et d'argent ou agrémentés de dentelles, +mêlés à des chapeaux, à des bas de soie, à des souliers à boucles, à des +bottes, à des chemises, le tout, neuf ou vieux, étalé au tas dans une +confusion bizarre et criarde de formes et de couleurs. + +--C'est ici, fit Armand. + +Et sur le seuil de la boutique, au moment d'entrer, il ajouta: + +--Le propriétaire de toutes ces défroques est un ancien fermier général. +Le voilà qui vient vers nous. + +Un petit vieux, propret, turbulent, très affairé, s'avançait à leur +rencontre. + +--Qu'y a-t-il pour votre service, mes gentilhommes? demanda-t-il. + +--Nous voudrions un costume élégant pour M. le chevalier, lui dit Armand +en désignant son frère, un costume de cour qui lui fasse honneur et +profit, sans coûter un gros prix. + +--M. le chevalier est de petite taille, observa le marchand, et je ne +sais si nous trouverons... Parbleu, j'ai votre affaire, s'écria-t-il +tout à coup, en se frappant le front. C'est la garde-robe des enfants +d'un duc, qui me l'a cédée l'an dernier, au moment de partir pour Rome. +Il était pressé de se mettre en route, et comme les fonds qu'il +attendait n'arrivaient pas, j'ai pourvu aux frais de son voyage. Il m'a +laissé ses malles en gage. + +Il s'enfonça dans son magasin, disparut un moment derrière un comptoir +chargé de marchandises, et revint bientôt, traînant péniblement un +immense coffre en bois à ferrures. + +--Nous devons trouver là-dedans ce qu'il vous faut, dit-il, en +l'ouvrant, après s'être essuyé le front. + +Il en tira d'abord toute une toilette de petite fille, une robe en soie +rose, une écharpe blanche, en gaze, à paillettes d'or, une guimpe en +point de Malines, et enfin une mante en satin, couleur feuille morte, à +triple collet, bordée autour du cou d'une fine fourrure de petits gris. +Il maniait délicatement ces divers objets et les mit de côté, en faisant +remarquer qu'ils avaient appartenu à la fille cadette de M. le duc, une +jolie blonde de sept ans. + +--L'âge de Nina, pensa Bernard en jetant un regard de convoitise sur la +toilette de la petite duchesse. + +--Voici ce que je cherchais, ajouta triomphalement le marchand. + +Et il présentait à Bernard, en les dépliant devant lui, un habit en +soie, couleur chocolat, à boutons en similor, un gilet gris perle en +satin, à semis de fleurettes bleues, une culotte de même étoffe et de +même nuance, avec les bas assortis, des souliers à boucles et un +tricorne à la mode de 1789. + +--Ceci doit vous aller comme un gant. Monsieur le chevalier, et c'est +neuf, entièrement neuf. Remarquez qu'aucun de ces vêtements n'a été +porté. + +--Le tout est qu'ils soient à ma mesure, objecta Bernard. + +--Nous allons nous en assurer. Venez, mon jeune gentilhomme. + +Le marchand entraînait Bernard dans son arrière-boutique, en priant +Armand d'attendre. La transformation fut vite opérée, et le vicomte vit +reparaître son frère, vêtu selon son rang, charmant dans sa tenue +nouvelle. + +--C'est à croire qu'on l'a fait pour lui, répétait le petit vieux en +s'extasiant; oui, c'est à le croire. + +--Et le prix? demanda le vicomte. + +--Pour vous, mon officier, c'est soixante-quinze livres, tout au juste. + +--Je ne marchande pas; voici votre argent. + +Armand jeta trois louis sur le comptoir, et s'adressant à son frère: + +--Filons vite, chevalier, Monsieur fera porter chez nous les vêtements +que tu viens de quitter. + +Mais, au lieu d'obéir à son aîné, Bernard interrogeait le marchand, en +lui désignant la robe rose, l'écharpe blanche, la guimpe en point de +Malines et la mante à triple collet. + +--Combien voulez-vous vendre ceci, Monsieur? + +--Vingt-cinq livres seulement, à cause de la difficulté que j'ai à m'en +défaire. + +--Mon frère, continua Bernard en se tournant vers Armand, permettez-moi +d'offrir ces parures à une pauvre petite fille avec qui j'ai fait la +route de Mayence à Coblentz? + +--Ton amie Nina dont Valleroy m'a parlé? À ton aise, chevalier. Voici un +louis de plus, Monsieur le marchand. + +Une pièce d'or alla rejoindre les trois autres. Puis, après que Bernard +eut donné l'ordre d'apporter chez le peintre Venceslas Reybach, pour +Mlle Nina, les objets qu'il venait d'acheter, les deux frères sortirent +pour se rendre au château de Schonbornlust, somptueuse résidence située +aux portes de la ville et mise par l'électeur de Trêves à la disposition +des princes français. + +Au fur et à mesure qu'ils avançaient, les maisons s'espaçaient. Ils se +trouvèrent bientôt en pleine campagne, sur une route qu'ombrageaient de +vieux arbres déjà poudreux de la poussière du jour, et tout au bout de +laquelle le château dressait sa masse imposante. Sur cette route, les +piétons étaient nombreux, tous des émigrés, à en juger par les costumes +des hommes, les toilettes des femmes, les uniformes des officiers. Plus +rares étaient les voitures. Cependant, il en passait quelques-unes, +antiques et vénérables berlines pour la plupart traînées par de lourds +chevaux que conduisaient des cochers à la livrée usée et défraîchie. +Parmi ces équipages d'un autre temps, Bernard aperçut un de ces +cabriolets, appelés «pots de chambre», qu'ils avaient vus souvent à +Paris. + +--Un fiacre de Paris à Coblentz! s'écria-t-il. + +--Nous en avons une douzaine, répondit Armand. Ils ont amené des +émigrés, et les cochers, la course faite, ont trouvé plus simple de +rester ici que de retourner en France. + +Ainsi, tout était pour Bernard sujet de surprise: des princes français +en Allemagne, la noblesse dans l'exil, des gentilshommes vivant du +travail de leurs mains, des grands seigneurs et des grandes dames s'en +allant à pied par les routes, des fiacres entreprenant des voyages de +trois cents lieues, et lui, le chevalier de Malincourt, jeté tout à coup +dans cette existence aventureuse et se rendant à l'audience du comte +d'Artois, ayant sur le dos des vêtements d'emprunt, la défroque d'un +petit duc qui sans doute à cette heure menait la même vie nomade que +lui! + +Cependant, il continuait à interroger Armand: + +--Est-ce que tous ces gens se rendent à Schonbornlust, mon frère? + +--Ils vont, comme nous, faire leur cour à nos seigneurs les princes, +qui, tous les matins, reçoivent la noblesse. + +--Manifeste-t-elle toujours le même empressement? + +--Aujourd'hui, l'affluence est plus nombreuse que de coutume. Cela tient +à ce que la nouvelle s'est répandue que le prince de Nassau est revenu +de Saint-Pétersbourg, apportant un million de livres que l'impératrice +Catherine offre aux frères du roi de France pour subvenir aux frais de +la campagne qui se prépare. Il y a beaucoup de malheureux parmi les +émigrés. Ils se hâtent avec l'espoir qu'en arrivant les premiers ils +recueilleront quelques gouttes de cette pluie d'or. + +--Mais si on leur distribue le million, objecta Bernard, il ne restera +plus rien pour les frais de la campagne? + +Armand regarda son frère, comme s'il eût été frappé par la justesse de +cette remarque et surpris de l'entendre sortir de la bouche d'un enfant. +Mais il n'y répondit pas. + +Qu'aurait-il pu répondre, sinon que la misère et l'exil sont choses +lamentables et compromettent le succès des meilleures causes. Il ne le +savait que trop, lui qui, depuis dix-huit mois, avait vu des sommes +énormes se fondre entre les mains des princes, absorbées, sans profit +pour la cause de la royauté, par l'entretien de leur maison et les +pressants besoins des gentilshommes qui formaient leur cour. + +D'ailleurs, on arrivait au château. Deux soldats de la garde des princes +se promenaient devant la porte, silencieux, le fusil sur l'épaule. Ils +présentèrent les armes au vicomte de Malincourt qui passa, suivi du +chevalier. + + + + +CHAPITRE V + +PRINCES ET GRANDS SEIGNEURS + + +L'intérieur du château du Schonbornlust présentait la même animation que +l'intérieur du palais de Versailles aux beaux jours de la royauté, à +l'heure du lever du roi. Au pied de l'escalier, des soldats formaient +des groupes bruyants, en attendant le moment d'aller prendre faction sur +quelque point de la vaste demeure. En haut, des suisses armés de +hallebardes gardaient l'entrée du salon d'attente, qui précédait le +cabinet des princes. De toutes parts, dans l'allure et la tenue des +gens, dans les consignes, dans la diversité et l'éclat des uniformes, se +révélaient le souci de l'étiquette, la constante préoccupation des +représentants de la monarchie de s'entourer, dans l'exil, d'un appareil +décoratif aussi pompeux que celui dont elle avait été, durant des +siècles, entourée en France. + +La porte du salon d'attente s'ouvrit devant Armand, avant même qu'il eût +fait un signe, car les suisses le connaissaient, et, en sa qualité +d'officier attaché à la personne du comte d'Artois, il avait accès +partout, à tout instant du jour et de la nuit. À sa suite, Bernard se +trouva donc tout à coup, sans avoir attendu ni sollicité, parmi les +personnages les plus considérables de la cour de Coblentz. Ils +remplissaient déjà la vaste et luxueuse salle, très imposante avec ses +boiseries sculptées et ses lambris dorés. Devant le cabinet des princes, +se tenaient immobiles deux gardes du corps, l'épée au poing, et tout à +côté, assis à une petite table, un gentilhomme de la chambre qui +inscrivait les noms des arrivants et désignait à ceux qui avaient obtenu +une audience particulière l'heure à laquelle ils seraient reçus. + +À tout moment, cette porte s'entre-bâillait pour laisser entrer ou +sortir des visiteurs. Quelques-uns étaient introduits sans attendre, sur +le simple énoncé de leur nom. Ceux-là étaient les membres du Conseil, à +qui leur fonction assurait cette faveur. Sur le visage de ceux qui +sortaient, ceux qui attendaient leur tour cherchaient à saisir un +reflet, une impression, quelque trait propre à les fixer sur le sort de +la requête qu'eux-mêmes venaient présenter. Ils allaient et venaient, +impatients, dissimulant mal leur anxiété, interrogeant du regard le +gentilhomme chargé de les appeler et de les conduire auprès des princes. +Très mêlée et très bigarrée, cette foule! À côté de hauts seigneurs, +faisant montre de leur nom et de leurs titres, on voyait des individus +d'humble mine, solliciteurs d'argent ou solliciteurs d'affaires, les uns +venus au nom des royalistes de leur province apporter des plans ou +quémander des secours, les autres gentillâtres obscurs en quête d'un +emploi dans l'armée royale, ou encore des banquiers juifs, cherchant à +faire accepter leurs services. Tous n'avaient pu obtenir audience. Mais, +comme ils savaient que les princes traversaient le salon d'attente en se +rendant à la chapelle du château pour la messe et en revenant, ils +tenaient à se trouver sur leur passage pour se faire voir et saisir +l'occasion de toucher un mot de ce qui les avait amenés. + +Au milieu de cette assemblée, Bernard fut d'abord perdu et tout étourdi. +Son frère distribuait saluts et poignées de mains, s'inclinait +respectueusement devant certains personnages, en traitait +dédaigneusement d'autres qui semblaient se courber à ses pieds. Au +passage, il présentait Bernard à quelques-uns qui l'accueillaient avec +bienveillance, mais que, dans la cohue, celui-ci avait à peine le temps +d'entendre et d'entrevoir. Ce fut pour le pauvre enfant, pendant +quelques minutes, un inexprimable trouble, presque de l'effarement. +Mais, soudain, il se trouva en présence du vidame d'Épernon. Le fringant +et aimable vieux, assis auprès d'une croisée, paraissait se divertir à +observer la physionomie des allants et venants et à tâcher de deviner +les préoccupations qu'elle dissimulait. La veille, au café des +_Trois-Couronnes_, il avait adressé à Bernard d'affectueuses paroles, et +d'instinct l'enfant se sentait attiré vers lui. Il allait le saluer, +quand Armand se jeta entre eux. + +--Pardieu! voilà qui se trouve bien, dit-il. Monsieur le vidame, je +sollicite vos bontés pour mon frère. Je cherchais quelqu'un à qui le +confier pendant que je vais rentrer chez Monseigneur pour l'annoncer. +Voulez-vous, pour quelques instants, le prendre sous votre égide? Je ne +saurais le mettre en meilleures mains. + +--Je m'en charge volontiers, répondit M. d'Épernon. + +Et tandis qu'après l'avoir remercié le vicomte s'éloignait, il dit à +Bernard en lui désignant une chaise à son côté: + +--Asseyez-vous près de moi, chevalier. On est très bien ici pour voir ce +qui peut vous intéresser. + +Bernard obéit, et ils restèrent là, tous deux, l'enfant assis au bord de +la chaise, son chapeau sur les genoux, le vieillard enfoncé dans son +fauteuil, sa canne droite entre ses jambes croisées, tournant dans ses +doigts sa tabatière dont les pierreries étincelaient au soleil, entrant +à flots par la croisée. + +--Vous étiez triste et bien las, hier, mon enfant, dit M. d'Épernon à +Bernard. Vous sentez-vous mieux, ce matin? + +--Oui, Monsieur, et je vous remercie pour la sollicitude que vous me +témoignez. + +--Elle est toute naturelle. Dès que je vous ai vu, je me suis intéressé +à vous, à vos malheurs. Il faudrait avoir un coeur de pierre pour n'en +pas être ému. Et voyez, ajouta-t-il avec un sourire, si vous interrogiez +la plupart de ceux qui ne me connaissent que de réputation, ils vous +diraient que le vidame d'Épernon n'est qu'un vieil égoïste sans +entrailles. + +--Vous avez, cependant, l'air bon et humain, observa Bernard. + +--Et cet air n'est pas trompeur, croyez-le, chevalier. Il serait +malséant de faire mon éloge. Au milieu de la société besogneuse et +mendiante que vous voyez ici, j'ai le bonheur de n'être à charge à +personne. J'ai trouvé dans l'héritage de mes parents des terres en +Bavière. J'en touche le revenu librement et je vis à Coblentz comme je +vivrais à Paris, si j'avais cru prudent d'y rester. En de telles +conditions, je serais ingrat envers le ciel si je ne venais en aide à +d'autres moins heureux que moi. Mais, grâce à Dieu, je n'ai point manqué +à ce devoir. + +--Mais alors, Monsieur le vidame, d'où vous vient cette réputation +d'égoïsme? + +M. d'Épernon protesta d'un geste, et se redressant, il reprit: + +--D'où elle me vient, cette réputation imméritée? De ma franchise, de ce +que je n'approuve pas tout ce qui se passe ici et de ce que j'ose le +dire, de ce que je m'irrite au spectacle des sottises, des hypocrisies, +des bassesses dont je suis le témoin. Plus tard, quand on parlera du +temps où nous vivons, vous et moi, on vous dira que les princes frères +du roi se sont héroïquement dévoués à leur aîné, que la noblesse de cour +s'est sacrifiée pour la cause royale... N'en croyez rien, mon enfant. + +--Cependant, Monsieur, il y a ici de grands dévouements. + +--Ils n'existent qu'en apparence, chacun songe à soi. Ces gens que vous +voyez se presser à la porte de nos seigneurs ne sont là qu'avec l'espoir +de tirer d'eux pied ou aile. C'est à qui les exploitera le mieux. Autour +d'eux, tout est intrigues, rivalités. Le comte de Calonne, leur homme de +confiance, leur ministre, le personnage le plus puissant de +l'émigration, jalouse le baron de Breteuil, l'homme de confiance du roi, +et le baron de Breteuil jalouse le comte de Calonne, lequel, en sa +qualité d'ami du comte d'Artois, est battu en brèche par le comte de +Jaucourt, ami de Monsieur, comte de Provence. Ces divisions, au sommet, +se répercutent à tous les degrés de l'échelle sociale et produisent de +funestes conséquences. Les princes eux-mêmes, unis à la surface, sont +désunis au fond. Condé, leur cousin, ne veut pas se soumettre à eux et +eux ne veulent pas se soumettre au roi. + +--Ils agissent pourtant en son nom, objecta Bernard. + +--En son nom sans doute, mais contre lui. Monsieur, comte de Provence, +déteste la reine, et, malgré le roi, voudrait être régent. Le comte +d'Artois se plaint de Monsieur et déclare, comme lui, que le roi n'étant +pas libre a perdu le droit d'ordonner. Ils ne se mettent d'accord que +pour le blâmer, le bafouer et lui désobéir. Ils voudraient bien qu'il +fût sauvé, mais non par d'autres que par eux, et quiconque n'est pas de +leur avis perd leur faveur et tombe en disgrâce. Cette disgrâce, moi qui +vous parle, j'en ai subi les effets. + +--Vous, un vaillant gentilhomme, un serviteur éprouvé de la monarchie! + +--Sans doute, mais j'ai l'impardonnable tort d'avoir proclamé que, par +certains côtés, la Révolution était légitime, qu'elle serait déjà finie, +si l'on avait donné satisfaction à celles de ses exigences qui étaient +fondées, et surtout si l'on ne s'était attaché à exciter contre la +France les puissances étrangères. Oui, poursuivit M. d'Épernon, qui +s'animait, je passe ici pour un frondeur, pour un sceptique, pour un +jacobin, et si l'on me ménage encore, c'est qu'aux jours de détresse on +a trouvé ma bourse ouverte et qu'on se flatte d'y recourir encore. Mais, +quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, on ne m'empêchera pas de penser et +au besoin d'affirmer tout haut que la politique de Coblentz est une +politique fatale, et qu'après avoir perdu la monarchie, elle enverra la +famille royale à l'échafaud. + +Bernard, très impressionné par ce qu'il entendait, s'étonnait de +retrouver dans la bouche du vidame d'Épernon des propos que, en d'autres +circonstances, il avait entendu tenir à son père et à Valleroy. + +--Êtes-vous d'avis, Monsieur, que la noblesse eût mieux fait de ne pas +émigrer? demanda-t-il. + +--Oui, certes, et ceux-là ont été bien coupables qui ont donné l'exemple +de la fuite. + +--Mais vous-même, Monsieur? se permit de dire Bernard. + +--Oh! moi, je n'ai pas donné l'exemple, je l'ai suivi. Je n'ai pas +émigré en 1789, mais en 1791, quand les irréparables fautes des princes +et des gentilshommes partis les premiers n'ont plus permis aux autres de +rester en France. + +Au cours de cet entretien, qui en apprenait long à Bernard, le salon +s'était rempli au point d'y rendre impossible la circulation. Il régnait +une chaleur lourde qui ajoutait à l'excitation des paroles échangées +bruyamment. Quand s'ouvrait la porte du cabinet des princes, un +mouvement se produisait dans cette foule. Toutes les têtes se tournaient +du même côté, accompagnant d'un regard d'envie ceux qu'appelait le +gentilhomme de la chambre pour les introduire auprès des Altesses +Royales. Soudain, le mouvement s'accentua, la rumeur des conversations +devint plus forte. Instinctivement, et sans qu'aucun ordre eût été +donné, la foule se divisa, de manière à laisser un passage libre de +l'entrée du salon au cabinet des princes. Trois personnages venaient +d'apparaître devant lesquels tous les fronts se courbaient. Ils +s'avançaient lentement, saluant à droite et à gauche, non sans un peu de +hauteur dédaigneuse, qui se marquait surtout chez celui qui paraissait +servir de guide aux deux autres. + +--Voulez-vous voir de près les hommes du jour, chevalier? demanda en se +levant M. d'Épernon à Bernard. Montez sur votre chaise et regardez. +Celui qui marche au milieu, en uniforme de général prussien, est le duc +régnant de Brunswick, à qui l'Autriche et la Prusse ont confié le +commandement supérieur des armées qu'elles envoient contre la +Révolution. Il est arrivé tout à l'heure pour attendre ici les troupes +qu'il doit commander, et il vient présenter ses hommages aux frères de +Louis XVI. Tel que vous le voyez, avec ce ventre proéminent, cette +démarche lourde, ce nez busqué, ces gros yeux ronds et cette tête carrée +d'Allemand, il n'a tenu qu'à lui de devenir roi des Français, oui, mon +enfant, roi des Français. L'abbé de Talleyrand-Périgord et ses amis ne +s'étaient-ils pas imaginé de lui offrir la couronne! + +--Cet étranger sur le trône des Bourbons! s'écria Bernard. + +--Il a refusé et il a bien fait. On dit qu'il possède tout le génie +nécessaire pour délivrer le roi et le rétablir dans son autorité, on le +dit, mais personne n'en est sûr. À sa droite, c'est le prince de Nassau, +un aventurier de haute extraction, mais un aventurier qui a couru le +monde, tour à tour au service de la France et de la Russie, et qui s'est +offert, grâce à sa fortune, le luxe de devenir le trésorier des princes, +leur chevalier servant, leur courtisan et même leur ambassadeur. Il +revient de Saint-Pétersbourg. C'est lui qui a porté le million dont nous +parlions tout à l'heure. + +--Et le troisième, Monsieur, celui qui marche à gauche du duc? + +--Celui-là, c'est le véritable roi de Coblentz, M. de Calonne. + +Bernard observait avidement. Il vit passer un homme assez grand, mince, +touchant à la soixantaine, portant haut la tête, au sommet de laquelle +une perruque cachait mal les cheveux déjà gris et marchant avec une +affectation d'élégance hautaine, qui évoqua dans l'imagination de +l'enfant l'image d'un paon faisant la roue. + +À l'aspect des nobles visiteurs qui s'avançaient, les gardes du corps +placés à l'entrée de l'appartement des princes s'étaient empressés d'en +ouvrir la porte. Au même instant, sortait de cet appartement un homme +encore jeune, à la figure osseuse et maigre, d'un caractère ascétique, +au regard pénétrant, les cheveux en coup de vent. Il s'effaça pour +laisser passer les nouveaux venus, et s'inclina quand ils défilèrent +devant lui. Puis, comme il relevait la tête, il aperçut M. de Calonne +qui lui souriait d'un air de condescendance railleuse en accompagnant le +sourire d'un geste de salut protecteur. Il répondit en courbant de +nouveau le front, mais sans bassesse, très sérieux, très froid, et se +faufila dans le salon d'attente, tandis que la porte se fermait sur ses +talons et dérobait aux profanes le sanctuaire où venaient d'être +introduits le ministre Calonne, le duc de Brunswick et le prince de +Nassau. Mais, une fois en présence du flot pressé des courtisans, il fut +tout décontenancé. Il ne connaissait aucun d'eux, et, s'ils le +connaissaient, ils ne voulaient pas lui faire accueil, car il les vit +lui tourner le dos et s'éloigner de lui comme d'un pestiféré. + +--Quel est cet homme dont chacun s'écarte? demanda Bernard au vidame +d'Épernon. + +--Un messager envoyé officieusement par le roi à ses frères, répondit M. +d'Épernon, en saluant avec bienveillance l'inconnu. À la manière dont on +le reçoit, qui s'en douterait? Mais à Coblentz, les ambassadeurs des +Tuileries ne sont pas en odeur de sainteté. M. Mallet du Pan est en +train d'en faire l'expérience. Il a porté ici des ordres ou des avis qui +déplaisent. On le sait, et vous voyez qu'on le traite en paria. Du +reste, on ne comprendrait guère que Sa Majesté ait choisi pour +l'investir de sa confiance un homme de peu, un gazetier comme l'est M. +Mallet du Pan, si l'on ne savait que, prisonnier dans son palais, Louis +XVI n'est pas libre de communiquer à son gré avec ses frères. + +M. Mallet du Pan avait vu M. d'Épernon. Il le rejoignit, tout heureux de +trouver à qui parler. Le vidame l'interrogea à demi-voix. + +--Eh bien, Monsieur, êtes-vous satisfait de votre entrevue avec leurs +Altesses Royales? + +--Non, Monsieur le vidame, et vous vous en doutez bien, vous qui savez +qu'à Coblentz on ne tient aucun compte de l'autorité du roi. On me +l'avait dit quand j'ai quitté Paris; M. le maréchal de Castries, que +j'ai vu à Cologne, me l'avait répété. Mais je ne pouvais croire que les +princes poussaient à ce point le mépris pour les ordres de leur frère... + +--Ils vous ont mal reçu? + +--En ennemi, pour dire le mot, et, à mes pressantes exhortations pour +les détourner de prendre part à la guerre contre la France, ils ont +répondu en se moquant du roi. Ah! Monsieur le vidame, pourquoi tout le +monde ici ne vous ressemble-t-il pas? Pourquoi M. de Calonne est-il le +maître? + +Il soupira, puis, après avoir adressé ses compliments à M. d'Épernon, il +s'éloigna, traversant la foule pour regagner la sortie. Maintenant, dans +la vaste pièce, on ne parlait plus qu'à voix basse, comme si chacun eût +été pénétré de la gravité des conversations qui se tenaient de l'autre +côté de la porte close, et se fût attaché à ne pas les troubler. On +attendit ainsi pendant vingt minutes environ. Puis cette porte se +rouvrit, et on vit sortir les trois personnages qu'on avait vus entrer. +La visite officielle terminée, ils se retiraient comme ils étaient +venus. Mais, derrière eux, sur le seuil du cabinet des princes, se +montrait le vicomte Armand. D'un signe, il appela son frère. Celui-ci +courut à lui. + +--Mgr le comte d'Artois consent à te recevoir, dit l'aîné. Viens vite: +nous n'avons qu'une minute avant la messe. + +Bernard suivit Armand et se trouva soudain en présence des deux princes, +frères du roi de France. Ils n'étaient d'un grand âge ni l'un, ni +l'autre: Monsieur, comte de Provence, avait trente-cinq ans; le comte +d'Artois, trente-deux. Mais, auprès de l'aîné, le plus jeune, avec sa +taille svelte, son regard clair, sa figure fine et rosée, semblait un +enfant, tandis qu'auprès du plus jeune, le corps obèse, enflé par la +goutte, le masque lourd et déjà ridé, l'aîné semblait un vieillard. Tous +deux portaient un habit en drap bleu, à boutons d'or, flottant sur un +gilet blanc, et sur ce gilet le grand cordon des Ordres du roi. Sous des +bas noirs en soie, les jambes du comte d'Artois se dessinaient +fringantes et nerveuses, tandis que celles de Monsieur apparaissaient +épaisses et traînantes dans des guêtres qui montaient jusqu'au genou. +Comme écrasé par son précoce embonpoint, ce prince était assis auprès +d'une croisée ouverte, dans un fauteuil très large, fait exprès pour +lui, et écoutait un de ses secrétaires qui lui lisait une lettre de +façon à n'être entendu que de cinq ou six personnages, membres du +Conseil intime, qui, tout en écoutant, gardaient une attitude de +déférence. Le comte d'Artois, au contraire, allait et venait, parlait à +son frère, voltigeait vers une table où travaillaient deux commis de la +correspondance, dictait une phrase à l'un, jetait un ordre à l'autre, +adressait entre temps la parole à ses officiers groupés dans un coin, +pétulant, bruyant, toujours en mouvement, ayant réponse à tout, sans +embarras ni réflexion. + +Le hasard de sa marche à travers la salle l'amena vers les messieurs de +Malincourt, qui attendaient, immobiles, qu'il leur adressât la parole. + +--Est-ce là votre frère, vicomte? dit-il à Armand en s'arrêtant devant +eux. + +--Mon frère, le chevalier Bernard de Malincourt, oui, Monseigneur. + +--Vous nous avez apporté de tristes nouvelles, Monsieur le chevalier, +continua le comte d'Artois d'une voix indifférente, comme si ses lèvres +eussent exprimé d'autres idées que celles dont son esprit était +maintenant assailli. Nous sommes sensibles à vos malheurs, car nous +tenons le comte de Malincourt, votre père, pour un féal serviteur, +quoique son zèle ait paru refroidi par le retard qu'il a mis à nous +rejoindre, en dépit de nos avertissements; comme si les bons royalistes +pouvaient hésiter à nous obéir. Mais ces malheurs sont réparables et +seront réparés avec les autres. Le règne des méchants touche à son +terme. + +En écoutant le prince, Armand s'était presque agenouillé, témoignant +ainsi sa reconnaissance. Mais Bernard, lui, ne retenait qu'un trait du +langage qu'il venait d'entendre, le blâme indirect infligé à son père. +Ses joues s'empourprèrent, son regard protesta, et, au lieu de +s'incliner, il resta la tête haute. L'auguste interlocuteur ne comprit +pas, et, interpellant un des personnages groupés autour de Monsieur, un +gros homme aux cheveux grisonnants: + +--Quand serons-nous à Paris, marquis de Bouillé? demanda-t-il. + +Le général marquis de Bouillé, qui ne pouvait se consoler d'avoir été +impuissant à sauver le roi, lors de la fuite à Varennes, tourna vers le +comte d'Artois son morne et martial visage et répondit: + +--Vers les derniers jours d'août, Monseigneur, si M. le duc de Brunswick +tient ses promesses. + +--Dans six semaines, vos parents seront en liberté, Messieurs, reprit le +comte d'Artois avec assurance en s'adressant aux frères de Malincourt. + +Il passa. L'audience était terminée, et Armand déjà entraînait son frère +quand s'éleva, dans le silence, la voix grave de Monsieur. Elle +interrogeait: + +--Quel est ce jeune enfant? + +À cette question, les deux frères revinrent sur leurs pas, et Armand +répondit: + +--C'est mon cadet, Monseigneur. + +--Qui donc m'a parlé de lui? Ah! je me souviens, c'est dans un rapport +de police que j'ai lu tout à l'heure le récit de son arrivée au café des +_Trois-Couronnes_, hier soir, Eh bien, vicomte, il faut lui dire de se +consoler, de se rassurer. Il verra de meilleurs jours. Qu'il travaille, +et, à notre retour à Paris, nous le ferons entrer au corps des pages. + +Puis tout retomba dans le silence aux entours de Monsieur. Quant au +comte d'Artois, il avait repris sa pétulante promenade de l'un à +l'autre. Armand, comprenant que la bienveillance des princes était +épuisée, allait se retirer. Mais il n'en eut pas le temps. La pendule +ayant sonné dix heures, le comte de Provence se leva: + +--La messe, mon frère, s'écria-t-il. + +Son frère se rapprocha de lui. Un gentilhomme remit à chacun d'eux un +paroissien, un chapeau et, en plus, une canne à l'aîné. La porte qui +donnait sur le salon d'attente fut ouverte: on entendit résonner sur les +dalles le bruit des hallebardes, et comme le cortège se mettait en +marche, Bernard perçut ces trois mots jetés à la foule des courtisans: + +--Les princes, Messieurs. + +Alors, ce fut dans cette foule une agitation et une rumeur qui +éclatèrent brusquement, qui s'apaisèrent presque aussitôt. Les princes +s'avançaient au milieu d'elle, dans un calme tel qu'on eût entendu voler +une mouche si, de temps en temps, eux-mêmes ne l'avaient troublé en +adressant la parole à quelqu'un de ceux qui formaient la haie sur leur +passage. Armand avait pris sa place accoutumée derrière le comte +d'Artois; Bernard marchait à côté de son aîné, mais sans rien distinguer +de ce que disaient les princes, quand ils parlaient, bien qu'il le +devinât à l'expression des visages. C'étaient des encouragements aux +uns, des refus à d'autres; ici un éloge, là un blâme, et personne ne +répondait. De toutes parts, on ne voyait que bustes inclinés et têtes +courbées. + +La chapelle était au rez-de-chaussée, à l'autre extrémité du château. En +y arrivant, Bernard fut tout heureux de se retrouver à côté du vidame +d'Épernon. + +--Permettez-moi de rester auprès de vous. Monsieur le vidame, lui +dit-il, et daignez me nommer encore les personnages fameux. + +--Avec plaisir, chevalier, répondit M. d'Épernon. Mais, dites-moi, vous +avez approché Leurs Altesses Royales! Vous ont-elles consolé? + +--Elles m'ont parlé brièvement et je n'ai rien trouvé à leur répondre. + +--Vous étiez intimidé? + +--Irrité plutôt, répliqua Bernard. + +Et il raconta les détails de l'audience. + +--Toujours les mêmes, observa M. d'Épernon, se croyant déjà les maîtres +et professant la haine de quiconque ne partage pas leurs téméraires et +imprudentes ardeurs. + +À ce moment, dans la chapelle, chacun avait pris sa place. Mgr de +Conzié, évêque d'Arras, montait à l'autel. Au premier rang des fidèles, +à droite, on voyait Madame, comtesse de Provence; derrière elle, +l'orgueilleuse comtesse de Balbi, sa dame d'honneur, que l'amitié de +Monsieur avait faite reine de l'émigration; la belle et modeste Louise +de Polastron, favorite du comte d'Artois, et la princesse de Monaco, la +vieille amie du prince de Condé, venue de Worms le matin, envoyée par +lui pour faire connaître aux frères du roi la détresse de l'armée qu'il +commandait. À gauche, se tenaient ceux-ci, ayant à côté d'eux le duc +d'Angoulême et le duc de Berry, fils de l'un et neveux de l'autre, tous +deux encore enfants. + +Le vidame d'Épernon désignait au chevalier, en les nommant, ces hauts +personnages. Puis, celui-ci, sa curiosité satisfaite, s'agenouilla et se +recueillit. Alors sa pensée, un moment distraite, s'envola vers +Saint-Baslemont. Il ne vit plus ni princes, ni princesses, ni grands +seigneurs, ni grandes dames. Bercé par l'harmonie des chants religieux +que l'orgue accompagnait, il revoyait le château où il était né, son +père, sa mère. Il revivait tour à tour les jours heureux et les jours +tristes, et la comparaison de ce passé avec le présent, son isolement au +milieu de cette cour en apparence brillante, misérable en réalité, où il +savait bien qu'il ne trouverait aucun secours, faisaient monter à ses +yeux les larmes qui gonflaient sa poitrine, à ses lèvres des prières... +Il resta longtemps ainsi. + +--Venez-vous, chevalier? lui dit le vidame d'Épernon. C'est fini. + +Les princes étaient sortis sans qu'il s'en aperçût. La foule se pressait +sur leurs pas, dans le bruit des chaises sur les dalles, dans la rumeur +des voix; que grossissait la sonorité des voûtes. Bernard suivit le +vidame, mais il le perdit à la porte de la chapelle. Alors il revint +dans le salon d'attente. C'est là que le retrouva son frère, quelques +instants après, et ils quittèrent le château pour rentrer à Coblentz. +Maintenant rassasié des splendeurs de la cour des princes, Bernard avait +hâte de revoir Nina. + +Dans sa modeste maison, située au coeur de la ville, le peintre Venceslas +Reybach vivait seul avec sa gouvernante, Fraulein Lisbeth, qui le +servait, depuis quarante ans. Indépendamment de l'atelier, l'habitation +ne se composait que de deux chambres, l'une occupée par le peintre, +l'autre par Fraulein. Aussi l'arrivée de deux étrangères dans cette +demeure exiguë avait-elle pris aux yeux de la vieille gouvernante les +proportions d'une inoubliable aventure. Pour la contraindre à les y +installer, il avait fallu la volonté formelle de son maître. Il s'était +empressé de céder sa chambre à tante Isabelle et à Nina, se résignant +lui-même à coucher dans son atelier sur un matelas jeté par terre. Après +avoir dormi comme au bivouac, il s'était mis au travail dès le matin et +n'avait interrompu sa tâche que pour céder la place à Lisbeth qui venait +dresser le couvert pour le dîner. + +Maintenant, le repas s'achevait. On dînait alors à midi, et les +aiguilles de l'antique cartel en cuivre, accroché au mur, au-dessus d'un +grand buffet flamand, allait marquer une heure. C'est dire que, ce +jour-là, le repas de Reybach, qui l'expédiait ordinairement en dix +minutes, avait duré plus que de coutume. Il est vrai qu'un solitaire +comme lui n'a pas tous les jours à sa table une aimable tante Isabelle +et une mignonne Nina, et que, lorsqu'un heureux hasard les a conduites, +il est bien excusable de s'attarder aux charmes d'une aussi séduisante +compagnie. Un jour radieux entrait dans l'atelier par une vaste baie, +inondait d'une lumière chaude les tableaux épars sur des chevalets, les +vieux meubles ramassés un peu partout par Reybach, au hasard de ses +voyages en Allemagne et dans les Flandres, et au milieu desquels il +vivait comme un de ces peintres du XVIe siècle dont il portait le +costume autant parce qu'il le trouvait commode et seyant qu'afin de +témoigner de son enthousiasme pour l'époque de la renaissance artistique +dont il suivait les traditions. + +Amadouée par la bonne grâce de la comédienne et les caresses de +l'enfant, Fraulein, le repas terminé, s'était retirée dans sa cuisine, +et Venceslas Reybach causait librement avec ses petites amies. À cette +heure, l'entretien roulait sur un incident qui venait de se produire. +Quelques instants avant, un homme était entré, apportant un paquet pour +Mlle Nina. Comme on lui objectait qu'il se trompait, que Mlle Nina, ne +connaissant personne à Coblentz et personne ne la connaissant, +n'attendait aucun envoi, il avait répliqué qu'il ne se trompait pas et +était parti sans s'expliquer autrement. Alors, tante Isabelle ayant +défait le paquet, en avait retiré une robe rose, une écharpe blanche, +une guimpe en dentelles et un manteau garni, autour du cou, d'une +fourrure, le tout à la taille de Nina, qui avait voulu revêtir +sur-le-champ ces brillants atours, et, parée comme une fille de +gentilhomme, ne cessait depuis de se pavaner, se trouvant belle comme le +jour. Ce que tous trois cherchaient à deviner, c'était le nom du +donateur généreux auquel l'enfant devait la possession de ces choses. +Mais vains étaient leurs efforts; ils ne savaient à qui attribuer ce +présent, et Nina parlait déjà d'aller promener sa toilette par la ville +que sa protectrice en était encore à se demander si, une fois dehors, on +ne l'arrêterait pas comme une voleuse. + +Soudain, à la porte qui s'ouvrait sur la rue, un coup de marteau annonça +des visiteurs. On entendit les pas alourdis de Fraulein qui descendait +ouvrir, puis on l'entendit remonter précipitamment. Elle entra dans +l'atelier comme un ouragan, sa coiffe sur la nuque et dardant sur son +maître ses gros yeux effarés: + +--Ils sont trois, Monsieur, gémit-elle. + +--De qui me parlez-vous, vieille folle? + +--De ceux qui marchent derrière moi. Je ne les connais pas, ou plutôt, +il y en a bien un que j'ai déjà vu; quant aux deux autres... + +Elle n'eut pas le temps d'achever. Au seuil de l'atelier venaient +d'apparaître Bernard de Malincourt qu'accompagnaient Armand et Valleroy. +La figure parcheminée de Reybach s'épanouit dans un bienveillant +sourire, et s'adressant à sa gouvernante: + +--Vous avez eu peur de ces gentilshommes! Les prenez-vous pour des +malfaiteurs? + +--Dans une ville pleine d'émigrés, on doit s'attendre à tout, grommela +Lisbeth, traduisant à sa manière l'opinion défavorable que professait +contre eux la population de Coblentz. + +Satisfaite d'avoir décoché ce trait, qui, du reste, n'atteignit +personne, elle disparut tandis que Reybach faisait fête à ses nouveaux +amis. + +--Nous venons vous remercier de vos courtois procédés envers mon frère, +mon cher Reybach, lui dit Armand. Il a voulu le faire lui-même avec moi, +et le fidèle Valleroy a tenu à se joindre à nous. + +--Nous sommes tous ici les obligés de M. Reybach, ajouta Valleroy, +n'est-ce pas, tante Isabelle? + +Il saluait celle-ci, qui s'était levée pour faire sa révérence à la +société. Elle le remercia d'un regard et répondit: + +--Les heures de repos et de trêve sont rares dans la vie des proscrits. +Nina et moi nous devons à M. Reybach quelques-unes de ces heures +réparatrices. + +--Et moi, intervint tout à coup Nina, je dois à M. le chevalier une +belle toilette. N'est-ce pas, Monsieur, que c'est toi qui me l'a +envoyée? fit-elle en se jetant dans ses bras. + +Et comme le silence de Bernard équivalait à un aveu, le peintre se +récria contre lui-même, tout honteux, à ce qu'il confessa, d'avoir +laissé à la petite l'honneur de cette découverte. + +--Vous allez la gâter, Monsieur le chevalier, murmura d'un accent de +gratitude tante Isabelle, en s'approchant de Bernard. + +--Oh! laissez-les tous deux jouir de leur bonheur, Madame, dit le +vicomte. Le bonheur de recevoir n'a d'égal que le bonheur d'offrir. Vous +pouvez voir que si Mlle Nina est heureuse, mon frère ne l'est pas moins. + +Et c'était la vérité, car Bernard tournait et retournait comme une +poupée la mignonne fillette, adorable dans sa robe rose, en riant aux +éclats de ses attitudes coquettes et de la gravité qu'elle affectait, en +croisant sur sa frêle poitrine l'écharpe blanche à paillettes d'or. Ce +joyeux incident avait mis tout le monde à l'aise, et l'intimité nouée la +veille sur le bateau reprit son cours, malgré la présence du vicomte qui +ne demandait qu'à s'y associer. Valleroy, toujours empressé auprès de +tante Isabelle, l'interrogea sur ses projets. Il sut d'elle qu'elle +allait s'enquérir d'un logement pour ne pas rester plus longtemps à la +charge de M. Reybach. Une fois installée chez elle, elle s'annoncerait +dans la ville comme professeur de diction. Cette idée lui était venue +pendant la nuit, et elle en attendait d'heureux résultats, surtout si M. +le vicomte de Malincourt voulait la recommander aux personnes influentes +de la société française réunie à Coblentz, et M. Reybach la présenter +dans la société allemande. Elle s'offrirait en même temps pour réciter +des vers dans les salons de la noblesse. Elle pourrait assurer ainsi +l'existence de Nina et la sienne et goûter enfin un repos que n'avait pu +lui assurer la vie errante qu'elle menait depuis quelques mois. Le +peintre approuva ce plan, promit son concours et son appui. + +--Je suis aimé, connu, honoré dans ma ville natale plus que ne le fut +jamais citoyen dans la sienne, affirma-t-il. Il n'est pas un de mes +compatriotes qui ne tienne à honneur de faire droit à mes requêtes, et +quand on saura que je protège tante Isabelle, elle sera à la mode. + +Il parlait, la tête fièrement dressée, le bras tendu, campé comme une +statue héroïque sur son piédestal. C'était à croire qu'il prenait tout +Coblentz à témoin de la vérité de ses déclarations. Avec moins +d'emphatique solennité, mais avec un égal empressement, le vicomte de +Malincourt fit des promesses identiques. Par malheur, obligé de partir +le lendemain pour Mayence avec Monsieur et Mgr le comte d'Artois, ce +n'était qu'à son retour qu'il pourrait s'employer utilement pour tante +Isabelle. Mais il ajouta qu'en attendant il la mettrait sous la +protection de ses amis. + +--Je la recommanderai au vidame d'Épernon, s'écria Bernard. Il connaît +tout le monde et ne refusera pas de nous servir. + +Émue jusqu'aux larmes par ces témoignages d'intérêt, tante Isabelle ne +savait comment remercier, se déclarait impuissante à exprimer sa +reconnaissance. Mais ce fut pis encore, lorsque Valleroy s'approcha +d'elle et lui dit à voix basse: + +--Il se peut qu'avant que ces promesses se réalisent vous vous trouviez +dans la gêne, tante Isabelle; sachez qu'aujourd'hui comme demain, comme +toujours, la bourse de Valleroy est à votre disposition. + +Elle prit la main du loyal garçon qui lui offrait ainsi son dévouement, +et la gardant dans les siennes, elle murmura: + +--Il est donc vrai que mes malheurs touchent à leur terme, puisqu'à +l'improviste ont surgi sur mon chemin tant de coeurs généreux et +secourables? + +Et son regard interrogeait le ciel, comme si elle eût attendu qu'il lui +révélât le secret de son destin. Hélas! si le ciel avait pu répondre, +s'il avait répondu, voici ce qu'il lui aurait dit: + +--Tu te trompes, tante Isabelle. L'heure de douceur et d'apaisement que +tu es en train de vivre ne marque pas la fin de tes infortunes. Sur ta +route escarpée et dure, ce n'est qu'une halte, une halte fortifiante +mais brève, au delà de laquelle t'attendent de nouvelles épreuves. +Prépare ton coeur, apprête tes larmes. Le présent est trompeur, l'avenir +redoutable, et les années s'écouleront longues, terribles, sanglantes, +avant que tu puisses atteindre le bonheur qui doit te dédommager de tes +peines supportées avec vaillance et résignation. + +Mais le ciel restait muet, et tante Isabelle, redevenue confiante, était +rassurée et heureuse. + +Dans la matinée du lendemain, vers 10 heures, la population de Coblentz +se pressait sur les quais pour assister au départ du prince électeur de +Trêves, Mgr Clément Venceslas de Saxe, et des frères du roi de France +qui se rendaient à Mayence afin d'assister au couronnement de l'empereur +François II, roi de Bohême et de Hongrie. Les augustes personnages +devaient faire le voyage par le Rhin, et, dès 9 heures, le yacht de +l'électeur, toutes voiles dehors, orné, pavoisé, enrubanné, se balançait +au ras du ponton d'embarquement. Bernard et Valleroy, venus de bonne +heure pour ne rien perdre du spectacle, virent arriver tour à tour et +prendre place à bord le duc de Brunswick, généralissime des armées +alliées, le prince de Nassau, fidèle ami des Bourbons, le comte de +Romanzof, délégué auprès d'eux comme ambassadeur par l'impératrice +Catherine, le comte d'Oxenstiern, ambassadeur du roi de Suède, le baron +de Duminique, ministre de l'électeur, le chevalier de Bray, représentant +de l'Ordre de Malte, puis les seigneurs français, le comte de Calonne, +les maréchaux de Broglie et de Castries, chargés d'ans et de gloire, +l'évêque d'Arras, le duc de Grammont, le général de Bouillé, le marquis +de Vaudreuil, d'autres encore, officiers et gentilshommes que les +princes avaient désignés pour les accompagner. + +Tandis que sur un autre bateau où les gardes du corps occupaient une +place réservée on embarquait pêle-mêle chevaux, voitures, des bagages et +une nombreuse domesticité, les musiciens de l'électeur, groupés à +l'avant du yacht, épuisaient leur répertoire, et le son des instruments, +la rumeur des voix, les cris, les appels, les ordres, les acclamations +de la foule se confondaient dans un indescriptible tumulte. C'est là +qu'Armand de Malincourt, précédant les princes de quelques instants, +retrouva son frère et qu'ils échangèrent de tendres adieux. Bien que +l'absence du vicomte ne dût pas dépasser la durée de quinze jours, ils +étaient émus l'un et l'autre. C'était si triste, à peine réunis, de se +séparer de nouveau! Armand répétait ses dernières recommandations. + +--Veille sur mon frère comme s'il était de ton sang, disait-il à +Valleroy. Ne l'abandonne en aucun cas et n'oublie jamais que tu es +responsable de sa vie devant nos parents. Et toi, chevalier, ne cesse de +voir en Valleroy le plus sûr des protecteurs, le plus fidèle des amis. + +Ces pressantes exhortations n'étaient pas nécessaires. Entre Bernard et +Valleroy régnaient la confiance et l'amitié; ils rassurèrent la +sollicitude d'Armand, qui pressait le chevalier sur son coeur. Soudain, +dans la foule, une rumeur s'éleva. Elle annonçait l'arrivée des voitures +de la cour. Les deux frères échangèrent une dernière étreinte, et le +vicomte, après avoir embrassé Valleroy, courut où son devoir l'appelait. +Bientôt, au milieu des acclamations redoublées, au bruit des fanfares +retentissantes, le yacht s'ébranlait, gagnait majestueusement le milieu +du fleuve et se mettait en route. Tant qu'on put le voir, Bernard et +Valleroy restèrent à la même place, les yeux fixés sur le jeune officier +qu'emportait le navire, et qui, le sourire aux lèvres, des larmes aux +joues, agitait son mouchoir en signe d'adieu. + + + + +CHAPITRE VI + +LE CITOYEN PRÉSIDENT + + +Il y avait à peine quinze jours qu'Armand était parti pour Mayence. Cinq +jours encore et il serait revenu. Mais le temps écoulé depuis son +départ, comme le temps à courir avant son retour, paraissait à Bernard +démesurément long. C'étaient des jours et ils lui pesaient comme des +années, non seulement parce qu'il souffrait d'être loin de son frère, +mais encore parce que Coblentz ayant, en l'absence des princes, perdu +l'éclat qu'y répandait leur présence, la misère des émigrés revêtait une +physionomie plus lamentable. Chaque matin et chaque après-midi, Bernard +sortait avec Valleroy, tantôt pour faire une excursion aux environs de +la ville, tantôt pour en parcourir les rues ou en visiter les monuments, +ou encore pour aller voir le vidame d'Épernon, à l'_Hôtel de la Cigogne_ +où il était en campement comme un voyageur, Venceslas Reybach à son +atelier, tante Isabelle et Nina, installées toutes deux chez un épicier +qui avait consenti à leur céder deux chambres au-dessus de sa boutique, +tantôt enfin pour recueillir des nouvelles au café des _Trois-Couronnes_ +où elles arrivaient toutes. Mais, au terme de ces différentes stations, +longtemps et à dessein prolongées, restaient encore bien des heures à +remplir. C'était dans la vie de l'enfant comme un trou qui se creusait +chaque matin, qu'il n'avait pu combler quand arrivait le soir, une +monotone uniformité dont il ne parvenait pas à vaincre l'ennui, quelque +effort que fit Valleroy pour l'en distraire, et qui le disposait à voir +l'avenir sous des couleurs assombries et attristantes. + +Par suite de cet état d'âme, quand sa pensée s'arrêtait au souvenir de +ses parents, et c'est sur ce souvenir qu'elle était ordinairement fixée, +il se sentait envahi et dominé par une noire mélancolie, pire qu'un +bruyant désespoir. Vainement Valleroy s'engageait à partir pour Épinal +aussitôt après le retour d'Armand, à en ramener le comte et la comtesse +de Malincourt, à les rendre à la tendresse de leurs fils, Bernard +refusait de croire au succès de cette entreprise. C'était pitié de +mesurer l'influence qu'exerçait sur ce jeune coeur le doute affreux par +lequel il était possédé et qui trouvait un aliment incessant dans le +caractère tragique des événements qui se déroulaient en France et +arrivaient à l'étranger travestis ou dénaturés, mais non exagérés. Le +roi prisonnier dans son palais, sa liberté, sa couronne et sa vie +menacées, les factions dominant le pays, les prisons remplies +d'innocents, le gouvernement déclarant la guerre à la Confédération +germanique et au Piémont, une armée austro-prussienne se préparant à +franchir la frontière, toutes les puissances s'armant en hâte, la +noblesse émigrée mourant de faim, tel était à mi-juillet de cette année +1792 le spectacle qu'offrait notre pays. + +Quand ces nuages s'amassaient dans le ciel, comment concevoir +l'espérance de se dérober aux tempêtes? Les folles illusions des émigrés +pouvaient seules leur faire croire qu'ils s'y déroberaient. Mais ces +illusions, à la faveur desquelles princes et gentilshommes élaboraient +avec enthousiasme des plans dont ils se promettaient merveilles, Bernard +ne les partageait pas. Ses précoces malheurs avaient mûri sa raison en +donnant à sa jeunesse une rare prévoyance, et la captivité de ses +parents fermé son âme aux espoirs chimériques. Valleroy se désolait de +ne pouvoir guérir ce mal qu'avait fait éclater le départ d'Armand. S'il +s'était agi de défendre son cher chevalier contre un danger visible et +tangible, il aurait aisément trouvé des armes dans son dévouement, dans +son énergie. Mais contre le danger mystérieux créé par l'état d'âme de +Bernard, il se sentait impuissant. Il n'en déployait pas moins +d'incessants efforts pour distraire son jeune maître. Il appelait à son +aide tour à tour le vieux Reybach, l'aimable vidame, la chère tante +Isabelle et surtout Nina, car il avait remarqué qu'auprès d'elle Bernard +retrouvait facilement sa bonne humeur et son sourire. Souvent, tandis +que tante Isabelle courait le cachet, se rendait chez les élèves qu'elle +devait aux recommandations de M. d'Épernon et du peintre breveté de Son +Altesse Sérénissime l'électeur de Trêves, Valleroy emmenait les enfants +quelque part aux environs de Coblentz, les promenait tantôt en voiture, +tantôt à pied, à travers monts et plaines, dans les forêts qui bordent +le Rhin, demandant à l'exercice, au grand air, à l'enfantine gaieté de +Nina la guérison de Bernard. Mais, un moment oublieux de ses peines, le +chevalier, à peine rentré en ville et séparé de sa petite amie, +retombait dans sa tristesse. C'était à croire qu'il ne voulait pas +guérir. Aussi Valleroy appelait-il de ses voeux le retour d'Armand qu'il +considérait comme un médecin indispensable à Bernard. Par bonheur, la +date fixée pour ce retour était proche. Valleroy se rassurait en +répétant aux trois amis qui partageaient ses angoisses, en se répétant à +lui-même qu'elles touchaient à leur terme. Ce jour-là, vers la fin du +jour, il s'était rendu, suivant sa coutume, au café des +_Trois-Couronnes_, en compagnie du chevalier. C'était l'heure où s'y +réunissaient les émigrés en résidence à Coblentz; toujours en quête de +nouvelles, ils venaient en ce lieu lire les gazettes, interroger les +voyageurs arrivés de France. Il était rare qu'une journée s'écoulât sans +y amener des visages nouveaux. Malgré la rigueur des lois édictées par +le gouvernement français contre les émigrés, le nombre des fugitifs, +loin de diminuer, allait toujours en augmentant comme la terreur +générale qu'ils invoquaient pour justifier leur fuite. À peine apparus +au café des _Trois-Couronnes_, ces voyageurs y devenaient sur-le-champ +un objet de curiosité. On commençait par les examiner en silence, par +étudier leurs gestes, leurs allures; on les jaugeait en quelque sorte +pour savoir ce qu'ils valaient, et, s'ils étaient pris au sérieux, jugés +dignes de foi, on les interrogeait avidement. + +Ce soir-là, comme il s'en était présenté quelques-uns, on les avait +soumis aux formalités ordinaires, et maintenant l'attention était +suspendue aux lèvres de l'un d'entre eux, un Parisien qui prétendait +avoir quitté Paris cinq jours avant, parce que les royalistes n'y +étaient plus en sûreté. Il décrivait l'aspect sinistre de la capitale +livrée à l'émeute; il racontait les méfaits révolutionnaires, les +rigueurs exercées contre des innocents, les violences des clubs, les +rivalités de la Commune et de l'Assemblée, la misère publique, les +humiliations subies par la famille royale. Ses récits consternaient et +excitaient tour à tour ses auditeurs, leur arrachait des clameurs de +colère et des cris de pitié, auxquels succédèrent des exclamations de +surprise quand il révéla que les armées françaises en marche vers les +Flandres et le Rhin étaient des armées redoutables, bien commandées, +formées des vieilles troupes royales et de plusieurs milliers de +volontaires, des adolescents pour la plupart, qui s'enrôlaient en jurant +de mourir pour la patrie. Plusieurs voix protestèrent. + +--Ce sont des contes que vous nous faites là! + +--La Révolution ne trouvera pas de défenseurs parmi les braves. + +--Calonne ne cesse d'affirmer que les factieux n'ont ni soldats ni +argent. + +--Calonne s'est trompé, répliqua le Parisien, et vous vous en +convaincrez bientôt, Messieurs. + +M. d'Épernon, assis à la même table que Bernard et Valleroy, assistait +impassible à cette scène, et n'avait rien perdu des propos du voyageur. + +--Cet homme ne ment pas, dit-il à demi-voix. Quoique dans l'entourage +des princes on affecte de traiter avec dédain les soldats que le +gouvernement français envoie contre les Autrichiens et les Prussiens, +ceux-ci trouveront à qui parler. + +En entendant M. d'Épernon rendre cet hommage à la valeur des soldats de +la France, Bernard ne put se défendre d'un mouvement de joie qu'il eut +peine à dissimuler. Étrange et troublant, le sentiment qui s'emparait de +lui. La royauté qu'avaient servie ses ancêtres était en péril; l'ancien +régime, source des richesses et des honneurs de la maison de Malincourt, +s'effondrait dans les débris du trône des Bourbons; son père et sa mère +étaient en prison; lui-même n'était plus qu'un pauvre petit émigré ne +pouvant rien attendre que des victoires de l'étranger, et cependant, +quand tout lui commandait de former des voeux pour le triomphe de +celui-ci, c'est aux armes françaises qu'inconsciemment, comme malgré +lui, il les adressait, animé d'admiration et de sympathie pour ces +jeunes volontaires dont venait de parler le voyageur, qui donnaient leur +vie au pays, et tout brûlant du désir de les imiter. Dans son esprit, +ces choses restaient encore vagues, ne prenaient corps que lentement, +peu à peu. Il eût été bien embarrassé pour les expliquer et les définir, +n'aurait même su de quel nom les appeler. Mais, c'était le patriotisme +qui s'éveillait en lui, et dont il devait, à quelques années de là, +subir la puissance et les entraînements. + +Les émotions confuses qu'à cette heure il ressentait, il se garda de les +confier à ses amis, et ils ne les devinèrent pas. M. d'Épernon suivait +avec intérêt la discussion engagée par les habitués du café des +_Trois-Couronnes_ et le nouvel arrivant. Quant à Valleroy, tout en +feignant d'écouter, il ne perdait pas de vue un personnage inconnu de +lui, entré depuis quelques instants et qui se tenait à l'écart, le nez +dans une gazette allemande. C'était un jeune homme, épais et replet, aux +manières communes, à mine futée, avec des yeux gris et fuyants, percés +en trou de vrille, sous un front bas et étroit, qui formait un +saisissant contraste avec le reste du visage trop large et trop gras. Il +portait une lévite noire à pèlerine, des culottes blanches, des bottes à +la russe et un chapeau haut de forme, à grandes ailes, orné d'une boucle +sur le devant. Bien qu'il affectât de se tenir éloigné des groupes que +formaient les émigrés et parût indifférent à leurs propos, il y prêtait, +à ce que crut remarquer Valleroy, une attention soutenue. + +--Je connais cette figure, dit l'honnête serviteur des Malincourt. Je +l'ai déjà vue. Mais où? + +Et il scrutait ses souvenirs les plus récents comme les plus anciens, +cherchant à y retrouver le personnage dont la présence lui causait +maintenant un indicible malaise. Tout à coup, il tressaillit. Il se +rappelait. À la clarté de sa mémoire, un tableau se dessinait dans sa +pensée, dont les lignes vagues d'abord et comme à demi effacées +sortaient peu à peu des nuages de l'oubli, prenaient une forme précise. +C'était au château de Saint-Baslemont, le soir du funeste jour. Il se +revoyait debout, sur la terrasse du château, secoué par la colère, le +front contre les vitres, à travers lesquelles il embrassait du regard +une vaste salle pleine de gardes nationaux et de peuple auxquels M. de +Malincourt tenait tête. Dans ce tumulte, un petit homme vêtu d'une +carmagnole, coiffé d'un feutre en pointe, s'agitait, pérorait et +finalement donnait l'ordre d'arrêter les châtelains. Et c'était le même +homme auquel, bien des fois depuis, avait songé Valleroy en se +promettant de tirer vengeance de lui, s'il le rencontrait jamais, qui +maintenant se trouvait là, sous sa main, audacieux et tranquille, parce +qu'il se croyait inconnu. Oui, c'était Joseph Moulette, dit Curtius +Scoevola, membre de la municipalité d'Épinal et président du club des +Jacobins créé dans cette ville à l'image de celui de Paris. + +Quand Valleroy fut assuré qu'il ne se trompait pas, sa physionomie prit, +à son insu, l'expression menaçante d'un bouledogue en arrêt, la nuit, +devant un malfaiteur. Ah! citoyen Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, +que ne pouviez-vous comprendre la signification du terrible regard +braqué sur vous!... + +--Qu'est-ce qui l'amène à Coblentz? se demandait Valleroy. Sans doute +une méchante action à commettre. C'est comme espion qu'il est venu. Il +s'agit donc pour moi, non seulement de venger mes seigneurs, mais encore +d'empêcher le citoyen de faire des victimes nouvelles. Ah! nous allons +rire, maître Moulette. Monsieur le chevalier, dit-il soudain à Bernard, +je suis obligé de vous quitter un moment. Vous voudrez bien m'attendre +ici, et si je tardais trop à revenir, rentrez sans moi. M. le vidame +daignera vous accompagner jusqu'à la maison. + +--Où vas-tu donc, Valleroy? demanda l'enfant avec surprise. + +--Je vous le dirai plus tard, Monsieur le chevalier, et vous aussi, vous +le saurez, Monsieur le vidame. + +Sans attendre leur réponse, il se leva et partit sur les traces de +Joseph Moulette, qui venait de quitter sa place et se dirigeait vers la +porte. Une fois dehors, le président du club des jacobins d'Épinal jeta +dans la rue à droite et, à gauche un regard chercheur et inquiet, le +regard d'un homme fraîchement débarqué dans une ville qu'il ne connaît +pas, et embarrassé, la nuit venue, d'y trouver son chemin. Puis, s'étant +retourné, il aperçut derrière lui, sur le seuil du café des +_Trois-Couronnes_, Valleroy qui se donnait l'air débonnaire d'un bon +bourgeois regagnant son gîte. Avec une politesse exagérée, il lui dit en +allemand: + +--Voudriez-vous bien, Monsieur, m'indiquer la route que je dois suivre +pour regagner la Wilhelmstrasse? + +Comme beaucoup de Français habitant les provinces de l'Est, Valleroy +comprenait et parlait la langue allemande. Il s'en servit donc pour +répondre: + +--Je vais de ce côté. Monsieur, et je me ferai un plaisir de vous +accompagner. + +Sur cette offre courtoise, acceptée aussitôt que formulée, les deux +hommes se mirent à marcher côte à côte. La nuit venait; les réverbères +n'étaient pas encore allumés. Joseph Moulette ne pouvait lire le nom des +rues, ni se rendre compte que son guide allongeait le chemin. Ce +dernier, qui voulait se donner le temps de causer sans contrainte, se +garda donc de prendre par le plus court et commença par tourner le dos à +la Wilhelmstrasse. + +Après quelques minutes de marche silencieuse, il interrogea son +compagnon. + +--Vous êtes Français, Monsieur? + +--Vous l'avez deviné? s'écria Joseph Moulette. + +--À votre accent, quand vous m'avez parlé tout à l'heure. Vous avez une +certaine manière de prononcer l'allemand qui est commune aux gens de +votre pays, du nôtre devrais-je dire, car je ne saurais dissimuler que +je suis votre compatriote. + +--Mon compatriote! Émigré, peut-être? + +--Émigré comme vous, citoyen président. + +Le citoyen président bondit. + +--Eh! prenez garde, que diable! On peut nous entendre... D'ailleurs, je +ne vous comprends pas; je suis voyageur en grains. + +--La rue est déserte, observa Valleroy avec flegme. Vous êtes voyageur +en grains comme moi voyageur en vins, ce qui est la qualification que je +me donne ici. + +--Ainsi, vous me connaissez? reprit Joseph Moulette résigné. + +--Quand on a eu l'honneur de vous voir et de vous entendre à la tribune +des jacobins d'Épinal, on ne peut plus vous oublier. Votre éloquence, la +pureté de votre civisme laissent dans le coeur des vrais patriotes des +traces ineffaçables. + +--Est-ce sincère, ce que vous me dites là? demanda le citoyen président +en essayant de dévisager son interlocuteur qu'enveloppait l'ombre du +soir. N'est-ce pas plutôt un piège que vous me tendez? + +--Un piège! s'écria Valleroy, continuant à mentir avec aplomb pour +garder le rôle qu'il avait imaginé. Vous tendre un piège, moi! Dans quel +but? Et quel gage faut-il vous donner de ma sincérité? + +--Avouez-moi qui vous êtes. + +--Qui je suis? Tiburce Valleroy, délégué à Coblentz par la commune de +Paris pour observer les menées des émigrés et lui en rendre compte. + +--Un collègue, alors, un observateur comme moi. + +--Parbleu, je m'en doutais, pensa Valleroy. + +Et tout haut, il reprit: + +--Ah! vous aussi, vous êtes délégué... + +--Par la commune d'Épinal comme vous par celle de Paris, avoua Joseph +Moulette, mais avec une mission plus restreinte que la vôtre. + +--Quelle est-elle, cette mission? continua le faux espion dont la +curiosité s'excitait. + +--Elle consiste à rechercher si un ci-devant comte de Malincourt, +récemment arrêté par mes soins en son château de Saint-Baslemont, dans +les Vosges, comme prévenu d'émigration, a séjourné, le mois dernier, à +Coblentz, et si ses fils s'y trouvent encore. + +Valleroy dressait l'oreille. + +--Quel intérêt présente cette recherche? fit-il avec bonhomie. + +--Un intérêt majeur, répliqua Joseph Moulette gravement. Comme je vous +le disais, c'est par mes soins que le ci-devant comte a été décrété +d'arrestation et emprisonné à Épinal avec la ci-devant comtesse qui +n'avait pas voulu se séparer de lui. Le mandat d'arrêt se justifiait +deux fois, d'abord par le séjour que le prévenu a fait à Coblentz, +ensuite par sa volonté d'y revenir. Le séjour n'est pas contestable; il +a eu un témoin; la volonté est évidente, puisque, lorsque j'ai arrêté le +ci-devant comte, il se préparait à fuir. + +--Ah! bandit, ta confession te condamne, murmura Valleroy. + +--Vous dites? + +--Moi? Rien; je vous écoute. + +--L'arrestation était donc légitime et faisait honneur à ma +perspicacité, continua Joseph Moulette. Mais figurez-vous qu'on l'a +blâmée à Paris, où divers habitants de Saint-Baslemont ont, paraît-il, +porté plainte contre moi, pour excès de pouvoir. Oui, on a critiqué mon +zèle, on m'a désavoué, moi dont le civisme est si pur! Paris a commencé +par revendiquer les prisonniers et par nous les enlever. Puis, +l'accusateur public a fait savoir à la municipalité d'Épinal qu'aucune +charge n'existait contre eux, puisqu'il n'était pas démontré que le +ci-devant comte eût commis le crime d'émigration et qu'il était certain +que la ci-devant comtesse ne l'avait pas commis, qu'en conséquence, il +n'y avait pas lieu de poursuivre. + +--Mais, alors, on les a mis en liberté? dit Valleroy qu'étouffaient la +colère et l'angoisse. + +--Oh! pas encore. Transférés à Paris, ils y ont trouvé des défenseurs. +Mais, si malins que soient ceux-ci, Curtius Scoevola est plus malin +qu'eux. Sur ses conseils, la municipalité d'Épinal a protesté contre +l'esprit de modérantisme de Paris et obtenu un délai pour fournir les +preuves du crime imputé au ci-devant comte. C'est afin de trouver ces +preuves que je suis ici. + +À ce moment, Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, courut à son insu le +plus sérieux péril, celui d'être étranglé par les robustes mains de son +prétendu collègue qu'indignait cette confession arrachée par son +habileté à la sotte vanité du citoyen président. Mais, par bonheur pour +ce dernier, Valleroy avait en horreur le meurtre et sut réprimer sa +violence. Il recouvra même assez de sang-froid pour dire avec calme: + +--Vous aviez sûrement à tirer vengeance de la famille de Malincourt? +Comment expliquer autrement que vous vous acharniez contre elle? + +--Je n'en avais jamais entendu parler. Mais, vous concevez... des +aristocrates... je suis patriote. Et puis, ils ont un château, des +terres; ces biens seront confisqués, mis en vente au profit de la +nation, et peut-être ne me sera-t-il pas impossible de me les faire +adjuger à vil prix. + +--Nous voici dans la Wilhelmstrasse, interrompit Valleroy, heureux de +couper court à des propos qui mettaient sa patience à une trop rude +épreuve. + +--Et voici ma demeure, ajouta Joseph Moulette en s'arrêtant devant une +auberge reconnaissable à son enseigne, qui représentait, grossièrement +peint sur un fond de verdure, un boeuf couronné. + +--Heureux de vous avoir rendu service, fit Valleroy en feignant de +s'éloigner. Je vous souhaite de réussir dans votre entreprise. + +Mais l'espion le retint. + +--Je ne vous quitte pas si vous ne vous engagez à me revoir, à me venir +en aide. Puisque nous servons tous deux la même cause, j'ai le droit de +compter sur votre concours. + +--Il ne vous sera pas refusé, s'il peut vous être utile. Mais que +puis-je pour vous? + +--Ce que vous pouvez pour moi? Tout ce que je ne peux moi-même. Me +guider dans cette ville que vous connaissez et où je viens pour la +première fois, m'introduire dans la société des émigrés, qui vous est +familière puisque vous étiez tout à l'heure au milieu d'eux; seconder +enfin les efforts que je viens faire pour découvrir les fils du +ci-devant comte de Malincourt, et leur faire avouer, par la ruse, que +leur père était ici le mois dernier. + +Valleroy resta d'abord silencieux, comme si la réponse qu'attendait +Moulette eût mérité réflexion. Puis il dit résolument: + +--Je n'ai rien à refuser aux amis du peuple, surtout lorsque, comme +vous, ils s'attachent à déjouer les complots liberticides. Je vous +guiderai dans la ville, je vous présenterai aux plus influents des +émigrés et je vous ménagerai une entrevue avec les fils du ci-devant +comte de Malincourt. + +--Ils sont à Coblentz et vous les connaissez? + +--Ils sont à Coblentz et je les connais. + +--Mais alors, vous devez savoir si leur père est venu à une époque +récente. + +--Il est venu. + +--Et vous n'en disiez rien! + +--Avant de rien dire, j'ai voulu me convaincre que vous ne m'aviez pas +menti, quand vous vous êtes attribué la qualité de délégué de la commune +d'Épinal. + +--Et maintenant, vous êtes convaincu? + +--Absolument convaincu, et, dès demain, je vous le prouverai. + +--Vous me rendez un fier service, citoyen Valleroy, et si jamais Joseph +Moulette est à même de vous exprimer sa reconnaissance, il le fera, n'en +doutez pas. C'est égal, continua le président du club des jacobins +d'Épinal, quand le hasard se mêle d'être bienveillant pour ceux qui +s'abandonnent à lui, il ne l'est pas à moitié. Lorsqu'il y a quelques +heures je débarquais à Coblentz, pouvais-je croire que j'allais réussir +du premier coup? + +--Cela vous était bien dû, répondit Valleroy. + +--Un mot encore. Demain, où vous verrai-je? + +--Chez vous, à 5 heures: jusque-là, gardez-vous de sortir et d'attirer +l'attention. La police de l'électeur est défiante et disposée en ce +moment à voir dans tout nouveau venu un agent révolutionnaire. Il est +inutile de vous attirer des avanies. + +--Oui, vous avez raison. Demain, je ne bougerai pas de mon auberge et je +vous y attendrai à l'heure dite. Au revoir, citoyen Valleroy. + +--Au revoir, citoyen président. + +Ils se séparèrent sur ces mots. + +Il était temps, car, brisé par les efforts qu'il avait faits pour +dissimuler ses sentiments et en contenir l'explosion, Valleroy n'en +pouvait plus. Ainsi, le comte et la comtesse de Malincourt n'étaient +plus à Épinal; on les avait transférés à Paris. Fallait-il s'en réjouir +ou s'en attrister? On les avait soustraits aux basses vexations de +Joseph Moulette et des tyranneaux d'Épinal, disposés à se faire honneur +de cette importante arrestation. Mais on les avait jetés dans la vaste +fournaise parisienne où dix prisons se disputaient les infortunés de +leur condition et de leur rang et où l'oeuvre de leur délivrance +rencontrerait plus de difficultés que dans une petite ville. À Épinal, +Valleroy aurait aisément trouvé des complices pour aider à l'entreprise +qu'il méditait. À Paris, il ne connaissait personne. Les preuves, il est +vrai, manquaient à l'accusation. En empêchant Joseph Moulette de quitter +Coblentz, où il était venu les chercher, on les empêcherait d'arriver à +Paris, puisque seul il pouvait les fournir. Mais le comte et la comtesse +de Malincourt n'en resteraient pas moins captifs, et à quels dangers une +captivité prolongée ne les exposait-elle pas? Le séjour de Paris +devenait d'autant plus redoutable aux aristocrates que la populace, +surexcitée par la menace d'une invasion, ne parlait de rien moins que de +les massacrer avec la famille royale, le jour où les armées étrangères, +à supposer qu'elles fussent victorieuses, arriveraient sous les murs de +la capitale. Ainsi, de quelque côté qu'on envisageât la situation, elle +ne présentait que périls, et ce qui achevait de désoler Valleroy, c'est +que son infatigable dévouement à la maison de Malincourt devenait +impuissant et qu'il craignait de ne plus trouver une propice occasion de +l'exercer. + +Tout en examinant ces perspectives angoissantes, il revenait vers le +café des _Trois-Couronnes_. Quand il y entra, Bernard et le vidame +d'Épernon étaient encore à la place où il les avait laissés. Comme il +les rejoignait, Bernard, sans lui laisser le temps de s'asseoir, +l'interrogea. + +--Nous diras-tu maintenant pourquoi tu nous as quittés si vite tout à +l'heure? + +--Pour aller chercher des nouvelles de vos parents. Monsieur le +chevalier. + +Bernard devint très pâle. + +--Des nouvelles de mes parents? Tu en as? + +--J'en ai, et quoiqu'elles ne soient pas telles que je le voudrais, +elles ne sont pas aussi alarmantes qu'on pouvait le craindre. + +Et, pressé de décharger son coeur des émotions qu'il y renfermait depuis +une heure, il fit à Bernard et au vidame d'Épernon le récit fidèle de ce +qu'il avait dit et appris dans son entretien avec le citoyen Joseph +Moulette. + +--Ainsi, murmura Bernard quand ce fut fini, cet homme est à Coblentz! +Ah! pourquoi mon frère est-il loin de nous? À défaut de lui, pourquoi +moi-même ne suis-je qu'un enfant? + +--Que feriez-vous donc, chevalier, si vous étiez un homme? demanda le +vidame. + +--Je me vengerais. Je châtierais ce misérable comme il le mérite. + +--Laissez là les idées de vengeance, Bernard. Celui que vous appelez un +misérable n'est, comme ses pareils, que l'instrument de desseins qu'il +ignore et d'ambitions qu'il ne comprend pas. Il n'est qu'une parcelle de +la masse inconsciente, au nom de laquelle quelques fanatiques nous +oppriment, un flot d'écume du torrent qu'ils ont déchaîné pour se frayer +un chemin. Vous venger de lui, la belle affaire! Ne songeons qu'à +l'empêcher de nuire, cela vaudra mieux. + +--Oui, l'empêcher de nuire, c'est bien cela, observa Valleroy. Mais +comment? + +--Il est fâcheux que nous nous trouvions dans l'impossibilité de +consulter le vicomte Armand, reprit M. d'Épernon, il nous eût suggéré +peut-être un moyen. Pour moi, je n'en vois qu'un, un seul. Pour que le +citoyen Moulette soit impuissant à nuire, il faut le retenir à Coblentz, +l'empêcher de communiquer avec ses amis, et pour le retenir, l'enfermer. +Eh bien, mais, les prisons ne manquent pas à Coblentz. La forteresse de +la Chartreuse vaut bien la défunte Bastille. Nous y ferons mettre M. +Moulette. + +--Vous obtiendrez un ordre d'arrestation? s'écria Valleroy. + +--Le chef de la police électorale est mon ami. Il ne me refusera pas une +lettre de cachet. Ce ne sera peut-être pas très régulier, mais il y a +force majeure. Et puis, nous trouverons un prétexte. + +--Et si le prisonnier se réclame du ministre de France? + +--On étouffera sa réclamation... Mais il est 9 heures, ajouta le vidame +d'Épernon en se levant. L'heure de mon souper a sonné depuis longtemps +et je vous quitte. Venez me trouver demain, dès le matin, maître +Valleroy. Nous aviserons. Je vais réfléchir de mon côté; réfléchissez du +vôtre. La nuit porte conseil. + +Il s'éloigna à pas comptés, toujours fringant, toujours alerte, cachant +sous son fin sourire ses impressions de la journée. Comme un philosophe, +il les rapportait chaque soir en son logis pour y méditer à loisir et y +puiser la sagesse. Bernard et Valleroy ne tardèrent pas à l'imiter. Mais +ils ne possédaient ni son sang-froid ni son aimable scepticisme, et ils +rentrèrent tristement, portant en eux, obsédante et troublante comme un +cauchemar, la perspective des périls auxquels étaient exposés à Paris le +comte et la comtesse de Malincourt. + +Durant l'après-midi du lendemain, à l'auberge du _Boeuf Couronné_, dans +la chambrette qu'il occupait sous les toits, la seule que l'affluence +des émigrés eût laissée disponible, Joseph Moulette attendait la visite +de Valleroy. Très agité, dévoré d'impatience, il allait et venait entre +les quatre murs de son domicile, tirant sa montre à tout instant pour +s'assurer qu'elle ne marquait pas 5 heures. Comme elle allait les +marquer, il entendit un bruit de pas dans le corridor, courut ouvrir et +se trouva en présence de celui qu'il attendait. + +--Vous êtes exact, citoyen, lui dit-il. M'apportez-vous de bonnes +nouvelles? + +--Vous allez en juger, répondit Valleroy en entrant dans la chambre, +dont il ferma la porte. J'ai vu ce matin les fils du ci-devant comte de +Malincourt. Ils sont deux, l'un officier dans l'armée des émigrés, +l'autre un enfant, de la graine d'aristocrate. Je leur ai annoncé +l'arrivée à Coblentz d'un messager de leur père. C'est en cette qualité +que, tout à l'heure, vous vous présenterez à eux. + +--Oh! c'est bien imaginé, admirablement imaginé, s'écria Joseph Moulette +emporté par l'enthousiasme... + +--Une fois dans leur confiance, il ne tiendra qu'à vous, si vous êtes +habile, de leur faire avouer tout ce que vous voudrez et d'en apprendre +long. C'est eux qui vous fourniront ainsi les preuves que vous venez +chercher et qui seront au besoin fortifiées par mon témoignage, puisque +j'aurai assisté à l'entrevue. + +--Bravo! Le ci-devant comte est frit et son château de Saint-Baslemont +est à moi! + +Et le président du club des Jacobins manifesta son contentement en +exécutant une belle pirouette. Mais, à ce moment, on frappait à la +porte. + +--Entrez, fit-il sans défiance. + +Ceux qui entraient étaient au nombre de cinq. Ils portaient l'uniforme +des gendarmes de l'électeur de Trèves. L'un d'eux, un officier, +commandait aux quatre autres. + +--Qui demandez-vous, Messieurs? bégaya le citoyen président, médusé par +cette apparition. + +--Vous êtes bien le sieur Joseph Moulette? dit l'officier. + +--Oui, Joseph Moulette, émigré français, faisant le commerce des grains. +Et voici mon ami Tiburce Valleroy, honorablement connu à Coblentz. + +--Connu à Coblentz, oui, reprit l'officier en portant un regard de +défiance sur Valleroy qui baissait les yeux: mais honorablement, c'est +une autre affaire, et peut-être n'est-il pas bon pour lui d'être trouvé +ici en votre compagnie... Peu importe, d'ailleurs; ce n'est pas de lui +qu'il s'agit en ce moment, mais de vous, Joseph Moulette, dit Curtius +Scoevola: au nom de Mgr l'électeur, je vous arrête. + +Il fit un signe et les quatre gendarmes entourèrent le citoyen +président. + +--Messieurs, il y a méprise, protesta celui-ci; je ne m'appelle pas +Curtius Scoevola. Je suis un homme inoffensif qui s'est vu contraint de +fuir son pays pour échapper à ses persécuteurs. Vous arrêtez un +innocent. + +--Vous direz cela au magistrat chargé de vous interroger. Prenez vos +hardes, si vous voulez, et en route! + +--Ne résistez pas, souffla Valleroy à l'oreille de Joseph Moulette, vous +aggraveriez votre cas. Je cours chez le ministre de France pour +l'avertir; il vous fera mettre en liberté. + +--Le ministre de France, Bigot de Sainte-Croix, un aristocrate! Il +n'interviendra pas pour moi. + +--Alors, j'écrirai à Paris; mais, au nom du ciel, soumettez-vous. Ne +vous inquiétez pas, vous serez bientôt délivré. En attendant, je payerai +votre auberge et vous enverrai vos vêtements là où vous serez. + +--Je vous recommande mes papiers, s'ils ne sont pas saisis, +murmura-t-il, surtout le sauf-conduit et la carte de civisme qui m'ont +été délivrés par la municipalité d'Épinal... + +Dans la rue, un attroupement s'était formé autour de la voiture qui +devait emporter le prisonnier. Les gendarmes écartèrent cette foule pour +permettre à celui-ci de passer. Ils le firent monter dans le carrosse où +ils s'empilèrent avec lui, qui dans l'intérieur, qui sur le siège. Au +moment où le cocher fouettait ses chevaux, Joseph Moulette aperçut +Valleroy qui lui adressait dans un regard de pitié un triste adieu. Ce +regard le réconforta. Mais, quand la voiture eut tourné le coin de la +rue, le visage de Valleroy se détendit. + +--Nous voilà toujours tranquilles de ce côté, pensait le loyal serviteur +de la maison de Malincourt. Les preuves qui pourraient faire condamner +M. le comte n'arriveront pas à Paris. + +Il remonta dans la chambre où Joseph Moulette venait d'être arrêté, +fourra pêle-mêle dans une valise les effets du citoyen président dont il +paya la dépense, et donna l'ordre à l'aubergiste d'envoyer le tout à la +forteresse de la Chartreuse. Quant aux papiers, il les mit dans sa poche +en disant: + +--Un sauf-conduit! Une carte de civisme! Cela peut servir un jour ou +l'autre. Si jamais il les réclame, on lui répondra qu'ils ont été +saisis. + +Le même soir, Joseph Moulette était écroué à la forteresse de la +Chartreuse, prison d'État de l'électorat de Trèves. Sur le registre +d'écrou, à côté de son nom, on écrivit ces mots: «Homme très dangereux. +Devra être l'objet d'une surveillance rigoureuse.» + +Peu de jours après, au commencement d'août, l'électeur de Trèves et les +frères du roi de France rentrèrent à Coblentz, faisant escorte à +Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, qui venait attendre son armée dans +cette ville, où elle devait se concentrer pour marcher sur la frontière +française. Ce ne fut pendant une semaine que «noces et festins», +banquets, bals, illuminations, revues. Armand de Malincourt était revenu +en même temps que le comte d'Artois. Son retour, les bruyantes +solennités qui suivirent, furent un allégement à la tristesse de +Bernard, une éclaircie dans l'ombre qui l'enveloppait. Heureux de revoir +son frère, rassuré par l'arrestation de Joseph Moulette sur le sort de +ses parents, excité par les brillants spectacles dont il était témoin, +il recouvra la gaieté de son âge, son ordinaire sérénité, la confiance +naturelle de la jeunesse dans l'avenir. + +Malheureusement, le séjour des princes à Coblentz devait être de courte +durée. À Mayence, ils avaient plaidé leur cause auprès de l'empereur +François II et du roi de Prusse, obtenu de prendre part aux opérations +militaires, eux et les vingt mille hommes enrôlés sous leurs ordres et +sous les ordres du prince de Condé. Attaché à la personne du comte +d'Artois, Armand était tenu de le suivie, et Bernard, trop jeune encore +pour être admis parmi les belligérants, contraint de résider à Coblentz +jusqu'à la fin de la campagne. Une séparation nouvelle s'imposait donc +aux deux frères. Mais, quelque chagrin qu'il en ressentît, Bernard +semblait disposé à la supporter plus courageusement que la première. +C'est que cette fois, partageant de nouveau les illusions des émigrés, +il entrevoyait le terme de leurs communes douleurs et la délivrance de +ses parents. + +Ces illusions dont, durant quelques jours, par suite de son isolement, +il avait cessé de subir l'influence, de nouveau le dominaient, +l'emportaient sur leurs ailes, et quoique la guerre qui allait s'engager +choquât son patriotisme à peine éveillé, il la considérait comme une +nécessité, comme l'unique moyen d'abréger les malheurs qui désolaient la +patrie. De toutes parts, autour de lui, l'ardeur des émigrés se donnait +libre cours. C'était une ivresse folle qui mettait des menaces dans leur +bouche et gonflait leur coeur d'insatiables besoins de représailles et de +vengeances. Ils annonçaient bruyamment leurs prochaines victoires, +l'écrasement de leurs ennemis, la défaite des armées françaises, la +restauration de l'ancien régime et des privilèges de la noblesse. +Princes et gentilshommes, officiers et soldats, tous tenaient le même +langage, en proie à la même exaltation et au même aveuglement. Chaque +jour, des régiments autrichiens et prussiens arrivaient à Coblentz, +allaient camper autour de la ville, où le roi de Prusse les passait en +revue. Les émigrés se portaient à leur rencontre, visitaient leurs +campements, les acclamaient. + +Ces événements grisaient Bernard, et, n'ayant en vue que la mise en +liberté de ses parents, il faisait des voeux pour le succès des armes +étrangères. Plus tôt elles seraient à Paris, plus tôt ses parents +seraient délivrés et plus tôt lui-même pourrait se réunir à eux. Il +n'était plus question maintenant du départ de Valleroy. Armand avait +jugé que ce voyage devenait inutile et que M. et Mme de Malincourt ayant +été transférés à Paris, à leur fils incombait le devoir de les secourir. +Valleroy, constitué protecteur et gardien de Bernard, devait rester à +Coblentz avec lui jusqu'à la victoire définitive de la coalition. À ce +moment, Armand, ayant tiré de leur captivité le comte et la comtesse de +Malincourt, appellerait Bernard auprès d'eux, et celui-ci partirait sous +la conduite de Valleroy pour aller les rejoindre. Tels étaient les plans +qui furent concertés entre les deux frères pendant les quelques jours +qui précédèrent le nouveau départ d'Armand. Celui-ci voulut aussi +assurer l'existence de Bernard et de Valleroy, pendant la durée de son +absence. Aux économies de Valleroy il joignit tout l'argent dont il +pouvait disposer, ne gardant pour lui-même que ce qui lui était +nécessaire durant sa route jusqu'à Paris. Là, il devait trouver des +ressources et notamment les cent mille livres cachées dans l'hôtel de +Malincourt et dont le comte avait révélé l'existence à Valleroy en le +chargeant d'aller les chercher pour les offrir aux princes. + +Ces arrangements occupèrent les dernières heures de son séjour auprès de +son frère, puis vint le moment de la séparation. Ce jour-là, Coblentz +assista à un inoubliable spectacle. Dès la veille, la presque totalité +de l'armée prussienne s'était mise en marche sur l'Alsace, suivie des +Corps d'émigrés qui devaient combattre à ses côtés. Il ne restait plus +au camp que quelques régiments. Le roi de Prusse à cheval se met à leur +tête, ayant à ses côtés les princes français, le duc de Brunswick, et +derrière eux une escorte dans laquelle figuraient pêle-mêle des +officiers de tous grades, français et allemands. Au bruit des +acclamations et au son des musiques, le brillant cortège et les +régiments défilèrent devant cent mille spectateurs accourus de toutes +parts. C'était le prologue de la guerre. + + + + +CHAPITRE VII + +DOULEURS D'EXIL + + +Le jour commençait à baisser. Dans son atelier où déjà pénétrait +l'ombre, Wenceslas Reybach, penché, depuis plusieurs heures, sur son +travail, se hâtait, afin de mettre à profit les derniers éclats de la +lumière expirante. Ce travail, qu'il espérait finir avant la nuit, était +un portrait, non un portrait sur toile et de grande taille, mais une +miniature sur émail reproduisant avec fidélité la brune chevelure et le +pur visage de la petite Nina. La plus importante partie de l'oeuvre était +terminée. Sur un fond rouge sombre, les traits de l'enfant s'enlevaient +avec vigueur. Maintenant, le peintre en était au dernier coup de +pinceau, à ces perfectionnements de la fin par lesquels l'artiste +imprime aux enfants de sa pensée, livre ou statue, musique ou tableau, +son empreinte personnelle et son cachet définitif. + +En face de lui, tante Isabelle, posée au bord d'un fauteuil, tenait Nina +sur ses genoux. Celle-ci, entourée de deux bras dont toujours l'étreinte +lui était douce, demeurait immobile dans la pose que lui avait donnée le +peintre. Méritante était cette immobilité, car, autour de Nina Bernard +présent à la séance s'agitait à outrance sans parvenir à se dominer +assez pour rester en place. Tantôt assis tantôt debout, il allait du +portrait à peine terminé de sa petite amie à un autre portrait également +sur émail, achevé et parachevé, celui-là, et qui reproduisait ses +propres traits. À chaque halte près de l'un ou de l'autre, il s'épandait +en cris d'admiration et d'enthousiasme, tandis que, tout en lui +souriant, tante Isabelle enveloppait Nina d'une attention plus grande +afin d'éviter qu'elle se laissât distraire par le bruit qu'il faisait. + +--Là, là, tout beau; du calme. Monsieur le chevalier, répétait Wenceslas +Reybach. Évitez, je vous en prie, de tourner autour de moi. Vous +troublez mon recueillement et vous faites trembler mon pinceau entre mes +doigts. + +--C'est que je suis si heureux de penser que, grâce à vous, Nina aura +mon portrait et que j'aurai le sien! + +--Tu le garderas, dis? reprenait la petite. + +--Sur mon coeur, dans un médaillon, répondait Bernard car c'est pour le +porter toujours sur moi que j'ai prié M. Reybach de le faire. Je +posséderai ton image, Nina; tu posséderas la mienne, de telle sorte que +si nous sommes séparés, nous ne nous oublierons pas. + +--Séparés! Crois-tu que nous le serons? + +--J'espère que non; mais il faut tout prévoir. + +--Me pleurerais-tu pendant longtemps, si tu me perdais? demanda Nina. + +Sans rire et très grave, il répondit: + +--Je te pleurerais toujours. + +--Passez à un autre sujet d'entretien, mes chéris, fit tante Isabelle. À +peine entrés dans la vie, vous redoutez déjà des catastrophes! Laissez +cette crainte aux vieillards. + +--Y penser n'est pas les redouter, observa Bernard avec simplicité. Ce +que je voulais dire, c'est que ce portrait, destiné à me rappeler ma +petite amie, ne me quittera jamais. + +--Ne vous rappellera-t-il qu'elle, chevalier? demanda le peintre, en +reculant d'un pas pour mieux juger de l'ensemble de son oeuvre. + +--Il me rappellera ceux que j'ai connus et aimés en même temps qu'elle, +Monsieur Reybach. + +Il formula cette réponse d'un ton si pénétrant que le vieux Reybach jeta +sur Isabelle un regard entendu, en murmurant à demi-voix: + +--Enfant par l'âge, homme par le coeur. + +Le peintre, de nouveau, se penchait sur la miniature, s'attaquant aux +yeux cette fois pour leur donner tout l'éclat que venaient de prendre +ceux de Nina qu'émerveillait le beau langage de son petit ami, et qui, +n'osant remuer, manifestait son émerveillement par un sourire. Bientôt, +personne ne parla plus, comme si l'ombre, en montant dans l'atelier, eût +imposé silence. Le peintre s'acharnait au travail. Bernard, devenu +immobile, se tenait près de lui dans l'attente d'une parole qu'il +devinait imminente et qui indiquerait que le portrait était fini. Quant +à tante Isabelle, l'expression de son regard témoignait qu'à la faveur +de ce silence une distraction puissante s'emparait d'elle et l'emportait +loin, bien loin de l'atelier de Wenceslas Reybach. Et attristantes +devaient être les images qu'évoquait sa pensée, car son visage s'était +assombri, comme si elle eût subi l'influence d'une angoisse soudaine. + +En ces temps calamiteux, ces angoisses étaient fréquentes dans les âmes, +aussi fréquentes qu'étaient nombreuses les causes qui les engendraient. +Deux cent mille Français erraient hors de leur patrie. Ceux qui +n'avaient pu s'enfuir; ceux que l'amour du sol natal tenait attachés à +leur foyer, tremblaient sans cesse pour leur liberté et pour leur vie. +Dans Paris, la guerre civile devenait de jour en jour plus imminente. Le +10 août, après la tragique invasion des Tuileries, le roi avait été +arrêté, sa déchéance prononcée. Au commencement de septembre, des bandes +féroces avaient massacré des prisonniers par centaines, et parmi eux la +princesse de Lamballe, amie de la reine. Dans l'est et le nord de la +France, la guerre étrangère déchaînait ses horreurs. Longwy et Verdun +étaient tombés au pouvoir des armées alliées. Ces armées assiégeaient +Thionville, et le duc de Brunswick marchait sur Paris. Quelle serait +l'issue de la campagne commencée depuis six semaines? Aurait-elle pour +effet de délivrer le roi, de relever son trône, de rouvrir la patrie aux +proscrits, ou, au contraire, ne ferait-elle qu'accroître le pouvoir de +la Révolution et ses fureurs? + +En France ou dans l'exil, il n'était pas un Français qui chaque jour ne +se posât ces questions, qui n'eût à se débattre contre les incertitudes +et les doutes qu'elles soulevaient. Vainement on tentait de s'y dérober; +elles s'imposaient, sans éclairer l'avenir. Il demeurait obscur, cet +avenir, obscur et sanglant, car de toutes parts on n'entendait que des +cris de vengeance, défis et menaces, car aucun des partis engagés dans +ces luttes meurtrières ne pouvait se flatter d'obtenir la victoire sans +faire des victimes par milliers. C'est à ces désastres prochains que +pensait sans doute tante Isabelle, et c'est parce qu'elle y pensait que +son coeur se serrait. + +Dans cette tourmente qui brisait tout sur son passage, quelle serait sa +destinée? Quelle serait la destinée de l'enfant confiée à sa garde? +Pauvres, inconnues, abandonnées, que deviendraient-elles toutes deux, +livrées à l'ouragan? Allait-il les emporter dans son tourbillon comme +les feuilles détachées d'un arbre? Et lorsqu'il les aurait roulées sans +pitié, pareilles à des épaves que se disputent les flots de la mer, où +les déposerait-il? + +Cette douloureuse rêverie fut subitement interrompue. Longtemps courbé +sur la miniature qu'il parachevait, Wenceslas Reybach venait de se +relever rayonnant, criant dans un soupir de soulagement: + +--Je n'y vois plus; d'ailleurs, j'ai fini. + +Ce cri ramena tante Isabelle dans l'atelier d'où son imagination l'avait +emportée. Nina glissait de ses genoux, venait se placer à côté de +Bernard, regardant de tous ses yeux, dans l'obscurité grandissante, son +portrait minuscule et ressemblant. + +--Est-ce que je peux l'emporter? demanda-t-elle à Reybach. + +--Oh! pas encore, répondit le peintre. Je veux le revoir au jour. Et +puis, il faut le laisser sécher. + +--Quand je pourrai le prendre, ce sera pour l'offrir à Bernard. + +--Et en échange, reprit celui-ci, je te donnerai le mien. + +Tante Isabelle s'était rapprochée de Reybach et le remerciait. + +--Laissez donc, faisait le brave homme. Tout le plaisir est pour moi. + +En ce moment, Fraulein Lisbeth entra. Dans chaque main, elle portait un +flambeau dont la flamme vacillante éclairait capricieusement les rides +de sa figure grimaçante. Elle vint tout droit devant les portraits, les +contempla d'un air capable. + +--Êtes-vous satisfaite, Fraulein Lisbeth? lui dit son maître. + +--Très satisfaite, Monsieur. + +Grave et solennelle, elle posa les flambeaux sur une table et sortit. +Mais, comme elle passait le seuil de l'atelier, elle dut s'effacer pour +livrer passage à Valleroy. Il entra en coup de vent, tout essoufflé. +Bernard courut à lui, prit sa main, l'entraîna. + +--Les portraits sont finis, fit-il; viens les voir. + +Mais c'est à peine si Valleroy donnait son attention aux miniatures. +S'adressant à tante Isabelle et à Reybach, il dit: + +--Il y a des nouvelles du théâtre de la guerre. + +--Bonnes ou mauvaises? demanda tante Isabelle. + +--Le 20 septembre, au village de Valmy, entre Sainte-Menehould et +Châlons-sur-Marne, les Français, commandés par les généraux Dumouriez et +Kellermann, ont remporté une grande victoire. L'armée austro-prussienne +est en déroute. Brunswick renonce à marcher sur Paris et bat en +retraite. + +--Mais alors, tout est perdu! gémit tante Isabelle. + +--Perdu! quand les Français sont victorieux? s'écria Bernard. + +Il ne continua pas. Ce cri, un inconscient sentiment de joie l'avait +poussé à ses lèvres et il n'avait pu le contenir. Mais brusquement il +mesurait toutes les conséquences de cette victoire des Français qui +mettait en péril les jours de son frère et reculait la délivrance de ses +parents. + +--Et Armand, soupira-t-il, qu'est-il devenu? + +--J'ai lieu de croire que M. le vicomte est sain et sauf, répondit +Valleroy, et qu'il est resté à Verdun avec le comte d'Artois. Il paraît +certain que les émigrés n'ont pas pris part au combat du 20 septembre. + +Rassuré de ce côté, Bernard songeait à son père et à sa mère, et il +pleurait en silence ses espoirs détruits, ces espoirs qu'avait éveillés +la marche des alliés sur Paris et qu'anéantissait la nouvelle de leur +retraite. Nina, ayant vu ses larmes, se serra contre lui, et pleurant +elle-même, répétait d'une voix caressante: + +--Ne pleure pas, Bernard. Ça me fait trop de peine. + +--Qu'allons-nous devenir? interrogea tante Isabelle. + +Et après une pause, elle ajouta: + +--Est-ce par le vidame d'Épernon que vous avez appris ces nouvelles, +Monsieur Valleroy? + +--Le vidame d'Épernon est parti ce matin pour ses terres de Bavière. +Mais il ne pourrait en dire plus que ce que je sais. Ce sont des +fugitifs qui me l'ont raconté tout à l'heure au café des +_Trois-Couronnes_, où ils sont arrivés exténués, les vêtements en +lambeaux, remplis d'épouvante. Les Français ont été admirables, +disent-ils, ils se sont battus comme des lions, et, quoique mal équipés, +mal armés, quelques-uns même chaussés de sabots, ils ont enfoncé les +carrés prussiens. La défaite de Brunswick est complète, et, s'il est en +fuite, c'est qu'il a perdu l'espoir de vaincre. Ce qu'il y a de plus +grave, c'est qu'il a entraîné les émigrés dans sa déroute et que tous +les efforts faits par ceux-ci depuis deux ans sont perdus. + +Valleroy semblait se complaire à ces détails, comme s'il se fût fait +violence pour ne pas se réjouir de la victoire des Français. Bernard +l'écoutait avec avidité, partagé entre une satisfaction qu'il ne pouvait +étouffer et ses alarmes filiales renaissantes. Tante Isabelle était très +agitée. + +--Si ces graves nouvelles se confirment, dit-elle, il n'y aura bientôt +plus de sûreté à Coblentz pour les émigrés. Ils seront réduits à quitter +cette ville. + +Mais Valleroy s'attacha à lui donner du courage, à lui rendre confiance. +Selon lui, avant de songer à fuir, il convenait d'attendre les +événements. + +--Restez avec nous, tante Isabelle, ajouta-t-il. Quoi qu'il arrive, nous +ne partirons pas sans vous. + +--Et puis, ne serai-je pas là pour vous protéger? remarqua Reybach. + +En rentrant dans leur demeure, Bernard et Valleroy y trouvèrent une +lettre d'Armand. C'était la troisième qu'ils recevaient depuis son +départ. Mais, autant les deux premières manifestaient de confiance, +autant celle-ci trahissait de découragement. Datée de Verdun au +lendemain de la bataille de Valmy, elle racontait les lamentables +événements déjà connus à Coblentz. Elle décrivait en termes émouvants +l'échec des alliés, la misère des émigrés et l'affreuse situation de +l'armée des princes. C'était la débâcle dans toute son horreur. Elle +entraînait les princes eux-mêmes. Ils se hâtaient de regagner Coblentz +sans savoir s'ils pourraient y résider encore ou même y arriver. Parmi +leurs partisans, les rivalités qu'avait longtemps contenues l'espoir du +succès éclataient maintenant. Brunswick reprochait à Calonne de l'avoir +trompé. Calonne reprochait à Breteuil d'avoir perdu la cause royale, +Breteuil répliquait que la responsabilité du désastre n'était imputable +qu'à Calonne. + +«Au milieu de nos malheurs, ajoutait Armand, j'ai du moins la +consolation, mon frère, de pouvoir te donner des nouvelles de nos +parents. Un Français, envoyé secrètement à Paris par le duc de Brunswick +pour porter au roi un message, a pu se renseigner sur leur sort. Ils +sont à la prison des Carmes, où on semble les oublier. On ne les a pas +encore interrogés. Ils ont couru, le 2 septembre, durant les massacres, +les plus grands périls. Mais ils y ont échappé. Leur santé est bonne et +ils supportent leur infortune avec courage. Pour moi, je pars à +l'instant pour Londres, où m'envoie Mgr le comte d'Artois. Je vais +porter une lettre au roi d'Angleterre. Dès mon arrivée, je t'écrirai, et +ce sera, je l'espère, pour t'annoncer mon retour à Coblentz.» + +Bernard et Valleroy ne furent rassurés qu'à demi par cette lettre. Elle +les éclairait sur le sort des êtres chéris dont l'absence déchirait leur +coeur. Mais elle ne permettait pas de prévoir le terme de leurs malheurs +communs, indéfiniment ajourné par l'échec des alliés. + +Durant les jours qui suivirent, parvinrent de Paris à Coblentz des +nouvelles de plus en plus alarmantes. Après l'emprisonnement de la +famille royale au Temple, la déchéance du roi et la proclamation de la +République, c'était maintenant le général de Montesquiou entrant en +Savoie, et le général de Custine franchissant le Rhin, entrant en +Allemagne, marchant sur Mayence et s'emparant tour à tour des villes qui +se trouvaient sur sa route. Worms, Spire, Wurtzbourg ouvraient leurs +portes sans coup férir à ses armes triomphantes. + +Ainsi, non contents de se défendre, les Français portaient l'attaque +chez les imprudents qui avaient osé franchir leur frontière. On faisait +de leurs soldats de terrifiantes peintures. On les représentait animés +de fureur, redoutables comme des barbares, invincibles comme des héros. +Tout fuyait devant eux. Tandis que l'armée de Brunswick, décimée, en +désordre, se hâtait de repasser le Rhin, les émigrés quittaient les pays +où ils avaient trouvé un refuge en deçà de Mayence, les uns pour +s'enfoncer en Allemagne, les autres pour gagner les Pays-Bas, d'où à +quelques semaines de là la victoire de Jemmapes devait encore les +chasser. Leur fuite revêtait un caractère tragique. Avec l'automne était +venu le mauvais temps. Sous la pluie qui ne cessait de tomber, dans le +brouillard qui ne faisait trêve que durant quelques heures du jour, ces +malheureux s'en allaient par les routes encombrées déjà de soldats +fugitifs, à pied, à cheval, en voiture, en charrette, comme ils +pouvaient, et tous portant sur leur personne, sur leurs traits, sur +leurs vêtements, tant de visibles traces de leur infortune qu'on eût dit +un défilé de vagabonds et de mendiants. Sur le Rhin, des bateaux, des +radeaux, des petites barques en transportaient d'autres. Ils laissaient +en chemin des villes et des villages, où ils n'osaient s'arrêter, +préférant s'en aller toujours plus loin, craignant d'être repoussés. Là +où, deux ans auparavant, ils avaient trouvé un fraternel accueil, on +refusait à présent de les recevoir. + +Les émigrés réfugiés à Coblentz vivaient en de continuelles alarmes. La +bienveillance persistante de l'électeur les protégeait encore contre +l'animadversion des habitants qui, longtemps excités par leur présence, +les accusaient d'avoir attiré sur la ville les rigueurs des Français. +Mais, à la tournure que prenaient les événements, il était aisé de +comprendre que bientôt cette protection deviendrait insuffisante et que +Coblentz n'offrait plus aux émigrés un asile sûr. D'autre part, on était +convaincu que si Custine s'emparait de Mayence, il marcherait ensuite +sur l'électorat de Trêves et que les émigrés seraient contraints de +suivre l'irrésistible courant des fugitifs qui s'écoulait sous leurs +yeux. + +À la fin de la première quinzaine d'octobre, les princes français +rentrèrent à Coblentz. Quelle différence entre ce retour lamentable et +le triomphal départ du mois précédent! Les habitants qui se trouvaient +encore dans les rues à 9 heures du soir virent passer trois chaises de +poste allant à toute vitesse. Elles contenaient les frères du roi de +France et une poignée de courtisans indissolublement liés à leur +fortune. Elles traversèrent la ville pour gagner le château de +Schonbornlust. Sur leur passage, plus d'acclamations retentissantes, +plus de bruyantes fanfares; derrière elles, plus de bruyante escorte, +mais partout un morne silence, dissimulant mal la sourde colère d'un +peuple menacé, par la faute des émigrés, de l'invasion étrangère. Les +princes ne devaient résider à Schonbornlust que quelques jours. Ils en +repartirent nuitamment comme ils y étaient arrivés, en fugitifs et en +proscrits, allant devant eux sans savoir où ils s'arrêteraient. + +Après leur départ, les craintes des émigrés s'accrurent. Du matin au +soir, ils circulaient dans les rues, s'attroupaient au café des +_Trois-Couronnes_, à l'affût de nouvelles. Dans toutes les maisons, les +malles étaient bouclées. Chacun se disposait à partir à la première +alerte. On se disputait les voitures disponibles, les bateaux du Rhin. +Les riches s'assuraient à prix d'or des moyens de transports. Les +pauvres se résignaient à faire la route à pied. Mais où aller? Nul ne le +savait, et, pour ajouter à leur détresse, voici que des pays allemands, +où ils espéraient trouver repos et sûreté, on leur faisait savoir qu'on +ne les recevrait pas. Cette incertitude les retenait encore à Coblentz, +quel que fût le péril d'y rester. + +Ce furent des heures cruelles, remplies par la terreur et l'angoisse. +Bernard et Valleroy en connurent toute l'horreur, Valleroy surtout, qui +se considérait comme responsable envers la maison de Malincourt de la +vie du chevalier, et qui s'était engagé à veiller sur Nina et sur tante +Isabelle. Ayant charge d'âmes, il tremblait pour les chers êtres qu'il +devait protéger. Libre d'agir à son gré, il aurait quitté Coblentz sans +attendre que les événements se fussent encore aggravés. Après avoir pris +conseil de tante Isabelle, il était résolu à se rendre avec elle en +Hollande, malgré la difficulté d'y arriver, parce que là du moins on +trouverait un abri à proximité de la France. Mais Bernard, qu'excitait +l'espérance du prochain retour de son frère, ne voulait pas partir sans +l'avoir revu. + +Le temps s'écoulait ainsi dans les incertitudes et les larmes Du dehors, +n'arrivait aucune nouvelle sûre et précise. On ne voyait passer à +Coblentz que des fugitifs. Affolés, brisés par la fatigue et par +l'effroi, ils ne savaient rien, ne parlaient que de leur malheur. Ils +faisaient de dramatiques récits de la détresse des émigrés, de cette +débâcle effroyable qui emportait au hasard jeunes et vieux, femmes et +enfants, les laissait sans gîte et sans pain, les jetait au bord des +routes, exténués, les livrait à la brutalité des soldats, conduisait au +suicide les moins vaillants d'entre eux. Impossible de tirer de ces +infortunés aucun renseignement. + +Mais, brusquement, la foudre éclata. C'était dans la nuit du 21 octobre. +Après avoir passé la soirée avec Nina chez tante Isabelle et fait une +courte halte au café des _Trois-Couronnes_, Bernard et Valleroy, rentrés +chez eux, s'étaient couchés et endormis. Vers 3 heures du matin, +Valleroy fut brusquement réveillé. Il se souleva et prêta l'oreille. Un +bruit de foule montait de la rue, dominé par des rumeurs confuses qui, +d'abord lointaines, se rapprochaient et grossissaient avec rapidité. Il +se jeta à bas de son lit, s'habilla en un tour de main, courut à la +croisée et l'ouvrit. La rue était pleine de monde, et de toutes parts +éclataient l'effarement et l'épouvante. C'étaient des gens qui +s'éloignaient à grands pas, un léger bagage à la main: d'autres qui se +montraient aux croisées, à peine vêtus, d'autres enfin qui se +lamentaient. + +Dans ce tumulte de voix et de cris, se croisaient des phrases sinistres. + +--Les Français sont entrés dans Mayence. + +--Ils marchent sur Coblentz. + +--Ils vont y arriver avant le lever du jour. + +--Nous sommes perdus. + +Valleroy ne voulut pas en entendre davantage. Depuis plusieurs jours, il +attendait ce moment et s'y était préparé. Il entra dans la chambre de +Bernard, et, réveillant l'enfant endormi, il lui dit avec sang-froid: + +--Habillez-vous, Monsieur le chevalier. Nous partons. + +--Nous partons! Pourquoi? + +--Parce que, dans quelques heures, Coblentz sera occupé par l'armée de +Custine. + +--Crois-tu donc que les soldats français nous feraient du mal s'ils nous +trouvaient ici? + +--Je ne le crois pas. Mais cette expérience, que j'oserais tenter si je +n'avais à exposer que moi-même, je n'ai pas le droit de l'affronter +alors que vous êtes sous ma garde. Le malheur des temps a fait de nous +des émigrés. Nous sommes, vous et moi, passibles des lois +révolutionnaires, vous surtout, en votre qualité de gentilhomme, fils +d'un suspect. Il importe que les Français ne nous trouvent pas ici. + +--Il faut donc fuir? + +--Il le faut et sans tarder, Monsieur le chevalier. Hâtez-vous de vous +préparer. Moi, je cours chercher la voiture et le cheval dont je me suis +assuré la possession en vue de l'éventualité qui se produit. + +--Fais prévenir tante Isabelle et Nina, reprit Bernard. Tu sais qu'elles +doivent partir avec nous. + +--Je vais les chercher. Elles me sont aussi chères qu'à vous-même, et +pas plus que vous je ne veux les abandonner. + +Mais comme Valleroy allait quitter la chambre, le bruit de la rue +redoubla. C'étaient des pas rapides, un fracas de chevaux et de roues +brûlant le pavé, qui cessèrent tout à coup. Puis on frappa à la porte de +la maison. + +--C'est Armand qui revient, s'écria Bernard, rouge de plaisir. + +Ce n'était pas Armand, mais le vidame d'Épernon. + +--Vous! Monsieur le vidame, dit Valleroy, qui lui avait ouvert, je vous +croyais en Bavière? + +--J'y étais en effet, répondit l'aimable gentilhomme, toujours +guilleret, fringant et souriant. C'est même là que j'ai appris la marche +des Français dans les pays du Rhin. Je n'ai pas voulu que le chevalier +restât exposé aux dangers de la guerre et je viens le chercher. J'arrive +à temps, à ce que je suppose. + +--Nous allions partir pour La Haye. + +--Vous y rencontreriez d'autres dangers. Je vous emmène en Bavière chez +moi. Vous y attendrez la fin des mauvais jours. + +--C'est qu'on assure que les émigrés n'y sont pas reçus. + +--Rien de plus vrai; mais, grâce à moi, on vous y recevra. Faites mettre +vos malles sur la berline, et partons. Il faut éviter de tomber dans +l'avant-garde de Custine. + +--Est-ce vous, mon frère? demandait Bernard du haut de l'escalier. + +--Ce n'est pas votre frère, chevalier; mais c'est un fidèle ami. + +Et le vidame enlevait Bernard dans ses bras, le serrait contre sa +poitrine, le couvrait de baisers, en répétant: + +--Je vous conduis en Bavière. Pressons-nous. Il n'y a pas une minute à +perdre. + +Bernard n'essaya pas de résister. Résigné à partir, il était heureux de +trouver, à défaut de la protection de son frère, celle de M. d'Épernon. + +--C'est que nous ne partons pas seuls, fit-il en regardant Valleroy, il +y a Nina et tante Isabelle. + +--Vos amies! répondit le vidame. Vous ne voulez pas vous séparer +d'elles? Qu'à cela ne tienne! Nous allons les prendre en passant. + +--Oh! que vous êtes bon, Monsieur! s'écria Bernard. + +Quelques instants après, la voiture du vidame d'Épernon emportait +l'enfant à travers les rues de Coblentz. + +Oh! cette course dans la nuit, au coeur d'une ville qui s'attend à être +prise d'assaut, il ne devait jamais l'oublier. Parvint-il à une +vieillesse avancée, il reverrait toujours ce spectacle d'une population +qu'a abandonnée le sang-froid et qui se croit perdue. Il reverrait ces +fuyards affolés, leur cohue envahissant les bureaux des coches et des +bateaux, des hommes campés au coin des avenues, montrant le ciel d'un +geste menaçant; d'autres, d'un accent impérieux, demandant l'aumône pour +subvenir aux frais de leur route, d'autres enfin portant des torches +allumées pour guider leurs pas. + +Devant le palais électoral, un attroupement plus nombreux que les autres +arrêta la voiture pendant quelques minutes; c'étaient des sujets de +l'électeur de Trêves, qui, sur le bruit répandu soudain de son prochain +départ, venaient de se soulever, décidés à l'empêcher de fuir. Pour les +apaiser, ce prince, dont leur révolte paralysait les projets secrets, se +voyait contraint de renoncer à s'éloigner et de se résigner à partager +leur sort jusqu'au bout; perspective affreuse, puisqu'ils s'attendaient +à être massacrés par ces soldats français dont chacun parlait sans les +avoir jamais vus, en racontant à leur propos les plus terrifiantes +histoires. + +Bernard, penché à la portière de la voiture, ne perdait pas un trait de +ces scènes que dramatisait la nuit et par où se manifestait la panique +de tout un peuple éperdu. Un indicible effroi le tenait à la gorge, +oppressait son coeur. Il avait hâte maintenant d'être hors la ville, non +seulement pour échapper aux Français que les cris de la foule +représentaient comme au moment d'entrer dans Coblentz, mais encore pour +se délivrer de cette foule que la fureur qui s'était emparée d'elle +rendait agressive et menaçait de rendre meurtrière. + +Enfin, on arriva devant la maison qu'habitaient tante Isabelle et Nina, +dans une rue étroite, moins passagère et moins encombrée que les autres. +Mais, au moment où Valleroy se jetait à bas de la voiture pour monter +chez ses amies, sur le seuil de la maison apparut le propriétaire +lui-même, qui, tout en larmes, à moitié fou, fit connaître qu'il ne +savait ce qu'elles étaient devenues. Dès le début de la panique, M. +Wenceslas Reybach, arrivant à l'improviste pour leur porter secours, les +avait emmenées avec lui, sans dire en quel lieu. Valleroy jeta au cocher +l'adresse du peintre, et le lourd équipage de nouveau s'ébranla. Mais, +chez Reybach, portes et fenêtres étaient hermétiquement closes. Lui-même +avait quitté la maison, et, vainement appelée à plusieurs reprises, +Fraulein Lisbeth ne répondit pas. + +--Que faire? demanda Valleroy dévoré d'inquiétude. + +--Voilà qui est grave, objecta le vidame d'Épernon, car sous peine de +nous mettre dans l'impossibilité de sortir de la ville, nous ne pouvons +courir plus longtemps à la recherche de ces dames. + +--Oh! Monsieur, ne les abandonnez pas! supplia Bernard. + +--Ce n'est pas volontairement que je les abandonne, chevalier; mais +encore faut-il ne pas nous perdre tous. Il est 4 heures... Au petit jour +les Français seront devant Coblentz. + +--Il était convenu avec tante Isabelle qu'à la première alerte nous nous +réunirions, observa Valleroy. Peut-être allait-elle chez nous, pendant +que nous venions chez elle. + +--Assurons-nous-en, répondit M. d'Épernon. + +Par son ordre, la voiture rebroussa chemin. Cette fois, elle n'avançait +plus qu'avec difficulté, tant la foule se faisait compacte, devenait +malveillante et soupçonneuse. On passa cependant, grâce au sang-froid et +à l'énergie du cocher. Mais ce fut un vain et inutile effort. Pas plus +là où on allait que là d'où l'on venait, on ne trouva trace de celles +qu'on cherchait. Dans la tourmente de cette affreuse nuit, Nina et tante +Isabelle avaient disparu. + +Au moment où cette disparition mystérieuse venait d'être constatée, et +comme le vidame d'Épernon et Valleroy se consultaient, se produisit non +loin d'eux un nouveau mouvement de foule, une de ces furieuses poussées +de peuple qui brisent tout sur leur passage. En même temps des clameurs +plus bruyantes s'élevèrent. De toutes parts on n'entendait que ce cri: + +--L'ennemi! Voilà l'ennemi! + +--Il n'y a plus à hésiter, s'écria d'une voix énergique M. d'Épernon. + +Il dit un mot au cocher, et la chaise de poste s'éloigna au galop de ses +chevaux robustes. Quelques instants après, elle était hors la ville et +cheminait rondement sur une route déserte allant vers le Nord. + +Bernard, le front dans ses mains, pleurait et gémissait: + +--Nina! ma pauvre Nina! + +Plus intrépide et plus fort, Valleroy se dominait, contenait sa douleur. +Mais le nom qu'étouffait sa bouche retentissait dans son coeur, et ce +nom, c'était celui de tante Isabelle. + +--Pauvre tante Isabelle! + +En haut d'une montée gravie d'un train rapide, les chevaux s'arrêtèrent +pour souffler. De cet endroit, à travers les brumes grisâtres du matin, +on apercevait la masse confuse des maisons de Coblentz, et, autour de +cette masse, la ceinture phosphorescente que lui faisaient les eaux du +Rhin et de la Moselle. Les rumeurs de tout à l'heure s'étaient éteintes +et la nuit s'achevait silencieuse. M. d'Épernon avait mis la tête à la +portière. + +--C'est étrange, murmura-t-il, on n'entend ni le son des tambours ni le +bruit d'une armée en marche... Si c'était une fausse alerte! + +Et c'était une fausse alerte, en effet. En arrivant au terme de leur +course, nos voyageurs devaient apprendre que le général de Custine, +après avoir annoncé, à peine entré dans Mayence, qu'il se portait sur +Coblentz, avait modifié ses plans et s'était décidé à marcher sur +Francfort. + + + + +CHAPITRE VIII + +POUR LA REINE + + +À Hamm, en Westphalie, un soir des premiers jours du mois de mars 1793, +dans une salle du château seigneurial appartenant au roi de Prusse, un +gros homme en grand deuil occupait un fauteuil bas et large, au coin +d'une haute cheminée, où brûlaient de lourdes bûches enterrées à moitié +sous la cendre. + +Ce qui caractérisait ce personnage dont le regard fin et clair révélait +seul la jeunesse, c'était, indépendamment d'un masque bourbonien aux +proéminences accusées, l'énorme embonpoint qui semblait le clouer sur +son siège d'où pendaient, touchant à peine au sol, ses jambes épaissies +par des enflures de goutte et presque caricaturales sous le bas de soie +qui les dessinait. Sa main droite, enflée comme le reste du corps, +s'étalait sur le bras du fauteuil. De la gauche, il tenait une canne à +pommeau d'or dont il avait enfoncé l'extrémité dans son soulier, +derrière le talon. À cette attitude qui lui était familière, tout émigré +ayant vécu naguère à Coblentz aurait reconnu Monsieur, comte de +Provence, ou Monseigneur le régent, pour rappeler le titre qu'il avait +pris après la mort de Louis XVI, et dont il persistait à se parer, bien +que les puissances eussent refusé de l'admettre en cette qualité. + +C'était lui, en effet. Depuis déjà trois mois, il résidait à Hamm, où, +en fuyant les bords du Rhin, il s'était réfugié, ainsi que le comte +d'Artois, après avoir erré longtemps de tous côtés au milieu des plus +pressants périls et où la Prusse consentait à lui accorder un asile +provisoire. Là était venue le surprendre la nouvelle du tragique trépas +de son frère aîné; là, son frère cadet l'avait quitté pour aller plaider +auprès de l'impératrice Catherine de Russie la cause des Bourbons. +Maintenant, il s'y trouvait seul, ou presque seul, entouré de quelques +courtisans, oublié, perdu, si loin de tout, que souvent il pouvait +croire qu'un voile épais le séparait du reste de l'Europe et qu'il +n'était plus le représentant de la maison de France qu'aux yeux de ses +compagnons d'exil ou des rares Français qui venaient protester auprès de +lui de leur inébranlable fidélité. + +Sans doute, c'était un de ces loyaux serviteurs, ce vieillard de petite +taille, au corps mince, au visage maigre, qui se tenait assis, en face +du prince, au bord d'une chaise, dans une attitude de déférence, vêtu +comme un seigneur de la cour à l'époque de sa splendeur, tiré à quatre +épingles, et si soigné sur toute sa personne qu'en son costume de +velours aux parements ornés de jais il semblait sortir d'une boite. Oui, +c'en était un, car un ardent dévouement à la cause royale avait seul pu +le conduire à Hamm au cours d'une saison rigoureuse à peine achevée, et +il se nommait le vidame d'Épernon. + +En ce moment, sans se départir du respect qu'il devait à un prince du +sang, le brillant gentilhomme causait librement avec Monsieur; et très +attachant devait être le sujet de l'entretien, car le vidame s'était +échauffé à parler, et Monsieur avait blêmi d'impatience en l'écoutant. + +--Enfin, si je vous comprends bien, Monsieur le vidame, s'écria le +prince tout à coup, vous venez nous solliciter d'approuver un complot +qui a pour but de sauver notre belle-soeur, S. M. Marie-Antoinette, reine +de France, veuve du roi défunt. + +--C'est en effet pour solliciter l'approbation de Monseigneur que je +suis venu du fond de la Bavière dans le fond de la Westphalie, répondit +M. d'Épernon. + +--On nous a proposé déjà plusieurs projets analogues, objecta Monsieur; +mais, après examen, il a été reconnu qu'ils étaient inexécutables. + +--Celui que j'ose soumettre à Votre Altesse Royale ne mérite pas le même +reproche. C'est en cela qu'il se distingue des autres. Il est l'oeuvre de +mon neveu le marquis de Guilleragues et de quelques vaillants +gentilshommes qui en garantissent la réussite. + +--La reine est détenue au Temple; elle y est gardée par des jacobins +forcenés, inaccessibles à la pitié. Avant d'étudier les moyens de la +faire sortir de Paris, il faudrait s'assurer qu'il sera possible de +l'arracher à sa prison. + +--L'exécution de cette partie du programme appartient aux royalistes +fidèles qui n'ont pas quitté la capitale et dont le dévouement veille +nuit et jour autour de la reine. Ils se disent sûrs de l'enlever du +Temple et prétendent qu'ils l'eussent déjà fait s'ils savaient à quel +lieu conduire Sa Majesté après l'avoir délivrée. C'est à les seconder et +à couronner leur entreprise que mon neveu et ses amis se sont attachés. + +--De Paris à toutes les frontières, les routes sont surveillées, reprit +Monsieur. + +--Pas également, Monseigneur, et celle qu'aurait à suivre la reine +n'offre pas ce danger au même degré que les autres. Du reste, si Votre +Altesse Royale daigne jeter les yeux sur le plan que voici, elle verra +que, grâce aux forêts de l'Oise et de la Normandie, il n'est pas +impossible d'arriver à Dieppe par des chemins isolés, couverts et +généralement peu surveillés par les autorités révolutionnaires. + +--Voyons votre plan, Monsieur le vidame. + +M. d'Épernon s'était levé. Il tira de sa poche une carte géographique, +la déplia et la mit sous les yeux de Monsieur. + +--Voilà l'itinéraire, continua-t-il. Monseigneur le régent peut voir que +les grands centres de population sont soigneusement évités et qu'on n'a +devant soi qu'une douzaine de villages qu'il est aisé de contourner. + +--Mais vos relais de chevaux, où les placez-vous? + +--Il y en a cinq, le premier dans une ferme au-dessus d'Andrésy, le +second dans la forêt de Gisors, le troisième à Gournay sans y entrer, le +quatrième à Serqueux, également sans y entrer, et le cinquième en vue de +Gamaches. À Dieppe, ou plutôt à une lieue de cette ville, en remontant +vers Saint-Valéry-en-Caux, une embarcation attendra la reine pour la +transporter à bord d'un navire anglais qui stationnera non loin des +côtes. + +--Oui, c'est assez bien imaginé, fit Monsieur d'une voix grave et lente. +Mais, si sûre que soit cette route, ajouta-t-il, comment la +franchira-t-on? Car il y aura quatre personnes à transporter, Monsieur +le vidame. Je connais la reine. Elle ne consentira à fuir que si sa +fille, son fils et Madame Élisabeth, ma soeur, peuvent fuir avec elle. + +--Tout est prévu, Monseigneur. Nos amis de Paris affirment que, grâce +aux relations qu'ils se sont ménagées parmi les gardes nationaux, ils +pourront faire sortir les quatre prisonniers en même temps. Au jour fixé +pour leur évasion, ce sera le soir, une berline les attendra dans la +plaine Saint-Denis. Le marquis de Guilleragues, mon neveu, sera sur le +siège. Un autre gentilhomme, M. de Morfontaine, ira à cheval en avant de +la voiture pour préparer les relais confiés à des hommes d'un dévouement +à toute épreuve. + +--En supposant qu'il n'y ait ni contre-temps, ni pertes de temps, +combien faudra-t-il d'heures pour franchir la distance qui sépare Dieppe +de Paris? + +--Quatorze heures, Monseigneur. La famille royale sera déjà loin +lorsqu'au Temple on s'apercevra de sa disparition. + +--Ne sera-t-elle pas arrêtée en chemin? demanda encore Monsieur. + +--C'est peu probable, répondit M. d'Épernon. Le plan que j'ai l'honneur +de présenter à Votre Altesse Royale a pour base la certitude acquise que +la route choisie est libre jusqu'au bout. Cependant, en prévision d'une +mauvaise rencontre, nous nous sommes procuré des passeports au nom de la +femme d'un conventionnel, voyageant avec sa famille. + +--Décidément, vidame d'Épernon, vous avez réponse à tout, fit Monsieur, +en se carrant dans son fauteuil sur lequel il s'était soulevé pour +suivre les indications que lui donnait son interlocuteur. + +Il garda un moment le silence, puis il reprit: + +--Lorsque des gentilshommes français vont exposer leur vie pour sauver +la reine, nous ne saurions, quoique leur entreprise nous inspire peu de +confiance, refuser de l'approuver. Mais il faut que vous compreniez, +Monsieur le vidame, que nous avons quelque mérite à donner cette +approbation, car la reine en liberté deviendra pour nous une cause +d'embarras. + +--La reine! Une cause d'embarras? + +--Elle voudra exercer seule le pouvoir; elle nous disputera la +régence... Enfin, peu importe! On saura du moins combien étaient +calomnieux les propos abominables qui nous ont accusé de souhaiter la +mort de notre belle-soeur. Car, on l'a dit, Monsieur le vidame, on l'a +dit, s'écria Monsieur d'un accent d'indignation. + +--Il n'est pas un royaliste qui n'ait repoussé ces accusations avec +énergie, Monseigneur, protesta M. d'Épernon. + +--La reine y a cru, dit Monsieur. Tant pis pour elle, au surplus. Quant +à nous, notre devoir consiste à lui prouver qu'elle s'est trompée, et ce +devoir nous l'accomplirons. Nous approuvons en principe votre plan. + +--Ce n'est pas mon plan, Monseigneur. L'honneur en revient tout entier +au marquis de Guilleragues, au comte de Morfontaine et à leurs amis. + +--Où sont actuellement ces messieurs? + +--M. de Morfontaine est en route pour Paris, sous un déguisement, bien +entendu. En attendant les ordres de Votre Altesse Royale, il se +concertera avec ceux de nos amis qui travaillent à faire sortir du +Temple la famille royale. + +--Et le marquis de Guilleragues? + +--Il est à Bruxelles, où je dois lui faire parvenir les avis d'après +lesquels il agira. + +--À Bruxelles! s'écria Monsieur. Mais, depuis la bataille de Jemmapes, +cette ville est occupée par les Français. Il y a péril pour lui à y +résider. + +--Mon neveu parle la langue allemande comme sa langue maternelle. À +Bruxelles, il se fait passer pour un artiste de Munich en tournée de +visite dans les musées de Belgique et de Hollande, et, à la faveur de ce +mensonge, il n'y est pas inquiété. Dès que je l'aurai fait avertir, il +ira s'embarquer à Ostende pour l'Angleterre. Là, il frétera un navire +qui le conduira sur les côtes de France près de Dieppe et qui devra +venir l'y reprendre dix jours plus tard. Une fois débarqué, il partira +pour Paris, à pied, par la route qu'il devra suivre au retour. Chemin +faisant, il verra les royalistes qui se sont chargés d'organiser les +relais de chevaux et ne s'arrêtera qu'à Gennevilliers, près de +Saint-Denis, où M. de Morfontaine viendra le retrouver. Monseigneur +estimera sans doute que nos dispositions sont bien prises. + +--Oui, mais on y peut objecter qu'elles manquent de cohésion, remarqua +Monsieur. Je vois bien que chacun des conjurés sait en gros ce qu'il +doit faire, mais non à quelle date il doit le faire. Il faudrait à votre +plan un lien qui en coordonnât toutes les parties. Il faudrait surtout +une note qui les précisât, les résumât et les fit concorder. + +--Cette note existe, Monseigneur. Elle prévoit tout ce qui doit être +prévu; elle assigne à chacun sa tâche, et tous les associés de +l'entreprise la recevront en temps opportun. + +--Comment la leur ferez-vous parvenir? + +--Par un messager très fidèle et très sûr. + +--Si fidèle et si sûr qu'il soit, s'il est arrêté en route et si l'on +trouve sur lui des instructions que vous lui aurez confiées, non +seulement votre plan ne pourra plus être utilisé, mais tous ceux qui +auront participé à son exécution payeront de la vie leur dévouement à la +famille royale. + +--Ce danger ne se présentera pas, Monseigneur. Le messager ne portera +pas de papiers compromettants. Il n'aura à transmettre que des +instructions verbales. + +--Mais ne craignez-vous pas qu'en les transmettant il en oublie +d'essentielles? + +--Il les aura apprises par coeur et se contentera de les réciter à ceux +vers qui il aura été envoyé, à M. de Guilleragues à Bruxelles, à M. de +Morfontaine à Paris, et à Sa Majesté la reine au Temple, s'il est assez +heureux pour arriver jusqu'à elle. + +--Il faudra donc que sa mémoire n'ait pas de défaillances? + +--La mémoire des enfants est sûre. C'est le privilège de leur âge. + +--Que parlez-vous d'enfants, Monsieur le vidame? Est-ce à un enfant que +vous confierez d'aussi grands intérêts? + +--Celui auquel je pense, Monseigneur, possède la raison d'un homme; il +en aura la prudence et le courage. + +Un sourire s'esquissa sur la large face de Monsieur, et il dit non sans +raillerie: + +--C'est donc un oiseau rare, un prodige? Comment se nomme-t-il? + +--Il se nomme le chevalier de Malincourt, répondit M. d'Épernon en +s'inclinant. + +--Le chevalier de Malincourt? répéta Monsieur. Je connais ce nom. + +--Votre Altesse Royale connaît aussi le noble enfant qui le porte. À +Coblentz, il fut présenté à Monseigneur par son frère le vicomte de +Malincourt. + +--Oui, je m'en souviens... Une physionomie intelligente et recueillie, +le fils d'un des plus fidèles serviteurs du roi... Et c'est cet +adolescent que vous allez exposer aux périls dont nous venons de parler? + +--Il s'est offert lui-même à les affronter. Durant l'hiver qui vient de +finir, il vivait auprès de moi, en Bavière, où je lui donnais +l'hospitalité. C'est pendant son séjour dans ma maison, qu'à diverses +reprises il m'a exprimé sa ferme volonté d'aller à Paris pour se +rapprocher de ses parents, détenus à la prison des Carmes. + +--C'est un trait rare de vaillance et d'intrépidité, observa Monsieur. + +Le vidame d'Épernon continua: + +--J'ai vainement essayé de combattre ce projet, en montrant au chevalier +les innombrables difficultés qui se dresseraient sur sa route. Mais, +n'ayant pu le dissuader de faire ce qu'il avait résolu, après m'être +convaincu qu'il le ferait malgré tout, l'idée m'est venue d'utiliser +pour la cause royale son voyage en France. Je lui ai donc fait connaître +ce que j'attendais de lui. Il s'est engagé à me servir, et, dans ce but, +il a appris de mémoire le texte précis des instructions que je suis +maintenant tenu d'envoyer à mon neveu et à ses amis. + +--Il faudra nous présenter le chevalier de Malincourt, Monsieur le +vidame. Nous serons heureux de le féliciter et de l'assurer de notre +bienveillance. Amenez-nous-le demain. + +--C'est qu'il est là, reprît le vidame, en désignant la porte close qui +ouvrait sur une galerie servant d'antichambre. Il est là, ainsi que +l'homme qui doit l'accompagner à Paris et veiller sur lui. Cet homme, +qu'on appelle Valleroy, est aussi dévoué à la maison de Malincourt que +je le suis moi-même à la famille royale. Monseigneur le régent veut-il +m'autoriser à lui présenter sur-le-champ le chevalier et son compagnon? + +--Faites, Monsieur le vidame, faites, dit Monsieur. + +M. d'Épernon alla ouvrir la porte, appela de la main, et Bernard parut, +suivi de Valleroy, qui marchait à trois pas de lui, sans embarras ni +timidité. Depuis qu'il s'était enfui de Coblentz et durant le séjour +qu'il venait de faire en Bavière, divers changements s'étaient opérés +dans la personne de Bernard. D'abord, il avait grandi de manière à +pouvoir tromper sur son âge. Il n'avait pas encore atteint sa +quatorzième année et semblait cependant l'avoir dépassée. L'ensemble de +son corps restait grêle, mais sa taille, en s'allongeant, était devenue +plus flexible et plus élégante. Dans l'enfant, elle laissait deviner ce +que serait le jeune homme quand ses membres se seraient développés et +fortifiés. + +Toutefois, c'est surtout le visage pâli, la grave expression du regard, +la mobilité des traits qui trahissaient la maturité précoce de Bernard. +Cette maturité, il en portait depuis longtemps le signe, depuis surtout +qu'il avait vu pleurer sa mère. Elle formait en quelque sorte le trait +caractéristique de sa physionomie. Mais, durant les six mois qu'il +venait de passer en Bavière auprès du vidame d'Épernon, elle s'était +encore accentuée. C'est que, pendant ce long hiver, au fond d'un vieux +château perdu sous la neige, séparé du reste du monde, éloigné de ses +parents, le pauvre enfant, malgré l'ingénieuse et infatigable bonté de +M. d'Épernon, malgré la tendre sollicitude de Valleroy, avait beaucoup +souffert et répandu, lui aussi, bien des larmes. Appelant vainement à +son aide, pour se distraire et se consoler, la lecture et l'étude, il ne +pouvait secouer les angoisses qu'amassait dans son coeur l'incessante +vision des malheurs de sa famille et des malheurs de son pays. On +vieillit vite au contact d'épreuves aussi cruelles. Le corps conserve sa +jeunesse; mais l'âme se virilise, et c'est ainsi qu'un matin, Bernard +s'était réveillé en possession de l'énergie qu'exigent les mâles +résolutions. + +Alors, il avait entretenu Valleroy de son dessein d'aller à Paris afin +de se rapprocher de ses parents. Valleroy, loin de l'en détourner, ayant +encouragé ce dessein et s'y étant associé, la volonté de Bernard était +devenue peu à peu inébranlable, si bien que les prudentes objections +qu'y fit d'abord M. d'Épernon, quand il en fut averti, étaient venues se +briser contre le parti pris le plus absolu. À ce moment, le vidame +correspondait avec son neveu le marquis de Guilleragues, réfugié à +Berlin, au sujet d'un projet ayant pour but la délivrance de la reine +Marie-Antoinette. Il pensa que Bernard, étant invinciblement décidé à se +rendre à Paris, pourrait participer utilement à l'exécution de ce +projet. Il le lui confia ainsi qu'à Valleroy, et tous deux promirent de +se prêter à ce qu'on attendait d'eux. Telles étaient les circonstances +qui les avaient conduits à Hamm et les mettaient, ce jour-là, en +présence de Monsieur, comte de Provence. + +Avant d'entrer dans la salle où il allait les recevoir, Bernard et +Valleroy s'arrêtèrent comme s'ils attendaient des ordres. + +--Avancez, chevalier, cria Monseigneur le régent, et vous aussi. +Monsieur Valleroy. Le bien que M. le vidame d'Épernon nous a dit de vous +nous a suggéré le désir de vous connaître. Nous savons à quels nobles et +louables projets vous êtes associés l'un et l'autre, et j'ai tenu à vous +dire que non seulement je les approuve, mais qu'encore il m'est agréable +de penser que l'exécution en est confiée à des vaillants tels que vous. + +Bernard répondit au compliment par une inclination silencieuse, tandis +que Valleroy balbutiait: + +--Monseigneur me comble et me rend très fier. + +--Il faudra que vous soyez prudents, jeunes gens, extrêmement prudents, +insista Monsieur. Vous, Monsieur Valleroy, en votre qualité du plus âgé, +vous veillerez sur le chevalier; vous modérerez ses ardeurs, vous lui +interdirez tout ce qui pourrait trahir sa qualité et vos intentions. +Quant à vous, chevalier, fiez-vous à votre compagnon, laissez-vous +guider par lui et n'ayez d'autre souci que de ne pas perdre la mémoire, +d'y garder très exactement les instructions confiées à votre honneur et +à votre zèle. + +--Je suis sûr de les apporter à Bruxelles et à Paris telles qu'elles +m'ont été remises, fit Bernard à qui revenait le sang-froid. D'ailleurs, +ajouta-t-il, pour ne pas les oublier, je les réciterai soir et matin. + +Monsieur approuvait de la tête. + +--Excellent système, fit-il. + +Et après une pause, il ajouta: + +--Nous avons encore une mission personnelle à vous confier, chevalier. + +--Je la remplirai de mon mieux, Monseigneur, comme l'autre. + +--Si vous voyez la reine, offrez-lui nos hommages et assurez-la du +dévouement d'un frère quelle a méconnu et qui mérite sa confiance. +Dites-lui qu'elle aurait tort, une fois en Angleterre d'y rester. Sa +place est à Vienne, où sa présence aura pour effet d'exciter le zèle par +trop boiteux de l'empereur. + +--J'aurai l'honneur de répéter à la reine les propres paroles de Votre +Altesse Royale. + +Il y eut encore un silence. Puis Monsieur reprit: + +--N'avez-vous pas oublié votre leçon, chevalier, seriez-vous en état de +nous la dire? + +--Je le crois, Monseigneur. + +--Eh bien, j'en veux faire l'expérience. Donnez-moi le texte des +instructions, Monsieur le vidame. + +M. d'Épernon présenta au prince une feuille de papier couverte +d'écriture. D'un signe, Monsieur engagea Bernard à réciter. + +Celui-ci commença d'une voix assurée: + +--On sent combien il y a de difficultés présentement à s'en aller, et +combien de danger à le risquer. Mais on croit qu'il est encore plus +dangereux de rester, et qu'il est même impossible de sortir, autrement +que par une fuite courageuse de l'état où l'on est réduit. C'est ce qui +engage à demander attention et résolution très prompte sur un projet +proposé par des serviteurs très fidèles, duquel on assure que Sa Majesté +a déjà quelque connaissance. On l'a soigneusement examiné et discuté +dans toutes ses parties il paraît avoir des avantages qui le rendent +préférable à tous ceux dont il avait été question jusqu'à ce moment. + +À cet endroit, Monsieur interrompit Bernard. + +--Il importe que tout ce qui précède soit textuellement répété à la +reine, Monsieur le chevalier. Vous aurez soin de n'en rien omettre. +Continuez. + +Bernard reprit sans hésiter: + +--La sortie par mer n'est qu'à la distance de quarante lieues. On ne +passera par aucune ville, ni par aucun lieu où il y ait garnison, garde +nationale ou bureaux; la route est facile et connue dans les vingt +premières lieues qu'il faudra faire avec grande vitesse. Elle est +ensuite détournée et ne rentre dans aucune des parties sur lesquelles on +a eu l'éveil et à l'égard desquelles on peut avoir des soupçons. +D'ailleurs tout se fera par des relais et sous la conduite de +gentilshommes sûrs qui périront tous plutôt que de laisser manquer +l'entreprise. + +Monsieur, brusquement, arrêta la récitation, et pliant la feuille de +papier qu'il rendit au vidame d'Épernon, il s'écria: + +--Inutile d'aller plus loin. C'est merveilleusement su. + +Puis, d'une voix qui trahissait une émotion jusqu'à ce moment contenue, +il ajouta: + +--Quoique vous soyez un enfant, chevalier, on vous traite en homme. +Montrez-vous digne du nom que vous portez et de la confiance qu'on vous +témoigne. _Macte animo, generose puer!_ + +Monsieur savait ses classiques et aimait à les citer. + +--Quand partez-vous? demanda-t-il encore, en s'adressant cette fois à +Valleroy. + +--Demain matin, Monseigneur. + +--Eh bien, demain, nous ferons prier Dieu et célébrer la messe pour +l'heureuse issue de votre entreprise. Bon voyage et prompt retour, +Messieurs. Vidame d'Épernon, nous serons heureux de vous revoir avant +que vous ne retourniez en Bavière. + +--Demain, alors, Monseigneur. + +--Demain, soit. Nous vous recevrons après midi. + +L'audience était terminée. Déjà, marchant à reculons, et le front +incliné, le vidame et Valleroy se rapprochaient de la porte, quand ils +s'aperçurent que Bernard, au lieu de les suivre, demeurait debout et +immobile devant Monseigneur le régent. + +--Avez-vous autre chose à nous dire, mon enfant? fit celui-ci. + +--J'ai une grâce à vous demander, Monseigneur, répondit le chevalier. + +--S'il est en notre pouvoir de vous l'accorder, c'est fait. + +--Depuis plus de six mois, Monseigneur, je suis séparé de mon frère aîné +le vicomte de Malincourt. Il m'a quitté en septembre dernier pour suivre +Mgr le comte d'Artois à l'armée de Brunswick, et je ne l'ai plus revu. +Un peu plus tard, j'ai su qu'il partait pour l'Angleterre. Ce sont les +dernières nouvelles qui me soient parvenues de lui, et j'ignore s'il est +mort ou vivant. + +--Mais nous avons lieu de croire qu'il est vivant, s'écria Monsieur. Le +comte d'Artois l'a chargé de diverses missions pour Londres, Copenhague +et Stockholm. Si, durant ce long voyage, il lui était arrivé quelque +accident, nous en serions averti déjà. + +--Si donc je suis sans nouvelles de lui, c'est qu'il n'a su où m'écrire, +ou que ses lettres ne me sont pas parvenues. + +--C'est probablement cela. + +--Eh bien, continua Bernard, je supplie Votre Altesse Royale de donner +des ordres pour qu'on s'inquiète du vicomte de Malincourt, pour qu'on le +retrouve et qu'on lui fasse savoir que son frère est parti pour Paris. + +--Ce sera fait, chevalier, je vous le promets. + +--Alors, je n'ai plus qu'à prendre congé de Monseigneur en le +remerciant. + +Bernard, pénétré de respect, se courba. Puis il rejoignit M. d'Épernon +et Valleroy qui l'attendaient au seuil de la salle, et sortit avec eux, +suivi du regard de Monsieur où passait un sourire de bienveillante et +douce pitié. + +Resté seul, le prince frappa deux coups sur un timbre. Presque aussitôt, +à une porte basse dissimulée dans la boiserie qui cachait les murs, +parut un homme en deuil. Quoique d'aspect jeune et dans la force de +l'âge, il semblait n'avoir que le souffle, tant étaient pâles ses +lèvres, décharné son visage et maladif son teint. C'était le comte +d'Avaray, le conseiller privé, le favori préféré, l'ami fidèle dont +l'habileté, le dévouement, le sang-froid avaient, en 1791, tiré Monsieur +de la fournaise de Paris. Actif et remuant, toujours à portée de son +prince, il exerçait sur lui une influence toute-puissante; nulle +décision grave ne se prenait sans son avis. + +--Venez, cher d'Avaray, lui dit Monsieur en le voyant; je suis seul; mes +visiteurs sont partis. + +--Ils vous ont longtemps retenu, Monseigneur... + +--C'était ce vieux fou de d'Épernon... Ne s'est-il pas avisé de nous +arriver du fond de la Bavière pour nous faire part d'un complot ourdi +dans le but de délivrer la reine!... Comprenez-vous cela, d'Avaray! On +n'a pu, malgré tant d'efforts successifs et combinés, sauver le roi mon +frère, et on sauverait la reine!... + +--Une telle tâche est impossible aujourd'hui, répondit le courtisan. + +--J'ai essayé de le dire; mais on ne voulait pas m'entendre, et le +vidame d'Épernon aurait pris en mauvaise part les efforts que j'aurais +faits pour empêcher quelques braves gentilshommes d'aller périr dans une +héroïque, mais folle aventure J'ai donc écouté, émis quelques conseils +et donné l'approbation qu'on me demandait. + +--Et vous avez bien fait, Monseigneur, M. d'Épernon est une si méchante +langue... + +--Ce qui m'attriste le plus, c'est qu'on jette un enfant dans cette +équipée... Autant l'envoyer à la mort... + +Mgr le régent fut un moment silencieux; puis, d'une voix un peu éteinte, +comme s'il se parlait à lui-même, il reprit: + +--Car il est évident que la reine ne peut plus être délivrée... Elle +périra comme son mari; ses enfants périront avec elle; Madame Élisabeth +ma soeur partagera leur sort, et, contraint d'accomplir le rigoureux +devoir que m'impose ma naissance, j'aurai la douleur de monter sur un +trône ensanglanté... C'est le destin, et nul n'est assez puissant pour +en arrêter le cours... N'est-ce pas votre avis, cher d'Avaray? + +--C'est mon avis, Monseigneur... + +--Une couronne! Quel lourd fardeau dans les temps où nous sommes! +continua Monseigneur en s'agitant dans son fauteuil. + +Un nouveau silence suivit cette exclamation douloureuse. Le prince +paraissait en proie à de sombres méditations. + +--Allons, Monseigneur, reprenez courage et confiance, revenez à vous, +lui dit le comte d'Avaray. + +Et, désignant sur une table un volume in-folio, relié en cuir rouge, +doré sur tranches, portant sur le plat les armes de France, il ajouta: + +--Monseigneur le régent veut-il que je lui relise le cérémonial du sacre +des rois? + +--Oui, c'est cela, d'Avaray. Commencez là où nous en étions restés, +quand le roi quitte son prie-Dieu pour aller recevoir la couronne des +mains du cardinal archevêque... Si ce n'était ma maudite goutte, +j'aurais pu m'exercer à cette belle cérémonie... Lisez, cher d'Avaray, +je vous écoute... + + + + +CHAPITRE IX + +À BRUXELLES + + +En ce mois de mars 1793, les Pays-Bas étaient en feu. Depuis l'automne, +le général Dumouriez occupait Bruxelles, dont la victoire de Jemmapes +lui avait ouvert la route et d'où les Autrichiens s'étaient enfuis à son +approche. Maître de cette ville, il y avait pris ses quartiers d'hiver, +et son armée confortablement installée en Belgique, il était parti pour +Paris afin d'y faire accepter son plan de campagne en Hollande qu'il +voulait exécuter au printemps. Après une absence de quelques semaines, +il venait de rentrer à Bruxelles, et ses dernières dispositions +arrêtées, il s'était porté à la rencontre des Autrichiens qui prenaient +l'offensive en vue de reconquérir la capitale belge qu'ils considéraient +comme la clé de voûte de leur puissance dans les Pays-Bas. + +À la date du 15 mars, les belligérants étaient en présence aux environs +de Liège. Une bataille paraissait donc imminente, et de toutes parts les +populations en attendaient l'issue, affolées par les perspectives +diverses qu'elles pouvaient craindre ou espérer. À Bruxelles, le trouble +était à son comble, car c'est là que les événements qui se préparaient +devaient avoir les contre-coups les plus retentissants et les plus +funestes. À l'exception d'une faible garnison à qui restait confiée la +garde de la ville, toutes les forces disponibles en étaient sorties ou +continuaient à en sortir, se dirigeant sur Nerwinde, où Dumouriez les +concentrait. Ce n'étaient que marches et contre-marches, ordres arrivant +du quartier général, instructions arrivant de Paris, et un perpétuel +va-et-vient de personnages de tous rangs et de toutes conditions, de +visages plus ou moins suspects, et, à vrai dire, un désordre que +favorisaient l'insuffisance et le désarroi de la police locale, placée +sous les ordres d'un officier de Dumouriez. + +C'est dans ces circonstances que, le matin du 17 mars, se présentait, à +l'une des barrières de la ville, un marchand colporteur, jeune homme à +mine débonnaire dont les simples allures, même en ce temps où les +autorités se montraient aisément soupçonneuses, ne pouvaient éveiller +leur défiance. Il conduisait l'ordinaire équipage des gens de sa +profession, une voiture-fourgon, attelée d'un seul cheval, dans laquelle +étaient ses marchandises. Arrivé à la barrière, il s'arrêta, et, +s'adressant au factionnaire de garde, il demanda à entrer dans la ville. + +--As-tu un passeport, citoyen? lui dit le soldat. Est-il en règle? Dans +ce cas, exhibe-le, afin qu'on voie d'où tu arrives. + +--J'arrive de Coblentz, répondit le colporteur. + +--De Coblentz! Mais, alors, tu es un émigré!... Et tu oses... + +--J'ose parce que je ne suis pas un émigré. Voici ma carte de civisme +qui prouve que je suis un bon Français, et voici un sauf-conduit qui +établit qu'il y a déjà plusieurs mois j'ai été chargé par la +municipalité d'Épinal d'une mission secrète en Allemagne. + +Le soldat eut un geste de mépris. Il repoussa dédaigneusement les +papiers que lui présentait le colporteur. + +--Tu soumettras ces pièces au chef du poste, citoyen espion, fit-il. + +Cette qualification ne parut pas offenser celui à qui elle s'adressait. +Sans la relever, il entra dans le corps de garde et s'y trouva en +présence de l'officier qui en avait le commandement. Il renouvela sa +demande en montrant ses papiers. L'officier les prit et les parcourut. + +--Quoique la sentinelle m'ait traité d'espion, dit le colporteur, je +suis un ami désintéressé de la République une et indivisible, un +défenseur de la liberté. + +--Tu te nommes Joseph Moulette? demanda l'officier d'une voix brève. + +--Joseph Moulette, d'Épinal, délégué de la municipalité de cette ville. + +--Et tu viens de Coblentz? + +--Oui, mon officier. + +--Non pas à pied, j'imagine. + +--Ma voiture est là. + +--Eh bien, on va l'inspecter, ta voiture, et si elle ne contient aucun +objet suspect, tu pourras entrer en ville, car tes papiers sont en +règle. + +Le colporteur sortit aussitôt. L'officier le suivit. Sur son ordre, deux +soldats s'avancèrent pour procéder à l'inspection du fourgon dont le +colporteur s'était empressé d'ouvrir les portes placées sur les côtés. +On put voir alors, comme dans l'intérieur d'une boutique, tout un +étalage de tricots, maillots, bas de laine et foulards couchés sur une +étagère, ou suspendus à une tringle transversale, le tout en si bel +ordre qu'il ne pouvait venir à l'idée qu'entre des marchandises si bien +rangées, il y eût place pour quelqu'un des objets que l'officier avait +qualifiés de suspects. + +--C'est bon, laissez passer! dit ce dernier. + +Le colporteur ferma sa voiture, et, se mettant à la tête du cheval qu'il +prit par la bride, il pénétra dans la ville par une large rue que +parcouraient en tous sens des piétons et des véhicules, au milieu +desquels il se confondit. Pendant une demi-heure, il continua à avancer +ainsi, regardant à droite et à gauche, comme s'il cherchait son chemin. +Puis, lorsque, d'un rapide coup d'oeil, il eut constaté que, dans la +foule qu'il traversait, personne ne l'observait, il s'arrêta. Il se +trouvait alors devant l'église de Sainte-Gudule, au centre d'une vaste +place. L'endroit, sans doute, lui parut propice au débit de ses +marchandises, car il rangea sa voiture au long d'un mur et en détacha +les auvents comme pour se préparer à exercer son commerce accoutumé. +Mais, tout en feignant de mettre la dernière main à son étalage, il se +penchait dans l'intérieur du fourgon, et parlant à demi-voix, il dit: + +--Nous voici dans la citadelle, Monsieur le chevalier, vous pouvez vous +montrer. + +Sous une couverture jetée tout au fond du fourgon et dissimulée par les +marchandises, un corps se dessinait. La couverture fut rejetée d'un +brusque mouvement, et entre les tricots tendus sur les tringles apparut +la tête fine et pâle de Bernard de Malincourt. + +--Si tu continues à m'appeler Monsieur le chevalier, tu nous attireras +quelque algarade, mon bon Valleroy, dit l'enfant en sautant à terre. + +--C'est vrai, confessa Valleroy, j'oublie toujours... + +--N'oublie plus, que diable! Rappelle-toi qu'il n'y a ici ni chevalier +ni serviteur, mais seulement un oncle et un neveu, colporteurs de +profession, voyageant ensemble. Tu es célibataire, et moi je suis +Bernard, le fils de ta soeur. + +--Entendu, Bernard; j'oublierai que je te dois le respect. + +--Alors, nous sommes à Bruxelles? reprit Bernard en jetant des regards +curieux autour de lui... + +--À Bruxelles, place Sainte-Gudule, et très exacts au rendez-vous, +puisque c'est aujourd'hui le 17 mars et que c'est du 17 au 20 que M. de +Guilleragues, averti par M. d'Épernon, doit nous rencontrer ici. + +--Nous n'avons donc qu'à attendre avec patience. + +--C'est toute notre tâche pour le moment. Je vais profiter du répit +qu'elle nous laisse pour me mettre en quête d'une auberge où nous +prendrons nos repas et où nous coucherons, car je pense que vous en avez +assez des nuits à la belle étoile... + +--Oui, et j'avoue que ce soir, il me sera doux de dormir dans un bon +lit... C'est égal, ajouta Bernard, il est heureux qu'au poste de la +barrière on n'ait pas eu l'idée de regarder au fond de la voiture... Si +on m'y avait découvert, comment aurais-tu expliqué ma présence sous la +couverture et l'absence de mon nom sur ton passeport?... + +--Aussi ai-je eu terriblement peur, sans compter que si l'officier avait +regardé de près au signalement, il aurait vu que Valleroy ne ressemble +guère à Joseph Moulette. Du reste, je renonce à me servir du +sauf-conduit de ce vilain personnage. J'en ai fait usage à défaut de +mieux et parce qu'il fallait entrer dans Bruxelles, coûte que coûte. +Mais, maintenant que nous voici parmi des Français, nous ne nous +remettrons en route qu'avec des passeports réguliers, un pour vous et un +pour moi. + +--Crois-tu pouvoir te les procurer? + +--M'est avis que M. de Guilleragues m'y aidera. + +Tandis qu'il s'entretenait ainsi, Valleroy avait dételé et attaché le +cheval derrière la voiture, en jetant devant lui une botte de foin. +Maintenant, quelques passants, attirés par l'étalage, s'arrêtaient, +s'informaient des prix, marchandaient, achetaient, et Bernard, à +l'exemple de Valleroy, se prodiguait pour répondre aux clients. Jusqu'à +midi, ils furent ainsi tenus l'un et l'autre, empêchés de se distraire +de leur besogne. Mais, à ce moment, il y eut un répit. Ils en +profitèrent pour manger un morceau sur le pouce. Puis Valleroy, laissant +Bernard à la garde de la boutique, s'éloigna afin de s'assurer un gîte +pour la nuit. Bernard resta donc seul, et comme, en cette fin d'hiver, +soufflait encore une bise froide sous un ciel grisâtre, chargé de neige, +il se mit à marcher de long en large pour se réchauffer. + +Sa station durait depuis une heure quand, d'une des rues donnant sur la +place, il vit déboucher un individu qui, le nez au vent, les mains dans +les poches, marchait en sifflotant. Sur-le-champ, il le reconnut. +C'était le marquis de Guilleragues, non tel qu'il l'avait entrevu au +café des _Trois-Couronnes_, le soir de son arrivée à Coblentz, tout +pimpant sous le brillant uniforme des gardes du comte d'Artois, mais +vêtu de noir, portant toute la barbe, coiffé d'un feutre à larges bords, +d'où sortaient en désordre de longs cheveux dont les boucles flottaient +sur ses épaules. De son côté, M. de Guilleragues le dévisagea et d'un +air d'indifférence s'approcha de lui, comme attiré par l'étalage des +marchandises exposées. + +--Votre serviteur, chevalier de Malincourt. + +--Votre serviteur, marquis de Guilleragues. + +--À Bruxelles on m'appelle Wilhem Mauser, un passionné d'art et ami des +Français. + +--Et moi, Bernard, neveu de Valleroy, marchand colporteur. + +--Où est votre oncle? + +--Le voici qui revient. + +Valleroy s'avançait, en effet, paisible et souriant. + +--Vous m'apportez les instructions du vidame d'Épernon? lui dit le faux +Wilhem Mauser. + +--Mon neveu Bernard est chargé de vous les transmettre. + +--Alors, ce sera pour ce soir, à l'hôtel _de la Providence_, où je loge, +dans la rue de la Montagne-aux-Herbes. + +--Pourquoi ce soir, et pas tout de suite? demanda Bernard. + +--Parce que Bruxelles, depuis que les Français y sont entrés, regorge +d'espions jacobins, répondit M. de Guilleragues, et qu'ici nous sommes +par trop exposés à leur curiosité. Il n'en sera pas de même à mon hôtel, +où vous ne viendrez d'ailleurs qu'à la nuit. À ce soir, Messieurs, et +soyez circonspects; les murs ont des oreilles. + +Il s'éloigna sans ajouter un mot. Jusqu'au soir, Bernard et Valleroy +appartinrent aux clients qui se pressaient autour de leur voiture. À la +nuit, ils plièrent bagage comme des gens éreintés, pressés de goûter le +repos, et allèrent s'abriter, eux, le cheval, le fourgon et les +marchandises, dans une pauvre auberge de la chaussée de Louvain. Puis, à +l'heure fixée pour leur rendez-vous, ils se rendirent à l'hôtel _de la +Providence_, où les attendait le marquis de Guilleragues. Ils le +trouvèrent au second étage, dans une chambre isolée, à l'extrémité d'un +long corridor. Quand ils furent entrés, il ferma la porte et poussa le +verrou. + +--De cette manière, dit-il, personne ne saurait ouvrir du dehors à +l'improviste, et comme je me suis assuré que rien de ce qui se dit ici +ne peut être entendu au delà des murs, nous sommes à l'aise pour causer +librement. À vous de parler, Monsieur le chevalier. + +Bernard n'eut pas besoin de se recueillir pour retrouver gravées dans sa +mémoire les instructions dont il était dépositaire. Il les récita d'une +haleine, sans en omettre un seul mot, tandis que Guilleragues en +écrivait les parties essentielles sous sa dictée, en une forme abrégée +et indéchiffrable. + +--Ainsi, notre projet a reçu l'approbation des princes, fit-il avec +satisfaction, quand Bernard, ayant achevé la leçon, s'arrêta. Nous +sommes autorisés, mes amis et moi, à travailler à la délivrance de la +famille royale! + +--Et nous-mêmes, ajouta Valleroy, nous vous sommes adjoints pour +seconder vos efforts, si besoin est. + +--Votre concours sera précieux et je l'accepte. + +--Alors, marquez-nous ce que nous devrons faire, dit Bernard. + +Guilleragues demeura pensif un moment, mais non immobile. Il faisait le +tour de la chambre rasant la muraille comme pour s'assurer une fois de +plus qu'elle ne présentait ni lézardes ni ouvertures quelconques. Il +s'arrêtait devant la porte, y collait son oreille, s'attachant à épier +les bruits affaiblis du dehors. Bientôt rassuré, il vint reprendre sa +place entre Bernard et Valleroy et leur parla à voix basse. + +--Écoutez-moi bien tous deux, afin que, si l'un de vous est empêché +d'agir, l'autre puisse le suppléer. Dès que vous aurez pris à Bruxelles +le repos qui vous est nécessaire, vous partirez pour Paris. En y +arrivant, ou plutôt, quand vous vous serez mis en règle avec les +autorités de votre section, et qu'en conséquence vous pourrez espérer de +n'être ni surveillés, ni inquiétés, vous vous rendrez rue du Four +Saint-Germain. + +--Dans le voisinage de l'hôtel de Malincourt, remarqua Valleroy. + +--Justement à deux pas de votre ancienne demeure. Monsieur le +chevalier... Vers le milieu de cette rue, se trouvent les magasins d'un +marchand de meubles nommé Grignan. Le nom est sur l'enseigne. Vous +entrerez dans ces magasins et demanderez à parler au propriétaire. +Lorsque vous serez en sa présence, seuls avec lui, vous lui direz: «Nous +venons pour ce que tu sais.» + +--Et que nous répondra-t-il? interrompit Bernard, que le langage de +Guilleragues intéressait comme un récit d'aventures. + +--Il vous révélera la retraite où vit caché, depuis qu'il est rentré +dans Paris, notre principal complice, M. de Morfontaine. Ce gentilhomme +est mon ami. Vous lui réciterez les mêmes instructions qu'à moi, +chevalier. Ensuite, il vous donnera les siennes que vous suivrez +aveuglément. + +--Mais nous-mêmes, demanda Valleroy, n'aurons-nous, aucun message à lui +transmettre de votre part? + +--Un message très bref. Vous lui ferez connaître qu'à dater du 5 avril +prochain il devra se trouver tous les soirs à 8 heures dans le parc de +la Folie-d'Épernon, à Gennevilliers, près Saint-Denis. + +--Tous les soirs à 8 heures? + +--Jusqu'à ce qu'il y ait rencontré celui qu'il attend. + +--Est-ce tout? + +--C'est tout pour aujourd'hui. M. de Morfontaine et le citoyen Grignan +vous apprendront le reste. Maintenant, quand comptez-vous partir pour +Paris? ajouta le marquis. + +--Dès que nous aurons des passeports qui nous permettent de circuler +librement sur le territoire de la République, répondit Valleroy. + +--Vous n'avez pas de passeports! Mais alors comment avez-vous pu +pénétrer dans Bruxelles? + +--Grâce à un peu d'audace et à beaucoup de bonheur; grâce surtout à un +subterfuge qui nous aurait perdus s'il n'avait pas réussi et auquel la +prudence nous oblige à renoncer. + +--J'espérais que mon oncle d'Épernon vous aurait mis en état d'arriver +jusqu'à Paris, dit M. de Guilleragues d'un accent de regret. Il lui +était plus facile qu'à moi de vous procurer des pièces d'identité. Voilà +un contre-temps inattendu. + +--Qu'allons-nous faire? soupira Bernard. + +M. de Guilleragues eut soudain un geste de confiance. + +--Bah! nous trouverons! s'écria-t-il. Je vais chercher, et d'ici à +vingt-quatre heures j'aurai trouvé. + +--Où nous reverrons-nous? interrogea Valleroy au moment de se retirer +avec Bernard. + +--Demain, comme aujourd'hui, devant l'église de Sainte-Gudule. + +Ils se séparèrent sur ces mots. La nuit, obscurcie par un brouillard +épais, avait protégé l'entrée de Bernard et de Valleroy à l'hôtel _de la +Providence_; elle protégea leur sortie. Par les rues noyées dans la +brume, ils arrivèrent sans encombre à leur auberge, en dépit des +patrouilles qui, jusqu'au jour, parcouraient la ville. + +Le lendemain, la voiture, avec son étalage, vint, dès le matin, occuper +la même place que la veille, contre un mur, en face de l'église. +Seulement, cette fois, les chalands furent plus nombreux, et durant +plusieurs heures les colporteurs improvisés ne surent à qui répondre. +Les marchandises qu'ils offraient étaient de qualité supérieure et d'un +prix modéré. On se les arrachait. + +--C'est qu'ils vont vider la boutique, disait Valleroy, en encaissant la +menue monnaie mêlée d'assignats, qui lui tombait de toutes parts. Si +nous restons ici deux heures de plus, nous n'aurons plus rien à vendre. + +Heureusement, vers midi, la foule se dispersa. Valleroy et Bernard +s'empressèrent de fermer la voiture, mais ils procédaient avec lenteur, +n'ayant pas encore vu venir le marquis de Guilleragues et ne voulant pas +quitter la place sans avoir échangé quelques mots avec lui. Ils +l'aperçurent enfin, les mains dans les poches, la tête en arrière, et +son chapeau sur la nuque, les airs d'un homme qui dédaigne la terre et +vit dans l'idéal. Il marcha de leur côté. En passant devant eux, il dit +rapidement et à demi-voix: + +--Vous vous présenterez aujourd'hui chez le colonel Jussac, commandant +du bureau de police. Il est prévenu de votre visite, et, sur votre +demande, il vous délivrera des passeports. + +--Sans autres explications? s'écria Valleroy. + +--Sans autres explications, répéta M. de Guilleragues. Le colonel, +quoique servant dans les armées de la République, n'oublie pas qu'il est +gentilhomme et qu'il s'agit aujourd'hui du salut d'une reine, d'une +femme... Quant à vous, une fois munis de vos passeports, vous vous +mettrez en route. Le temps presse. Dumouriez est au moment d'en venir +aux mains avec les Autrichiens. S'il est victorieux, il sera le maître +de la France. Mais ce n'est pas au service, du roi légitime qu'il +consacrera son pouvoir. Il est dévoué à la faction d'Orléans et c'est un +prince d'Orléans qu'il veut mettre sur le trône. Il importe donc, pour +déjouer ses intrigues, que la reine délivrée soit en état de rallier +autour d'elle la noblesse de France afin de défendre la couronne de son +fils. + +--Nous partirons sans tarder, répondit Valleroy. + +--Au revoir donc, Messieurs, continua le marquis. Soyez courageux et +prudents et que Dieu vous protège! + +Le même jour, vers 5 heures Bernard et Valleroy se présentaient au +bureau de police, demandaient à parler au colonel Jussac et furent +introduits aussitôt auprès de lui. Cet officier était gentilhomme. Mais, +comme beaucoup de ses pareils que la Révolution avait trouvés dans les +rangs de l'armée, il y était resté, résolu à ne pas émigrer et à servir +la France, sous le régime nouveau aussi bien que sous l'ancien. Oublieux +de ses origines, abdiquant titre et particule, il n'était plus +aujourd'hui que le colonel Jussac, un vieux soldat, patriote avant tout, +que la confiance du général Dumouriez avait commis à la garde de +Bruxelles. Il touchait à la soixantaine. Mais, sous ses cheveux gris, +son visage conservait la jeunesse, comme, dans sa poitrine, son coeur +conservait, pour tout ce qui touchait au drapeau, l'enthousiasme des +jeunes années. + +Quand Bernard et Valleroy entrèrent dans le cabinet où il se tenait, ils +le trouvèrent devant un bureau élevé où il écrivait debout. + +--Que désirez-vous de moi? demanda-t-il en se tournant vers eux. + +--Des passeports qui nous permettent de nous rendre à Paris, où nous +appellent des affaires pressantes, répondit Valleroy. + +--Vous vous nommez Valleroy et ce jeune enfant est votre neveu? + +--Vous nous connaissez, colonel? s'écria Bernard. + +--Wilhem Mauser m'a parlé de vous. + +Il alla vers la porte pour s'assurer qu'elle était fermée, puis, +revenant du côté des visiteurs, il reprit: + +--Je sais quelles affaires vous appellent à Paris et je veux vous +faciliter les moyens d'y arriver. Quoique serviteur passionné de mon +pays, quoique désavouant les irréparables fautes de la noblesse, je sais +me souvenir à propos que je suis gentilhomme. Je m'honore de m'associer +aux efforts d'un enfant qui veut délivrer ses parents. Vous aurez vos +passeports. + +--Merci, mon colonel, murmura Bernard très ému. + +--J'ai songé même à vous assurer, indépendamment de ces passeports, une +protection plus efficace, propre à vous éviter les tracasseries des +municipalités auxquelles vous aurez affaire en route. Demain, partiront +de Bruxelles, sous la garde d'un détachement de troupes, des papiers +saisis dans les bagages des prisonniers autrichiens et que j'ai ordre +d'expédier au gouvernement. S'il vous convient de vous joindre à ce +convoi, je vous recommanderai au sergent commandant l'escorte, et de +cette manière vous arriverez sans encombre à votre destination. + +--On pourrait même charger les papiers dans ma voiture, remarqua +Valleroy. + +--Vous avez une voiture? + +--Pour le transport de mes marchandises, oui, mon colonel, répondit +Valleroy. Mais comme nous les avons vendues ici, en deux jours, le +fourgon est vide ou c'est tout comme. + +--Mais voilà qui se trouve à merveille et qui vaut mieux que des +passeports. Vous serez roulier pour le compte de l'État, et à ce titre +respecté partout où vous passerez. Est-ce convenu? + +--C'est convenu, mon colonel. Mais comment vous exprimerons-nous notre +reconnaissance? + +--En me rendant à votre tour un service. + +--Nous pourrions vous rendre un service, mon colonel? + +--Pour arriver à Paris, vous traverserez Compiègne, continua le colonel. +En avant de cette ville, sur les bords de l'Oise, se trouve un château +qui m'appartient et où réside ma soeur, la chanoinesse de Jussac. Le +service que j'attends de vous consiste à vous arrêter en cet endroit, à +dire à ma soeur que vous m'avez vu bien portant et à lui remettre une +lettre dont je vous chargerai pour elle. + +--Madame votre soeur a pu demeurer dans un château, aux portes de Paris, +sans être inquiétée! s'écria Bernard. + +--Son histoire est celle de Mgr le duc de Penthièvre, qui a continué à +résider à Sceaux. Comme lui, elle est protégée par la gratitude des +habitants, par le souvenir de ses bienfaits. + +--Un souvenir analogue n'a pu défendre mon père contre la haine des +jacobins. + +--Ils redoutaient son énergie... tandis qu'ils n'ont rien à craindre +d'un vieillard, d'une femme. + +--Vous pouvez être assuré que nous ferons vos commissions, mon colonel, +dit alors Valleroy; mais, même après les avoir faites, nous resterons +vos obligés. + +--On va dresser vos passeports, reprit le colonel, et rédiger le contrat +par lequel vous vous engagez à transporter, moyennant un prix convenu et +que je fixe à cent livres payées d'avance, les papiers que je dois faire +parvenir à Paris. + +Il alla ouvrir la porte et appela un de ses officiers, auquel il donna +ses ordres. Puis, avisant un sergent de grenadiers qui se tenait debout, +au port d'armes, dans la place où travaillaient les secrétaires: + +--Viens ici, Rigobert, lui dit-il. + +Le sergent s'avança silencieux. C'était un vieux soldat, maigre et de +haute taille, au visage rude, tanné, ridé, avec de petits yeux où +pétillait la malice, et dont les allures automatiques et déférentes +révélaient une longue habitude de la discipline et de la vie des camps. + +--Je vais te charger d'une mission de confiance, mon vieux Rigobert, +continua le colonel. Il s'agit de convoyer jusqu'à Paris des papiers +d'État dont je te confie la garde et dont tu me réponds sur ta tête. Les +caisses qui les contiennent seront chargées sur la voiture du citoyen +Valleroy que voici, un bon patriote avec qui j'ai fait marché pour ce +transport. L'escorte que tu commanderas se composera de cinq hommes. Tu +vas les choisir toi-même parmi les bons. Vous partirez demain matin au +petit jour. + +--Bien, mon colonel, répondit Rigobert. + +--À propos, ajouta le colonel Jussac, je te recommande le citoyen +Valleroy et son neveu. Ce sont de braves gens en qui on peut avoir +confiance. + +Rigobert enveloppa Bernard et Valleroy d'un regard de sympathie qui +signifiait que la protection de son chef les rendait sacrés à ses yeux. +Puis, après avoir échangé quelques mots avec Valleroy pour s'entendre +avec lui sur l'heure du départ et le chargement des papiers, il sortit. +Pendant ce temps, les passeports avaient été préparés, ainsi que le +contrat. Sur ce contrat, Valleroy apposa sa signature, en même temps que +lui était comptée la somme stipulée pour prix de ses services. Il +enferma dans sa bourse les quatre louis, en soufflant à l'oreille de +Bernard: + +--La protection des autorités et, par-dessus le marché, cent livres en +or, décidément, M. de Guilleragues a bien travaillé. + +Ils allaient se retirer; mais, à ce moment, entra dans la pièce un +hussard aux vêtements en désordre et couvert de boue. + +--Le colonel Jussac, demanda-t-il. + +--C'est moi, répondit l'officier en s'avançant. + +--J'arrive du quartier général, reprit le hussard, et j'ai ce papier à +remettre à mon colonel. + +C'était un pli fermé par un cachet de cire rouge. Le colonel le prit, +l'ouvrit et y jeta les yeux sans se départir de son impassibilité. + +--À quelle heure êtes-vous parti? interrogea-t-il, sa lecture achevée. + +--À 9 heures, mon colonel, au moment où s'ouvrait le feu. Mon cheval a +bien marché. + +Le colonel se tourna alors vers ses officiers, dont l'arrivée du +cavalier avait excité la curiosité, et d'un accent où se devinaient +l'émotion et l'enthousiasme: + +--Le général Dumouriez est aux prises avec les Autrichiens, non loin de +Louvain, dit-il. Nous déplorons tous de n'être pas associés aux glorieux +périls que courent nos compagnons d'armes et nous formons des voeux +ardents pour leur triomphe. Vive la République! + +--Vive la République! répondirent d'un élan unanime tous les soldats. + +Et Bernard demeura stupéfait en constatant que lui aussi avait poussé ce +cri. Et comme ses yeux surpris interrogeaient Valleroy, celui-ci dit +gravement: + +--Devant l'ennemi, la République, c'est la France. + +On ne dormit guère à Bruxelles durant la nuit qui suivit. Vers le soir, +s'était répandu le bruit qu'à vingt lieues de la ville, entre Louvain et +Tirlemont, se livrait depuis le matin une grande bataille. Cette +bataille, on l'avait prévue. Mais, maintenant qu'on la savait engagée, +on en discutait fiévreusement les conséquences. Gagnée par le général +Dumouriez, elle lui ouvrirait la Hollande que son ambition brûlait de +conquérir; perdue par lui, elle l'obligerait à évacuer Bruxelles, à se +replier sur les frontières françaises, en abandonnant les conquêtes déjà +faites en Belgique. Ces deux perspectives étaient également espérées et +redoutées. Ceux qui, lassés de l'ancienne domination autrichienne, +avaient accueilli avec enthousiasme les Français, craignaient de tomber +de nouveau aux mains d'un maître qui leur ferait expier les sympathies +manifestées par eux aux soldats de la Révolution. Ceux qui, par haine du +régime nouveau de la France ou par des motifs d'intérêt, appelaient le +retour des Autrichiens, se demandaient avec angoisse si leurs voeux, +contenus depuis quatre mois, allaient se réaliser ou s'il fallait +renoncer pour toujours à leur réalisation. Puis, il y avait les +indifférents, ceux que le joug autrichien laissait résignés au même +degré que le joug français, et enfin les patriotes, ceux qui ne +voulaient d'aucun maître étranger et qui rêvaient de reconstituer +l'autonomie des Pays-Bas, longtemps asservis par l'Autriche. + +Toutes ces opinions s'exprimaient avec la même exaltation dans les +groupes qui, durant cette nuit, circulaient dans les rues de Bruxelles; +chacun, à cette heure, y voyait l'avenir au gré de ses espérances. +Tandis qu'à tout hasard les Français arrivés dans la ville à la suite de +Dumouriez préparaient leur fuite, en prévision de sa défaite, les sujets +belges colportaient de tous côtés leurs craintes et leurs désirs. + +Les rares nouvelles qui parvinrent à Bruxelles, durant cette longue +nuit, ne modifièrent pas l'état des esprits. Elles montraient les deux +armées aux prises dans une action formidable, un des lieutenants de +Dumouriez, le général Valence, disputant à l'archiduc Charles le village +de Racourt; un autre, le général Neuilly, s'emparant de Nerwinde, et +délogé ensuite par le général Clairfayt, puis le généralissime +autrichien, prince de Cobourg, établissant son artillerie sur les +hauteurs de Wommersse, et l'impétueux Dumouriez montant à l'assaut de +ces positions formidables sous une pluie de feu. Mais ces épisodes +isolés, successivement connus, ne présageaient rien quant à l'issue +finale. Ce fut seulement au lever du jour que commencèrent à arriver +quelques fuyards français. Ils avaient marché toute la nuit pour faire +connaître la défaite de Dumouriez. + +Par toute la ville se produisit alors un effroyable affolement. Dès 6 +heures du matin, tandis que la population se demandait ce qu'allaient +faire les Français, la plupart de ceux-ci commençaient à partir, et les +autorités militaires, attendant d'un moment à l'autre l'ordre d'évacuer +Bruxelles, se préparaient à l'exécuter. Six mois avant, les habitants de +la ville avaient vu s'enfuir les Autrichiens et avec eux les émigrés. +Maintenant, ils voyaient s'enfuir les soldats de la République. + +À la même heure, Bernard et Valleroy étaient déjà loin de Bruxelles. +Assis dans le cabriolet de leur voiture, ils allaient vers Mons, au +petit trot de leur cheval, un tout petit trot, tranquille et doux, qui +permettait aux cinq grenadiers de l'escorte que commandait le sergent +Rigobert de suivre au pas accéléré. + + + + +CHAPITRE X + +SUR LA ROUTE DE PARIS + + +--Vois-tu, petit, comme j'ai déjà fait la route de Paris à Bruxelles, je +connais dans tous ses détours la route de Bruxelles à Paris. Au train +dont nous allons, nous en avons pour huit jours. Ce soir, nous +coucherons à Mons. Il y a dans cette ville, à l'entrée du faubourg, une +bonne auberge, où nous descendrons. Le vin y est mauvais, mais la bière +y est bonne, et dans ces pays du Nord, même quand on est du Midi, il +vaut mieux boire de la bonne bière que du mauvais vin. Demain, nous +coucherons à Valenciennes. Là, je connais un fameux cabaret où ils ont +une eau-de-vie... + +Le sergent Rigobert n'acheva pas sa phrase. Mais un fort coup de langue +exprima clairement toute la douceur du souvenir que lui avait laissé +l'eau-de-vie du cabaret de Valenciennes. + +C'est à Bernard qu'il était en train de faire ces confidences, tandis +qu'ils marchaient d'un bon pas sur la route durcie par la bise +aigrelette qui soufflait de la plaine. Bernard et Rigobert étaient +devenus bien vite une paire d'amis. Après un long trajet silencieux, +dont quelques voitures, emportant des fugitifs de Bruxelles à Mons, +interrompaient seules l'uniformité, on avait fait halte, vers 11 heures, +sous un hangar abandonné, au bord de la route, pour manger un morceau et +laisser le cheval se reposer. + +Là, devant un bon feu, allumé par les grenadiers de l'escorte, à l'aide +de quelques débris de poutres, tandis qu'installés comme au bivouac ils +tiraient de leur sac un pain de munition et un morceau de boeuf bouilli, +Valleroy avait pris dans la voiture des provisions un peu plus +substantielles, une volaille froide, un pâté de gibier, quelques +bouteilles de vin de Moselle, en déclarant que désormais et jusqu'à +Paris grenadiers et rouliers partageraient le même ordinaire et qu'il +entendait être leur pourvoyeur. Cette déclaration avait eu pour effet de +jeter entre les voyageurs les jalons d'une amitié solide que le vin de +Moselle ne fit que cimenter et qui revêtit les formes les plus joyeuses, +quand Bernard ajouta que le cabriolet du fourgon pouvant contenir trois +voyageurs, tout le monde y aurait place tour à tour. De cette manière, +comme le fit observer le sergent Rigobert, on arriverait à Paris sans +fatigue, et pour peu que le printemps qui commençait se montrât clément, +ce voyage qui s'était annoncé à l'égal d'une corvée deviendrait une +partie de plaisir. + +C'est ainsi que, lorsqu'on se remit en route, Bernard et Rigobert +étaient compère et compagnon, comme si jadis, ils eussent été conscrits +ensemble. Et vite, Bernard de faire parler Rigobert, ayant deviné que le +sergent devait être un puits d'histoires intéressantes. Songez donc, un +ancien garde-française de Louis XV, un soldat de Bergen et de +Clostercamp, de Rosbach et de Minden, de Valmy et de Jemmapes, qui avait +connu les maréchaux de Broglie et de Castries, sans compter la campagne +d'Amérique, faite avec le général de Lafayette! En avait-il vu, +celui-là, des victoires et des défaites, des triomphes et des revers, +des jours de joie et des jours de deuil! Donc, tout en marchant et après +que Rigobert eut énuméré les étapes auxquelles on s'arrêterait de +Bruxelles à Paris et les bonnes auberges où l'on trouverait un gîte, +Bernard le mit sur le chapitre de ses campagnes. + +Sur ce chapitre, le sergent était aussi intarissable qu'était +infatigable l'attention de Bernard. Les souvenirs imaginés et peut-être +très embellis de ses faits d'armes charmaient à ce point l'enfant et +trompaient si bien les longueurs de la route qu'on approchait déjà de +Mons qu'il s'en croyait encore séparé par une longue distance. + +--N'est-ce pas étonnant, sergent, que le général Dumouriez ait été battu +hier par les Autrichiens? demanda-t-il tout à coup, convaincu par le +récit des prouesses guerrières de Rigobert que tous les Français étaient +invincibles. + +--Tellement étonnant, petit, que je ne sais s'il faut croire à cette +défaite. Quand nous sommes partis de Bruxelles, on ne pouvait encore +rien savoir, et ce qu'on racontait, personne ne l'avait vu. + +--Oh! puissiez-vous dire vrai! + +--Battu, Dumouriez! Et par Cobourg encore! Allons donc... Il faudrait +donc qu'il l'eût voulu... Je sais bien qu'on l'accuse de trahir... + +--Un traître, lui! Un général français... + +--Il y en a dans tous les pays, des traîtres, dit Rigobert d'un accent +de fureur, et, à ce jour, la République compte tant d'ennemis... tous +les nobles d'abord... + +Bernard, à ces mots, redressa la tête comme un jeune coq: + +--Vous vous trompez, sergent, pas tous les nobles... Vous oubliez que +l'armée en est peuplée; Chartres, Valence, La Fayette, Biron, Custine, +Montesquiou, Beurnonville et tant d'autres... Et votre colonel, un noble +aussi, celui-là... + +Le sergent Rigobert, écrasé par cette sortie véhémente, regarda Bernard +avec stupéfaction. Puis, d'un ton contrit, il murmura: + +--J'ai tort, car celui qui dirait que mon colonel Jussac est un traître, +je lui passerais ma baïonnette à travers le corps. + +Après cet aveu, il reprit sa mine joviale et ajouta: + +--C'est égal, petit, pour un colporteur, tu en sais long. Où diantre +as-tu appris tout cela? + +Et comme Bernard à son tour demeurait interdit, en se confessant son +imprudence, le sergent reprit: + +--Quant à Dumouriez, quoi qu'on en dise, il n'a pas été vaincu, j'en +suis bien sûr, et pour croire qu'il l'a été, je voudrais voir des +fuyards de son armée. + +--En voilà, dit brusquement une voix derrière lui. + +S'étant rapproché sur la fin de la phrase, Valleroy l'avait entendue et +y répondait en désignant un peloton de soldats qui débouchait d'un +chemin de traverse sur la grande route. + +--Ça, des fuyards! fit dédaigneusement Rigobert. + +--Parbleu! Vous n'avez qu'à voir leurs mines déconfites, leurs habits en +haillons, leurs bottes éculées par la marche et leurs mains sans armes. +Et ces longues dents, et ces faces hâves ou congestionnées... Ils +crèvent de faim, les malheureux!... + +Rigobert, immobile, ne cherchant plus à taire son étonnement et son +indignation, embrassait d'un regard furibond la procession sinistre qui +défilait devant lui. + +--Halte-là, vous autres! cria-t-il tout à coup. + +Et comme les fuyards feignaient de ne pas l'entendre, il continua: + +--C'est moi qui vous parle, moi Rigobert, sergent au 2e grenadiers. +Avancez à l'ordre. + +Cette fois, son énergie en imposa à la bande. Ceux qui marchaient en +tête s'arrêtèrent intimidés. Les autres suivirent leur exemple, et l'un +d'eux s'avança, tête basse, vers Rigobert. + +--D'où venez-vous? demanda ce dernier. + +--Nous venons de Nerwinde, où nous nous sommes battus hier depuis le +matin jusqu'au soir. + +--C'est parce que vous vous êtes battus que vous n'avez plus de fusils? + +--C'est parce que nous n'avions plus de poudre et que nos fusils nous +gênaient. + +--Ils vous gênaient pour courir, mauvais drôles! N'avez-vous pas de +honte de fuir comme des lièvres devant les Autrichiens? + +--Ils nous ont tué quatre mille hommes et fait six mille prisonniers. + +--C'est donc vrai que Dumouriez est vaincu? + +--Oui, vaincu, mais après une résistance héroïque... Il était nuit quand +il a ordonné la retraite... + +--Et c'est alors que vous l'avez abandonné, tas de lâches... Faites donc +la guerre avec des clampins pareils... Vous êtes des volontaires, +n'est-ce pas? + +--Oui, sergent. + +--Je m'en doutais. Des vieux soldats auraient déployé plus de courage. +Et maintenant, où allez-vous? + +--Nous rentrons en France. + +--Vous avez tort et vous feriez mieux de retourner là d'où vous venez! +Ce que je vous en dis, c'est dans votre intérêt. Si vous passez la +frontière, vous serez fusillés... La loi punit de mort la désertion +devant l'ennemi. + +Les fuyards hésitaient. Mais celui qui avait déjà parlé reprit: + +--Alors, il faudra fusiller plusieurs milliers d'hommes... + +Un geste d'indifférence compléta sa pensée. Il jeta les yeux sur ses +compagnons, et derrière eux, sur la route qu'ils venaient de parcourir +et par où s'avançaient en groupes d'autres fuyards dont les silhouettes +lointaines allongeaient leur ombre dans la poussière. + +--Jamais on ne pourra fusiller tant de monde! observa-t-il. + +Il se remit en marche, suivi de ses camarades, et tous passèrent devant +Rigobert qui les injuriait au passage, irrité de ne pouvoir les arrêter. + +--C'est parce que vous êtes des couards que Dumouriez est en déroute, +balbutiait-il, tremblant de colère. + +Il fit un signe, et le convoi qu'il escortait reprit son chemin. L'heure +avançait et il fallait se hâter pour arriver à Mons avant la nuit. + +Neuf heures sonnaient quand on entra dans cette ville. Pour y entrer et +se rendre à l'auberge que Rigobert avait indiquée, Bernard, Valleroy et +les grenadiers durent se résigner à être confondus parmi les fuyards, à +marcher pêle-mêle avec eux. À ce contact, Rigobert s'exaspérait, et ce +ne fut que devant l'hôtellerie hospitalière où l'on buvait de la bonne +bière à défaut de bon vin que tomba son irritation. Cette hôtellerie +était confortable et vaste. On mit le cheval à l'écurie, le fourgon sous +une remise, avec un factionnaire à la porte, et les voyageurs +pénétrèrent dans la salle commune. + +Ils furent assez longtemps sans parvenir à se caser, tant les fuyards +s'y trouvaient en nombre et y tenaient de place. Puis l'hôtelier, dûment +sermonné par Valleroy, excité surtout par le menu du fin repas qui lui +fut commandé, vint à leur aide et fit dresser dans un coin une table +pour eux. Après une longue attente, ils purent enfin, comme disait +Rigobert, se mettre une croûte sous la dent, ce qu'ils firent avec +conscience, sans négliger d'envoyer sa part à celui des grenadiers qui +veillait à la garde du fourgon. + +Bernard fut le premier rassasié. Alors, ayant cédé à sa faim, il céda à +sa curiosité. Si nouveau pour lui était ce spectacle, bien qu'il +commençât à s'accoutumer aux foules! Pour la troisième fois il les +surprenait dans le désarroi de la défaite et de la terreur. Il les avait +vues cinq mois avant à Coblentz, quand les habitants de cette ville, se +croyant menacés par Custine, fuyaient de toutes parts. Il les avait +vues, la veille à Bruxelles, effarées à l'approche des Autrichiens. Mais +jamais elles ne s'étaient offertes à ses yeux aussi hideuses que ce +soir-là, dans cette salle d'auberge où montaient au plafond, avec le +bruit des voix rauques et haletantes, la vapeur des haleines et l'odeur +des victuailles. + +Le visage et les mains noircis par la poudre, les vêtements maculés par +la boue des routes, gardant encore dans le regard l'épouvante de la mort +entrevue sans les ivresses de la victoire, ces soldats dépenaillés +avaient l'air de bandits, mais de bandits exténués de besoin, rompus de +fatigue, et si faibles, si démoralisés, si dépourvus d'énergie, qu'il +aurait suffi pour les faire tous prisonniers d'une poignée d'hommes +entrant à l'improviste. + +Tandis que Bernard, recouvrant son sang-froid, accoutumait son coeur et +ses yeux à ces images brutales, son attention tout à coup fut attirée +par une image plus douce qui, dès ce moment, le prit tout entier. Il la +contempla, silencieux, pendant quelques instants. Puis, touchant le bras +de Valleroy: + +--Regarde donc, lui dit-il. + +Comme lui, Valleroy observa. Assis seuls à une table et adossés au mur, +deux soldats avaient couché entre eux sur leur banc un enfant roulé dans +une vieille couverture. Comme il dormait, et comme pour protéger son +sommeil ils avaient couvert son visage d'un mouchoir, on ne voyait de +lui que sa tête voilée, posée sur les genoux de l'un d'eux dans un flot +de cheveux noirs, et ses pieds mignons, posés sur les genoux de l'autre. +De temps en temps, celui qui soutenait la tête se penchait, écartait le +mouchoir avec des gestes de femme et regardait l'enfant dormir, tandis +que celui qui soutenait les pieds tirait la couverture pour les mieux +envelopper. Rien ne se pouvait de plus émouvant que la sollicitude de +ces deux hommes à mine de forban, pour l'être faible, délicat et +fragile, endormi sous leur protection. + +Cédant à un entraînement dont il n'était pas maître, Bernard se leva, +quitta sa place, et, se glissant à travers les tables, se rapprocha de +celle où mangeaient les deux soldats. Ils le virent venir, et, comme +s'ils eussent deviné, à son oeil si doux, éclairant son teint si pâle, ce +qui l'attirait, ils le saluèrent d'un sourire. + +--Tu veux voir la petite, mon garçon, dit l'un d'eux; alors, approche. + +--Justement la voilà qui s'éveille, dit l'autre. + +Elle s'éveillait en effet. Se soulevant, toute surprise de son réveil +dans cette salle bruyante et chaude, elle montra sa figure à Bernard, +avant même de l'avoir vu. Il chancela sous le coup dune émotion trop +violente, à laquelle il n'était pas préparé. Tout ce qui l'environnait +disparut, pour ne laisser dans sa mémoire d'autre souvenir que celui qui +maintenant le dominait. Il s'élança, sans savoir ce qu'il faisait, +franchit la table d'un bond, se trouva sur le banc, entre les deux +soldats, l'enfant dans ses bras, tandis qu'il criait à pleins poumons: + +--Valleroy, c'est Nina! + +Ce cri strident couvrit tous les autres bruits. Brusquement ils +cessèrent, et, dans ce silence, une voix grêle et rieuse s'éleva: + +--C'est mon ami Bernard; c'est M. le chevalier. + +Puis, soudain, elle s'attendrit, s'abîma dans un sanglot en appelant +d'un accent de détresse: + +--Tante Isabelle! Tante Isabelle! + +Un enfant qui pleure, ce n'est rien. Les conversations reprirent de plus +belle; la rumeur bruyante recommença et l'incident fut vite oublié. +Mais, au cri de Bernard, Valleroy était accouru. Il avait enlevé Nina, +en faisant un signe aux soldats qui la gardaient, et maintenant, ayant +regagné sa place auprès de Rigobert, il les interrogeait. + +--Comment Nina est-elle entre vos mains? leur demanda-t-il. + +--Vous savez qui elle est? fit l'un d'eux, défiant. + +--Oui, je le sais. C'est une orpheline. Elle vivait avec une jeune femme +qui l'avait recueillie et qu'elle appelait tante Isabelle. + +--Tante Isabelle doit être morte à l'heure qu'il est, répondit le +soldat. + +--Morte! crièrent en même temps Bernard et Valleroy, consternés. + +Le soldat reprit: + +--C'était hier soir. Nous défendions la chaussée de Tirlemont, canonnée +par les batteries autrichiennes étagées sur les hauteurs de Racourt. +Écrasés et enveloppés, nous avons dû céder la place. Nous nous sommes +enfuis, allant devant nous, serrés de près par la cavalerie de Clairfayt +qui galopait sur nos talons. Tout à coup, du fond d'un fossé que nous +venions de franchir, se sont élevés des gémissements et des cris de +détresse, nous nous sommes arrêtés. Au fond du fossé, gisait une femme +blessée. À côté d'elle, une enfant pleurait; c'était la petite; et la +femme, en nous la montrant, nous a suppliés de la recueillir, de +l'emporter. «Ne l'abandonnez pas, nous a-t-elle dit. Elle se nomme Nina +d'Aubeterre. À Coblentz, il y a un brave homme, un peintre connu, +Wenceslas Reybach. Tâchez de le retrouver, et, à défaut de lui, le sieur +Valleroy, du village de Saint-Baslemont, dans les Vosges. Dites-leur que +tante Isabelle leur confie la petite. Ils ne refuseront pas de s'en +charger.» Après nous avoir fait cette recommandation, la pauvre femme +s'est évanouie. + +--Et vous l'avez abandonnée! fit Valleroy frémissant. + +--Nous ne pouvions songer à la secourir, ni à l'emporter. Les +Autrichiens s'avançaient. Nous avons pris l'enfant, et nous voilà. + +Du revers de sa main, Valleroy essuya ses yeux, qu'aveuglaient les +larmes. Puis il dit: + +--Vous pouvez me laisser Nina. C'est moi qui suis Valleroy. + +Les soldats se consultèrent. Quoique Valleroy leur fût inconnu, ils ne +songeaient pas à mettre en doute sa parole, à laquelle la présence du +sergent Rigobert donnait à leurs yeux une autorité indéniable et que +confirmait la joie qu'avait manifestée Nina en retrouvant ses amis. Mais +on eût dit qu'il leur en coûtait de se séparer d'elle, comme si, durant +les quelques heures où elle avait reçu leurs soins, ils eussent appris à +la chérir. + +--Puisque vous la connaissez, dit enfin l'un d'eux, gardez-la. + +--En vous la laissant, continua l'autre, nous ne faisons qu'obéir. + +Très émus, ils se penchèrent sur Nina et, après l'avoir embrassée tour à +tour, ils s'éloignèrent. + +--Nous ne nous séparerons plus, ma chérie, s'écria alors Bernard; +désormais, tu resteras avec nous. Seulement, il ne faut plus m'appeler +M. le chevalier. Je suis ton ami Bernard. + +Le sergent Rigobert avait entendu, et, s'adressant à Valleroy: + +--Cela vaudra mieux, fit-il. J'avais bien compris que ce petit-là n'est +pas plus colporteur que je ne suis gentilhomme. Et cela ne m'empêche pas +de déclarer que c'est un aimable enfant et d'être tout prêt à me faire +trouer la peau pour lui. Mais, maintenant que nous allons entrer en +France, il ne serait pas bon que d'autres découvrissent ce que j'ai +découvert. + +--Vous êtes un brave homme, sergent, répondit Valleroy, en secouant la +main de Rigobert. C'est égal, ajouta-t-il en souriant tristement, me +voilà, quoique célibataire, avec deux enfants sur les bras! + +Ensuite, il interrogea Nina. Il voulait savoir ce qu'elle et tante +Isabelle étaient devenues depuis le jour déjà lointain de la séparation +et connaître surtout les circonstances dans lesquelles celle-ci avait +été blessée. Mais tous les souvenirs de l'enfant n'avaient pas une égale +précision. Elle se souvenait d'être partie de Coblentz, une nuit, avec +tante Isabelle et Wenceslas Reybach, d'un long séjour à Liège, d'où le +peintre, après les y avoir installées, était retourné dans son pays. À +Liège, il y avait un théâtre et des comédiens français. Avec eux et +pendant plusieurs semaines, tante Isabelle avait donné des +représentations. Puis des événements inattendus étaient venus +interrompre ces jours de trêve. + +La mémoire et le coeur de Nina gardaient une empreinte confuse de ces +événements sans en conserver les détails, car ils s'étaient précipités +en quelques heures et elle ne les avait entrevus que comme dans un +furieux grondement d'orage. C'était une armée autrichienne entrant dans +Liège, une fuite haletante de femmes et d'enfants, un bruit ininterrompu +de fusillade, dominé par celui du canon, des cris, des lamentations, des +cavaliers à mine farouche, des blessés, des morts, une épaisse fumée +criblée d'étincelles, enveloppant les hommes et les choses, toutes les +horreurs d'une tempête dans la nuit, et tante Isabelle tombant tout à +coup au bord d'une route en poussant un douloureux gémissement. Nina ne +savait rien de plus. + +Bernard et Valleroy durent se contenter de ce qu'elle racontait. Bernard +s'y résigna. La jeunesse lui rendait facile la résignation, et le +bonheur d'avoir retrouvé sa petite amie suffisait à cette heure à le +consoler. Mais il n'en fut pas de même pour Valleroy. Il n'osait espérer +que tante Isabelle eût survécu à sa blessure et ne pouvait se résoudre à +croire qu'il ne la verrait plus. Cette horrible incertitude pesa sur son +coeur durant toute la nuit, et longtemps encore il devait en souffrir. +C'était comme un trou creusé soudain dans sa vie et qui jamais ne devait +être fermé. + +Le lendemain, dès le matin, on se remit en route, après que Valleroy eut +couru par la ville, afin d'acheter pour Nina des vêtements plus chauds +que ceux qu'elle portait et plus en harmonie avec sa condition nouvelle. +De même que Bernard passait pour son neveu, elle devait passer pour sa +nièce, et ce fut toute joyeuse qu'elle dit en l'embrassant: + +--Tu seras mon oncle et Bernard sera mon frère. + +Désormais, le voyage allait se poursuivre sans incidents. On marchait +tout le jour, en faisant deux haltes, le temps de déjeuner et de laisser +le cheval manger une mesure d'avoine ou une botte de foin. Pendant la +marche, Nina, bien enveloppée, restait dans le cabriolet de la voiture, +où Bernard, Valleroy et les grenadiers prenaient tour à tour place à +côté d'elle. Au fur et à mesure qu'on s'éloignait des contrées du Nord, +le ciel devenait plus bleu et l'air plus tiède, et la douceur de la +température ouvrait à la gaieté l'âme des soldats comme celle des +enfants. Quand c'était au tour de Bernard de monter auprès de Nina, il +se faisait plus jeune que son âge, comme pour se mieux mettre à sa +portée. Il avait toujours pour elle des pousses d'herbes ou des +fleurettes à peine écloses, cueillies au bord du chemin, et aussi de +belles histoires qui la faisaient se pâmer d'aise. Lorsqu'il la quittait +pour céder sa place à l'un de ses compagnons, il redevenait sérieux, et +quand, d'aventure, il marchait à côté du sergent Rigobert, il prenait +des airs d'homme grave, interrogeant le vieux soldat, le provoquant à +raconter ses souvenirs, les batailles auxquelles il avait assisté, ses +veillées au bivouac, les légendes de son régiment, les faits et gestes +des héros illustres qu'il avait connus. + +Le soir, on s'arrêtait dans une auberge de grande ville, ou dans une +grange de village, ou dans quelque ferme. Partout le convoi et son +escorte recevaient bon accueil. La défiance des habitants, ordinairement +excitée, en ces temps de trouble, par des visages nouveaux, tombait vite +au spectacle de ces grenadiers dont le chef parlait haut et dur, comme +un soldat qui ne craint ni le diable ni les hommes. On regardait avec +respect le fourgon qu'ils escortaient, et quand le sergent racontait que +la voiture transportait à Paris des papiers saisis sur les ennemis de la +République et des preuves formelles de leur trahison destinées à en +assurer le châtiment, ces propos, qui donnaient à Bernard et à Valleroy +l'envie d'éventrer les caisses et d'en brûler le contenu, faisaient +passer un frisson chez les auditeurs. + +Valleroy et les deux enfants bénéficiaient de ce respect et de cette +terreur. Grâce à leur escorte, ils passaient partout librement, sans que +les sans-culottes des pays où on s'arrêtait manifestassent l'envie de +les interroger, et quand Rigobert avait fait viser aux bureaux des +municipalités le sauf-conduit délivré au convoi par les autorités +militaires de Bruxelles, c'était à qui se prodiguerait pour lui et ses +compagnons. + +En plusieurs circonstances, ils purent mesurer l'étendue du service que +leur avait rendu le colonel Jussac, en les plaçant sous la protection +des armes françaises. Plus on approchait de Paris, plus les +municipalités se montraient soupçonneuses, plus elles exerçaient une +surveillance inquisitoriale sur les voyageurs. À la plupart des relais, +on rencontrait nombre de ceux-ci que cette surveillance empêchait de +continuer leur route, qu'on retenait durant plusieurs jours, sous +prétexte de s'assurer de la sincérité de leurs déclarations, de la +régularité de leurs papiers. Puis, c'étaient des prisonniers conduits +par des gardes nationaux ou des gendarmes, pauvres diables, nobles et +roturiers, hommes et femmes, jeunes ou vieux, arrêtés dans leur ville +natale ou dans leur château, sur une dénonciation sans preuve, ou même +sur un simple soupçon, et envoyés au chef-lieu de leur district ou à +Paris, pour y répondre à quelque accusation de modérantisme ou de +communication avec les émigrés. + +Ces spectacles entrevus au passage, ces angoisses devinées dans l'effroi +des yeux assombris ou mouillés de pleurs, ces traitements barbares +infligés à des innocents sur qui déjà pesait la mort, serraient le coeur +de Bernard, indignaient Valleroy, arrachaient un murmure à Rigobert. +Mais il fallait passer, passer vite sans s'attendrir, car toute marque +de pitié eût été recueillie par les affidés des jacobins et imputée à +crime à ceux qui l'auraient manifestée. + +En même temps, on recueillait d'affreux récits sur l'état de la +capitale. Par les voyageurs qui en revenaient et qui osaient parler, on +apprenait qu'à Paris les prisons étaient pleines, et que depuis la mort +du roi on s'attendait chaque matin à voir fonctionner la guillotine. La +vie sociale y était transformée, le commerce n'allait plus, on crevait +de faim; la moitié de la population avait peur de l'autre moitié. La +Convention tremblait devant la Commune, la Commune devant les clubs, les +clubs devant l'horrible plèbe des sans-culottes et des tricoteuses. + +À ces récits, Bernard se demandait ce qu'au milieu de tant de périls +étaient devenus ses parents, et son impatience de les revoir devenait +plus aiguë et plus douloureuse. Maintenant, le voyage, peu à peu, +perdait tout charme pour lui; la route lui paraissait démesurément +longue, et ce Paris où tout était sujet d'effroi l'attirait avec une +puissance fascinatrice. + +Il y avait déjà sept jours qu'on était en route, quand le soir, comme on +s'arrêtait pour la nuit, le sergent Rigobert dit à Bernard: + +--Demain, nous serons à notre avant-dernière étape, mon petit. Nous +coucherons à Compiègne, et le surlendemain nous serons au bout de notre +course. + +--Alors c'est demain que la soeur du colonel Jussac aura des nouvelles de +son frère, répondit Valleroy. + +Ce soir-là, Bernard fut long à s'endormir. La fièvre de l'attente le +tint longtemps éveillé, et quand le sommeil vint enfin fermer ses yeux, +ce fut pour le transporter au pays du rêve, pays aux horizons +capricieux, tour à tour riants et sombres, selon que le coeur de l'homme +est joyeux ou triste à l'heure où les portes s'en sont ouvertes devant +lui. Le voyage de Bernard à travers ce pays fut cette nuit-là douloureux +et accidenté. + +Le lendemain, vers 4 heures, au moment où le soleil pâle des premières +journées du printemps commençaient à décliner, une petite barque, +élégante de forme et peinte en vert, que conduisaient deux rameurs en +livrée, s'arrêta au pied d'une terrasse dont les eaux de l'Oise +baignaient les dernières marches. Un des rameurs se leva, et laissant à +son camarade le soin de maintenir l'embarcation fixée au rivage, il +tendit la main à une femme assise à l'extrémité, sous une tente en toile +grise et l'aida à débarquer. Elle mit pied à terre aussi lestement que +le lui permettait son embonpoint de quadragénaire, accusé par le fichu +croisé sur le corsage de sa robe en soie grise. + +Un jeune domestique à mine de page, imberbe et futée, vêtu d'une livrée +pareille à celle des rameurs, l'attendait sur le bord et lui offrit une +haute canne. Appuyée d'une main sur cette canne, de l'autre sur l'épaule +du domestique, elle demeura debout et immobile, regardant les rameurs +qui attachaient l'embarcation à un anneau rivé dans la pierre du quai. + +--La promenade était délicieuse, leur dit-elle quand ils eurent fini. +Nous la recommencerons demain, si le temps le permet. Merci, mes amis. + +Ils la saluèrent, tandis que, soutenue par son page, elle montait d'un +pas solennel et lourd les marches de l'escalier en haut duquel +commençait un parc suspendu en cet endroit au-dessus de l'Oise. Là, de +nouveau, elle s'arrêta pour respirer. Sa figure, aux lignes restées +pures, malgré l'envahissement des chairs, s'éclairait, sous les larges +ailes de son chapeau, d'un regard énergique, dont les bandeaux des +cheveux grisonnants, tombant le long des joues, adoucissaient +l'expression dominatrice. Très vivant et très mobile, ce regard +trahissait à la fois une grande intrépidité d'âme et une infinie bonté. + +De l'endroit où elle avait fait halte, on découvrait un panorama riant +et agreste. À quelque distance de la rive, à droite et à gauche, des +coteaux accidentés découpaient sur l'horizon leurs sinuosités +capricieuses, où s'étageaient des villages, des clochers d'église, des +toitures de chaumières, des pignons de châteaux. À la base de ces +collines, dans l'espace qui s'étendait entre elles et l'eau, des +prairies déroulaient leur tapis d'herbe verte, tout étoilé de petites +fleurs aux couleurs délicates et encadré de peupliers formant des +avenues circulaires qui donnaient aux champs l'air d'un immense damier +dans lequel, à deux kilomètres de là, Compiègne mettait l'agglomération +confuse de ses maisons. Tout ce paysage à cette heure s'enveloppait de +clartés mourantes, et l'air commençait à fraîchir. Alors et sans se +départir de sa solennité, dont il eût été difficile de dire si elle +était naturelle ou voulue, la femme se remit en marche, entre sa canne +et son page, à travers les allées ombreuses et sablées du parc, dans la +direction d'un château qui dessinait à travers les arbres sa façade, où +la grâce luxuriante de l'art italien le disputait à la majesté +mélancolique de l'architecture Louis XIII. + +Sur le perron, trois laquais guettaient la venue de la châtelaine. En la +voyant apparaître, ils se rangèrent devant la porte, où vint se camper +un suisse qui la salua, à son entrée dans l'habitation, d'un coup de sa +hallebarde sur les dalles. + +Qu'en pleine Terreur et à quelques lieues de Paris, une châtelaine eût +conservé ses habitudes d'avant la Révolution et l'apparat de son +ancienne existence, cela paraissait à peine croyable. C'était cependant +le cas de Mlle Sophie de Jussac, chanoinesse du Chapitre des dames +nobles de Largentière. Alors qu'autour d'elle la haute société +française, appauvrie, menacée, dépossédée de ses antiques privilèges, +émigrait, cette grande dame, qu'on appelait Mlle la chanoinesse, était +venue s'installer dans la demeure où elle était née et qui appartenait à +son frère le colonel. Protégée par les services de ce frère, soldat dans +les armées de la République, protégée aussi par le souvenir +reconnaissant qu'avaient gardé les habitants de Compiègne des bienfaits +de sa famille, elle vivait sous la Révolution comme elle avait vécu sous +la monarchie. Non seulement elle continuait à faire montre de son +opulence, mais encore elle en accentuait l'éclat, au risque d'attirer +sur sa tête les soupçons, l'envie, la délation. + +Il est vrai qu'en toutes circonstances elle affectait de donner au +régime nouveau des témoignages de sa déférence, et, par tous ses actes, +de prouver qu'elle n'en avait pas peur. Dans la cour du château, elle +avait fait planter un arbre de la liberté. À l'occasion des solennités +républicaines, elle ouvrait son parc aux habitants de Compiègne et des +environs. Ils y trouvaient sur les pelouses des pièces de vin où ils +étaient libres de boire à leur soif, et le soir ils pouvaient applaudir +aux splendeurs d'un feu d'artifice tiré sur la terrasse. + +--Je paye ma dette aux idées nouvelles, avait-elle coutume de dire, et +j'achète ainsi le droit de conserver mes habitudes anciennes. + +Chaque jour, on la rencontrait sur les routes en brillant équipage, +allant visiter les pauvres gens des communes environnantes. Dans son +château, elle comptait autant de domestiques qu'autrefois. Deux +jardiniers entretenaient son parc. Elle continuait à affermer ses +terres, et, tout en venant en aide à ses fermiers, elle exigeait qu'ils +payassent avec exactitude le prix de leur fermage. Dans tous les actes +de sa vie, elle apportait un si viril esprit de résolution, elle parlait +d'un ton si ferme, qu'elle déconcertait, par son audace et ses attitudes +d'homme habillé en femme, les pires énergumènes, déjà disposés, +d'ailleurs, à respecter en elle la soeur d'un officier dont la République +appréciait les services. + +Si quelques amis scrupuleux ou pusillanimes, qu'effrayait cette audace, +lui en signalaient les périls, elle levait les épaules et répondait: + +--Je n'ai rien à redouter, puisque j'observe les lois. + +Et elle les observait avec ostentation, exigeant même que ses gens +l'appelassent citoyenne. Mais elle les enfreignait secrètement en +donnant asile à des proscrits qui s'arrêtaient chez elle comme à la +première étape de leur fuite, en cachant dans son château des prêtres +non assermentés, en faisant chaque jour célébrer la messe par l'un +d'eux, dans une chambre transformée en chapelle. Républicaine en +apparence, royaliste en réalité, elle accomplissait ces choses +simplement, en y apportant une prudence égale à sa témérité. Après la +mort de Louis XVI, elle avait passé toute une semaine en prières et en +larmes, sans que personne eût pu s'en apercevoir. + +En rentrant dans son appartement, après sa promenade sur l'Oise, elle +changea de toilette, aidée de ses femmes de chambre. Puis, les ayant +renvoyées, elle prit un livre pour attendre ainsi le moment de souper. +Mais une demi-heure s'était à peine écoulée, quand un de ses domestiques +se présenta devant elle. Elle leva les yeux, et le regardant par-dessus +ses bésicles, elle dit: + +--Que me veut-on? + +--Citoyenne, des soldats viennent d'entrer dans la cour. + +--Ont-ils des intentions hostiles? + +--Je ne le crois pas, citoyenne. Ils escortent un fourgon qui vient de +Bruxelles et qu'ils conduisent à Paris. Avec eux, se trouvent un homme +et deux enfants qui demandent à vous parler. + +--S'ils viennent de Bruxelles, ils m'apportent des nouvelles de mon +frère! s'écria-t-elle. Je vais les recevoir. + +À son appel, le page sur lequel elle avait coutume de s'appuyer +accourut. Avec son aide et celui de sa canne, elle descendit au +rez-de-chaussée, traînant avec des allures de prêtresse sur les marches +du monumental escalier les lourds falbalas de sa toilette de maison. +Quand elle fut sur le perron, elle regarda. + +Au milieu de la cour était une lourde voiture attelée d'un seul cheval +encore suant de sa longue course. Autour de la voiture se tenaient six +grenadiers qui venaient de mettre leurs fusils en faisceaux, et, près +d'eux, un homme vêtu comme un marchand de campagne, tenant par la main +un jeune garçon et une petite fille. + +--Est-ce à la citoyenne Jussac que vous désirez parler? demanda-t-elle à +haute voix, en enveloppant d'un regard hautain et défiant la troupe +immobile. + +--À elle-même, répondit l'homme qui tenait les enfants. + +--Alors, je t'écoute, citoyen. + +L'homme reprit en désignant les soldats: + +--Ces braves gens te demandent l'hospitalité pour quelques heures, +citoyenne. On leur a vanté ton civisme et ils espèrent trouver dans ta +maison la bonne table et le bon gîte auxquels ont droit partout de +vaillants serviteurs de la République, et, ici, des grenadiers +appartenant au régiment de ton frère. + +--À ce double titre ils sont les bienvenus, répondit la chanoinesse. +Mais toi, qui es-tu? + +--Tu vas le savoir, si tu veux m'entendre en particulier. + +La chanoinesse donna des ordres afin d'assurer aux grenadiers une +hospitalité large et confortable. Puis, ayant fait signe à l'homme, elle +rentra dans le château où, sans quitter les enfants, il la suivit. + +--Maintenant, tu peux parler, citoyen, dit-elle, quand ils furent seuls +dans un salon dont elle avait eu soin de fermer la porte. + +Mais, au lieu de répondre, il s'inclina respectueusement et tendit une +lettre à la chanoinesse de Jussac. + +--Une lettre de mon frère! s'écria-t-elle en jetant les yeux sur +l'adresse. + +Elle la prit, les mains tremblantes, et, affaiblie soudain par la +violence de son émotion, elle tomba dans un fauteuil, si troublée, +qu'elle fut quelques secondes avant de trouver ses lunettes et de +pouvoir briser le cachet. Elle lut enfin et eut vite fait de dévorer les +quatre pages que lui écrivait le colonel Jussac. Quand ce fut fini, elle +porta les feuillets à ses lèvres et les embrassa en murmurant: + +--Mon frère chéri! Dieu te garde à ma tendresse! + +Puis, tirant de sa poche, brusquement, un mouchoir, elle essuya ses +larmes, et du même coup, sans doute, domina son émoi passager, car son +visage rasséréné reprit son ordinaire physionomie, tranquille et +hautaine. + +--Mais tout cela ne m'apprend pas qui tu es, citoyen, fit-elle, ni ce +que je peux pour toi. + +--Le colonel ne le dit pas? + +--Il me dit seulement que tu es un brave homme et que je peux ajouter +foi à tes paroles. Fais-moi donc connaître ton nom. + +--On me nomme Valleroy, Madame la chanoinesse. + +--Et moi, la citoyenne Jussac, répliqua-t-elle vivement, je te dispense +des vieilles formules; elles n'ont plus cours. + +Valleroy s'inclina comme s'il s'excusait d'obéir et répéta: + +--On me nomme Valleroy, citoyenne. Je suis l'intendant du comte de +Malincourt, mestre de camp des armées royales, actuellement enfermé dans +la prison des Carmes, à Paris, avec Mme la comtesse. Ce jeune homme est +leur fils cadet, le chevalier de Malincourt; l'aîné est en émigration. + +--Et cette fillette? demanda la chanoinesse en désignant Nina. + +--Nina d'Aubeterre, fille du capitaine d'Aubeterre, qui servait dans le +Royal allemand et qui fut tué lors des troubles de 1789. + +--Mais pourquoi avez-vous quitté Bruxelles, et où allez-vous? + +--Nous allons à Paris. + +--À Paris! Avec ces chérubins! Miséricorde! s'écria la chanoinesse en +agitant sa canne. À Paris! Es-tu fou, brave homme? Ne sais-tu pas qu'on +s'y tue avec fureur et que... + +Elle fut soudain interrompue. C'était Bernard. Il avait fait un pas vers +elle et dit avec exaltation: + +--N'essayez pas de nous détourner de notre chemin, Madame. Plus on nous +démontrera que Paris est dangereux et plus sera impérieux le devoir qui +nous y appelle. + +--Le devoir! Quel devoir? + +--Je veux me rapprocher de mes parents, essayer de les arracher à leur +cachot. + +--C'est donc là ce but secret dont me parle mon frère? + +--Nous en poursuivons encore un autre, reprit Bernard. Mais, sur +celui-là, nous devons garder le silence. Seulement, soyez convaincue, +Madame, qu'aucun obstacle, si grand qu'il fût, ne le serait assez pour +nous empêcher d'aller à Paris. + +Le regard de la chanoinesse arrêté sur Bernard exprima tour à tour +l'admiration, la sollicitude, la pitié, et d'une voix grave et attendrie +elle répondit: + +--Vous vous êtes mépris, mon enfant. Je n'entendais pas vous détourner +de vos projets que j'ignorais. J'ai seulement cédé à mon coeur en vous +signalant les dangers que vous allez courir. Votre entreprise est digne +d'un bon fils, d'un gentilhomme. Mais vous êtes bien jeune pour les +efforts qu'elle exigera. + +--Voici l'ami qui doit me seconder, dit Bernard en posant sa main sur le +bras de Valleroy. À deux, nous réussirons. + +--Je prierai Dieu pour vous, ajouta la chanoinesse. + +Elle avait attiré Nina sur ses genoux et la caressait tout en parlant. +Puis elle dit: + +--Mais cette petite mignonne, qu'allez-vous en faire une fois à Paris? + +--J'espère trouver quelqu'un à qui la confier, répondit Valleroy, sinon +elle partagera notre sort, car il ne m'est pas permis de l'abandonner. + +À l'appui de sa déclaration, il racontait maintenant à la chanoinesse de +Jussac l'histoire de Nina depuis le jour où il l'avait rencontrée et les +circonstances par suite desquelles elle se trouvait sous sa protection. +En écoutant son récit, la chanoinesse éprouvait une émotion poignante. +Au fur et à mesure que se déroulait le tableau des malheurs de l'enfant, +elle la serrait plus étroitement entre ses bras, et Nina, qui s'y +trouvait comme dans un nid chaud et moelleux, se laissait bercer par les +caresses silencieuses qu'on lui prodiguait. + +--Au lieu de l'emmener à Paris, dit tout à coup la chanoinesse, +laissez-la moi. Je suis seule ici, isolée, triste, et, sous la fermeté +dont je fais montre, souvent épouvantée par la perspective des +catastrophes que je prévois. La chère petite sera ma joie, ma +consolation, le charme de ma vie. Elle est orpheline. Plus tard, après +les mauvais jours, mon frère et moi nous l'adopterons. + +--Me séparer encore de Nina! soupira Bernard. + +--Mais vous pourrez la voir, la voir souvent. Compiègne n'est pas loin +de Paris... Vingt lieues à peine... une petite nuit en poste... + +--Et puis, ce serait d'un affreux égoïsme de priver Nina de la +maternelle protection qui s'offre à elle, observa Valleroy. + +--Elle aurait eu celle de ma mère, objecta Bernard. + +--Eh bien, laissez-la moi provisoirement, jusqu'au jour où la comtesse +de Malincourt délivrée pourra se charger d'elle. Voulez-vous, Monsieur +le chevalier? + +--Oui, cela, je le veux bien, Madame, car je sais, qu'elle sera heureuse +près de vous, et pourvu que je la retrouve... + +À ce moment, on vint annoncer à la chanoinesse que son souper était +servi. + +--Vous vous mettrez à table avec moi, dit-elle à Valleroy et à Bernard. + +--Gardez les enfants, Madame, répondit Valleroy. Pour moi, permettez que +je rejoigne mes compagnons de voyage. Ils ont été compatissants tout le +long du chemin. Je ne veux pas avoir l'air de les abandonner. + +--Soit, allez souper en leur compagnie. Tout à l'heure, j'irai vous +retrouver au milieu d'eux. Ils pourront ainsi dire à mon frère qu'ils +m'ont vue. D'ailleurs, je veux les prier de repasser par ici à leur +retour de Paris et leur confier ma réponse au colonel. Pensez-vous que +je puisse le faire en toute sûreté? + +--En toute sûreté, Madame. Le sergent Rigobert qui les commande est +dévoué corps et âme à votre frère, et si ce dernier m'a remis à moi et +non au sergent la lettre qui vous était destinée, ce n'est point par +défaut de confiance en lui, mais uniquement parce qu'il voulait assurer +ainsi à mon jeune maître un meilleur accueil de votre part. + +Valleroy prit congé de la chanoinesse et des enfants et se hâta de +descendre dans la salle où se trouvaient réunis les grenadiers. Déjà, +grâce aux ordres de la châtelaine, le couvert était mis. Rigobert et ses +hommes, déshabitués depuis longtemps de tout confortable et des fins +repas, se préparaient à faire honneur à celui qu'on venait de leur +servir. + +--La maison de mon colonel est une maison très hospitalière, observa +sentencieusement Rigobert en montrant la table tout attrayante avec son +luxe de linge et d'argenterie, qui flamboyait sous les bougies allumées. +Les enfants ne soupent-ils pas avec nous? + +--La citoyenne s'est intéressée à eux et a voulu les retenir, répondit +Valleroy. Elle nous offre même de garder la petite pendant que nous +irons à Paris. + +--Elle est donc aussi bonne que son frère? Ah! si tous les aristocrates +ressemblaient à ces deux-là, le peuple n'aurait pas eu besoin de démolir +la Bastille ni de couper le cou à Capet. + +Sur cette belle réflexion, on prit place autour du couvert. Il suffit du +premier verre de vin avalé par-dessus une grande assiettée de soupe au +lard pour ranger les cinq grenadiers à l'avis de leur sergent. Au rôti, +ils confessaient que l'ancien régime avait du bon. Mais c'est surtout au +dessert que fut ébranlé leur civisme. La châtelaine étant venue les +visiter et boire avec eux à la santé du colonel Jussac, leur +enthousiasme n'eut plus de bornes. Pour un rien, ils se fussent déclarés +prêts à rétablir la monarchie. + + + + +CHAPITRE XI + +LA PREMIÈRE CHARRETTE + + +Il y avait sept mois que la royauté était abolie et la république +proclamée, deux mois que Louis XVI était monté sur l'échafaud, trois +jours que le Comité de Salut public avait inauguré ses pouvoirs, et +vingt-quatre heures que fonctionnait le tribunal révolutionnaire +institué par la Convention pour juger les émigrés et les suspects. +Paris, devenu, depuis 1789, un foyer d'agitations incessantes, de +soulèvements populaires, d'émeutes sanglantes, de meurtres atroces, +prenait la lugubre physionomie qu'il devait conserver jusqu'au 9 +thermidor. Les lois édictées contre les émigrés et leurs complices ayant +reçu un commencement d'exécution, les prisons se remplissaient. À peine +installé, le Comité de Salut public y envoyait de nouvelles victimes. + +À la Conciergerie, au Luxembourg, aux Carmes, à Sainte-Pélagie, à +Saint-Lazare, à la Force, partout ailleurs, concierges, greffiers, +guichetiers, étaient sur les dents, et les listes des registres d'écrou +s'allongeaient indéfiniment. Ce n'étaient pas seulement des noms +d'aristocrates qui figuraient sur ces listes, pourvoyeuses de la +guillotine, mais aussi des noms de citoyens humbles et obscurs, qui +avaient eu le malheur d'encourir la haine de quelqu'un des despotes +subalternes chargés d'exécuter les ordres du gouvernement, agents de bas +étage, plus féroces que les chefs auxquels ils obéissaient. Chaque jour +et chaque nuit, les visites domiciliaires se multipliaient. Il n'était +pas de famille, quelque ignorée qu'elle fût, qui n'eût à les redouter. +La dénonciation d'un voisin ou d'un débiteur y suffisait. + +Tout devenait crime en ces temps calamiteux. Dans le nom qu'on portait, +dans les relations qu'on entretenait, dans les propos qu'on se +permettait, dans les objets qu'on possédait, l'infâme ingéniosité des +jacobins et des sans-culottes trouvait les éléments d'une accusation +capitale. Crime, la carrière qu'on avait suivie autrefois; crime, le cri +de colère que poussait à vos lèvres le spectacle de quelque injustice ou +le soupir de pitié que vous arrachait l'infortune d'autrui; crime, +quelques provisions mises en réserve en vue des mauvais jours; crime, un +vieux parchemin conservé dans les archives familiales. On était dénoncé +pour rien, pour moins que rien, et traité au gré du caprice de ceux +dont, sans le savoir et sans le vouloir, on avait attiré l'attention, +excité la cupidité. Arrêté par un officier municipal qu'escortaient des +gardes nationaux, il fallait assister sans se plaindre au pillage légal +de sa maison, décoré du nom de perquisition. On était conduit ensuite à +la municipalité de son district, car Paris était divisé maintenant en +quarante-huit districts ou sections dont chacune formait pour les +citoyens qui en dépendaient un gouvernement plus redoutable encore que +le gouvernement central. Après une longue attente dans la boue, sous la +pluie ou sous le soleil, parmi d'autres infortunés, on comparaissait à +son tour devant le Comité révolutionnaire de la section, auquel +s'adjoignaient les plus fameux jacobins du quartier, ou même, +quelquefois, un conventionnel. On subissait un premier interrogatoire à +la suite duquel on était incarcéré dans l'une des prisons de Paris. +C'est ainsi qu'elles s'étaient remplies peu à peu, tandis que la +Convention avisait aux moyens de les vider et confiait ce soin au +tribunal révolutionnaire présidé par le citoyen Dumas, à l'accusateur +public Fouquier-Tinville et au bourreau Samson. + +L'aspect général de Paris se ressentait de tant de mesures arbitraires +et vexatoires. Elles déchaînaient la terreur. Dans les quartiers luxueux +et riches, la plupart des maisons étaient abandonnées. Dans le faubourg +Saint-Germain, dans la chaussée d'Antin qu'on appelait alors rue du +Mont-Blanc, dans le faubourg du Roule, la plupart des hôtels de +l'aristocratie avaient été confisqués et vendus. Payés à vil prix et en +assignats, le papier-monnaie ayant remplacé l'or et l'argent, ils +étaient devenus la proie de brocanteurs qui attendaient une occasion +propice pour s'en défaire, ou les dépeçaient, débitant en détail les +persiennes et les portes, les rampes et les balcons en fer forgé, les +boiseries sculptées dont les murs étaient revêtus, les peintures des +plafonds, les marbres des escaliers. Quand ces bandes dévastatrices +avaient passé par là, quand il ne restait que les quatre murs, avec +leurs fenêtres béantes n'encadrant plus que le vide, survenait un +entrepreneur qui réparait les dégâts, et l'aristocratique demeure, tant +bien que mal rafistolée, se transformait en une vulgaire auberge ou en +un dépôt de marchandises. + +Les couvents, si nombreux à Paris, n'avaient pas été davantage épargnés. +Mais comme il était plus difficile de leur donner une affectation +nouvelle, ils restaient pour la plupart dans un état complet d'abandon +et de délabrement, ouverts à tout venant et surtout à des bandes +d'enfants qui allaient jouer dans les cloîtres déserts. Quant aux +églises, après en avoir supprimé les croix, remplacées maintenant par +des piques surmontées d'un bonnet rouge, on en avait respecté les +murailles extérieures. Mais à l'intérieur elles étaient dépouillées. +Tableaux, statues, ornements, vases sacrés, ce qui naguère en formait la +richesse, le Trésor national avait fait tout vendre à son profit, ne +laissant dans le temple que ce qui était strictement nécessaire au culte +qu'exerçaient des prêtres assermentés dont la présence éloignait plus de +fidèles qu'elle n'en attirait. Encore quelque temps, et ces nobles +monuments allaient servir de théâtre aux orgies des fêtes de la Raison. + +Sur les boulevards, dans les rues réputées jadis comme les plus +aristocratiques, il ne restait rien de ce qui en avait fait l'éclat. +Toute vie élégante était morte; mort aussi le commerce, mortes surtout +les industries de luxe. Elle ne se révélait plus que par la vente aux +encans d'objets dérobés ou saisis dans les maisons des aristocrates. +Seuls les cafés et les restaurants, les théâtres, les lieux publics et +le Palais-Royal notamment, conservaient encore quelque animation. Mais, +rares et isolés, ces points lumineux semblaient perdus dans l'immensité +de la capitale, livrée le jour à une populace déguenillée, bruyante, et +menaçante, et s'enveloppant le soir d'une tristesse silencieuse et +morne, troublée seulement par les rumeurs fiévreuses des clubs. + +Telle qu'elle vient d'être décrite, la capitale n'attirait plus +d'étrangers. Il était si difficile d'en sortir par suite des +surveillances qu'exerçait la police révolutionnaire, que le nombre des +départs, comme celui des arrivées, décroissait de jour en jour. On ne +pouvait fuir Paris, mais on n'y venait pas. Les barrières ne s'ouvraient +plus qu'à des charrettes de maraîchers ou de meuniers, destinées à +empêcher la population de mourir de faim, ou à des détachements de +troupes revenant des frontières, ou enfin à des convois de prisonniers +envoyés par les provinces sous la conduite des gendarmes. Si, dans ce +défilé, se montrait une chaise de poste, on pouvait être sûr qu'elle +ramenait à Paris quelque conventionnel dont la mission dans les +départements ou aux armées avait pris fin et qui venait en rendre compte +au Comité de Salut public. + +C'est dans ces circonstances que, huit jours après avoir quitté +Bruxelles et douze heures après avoir quitté Compiègne, le convoi que +conduisaient Valleroy et Bernard et qu'accompagnaient le sergent +Rigobert et ses grenadiers se présenta à la barrière Saint-Denis. +Habituellement, cette halte à l'entrée de Paris était de longue durée. +On opérait des perquisitions dans les voitures, on fouillait les +voyageurs et leurs bagages, on vérifiait leurs passeports, et si leur +mine déplaisait, on les soumettait à mille taquineries. + +Mais, ce jour-là, quand Rigobert eut présenté au poste de la barrière, +occupé par des gardes nationaux, le sauf-conduit qui lui avait été +délivré à son départ de Belgique, et lorsqu'on sut qu'il amenait de loin +des papiers d'État, à destination du Comité de Salut public, toutes les +difficultés ordinaires s'évanouirent. Le fourgon de Valleroy, conduit +par son propriétaire, assis dans le cabriolet, et à côté duquel se +tenait Bernard, passa librement, escorté par les six grenadiers, entre +une double haie de curieux, et s'engagea dans le faubourg Saint-Denis +pour gagner la place de l'Hôtel-de-Ville et de là les Tuileries, où +siégeait le tout-puissant et redoutable Comité. + +Mais les gens qui d'abord s'écartaient pour lui livrer passage ne +tardèrent pas à se rapprocher, et bientôt des groupes se trouvèrent +devant lui et lui barrèrent le chemin. En d'autres circonstances, +Rigobert n'eût pas hésité à croiser la baïonnette pour se dégager. Mais, +outre qu'il n'ignorait pas que dans Paris le peuple était souverain, +l'attitude de cette fouie ne présentait rien de malveillant ni +d'hostile. Il résolut donc d'agir par la douceur. + +--Que désirez-vous, mes amis? demanda-t-il. Votre intention est-elle de +nous empêcher d'arriver à notre destination? Je dois vous faire +remarquer que je suis chargé d'une mission importante et que je suis +résolu à la remplir, et mes camarades autant que moi. + +--Il n'est pas question d'y mettre obstacle, sergent, répondit un homme +qui s'était placé en tête de la bande, une pique à la main et un bonnet +rouge sur la tête. + +--Mais, alors? fit Rigobert. + +--Voilà ce que c'est, camarade, reprit l'homme. On nous dit que tu +arrives de Bruxelles. + +--C'est vrai. Mes compagnons et moi en sommes partis à la fin de la +semaine dernière. + +--Alors, tu sais que Dumouriez a été battu par les Autrichiens? + +--Vous en avez déjà la nouvelle? + +--Elle est arrivée voici trois jours par estafette au Comité de Salut +public, qui l'a communiquée à la Convention. + +--Alors, je n'ai plus rien à vous apprendre. + +--Au contraire, car tu peux nous dire s'il est vrai, comme on l'affirme, +que Dumouriez est en train de trahir. + +À cette question, Rigobert tressaillit. + +--Eh! ce n'est pas mon affaire, camarades, répondit-il avec embarras, +n'osant prendre sur lui d'accuser Dumouriez et encore moins de le +défendre... + +--C'est l'affaire de tous les patriotes, citoyen sergent, reprit l'homme +d'une voix sombre. + +--Comment se fait-il que Dumouriez se soit laissé battre! ajouta un +autre. + +--Si tu le sais, ton devoir est de le dire, continua un troisième. + +La situation se compliquait. Ne sachant quel parti prendre, Rigobert +regardait Valleroy comme pour lui demander conseil. Mais Valleroy, +résolu, au moment où il entrait dans Paris, à ne se laisser détourner +sous aucun prétexte du but qu'il poursuivait en y venant, affectait de +ne pas comprendre la question muette du sergent et paraissait très +occupé à contenir son cheval qui se cabrait, effrayé par la foule. Alors +Rigobert prit un grand parti. + +--Ce que je pense, résultat de ce que je sais et de ce j'ai vu, je ne +dois le dire qu'aux membres du Comité de Salut public. Mais je ne refuse +pas de vous raconter les incidents de la bataille. Seulement, je vous +ferai observer qu'il est 11 heures et que depuis le petit jour nous +sommes en route et à jeun. + +--Viens te réconforter, sergent, toi et tes braves compagnons, s'écria +l'orateur qui avait parlé au nom du peuple. Puis tu nous raconteras la +bataille et nous te laisserons ensuite poursuivre ton chemin, ou plutôt +nous t'accompagnerons jusqu'à la place de l'Hôtel-de-Ville, où doit +fonctionner aujourd'hui la guillotine. + +Sans attendre la réponse de Rigobert, il prit le cheval par la bride et +le fit entrer sous une remise qui se trouvait en cet endroit, à côté +d'une boutique de marchand de vin. + +Bernard se pencha sur Valleroy. + +--Si ces gens-là nous retiennent longtemps ici, j'en deviendrai fou, +murmura-t-il d'un accent désespéré. J'ai hâte d'arriver à la prison des +Carmes, de voir mes parents ou d'avoir de leurs nouvelles. + +--Mon impatience est égale à la tienne, mon enfant, répondit Valleroy; +mais gardons-nous de nous trahir. Descendons d'abord en feignant la +résignation. Je vais aviser aux moyens de nous délivrer. + +Ils mirent pied à terre au milieu de la cohue qui s'agitait aux abords +de la remise. À ce moment, la foule poussait vers le cabaret Rigobert +qui se débattait, ne voulant pas s'éloigner du fourgon sans y laisser un +factionnaire. + +--Que redoutes-tu, lui criait l'orateur de la bande, que redoutes-tu, +puisque ta voiture reste sous la garde du peuple? + +Rigobert n'était pas insensible aux attraits d'un verre de vin. Mais, +soldat avant tout, il s'en tenait aux devoirs de son état et à la +discipline. Il comprit que, s'il ne faisait pas acte d'autorité, quelque +incident grave allait se produire. D'un violent coup de coude, il se +dégagea de ceux qui l'environnaient, et d'un ton de commandement: + +--En voilà assez, déclara-t-il; je ne connais que ma consigne. J'accepte +volontiers de boire avec vous, mais à la condition que personne ne +restera sous la remise et qu'on en fermera les portes. + +Son accent et son attitude en imposèrent à la bande, et cette fois il +fut obéi. Les portes de la remise closes, il y mit un de ses grenadiers +en faction, et alors seulement il consentit à entrer dans le cabaret. +Comme il allait en franchir le seuil, Valleroy s'approcha et lui dit à +voix basse: + +--L'enfant et moi avons autre chose à faire qu'à t'attendre, sergent. Je +te confie l'équipage, pour lequel tu trouveras bien un conducteur parmi +ces braillards. Je compte sur toi pour le faire ramener ici, quand les +caisses qu'il contient seront déchargées. Je reviendrai demain pour le +chercher. Tu me feras connaître par l'homme que tu en auras constitué le +gardien où je peux te revoir. + +--Compris, répondit simplement Rigobert. + +Il se laissa entraîner chez le marchand de vin, où le suivit la foule, +tandis que Bernard et Valleroy, profitant de ce que personne ne +s'occupait d'eux, s'éloignaient à grands pas dans la direction de +l'hôtel de ville. À d'autres époques et à plusieurs reprises, Valleroy +était venu à Paris, appelé par son maître. Il connaissait donc +suffisamment la ville pour s'orienter. + +--Avant tout, dit-il à Bernard, nous allons nous rendre à l'hôtel de +Malincourt. Il est probable que le suisse Kelner pourra nous renseigner +sur le sort de M. le comte et de Mme la comtesse et nous fournir les +moyens d'arriver jusqu'à eux. + +Mais Bernard semblait soucieux et garda le silence. + +--As-tu entendu ce que disait à Rigobert l'homme de tout à l'heure? +demanda-t-il tout à coup. + +--Que disait-il? + +--Il disait que la guillotine allait fonctionner aujourd'hui sur la +place de l'Hôtel-de-Ville. Cette place ne se trouve-t-elle pas sur notre +chemin? + +--Il nous sera facile de l'éviter, répliqua Valleroy, essayant de se +montrer plus rassuré qu'il ne l'était. + +Ils passaient en ce moment sous la porte Saint-Denis. Ils traversèrent +le boulevard et entrèrent dans l'étroite et longue rue qui va de cet +endroit vers la Seine. Mais à peine y eurent-ils fait quelques pas, +qu'ils s'aperçurent qu'un grand nombre de gens suivaient la direction +qu'ils suivaient eux-mêmes. Ces gens étaient animés et bruyants. Il y +avait parmi eux des gardes nationaux, des hommes vêtus de la carmagnole, +coiffés du bonnet rouge, quelques-uns portant des piques, d'autres en +haillons, à face patibulaire, et des mégères qui traînaient derrière +elles des enfants et hurlaient d'une voix avinée des refrains +patriotiques, la _Marseillaise_, le _Ça ira_, ou menaçaient les +passants, en proférant le terrible cri: «À la lanterne, les +aristocrates!» Les flots de cette plèbe grouillante se grossissaient de +tout ce qu'elle ramassait au coin de chaque rue, comme un fleuve qui se +grossit sur son parcours des rivières qui lui portent leurs eaux. +Bientôt, la rue fut trop étroite pour la foule, et on n'avança plus +qu'avec lenteur. En cet instant, dans la poussée tumultueuse qui +l'emportait ainsi que Bernard, Valleroy se trouva auprès d'un homme âgé, +dont la figure lui inspira confiance. Il le questionna: + +--Citoyen, quoique tu ne me connaisses pas, veux-tu me permettre de te +demander en quel endroit se rend tout ce peuple? + +À cette question, l'individu à qui elle s'adressait leva les yeux, +dévisagea son interlocuteur et répondit non sans ironie: + +--Ce peuple va voir couper le cou à quatre aristocrates, que le nouveau +tribunal révolutionnaire, pour ses débuts, a condamnés hier à mort. +Depuis l'exécution de Capet, c'est la première fois que se dresse +l'échafaud. + +--Quatre! s'écria Valleroy, sans dissimuler la commisération qui +s'emparait de son coeur. De quel crime se sont-ils rendus coupables, les +malheureux? + +Au lieu de lui répondre l'inconnu saisit sa main, et comme, s'il eût +compris à qui il avait affaire, il dit à voix basse, avec douceur et +courtoisie: + +--Gardez-vous de tout mouvement généreux, Monsieur, si vous ne voulez +suivre à la mort ceux que vous plaignez. Ces quatre infortunés n'en ont +peut-être pas fait autant dans le passé que vous dans la seconde durant +laquelle vous avez parlé, et si d'autres que moi vous avaient entendu... + +--Mais, encore une fois qui sont-ils? murmura Valleroy. Pourquoi va-t-on +les guillotiner! + +--L'un se nomme Guyot-Dumollans. Il avait émigré; il a cru pouvoir +rentrer. Cette imprudence va lui coûter la vie. L'autre est un soldat +appelé Luthier. Il s'est fait condamner pour avoir osé prétendre que +Louis XVI était un bon prince. Quant aux deux autres, un homme et une +femme, il paraît... + +L'individu ne put achever. Une poussée de foule, plus violente que les +autres, le sépara de Valleroy, et lorsque ce dernier le chercha des yeux +autour de lui, il lui fut impossible de le retrouver. + +Alors, son regard s'abaissa vers Bernard, qui, suspendu à son bras, +réglait son pas sur le sien, et il s'aperçut que le visage de l'enfant, +couvert d'une pâleur livide, exprimait l'horreur. + +--Qu'as-tu donc, petit? lui demanda-t-il. + +--Je songe à ces pauvres gens qui vont mourir, murmura Bernard et je +hais les monstres qui vont les voir mourir. + +Valleroy ne releva pas cette phrase imprudente. Mais une pression de son +bras sur celui de Bernard fit comprendre à ce dernier qu'il fallait +s'abstenir, à cette heure et en ce lieu, de toute marque de compassion. +Du reste, la conversation devenait maintenant impossible, tant la foule +se faisait épaisse et houleuse. Entre ses chocs tumultueux, Valleroy se +sentait ballotté comme une épave. Ce n'était pas trop de toute sa +vigueur pour protéger Bernard. Il le tenait devant lui et s'efforçait en +vain de faire le vide autour d'eux. + +--Nous avons bien choisi notre jour pour arriver à Paris! pensait-il +avec amertume. + +Il semblait en effet que toute la population fût dehors par cette +radieuse journée de printemps. Sous le ciel bleu, vibrant de soleil, +aussi loin que s'étendait la vue, ont ne voyait que têtes remuantes, +pressées entre les hautes maisons, aux croisées desquelles on en +apercevait d'autres suspendues par grappes. Il y en avait même sur les +toits, et l'immense clameur qui, du haut en bas des édifices, montait, +étage par étage, jusqu'à leur sommet, y trouvait des échos qui la +renvoyaient à la rue. + +Tout à coup, par-dessus ces vagues humaines que, par intervalles, il +parvenait à dominer, Valleroy vit l'espace s'élargir et la lumière du +ciel devenir plus éclatante. On venait de sortir du long boyau de la rue +Saint-Denis et on touchait à la place de l'Hôtel-de-Ville. Mais, tandis +que la foule croyait pouvoir se répandre librement, elle se trouva +subitement comprimée entre les gendarmes à cheval qui gardaient toutes +les issues de la place et les larges masses de peuple, qui, faisant +irruption des rues voisines, affluaient en cet endroit. Un remous +effroyable se produisit. Il arracha des cris de détresse à ceux qui en +étaient les victimes et un cri d'épouvante à ceux qui, des croisées où +ils se tenaient, en furent les témoins. + +--Grimpe sur mes épaules, Bernard, cria Valleroy. + +Raidissant son buste et ses bras, il fit de ses mains un marchepied à +Bernard et parvint à le mettre à califourchon sur son dos. Mais, presque +aussitôt, il sentit se plier le corps frêle de l'enfant, et il +l'entendit pousser un gémissement de terreur. + +--Qu'est-ce encore, Bernard? lui demanda-t-il. + +--Remets-moi par terre, Valleroy. Ce que je vois est horrible; je ne +veux pas voir. + +--Si je te remettais par terre, tu serais écrasé. Qu'as-tu vu? + +--Là, là! C'est affreux, reprit Bernard éperdu, en tendant le bras +devant lui. + +Ce qu'il avait vu, c'était, au milieu d'un carré vide formé par les +gendarmes devant la façade de l'hôtel de ville, les armatures de la +guillotine, dressée sur un haut échafaudage, et, entre ces armatures, +une planche inclinée sous une poutre transversale à laquelle attenait un +large coutelas. Trop effrayante pour lui était cette vision. Il courba +le front, et, penché à l'oreille de Valleroy, il lui retraça le +spectacle qu'avait saisi son regard. + +--Courage et patience, lui répondit Valleroy; nous allons sortir d'ici. +En attendant, si tu crains de voir, ferme les yeux. + +Bernard obéit, tandis que Valleroy essayait de se frayer un passage à la +suite d'un courant de foule qui se formait pour contourner l'hôtel de +ville. Pendant une demi-heure, il dut se résigner à un piétinement sur +place qu'interrompait de temps en temps, tantôt une poussée en avant, +tantôt une poussée en arrière, et qui recommençait ensuite pour +s'interrompre de nouveau. Par bonheur, Valleroy était grand et +vigoureux, sa vigueur lui permettait, quoiqu'il portât Bernard, de +résister aux poussées de la foule, et sa taille, de respirer librement. +Son sang-froid ne contribua pas moins à le tirer d'affaire. Après un +dernier et suprême effort, il put enfin reprendre haleine et se +décharger de son précieux, mais lourd fardeau. + +Il se trouvait en ce moment sur les quais de la Seine, aux abords d'un +pont au delà duquel s'étendait la cité et se déroulait la masse +imposante du Palais de justice et de la Conciergerie. À sa droite, il +avait la place de l'Hôtel-de-Ville qu'il ne pouvait voir, et les grilles +du monument contre lesquelles il s'appuyait; à sa gauche, le fleuve, le +long duquel s'échelonnaient quelques privilégiés que les gendarmes +avaient laissés arriver jusque-là. Comment lui-même était-il en cet +endroit, dont l'accès restait interdit à la foule? C'est ce qu'il lui +eût été impossible de dire. Le flot populaire l'avait porté sur ce +point, et quand il s'en aperçut, ce fut pour constater que la +circulation, tout à coup, venait d'y être interdite, et qu'en +conséquence Bernard et lui y étaient en sûreté. + +Alors il respira soulagé, et, s'asseyant au pied des grilles de l'hôtel +de ville, sur les pierres dans lesquelles elles étaient plantées, il dit +à Bernard: + +--Force nous est d'attendre ici qu'on nous permette de poursuivre notre +chemin. Profitons-en pour nous reposer. + +Mais l'enfant, au lieu de suivre ce conseil, grimpait sur les pierres, +se dressait sur la pointe des pieds, afin de regarder par-dessus les +groupes qui se trouvaient devant lui, derrière une rangée de gardes +nationaux formant la haie. Entre ces gardes nationaux et des gendarmes à +cheval immobiles en face d'eux était ménagé un large chemin, se +déroulant comme un ruban blanc à travers les masses profondes de la +foule, tout brillant du scintillement des baïonnettes au bout des fusils +et des sabres tirés du fourreau: il partait de la place de +l'Hôtel-de-Ville, longeait le quai jusqu'au pont de la Cité, traversait +la Seine sur ce pont et venait s'arrêter aux portes de la Conciergerie. +Il mettait ainsi en communication la prison et l'échafaud, et c'est par +là qu'allaient passer les condamnés. + +--Ces pauvres gens vont défiler devant nous, remarqua Bernard, +qu'obsédait maintenant un impérieux besoin de regarder en face ce qui +tout à l'heure lui faisait peur. + +--Tu ne les verras que si tu veux les voir, répondit Valleroy, et +peut-être vaut-il mieux que tu renonces à ce douloureux spectacle. + +Bernard allait obéir et s'asseoir à côté de Valleroy, quand monta de la +foule une clameur plus forte que les autres, qui, d'abord faible, +grossit rapidement, s'éleva dans l'air et couvrit la rumeur confuse de +ce peuple accouru pour voir mourir des innocents. Toutes les têtes se +tournaient du même côté, du côté de la Conciergerie, et de toutes parts +retentissait le même cri: + +--Les voilà! Les voilà! + +Bernard ne fut pas maître de sa curiosité. C'était une attraction +dominatrice à laquelle il fallait obéir. Valleroy lui-même la subit. Il +se levât et, debout sur les pierres, il regarda. À l'extrémité du chemin +formé par la double haie de soldats, une charrette venait de sortir de +la Conciergerie. Valleroy vit les gens qu'elle transportait, bien qu'il +ne pût distinguer leurs traits. Il les compta; ils étaient cinq, quatre +assis, un debout. La charrette tourna sur le quai. Elle fut enveloppée +aussitôt par une escorte de cavaliers, et ce ne fut pendant un moment, +dans la poussière et sous le soleil, qu'une masse confuse d'uniformes, +sillonnée de miroitements sur les armes étincelantes. + +--Viens, Bernard, supplia Valleroy en quittant sa place. + +--Laisse-moi, je veux voir, répondit l'enfant d'un accent impérieux où +se trahissait la fièvre. + +Il était parvenu à se hisser à la cime des grilles et se tenait là, à +peine assis, accroché aux pointes qu'il serrait de ses mains crispées, +blême, l'oeil brillant d'émotion et de colère. Valleroy ne tenta pas de +vaincre sa résistance ni de l'arracher à sa contemplation. Mais il se +rapprocha de lui, et, grimpé de nouveau sur les pierres, il le soutint +de ses mains robustes. Le lugubre cortège se rapprochait. Encore +quelques minutes et il allait passer près d'eux. + +Autour de la charrette qu'entouraient de près les gendarmes, sautait et +gambadait une bande d'êtres hideux, des hommes en bras de chemise, aux +culottes fripées sur leurs jambes nues, coiffés d'un bonnet rouge, et +des femmes aux vêtements sordides, les cheveux sur les épaules. Au +passage, ils haranguaient la foule en lui montrant les condamnés qu'ils +apostrophaient, le rire aux yeux, l'injure aux lèvres, avec des gestes +immondes. Ceux-ci ne leur répondaient pas, ne les regardaient même pas. +Deux d'entre eux, un homme et une femme, étaient placés sur le devant de +la charrette, les cheveux coupés ras, vêtus tous deux comme des gens de +haute condition, les mains liées derrière le dos. Sur une seconde +banquette, se trouvaient leurs compagnons d'infortune, et, au milieu +d'eux, le bourreau, qui tenait dans la main gauche l'extrémité de leurs +liens. Traînée par un seul cheval, la charrette avançait lentement, mais +elle avançait. De la place où ils se trouvaient, Bernard et Valleroy +commençaient à distinguer les visages des condamnés, entre les rangs des +gendarmes, et le regard de l'enfant était invinciblement attiré vers +eux. Soudain, Valleroy, qui le tenait dans ses bras, le sentit se +raidir; une main frémissante se posa sur sa tête en même temps qu'un cri +d'épouvante et de terreur déchirait l'air et jetait dans les clameurs de +la foule ces deux mots, qui la dominèrent la durée d'une seconde: + +--Papa! Maman! + +Valleroy chancela sous le choc du corps de Bernard convulsé, et son sang +se glaça. S'il ne s'était arc-bouté contre les grilles, il serait tombé, +car, en même temps que Bernard se renversait sur lui, il venait de +reconnaître dans les deux condamnés assis sur le devant de la charrette +le comte et la comtesse de Malincourt. + +--Viens! viens! murmura-t-il on essayant d'enlever Bernard. + +Mais celui-ci se cramponnait aux grilles en criant: + +--Non! non! Je veux leur parler, les embrasser. Au secours! +Délivrez-les! Ce sont mes parents! + +À ces cris, des gens se retournaient. + +--Emportez cet enfant! crièrent quelques voix. + +Mais ce fut tout. Le spectacle de cette charrette traînant des innocents +à la mort était plus pathétique sans doute que celui d'une douleur +d'enfant. Ceux qu'avait importunés cette douleur l'oublièrent presque +aussitôt pour s'absorber dans la vision sinistre qui maintenant prenait +corps. Le cortège passait au milieu d'un silence que troublaient seuls +les hurlements des sans-culottes et des tricoteuses, attachés à ce char +mortuaire comme une bande de démons. + +Bernard, le coeur étreint par la violence de son désespoir, la gorge +obstruée par des sanglots qui n'en pouvaient sortir, était impuissant à +proférer un son. Ses lèvres remuaient et demeuraient silencieuses. Il +croyait crier et on ne l'entendait pas. Il n'avait plus de force que +pour résister à Valleroy, qui voulait l'emporter et ne pouvait y +parvenir, en dépit de la force qu'il déployait. + +Enfin, l'enfant triompha. Il recouvra la liberté de ses bras et de ses +jambes que Valleroy avait essayé en vain de comprimer. Sa fine +silhouette se dressa au sommet des grilles, et, retrouvant la parole, il +adressa à ses parents un suprême appel. Alors on vit la comtesse de +Malincourt relever son front courbé; ses yeux suivirent la direction +d'où venait le cri qui l'avait arrachée à ses pensées. Son visage, dans +un sourire où déjà passait la mort, exprima la stupéfaction, la douleur +et la joie. D'un bond de tout son corps, elle se pencha vers son mari, +et lui parla fiévreusement. Le regard du comte suivit le sien. À leurs +joues qu'avait blêmies l'approche du trépas, monta un flot de sang qui +les colora. Et sur leur visage effaré se traduisit le martyre indicible +de leur âme, quand, au moment où la charrette allait tourner sur la +place, ils aperçurent leur fils adoré, leur cher Bernard, qui, dans une +convulsion, leur envoyait de la main un baiser. + +Puis, brusquement, avant qu'ils eussent pu comprendre si cette image +fugitive était un rêve ou la réalité, elle s'évanouit. Ils ne virent +plus rien que les armatures de la guillotine, qui se détachaient sur les +vieilles murailles de l'Hôtel-de-Ville, et la foule immense qui, de +toutes les extrémités de Paris, était accourue pour assister à leur +supplice. Quant à Bernard, en les voyant disparaître, accablé par +l'immensité du coup qui le frappait, il perdit toute volonté et toute +énergie. Ses doigts se détendirent, lâchèrent les grilles auxquelles il +se retenait, et, poussant un gémissement, il roula inanimé dans les bras +de Valleroy. Ce dernier ne songeait plus qu'à s'enfuir. Par bonheur, la +foule, en se ruant derrière les condamnés, avait laissé un passage libre +jusqu'au pont de la Cité. Ce pont lui-même par où venait de défiler le +cortège était encore presque vide. Valleroy s'y engagea, traversa la +Cité devant le Palais de justice et put atteindre ainsi la rive gauche +de la Seine, portant toujours, serré contre sa poitrine, Bernard +évanoui. Là, il aperçut des fiacres qui stationnaient. Il en héla un, y +déposa avec sollicitude l'enfant dont il était désormais l'unique +protecteur et y monta lui-même en donnant l'ordre au cocher de les +conduire dans la rue de l'Université, où était situé l'hôtel de +Malincourt. + + + + +CHAPITRE XII + +L'HÔTEL DE MALINCOURT + + +L'hôtel de Malincourt était une des plus pompeuses résidences de la rue +de l'Université. Construit sous Louis XV, il s'élevait entre une cour +d'honneur d'aspect monumental et un jardin qui s'étendait jusqu'aux murs +d'une abbaye de Bénédictins, morcelée et vendue en partie en 1791, en +exécution des décrets de l'Assemblée nationale par lesquels les biens du +clergé avaient été déclarés propriété de l'État. À sa droite et à sa +gauche, s'élevaient d'autres hôtels «t s'étendaient d'autres jardins, de +telle sorte que, quoique situé en plein Paris, il donnait, avec sa +ceinture d'arbres séculaires, ses vieilles charmilles et ses larges +pelouses, l'impression d'un château planté au milieu d'un parc +solitaire. + +Cette physionomie de solitude s'était encore accentuée depuis que la +vente de plusieurs parcelles des terrains du couvent et des +constructions voisines, dont les propriétaires figuraient sur la liste +des émigrés, avait détruit l'opulence et éteint l'éclat de ce quartier +où vivaient jadis en bons rapports moines et noblesse. De cet éclat, de +cette opulence, plus rien ne restait, pas même les armoiries sculptées +dans la pierre, qui naguère s'étalaient au-dessus des hautes portes et +qu'avaient effacées à coups de pic et de marteau les émeutes populaires, +comme elles avaient détruit à l'entrée de la plupart des églises les +statues de saints et les croix qui les décoraient. Sur le pavé de ces +rues aristocratiques, les carrosses aux portières blasonnées ne +roulaient plus. En beaucoup d'endroits, des vitres brisées, des trous +dans la muraille, des traces d'incendie, des débris de marbres, des +portes enfoncées attestaient que les mains dévastatrices de la racaille +de Paris avaient, là comme ailleurs, tenté de détruire. + +Cependant, sauf ses armoiries enlevées, l'hôtel de Malincourt ne portait +aucune trace apparente de ces profanations. On ne l'avait encore ni +confisqué ni vendu, son propriétaire n'étant pas considéré comme émigré, +et il était resté sous la garde du suisse Kelner, honnête homme, depuis +longtemps au service du comte de Malincourt. À l'entrée de la cour +d'honneur, se trouvait un étroit pavillon avec un premier étage en +mansardes. C'est là que vivaient Kelner et sa femme Rose, filleule de la +comtesse, dotée par elle quand elle s'était mariée. + +Le jour et à l'heure où, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, la population +de Paris assistait à l'exécution des malheureux contre lesquels le +tribunal révolutionnaire avait rendu ses premiers arrêts de mort, Rose +se trouvait seule au rez-de-chaussée de son habitation. Sûre de n'être +pas vue, elle s'était agenouillée dans un coin et priait en pleurant. +C'était une jeune femme, petite et mince, à la figure maladive, aux +traits étiolés, dont le regard exprimait les angoisses affreuses qu'elle +subissait depuis les débuts de la Révolution par suite des événements +tragiques dont elle avait été témoin. + +Vivement, la porte s'ouvrit sous la poussée d'une main robuste. Un homme +gros et court entra, jeta son chapeau sur une table et alla tomber dans +un fauteuil qui figurait parmi le modeste mobilier de la pièce. +L'épouvante dans le regard, une pâleur livide sur la face, il était +haletant, et la sueur qui perlait sous ses cheveux grisonnants +descendait le long de ses joues grasses, où elle traçait un sillon +humide. + +Rose, en l'apercevant, s'était levée. Elle alla vers lui. + +--Est-ce fini, Kelner? demanda-t-elle, le visage convulsé par la peur. + +--Oui, ce doit être fini maintenant, répondit-il. + +--Tu les as vus? + +--Au moment où ils sortaient de la Conciergerie, la durée d'un éclair. +Les gendarmes empêchaient d'approcher. J'ai voulu les suivre jusqu'au +bout, mais le coeur m'a manqué. Et puis, il aurait fallu se mêler aux +scélérats qui dansaient autour de la charrette, et j'ai craint de me +trahir. Plutôt que de faire comme eux, j'en aurais étranglé un. + +--Nos pauvres maîtres! soupira Rose dans un sanglot. + +Et croisant les mains, les yeux au ciel, elle pria: + +--Mon Dieu, ayez pitié de leur âme! + +Kelner fit un geste de dénégation. + +--Inutile de prier pour eux, Rose; c'est eux qu'il faut prier, à qui il +faut demander de veiller sur nous, car, pour sûr, le ciel les attendait. +Ils sont morts comme des martyrs, comme des saints. + +--Crois-tu qu'ils t'aient vu? + +--Je l'espère et il me semble bien que M. le comte m'a reconnu, car il a +souri et a parlé à Mme la comtesse, qui a paru chercher dans la foule. +Comme ils étaient beaux tous deux! Le regard si fier, l'attitude si +dédaigneuse, Madame surtout... Ah! malheur sur les bourreaux qui ont mis +à mort des innocents... + +Il s'arrêta, écrasé sous sa douleur, et sa femme resta debout devant +lui, affaissée elle aussi, et hors d'état de le consoler. + +À la porte de la rue, un coup de marteau résonna. + +--Qui nous arrive? murmura Rose d'une voix étranglée. + +Kelner s'était soulevé pour écouter. + +--Peut-être les sectionnaires de la municipalité, fit-il. Ils viennent +nous signifier la sentence de confiscation. + +--Déjà, quand le corps des victimes n'est pas encore refroidi! + +Kelner allait répondre. Mais il en fut empêché. À l'entrée, on frappait +de nouveau, et, cette fois, c'étaient des coups précipités qui +couvraient le bruit d'une voiture en train de s'éloigner. Il se décida à +aller ouvrir, sans se presser cependant, redoutant quelque nouveau +malheur. Il entre-bâilla la porte et allait passer la tête pour voir qui +venait, quand un choc violent le jeta de côté. Un homme qui portait un +enfant entre ses bras se précipitait dans l'hôtel d'un élan furieux. + +--Monsieur Valleroy! s'écria Kelner. Vous ici! + +--Oui, moi, répliqua Valleroy. Ne m'interroge pas. Je te dirai tout à +l'heure d'où je viens et pourquoi je viens. Mais avant tout il me faut +un lit pour cet enfant. + +--M. le chevalier! Miséricorde! + +C'était Rose qui, tout effarée, avait poussé ce cri, + +--Ne l'appelez pas ainsi, Rose, reprit Valleroy. Pour vous, pour moi, +pour tout le monde, c'est mon neveu Bernard, fils de ma soeur, marchand +colporteur comme moi-même, et nous sommes vos cousins. Ceci dit, +couchons-le vite, car il est sous le coup de la plus horrible émotion. +Il a reconnu ses parents sur la charrette des condamnés. + +--Ah! le pauvre agneau, où allons-nous le mettre? + +--Dans la chambre de M. le comte, répondit Kelner. C'est la seule qui +soit en état de le recevoir. + +--Mais tu redoutais la visite des sectionnaires, Kelner. S'ils +viennent... + +--S'ils viennent, je leur dirai que j'ai mis mon jeune cousin malade +dans les draps d'un aristocrate et ils me féliciteront de cet acte de +civisme. Venez, Monsieur Valleroy. + +--Si tu me donnes du monsieur, tu me feras couper le cou. + +--Tu as raison, citoyen. Suis-moi. + +Ils traversèrent la cour déserte et pénétrèrent dans l'hôtel abandonné. +Puis, par l'escalier monumental, aux murs dépouillés de leurs tentures, +ils montèrent au premier étage. Au milieu d'un large palier, s'ouvrait +l'ancien appartement de M. de Malincourt composé d'un salon et d'une +immense chambre dont les croisées donnaient sur le jardin. Dans cette +chambre se trouvait, dressé sur une estrade et abrité sous de lourds +rideaux, un lit de pied. Bernard, déshabillé par Rose en un tour de +main, y fut couché. Mais il ne reprenait pas connaissance. Son +immobilité, la pâleur de ses lèvres, ses mains glacées lui donnaient +l'apparence d'un cadavre, et, sans les battements de son coeur qu'on +entendait, en collant l'oreille contre sa poitrine, on aurait pu le +croire mort. + +--Maintenant, il nous faudrait un médecin, dit Valleroy. + +--Est-ce prudent d'introduire un étranger ici? demanda Kelner. + +--Je ne sais si c'est prudent. Mais ce que je sais, c'est que nous ne +pouvons laisser mourir le fils de notre maître, faute de soins. + +Kelner consulta sa femme du regard; Rose devina sa question. Et ce fut +par un signe d'adhésion qu'elle lui répondit. Alors, s'adressant à +Valleroy: + +--Nous aurons un médecin, lui dit-il. Mais, avant de l'aller quérir, je +dois te confier un secret qui ne m'appartient pas, un secret dont la +découverte nous enverrait tous à l'échafaud et avec nous un proscrit. + +--Un proscrit! répéta Valleroy sans comprendre; + +--Il vit caché près d'ici, dans une retraite qui communique avec cette +maison. C'est un moine bénédictin dont la tête a été mise à prix parce +qu'il a protesté publiquement contre la mise en vente de l'abbaye dont +il faisait partie. Il y est resté, dans une partie du couvent qui n'est +pas encore vendue, et comme il ne pourrait en sortir sans danger, c'est +nous qui le nourrissons. + +--Mais, en quoi peut-il nous servir? + +--Le P. David a étudié la médecine. C'est lui qui soignait les membres +de sa communauté. + +--Cours vite l'appeler, Kelner. Pour le rassurer, dis-lui qui je suis, +qui est cet enfant. Il verra bien qu'il n'a rien à redouter de nous. + +--J'y vais, répondit simplement Kelner en s'éloignant. + +--Et moi, ajouta Rose, je vais chercher du vinaigre et préparer des +compresses pour le cas où on en aurait besoin. + +Valleroy resta seul avec Bernard. Il se pencha sur lui, et il lui sembla +que la respiration reprenait sa régularité et que la chaleur revenait +aux extrémités glacées tout à l'heure. Il se rassura, et, en attendant +les secours que lui-même était impuissant à donner, il resta debout à la +tête du lit, essayant de se remettre des émotions qu'il venait de subir. + +Autour de lui, tout était paix et sérénité. À voir par les croisées les +pelouses du jardin et les arbres avec leurs branches toutes vertes des +premières feuilles qui venaient caresser les vitres; à entendre les cris +d'oiseaux qui seuls troublaient le silence, il pouvait se faire illusion +et se croire loin, bien loin de Paris, loin de cette cité maudite où les +innocents tremblaient devant les juges et devant un bourreau. Alors, +dans ce profond recueillement succédant aux dramatiques agitations de +tout à l'heure, un épisode déjà lointain, auquel il n'avait jamais cessé +de penser, mais qui n'était plus qu'un souvenir à demi effacé, reprit +corps dans sa mémoire. Il se rappelait le dernier entretien qu'il avait +eu avec son maître à Saint-Baslemont et les ordres de ce dernier qu'il +s'était engagé à exécuter. + +Ces ordres résonnaient maintenant à son oreille, clairs et précis. + +--Tu iras à Paris. En y arrivant, tu te rendras à l'hôtel de Malincourt. +Tu monteras dans ma chambre. À la tête du lit, se trouve un bénitier; +derrière le bénitier, un bouton de cuivre dissimulé sous la tenture. Tu +presseras ce bouton et tu découvriras ainsi une cachette ménagée dans le +mur. Dans cette cachette, il y a un petit coffre en fer qui contient +quatre mille louis. Tu me l'apporteras. Il était à Paris, à l'hôtel de +Malincourt, dans la chambre, à la tête du lit... Il chercha le bénitier. +Le bénitier avait disparu, enlevé par une main prudente, les objets de +piété étant assimilés à des insignes séditieux. Mais un clou doré +marquait sa place vide, et la tenture soulevée laissa voir le bouton de +cuivre. Alors, Valleroy s'assura qu'il était seul auprès de Bernard, et, +sans hésiter, poussa le bouton. Sous cette pression, un pan de la +boiserie s'écarta du mur, se renversa, et, au fond d'une niche apparut +le petit coffre en fer. Valleroy l'attira à lui, tourna une clé laissée +sur la serrure, souleva le couvercle et vit les pièces d'or +soigneusement empilées. + +--Cela pourra servir, pensa-t-il. + +Mais Bernard remuait. Aussitôt le couvercle retomba sur le coffre, la +boiserie se referma et la tenture reprit sa place. + +--Valleroy! gémit l'enfant. + +--Je suis là, Bernard, mon cher Bernard. + +--Où sommes-nous? + +--Dans un asile sûr, où tu recevras des soins et où tu pourras guérir. + +--Ai-je donc été malade? + +--Très malade et tu l'es encore assez pour que j'aie cru nécessaire de +mander un médecin. Il va venir. + +Bernard s'était soulevé, regardait avec surprise autour de lui. + +--Mais nous sommes à l'hôtel de Malincourt, s'écria-t-il... Je me +reconnais dans la chambre de... Je me souviens... je me souviens... +Papa, maman!... Au secours! Ils sont morts, morts, morts... + +Et, renversé sur l'oreiller, il y enfonçait son visage, tandis que de +nouveau une convulsion tordait ses membres. + +Heureusement, Kelner et Rose revenaient, amenant avec eux le P. David. +Valleroy vit entrer un vieillard septuagénaire, aux traits fins, au +regard à la fois énergique et doux, cassé, maigre, ridé, et dont +cependant les allures révélaient la force comme sa parole révélait une +indomptable volonté. Vêtu ainsi qu'un artisan, rien en lui ne trahissait +son caractère ecclésiastique, et personne n'eût deviné qu'il avait porté +la robe noire des Bénédictins. En route, Kelner lui avait confié le nom +et l'histoire de Bernard. Elle était émouvante, cette histoire. Mais le +P. David avait vu, depuis trois ans, se dérouler tant de péripéties +sanglantes; il vivait en butte à tant de redoutables périls, que, +toujours prêt à mourir, il était cuirassé contre les émotions qui +altèrent le sang-froid. Ce fut donc avec son entière présence d'esprit +qu'il examina Bernard. + +--Ce n'est qu'une crise passagère, dit-il à Valleroy. Nous en aurons +promptement raison. Cet enfant a besoin de pleurer. Il faut qu'il +pleure. Les larmes le soulageront. Laissez-moi seul avec lui. Je vous +appellerai quand j'aurai besoin de vous. + +Sa parole inspirait confiance. Personne ne songea à protester, moins +encore à désobéir, et tandis que, s'asseyant au chevet de Bernard et lui +prenant les mains, il commençait à prononcer des paroles consolantes, +Valleroy, Rose et Kelner se retirèrent pour aller attendre dans le +logement du suisse que le P. David les appelât. + +Valleroy profita de ce répit pour raconter à ses amis les événements qui +s'étaient accomplis depuis qu'il avait dû s'enfuir de Saint-Baslemont. +Kelner, à son tour, lui révéla comment M. de Malincourt, en arrivant à +Paris, l'avait averti qu'il était détenu à la prison des Carmes avec la +comtesse, en lui ordonnant de le faire savoir à ses fils. Kelner avait +écrit aussitôt à Coblentz. Mais sa lettre, envoyée par des voies +détournées, était à peine partie que les hostilités s'engageaient sur +les bords du Rhin entre Prussiens et Français, et il avait pu se +convaincre qu'elle ne parviendrait pas à sa destination. Il s'était +alors occupé d'adoucir le sort des prisonniers. Malheureusement, ses +efforts avaient été vains. Maintes fois il avait tremblé pour eux, +notamment durant les terribles journées de septembre. Puis, ce danger +redoutable écarté, il se leurrait de l'espoir de conjurer les autres, +lorsque tout à coup il avait appris que le comte et la comtesse étaient +renvoyés devant le tribunal révolutionnaire à peine constitué. Témoin de +leur procès, de leur condamnation et presque de leur mort, il n'avait +rien pu pour les sauver. + +--Et cependant, ajouta Kelner en finissant, quels efforts n'ai-je pas +tentés pour assurer leur délivrance! Tel que tu me vois, citoyen +Valleroy, je me suis fait jacobin, jacobin farouche, un habitué des +clubs, un orateur populaire... J'ai hurlé avec les loups, et, puisque ce +fut en pure perte, je ne m'en consolerai jamais. + +--Ne regrette rien, Kelner, car il est heureux que tu sois en faveur +auprès des puissants du jour. Nous allons avoir besoin d'eux. + +--Pour quelle entreprise? + +--Pour préserver les héritiers de nos maîtres d'une spoliation, pour +empêcher qu'on les dépouille de leurs biens. + +--Et comment, puisque la confiscation a été prononcée? + +--En rachetant ces biens nous-mêmes et en nous en constituant les +dépositaires jusqu'au jour où nous pourrons les leur restituer. + +--J'y ai bien songé. Mais, pour acheter, il faut des fonds. + +--J'en aurai, des fonds, moi, répondit Valleroy avec assurance. Cent +mille livres en or suffiront-elles? + +--Tu as cent mille livres en or? + +--Je les ai et peut-être davantage. + +--C'est plus qu'il n'en faut pour acheter la moitié de Paris. Avec mille +francs d'or, bien employés, on peut avoir des assignats pour une somme +cent fois supérieure. Nous serons donc en état de payer l'hôtel de +Malincourt et le château de Saint-Baslemont. + +--C'est déjà beaucoup; mais on pourrait mieux encore. Il faut voir tes +amis, Kelner, et recourir à leur protection pour nous faire adjuger les +biens à vil prix, quand ils seront mis en vente. Puisque tu comptes +parmi les bons patriotes, ils te doivent leur appui. Tu me présenteras +comme ton associé pour le commerce des biens d'émigrés. Je me ferai +jacobin comme toi, et à nous deux nous défendrons l'héritage de la +maison des Malincourt. Est-ce entendu? + +--C'est entendu, Valleroy, répondit Kelner en lui tendant la main. + +Il n'y eut pas entre eux d'autre pacte que ce pacte verbal. Mais il +suffisait de leur loyale étreinte pour le sceller à jamais et le rendre +plus solide que s'il eût été écrit et revêtu de leur signature. Ils +causèrent encore pendant quelques instants en présence de Rose. Elle +était de bon conseil et approuva leurs plans. Il fut convenu que, dès le +lendemain, Kelner commencerait des démarches pour hâter la mise en vente +des biens de Malincourt et se les faire adjuger. Leur entretien ne fut +interrompu que lorsque le P. David vint les chercher pour les ramener +auprès de Bernard. Ils trouvèrent l'enfant toujours accablé par sa +douleur, mais apaisé par les réconfortantes paroles du P. David, comme +par les larmes qu'il avait versées. + +--Longtemps encore il sera triste, dit le vieux moine à Valleroy; +longtemps encore il sera poursuivi par l'horrible vision de ses parents +traînés au supplice. Pour consoler cette douleur filiale, il faudrait +des secours qui ne sont pas en mon pouvoir, les tendresses du vicomte +Armand, par exemple. Mais, à force de sollicitude, nous empêcherons le +retour des crises violentes et ce sera le commencement de la guérison. + +Tandis qu'il parlait, Bernard lui avait pris la main. + +--Je vous reverrai souvent, mon Père? dit l'enfant. + +--Aussi souvent que vous voudrez, mon cher petit. Dès que vous serez sur +pied, vous connaîtrez la retraite où je vis caché. Je serai toujours +heureux de vous y recevoir. + +Jusqu'à la nuit, le P. David resta près de lui, veillant sur son sommeil +qu'interrompaient parfois des gémissements, lui prodiguant ses soins +avec une sollicitude paternelle. Kelner et Rose, pendant ce temps, +étaient aux aguets, car, ainsi qu'ils l'avaient dit, ils redoutaient la +visite des sectionnaires chargés de prendre possession, au nom de +l'État, des biens des condamnés, et il importait que ces personnages +n'entrassent pas dans l'hôtel avant que le P. David en fût sorti. Mais +ils ne se présentèrent pas ce jour-là. Quant à Valleroy, quoique accablé +par la fatigue, il était parti sous le prétexte de retrouver le sergent +Rigobert et de rentrer en possession de son cheval et de sa voiture. +Lorsque le soir il revint, il raconta à ses amis qu'il avait pris congé +du brave soldat auquel était donné l'ordre de rejoindre sur-le-champ +l'armée de Dumouriez. Il ajouta qu'ayant trouvé un acquéreur pour son +équipage, il le lui avait vendu à un bon prix. + +Puis, après s'être assuré que Bernard ne pouvait l'entendre, il +continua: + +--J'ai fait autre chose encore. J'ai procuré à la dépouille mortelle de +nos malheureux maîtres une sépulture décente en un endroit connu de moi +seul. + +--Tu as osé aller réclamer les corps, Valleroy! s'écria Kelner. Tu n'as +pas craint de te compromettre? + +--J'ai acheté des influences, répliqua Valleroy. Vois-tu, Kelner, avec +quelques pièces d'or habilement distribuées, on peut payer bien des +consciences de patriotes, car ça ne vaut pas cher. Le comte et la +comtesse reposeront en terre sainte, et plus tard leurs fils pourront +aller s'agenouiller sur leur tombe. + +À la nuit, le P. David laissa Bernard, en lui promettant de revenir le +lendemain dès le matin. Puis, après avoir échangé avec Kelner et +Valleroy quelques paroles qui échappèrent à l'enfant, il se retira. +Valleroy s'étendit sur un matelas auprès du lit de son maître, et +celui-ci, rassuré par sa présence, s'endormit. Lorsque, le lendemain +matin, il se réveilla, un spectacle étrange frappa ses yeux. Entre les +croisées de la chambre, par où entrait à flots le soleil, un autel +s'élevait, et, agenouillé devant un crucifix, priait le P. David revêtu +d'habits sacerdotaux. + +--Qu'est-ce donc? demanda Bernard à Valleroy. + +Ce fut le moine qui lui répondit. + +--Mon cher enfant, dit-il, j'ai pu jusqu'à ce jour, en dépit de la +persécution, célébrer chaque matin le Saint Sacrifice de la messe. +Aujourd'hui, j'ai tenu à le célébrer ici pour le repos de l'âme de vos +parents, et j'ai pensé qu'il vous serait doux d'implorer pour eux avec +moi la miséricorde divine. + +Bernard éclata en sanglots. + +--Merci, mon Père, murmura-t-il. + +La pieuse cérémonie commença. Il y assista, assis sur son lit, les mains +jointes, et se joignit d'un coeur fervent aux oraisons du prêtre. Kelner +faisait le clerc, tandis que Rose et Valleroy se tenaient à genoux. Ce +fut une suprême émotion pour Bernard. Elle couronnait toutes les autres, +mais elle fut salutaire et hâta sa guérison. Le même jour, il voulut se +lever. Et, comme Valleroy insistait pour l'obliger à se reposer encore, +il lui dit: + +--Je me sens redevenu fort, Valleroy, et je dois être courageux pour te +seconder dans l'entreprise que nous avons pris l'engagement d'exécuter. +M. de Morfontaine nous attend pour s'occuper du salut de la famille +royale. + +--C'est y songer trop tôt, répondit Valleroy. + +--Nous devons nous en occuper sans tarder, reprit Bernard avec énergie. +Nous nous mettrons à l'oeuvre dès demain. Plus tard, ce serait trop tard. + +Devant ce langage, Valleroy céda. Bernard essaya ses forces en allant +visiter le P. David dans sa retraite. Au fond du jardin de l'hôtel de +Malincourt, une brèche dans la muraille donnait accès à l'ancien +couvent, pour lequel, lors de la mise en vente des biens +ecclésiastiques, ne s'était pas présenté d'acquéreur et où se trouvaient +la chapelle et le cloître. En sa qualité de voisin et d'ardent patriote, +Kelner avait été préposé, par les officiers municipaux de sa section, à +la garde de ces bâtiments où, en attendant l'occasion de les vendre, +personne ne venait jamais, parce qu'on les croyait inhabités. Autant +dire qu'il en était le maître, ce qui lui permettait d'y donner +secrètement l'hospitalité au P. David. + +Le vieux moine habitait son ancienne cellule, au-dessus du cloître, +ayant à sa portée, pour s'y réfugier en cas de surprise, les caveaux de +l'abbaye et les jardins de l'hôtel. Ses journées s'écoulaient dans la +prière et dans l'étude. Nourri par le ménage Kelner, objet de la part de +Rose de soins incessants, il attendait sans impatience le terme des +mauvais jours. C'est là que, dès ce moment, Bernard prit l'habitude +d'aller le voir. Au cours des heures tragiques qui commençaient, il +devait trouver auprès du saint religieux des conseils, des +encouragements, des consolations, et, par-dessus tout, un exemple de +l'intrépidité que savent opposer les grandes âmes aux plus dures +épreuves. + + + + +CHAPITRE XIII + +LES CONSPIRATEURS + + +Quoi qu'en eût dit Bernard et de quelque énergie qu'en dépit de son +malheur et malgré son jeune âge il parût animé, Valleroy n'espérait pas +le voir de sitôt se dérober aux cruelles impressions qu'il venait de +subir, recouvrer sa sérénité et se rattacher à la vie. Mais c'est le +privilège de la jeunesse de plier sous les coups de l'adversité sans en +être brisée. Elle possède des ressorts merveilleux qui lui permettent de +se redresser après avoir paru à jamais accablé. C'est ainsi qu'au +lendemain de l'affreux événement qui le faisait orphelin, Bernard se +retrouva debout. Un inoubliable et cruel souvenir désormais pèserait sur +lui. Longtemps, bien longtemps, son existence en serait assombrie. Mais +ce souvenir obsédant et impitoyable ne devait affaiblir ni sa vaillance +ni sa confiance. Au moment de se jeter dans une aventure où il pouvait +périr, il les retrouvait en lui, accrues, développées et en quelque +sorte exaspérées par la grandeur de la tâche qu'il avait entreprise. +Dans l'entraînement de cette excitation intérieure, il parut transformé. +Sous son enveloppe d'enfant perçait déjà la virilité de l'âge mûr. + +Ce fut avec les allures d'un homme que, trois jours après son arrivée à +Paris, il mit Valleroy en demeure de tenir sans délai l'engagement +qu'ils avaient pris ensemble. Quelques instants après, ils arpentaient +la rue du Four-Saint-Germain, à la recherche du personnage vers lequel +les avait envoyés le marquis de Guilleragues, et qui devait leur révéler +la retraite du comte de Morfontaine. Alors, comme il y a peu de temps +encore, la rue du Four était une rue tortueuse où se pressaient, dans +une indicible confusion, boutiques et enseignes. Bernard et Valleroy y +marchèrent pendant quelques instants sans trouver ce qu'ils cherchaient. + +--C'est ici, dit soudain Bernard, en désignant une large plaque de tôle +peinte en vert, couverte de hautes lettres noires et qui se balançait au +vent à l'extrémité d'une longue tige de fer, plantée dans le mur, en +bras de potence. + +--Grignan, marchand de meubles vieux et neufs, lut Valleroy; oui, nous +voilà rendus, ajouta-t-il. + +Une boutique étroite et profonde s'ouvrait devant eux, comme une +galerie, laissant voir à droite et à gauche, rangés le long du mur et +empilés jusqu'au plafond, des meubles de toutes sortes et de toutes +formes, de tous les pays et de toutes les époques, amassés là, peu à +peu, dans l'attente des clients. Les meubles neufs étaient de +fabrication courante et de qualité commune. On les devinait destinés aux +gens d'humble condition auxquels le luxe est interdit. Les vieux, au +contraire, se faisaient remarquer par leur élégance, leur caractère +artistique dont les moulures dorées et les cuivres ciselés rehaussaient +la valeur. Il suffisait de voir la place qu'ils occupaient dans +l'étalage pour comprendre que ces débris de l'opulence aristocratique +détruite par la Terreur, ramassés un peu partout, au hasard des ventes, +dans les hôtels confisqués, étaient la véritable raison d'être du +commerce de Grignan, tandis que les meubles neufs n'en étaient que le +prétexte. + +La douceur de la température permettant de laisser la porte ouverte, le +regard embrassait du dehors la boutique jusqu'au fond, arrêté, au +passage par les commodes au ventre rebondi, les pieds tournés des +tables, les fins contours des consoles, les étoffes claires des +fauteuils aux formes élégantes, toute une richesse d'ameublement que les +ineptes décrets de la Révolution n'avaient pu proscrire qu'en décapitant +la plus belle et la plus lucrative des industries parisiennes. Puis +c'étaient, dans des coins, des rideaux non encore dépliés, des +candélabres tordus, des glaces brisées et des portraits de famille, des +toiles crevées dans des cadres en bois, oeuvre de quelque artiste ignoré, +et, suspendus au plafond, des lanternes et des lustres si nombreux et si +pressés qu'ils cachaient la voûte à laquelle ils étaient accrochés. + +Bernard et Valleroy, étant entrés dans la boutique, virent sortir de +derrière ces amas de meubles un gros homme court et joufflu, avec une +figure rougeaude et placide sous ses cheveux, gris ébouriffés, et vêtu +d'un uniforme de garde national. + +--Le citoyen Grignan? demanda Valleroy. + +--C'est moi, répondit l'homme. Qu'y a-t-il pour ton service, citoyen? + +Valleroy fouilla des yeux la boutique, et, s'étant assuré que Bernard et +lui s'y trouvaient seuls avec Grignan, il reprit à demi-voix: + +--Nous venons pour ce que tu sais. + +Grignan ne broncha pas. Son visage conserva sa placidité. Il répondit +sur le même ton: + +--Voilà plusieurs jours que je t'attendais, toi ou d'autres, et je +m'étonnais de n'avoir encore vu personne. + +--Nous avons été empêchés de venir plus tôt. + +--Suis-moi, avec ton jeune compagnon, et ayons l'air d'examiner des +meubles. On peut nous voir du dehors, et, quoique garde national bien +noté dans ma section, je ne suis pas sûr de n'être pas surveillé. Il y a +des espions partout. + +Grignan se mit à marcher dans sa boutique, à pas lents, le bras tendu +vers les meubles, comme s'il en détaillait les beautés, accentuant son +attitude de commerçant qui vante sa marchandise et cherche à séduire le +client. Tout en marchant, il continuait l'entretien. + +--Le comte de Morfontaine est absent pour le moment et vous ne pourrez +le voir qu'un peu plus tard. + +--Où le verrons-nous? + +--Ici même. Il vit près de moi dans cette maison où il passe pour mon +commis. Ce matin, il est sorti pour aller prendre possession de divers +objets que j'ai achetés dans un hôtel d'émigré. Je ne peux dire au juste +quand il rentrera, peut-être tout à l'heure, peut-être ce soir. + +--Es-tu au courant des causes de son séjour à Paris? demanda Valleroy, +qui n'osait encore se livrer. + +--Comment ne serais-je pas au courant, moi son complice? Il est à Paris +pour essayer de tirer la veuve Capet et sa famille de la prison du +Temple. + +Ces mots arrachèrent Bernard à son silence. + +--C'est vous, un royaliste, qui appelez la reine du nom que lui donnent +ses ennemis! fit-il vivement. + +--Mais je ne suis pas royaliste, mon petit homme, répondit Grignan, et +tu t'en apercevrais bien vite si ton ami et toi étiez ici pour tramer +des complots contre la liberté, car j'irais vous dénoncer! + +--Vous n'êtes pas royaliste? + +--Pas plus royaliste qu'aristocrate. Je suis patriote avant tout. Mais +on peut être patriote et homme généreux... Marie-Antoinette n'est plus +la reine, puisqu'il n'y a plus de royauté. Mais elle est femme, elle est +malheureuse. Chargé de la garder dans sa prison, j'ai admiré ses vertus +et je l'ai prise en pitié. Elle est si belle et si bonne, et son +infortune si touchante! J'ai résolu de la sauver. Et je ne suis pas seul +à le vouloir. Parmi les sectionnaires qui ont été de faction au Temple, +il en est d'autres qui sont décidés à faire comme moi. Aussi quand M. de +Morfontaine est venu me trouver pour solliciter mon concours, je n'ai +pas hésité. «Topez là, mon ci-devant gentilhomme, lui ai-je dit, et +comptez sur moi.» + +--Mais comment as-tu été mis en relations avec lui? demanda Valleroy. + +--Je l'ignore et, je dois supposer que la veuve Capet, devant laquelle +je me suis agenouillé un jour pour lui baiser la main, lui a fait savoir +qu'on pouvait compter sur mon dévouement. Du reste, interroge-le +toi-même, car le voilà. + +Bernard et Valleroy tournèrent la tête du côté de la porte. Un homme +entrait dans le magasin. C'était M. de Morfontaine. Ils l'avaient vu +quelques mois avant à Coblentz. Mais, sous son costume actuel, costume +d'artisan aisé, avec ses longs cheveux et son épaisse barbe noire, ils +n'auraient pas reconnu en lui le brillant officier des chevau-légers de +l'armée des princes, si Grignan ne le leur eût désigné. + +--Mathieu, lui cria celui-ci, voici des citoyens qui désirent te parler. + +Et M. de Morfontaine s'étant approché, il ajouta: + +--Ils viennent pour ce que tu sais! + +--Je vous reconnais, dit spontanément le comte Mathieu de Morfontaine à +Bernard et à Valleroy, en leur tendant la main. + +Il retint celle de Bernard dans les siennes et continua: + +--Je compatis à votre malheur, mon cher chevalier. J'ai vu vos héroïques +parents gravir leur calvaire. J'ai pensé à vous, à votre frère, mon ami +Armand de Malincourt, et je me suis associé à vos larmes. J'espère que +vous puiserez dans votre infortune le courage qui vous est nécessaire +aujourd'hui. + +Quoique en proie à une cruelle émotion, Bernard se redressa. + +--J'aurai ce courage. Monsieur, répondit-il. Mais vous parliez de mon +frère. L'avez-vous vu? Savez-vous ce qu'il est devenu? + +--Nous étions à Verdun la dernière fois que je l'ai embrassé. Il partait +pour Londres où l'envoyait Mgr le comte d'Artois. Depuis, on m'a dit +qu'il était allé en Russie et je ne sais rien de plus. + +--C'est donc comme moi, soupira Bernard. Où est-il, mon frère, où +est-il? Il m'eût été si doux de le revoir après ces jours de détresse et +d'horreur... Mais ce n'est pas pour pleurer que je suis ici, reprit-il. +Ne songeons qu'à ce qui doit faire l'objet de notre entretien. Valleroy +et moi sommes envoyés vers vous par le marquis de Guilleragues pour vous +communiquer ses instructions et recevoir les vôtres. + +--C'est que l'endroit n'est guère propice pour un si grave entretien, +objecta M. de Morfontaine. + +--Pourquoi pas? demanda Grignan. Tant qu'il n'entrera pas de clients, on +peut causer ici en liberté, avec la certitude de n'être pas entendu. + +--Eh bien, soit! Parlez d'abord, Monsieur le chevalier. + +--J'ai à vous transmettre en premier lieu l'exposé du plan d'évasion, +tel que l'a dressé le marquis de Guilleragues, rectifié le vidame +d'Épernon, et approuvé Monsieur, comte de Provence, frère du roi. Pour +ne rien oublier de cet important document, je l'ai appris par coeur. Je +l'ai récité à M. de Guilleragues à Bruxelles, et je vais vous le réciter +à vous-mêmes. + +D'une voix lente et grave, Bernard s'exécuta. En l'écoutant, M. de +Morfontaine ne savait ce qu'il devait le plus admirer des habiles +dispositions prises par l'inventeur de ce projet d'évasion ou de la +fidélité avec laquelle les lui révélait le jeune messager de M. +d'Épernon. + +--Je n'ai rien à objecter, dit-il quand ce fut fini. Tout est prévu et +je ne saurais rien faire de mieux que de me conformer aux ordres que +vous m'apportez. + +--Nous devons vous en communiquer un autre, dit alors Valleroy. Vous +êtes invité à vous trouver tous les soirs à 8 heures, à partir du 5 +avril, dans le parc de la Folie d'Épernon, à Gennevilliers, jusqu'à ce +que vous y ayez vu la personne qui doit vous y rejoindre. + +--À partir du 5 avril j'y serai. Grâce à Grignan et au sauf-conduit +qu'il m'a fait délivrer à la section, je peux aller librement de Paris à +Gennevilliers et de Gennevilliers à Paris. J'en ai profité déjà pour me +procurer la voiture et les chevaux qui conduiront la famille royale à +Dieppe, et pour les cacher dans les écuries de cette propriété, +aujourd'hui délaissée. + +--Alors, il ne nous reste plus qu'à recevoir vos instructions, continua +Valleroy. + +--Vous les recevrez en temps opportun. Au dernier moment, il sera +nécessaire que le plan d'évasion soit communiqué à la reine. C'est au +chevalier, puisqu'il en est le dépositaire, qu'incombera cette mission. + +--Je verrai Sa Majesté! s'écria Bernard. + +--C'est moi qui te conduirai auprès d'elle, mon enfant, répondit +Grignan. Tu auras soin de caser dans ta mémoire tout ce que tu devras +lui dire, car, grâce à mes arrangements, tu seras seul en sa présence +pendant quelques minutes, et il importe de profiter d'une occasion qui +ne se représentera plus. + +--Je tâcherai de ne rien oublier. + +Sur cette réponse de Bernard, et après que ces obscurs mais intrépides +conspirateurs se furent entendus pour décider comment ils se +retrouveraient quand ils auraient besoin de se voir, ils se séparèrent. +Bernard et Valleroy revinrent à l'hôtel de Malincourt. Là, Kelner leur +apprit qu'en leur absence les officiers municipaux de la section de +Grenelle-Fontaine étaient venus lui signifier le décret de confiscation +des biens du comte et de la comtesse, et en prendre possession au nom de +l'État. Ainsi qu'il l'espérait, et grâce à sa réputation d'ardent +patriote, ils lui en avaient confié la garde jusqu'à la mise en vente, +fixée à quelques jours de là. + +--Si nous voulons, dit-il à Valleroy, que l'hôtel nous soit adjugé +préférablement aux concurrents qui pourront se présenter, il importe +d'agir sans retard. Tu m'as avoué que tu disposais de cent mille livres +en or, ami Valleroy. C'est le moment d'échanger une partie de cette +somme contre des assignats. + +--Pourquoi faire, des assignats? interrogea Bernard. + +--Pour payer l'hôtel quand nous l'aurons acheté. + +--Ne peut-on le payer avec de l'or? + +--Ce serait le moyen de nous faire arrêter comme accapareurs. Posséder +de l'or aujourd'hui est un crime qui conduit à l'échafaud. Mais je +connais un individu qui exerce secrètement l'industrie du change. Grâce +à lui, j'aurai en papier-monnaie toute la somme qui nous est nécessaire. + +Quelques instants après, Kelner quittait l'hôtel, emportant vingt mille +livres en pièces d'or éparpillées dans toutes ses poches. Quant, au bout +de plusieurs heures, il rentra, il rapportait cinq cent mille francs en +assignats. C'était plus qu'il n'en fallait pour payer la demeure des +Malincourt quand elle serait mise en vente, et pour acheter les services +des employés de la municipalité chargés de prononcer l'adjudication. + +Ces précautions prises, il n'y avait plus qu'à attendre les événements. +Impuissants à les hâter, Bernard et Valleroy se résignaient à les +attendre. Les jours qui suivirent n'amenèrent aucun incident. Cependant, +Kelner ayant trouvé une occasion sûre de faire sortir une lettre de +Paris, Bernard en profita pour écrire à Nina. Au milieu de ses +agitations, il n'oubliait pas sa petite amie. Il tenait à lui apprendre +l'irréparable malheur qui l'avait frappé. Il espérait qu'elle prendrait +part à sa douleur et obtenir une réponse, sinon d'elle, puisqu'elle ne +savait pas encore écrire, du moins de la chanoinesse de Jussac. + +Sa lettre partie, il resta dans l'attente de cette réponse et des +instructions promises par M. de Morfontaine et par Grignan. Elle se +prolongea pendant une semaine, cette attente. Les journées étaient +longues au logis, aussi longues qu'eussent été dangereuses les courses à +travers Paris pour un enfant dont la distinction et les allures, sous +ses simples habits de deuil, pouvaient trahir les origines +aristocratiques et la haute naissance. + +Par bonheur, pour charmer son isolement, il avait sous la main des +moyens efficaces, les promenades dans le jardin de l'hôtel, les séances +dans la bibliothèque, et enfin les visites au P. David. Il passait de +longues heures auprès du vieux moine dont la parole le consolait, le +charmait, réconfortait son âme ébranlée par les épreuves. Ensemble, ils +allaient à travers le cloître désert, sous les nefs silencieuses de la +chapelle abandonnée, dans la crypte mystérieuse où, sur l'unique autel +resté debout au milieu des pierres tombales, le P. David, chaque matin, +à la lueur crépusculaire du jour naissant, disait la messe. Pendant que +Paris s'abîmait dans la Terreur, un prêtre et un orphelin, l'un +proscrit, l'autre jeté dans une conspiration à l'âge où l'âme s'éveille +aux joies de la vie, devisaient librement et, cachés au coeur même de la +ville ensanglantée, priaient pour les victimes et aussi pour les +bourreaux. + +Bernard goûta une autre joie. Il reçut par une voie sûre une lettre +écrite par la chanoinesse de Jussac, au nom de Nina, peut-être même +dictée par celle-ci. Des consolations enfantines, des pensées naïves et +pures, la promesse de prier pour les pauvres morts, des détails sur son +existence quotidienne, un cri de reconnaissance pour sa bienfaitrice, un +pieux souvenir à la mémoire de tante Isabelle et enfin une protestation +de tendresse pour Bernard, tout cela signé Nina d'Aubeterre, telle était +cette lettre. Bernard la lut, en ayant sous les yeux le portrait de la +fillette, peint sur émail par Wenceslas Reybach. Le portrait ne le +quittait jamais et la lettre alla rejoindre le portrait dans la poche où +il le tenait enfermé comme un talisman qui devait lui porter bonheur. + +Huit jours après la visite faite à M. de Morfontaine dans la boutique de +Grignan, c'est-à-dire le 7 avril, cette paisible et réparatrice +existence fut interrompue. Le marchand de meubles se présenta à l'hôtel +de Malincourt. Il portait son uniforme de garde national. Cet uniforme, +en ce temps-là, conférait une autorité et assurait une protection à qui +en était vêtu, de telle sorte que, loin d'arriver à l'hôtel en se +cachant, Grignan put y entrer la tête haute sans s'exposer aux soupçons +des voisins. + +--M. de Guilleragues est arrivé hier soir à la Folie d'Épernon, dit-il à +Valleroy. M. de Morfontaine l'y attendait. Ils ont conféré ensemble. Ils +conféreront de nouveau aujourd'hui et ils désirent que ton jeune +compagnon et toi assistiez à l'entretien. + +--Mais comment nous y prendrons-nous pour nous rendre à Gennevilliers? +demanda Valleroy. + +--Vous y viendrez tous deux avec moi, répondit Grignan. Il y a des +meubles à vendre dans la maison de campagne d'un aristocrate qui vient +d'être condamné. Je vais voir s'ils peuvent me convenir, et je vous +emmène dans ma voiture pour faire faire une promenade à l'enfant. + +Dans l'après-midi du même jour, un cabriolet sortait de Paris par la +barrière Saint-Denis. Dans ce cabriolet, que conduisait Grignan; se +trouvaient Bernard et Valleroy. Il était très fier, l'honnête Grignan, +très fier et très important dans son uniforme, qui équivalait, pour +lui-même et pour ses amis, à une sauvegarde. Au poste de la barrière il +dut présenter leurs papiers et les siens, cette formalité étant exigée +de quiconque franchissait l'enceinte de Paris, même pour une simple +excursion aux environs. Mais le chef du poste n'y procéda que par acquit +de conscience et pour se conformer à sa consigne. Le civisme du citoyen +Grignan, de la section de Grenelle, était trop connu pour qu'on le +soupçonnât d'avoir pris des émigrés sous sa protection et de conspirer +avec eux. + +--Vous voyez que ce n'est pas bien difficile, observa le marchand de +meubles, une fois qu'on fut hors de la ville le tout est de savoir s'y +prendre... Il n'en est pas moins vrai, ajouta-t-il philosophiquement, +que nous jouons notre tête. Mais je ne regrette pas d'avoir mis la +mienne au jeu pour la veuve Capet, pardon, pour la reine +Marie-Antoinette, reprit-il en regardant Bernard. + +Ce dernier lui prit la main, en disant: + +--Vous êtes un brave homme, citoyen Grignan! + +La voiture roulait sur le pavé d'une route déserte. Au loin, des +collines et des bois se déroulaient sur l'horizon en un arc de cercle +dont les extrémités revenaient du côté de Paris. Mais à droite et à +gauche de la route, s'étendait une plaine triste et nue, à travers +laquelle étaient jetées au hasard des masures de maraîchers, +reconnaissables aux champs de légumes qui les entouraient. Dans ce +monotone et plat paysage, l'oeil ne distinguait que de rares taches +claires et riantes; c'était çà et là une agglomération de maisons dans +un flot de verdure. Le village de Gennevilliers se présentait avec cette +physionomie, grâce aux quelques parcs dont il était environné et qui +rappelaient les temps encore récents où de grands seigneurs possédaient +là, aux portes de la capitale, des habitations de plaisance. + +Entre toutes, il n'en était pas de plus élégante que celle qu'avait +jadis possédée le vidame d'Épernon, et qu'après sa fuite les autorités +révolutionnaires avaient fait saisir comme bien d'émigré. Haute de deux +étages, avec une toiture en terrasse, ornée de balustres sur lesquels se +dressaient des statues mythologiques et précédée d'un portique +monumental que soutenaient six colonnes de marbre grisâtre, elle était +construite en pierres de taille, sur un monticule dominant un parc à la +française dessiné dans le goût de celui de Versailles. Entre les +murailles de ce parc, que tapissait un lierre vieux d'un siècle, on +pouvait admirer des pelouses, encadrées de buis, d'épaisses charmilles +taillées en voûte, de fines colonnades se mirant dans le bassin d'une +source, des fontaines en rocaille au fond de niches mystérieuses +qu'éclairait la blancheur marmoréenne de nymphes souriantes et de +satyres ricanants, le bas du corps perdu dans une gaine, et enfin, çà et +là, des kiosques d'une architecture capricieuse, offrant des haltes aux +promeneurs et des points de vue habilement ménagés. + +Ce n'était pas sans raison que les gens du pays désignaient ce domaine +enchanteur sous le nom de Folie d'Épernon. Au dehors comme au dedans, où +le luxe élégant et l'art raffiné du XVIIIe siècle s'étaient donné +carrière par le pinceau ou le ciseau des artistes les plus renommés, il +exprimait bien les entraînements d'une folie. Mise en vente un beau +matin, la Folie d'Épernon avait été achetée à vil prix par un habitant +de Gennevilliers, un pâtissier-traiteur qui rêvait d'y installer un +cabaret où viendrait se divertir la jeunesse dorée de Paris. + +Malheureusement, les promenades hors de la capitale exigeaient tant de +formalités, et les plaisirs champêtres, en ces temps lugubres, étaient +si peu compatibles avec l'état des esprits et la rigueur de la loi des +suspects, que, faute de clients, l'acheteur de la Folie d'Épernon +s'était vu obligé de renoncer à son projet avant de l'avoir exécuté. +Depuis, le domaine était livré à l'abandon, la maison restait close, et, +sur plus d'un point, les murs du parc tombaient en ruines. Des brèches +même y avaient été pratiquées par les rôdeurs nocturnes ou par les +enfants du pays et on pouvait y pénétrer librement. + +Grignan, sans doute, connaissait ces particularités, car, contournant +Gennevilliers, il dirigea son cheval par un étroit sentier du côté de la +Folie d'Épernon et l'arrêta devant une des ouvertures que, de distance +en distance, présentait le mur. C'est par là qu'étant descendu de +voiture avec ses compagnons il les introduisit à sa suite dans le parc +après avoir attaché à un arbre son cheval tout attelé. Le jour baissait. +Mais il était encore assez clair, pour guider les pas sous les +charmilles. Les trois amis prirent ce chemin mystérieux et arrivèrent +ainsi à un kiosque perdu au milieu des arbres. C'était un de ces +monuments minuscules, délicats et fragiles, tel que les aimait l'époque +qui précéda la Révolution, la réduction d'un temple païen tout en marbre +avec un dôme à jour, qui mettait dans la verdure la tache grise de sa +toiture et le scintillement de son vitrage. + +Au bruit de la marche de Grignan et de ceux qui le suivaient, un homme +se montra sur le seuil du petit temple, et ils reconnurent le comte de +Morfontaine. + +--Le marquis est là, leur dit-il. + +Ils entrèrent tous ensemble dans le kiosque. Au milieu d'une pièce +étroite, meublée comme un boudoir, et du haut en bas revêtue de glaces +qu'encadraient des guirlandes dorées figurant des feuilles d'acanthe, M. +de Guilleragues se tenait debout. Il vint à eux les mains tendues, et, +après un échange d'ardentes effusions, il parla de l'objet de leur +réunion. + +--Vous voyez que je vous ai tenu parole, fit-il. Tandis que vous partiez +de Bruxelles pour Paris, moi j'en partais pour Ostende, d'où j'ai gagné +l'Angleterre. À Brighton, j'ai frété un navire qui m'a conduit aux +environs de Dieppe et qui doit se retrouver, à une date déterminée, à +l'endroit où il m'a débarqué. De Dieppe à Gennevilliers, où je suis +arrivé dans la soirée d'hier, j'ai fait la route à pied en suivant le +chemin par où passera la voiture de la reine, dont je serai le +postillon. Je me suis arrêté aux relais établis par nos amis, en des +endroits désignés d'avance, pour les vérifier et pour me faire +connaître. Je peux affirmer aujourd'hui que, grâce aux mesures prises, +la famille royale sera sauvée si vous parvenez à la faire sortir du +Temple d'abord, de Paris ensuite, et si elle arrive ici. + +--Elle sortira du Temple, affirma Grignan, elle sortira de Paris et elle +arrivera ici. + +Il y avait tant d'assurance dans ce langage qu'il ne vint à la pensée de +personne de mettre en doute l'engagement qu'il formulait. Cependant, +comme une explication était nécessaire entre tous les conjurés et qu'ils +devaient tous être mis à même d'apprécier les mesures prises, M. de +Guilleragues interrogea Grignan. + +--Comment la famille royale sortira-t-elle du Temple? + +Grignan se recueillit avant de répondre. Puis il dit: + +--Dans trois jours, je serai de garde à la prison pour vingt-quatre +heures; à partir de 9 heures du soir, et en même temps que moi, cinq +camarades sur lesquels on peut compter. En prenant la faction à la porte +de la reine, je la préviendrai que tout doit s'effectuer dans la soirée +du lendemain. Le lendemain, j'introduirai auprès d'elle le jeune citoyen +Bernard qui lui récitera l'exposé du plan d'évasion que vous connaissez. + +--Mais comment entrerai-je au Temple? interrompit Bernard. + +--Tu le sauras au moment voulu, petit, reprit Grignan. Après t'avoir +entendu, la reine, mise, par les instructions que tu lui portes, au +courant de ce qu'elle doit faire, se tiendra prête ainsi que son fils, +sa fille et sa belle-soeur. À la nuit, mes camarades et moi nous +souperons. Il y aura, ce soir-là, sous un prétexte quelconque, abondance +de vin d'Aï, et quiconque nous paraîtra suspect sera impitoyablement +grisé. + +--Même les deux officiers municipaux de service? demanda M. de +Morfontaine. + +--L'un d'eux conspire avec nous. L'autre roulera sous la table. Pendant +ce temps, la reine et sa belle-soeur endosseront l'uniforme de garde +national, et quand on viendra relever la garde, à l'heure où d'ordinaire +elles sont couchées, elles se mettront dans le rang et sortiront l'arme +au bras, en réglant leur pas sur le nôtre. + +--Mais le jeune roi et Madame Royale? + +--Ils marcheront au milieu de nous. Ils sont de petite taille, et, à la +faveur de la nuit, ils passeront inaperçus. D'ailleurs, le guichetier +fermera les yeux. + +Grignan débitait ces choses avec placidité, sans paraître se douter que +son obscur et généreux héroïsme pouvait avoir la mort pour récompense. +Mais, quand il eut fini, il crut discerner, à l'attitude de ses +auditeurs, que l'audace de son plan excitait leur incrédulité en même +temps que leur admiration. + +--Ayez confiance, Messieurs, ajouta-t-il d'un accent solennel. Vous +m'avez demandé de faire sortir du Temple la famille royale. J'ai tout +calculé, tout prévu, tout combiné et, à moins que la fatalité vienne +s'en mêler, elle en sortira. + +--Mais une fois hors du Temple, dit M. de Guilleragues, reste à la faire +sortir de Paris? + +--Ceci regarde M. de Morfontaine. + +--Oui, répondit ce dernier, c'est ici que mon rôle commence, pendant que +Grignan opérera dans la prison, je serai dans une rue voisine, avec un +fiacre que j'ai acheté. La famille royale y montera, moi sur le siège, +et, protégé par un sauf-conduit que nous devons au savoir-faire de notre +intrépide complice, je te l'amènerai, Guilleragues. + +--Ajoutez, Monsieur, continua Grignan, que j'irai avec vous jusqu'à la +barrière pour vous aider au besoin à la passer; justement, ce soir-là, +le poste sera commandé par un de mes amis. + +--Alors, la partie la plus difficile de notre entreprise sera accomplie, +s'écria Guilleragues avec feu. La berline que Morfontaine s'est procurée +sera tout attelée. Nous nous mettrons en route aussitôt et nous irons +bon train toute la nuit. Quand, au matin, on s'apercevra au Temple que +la famille royale est en fuite, nous aurons brûlé déjà deux étapes. + +Et, dans l'excès de sa joie, l'enthousiaste gentilhomme ôta son chapeau +et cria: + +--Vive le roi! + +--Eh! Monsieur, reprocha Grignan, ce n'est pas pour rétablir la royauté +renversée par le peuple français que je conspire avec vous; c'est par +humanité, par compassion, par admiration de celle que vous appelez la +reine et qui n'est pour moi qu'une femme infortunée. Ne m'obligez pas, +en criant; «Vive le roi!» à crier: «Vive la République!...» Je suis bon +patriote. + +--Pardonnez-moi, citoyen Grignan, répondit M. de Guilleragues... ce cri +qui résume ma foi politique et ma foi religieuse m'a échappé. Je +respecte vos convictions, et si tous ceux qui les professent étaient à +votre image, je les honorerais... Il n'y a ici ni républicains, ni +royalistes; il n'y a que des hommes de coeur. + +Un court silence succéda à ces paroles. Puis M. de Morfontaine, qui +avait à coeur de dissiper le léger nuage qu'avait attiré sur l'alliance +l'étourderie de son ami, résuma les dispositions qui venaient d'être +arrêtées. + +--Tout est donc bien entendu, dit-il. Dans la soirée du 10 avril, la +reine sera prévenue que le complot dont il lui a été parlé une fois, et +auquel elle a adhéré, est mûr pour l'exécution. Le lendemain, notre ami +le chevalier sera introduit auprès d'elle et lui communiquera le plan +dans tous ses détails. Le soir à 9 heures, elle sortira du Temple. Une +heure après, elle sera ici, amenée par moi. Guilleragues nous attendra +et nous partirons aussitôt. Est-ce tout? + +--C'est tout, déclara M. de Guilleragues. + +--Et moi, n'aurai-je donc rien à faire? interrogea mélancoliquement +Valleroy qui avait assisté silencieux à l'entretien. Il y aura dans +cette entreprise de l'ouvrage pour vous tous, Messieurs. Pourquoi +suis-je seul excepté? + +--Nous songerons à vous en une autre circonstance, Monsieur Valleroy, +répliqua en riant M. de Morfontaine. + +--Et puis, ajouta Grignan, il n'est pas encore dit que nous ne trouvions +pas à t'occuper ce soir-là, citoyen. Prends patience. + +Tout étant définitivement arrêté, il n'y avait plus qu'à se séparer. La +nuit était venue, et au moment de traverser le parc avec Bernard et +Valleroy pour aller retrouver sa voiture, Grignan venait d'allumer une +lanterne dont il s'était muni par précaution. + +--Citoyen Grignan, dit alors M. de Guilleragues, jusqu'au grand jour je +ne bougerai pas de la Folie d'Épernon. J'y suis dans les propriétés de +ma famille, n'en déplaise à ceux qui les ont confisquées, et la +sollicitude de Morfontaine m'y a assuré le vivre et le couvert. Vous +sauriez donc où me trouver si vous aviez besoin de me revoir. + +--Entendu, Monsieur. + +Et comme les mains s'étreignaient, le marquis de Guilleragues reprit: + +--Mes amis, que Dieu nous garde! + + + + +CHAPITRE XIV + +À LA TOUR DU TEMPLE + + +La prison dans laquelle, après la déchéance de Louis XVI, avait été +incarcérée la famille royale, s'élevait dans le quartier du Marais, sur +l'emplacement où existe encore aujourd'hui le marché du Temple. Cette +prison, connue sous le nom de la Tour du Temple, constituait le dernier +vestige de la somptueuse résidence que, dès le XIIIe siècle, s'était +créée au coeur de Paris l'Ordre des Templiers. Après la suppression de +l'Ordre, les palais, construits au temps de sa splendeur et groupés dans +une même enceinte, avaient d'abord changé de destination, puis disparu +avec le temps. Au moment de la Révolution, la Tour du Temple en +rappelait seule le souvenir. C'était une massive construction carrée, +haute de quatre étages et flanquée de quatre tourelles. Chaque étage +comprenait quatre pièces, la plus grande occupant l'étendue de la tour +carrée, les plus petites ménagées, ainsi que l'escalier, dans les tours +d'angle. + +C'est au second étage de ce sombre bâtiment qu'habitaient +Marie-Antoinette d'Autriche, fille de la grande Marie-Thérèse et reine +de France, le jeune Dauphin son fils, sa fille qu'on appelait alors +Madame Royale et qui devait épouser plus tard son cousin le duc +d'Angoulême, et enfin Madame Élisabeth, soeur du roi défunt. Triste, +affreusement triste, était l'existence des prisonniers, surtout depuis +la mort du roi. Bien qu'après ce cruel événement la surveillance et les +rigueurs dont ils étaient l'objet eussent paru se relâcher, ils n'en +restaient pas moins soumis aux vexations quotidiennes de leurs geôliers +et au caprice de la tourbe jacobine qui, après avoir envoyé Louis XVI à +l'échafaud, les menaçait du même sort. + +La reine avait alors trente-huit ans. Mais vieillie par les longues +angoisses et par sa récente douleur, elle ne conservait de son imposante +beauté d'autrefois que la calme fierté de son regard à l'expression +douce et hautaine. Au coin des yeux et des lèvres, des rides s'étaient +creusées; dans les cheveux, se marquaient des sillons d'argent, et, sous +les coups du malheur, la peau, naguère d'une blancheur éclatante, +commençait à se flétrir. Après l'exécution de son mari, elle était +tombée dans une torpeur affreuse. Les caresses de ses enfants, la +sollicitude de sa belle-soeur l'avaient peu à peu ramenée à la vie; mais +sous son sourire contraint se devinait l'inguérissable plaie qui +saignait dans son coeur. + +Elle souffrait dans le passé qui n'ouvrait sa mémoire aux souvenirs +heureux de Versailles que pour rendre plus douloureux les dramatiques +souvenirs des Tuileries. Elle souffrait dans le présent où, à toute +heure du jour et de la nuit, des incidents successifs et multiples +venaient lui faire mesurer la profondeur de sa déchéance et l'étendue de +sa misère. Elle souffrait enfin dans l'avenir, où tout s'annonçait +redoutable et qu'elle ne scrutait qu'avec épouvante, tant il paraissait +difficile qu'il mît un terme à son malheur. + +Malgré tout, cependant, elle ne pouvait renoncer à l'idée d'une +délivrance prochaine. + +Avant l'horrible événement du 21 janvier, elle comptait fermement sur +les secours du dehors, sur l'intervention de la maison d'Autriche dont +elle était fille. Les égoïstes lenteurs apportées par les puissances aux +préparatifs de la guerre avaient dissipé ces illusions sans cependant +détruire entièrement dans ce pauvre coeur meurtri l'espérance de la +liberté. Seulement, cette liberté, elle n'osait plus l'espérer de +l'action des cours européennes. Elle en était réduite, maintenant, à +l'attendre du hasard ou d'un coup d'audace accompli par quelques âmes +généreuses dont son malheur exciterait la pitié, presque d'un miracle. +Elle voulait fuir, non pas seule, mais avec ses enfants et sa +belle-soeur, et dans tous ceux que leur grade ou leurs fonctions +amenaient autour d'elle, elle cherchait des complices, non qu'elle tint +à la vie pour elle-même, mais parce qu'elle voulait vivre pour les chers +êtres qui partageaient sa captivité. + +À la fin de ses journées monotones, sans joie et sans lumière, qui lui +apportaient avec une régularité désespérante les mêmes soucis, les mêmes +humiliations, les mêmes avanies; lorsque, la nuit venue et le repas pris +en commun, elle avait couché ses enfants et était obligée de se coucher +elle-même, en butte à une surveillance soupçonneuse qui blessait à la +fois sa fierté de reine et sa pudeur de femme, elle gardait au coeur ce +secret espoir. C'est lui qu'elle opposait, tantôt affaibli, tantôt +surexcité, à ses épreuves réitérées. Il l'avait soutenue quand un jour, +sous sa croisée, elle avait vu apparaître au bout d'une pique la tête +sanglante de son amie la princesse de Lamballe, ou quand un autre jour +on avait arraché son mari de ses bras. Et même maintenant, lorsque la +cruauté railleuse de ses geôliers venait greffer des menaces sur les +horreurs de sa prison, c'est encore dans cet espoir, cet espoir inavoué, +cet espoir divin, dont ses enfants étaient l'âme, qu'elle puisait le +courage. + +Aussi quel ne fut pas son émoi lorsqu'un matin, peu de temps après la +mort du roi, étant dans sa chambre avec son fils et sa fille, elle vit +le garde national en faction à la porte restée ouverte la suivre d'un +regard de respect et de compassion. Oh! ce regard, quel baume il versa +dans son coeur ulcéré! Comme il était éloquent! Le sien l'interrogea. Ce +fut un échange de pensées, rapide et lumineux comme un éclair, qui +contenait plus de promesses de la part de l'homme, plus de prières de la +part de la reine que n'auraient pu en exprimer des paroles. Puis elle +attendit. Alors, le garde national tira de sa tunique un oeillet et, sans +quitter sa place, le jeta sur le lit, en disant à demi-voix: + +--Il y a un papier. + +La reine prit la fleur et chercha. Sous les pétales, et fixé au calice +par une épingle imperceptible, était cachée une étroite bande de papier, +pliée en rouleau. Elle la déroula et lut ces mots tracés au crayon: + +«Parmi ceux que leur malheur condamne à surveiller la reine, il y a des +hommes généreux et dévoués, résolus à s'employer pour sa délivrance. +Celui qui sera de garde à sa porte ce soir, à l'heure où les officiers +municipaux et les sectionnaires de service descendent souper, profitera +de ce répit pour exposer à Sa Majesté, si elle veut s'arranger pour être +seule, un plan de fuite.» + +La reine leva vers le garde national ses yeux chargés de gratitude et +fit un signe d'intelligence. Mais celui-ci ajouta: + +--Il faut détruire cet écrit ou me le rendre. + +La reine avait roulé le papier. Elle le glissa dans la main de Madame +Royale qui se trouvait à sa portée et lui dit: + +--Allez embrasser Monsieur, mon enfant. + +La princesse s'élança, et déjà le garde national se penchait pour +recevoir le baiser, lorsque dans l'escalier, auquel il tournait le dos, +un bruit de pas se fit entendre. Brusquement, il reprit son papier, le +fourra dans sa tunique et, écartant Madame Royale, il fit d'un accent de +gronderie: + +--Apprends à respecter les serviteurs de la loi, ma petite citoyenne. Je +ne suis pas ici pour jouer. + +--N'as-tu pas honte de maltraiter cette enfant, citoyen Grignan? dit une +voix à son côté. + +Grignan se retourna et reconnut un des officiers municipaux qui revenait +prendre son service auprès de la reine. + +--Chacun pratique son devoir civique comme il l'entend, citoyen +Michonis, répondit-il. Grands et petits, les tyrans et les aristocrates +ont souvent besoin qu'on leur donne une leçon de politesse. + +L'officier municipal ne répondit pas. Mais il haussa les épaules, une +expression de mépris sur le visage, et il entra chez la reine pour +procéder à l'inspection des chambres occupées par la famille royale, +inspection qui avait lieu à toute heure et au moins deux fois par jour. + +La journée fut longue au gré de Marie-Antoinette, plus longue que les +précédentes que cependant elle trouvait interminables. L'impatience la +dévorait, et jusqu'au soir, elle se montra plus agitée que de coutume, +quelque effort quelle fît pour dissimuler son émotion. Après lui avoir +parlé, Grignan avait été relevé de faction et, depuis, il n'était pas +revenu. Marie-Antoinette commençait à s'en inquiéter, lorsqu'à la nuit +il reparut. C'était l'heure où le personnel de la prison prenait son +repas et, comme Madame Élisabeth venait d'emmener chez elle le petit +Dauphin et Madame Royale, la reine se trouva seule avec Grignan. Alors, +celui-ci s'avança et lui remit un billet en disant: + +--Lisez d'abord ceci, Madame. + +Elle obéit et lut: + +«On peut avoir confiance dans le porteur et croire ce qu'il dira,--Comte +de MORFONTAINE.» + +--Vous connaissez le signataire? demanda Marie-Antoinette. + +--Je le connais depuis hier, Madame. Il s'est présenté chez moi et, +après m'avoir dit qu'il me savait humain et généreux, quoique patriote, +il m'a demandé si je voulais l'aider à délivrer la famille royale. J'ai +promis. + +--Mais qui êtes-vous, Monsieur, pour vous intéresser ainsi à nous? + +--Un ennemi des rois, quand ils sont puissants; le serviteur de +quiconque est malheureux, quand il est en mon pouvoir de le servir. + +Après avoir formulé avec emphase cette réponse, comme s'il eût voulu +affirmer ainsi sa foi républicaine, Grignan continua: + +--Maintenant, Madame, écoutez-moi. Je ne sais pas si je retrouverai de +sitôt l'occasion de m'entretenir avec vous, et les moments sont +précieux. Voici ce que je suis chargé de vous dire: Trois ci-devant +gentilshommes, MM. d'Épernon, de Guilleragues et de Morfontaine, se sont +mis en tête de vous tirer de cette prison. Ils sont convaincus que cela +est possible et qu'il est possible aussi de vous conduire hors de France +vous et votre famille. Leur plan a été longuement mûri. Je n'en connais +pas les détails. Je sais seulement qu'il consiste à vous emmener de +Paris à Dieppe et à vous faire embarquer pour l'Angleterre. À eux seuls, +ils ne peuvent l'exécuter, puisqu'il n'est pas en leur puissance de vous +ouvrir les portes du Temple. Mais ce qu'ils ne peuvent, moi, je crois le +pouvoir, avec le concours de quelques dévouements encore endormis dont +je connais l'existence, et qui s'éveilleront quand on aura besoin d'eux. +Si la reine donne à ses amis et à moi-même l'autorisation d'agir, nous +nous occuperons de l'exécution. + +--Merci, Monsieur, répondit la reine très émue, merci pour les vaillants +gentilshommes dont vous me révélez les intentions, merci surtout pour +vous qui vous associez à eux dans un généreux entraînement et sans y +être poussé par les mêmes motifs. Mon coeur gardera de leur proposition +et de la vôtre une éternelle reconnaissance. Mais je ne peux accepter +votre dévouement à tous que s'il m'est prouvé qu'il ne coûtera la vie ou +la liberté à aucun de vous. + +--Oh! Madame, c'est une preuve que personne ne saurait fournir. Je ne +peux affirmer qu'une chose, c'est que ces Messieurs et moi nous tenons à +notre peau et que nous ferons en sorte qu'elle ne soit pas entamée dans +l'aventure. + +--Et vous croyez au succès de votre entreprise? demanda la reine +ébranlée. + +--J'y crois fermement, Madame. + +--Dès lors, où puiserais-je la force de vous défendre d'agir et de vous +dévouer? J'ai perdu mon mari: je voudrais au moins sauver mes enfants. +Si ma réponse est égoïste, ne vous en prenez qu'à la confiance que vous +m'inspirez. + +--Voilà qui est entendu, Madame, reprit Grignan que ces accents ne +semblaient pas émouvoir et qui conservait son ordinaire placidité. Nous +allons nous occuper des détails de l'affaire. Il y faudra trois +semaines, un mois peut-être. Ce délai sera long, mais la pensée +qu'autour de vous des amis agissent en vue de votre salut vous suggérera +la patience. Jusque-là, défiez-vous des pièges qui vous seront tendus, +des propositions d'évasion qui pourraient vous être faites. Fermez +impitoyablement l'oreille à tout ce qui ne vous sera pas transmis de ma +part ou par moi; et si je ne vous fais rien dire, si vous restez quelque +temps sans me voir, n'ayez pas d'inquiétude et ne vous découragez pas. + +--J'aurai la patience et la confiance, soupira la reine. + +--À bientôt donc, Madame, dit Grignan en s'inclinant au moment de se +retirer. + +Mais d'un geste, Marie-Antoinette l'arrêta. + +--Je ne sais comment reconnaître ce que vous faites pour nous. Monsieur, +dit-elle d'un accent où se révélaient les sentiments de reconnaissance +qui gonflaient son coeur. Je ne puis même vous prier d'accepter un +souvenir de quelque prix. On m'a dépouillée de tout; on ne m'a rien +laissé, fit-elle en jetant un regard de regret sur sa pauvre robe de +veuve sans ornements, et la reine de France ne peut vous offrir qu'une +fleur, celle que vous lui avez donnée ce matin. La voulez-vous, +Monsieur? Elle est flétrie; mais durant quelques heures, je l'ai +portée... + +Et elle tendait à Grignan l'oeillet penché sur sa tige, qu'elle venait de +prendre dans son corsage, où elle l'avait caché. Grignan chancela comme +s'il eût été frappé d'un coup. Un sanglot s'échappa de sa gorge, et, +tombant à genoux, il reçut la fleur dans ses doigts tremblants, tandis +qu'il touchait de ses lèvres la main amaigrie et pâle qui la lui +offrait. + +--Oh! Madame, bégaya-t-il... + +Il ne trouvait plus les mots qu'il voulait prononcer. Enfin, il murmura: + +--Je serais heureux de mourir pour Votre Majesté. + +--Relevez-vous, Monsieur, fit vivement la reine, on vient. + +Depuis ce jour, un mois, s'était écoulé et la reine n'entendait plus +parler de ce projet de fuite. Une seule fois Grignan reparut devant +elle, étant de garde à l'entrée de sa prison, mais sans pouvoir lui +parler. Ce n'est qu'à force de ruse et d'habileté qu'il était parvenu à +lui glisser ces trois mots: + +--Tout va bien. + +Elle avait dû se contenter de cette assurance verbale et y puiser la +patience et le courage. Il lui semblait cependant qu'autour d'elle les +conditions de son existence de captive se modifiaient. Les officiers +municipaux chargés de la surveiller ne se montraient plus tous, au même +degré, malveillants et soupçonneux. Il en était même trois qui +saisissaient toutes les occasions de manifester leur respect. Les jours +où leur service les réunissait autour de la reine étaient des jours +presque heureux qu'elle aurait pu marquer d'une pierre blanche, tant ils +lui donnaient la sensation d'un courant d'ardente sympathie en train de +se créer autour d'elle. + +Les gardes nationaux eux-mêmes affectaient des allures compatissantes. +Le gardien chargé de veiller à la propreté des chambres qu'elle +occupait, ayant, à diverses reprises, manqué d'égards, on le renvoya, +sans qu'elle en eût fait la demande. Son remplaçant se montra +respectueux et empressé. Un jour, comme il venait de servir le dîner, la +reine ayant rompu son pain, en vit tomber sur son assiette un crayon. Le +lendemain, elle reçut sous une forme analogue du papier et de la cire à +cacheter. Elle ne jugea pas prudent de s'en servir, ni d'écrire au +dehors, mais elle eut ainsi la preuve que quelqu'un travaillait pour +elle et que l'évasion se préparait. + +Enfin la certitude lui en fut donnée. Un soir, au moment de se mettre au +lit, elle aperçut Grignan debout devant sa porte. Quoiqu'elle +l'attendît, elle resta saisie. Quant à lui, sans émotion apparente, il +lui jeta de brèves paroles. + +--Le moment est venu. Demain matin, à 9 heures. Votre Majesté en saura +plus long. + +Elle dut se contenter de cet avertissement et se résigna. Mais, durant +toute la nuit, il la tint éveillée. De bonne heure, elle fut debout. Le +factionnaire de garde à ce moment lui était inconnu. Mais, à 9 heures, +on vint le relever et ce fut Grignan qui le remplaça. En même temps +entra l'officier municipal chargé de l'inspection quotidienne. Son +inspection fut sommaire. Au bout de quelques minutes, il s'éloigna pour +aller rédiger le rapport qu'on envoyait chaque matin à la section. + +À ce moment, à l'entrée du Temple, se présentait un petit mitron, +portant sur sa tête une corbeille couverte d'un linge blanc. Un homme +qui, de loin, l'avait suivi jusque-là, se retira après l'avoir vu +disparaître sous la voûte où se trouvait la loge du portier. Par une +circonstance bizarre, le portier venait de s'absenter. Un garde national +occupait sa place. + +--Où vas-tu, petit? dit-il à l'enfant. + +--J'apporte le pain de la famille Capet, répondit ce dernier. Mon patron +m'a envoyé parce que mon oncle, le citoyen Grignan, est de garde +aujourd'hui et qu'il sait que ça me fera plaisir de le voir. + +--Alors, monte, répliqua le garde national, en quittant la loge pour +ouvrir la lourde porte de fer au delà de laquelle se trouvait +l'escalier. + +Ordinairement, les consignes étaient rigoureuses et il fallait d'autres +formalités pour entrer au Temple. C'était miracle que le petit pâtissier +y pénétrât si facilement. Cependant, il s'était engagé dans l'escalier +et monta jusqu'au second sans rencontrer personne. Là, il se trouva en +présence de Grignan. + +--Te voilà, mon neveu? fit ce dernier. + +--Me voilà, mon oncle, avec le pain. + +--Eh bien, entre. On t'attend. + +Il désignait la chambre de Marie-Antoinette. L'enfant obéit et se trouva +en présence de la reine. D'un mouvement spontané, après avoir déposé son +panier, il s'agenouilla. Mais elle l'obligea à se relever aussitôt. + +--Qui êtes-vous, mon petit ami? Que me voulez-vous? demanda-t-elle. + +--Madame, je suis le chevalier de Malincourt. Je suis envoyé à Votre +Majesté par S. A. R. Monsieur, que j'ai vu le mois dernier à Hamm, en +Westphalie, et par MM. d'Épernon, de Guilleragues et de Morfontaine. Je +suis chargé de faire connaître à la reine les dispositions arrêtées en +vue de sa fuite. + +--Mais comment êtes-vous arrivé jusqu'ici? + +--Grâce aux combinaisons du brave Grignan, qui a si bien travaillé +qu'aujourd'hui et jusqu'à ce soir Votre Majesté n'a autour d'elle que +des amis. + +--Alors, parlez, mon enfant, je vous écoute. + +Une fois de plus, Bernard récita la leçon qu'il avait apprise à Hamm et +qui contenait l'exposé fidèle des mesures prises pour sauver la famille +royale. Mais cette fois, à la leçon, il dut ajouter divers commentaires. +Son exposé ne s'occupait en effet que de la sortie de Paris et du voyage +jusqu'en Angleterre, ce qui concernait la sortie du Temple ayant été +laissé à l'intelligence de ceux qui en seraient chargés, et Grignan +s'étant engagé à élaborer cette partie du plan. Bernard en révéla les +détails à la reine. + +Quand Marie-Antoinette apprit qu'elle et Madame Élisabeth devraient +revêtir un uniforme de garde national, elle demanda comment on le leur +procurerait. + +--Voici les deux costumes, Madame, répondit Bernard en découvrant la +corbeille qu'il avait apportée. + +Ils y étaient en effet, très habilement cachés sous le pain et dans un +double fond. + +--Mais qu'allons-nous en faire jusqu'à ce soir? interrogea la reine. + +--Que Votre Majesté les mette entre les matelas de son lit. Personne, +aujourd'hui, ne s'avisera de les chercher là. + +Marie-Antoinette suivit ce conseil, et, aidée de Bernard, eut caché en +un tour de main les uniformes. + +--Est-ce là ce que vous aviez à me dire, mon enfant? reprit-elle alors. + +--C'est ce que M. de Morfontaine m'a prié de répéter à Votre Majesté. + +--Vous m'aviez parlé de mon beau-frère, le comte de Provence. Ne vous +a-t-il confié aucun message pour moi? + +Bernard se recueillit, puis il dit: + +--Son Altesse Royale conseille à Votre Majesté, si elle arrive en +Angleterre, de n'y pas résider, mais de se rendre plutôt à Vienne. + +La reine se raidit. + +--Je sais ce que j'ai à faire, répliqua-t-elle avec hauteur et d'un ton +de mécontentement; le conseil de Monsieur est superflu. Est-ce tout? + +--C'est tout, Madame. J'attends maintenant les ordres de Votre Majesté. + +Il y eut un silence, la reine enveloppait Bernard d'un regard curieux et +bienveillant. + +--Vous êtes mêlé bien jeune à de terribles événements, chevalier, +dit-elle enfin. Pour venir de Hamm à Paris, il vous a fallu beaucoup +d'audace et d'énergie. Au cours de votre voyage, n'avez-vous pas couru +de dangers? + +--Une main dévouée et prudente les avait écartés de mon chemin, Madame; +et pour m'aider à surmonter ceux qui auraient pu surgir, j'avais un +compagnon sûr et fidèle. + +--Dites-moi son nom, je le fixerai dans ma mémoire à côté du vôtre et de +celui de vos généreux complices, et si jamais je redeviens reine... + +--Il se nomme Valleroy, Madame. Ce n'était qu'un serviteur de la maison +de Malincourt. Il est maintenant mon ami. + +--Malincourt, Valleroy, d'Épernon, Guilleragues, Morfontaine, Grignan! +soupira la reine. Je me souviendrai de ces coeurs intrépides!... + +--Ce n'est pas seulement pour parler à Votre Majesté que je suis venu à +Paris, continua Bernard, c'était aussi pour travailler à la délivrance +de mes parents, emprisonnés comme prévenus d'émigration. + +--Avez-vous réussi à les délivrer? interrogea Marie-Antoinette avec +intérêt. + +--Je suis arrivé pour les voir aller à l'échafaud. + +Et comme Bernard, accablé par ce souvenir, courbait la tête afin de +cacher les larmes qui montaient à ses yeux, la reine posa la main sur +son épaule et, tout attendrie, murmura: + +--Ils ont tué aussi ma chère Malincourt! Pauvre enfant, je vous plains! + +Elle allait continuer mais elle en fût empêchée. De la porte où il +veillait, Grignan cria tout à coup: + +--As-tu fini, mon neveu? + +--On m'appelle, Madame, dit Bernard, et Votre Majesté ne m'a pas donné +ses ordres. + +--Je n'en ai point à vous donner, chevalier. Faites seulement connaître +à vos amis que je me confie à eux comme je leur confie mes enfants et ma +belle-soeur. Ce soir, à 9 heures, nous serons prêts, armés de sang-froid +et de courage. Jusque-là, nous prierons Dieu pour qu'il protège cette +grande entreprise et la fasse réussir. Quant à vous, aimable enfant, +j'espère vous revoir un jour et récompenser votre héroïsme... + +--Oh! Madame, je suis payé par la bonté de la reine. + +Il voulut de nouveau s'agenouiller comme il l'avait fait en entrant. +Mais Marie-Antoinette le retint, l'attira dans ses bras et l'embrassa +comme elle eût embrassé son fils. Il demeura tremblant et pâle sous ce +témoignage de gratitude le seul que pût lui donner la souveraine +captive, mais qui, pour un gentilhomme, avait plus de prix qu'un riche +trésor. Puis, se remettant, il prit sa corbeille vide et se dirigea vers +la sortie. En même temps que lui, y arrivait le garde national qui +venait relever de sa faction l'impassible Grignan. + +--Je vais avec toi, mon neveu, cria ce dernier. + +Ils descendirent ensemble, sans parler. Mais lorsqu'au bas de +l'escalier, la porte de fer s'ouvrit devant Bernard, Grignan ajouta: + +--File, maintenant, et qu'on ne te revoie pas ici. Il est plus facile +d'y entrer que d'en sortir. + +En mettant le pied dans la rue du Temple, Bernard aperçut Valleroy qui +l'attendait. Au lieu de venir à sa rencontre, Valleroy se mit à marcher, +sans hâter le pas et sans chercher à le rejoindre; Bernard le suivit. +Ils allèrent ainsi, parmi les passants affairés, à travers des rues +tortueuses, jusqu'aux abords de la place Royale. Là se trouvait la +boutique d'un boulanger. Valleroy étant entré dans cette boutique, +Bernard y entra derrière lui. + +Cinq minutes après, ils en sortaient tous deux. L'enfant avait quitté +son déguisement pour reprendre ses habits ordinaires. Ils se dirigeaient +à grands pas du côté de la Seine, pressés de s'éloigner de ce quartier +où il importait que personne ne fût à même de les reconnaître un jour. +Ce n'était en effet que par un coup d'audace de M. de Morfontaine et de +Grignan, une de ces ruses dont usent fréquemment les conspirateurs, mais +qu'à cette époque payaient de leur tête ceux qui se laissaient +surprendre, après y avoir participé, qu'avec la complicité payée à prix +d'or du boulanger du Temple, Bernard avait pu arriver jusqu'à la reine. +Ils marchèrent sans s'arrêter jusqu'à la rue du Four-Saint-Germain, où +le magasin de Grignan leur offrait un asile. + + + + +CHAPITRE XV + +SOMBRES JOURS + + +En l'absence du marchand de meubles, c'était son prétendu commis, M. de +Morfontaine, qui gardait la maison. Quand ils y pénétrèrent, le +gentilhomme ne s'y trouvait pas seul. Un personnage inconnu d'eux +causait avec lui. Mais, à l'aspect des nouveaux venus, il prit congé +brusquement et s'éloigna sans se retourner. + +--C'est fait, dit alors Valleroy. + +--Vous avez vu la reine? demanda M. de Morfontaine à Bernard. + +--Je l'ai vue. Elle a tout écouté, tout compris, tout accepté... + +Il s'arrêta stupéfait. Au lieu de paraître heureux du succès de sa +démarche, M. de Morfontaine donnait les signes du plus grand +accablement. + +--Qu'y a-t-il donc? questionna Valleroy. + +--Il y a que nous avons trop tardé, répondit M. de Morfontaine d'un +accent où perçait son angoisse. Il fallait agir hier, car aujourd'hui, +au moment de réussir, nous sommes menacés d'échouer. + +--Le complot est-il découvert? + +--Non, mais son exécution peut être entravée par un événement dont la +nouvelle est arrivée à Paris dans la nuit. + +--Quel événement? + +M. de Morfontaine se rapprocha de ses amis et répondit à voix basse: + +--L'homme que vous avez vu sortir est un de nos agents, employé dans les +bureaux de la Guerre. Il est venu me confier que le général Dumouriez a +fait arrêter, il y a quelques jours, le ministre Beurnonville et les +quatre représentants Quinette, Lamarque, Bancal et Camus, qui s'étaient +rendus à son camp, devant Condé, pour lui intimer l'ordre de comparaître +à la barre de la Convention afin de rendre compte de sa conduite. + +--Il a trahi! s'écria Bernard. Le sergent Rigobert le prévoyait. + +--Non seulement il a fait arrêter le ministre et les quatre +conventionnels, mais, le même jour, 2 avril, il les livrait aux +Autrichiens, et, le lendemain, menacé lui-même par ses soldats qui +l'accusaient de trahison, il prenait la fuite... Il a passé à l'ennemi. + +--Mais en quoi l'infamie de ce traître peut-elle nous empêcher de +réussir? fit Valleroy. + +--C'est qu'elle aura pour résultat d'exciter les alarmes et les soupçons +de la Convention, de la Commune et des clubs; d'accroître les mesures de +surveillance dans tout Paris, au dedans et au dehors du Temple, dans les +prisons, aux barrières... Si l'on découvre que Dumouriez voulait +s'emparer du pouvoir, songeait à marcher sur la capitale, y avait des +complices, c'en est fait de nos projets... Dans quelques heures, ces +graves nouvelles seront communiquées à la Convention. Nul ne peut +prévoir l'effet qu'elles y produiront. + +--Alors la famille royale ne pourrait être délivrée? demanda Bernard +anxieusement. + +--Pas cette fois, hélas! Comment pourrait-elle l'être si l'on change ses +gardiens, si l'on éloigne ceux dont nous avions acquis le concours, si +les rigueurs redoublent autour d'elle. Tout serait â recommencer, à +supposer qu'on nous en laissât la faculté et qu'un de nos complices +prenant peur n'allât pas nous dénoncer... Et Guilleragues qui ne sait +rien... ajouta M. de Morfontaine. + +--Voulez-vous que j'aille à Gennevilliers? demanda Valleroy. + +--Comment y arriveriez-vous sans sauf-conduit? Vous ne parviendriez même +pas à passer la barrière, surtout en plein jour... D'ailleurs, c'est moi +que ce soin regarde. À la nuit, quand j'aurai vu Grignan, je sortirai de +Paris, coûte que coûte... + +Bernard et Valleroy, obligés de rentrer à l'hôtel de Malincourt, où +Kelner les attendait, quittèrent M. de Morfontaine en lui promettant de +le revoir dans la journée. Mais, lorsqu'au cours de l'après-midi, ils +revinrent au magasin de la rue du Four, ce fut pour constater qu'il +était fermé et que M. de Morfontaine avait disparu. Quant à Grignan, que +son service de garde national devait retenir au Temple jusqu'au soir, il +ne pouvait songer à le rejoindre. Ils se dirigèrent alors du côté des +Tuileries et des bâtiments où siégeait la Convention. Déjà, les +nouvelles qu'ils avaient apprises le matin commençaient à être connues +et se propageaient rapidement. Elles attiraient la foule dans les rues +où se formaient des groupes bruyants et agités. On y discutait avec +fièvre les événements. Les visages étaient consternés et des menaces +tombaient des lèvres contractées par la colère. De bouche en bouche se +colportait un seul mot: trahison. Des crieurs de gazette et de pamphlets +annonçaient la grande trahison du général Dumouriez. Des bandes avinées +de sans-culottes et de tricoteuses parcouraient les rues en criant: +«Mort aux traîtres! À la lanterne, les aristocrates!» Aux portes de la +Convention, on se battait pour entrer dans les tribunes et de toutes +parts se répandait le bruit que les Comités allaient proposer des +mesures nouvelles de salut public, plus rigoureuses que celles qui +avaient été édictées déjà. Bientôt les attroupements devinrent si +compacts que Valleroy, jugeant qu'il n'était pas prudent de rester +dehors, voulut retourner à l'hôtel, malgré les prières de Bernard que +passionnait ce spectacle. Ils revinrent tristement vers leur demeure et, +jusqu'au soir, y restèrent enfermés. Ces heures furent longues. Bernard +les passa auprès du P. David, dans la pauvre et paisible cellule où +vivait caché le vieux moine, et au seuil de laquelle expiraient les +retentissantes rumeurs du dehors. À la nuit, Valleroy sortit seul pour +aller aux nouvelles et tâcher de retrouver Grignan. Jusqu'à une heure +avancée de la soirée, Bernard l'attendit en compagnie de Kelner et de +Rose. Alors, écrasé par la fatigue et tombant de sommeil, il se mit au +lit en exigeant de Kelner la promesse de le réveiller au retour de +Valleroy. Mais on ne le réveilla pas, et ce ne fut que le lendemain +matin qu'il connut les lamentables nouvelles recueillies par son ami. + +Au Temple, dans la soirée de la veille, au moment où la reine et Madame +Élisabeth songeaient à se préparer pour la fuite, étaient arrivés +brusquement trois commissaires de la Convention. Ils avaient procédé à +des perquisitions minutieuses dans la prison, jusque dans les lits, et +découvert des uniformes, du papier, un crayon, des pains à cacheter, +d'autres preuves encore des complicités que la reine était parvenue à +nouer avec le dehors. Une enquête ouverte sur-le-champ pour découvrir +les complices était restée sans résultat. Mais les gardiens des +prisonniers avaient été changés sur-le-champ, et Grignan, son service +expiré, s'était vu contraint de quitter le Temple sans pouvoir échanger +un seul mot avec Marie-Antoinette. Comme l'avait redouté M. de +Morfontaine, tout était à recommencer. + +Ces nouvelles accablèrent Bernard. S'exaltant à la pensée qu'il +contribuerait au salut de la famille royale, il avait subi sans +défaillance les émotions de son long voyage et de son arrivée à Paris. +Sa douleur filiale même n'avait pas ébranlé son énergie. Il avait +supporté, sans en être écrasé, l'horrible événement qui le faisait +orphelin. Mais l'échec de la tentative dans laquelle il s'était jeté +avec l'ardeur et la confiance de son âge ravivait sa douleur. Son +courage l'abandonnait. Sous le coup de tant d'épreuves successives, il +tombait de toute la hauteur de ses illusions dans le gouffre creusé par +l'implacable réalité. + +Ce fut comme un ébranlement de ses facultés, comme un choc violent sous +lequel chancela sa nature, en train de se former, en même temps qu'il se +prenait à douter de la justice divine qui favorisait les méchants et +leurs desseins. Que ses parents fussent morts à l'heure même où il +venait les retrouver, que le complot ourdi pour délivrer la reine eût +échoué au moment de réussir, que de vaillants gentilshommes tels que MM. +de Guilleragues et de Morfontaine se fussent en pure perte dévoués +jusqu'à jouer leur vie, c'est là ce que sa raison se refusait à admettre +et ce qui dépassait son entendement. Un grand trouble s'emparait de lui. +Dans son esprit, se dressaient de lugubres images; dans son coeur, +naissaient d'inguérissables regrets. L'absence de Nina, par deux fois +séparée de lui, ajoutait à sa tristesse, et, l'imagination surexcitée +par le spectacle de Paris livré aux émeutes, il subissait maintenant les +premières atteintes de cette Terreur à laquelle il avait d'abord échappé +et qui déjà régnait de toutes parts. + +Pendant quelques jours, il demeura silencieux et morne. + +Puis, une nuit, son sommeil fut troublé par le délire et la fièvre. Il +eut d'affreuses visions qui lui arrachèrent des cris et des plaintes. +Valleroy accourut à son appel, et sur ce visage d'enfant, pâle, +décomposé, baigné d'une sueur glacée, il crut voir passer la mort. Il +alla chercher le P. David. L'ancien moine reconnut tous les symptômes +d'une affection cérébrale qui échappait à sa rudimentaire science +médicale. Il fut d'avis qu'on devait appeler un médecin. + +C'était grave, en ce temps, d'introduire un étranger chez soi. Dans tout +inconnu, on pouvait craindre un espion ou un dénonciateur. Il fallut +cependant se résoudre à suivre le conseil du P. David. Heureusement, +lui-même désigna un praticien habitant le quartier, très brave homme +auquel on pouvait se confier. Celui-ci fut mandé, vint, examina Bernard +et diagnostiqua une de ces maladies du cerveau qui succèdent souvent aux +commotions trop violentes, surtout chez les adolescents et pour +lesquelles il n'est guère de remèdes si ce n'est ceux que porte en soi +le malade quand il possède un tempérament vigoureux, une santé robuste. +Le lendemain, le mal éclatait avec violence. Pendant trois semaines, +Bernard resta littéralement entre la vie et la mort, et quand, à force +de soins, de dévouement, de sollicitude, il fut enfin sauvé, le médecin +déclara que longtemps encore il demeurerait faible, délicat et débile. + +Oh! le printemps et l'été de 1793! Cette époque n'eût-elle pas été +rendue inoubliable par les événements qu'elle vit se dérouler, que +Valleroy, pour lequel, à cette heure, il n'en était pas de plus +important que la maladie de Bernard, n'en aurait pas perdu le souvenir. +Que de fois, durant ces sombres jours, il crut que c'en était fait de +son cher chevalier! Que de fois Kelner et Rose, qui se dévouaient comme +lui, le surprirent accablé par le désespoir! Que de fois le P. David dut +le consoler et le réconforter! Enfin, le mal s'apaisa, la convalescence +se fit pressentir. Elle fut longue, beaucoup plus longue que la maladie +elle-même. Mais, du moins, elle apportait l'espoir et non l'angoisse, et +chaque jour quelque progrès nouveau dans l'état de l'enfant. + +Quand il put se lever pour la première fois, ses amis constatèrent qu'il +avait grandi. Dans sa maigreur maladive, avec ses membres élancés et +frêles, il ressemblait à un long roseau. Sa physionomie s'était +assombrie, et sur son visage sillonné de rides que devait effacer la +guérison, la douleur semblait s'être à jamais imprimée. Par bonheur, ces +ravages accidentels n'étaient qu'à la surface. La maladie vaincue, +l'intelligence redevenait vive et brillante, et la mémoire, un moment +affaiblie, se raffermissait. Bernard, maintenant, se rappelait les +événements dont le choc l'avait brisé. Mais il se les rappelait sans en +souffrir au même degré qu'autrefois. + +Au cours de sa convalescence, un soir d'été où, étendu sur une chaise +longue, dans le jardin, il s'entretenait avec Valleroy, il se mit tout à +coup à en parler, de ces événements funestes, déjà vieux de plus de +trois mois, et comme Valleroy le suppliait de les oublier: + +--Je ne les oublierai jamais, répondit Bernard. Mais je m'engage à n'y +plus revenir à la condition que tu me feras connaître ceux qui les ont +suivis. + +--Je ne te comprends pas, mon Bernard. + +--Alors, je vais t'interroger. + +Valleroy écoutait anxieux, ne devinant que trop quelles questions +allaient lui être posées et se demandant comment il devait y répondre. + +--Interroge, fit-il enfin. + +--Nous continuons à habiter l'hôtel de Malincourt, reprit Bernard. Au +moment où je suis tombé malade, il allait être vendu Ne l'a-t-il pas +été? Et s'il l'a été, comment se fait-il que nous y soyons encore? + +--Il l'a été, dit Valleroy. Mais Kelner et moi, nous l'avons acheté afin +de vous le conserver, à ton frère et à toi-même. Il t'appartient donc +toujours. Pour ne pas éveiller de soupçons, nous l'avons mis en +location. Mais comme nous ne voulons pas de locataires, nous avons +écarté, sous divers prétextes, ceux qui se sont présentés. + +--Et tu crois, qu'à force de les écarter, vous ne vous attirerez pas des +plaintes et des remontrances de la part de la section? + +--Nous l'espérons. Au surplus, nous comptons des amis parmi les +officiers municipaux. + +--Parmi les jacobins? + +--Nous avons braillé et vociféré avec eux. + +--Oh! Valleroy, jacobin, toi, mon ami! + +--Il le fallait bien pour nous éviter les perquisitions et les avanies +auxquelles sont exposés les suspects. + +--Alors nous pouvons être tranquilles de ce côté? + +--Je le crois, et Kelner le croit aussi. + +--Tu parlais de mon frère. Pendant ma maladie, n'est-il arrivé aucune +nouvelle de lui? + +--Aucune. Comment, d'ailleurs, pourrions-nous en recevoir? Il ne sait +pas plus où nous sommes que nous ne savons où il est. + +--C'est vrai! soupira Bernard. Mon pauvre frère, quand le +reverrai-je?... Et Nina, fit-il tout à coup, a-t-elle su que j'étais +malade? + +--Une occasion s'est offerte de prévenir Mlle de Jussac. À deux +reprises, elle s'est informée de ta santé, en me disant que Nina +s'associait comme elle à mes angoisses. + +--J'écrirai bientôt à Nina, répliqua Bernard. + +Et comme il restait silencieux. + +--Est-ce là tout ce que tu voulais me demander? interrogea Valleroy. + +--Je voulais te demander aussi où est la reine? + +--Plus tard, mon enfant, plus tard, s'écria Valleroy. Tu te fatigues et +le médecin a recommandé... + +--Je veux savoir ce qu'est devenue la reine... Je le veux... + +--Elle est toujours au Temple... + +--Nos amis ont donc renoncé à la sauver? + +--Ils ont dû y renoncer par sa volonté. + +--Elle a refusé de les suivre!... Parle, Valleroy, parle donc! + +--Je pense qu'il eût été mieux à toi de ne pas m'interroger, Bernard, et +qu'il serait sage à moi de me taire. Mais tes questions ont un tel +accent d'exigence... Et puis, ce que je te cacherais aujourd'hui, tu +l'apprendrais demain. Autant donc te le dire, puisqu'aussi bien te voilà +redevenu fort. La reine est toujours au Temple, mais pas pour longtemps, +je le crains. On prépare son procès et il est question de la transférer +à la Conciergerie. + +--Ainsi, on n'aura pu la sauver! murmura Bernard. + +--On aurait pu si elle avait voulu. Grignan malgré l'avortement de sa +première tentative, ne s'était pas découragé. Avec MM. de Guilleragues +et de Morfontaine, il avait combiné un nouveau plan d'évasion. +Seulement, cette fois, il n'était plus possible de faire partir les +enfants en même temps que leur mère. Celle-ci serait partie en avant... +Mais elle a refusé. + +--Il fallait s'y attendre. Une mère n'abandonne pas ses enfants. + +--La reine n'a voulu abandonner ni les siens, ni Madame Élisabeth. Le +jour où Grignan parvint à s'introduire auprès d'elle--c'était le 2 +juillet,--il la trouva en proie au plus affreux désespoir. Le matin +même, on lui avait enlevé son fils. C'est alors qu'elle déclara que tout +projet de fuite devait être abandonné... + +--Et nos amis, que sont-ils devenus? demanda encore Bernard. + +Cette fois, Valleroy baissa la tête sans répondre. + +--On les a arrêtés? s'écria l'enfant en se soulevant. + +--Un misérable, qui s'était fait leur complice, les a trahis et +dénoncés. + +--On les a arrêtés tous les trois? + +--Tous les trois. + +--Et où sont-ils, ces pauvres gens? + +--Là où vont les martyrs et les saints. + +--Morts! Ils sont morts! + +--Exécutés il y a huit jours. + +Bernard retomba sur sa chaise, stupéfait et comme anéanti. Des larmes +obscurcirent son regard. Mais, en même temps qu'il pleurait, il priait +pour les deux gentilshommes et pour le modeste plébéien qu'un même +dévouement à la reine captive avait conduit au même supplice. + +La douloureuse et nouvelle émotion qu'il venait de ressentir n'entrava +pas cependant sa guérison. À la fin de l'été, il était complètement +rétabli et sur son visage ne restait aucune trace de la maladie, au +cours de laquelle il avait été si souvent près de périr. Dès ce moment, +commença pour lui une triste et monotone existence. Valleroy et Kelner +étaient appelés chaque jour au dehors, non seulement par la nécessité +d'aller aux provisions et aux nouvelles, mais encore par l'obligation où +ils étaient de faire preuve de civisme en se montrant aux clubs, dans +les réunions populaires, aux solennités légales. Comme le disait +Valleroy, pour ne pas être dévoré par les loups, il fallait hurler avec +eux, et, comme Kelner, il ne perdait aucune occasion d'étaler ses +sentiments patriotiques. Mais Bernard sortait peu. Il vivait entre Rose +et le P. David, n'ayant d'autre horizon que le jardin abandonné de +l'hôtel de Malincourt ou le cloître désert du couvent des Bénédictins, +d'autre distraction que l'étude à laquelle il s'astreignait sous la +direction du moine. + +Si longs et si sombres que fussent les jours dans Paris terrorisé, ils +passaient cependant. Malheureusement, le temps s'écoulait sans que se +montrât au ciel un seul coin bleu. Ni l'été, ni l'automne de 1793 ne +virent la fin des tragiques péripéties commencées au mois de janvier, et +l'hiver de 1794 arriva. + +Oh! l'horrible hiver! Il semble que tous les fléaux s'y soient donné +rendez-vous. La Terreur bat son plein et un fleuve de sang coule à +travers la France. L'année précédente, le roi a péri le premier, +condamné à mort par la Convention. Après lui, trois aristocrates et un +obscur soldat sont envoyés à l'échafaud. Le 14 octobre seulement, on y +conduit la reine. Mais déjà, d'innombrables victimes en ont rougi le +chemin. Madame Élisabeth y sera conduite un peu plus tard. Le Dauphin a +été remis aux mains d'un cordonnier ivrogne et brutal chargé désormais +de son éducation. Madame Royale vit au Temple, malheureuse, isolée, +séparée de son frère. + +Partout, la guillotine est dressée. À Paris, elle fonctionne sur la +place de la Révolution. Il ne s'écoule pas de jour où le tribunal +révolutionnaire ne lui envoie des condamnés. L'accusateur public +Fouquier-Tinville en est le grand pourvoyeur. Instrument impassible des +Comités, de la Commune et des clubs, c'est lui qui dispose des +malheureux dont les prisons sont remplies. Émigrés, conspirateurs, +gentilshommes, artisans, suspects de tout sexe, de tout âge et de toute +condition, c'est lui qui les tue ou les sauve au gré de son caprice et +de son humeur. S'il veut qu'ils meurent, il les envoie au tribunal +révolutionnaire; s'il veut qu'ils vivent, il les oublie. Quelquefois, +c'est à son insu qu'ils vivent ou qu'ils meurent, grâce à un hasard ou à +une erreur. + +Le bourreau Samson est en permanence. On ne saurait compter ceux qui lui +passent par les mains. Ses victimes sont tour à tour inconnues ou +illustres. Un jour, c'est Vergniaud, le groupe des Girondins, Mme +Rolland; un autre jour, Danton et Camille Desmoulins, puis pêle-mêle, +des prêtres, des conventionnels, des religieuses, des généraux, des +duchesses, des paysans, André Chénier, Mme du Barry. Plus tard, ce sera +Robespierre et la fleur de ses partisans. Dans les prisons peuplées +d'innocents, il n'est personne qui puisse affirmer, le matin à son +réveil, qu'il ne sera pas guillotiné le soir, tant les sentences +arrivent imprévues et soudaines. Les greffiers du tribunal passent +chaque jour, suivis d'une charrette. Ils appellent les prisonniers +désignés pour cette fournée. Ceux-ci quittent le groupe où ils se +tenaient, embrassent leurs compagnons, échangent avec ceux qu'ils aiment +de tendres adieux, et en route pour le supplice. Aussi s'est-on +accoutumé à l'idée de la mort. Elle n'épouvante plus. Les femmes mêmes +vont à elle comme à une amie. C'est par exception que fait défaut le +courage de mourir. + +Ce qui se passe dans les provinces est à l'image de ce qui se passe à +Paris. Partout, dans les départements, la Convention a envoyé des +commissaires armés de pouvoirs souverains. Sur leur, passage, ils +répandent la terreur. Arrivés à leur poste, ils reçoivent les +dénonciations, et, en quelques ordres d'arrestation, décernés contre +quiconque est suspect, ils remplissent les prisons et alimentent la +guillotine. Quand elle ne fonctionne pas assez vite à leur gré, ils +inventent d'autres procédés homicides. À Lyon, Fouché procède par +fusillades; Carrier, à Nantes, par noyades. Dans le Midi, en Bretagne, +en Vendée, partout où la République rencontre des résistances, c'est de +la mort qu'elle use et toujours de la mort. + +En même temps que la Terreur, règne une effroyable misère. À Paris, +durant l'hiver de 1794, les denrées n'arrivent plus, et on meurt de +faim. Pour avoir un morceau de pain chez les boulangers ou un morceau de +viande aux halles, il faut attendre de longues heures, et, quand on a +longtemps attendu, se battre pour n'avoir pas attendu en vain et ne pas +revenir les mains vides. La capitale de la France n'est plus la +brillante cité, la première ville du monde, mais une vaste prison où +chacun surveille son voisin ou se défie de lui. Par les rues, on ne voit +que gens pressés, s'en allant tête basse, comme s'ils redoutaient d'être +reconnus. Le pavé appartient aux sans-culottes et aux tricoteuses, +ordinaire escorte des condamnés. Dans le jour, le peuple, s'il n'est sur +leur passage, est aux abords de la Convention ou dans les tribunes de +l'assemblée. Du dehors ou du dedans, il dicte ses volontés à ceux qui +légifèrent, et ceux-ci obéissent. Comme le confessera, un jour, l'un +d'eux, ils votent sous les poignards. Le soir venu, le peuple se répand +dans les clubs. Il se presse surtout aux Cordeliers et aux Jacobins, et +sous les voûtes vers lesquelles montaient naguère les prières et les +psalmodies, résonnent maintenant les cris furieux de la poignée de +brigands qui fait trembler Paris. + +Parfois, à l'improviste, se produit un symptôme de réaction brusque, +lorsque, par exemple, Charlotte Corday assassine Marat. Mais, +immédiatement, les réactionnaires sont écrasés, terrorisés, et le Comité +de Salut public, par des mesures radicales et rapides, coupe court à +leurs tentatives de protestations et de représailles. + +Entre temps on se bat de toutes parts. En Bretagne, en Vendée, dans le +Vivarais, dans la Lozère, sous les murs de Lyon, c'est la guerre civile +avec toutes ses horreurs, royalistes contre républicains, blancs contre +bleus. Aux frontières, vers l'Espagne, vers la Savoie, sur le Rhin, dans +les Pays-Bas, à Toulon, c'est la guerre étrangère avec ses abominations +et ses gloires. Partout où il y a des grottes et des forêts, elles +donnent asile à des proscrits, poursuivis et traqués sans savoir quel +est leur crime. On se cache dans les champs, sous les ruines, au fond +des granges, un peu partout, comme on peut. Ainsi, la guillotine et la +misère se sont alliées pour répandre la Terreur. Comme pour régler ce +tragique désordre et diriger ces sanglantes saturnales, existent trois +pouvoirs rivaux: la Convention, la Commune, les clubs. Mais, au-dessus +d'eux, règne le Comité du Salut public et sur ce Comité règne +Robespierre, qui croit encore à l'éternelle durée de sa puissance quand +déjà le guette le bourreau. + + + + +CHAPITRE XVI + +OÙ L'ON REVOIT D'ANCIENNES CONNAISSANCES + + +Depuis près d'une année, Bernard et Valleroy vivaient à Paris, résignés +à leur sort, attendant avec une secrète impatience, comme la plupart des +Parisiens, la fin des mauvais jours. On était en mars 1794, quand, un +matin, vers 10 heures, sous une de ces violentes averses qui éclatent au +printemps entre deux rayons d'un pâle soleil, une voiture s'arrêta +devant le ci-devant hôtel de Malincourt. C'était le moment de la journée +où, là-bas, tout au fond du cloître, dans la pauvre cellule du P. David, +Bernard travaillait avec l'ancien religieux qui avait entrepris son +instruction, négligée depuis de longs mois, par suite des événements. À +la même heure, aux étages supérieurs de l'hôtel, Valleroy procédait au +classement des papiers de M. de Malincourt, laissés en désordre depuis +le commencement de la Révolution. Kelner étant aux provisions, Rose se +trouvait seule dans le pavillon d'entrée qu'elle habitait avec lui. Au +bruit des roues sur le pavé, elle alla ouvrir la porte de la rue et +regarda au dehors. + +La voiture qui venait de s'arrêter devant l'hôtel, après avoir fait +vibrer les vitres des maisons du quartier, était une antique et +vénérable berline peinte en jaune, portant encore sur ses panneaux des +traces d'armoiries mal effacées. Attelée de deux robustes chevaux à qui +des harnais sans élégance donnaient l'air d'un attelage de labour, elle +avait un paysan pour cocher. Dans l'intérieur étaient assises une femme +et une petite fille; celle-ci au regard vif et pénétrant, avivant son +teint de brune qu'accentuait sa chevelure noire toute bouclée; la femme, +déjà grisonnante, avec son visage énergique et ayant haute mine, en +dépit de l'embonpoint qui alourdissait ses mouvements et ses gestes. + +Toutes deux étaient vêtues comme des femmes de condition, et, avant même +de savoir qui elles étaient, Rose éprouva cette surprise qu'on éprouvait +alors, toutes les fois que dans Paris, en proie à la Terreur, +apparaissait sur les gens, dans leurs allures, leur langage, leur +manière d'être, quelque vestige de la vie d'autrefois. Deux femmes +habillées à la mode de 1789, circulant à travers les rues, dans un +équipage aristocratique, qui conservait, malgré tout, des airs d'ancien +régime, c'était à cette époque, dans une existence aussi monotone que +celle de Rose, aussi dominée par d'incessantes craintes, un événement. + +En voyant s'ouvrir la porte de l'hôtel et Rose sur le seuil, la grosse +dame mit la tête à la portière. + +--Citoyenne, demanda-t-elle d'une voix où se révélait une hardiesse +toute virile, n'est-ce pas ici qu'habite le citoyen Valleroy? + +--C'est ici, Madame, répondit Rose, impressionnée au point d'oublier que +la Révolution avait décrété l'égalité entre tous les Français. + +--Alors, ma bonne, aidez-nous à descendre et veuillez le prévenir que la +chanoinesse de Jussac désire lui parler. + +Et prenant l'enfant entre ses fortes mains, après avoir, d'un geste +brusque, ouvert la portière, elle la passait à Rose et mettait ensuite +pied à terre aussi lestement que le lui permettait sa massive carrure. + +Mme la chanoinesse de Jussac! s'était écriée Rose; mais, alors, cette +jolie enfant est Mlle Nina d'Aubeterre! + +--Vous me connaissez? fit Nina. + +--Je vous connais, oui, ma mignonne, pour avoir souvent entendu parler +de vous par votre ami Bernard, et c'est de même aussi que je connais Mme +la chanoinesse. + +--Mais, vous, comment vous nomme-t-on? demanda celle-ci. + +--On me nomme Rose, Madame, Rose Kelner. + +--Eh bien, Rose, hâtez-vous d'aller quérir le citoyen Valleroy, car ce +que j'ai à lui dire ne souffre aucun retard. + +La chanoinesse et Nina entrées dans l'hôtel et la lourde porte refermée. +Rose s'empressa d'obéir. Moins de cinq minutes après, Valleroy arrivait, +manifestant de loin la joyeuse surprise que lui causait l'arrivée des +deux visiteuses. En le voyant, Nina s'était précipitée dans ses bras. +Quand il l'eut tendrement embrassée, tout en saluant la chanoinesse, il +interrogea celle-ci. + +--D'où venez-vous et où allez-vous? dit-il. + +--D'où je viens? répondit-elle. Je viens de Compiègne où, par suite de +l'audace croissante des jacobins du cru, je n'étais plus en sûreté. Où +je vais? Au Comité de Salut public pour réclamer contre les traitements +que je subis là-bas, malgré ma réputation de bonne patriote. + +--On vous a maltraitée? + +--Maltraitée, non. Mais, depuis huit jours, des bandes de chenapans sont +venues, à diverses reprises, aux abords du château, proférer des injures +et des menaces, chanter la _Carmagnole_ et le _Ça ira_. D'abord, j'ai +toléré ce supplice quotidien. Puis, quand j'ai compris que mes oreilles +s'échauffaient et que l'aventure tournerait mal, je suis allée me +plaindre à la municipalité de Compiègne. + +--Elle vous devait protection, en effet. + +--Elle me la devait et me l'a promise. Mais, promettre et tenir font +deux, et, soit méchanceté, soit impuissance, on ne m'a pas protégée. Dès +lors, que pouvais-je toute seule contre cinquante mauvais drôles dont la +malice inventait chaque jour quelque nouvelle avanie, et qui se sont +même avisés de mettre le feu à l'une de mes granges? Si j'eusse été +seule, j'aurais livré bataille, et, aidée de mes gens, je me serais +défendue, eussé-je dû voir mon château mis au pillage. Mais la présence +de Nina m'a empêchée de suivre mes instincts belliqueux. J'ai décidé de +me réfugier dans Paris, et, puisque m'y voilà, j'en veux profiter pour +dénoncer les malfaiteurs qui m'ont chassée de ma demeure. Il m'a semblé +que la soeur du colonel de Jussac pouvait et devait obtenir justice. + +--Justice contre d'intrépides sans-culottes! fit Valleroy. +Détrompez-vous, Madame, vous ne l'obtiendrez pas. + +--Paris est donc une caverne de brigands? + +--Dites même d'assassins... Une caverne, oui, Madame. À supposer que +vous trouviez un conventionnel de bonne volonté pour écouter vos +doléances, il n'en tiendra aucun compte. Si vous objectez que votre +frère est un des plus vaillants serviteurs de la République, on vous +répondra que le colonel de Jussac a été l'ami du traître Dumouriez et +que, sans doute, ils ont conspiré ensemble. Peut-être même serez-vous +soupçonnée d'avoir conspiré avec eux, de telle sorte qu'en voulant vous +défendre, vous vous exposez à attirer sur vous les foudres du terrible +Comité, sur vous et sur votre frère. + +-Que faire alors? demanda la chanoinesse, dont le langage de Valleroy +contrariait les résolutions sans les ébranler. + +--Rien: ne pas vous montrer, ne pas agir, vous faire oublier. C'est déjà +un miracle que vous ayez pu rester jusqu'à ce jour dans votre château +sans y rien changer à votre vie. C'était trop beau pour durer et, à +l'improviste, on vous l'a fait comprendre. Maintenant, moins vous ferez +parler de vous, mieux cela vaudra. + +--Mais, pendant que je m'appliquerai à garder le silence, +qu'adviendra-t-il du château de Jussac? Sera-t-il mis à sac, ou démoli, +ou incendié? + +--Nul ne peut le dire et tout est à craindre. + +--Et vous croyez que je me résignerai à voir MM. les jacobins de +Compiègne consommer leur attentat sur les pierres innocentes de Jussac? +s'écria la chanoinesse avec impétuosité. Cela est impossible, citoyen +Valleroy. Je me dois, je dois à mon frère, au nom que nous portons tous +deux, de ne renoncer à la lutte qu'après avoir épuisé les moyens de +défense et de salut. Quoi que vous en disiez, j'irai s'il le faut +jusqu'à Robespierre en demandant justice et sûreté. Si je ne réussis pas +à les obtenir, je retournerai à Compiègne, et là, à l'exemple d'une de +mes aïeules, Yolande-Athénaïs de Jussac, qui soutint un siège contre les +Anglais, j'en soutiendrai un contre les jacobins; je me défendrai par le +fer et par le feu, et, plutôt que de me rendre, je m'ensevelirai sous +les ruines de mon château. + +La vaillante femme debout, le bras tendu, l'air impérieux, semblait +chercher une épée pour engager le combat. Et tant de mâle résolution +éclatait sur son visage empourpré que Valleroy n'osa tenter de la +dissuader de son dessein, ni lui démontrer que son héroïsme n'aurait +d'autre effet que de la marquer irréparablement pour l'échafaud. + +--Mais, Nina, qu'en ferez-vous? se contenta-t-il de demander, en +désignant l'enfant qui, durant cette scène, était restée silencieuse, +collée aux jupes de Rose Kelner. + +--Nina, je vous la laisserai, répondit Mme de Jussac. Je vais même vous +la laisser dès maintenant. Je ne dois pas l'associer aux aventures où je +m'engage. Si j'en sors saine et sauve, je viendrai vous la redemander et +elle continuera à vivre auprès de moi. Sinon, et comme il faut tout +prévoir, vous trouverez dans ce pli, en billets de la banque +d'Angleterre, de quoi assurer son avenir. + +Et elle tendait à Valleroy une large enveloppe scellée à ses armes, +qu'il prit en tremblant, tant il était ému par la sollicitude et la +générosité que la chanoinesse prodiguait à Nina. + +--La petite vous a-t-elle remerciée? interrogea-t-il, ne sachant que +dire. + +--Elle sait combien je l'aime, et sa reconnaissance s'est manifestée par +un redoublement de caresses. À son âge, je ne puis rien lui demander de +plus. Plus tard, que je vieillisse près d'elle ou que je ne sois plus +pour elle qu'un souvenir, c'est vous, Valleroy, qui lui apprendrez à +bénir mon nom. + +En prononçant ces mots, sa voix virile et dure s'était attendrie. Elle +se baissa pour embrasser l'enfant qui se suspendit à son cou en disant +d'un accent d'effroi: + +--Est-ce que vous me quittez, bonne amie? + +--Non, certes, se hâta de répondre la chanoinesse. Je sortirai tout à +l'heure, mais, je reviendrai. En attendant, tu joueras avec ton ami +Bernard. Où est-il, Bernard? ajouta-t-elle en s'adressant à Valleroy. + +Celui-ci fit un signe à Rose qui s'éloigna aussitôt. Alors il se +rapprocha de la chanoinesse, et, après s'être assuré que Nina ne pouvait +l'entendre, il dit: + +--Madame, par pitié, réfléchissez avant de donner suite à vos projets. +Vous avez parlé d'aller trouver Robespierre. Autant vous jeter dans la +gueule du loup! + +--Je me suis toujours montrée bonne patriote, répliqua Mme de Jussac, et +j'ai le droit de vivre libre dans ma maison. Qu'on m'y protège ou je m'y +défendrai contre ceux qui viennent en troubler la paix. C'est tout ce +que je veux dire à Robespierre. Il doit m'écouter et m'écoutera quand je +lui rappellerai que mon frère a versé son sang pour la République. + +--Robespierre est jacobin, Madame, et auprès de lui la voix des jacobins +de Compiègne sera plus puissante et plus écoutée que la vôtre. + +--Tant pis pour lui, alors, reprit l'intraitable chanoinesse. Quant à +moi, tant qu'il me restera un souffle, je réclamerai la liberté +d'exercer tous mes droits. + +L'entretien fut interrompu. Rose revenait et ramenait Bernard qu'elle +était allée chercher dans la cellule du P. David. Nina, en l'apercevant, +courut à lui, le rire aux lèvres, et ils s'embrassèrent avec effusion. + +--Petite Nina, je ne m'attendais guère à te voir aujourd'hui, disait +Bernard à travers les baisers. + +--Moi, je savais que je te verrais. Quand, ce matin, nous sommes montées +en voiture avec bonne amie, elle m'a dit que c'était pour venir te +retrouver. + +Laissant un moment sa petite camarade, Bernard alla saluer gravement la +chanoinesse. D'un brusque mouvement, elle l'attira sur son coeur, en +témoignage du plaisir qu'elle avait à le revoir. Mais lorsqu'après un +échange de tendres propos, il voulut s'informer des motifs de ce voyage +impromptu, ce fut Valleroy qui répondit: + +--Tu les connaîtras plus tard, mon garçon, dit-il. À cette heure, je +dois te demander d'emmener Nina dans le jardin et de jouer avec elle +jusqu'à ce que j'aille vous rejoindre. + +Bernard le regarda, comprenant qu'il y avait du nouveau. Mais il se +garda d'interroger, et, sans mot dire, il entraîna sa petite amie qui le +suivit toute joyeuse. + +--Maintenant, je peux partir sans faire verser des larmes, observa la +chanoinesse. À bientôt, je l'espère, Valleroy. Au revoir, ma bonne Rose. + +Elle se dirigeait vers la porte. Alors seulement Valleroy vit la vieille +berline qui stationnait dans la rue. + +--Vous êtes venue de Compiègne dans cet équipage? s'écria-t-il. Et on ne +vous a pas arrêtée en route? + +--Au contraire, on m'a arrêtée plusieurs fois. Mais il m'a suffi de +montrer mes passeports pour circuler librement. À l'entrée de Paris, on +me les a redemandés, on les a visés... J'ai bien aperçu des gens de +méchante mine qui se retournaient pour nous voir. Mais, en somme, je +suis arrivée ici sans encombre. + +--C'est extraordinaire, Madame, et providentiel le hasard qui vous a +protégée! Se promener dans une voiture pareille est le plus souvent un +crime. C'est déjà grave qu'elle ait stationné devant le ci-devant hôtel +de Malincourt, et si cela se renouvelait, il y aurait de quoi nous +compromettre tous. + +--Je ne peux cependant aller à pied dans Paris. + +--Prenez un fiacre, alors; ce sera plus prudent. + +--Pauvre Paris, comme ils me l'ont changé... + +--Oui, la guillotine en permanence et tout luxe proscrit! C'est ce +qu'ils appellent le règne de la liberté. + +La chanoinesse remonta dans sa voiture, et, à son départ comme à son +arrivée, le fracas des roues et des chevaux sur le sol parut ébranler +les maisons de la rue ordinairement silencieuse. Quand il eut perdu de +vue l'équipage, Valleroy ferma la porte, et, très triste, dominé par de +sinistres pressentiments, il revint vers Rose. + +--Nous voilà avec un enfant de plus, Rose, dit-il. Il faudra maintenant +que vous teniez lieu de mère à cette fillette; je crains bien que la +chanoinesse ne puisse de si tôt venir la chercher. + +--Je l'aimerai comme j'aime Bernard, répondit la brave femme, et elle +trouvera en mon mari comme en vous un protecteur qui ne cessera de +veiller sur elle. + +Dans la soirée du même jour, Valleroy, laissant les enfants à la garde +du ménage Kelner, sortit pour se rendre au club des jacobins où le rôle +qu'il s'était donné l'obligeait à se montrer assidu. En ce temps-là, +pour être classé parmi les bons citoyens, pour rester à l'abri des +soupçons et des dénonciations, il ne suffisait pas de manifester une +fois des sentiments civiques. Il fallait les manifester souvent, par les +actes, par le langage, par une exemplaire assiduité aux réunions +populaires, par les applaudissements accordés aux orateurs les plus +exaltés. + +Valleroy, résolu à écarter de Bernard et de lui-même la foudre toujours +grondante, ne négligeait rien pour tromper sur ses véritables sentiments +la clique tumultueuse et malfaisante au milieu de laquelle il était +obligé de vivre. C'est donc par prudence et sur le conseil de Kelner +qu'il s'était affilié à la Société des jacobins. Fondée au commencement +de la Révolution, cette société comptait dans son sein les terroristes +les plus ardents, et le plus redoutable de tous, Robespierre. Par la +création de Sociétés similaires, émanées d'elle, qui correspondaient +avec elle, sollicitaient ses ordres et les exécutaient, elle avait +étendu son action sur tout le territoire de la République. Si forte +était son organisation, si puissante son influence, que tout tremblait +au simple énoncé de son nom et qu'elle dictait sa volonté à la +Convention, à la Commune et même au Comité de Salut public qui seul, à +cette heure, constituait le gouvernement de la France. Elle tenait ses +réunions dans la chapelle d'un ancien couvent de Dominicains ou +Jacobins, située sur l'emplacement actuel du marché Saint-Honoré. + +Là, chaque soir, devant une foule passionnée, docile à la voix de +quelques fanatiques qui menaient tout le reste comme un troupeau, des +orateurs se faisaient entendre. Des conventionnels, revenant d'une +tournée de province ou d'une inspection aux armées, y rendaient compte +de leur mission. Des publicistes y examinaient, soit pour les critiquer, +soit pour les approuver, les décrets de la Convention. De cette tribune +retentissante tombaient tour à tour des accusations contre les hommes +publics, des propositions de lois que le vote des sociétaires imposait +au pouvoir, des protestations ardentes en faveur de la Révolution. En un +mot, la Société des jacobins était une puissance dans l'État, avec +laquelle toutes les autres devaient compter. + +Lorsque, ce soir-là, Valleroy entra dans la salle des séances, un +orateur occupait la tribune. Si pressés étaient les auditeurs, que, +obligé de rester aux derniers rangs de cette foule compacte, Valleroy +d'abord ne le vit pas. Il se contenta donc d'écouter. Mais, soudain, il +tressaillit. Cette voix aiguë, qui montait vers les voûtes de la vieille +chapelle et remplaçait les chants religieux, il la connaissait, et ces +accents évoquaient dans sa mémoire les douloureux souvenirs d'un passé +déjà lointain. + +--Oui, citoyens, disait l'orateur, je suis moi aussi une victime des +tyrans et des aristocrates, et j'ai voué une haine éternelle au vil +Cobourg par qui je fus emprisonné. Je voulais déjouer les complots +liberticides et je m'étais rendu à Coblentz, dans la citadelle même de +l'émigration scélérate pour surveiller ses menées. Par un vote +patriotique, la Société des jacobins d'Épinal m'avait confié cette +périlleuse mission, et je l'avais acceptée à l'image de ces vieux +Romains qui brûlaient de mourir pour la liberté. + +--Mais c'est Joseph Moulette! se dit Valleroy. + +En jouant du coude à travers la foule, il put s'approcher assez de la +tribune pour distinguer les traits de l'orateur. C'était bien Joseph +Moulette, en effet, mais Joseph Moulette amaigri, transformé, une +expression tragique dans le regard. + +--Dénoncé, arrêté, jeté au fond d'un obscur cachot, continua-t-il, j'y +suis resté durant une année, séparé du monde, chargé de chaînes. Voyez, +citoyens, voyez mes poignets meurtris par le poids des fers! Enfin j'ai +pu m'enfuir, et je suis ici pour te vouer, Coblentz, à l'exécration de +l'univers et de la postérité! + +Des applaudissements couvrirent ces paroles, et Joseph Moulette, dit +Curtius Scoevola, descendit de la tribune au milieu d'une bruyante +ovation. Valleroy restait anxieux. + +Qu'allait-il faire? Devait-il s'esquiver, éviter Joseph Moulette? +Valait-il mieux aller à lui, feindre d'être heureux de le revoir, +s'exposer à encourir ses reproches et les conséquences d'une colère qui +serait terrible, si le citoyen président connaissait les circonstances +de son arrestation? + +Valleroy hésitait. Mais il était homme de décision et n'hésita pas +longtemps. Il se décida pour le parti le plus énergique, quelque +périlleux qu'il fût. Justement, Joseph Moulette, poussé par la foule, +venait de son côté. Il l'attendit au passage et le salua. + +--Je suis heureux de te revoir, citoyen président, et d'attester dans +cette assemblée de patriotes la vérité de ton récit. + +--Valleroy! s'écria Joseph Moulette. + +Il se jeta dans les bras de Valleroy, lui donna l'accolade et s'élança, +le traînant derrière lui, vers la tribune qu'il venait de quitter. + +--Citoyens, reprit-il, voici un témoin de mes souffrances et de mes +malheurs. Interrogez-le et que la foudre m'écrase si j'ai menti! + +--Le citoyen Joseph Moulette a dit la vérité, dit d'une voix forte +Valleroy, debout sur les degrés de la tribune. Il a été victime de son +civisme et d'un infâme guet-apens, et moi-même, après avoir tenté en +vain de le délivrer, je n'ai pu me dérober que par la fuite au même sort +que lui. + +Des acclamations nouvelles saluèrent ce langage. Un orateur proposa de +déclarer que les citoyens Moulette et Valleroy avaient bien mérité de la +patrie. + +--Qu'ils se réjouissent, ajouta-t-il. Ils seront vengés. Avant peu +l'armée du Rhin marchera sur Coblentz, et ce boulevard de la tyrannie +tombera au pouvoir de la République. Alors, justice sera faite. + +La proposition fut votée d'enthousiasme, et, quelques instants après, +les deux amis quittaient la salle, enivrés de leur triomphe. Une fois +dans la rue, Moulette prit le bras de Valleroy. + +--Je t'avais promis, dit-il, de n'oublier jamais ce que tu avais fait +pour moi. Estimes-tu que j'ai tenu parole? + +--Tu ne me devais rien, citoyen président. Ma conduite à Coblentz a été +conforme aux sentiments fraternels que tu m'avais inspirés. + +--Oui, j'ai su que tu t'es efforcé, au prix des plus grands périls, +d'obtenir ma mise en liberté. + +--Tu le sais! répéta Valleroy abasourdi. + +--Mes geôliers eux-mêmes ont rendu témoignage à ton dévouement +républicain. S'il n'a pas porté les fruits que tu en attendais, tu n'en +mérites pas moins ma gratitude. Aussi, n'hésite pas, si je peux quelque +chose pour toi, à me le demander. Mais, d'abord, parle-moi de toi, de ta +condition. J'ai vu avec joie que tu t'étais affilié aux jacobins. + +--Peut-on être bon patriote sans cela? + +--Exerces-tu un métier? Es-tu content? + +--Tout en me consacrant à mes devoirs civiques, je me suis fait acheteur +de biens nationaux et, pour commencer mes opérations, j'ai acquis +l'hôtel du ci-devant comte de Malincourt. + +--Malincourt! Celui que j'avais arrêté? + +--Lui-même. La justice du peuple t'a donné raison, Moulette. Elle a +condamné le ci-devant et sa femme et les a envoyés à la lunette. + +--Ce que fait le peuple est bien fait, murmura Moulette. Périssent les +traîtres et les aristocrates! + +Résolu à tenir son rôle jusqu'au bout, Valleroy ne broncha pas. Il +continua à régler son pas sur celui du citoyen président, et, comme ils +arrivaient au bord de la Seine, il eut vaguement la pensée de +débarrasser la société du malfaisant personnage, en le jetant à l'eau. +Puis il se dit qu'il aurait peut-être besoin de lui et il écarta +l'homicide obsession qui le poursuivait. + +--Et toi, que fais-tu? demanda-t-il. + +--Je suis employé dans les bureaux de l'accusateur public, +Fouquier-Tinville. À mon retour de captivité, je suis allé le voir. Il a +compris, me jugeant à ma valeur, quels services il pouvait attendre de +moi. Il m'a proposé un poste de confiance auprès de lui, et, ma foi, +jaloux de servir la République une et indivisible, j'ai renoncé à +retourner à Épinal. Je suis chargé des enquêtes que nécessitent les +dénonciations contre les suspects. + +--Un bon métier, sans doute, remarqua Valleroy. + +--Oui, excellent, répondit Joseph Moulette, qui s'abandonnait au besoin +de faire étalage de son crédit et de son influence. Les aristocrates +prévenus d'émigration, ou de relations avec des ennemis du dehors, ou de +quelque autre crime, ont toujours l'argent au bout des doigts et croient +pervertir ainsi la conscience des patriotes. On feint d'être sensible à +leurs séductions et c'est tout bénéfice. Il y a aussi les visites +domiciliaires qui rapportent. Il est si difficile de ne rien garder des +objets précieux sur lesquels on fait main basse. + +Le drôle souriait complaisamment. + +--Tu es riche, alors? fit Valleroy avec admiration. + +--Ça commence, mais ça ne fait que commencer. + +--On pourrait peut-être violenter la fortune, et si deux hommes comme +toi et moi s'alliaient secrètement, résolus à marcher d'accord, il y +aurait plus d'un bon coup à faire. + +Moulette regarda Valleroy, et la physionomie de ce dernier lui inspira +tant de confiance qu'il s'écria, en tendant la main: + +--Tope là, et soyons unis. + +--Compris et entendu. C'est entre nous à la vie et à la mort. + +Ils se séparèrent en se promettant de se revoir désormais tous les +jours. + +--C'est dur de feindre d'être l'ami, de ce coquin, pensait Valleroy en +regagnant sa demeure, à travers les rues désertes et obscures. Mais il +n'était pas d'autre moyen de se mettre à l'abri de sa méchanceté. + +Le lendemain, dès le matin, comme Valleroy venait de se lever, Kelner +lui remit une lettre qu'avait apportée, quelques instants avant un +inconnu. Cette lettre, signée Sophie de Jussac, était datée de la prison +du Luxembourg et ne contenait que quelques lignes ainsi conçues: + +«Ainsi que je vous en avais prévenu, écrivait la chanoinesse, je me suis +présentée hier dans les bureaux du Comité de Salut public, qui m'ont +renvoyée au Comité de sûreté générale. Là, quand j'ai commencé à +formuler mes plaintes, on m'a mis sous les yeux une dénonciation en +règle, signée contre moi par ces coquins de Compiègne et qui m'avait +devancée à Paris. Je suis accusée de complicité avec les ennemis de la +République, de relations avec les émigrés et de résistance aux décrets +de la Convention. On m'a arrêtée séance tenante et conduite à la prison +du Luxembourg, où je suis incarcérée. Un homme sûr se charge de vous +faire parvenir cet avis.» + +--Pauvre femme! murmura Valleroy. La voilà victime de sa présomption et +de sa confiance dans la justice des scélérats! + +Et, songeant tout-à-coup à Joseph Moulette, il ajouta mentalement: + +--Je ne peux abandonner à son sort la chère créature, et il faut que ce +drôle m'aide à la sauver. + + + + +CHAPITRE XVII + +CHEZ LES LOUPS + + +Les bureaux de l'accusateur public Fouquier-Tinville étaient situés dans +les bâtiments du Palais de justice, entre la salle où le tribunal +révolutionnaire tenait ses audiences et la prison de la Conciergerie +destinée à recevoir les prévenus, au moment où commençait leur procès. +Cette prison et cette salle pouvaient être considérées comme les deux +étapes qui les séparaient de l'échafaud. + +Ce fut donc au Palais de justice, que, au lendemain de l'arrestation de +la chanoinesse de Jussac, se rendit Valleroy pour voir Joseph Moulette. +À l'extrémité d'un long corridor, il entra dans une salle d'attente déjà +remplie de gens, hommes et femmes de tous rangs et de tout âge. + +C'étaient pour la plupart des solliciteurs qui venaient implorer, en +faveur de parents incarcérés, la pitié du magistrat qu'avait investi de +pouvoirs souverains un décret de la Convention, et dont le peuple de +Paris ne prononçait le nom qu'avec terreur. + +Au milieu de ces solliciteurs éplorés qui risquaient eux-mêmes leur vie +en essayant de sauver celle d'autrui, parmi ces hommes dont le visage +exprimait l'angoisse, parmi ces femmes en deuil, venues pour disputer à +la guillotine un époux, un père, un frère, un fils, Valleroy, ne sachant +à qui s'adresser, resta un moment décontenancé. Enfin, ayant interrogé +un des sectionnaires préposés à la garde de la salle, il parvint à faire +avertir de sa présence Joseph Moulette. Celui-ci vint aussitôt, et, +apparaissant sur le seuil de la pièce où il se tenait, il appela d'un +geste Valleroy qui s'empressa de le suivre. + +--Je te sais gré, citoyen Valleroy, de n'avoir mis aucun retard à tenir +ta promesse et d'être venu me trouver, dit Joseph Moulette. Que puis-je +pour toi? As-tu un service à me demander ou une affaire à me proposer? + +--C'est d'une affaire qu'il s'agit, répondit résolument Valleroy. + +--Parle alors, je t'écoute avec l'attention que je dois à mon associé. + +--On a arrêté hier une femme se disant chanoinesse de Jussac, continua +Valleroy. Elle est prévenue d'avoir conspiré contre la République. + +--La chanoinesse de Jussac? dit Joseph Moulette. Il me semble que j'ai +vu déjà ce nom quelque part. + +Tout en parlant, il s'était assis devant une table couverte de papiers, +et, maintenant, il avait l'air d'en chercher un parmi les autres. + +--Que cherches-tu? demanda Valleroy. + +--Parle, parle, je ne perds pas un mot de ce que tu dis. Justement, +voilà le dossier de ta citoyenne. Je savais bien qu'il m'avait passé par +les mains. + +Il le feuilletait en murmurant entre ses dents: + +--Une dénonciation de la Société des jacobins de Compiègne... Complicité +avec des aristocrates et des émigrés... La messe célébrée la nuit dans +son château... Luxe scandaleux... Oh! mais, tout cela est très grave! + +Et se renversant dans son fauteuil, il ajouta: + +--L'affaire de ta ci-devant chanoinesse est claire. Dans trois jours +elle ira au tribunal et, le lendemain... + +Il n'acheva pas; mais portant la main à sa nuque, il eut le geste +tragique d'un bourreau. + +Valleroy ne sourcilla pas, et ce fut avec le plus grand calme qu'il +répondit. + +--C'est que, justement, il n'y a pas lieu de se presser. + +--Tu t'intéresses à elle? + +--Comme on peut s'intéresser à une poule aux oeufs d'or qu'il serait +imprudent de tuer trop vite. + +--La citoyenne est riche? + +--Très riche, et j'ai su par hasard qu'avant de partir de son château de +Jussac pour venir se faire prendre à Paris, elle a enterré quelque part, +dans un endroit connu d'elle seule, une grosse, très grosse somme en +beaux louis comptant. Avant qu'elle soit envoyée à la guillotine, je +voudrais gagner sa confiance, lui arracher son secret et savoir où est +caché le magot. Quand nous le saurons, il sera temps de requérir sa +condamnation et de nous débarrasser d'elle. Alors, part à deux! + +--Oui, je comprends, et ton plan est certes bien imaginé. Mais +l'exécution n'en est pas facile. Gagner la confiance de la citoyenne, +comment? + +--Rien de plus facile, au contraire, si tu veux me seconder. + +--Tu as un moyen? + +--Notre ci-devant chanoinesse est détenue au Luxembourg. Suppose que je +sois nommé geôlier dans cette prison. Me voilà en relations quotidiennes +avec la citoyenne. Je feins de m'intéresser à elle, de vouloir la +sauver... + +--Oui, oui, je comprends. Je comprends et je t'admire, car tu es un +habile homme. Mais moi, que dois-je faire? + +--Obtenir de Fouquier-Tinville ma nomination comme geôlier au +Luxembourg. Tu me feras passer pour un de tes amis, bon patriote. +D'ailleurs, je suis connu pour mon civisme. À la Commune et aux +jacobins, vingt voix affirmeront que mes opinions sont pures et que +jamais je ne tombai dans le modérantisme. + +--Il suffira que je me porte garant pour toi, observa fièrement Joseph +Moulette. Fouquier-Tinville n'a rien à me refuser. + +--Ce n'est pas tout, ajouta Valleroy, qui puisait l'imperturbable aplomb +de son mensonge dans le souvenir qu'il avait gardé de la crédulité de +Joseph Moulette, puisque ton crédit est tel que tu le dis, l'opération +peut devenir plus lucrative que je n'espérais. La ci-devant Jussac +possède un château aux environs de Compiègne. Après sa mort, ce château +sera confisqué, mis en vente et nous tâcherons de nous le faire adjuger +à bas prix. Il serait donc à souhaiter que, jusque-là, sous prétexte de +frapper les aristocrates dans leurs biens comme dans leur vie, les +jacobins de Compiègne n'allassent pas le détériorer. + +--Ordre sera donné à la municipalité de cette ville d'y mettre bonne +garde. + +Joseph Moulette s'était levé. Soudain, il reprit: + +--Mais, j'y songe! Attends-moi là. Fouquier-Tinville est dans son +cabinet. Je vais lui parler de toi, séance tenante, et, si je le trouve +en belle humeur, je lui arrache ta nomination. + +Le citoyen président disparut et Valleroy resta seul, tout heureux du +succès de sa ruse, se leurrant de l'espoir qu'il pourrait la prolonger +et en obtenir ce qu'il en espérait: le salut de Mme de Jussac et la +conservation du château. Ces pensées captivaient encore son esprit quand +Joseph Moulette reparut et l'appela, en disant: + +--Le citoyen accusateur public va te recevoir. + +Sur son invitation, Valleroy entra derrière lui dans le cabinet de +Fouquier-Tinville. Au milieu de la vaste pièce, que chauffait un grand +feu, le terrible pourvoyeur de la guillotine travaillait, assis à son +bureau encombré de lettres et de dossiers. Au bruit des visiteurs +derrière lui, il tourna la tête, et Valleroy eut quelque peine à +supporter sans en être intimidé le regard qui se posa sur lui. Il +tombait, ce regard, de deux yeux chatoyants, ronds et petits, dont +l'éclat sombre se reflétait sur le visage grêlé, couturé, exprimant à la +fois une audace servile et cynique, une incessante agitation intérieure, +et pour tout dire, hideux avec son front étroit et blême, à moitié caché +par les cheveux noirs. Mais, à peine arrêtés sur Valleroy, ces yeux +mobiles et fuyants prirent une autre direction, et ce fut sans le +regarder que Fouquier-Tinville lui parla: + +--C'est toi qu'on nomme Valleroy? demanda-t-il. + +--C'est moi, citoyen. + +--Tu désires être employé dans la prison du Luxembourg? + +--Mon ambition serait comblée si je pouvais l'être. + +--Est-ce dans celle-là ou dans une autre que tu veux servir la patrie? + +--Dans celle-là, citoyen. + +--Pourquoi? + +--Parce que je sais que, dans celle-là, les ennemis de la République +ourdissent plus qu'ailleurs des complots liberticides. + +--Et tu espères les déjouer? + +--C'est mon principal souci. + +--Tu sais que si tu trompais la confiance du peuple dont je suis ici le +représentant, tu périrais? + +--Je le sais. + +--N'as-tu pas été jadis observateur pour le compte de la Commune? + +--Elle m'a envoyé à Coblentz en l'an I de l'ère de la liberté pour +surveiller les émigrés, affirma Valleroy avec effronterie. + +--Le citoyen Joseph Moulette me répond de toi et cela me suffit. Je vais +donc faire ce que tu me demandes. Dès demain, tu seras geôlier au +Luxembourg. Mais ce n'est pas seulement pour garder les prisonniers que +je t'y envoie; c'est aussi pour surveiller ceux qui les gardent. Partout +règne la trahison. Nous croyons tout savoir et nous ne savons rien. Le +plus souvent, nos agents eux-mêmes pactisent avec nos ennemis. Ta +vigilance devra donc s'exercer surtout sur le personnel de la prison, +sur les gardiens, sur les sectionnaires, sur le greffier, et, +fréquemment, tu me rendras compte par écrit de ce que tu auras +découvert. + +--Je me conformerai scrupuleusement à tes ordres, citoyen. + +--N'oublie pas qu'il y va de ta tête. + +Valleroy s'inclina comme s'il mettait sa tête à la disposition de +Fouquier-Tinville. Le mouvement eut sans doute de l'éloquence et de +l'à-propos, car l'accusateur public reprit: + +--Je te crois bon patriote; sois-le toujours. Voici un ordre qui +t'ouvrira les portes du Luxembourg. + +Il tendait à Valleroy un papier, après l'avoir signé, et d'un geste il +le congédia. Puis il se plongea de nouveau dans les paperasses où il +cherchait les éléments des actes d'accusation qu'il dressait en grand +nombre tous les jours. + +--Est-ce là ce que tu souhaitais? demanda Joseph Moulette à son associé +quand ils furent seuls. + +--Tu as réalisé mes désirs. + +--Alors, citoyen, bonne chance. Je ne te recommande pas d'agir +loyalement avec moi, d'abord parce que, convaincu de ta probité, je suis +sûr que tu ne manqueras pas au contrat verbal qui nous lie; ensuite, +parce que, si tu me trompais, je consacrerais tout mon pouvoir à tirer +vengeance de toi. + +--Ne menace pas, Joseph Moulette, répliqua Valleroy d'un accent +solennel. Je t'ai déjà prouvé que je suis au-dessus du soupçon. Les +gains de nos entreprises doivent être partagés entre nous; et ils le +seront tout aussi bien que si j'en avais signé l'engagement. + +Sur cette superbe réponse, que le citoyen président accueillit par un +silence embarrassé, ils se séparèrent, et comme Valleroy descendait +lestement l'escalier du Palais de Justice, il ne put se défendre de +penser que souvent rien n'est plus bête qu'un coquin. Il revint en toute +hâte à l'hôtel de Malincourt, et, à peine arrivé, réunissant Bernard et +Kelner, il leur annonça qu'il allait s'éloigner d'eux pendant quelques +semaines. D'abord Bernard protesta. Mais, quand il sut à quelle noble +tâche se dévouait son ami, loin de protester, il lui dit: + +--Espérons que tu seras plus heureux que lorsque nous avons tenté de +délivrer mes pauvres parents et la reine. Je t'approuve, Valleroy. Je +regrette seulement que tu ne m'aies pas convié à te seconder. + +--Eh! je le ferai peut-être, mon garçon! s'écria Valleroy. Attends-toi à +être appelé à la prison du Luxembourg. Dès que je serai familiarisé avec +mes nouvelles fonctions, je ne manquerai pas de t'inviter à me venir +voir. + +Ces paroles aidèrent Bernard à se résigner. + +--N'estimes-tu pas qu'il serait bon de faire connaître au colonel de +Jussac l'arrestation de sa soeur? demanda-t-il alors. Sans doute, il +volerait à son secours, et on écouterait un brave soldat tel que lui. + +--J'y ai pensé. Mais comment l'avertir? Par une lettre? Si elle était +ouverte, elle nous perdrait tous. Par un messager? Où en trouver un +assez sûr? + +--Ne suis-je pas là? dit Kelner. + +--Ta présence, Kelner, est nécessaire ici en mon absence pour garder la +maison, ta femme et les enfants. Et puis, à supposer que le colonel soit +prévenu, à supposer qu'il arrive, parviendra-t-il à sauver sa soeur? Ne +s'exposerait-il pas lui-même à être soupçonné, arrêté, condamné? La +République n'est pas tendre pour les soldats qui la défendent. Plus d'un +a déjà payé de sa vie l'honneur de la servir. Laissons M. de Jussac aux +armées. Là, du moins, sa qualité de gentilhomme n'est pas crime, et il +est protégé. Si sa soeur doit être sauvée, elle le sera plus sûrement par +nous que par lui. + +Bernard et Kelner se rangèrent à cette opinion. Le lendemain, dès le +matin, Valleroy les quittait pour aller prendre au Luxembourg ses +nouvelles fonctions. Les arrestations, à cette époque, se multipliant +incessamment et les prisons de Paris étant devenues insuffisantes pour +recevoir les prévenus, il avait fallu en augmenter le nombre. C'est +ainsi que le Palais du Luxembourg, ancienne résidence de Monsieur, comte +de Provence, avait été transformé, après la fuite de ce prince, en +maison de détention. À l'entrée de la vaste cour, sous les voûtes +donnant accès dans l'intérieur des bâtiments, en bas et en haut des +escaliers, dans les corridors, on avait planté de lourdes et solides +grilles de fer. Les galeries, les salles aux proportions monumentales +étaient devenues des dortoirs, des réfectoires, des cellules, et +maintenant, sous les lambris dorés où, tour à tour, avaient vécu Marie +de Médicis, Gaston d'Orléans, Mlle de Montpensier, la duchesse de Berry, +fille du régent, et le frère de Louis XVI, des centaines d'innocents +promenaient leur infortune, en attendant que leur destinée se réalisât. + +C'est là qu'avait été conduite la chanoinesse de Jussac. Écrouée sur +l'ordre du Comité de surveillance qui fonctionnait à côté du Comité de +Salut public, on l'avait placée dans une salle où se trouvaient déjà +d'autres femmes. Les unes étaient, comme elle, de nobles dames dont le +crime consistait dans un passé aristocratique, dans le nom qu'elles +portaient, dans les services rendus à l'État par leurs aïeux. Filles ou +épouses d'émigrés, les relations entretenues par elles avec des êtres +chers étaient assimilées à des complots contre la République, et, pour +avoir obéi au plus naturel, au plus légitime des sentiments humains, +elles étaient prévenues de communications avec les ennemis du dehors et +du dedans. À côté d'elles, il en était de plus obscures, d'humbles +épouses d'artisans, dénoncées pour avoir donné asile à des proscrits, +pour avoir caché des prêtres insermentés, ou même pour moins que cela, +pour des propos imprudents que l'étendue de leur misère avait arrachés +un jour à leur bouche exaspérée. + +Rapprochées par la communauté de leur malheur et par l'identité de leur +sort, patriciennes et plébéiennes vivaient entre elles fraternellement. +Les premières oubliaient leur éducation, leurs origines pour relever le +moral de leurs compagnes par la parole et par l'exemple. Celles-ci, en +retour, se prodiguaient pour leur rendre les mille soins auxquels +étaient accoutumées les femmes de la noblesse et que le régime de la +prison leur refusait. Monotone était leur existence, mais non sans +charme, car, sauf la privation de la liberté et la perspective de la +guillotine, leur sort ne comportait pas de trop cruelles rigueurs. Mal +nourries, mal couchées, entassées dans des pièces trop étroites, +exposées sans cesse à la brutalité de leurs gardiens, elles jouissaient, +d'autre part, de précieuses faveurs. Le plus souvent, il leur était +permis de circuler dans la prison. Elles pouvaient se visiter, se +réunir, causer longtemps, se promener dans les cours transformées en +préau, où elles retrouvaient parmi les hommes détenus comme elles des +amis des jours heureux. Aussi, chacun organisait-il sa vie au gré de ses +goûts et de ses sympathies, et, fréquemment, il arrivait que les +journées, en s'écoulant, amenaient des douceurs et des surprises qui en +abrégeaient la longueur. Ce qui dominait les préoccupations +quotidiennes, c'était l'insouciance, le détachement de l'existence, le +mépris de la mort. Comme, à toute heure, on pouvait croire qu'on allait +être envoyé au tribunal, comme on savait que le tribunal précédait +l'échafaud, on ne songeait qu'à être heureux durant les moments dont on +disposait encore. Ce fut le trait caractéristique de ces temps que les +plus faibles et les plus frêles se préparaient au supplice avec sérénité +et l'attendaient non avec des larmes, mais avec des sourires. Ce qui se +passait au Luxembourg se passait dans toutes les autres prisons. +Seulement, dans ce vieux palais, on avait de plus qu'ailleurs des salles +aérées, des cours spacieuses, la vue de jardins où se reposaient les +yeux, et c'était encore une infinie douceur d'être incarcéré là plutôt +qu'au Plessis, ou aux Madelonnettes, ou dans quelque autre des édifices +où on emprisonnait les prévenus, édifices plus sombres et d'aspect plus +effrayant que ce somptueux et élégant Luxembourg qui n'avait pas été +construit pour recevoir des prisonniers. Mais si la captivité y revêtait +une physionomie moins lugubre que dans les autres prisons de Paris, la +mort s'y présentait dans des conditions analogues. C'étaient toujours +les mêmes émissaires accompagnant la même charrette, et s'arrêtant à +cette étape de leur tournée comme aux autres, afin d'y prendre les +victimes désignées pour ce jour-là. C'étaient les mêmes formalités, le +même appel, les mêmes adieux, et quand les victimes étaient parties, la +même tristesse parmi ceux qui leur survivaient, tristesse bientôt +dissipée par la volonté de ne pas affaiblir leur propre courage, appelé +à subir, le lendemain, de nouvelles épreuves. + +En moins de quarante-huit heures, la chanoinesse de Jussac fut faite à +sa nouvelle vie. Elle trouva parmi les prisonnières l'accueil auquel lui +donnaient droit dans le monde son rang, son âge et son nom. À peine +incarcérée, elle s'occupa d'avertir Valleroy, et, à force de se remuer, +elle parvint à trouver un homme sûr à qui elle crut pouvoir confier une +lettre. Puis, certaine qu'elle serait promptement secourue, elle +attendit, s'occupant à préparer sa défense, en prévision de sa +comparution devant le tribunal. La salle dans laquelle on l'avait mise +contenait douze lits où couchaient vingt femmes. Arrivée la dernière, +elle aurait dû en partager un avec une de ses compagnes. Mais, par égard +pour elle, celles-ci voulurent lui épargner cette obligation. Elle eut +donc son lit. En outre, une femme du peuple, détenue comme elle, +sollicita l'honneur de la servir, de telle sorte que la chanoinesse, +accoutumée au confort et au luxe de son château, put espérer qu'elle +n'aurait pas trop à souffrir de son changement d'existence. + +Le surlendemain de son entrée au Luxembourg, vers 10 heures du matin, +comme elle descendait dans la cour, accompagnée d'autres prisonnières, +elle se trouva soudainement en présence de Valleroy. Mais il était +accoutré de telle sorte, que, d'abord, elle ne le reconnut pas. Il +portait une veste longue en ratine verte, ainsi que des culottes de même +étoffe et de même couleur. Il était coiffé d'un bonnet rouge et tenait à +la main un trousseau de clés. Ce costume le transformait et le déguisait +à ce point que la chanoinesse ne se tourna même pas pour le voir. Ce fut +seulement lorsqu'à deux reprises, il eut passé devant elle avec +l'évidente intention de se faire remarquer qu'elle mit un nom. Elle +allait manifester sa surprise. Mais Valleroy ne lui en laissa pas le +temps. Avant que son étonnement se fût exprimé, il se trouva près d'elle +et dit à voix basse, d'un air bourru, comme s'il adressait une +remontrance à la prisonnière. + +--Feignez de ne pas me connaître. Je suis ici pour travailler à votre +délivrance. + +Il s'éloigna sans ajouter un mot, la laissant stupéfaite. Durant la +journée, ayant obtenu d'être préposé à la garde de la salle où elle se +tenait, il trouva moyen, à diverses reprises de communiquer avec elle, +tantôt dans cette salle, tantôt dans le préau. Elle sut ainsi que, +désormais, elle avait auprès d'elle un protecteur et un ami. + +--Si je peux quelque chose pour améliorer votre sort matériel, dites-le +moi, ajouta-t-il. Je m'efforcerai de l'obtenir. + +--Il me serait très doux d'être transférée du dortoir commun dans une +cellule où je serais seule, répondit-elle. + +--Ce n'est peut-être pas impossible. + +Impossible ou non, ce fut fait dès le lendemain, et la chanoinesse de +Jussac eut un chez elle où elle pouvait rester seule et recevoir, durant +le jour, les prisonniers qu'elle avait distingués. Chaque après-midi, +vers 3 heures, sa chambre se remplissait de ses compagnons d'infortune. +On venait la voir, comme si elle eût eu encore un salon, et c'était un +touchant spectacle que celui de ces réunions de grandes dames et de +gentilshommes où, pour tromper les cruels loisirs de la détention, on +remontait aux souvenirs du passé, sans négliger de s'entretenir des +tristesses du présent. + +Souvent manquaient à l'appel un ou plusieurs visiteurs qu'on avait vus +la veille. C'est que, dans l'intervalle, ils avaient été mandés au +tribunal et n'en étaient revenus que pour annoncer qu'ils étaient +condamnés à mort. On leur donnait un souvenir, quelques larmes; puis on +s'attachait à consoler ceux que leur brusque départ laissait dans le +deuil. + +Quand la chanoinesse restait seule, Valleroy, après avoir rempli les +nombreuses obligations de sa charge, venait à son tour la voir. Leurs +entretiens étaient toujours rapides, fréquemment interrompus et auraient +pu se résumer dans cette phrase que Valleroy ne cessait de répéter: + +--Tant que je serai près de vous, vous ne serez pas appelée au tribunal. + +Il y avait déjà huit jours qu'il était entré au Luxembourg quand, un +matin, il fut appelé chez le directeur de la prison. Il s'y rendit +aussitôt et y trouva Joseph Moulette venu pour le voir. Sur l'ordre du +citoyen président, le directeur, très humble devant lui, les laissa +seuls dans son cabinet. + +--Eh bien, où en sommes-nous? demanda le secrétaire de +Fouquier-Tinville. Crois-tu que ta ci-devant chanoinesse déliera sa +langue et te confessera l'endroit où elle cache son trésor? + +--Je le crois, répondit Valleroy. Mais il ne faut pas lui manifester +d'impatience. Nous nous exposerions à tout gâter. Elle est défiante, la +vieille! Il faudra des ruses et du temps pour lui arracher son secret. +Elle m'a bien avoué que le trésor, existe, mais elle ne semble pas +encore disposée à dire où elle le détient. + +--Il est dommage que Capet, quand il régnait, ait aboli la torture, fit +observer Joseph Moulette. Nous aurions obligé ta chanoinesse à parler. + +--Oui, mais nous n'avons plus la torture à notre service! + +--Ce qu'elle nous eût donné en quelques minutes, combien te faudra-t-il +de temps pour l'obtenir? + +--Six semaines ou deux mois, répliqua Valleroy, peut-être davantage. + +Le citoyen président bondit. + +--Mais il sera impossible de résister durant si longtemps aux démarches +de la Société des jacobins de Compiègne! + +--Elle est donc bien pressée de voir couper le cou à la ci-devant +Jussac? + +--Elle affirme que ce grand exemple est nécessaire dans le pays pour en +imposer à l'audace des aristocrates. À deux reprises déjà, le Comité de +surveillance a transmis à Fouquier-Tinville les requêtes des patriotes +de Compiègne, et, par deux fois, celui-ci m'a ordonné de dresser le +dossier. + +--Mais alors notre opération est compromise? fit Valleroy d'un accent +d'inquiétude. + +--Oh! j'ai plus d'un moyen de gagner du temps, dit Joseph Moulette, avec +un sourire hautain et ironique. Mais je tenais à exciter ton zèle, à te +démontrer la nécessité d'agir rapidement. Si Fouquier-Tinville me +demande de nouveau le dossier, je serai obligé de le lui remettre et de +trouver des raisons pour retarder l'envoi au tribunal. + +--Tu pourras invoquer les services que rend à la République le frère de +la citoyenne Jussac. + +--Le colonel? s'écria Joseph Moulette. Mais il est mort! La nouvelle en +est arrivée à Paris durant la dernière décade. + +--Il est mort! + +--Tué à l'ennemi, dans un combat d'avant-garde. + +--Et on oserait guillotiner la soeur de ce brave? Valleroy, un moment +oublieux de son rôle, avait poussé ce cri avec impétuosité. + +--Entre-t-il dans tes desseins de la sauver? demanda froidement Joseph +Moulette. + +--Si elle était sauvée, fit Valleroy se reprenant, il n'y aurait plus ni +château à vendre, ni trésor à retrouver, partant, plus de gain pour +nous. Je ne peux donc vouloir la sauver. J'ai voulu seulement t'indiquer +comment, en invoquant les services du frère, tu pourras ajourner la mort +de la soeur jusqu'au moment où il ne sera plus utile qu'elle vive. + +Si la généreuse mais imprudente exclamation de Valleroy avait éveillé un +soupçon dans l'âme défiante de son interlocuteur, ce soupçon fut effacé +par l'explication que son ordinaire présence d'esprit venait de lui +suggérer. + +--La ci-devant chanoinesse de Jussac vivra aussi longtemps que son +existence nous sera nécessaire, déclara Joseph Moulette rassuré. Tu peux +t'en fier à moi. Ne laisse pas cependant de t'appliquer à provoquer des +aveux. Plus tôt nous les aurons et mieux cela vaudra, car nous avons +tout intérêt à éviter que Fouquier-Tinville s'aperçoive que je n'apporte +à l'exécution de ses ordres qu'un zèle refroidi. Et, à ce propos, ne +néglige pas de lui envoyer les rapports qu'il t'a demandés. + +--T'en a-t-il reparlé? + +--Non; mais cet homme terrible n'oublie rien; il feint d'oublier; puis +un beau jour, brusquement, il s'étonnera de ton silence, et alors... il +a des colères terribles! + +--Mais je ne sais qui lui dénoncer! Le personnel de la prison est dévoué +à la République, à la liberté, à la cause du peuple. + +--Et qu'importe! Invente, laisse pressentir que tu es sur la trace d'un +complot. Fais comme moi; gagne du temps. + +--Je tâcherai... Quand te reverrai-je? + +--Oh! pas de sitôt. Il faut craindre les dénonciations que ne +manqueraient pas d'exciter nos entrevues, si elles devenaient +fréquentes. Il me suffit d'être venu et de t'avoir reçu dans ce cabinet +pour donner à ta personne et à tes modestes, mais utiles fonctions, le +prestige que tu dois conserver dans l'intérêt de notre entreprise, aux +yeux de tes égaux, comme aux yeux de ceux de qui tu reçois les ordres. +Désormais, sois-en sûr, on ne te demandera dans cette prison aucun +compte de ta conduite, et, en ta qualité de protégé de +Fouquier-Tinville, tu inspireras à tous une terreur salutaire; à toi +d'en profiter. Quant à moi, je n'ai plus rien à faire ici. + +--Mais alors, comment communiquerai-je avec toi? + +--N'as-tu pas un intermédiaire à mettre entre nous? + +Valleroy réfléchit un moment; puis, soudain, se frappant le front: + +--J'en ai un, mon neveu, Bernard. Il va sur ses quinze ans. Il est, +comme son oncle, ardent patriote et, soit dit en passant, pétri de +malice. C'est lui que je chargerai de porter mes rapports à +Fouquier-Tinville, et il aura ainsi une occasion toute naturelle de te +voir, de te parler, de te donner mes avertissements et de recevoir les +tiens. Est-ce entendu? + +--C'est entendu. Maintenant, retourne à ton poste. Et crois-moi, ne +perds pas ton temps. Il importe que le trésor des Jussac arrive à bref +délai dans nos mains. Retrouverions-nous plus tard, pour nous +l'approprier, des circonstances aussi favorables que les circonstances +présentes? Si, d'aventure, les ennemis de Robespierre l'emportaient, +qu'adviendrait-il de Fouquier-Tinville et de moi-même?... + +--Robespierre! Que dis-tu là? Est-il menacé? + +--Eh! que sait-on! Il est des scélérats aux yeux de qui son civisme est +suspect et qui lui reprochent les impitoyables rigueurs qu'il déploie +contre les ennemis de la patrie. Ils sont puissants, quoiqu'il les +domine encore. Mais s'il allait faiblir... + +--Pour la République et pour nous, puisse l'Être suprême écarter ces +sombres perspectives! murmura hypocritement Valleroy. + +Et d'un ton presque badin, il ajouta: + +--Je m'engage à travailler activement à notre fortune. + +Il alla ouvrir la porte du cabinet et, avant de se retirer, salua +respectueusement Joseph Moulette et le citoyen directeur qui rentrait. +Puis il s'éloigna, une grande joie au coeur et aussi un peu de tristesse; +un peu de tristesse, quand il songeait au brave colonel de Jussac, mort +à l'ennemi; une grande joie, lorsqu'il se disait que, grâce à son +subterfuge, il pourrait mander auprès de lui son cher Bernard et le voir +désormais en toute liberté. Pour la première fois, depuis une semaine +qu'il l'avait quitté, il lui écrivit ce soir-là; sa lettre était brève +et ne contenait que ces quelques mots: + +«Viens, Bernard, j'ai besoin de toi.--Valleroy.» + +Quant à la chanoinesse, en la revoyant, il se garda bien de lui annoncer +le trépas glorieux de son frère. Si elle devait vivre, elle apprendrait +son malheur toujours assez tôt; si elle devait mourir, autant épargner à +son coeur ce nouveau déchirement. + + + + +CHAPITRE XVIII + +BERNARD S'AGITE + + +Depuis qu'il habitait Paris, Bernard avait contracté l'habitude de ne +sortir de l'hôtel de Malincourt qu'à de rares intervalles. C'est sur le +conseil de Valleroy qu'il s'y était résigné. Si triste était la capitale +avec ses solennités civiques et ses manifestations patriotiques, avec +les convois de condamnés, parcourant la ville à toute heure, avec les +sans-culottes et les tricoteuses maîtres du pavé, les longues files +formées aux abords des halles et des boulangeries, la guillotine en +permanence, que Valleroy s'efforçait d'en dérober le spectacle à +Bernard. Mais lorsqu'il l'eut quitté pour s'enfermer au Luxembourg, +l'enfant manifesta la volonté de changer d'existence et d'aller tous les +jours par la ville. Il se considérait maintenant comme un homme, +quoiqu'il n'eût pas quinze ans, et il voulait accoutumer son coeur et ses +yeux aux émotions que, en ces jours douloureux, la rue, du matin +jusqu'au soir, présentait aux Parisiens. + +Kelner tenta vainement de le détourner de ce projet. Bernard demeura +inébranlable, et le lendemain du jour où Valleroy était parti, il sortit +accompagné du brave Suisse qui, pour cette première promenade, n'avait +jamais voulu le laisser seul. Par la rue de Seine et par la rue de +Tournon, ils arrivèrent au Luxembourg. Avant toute autre excursion, +Bernard avait voulu voir la résidence de Valleroy et de la chanoinesse +de Jussac. Ils en firent le tour, en traversant les jardins ouverts au +public et, tant que dura la promenade, il tint ses yeux fixés sur les +croisées du monument, comme s'il eût espéré d'y voir apparaître le +visage énergique et doux de son ami. + +De là, contournant le théâtre de l'Odéon et à travers le quartier Latin +non encore ouvert par des boulevards, ainsi qu'il l'est aujourd'hui, à +la lumière et à l'air salubre, ils gagnèrent le Palais de Justice. Ils y +entrèrent. Le tribunal révolutionnaire siégeait ce jour-là. Bernard +voulut graver dans sa mémoire la vision d'une de ces audiences où des +innocents étaient jugés par des criminels. Il vit l'accusateur public +Fouquier-Tinville, le président Dumas et ses assesseurs. Il vit aussi +les prévenus: une femme du peuple et deux gentilshommes, compromis dans +un prétendu complot contre la République. Il assista à leur +interrogatoire et, après avoir constaté qu'on ne leur accordait pas la +liberté de se défendre, il entendit la sentence qui les condamnait à +mort tous les trois. + +Très exalté et très ému, il entraîna Kelner, auquel il demanda de le +conduire à l'entrée de la Conciergerie. Une fois là, il se dirigea vers +la place de l'Hôtel-de-Ville, désireux de parcourir le chemin par lequel +ses parents avaient été conduits au supplice. À cette heure, les +souvenirs du passé assaillaient son esprit. Remontant à une année en +arrière, il se revoyait arrivant à Paris, tombant à l'improviste dans la +foule hurlante, et, parmi les flots pressés de cette foule, il suivait +par la pensée la sinistre charrette où, pour la dernière fois, il avait +aperçu ses parents ainsi que dans un sinistre cauchemar, sans pouvoir +les embrasser ni même leur parler. + +Comme au jour de ce drame abominable. Un tiède soleil de printemps +descendait du ciel et éclairait la terre. La Seine coulait lumineuse +entre ses hautes berges, au bord desquelles le Louvre, les Tuileries, le +Palais Mazarin, dressaient leurs façades monumentales et allait se +perdre au loin, sous les hauteurs verdoyantes de Passy qui s'étageaient +dans une lumière éclatante, où flottait une poussière d'or. Et devant ce +radieux spectacle, Bernard se demandait comment une ville si belle était +tombée au pouvoir des scélérats qui la déshonoraient et pourquoi Dieu +permettait que la nature, créée par lui et embellie par la main des +hommes, servît de cadre à leurs forfaits. Silencieux, le coeur oppressé, +il marchait à côté de Kelner qui n'osait interrompre ses rêveries et +réglait son pas sur le sien, sans protester contré la longueur de la +course. + +Lorsque, après plusieurs heures, ils revinrent à l'hôtel, Bernard +tombait de fatigue. Mais, résolu à se mêler désormais à la vie de Paris, +il déclara qu'il sortirait le lendemain et ensuite tous les jours. +Seulement, il entendait sortir seul, ayant, disait-il, acquis et payé +chèrement le droit d'être traité comme un homme et non comme un enfant. +Kelner, effrayé en songeant aux périls auxquels son jeune maître serait +exposé, alla supplier le P. David d'user de l'ascendant moral qu'il +exerçait sur Bernard pour le retenir. Mais, à sa grande surprise, le P. +David fut d'un autre avis que lui. + +--Laissez donc le chevalier agir à sa guise, dit-il. On ne saurait trop +le pénétrer du sentiment de sa responsabilité personnelle. Il est jeune +d'âge, mais mûr d'esprit, et à cette maturité, il faut un aliment qu'il +ne peut trouver qu'au dehors. C'est une émancipation prématurée +peut-être; mais dans les temps où nous sommes, on vieillit plus vite +qu'autrefois. + +À partir de ce jour, couvert par l'opinion du P. David, Bernard +entreprit des excursions quotidiennes à travers Paris, et si rapidement +se familiarisa avec les rues de la capitale qu'au bout d'une semaine il +était en état de s'y guider. On le voyait sous les galeries du +Palais-Royal où il assistait aux séances de clubs formés en plein vent, +sous les arbres du jardin, par des orateurs improvisés; au restaurant +Méot où dînaient d'illustres conventionnels; sur la terrasse des +Tuileries, où, à deux pas de la Convention, représentants et spectateurs +venaient continuer, en respirant l'air du jardin, les ardents débats +commencés dans l'assemblée. Un jour, perdu dans des groupes hideux, il +suivit jusqu'à la place de la Révolution, où avaient lieu maintenant les +exécutions capitales, une charrette de condamnés. Cédant à une soudaine +défaillance de son coeur, il ne cessa de les regarder qu'au moment où ils +montaient sur l'échafaud. + +À ces spectacles, son esprit et son coeur se trempaient: il y puisait +l'art de juger hommes et choses au gré de sa raison grandissante et de +sa jeune expérience. Il apprenait à détester le crime, à plaindre les +criminels, et, en enveloppant d'une commisération plus attendrie leurs +victimes, à reconnaître les fautes qu'elles expiaient quelquefois pour +leur compte et plus souvent pour autrui. Les gens qui voyaient passer, à +travers les tragiques et tumultueuses agitations de Paris, cet enfant +long et frêle, vêtu de noir comme un petit bourgeois et dont un grave et +ardent regard éclairait le visage pâle, ne se doutaient guère des idées +qu'il portait en lui, ni des chocs qui se produisaient entre celles +qu'il tenait de son éducation première et celles qu'il devait à sa +précoce science de la vie. Pour les comprendre, il aurait fallu causer +avec lui. Mais depuis que Valleroy s'était enfermé au Luxembourg, +Bernard ne parlait à personne de l'état de son âme, sauf au P. David +auquel chaque jour, en rentrant, il aimait à confier les impressions +qu'il rapportait de ses promenades et à qui il les confiait parce qu'il +savait que le vieux religieux ne le trahirait pas. + +C'est dans ces circonstances qu'il reçut un matin le billet de Valleroy +qui l'appelait au Luxembourg. Il se rendit à cet appel sans tarder. À la +porte de la prison, on lui demanda qui il était et ce qu'il voulait. +Quand il eut répondu qu'il venait pour voir son oncle, le geôlier +Valleroy, on le fit entrer dans la salle du greffe, où celui qu'il +demandait et qu'on était allé quérir devait venir le retrouver. Et là, +soudainement, il eut l'impression nette et saisissante des rapides +formalités de l'incarcération des détenus. Justement, on venait d'en +amener six, parmi lesquels se trouvaient deux femmes, l'une en cheveux +blancs, l'autre qui semblait avoir à peine vingt ans. + +Assis sur un banc contre le mur, ces infortunés paraissaient accablés. +Leur regard exprimait la résignation et l'angoisse. À l'appel de leur +nom, ils se levaient, s'approchaient du greffier, et d'une voix brisée, +répondaient à ses questions, questions brèves destinées uniquement à +établir leur identité. Le nom inscrit sur le registre d'écrou, on y +mentionnait sous une forme concise les causes de l'arrestation. Ces +causes ne variaient guère. C'était toujours de complot contre la +République et de relations avec les émigrés qu'on accusait les suspects. + +Le coeur serré, Bernard s'intéressait passionnément à ces scènes +douloureuses, quand entra Valleroy. Si vive fut la joie de l'enfant en +retrouvant son ami que les cruelles impressions qu'il venait de +ressentir s'apaisèrent un moment. Valleroy lui serra la main, puis +s'approcha du greffier auquel il dit quelques mots à voix basse. +Celui-ci regarda Bernard. Il écrivit ensuite quelques mots sur une +feuille imprimée qui se trouva sous sa main et qu'il lui remit en +disant: + +--Tiens, citoyen, voici une autorisation qui te permettra de circuler +librement dans la prison. + +--Suis-moi! dit alors Valleroy. + +Il entraîna Bernard dans la cour du palais, muette et déserte, les +prisonniers n'étaient pas encore descendus. + +--Tu m'as appelé, fit Bernard, et je me suis empressé de venir. + +--Je suppose que Kelner t'a accompagné jusqu'à la porte du Luxembourg. + +--Comme quand tu m'accompagnas au Temple, lorsque j'allai voir la reine? +demanda Bernard en souriant. Non, Kelner ne m'a pas accompagné. Je suis +assez grand pour aller seul, et je n'ai besoin ni de lui ni de personne. +Traite-moi comme un homme, Valleroy. + +--Tu vas voir que c'est comme un homme que je veux te traiter. + +--En quoi puis-je servir? + +Valleroy répondit à cette question en exposant à Bernard ce qu'il +attendait de lui. La mission qu'il entendait lui confier consistait à +être son intermédiaire auprès de Joseph Moulette, à recevoir les +communications de ce dernier et à lui transmettre celles que l'intérêt +de Mme de Jussac commanderait de faire au citoyen président, devenu +secrétaire de Fouquier-Tinville. + +--Ainsi, dit Bernard, je devrai me trouver en présence du personnage qui +a arrêté mes parents: qui, sans les connaître, les a poursuivis de sa +haine et est cause de leur mort? + +--Oui, tu devras te trouver en sa présence, Bernard, et ne rien trahir +des sentiments qu'il t'inspire. + +--Sais-tu que c'est une dure tâche que tu m'imposes? + +--Il te sera facile de l'accomplir jusqu'au bout, si tu veux te souvenir +que le salut de la chanoinesse de Jussac l'exige et qu'elle est la +bienfaitrice de Nina. Je pense de ce coquin ce que tu en penses +toi-même. Je feins cependant d'être son ami, son associé, son complice. +Guide-toi sur cet exemple, Bernard, il le faut. + +--J'y consens, mais à une condition. + +--Laquelle? + +--C'est que plus tard, quand nous n'aurons plus besoin de lui, nous nous +vengerons. + +À ces mots Valleroy parut hésiter. Mais le visage et la parole de +Bernard exprimaient tant d'ardeur passionnée et de volonté qu'il lui +prit les mains et répondit: + +--Oui, nous nous vengerons. Pour aujourd'hui, tu te rendras au Palais de +Justice afin de remettre à Fouquier-Tinville le pli que voici. Tu +arriveras à lui en t'adressant à Joseph Moulette, et tu ne manqueras pas +de dire à ce dernier que tu attends ses ordres pour me les apporter. +Désormais, tu viendras ici tous les matins. + +Ils causèrent encore quelques instants. Puis Bernard songea à se +retirer. Mais, à ce moment, éclatèrent à l'entrée de la cour un grand +mouvement et du bruit. La lourde grille tourna sur ses gonds, s'ouvrit +toute grande; une voiture entra, protégée par une escorte de gendarmes +et vint s'arrêter devant un perron par où on accédait au greffe. + +--Qu'est-ce que ces gens-là? demanda Bernard. + +--Des prisonniers qu'on vient écrouer. Ils arrivent de loin sans doute; +leur voiture est couverte de poussière et de boue. + +Un gardien s'était approché, ouvrait la portière, et les voyageurs +mirent pied à terre. Ce fut d'abord un vieillard de haute mine, vêtu +comme un homme de condition. À peine descendu, il se retourna et, se +découvrant, il tendit la main à une femme qui descendait à son tour. +Celle-ci, étant enveloppée d'une mante brune dont le capuchon +enveloppait sa tête, Bernard et Valleroy ne purent d'abord voir son +visage. Mais, une fois sur le perron, elle rejeta le capuchon sur ses +épaules d'un geste alangui, et alors, dans la pleine lumière du matin +apparut, sous un casque de cheveux blonds, sa figure fine et voilée de +mélancolie. Valleroy chancela. Bernard, saisi comme lui par la surprise, +lui prit fiévreusement le bras, et ils restèrent ainsi tous deux, cloués +au sol, tandis que de leur bouche sortait, dans un cri, ce nom si +souvent répété par eux depuis un an. + +--Tante Isabelle! + +Oui, c'était elle! Ils l'avaient crue morte et elle vivait! Mais d'où +venait-elle? Quelles aventures l'avaient conduite du champ de bataille +de Nerwinde à Paris? Comment y était-elle et pourquoi venait-elle, après +tant d'épreuves, s'échouer dans une prison? Et à la joie qui pénétrait +leur coeur, alors qu'ils la retrouvaient vivante, se mêlait une +inquiétude. Toujours immobiles, ils suivaient des yeux tante Isabelle et +la virent entrer dans la salle du greffe. + +--Il faudrait la rejoindre, dit Bernard, lui parler. + +--Gardons-nous-en bien, répliqua Valleroy. La secousse serait trop +violente pour son coeur et son émotion aussi funeste pour elle que +dangereuse pour nous. Je trouverai une occasion meilleure de l'avertir +que je suis près d'elle. Éloigne-toi, Bernard; ne songe qu'au message +que je t'ai confié. Demain, tu en sauras plus long sur la tante +Isabelle. Quelque excitée que fût sa curiosité, Bernard se résigna à +obéir. Il sortit et se dirigea vers le Palais de Justice, ayant hâte de +s'acquitter des commissions dont l'avait chargé Valleroy. Peu d'instants +après, il était en présence de Joseph Moulette. Quoiqu'il se fût +rencontré une fois avec lui, l'année précédente, au café des +_Trois-Couronnes_ à Coblentz, il ne se souvenait pas de l'avoir vu, et +quand on l'introduisit auprès du secrétaire de Fouquier-Tinville, auprès +de ce personnage malfaisant, cause première de ses malheurs, il était +aussi ému, aussi troublé que s'il fût entré dans la cage d'une bête +fauve. + +--Qui es-tu, petit, et que veux-tu? lui demanda Joseph Moulette. + +--Je suis Bernard, neveu de Valleroy, citoyen. Il m'envoie auprès de +toi, d'abord pour que tu me conduises chez l'accusateur public à qui je +dois remettre un rapport secret; ensuite, pour que tu me communiques les +instructions ou les ordres que tu aurais à lui faire parvenir. + +--Mais, toi-même, n'as-tu aucune communication à me faire de sa part? + +--Une communication très brève. Les choses qui t'intéressent marchent à +souhait. + +--Es-tu au courant de ces choses? + +--Mon oncle a confiance en moi et ne me cache rien. + +--Tu sais alors que tu ne dois me répéter ce qu'il te confie que lorsque +nous sommes seuls... + +--Je le sais, répondit Bernard. + +--Si nos accords étaient découverts, continua Joseph Moulette, notre +tête à tous trois aurait cessé d'être solide sur nos épaules. Maintenant +que te voilà prévenu, je vais avertir Fouquier-Tinville de ta présence. + +Il s'éloigna, revint presque aussitôt, fit un signe, et Bernard le +suivit dans le cabinet de l'accusateur public, sanctuaire redoutable où +il n'était aisé d'entrer et de s'assurer un favorable accueil que si +l'on venait comme dénonciateur ou comme espion. + +Fouquier-Tinville se tenait debout devant la cheminée sur laquelle un +buste de la liberté, coiffé du bonnet phrygien, étalait ses robustes +appas. Impénétrable et froid, il regarda venir Bernard qui, le coeur +agité, se dominant pour ne pas trahir ses émotions, s'avançait vers lui. + +--Tu as une lettre à me remettre, mon jeune citoyen? demanda +l'accusateur public. Presse-toi de me la donner. Le tribunal n'attend +plus que moi pour ouvrir l'audience et elle doit être longue... Il y a +toute une fournée d'accusés. + +Bernard, qui avait tiré de sa poche le pli destiné à l'accusateur +public, le lui tendit en saluant. Puis il resta debout, promenant ses +yeux autour de lui, tandis que le terrible magistrat lisait le mémoire +rédigé par Valleroy. Joseph Moulette, pendant ce temps, allait et +venait, autour du bureau, feuilletant les dossiers qui s'y trouvaient et +en prenant quelques-uns qu'il mettait à part. Quand il en eut formé une +liasse, il alla les enfermer dans un carton placé sur une étagère à côté +de beaucoup d'autres, et sur lesquels Bernard lut ces mots: _Dossiers +des prévenus à envoyer au tribunal_. Un frisson secoua son corps, car il +venait de comprendre que ce carton contenait la liste des futures +victimes et les pièces accusatrices savamment coordonnées pour justifier +leur condamnation. + +Cependant, Fouquier-Tinville avait achevé sa lecture et, par-dessus le +papier qui tremblait entre ses doigts, il regardait de nouveau l'enfant. +Tout à coup, s'adressant à Joseph Moulette, il lui dit d'un accent bref +et impérieux: + +--Laisse-nous, citoyen Moulette. + +Les yeux de Joseph Moulette exprimèrent la surprise que lui causait cet +ordre. Néanmoins, il mit un servile empressement à obéir. Il se dirigea +vers la porte, comme il y arrivait, Fouquier-Tinville reprit: + +--Il est arrivé hier de Lille au Luxembourg des prisonniers que le +Comité de surveillance a mandés à Paris. Parmi eux se trouve une femme +nommée Isabelle Lebrun. Elle est signalée comme ayant vécu à Coblentz et +à Liège parmi les émigrés. Dès que tu auras reçu les papiers qui la +concernent, tu me dresseras un rapport sommaire sur cette prévenue. Je +te rappelle aussi l'affaire Jussac. + +--Bien, citoyen accusateur public, répondit Joseph Moulette, qui s'était +arrêté pour recevoir les ordres de Fouquier-Tinville. + +Après ces mots, il sortit. Fouquier-Tinville et Bernard restèrent seuls. + +--Tu es le neveu de Valleroy? demanda le premier. + +--Oui, citoyen, le propre fils de sa soeur, répondit Bernard. + +--Professes-tu les mêmes opinions que lui? + +--Comme lui, je suis prêt à mourir pour la République et pour la +liberté. + +--Et en attendant de verser ton sang pour elles, tu les sers? + +--Je suis son exemple. + +--Quel âge as-tu? + +--Quinze ans, citoyen. + +--Connais-tu le contenu du pli que tu viens de m'apporter? + +--Non, citoyen; c'est ce matin seulement que, pour la première fois, mon +oncle m'a mandé près de lui. Il m'a fait connaître que, désormais, je +serais chargé de t'apporter les rapports qu'il aurait à te faire +parvenir. Il avait préparé celui-ci à l'avance et me l'a confié pour te +le remettre sans avoir le temps de m'en révéler le contenu. + +--Tu ne sais donc rien des tentatives de complot qu'il me dénonce? + +--Rien, citoyen. Mais ce n'est pas que mon oncle doute de ma discrétion. +Ce qu'il m'a laissé ignorer aujourd'hui, il se peut qu'il me l'apprenne +demain. + +--C'est donc qu'il te croit capable de garder un secret? Je veux espérer +qu'il ne se trompe pas. Tu es jeune, non assez cependant pour ne pas +être responsable de tes actes. Par conséquent, si tu te laissais tenter +par les ennemis de la République, si tu versais dans la trahison, tu +serais châtié comme un homme. + +--Les menaces ne sont pas nécessaires pour m'inciter à remplir mon +devoir, répliqua Bernard, d'un accent où se révélait l'orgueilleuse et +ferme volonté de ne jamais faillir. + +--Ta réponse est fière. Elle me garantit la pureté de ton civisme. Mais, +peut-on compter sur ton énergie, sur ta clairvoyance pour surveiller les +ennemis du peuple et déjouer les complots liberticides? Et si la +conduite de quelque citoyen te semblait louche, celui-là fût-il Joseph +Moulette ou ton oncle lui-même, le dénoncerais-tu? + +À ces paroles odieuses, un flot de sang monta aux joues de Bernard, une +indignation irritée gonfla son coeur. Sa jeunesse généreuse fut au moment +de protester. Mais il se contint à temps, saisi par cette pensée que, +s'il était assez faible pour se trahir, il se perdait et Valleroy avec +lui. Sous l'empire de cette crainte, il parvint non seulement à se +dominer, mais encore à feindre des sentiments contraires aux siens, et +d'une voix que faisait vibrer sa colère, il s'écria: + +--Celui-là, fût-il mon oncle, je le dénoncerais. + +Un mauvais sourire éclaira le visage de Fouquier-Tinville, comme s'il +eût été satisfait de découvrir, sous l'apparente candeur de l'enfant, +des sentiments aussi féroces que les siens. + +--Bien, bien, fit-il, je trouverai à utiliser ces heureuses +dispositions. Tu diras à ton oncle de continuer à épier les menées des +aristocrates et à se faire au besoin seconder par toi. Tu te prépareras +ainsi à rendre de plus grands services à la République. Toutes les fois +que tu voudras me parler, viens librement par la même porte +qu'aujourd'hui. Joseph Moulette recevra des ordres pour que tu puisses +toujours arriver jusqu'à moi, et même m'attendre ici, si j'étais au +tribunal. + +Bernard tressaillit. Presque malgré lui, son regard se coula vers le +carton où se trouvaient les dossiers des prévenus bons à envoyer devant +les juges et, une fois de plus, il dut se faire violence pour ne pas se +trahir, tant il était ému à la pensée qu'il pourrait se trouver seul +dans le cabinet de Fouquier-Tinville, en tête-à-tête avec ces dossiers +qui contenaient la mort, et qu'il rêvait de détruire pour anéantir les +preuves qu'ils renfermaient. + +Cependant, il fallait feindre encore, et, poursuivant son rôle, il dit +avec aplomb: + +--Merci pour ta bienveillance, citoyen. Je saurai m'en montrer digne. + +Il salua fièrement et sortit, tandis que Fouquier-Tinville se hâtait de +se rendre à l'audience du tribunal, qui allait s'ouvrir à quelques pas +de là. Joseph Moulette, très humilié de n'avoir pu assister à +l'entretien, en attendait la fin avec impatience. Dès qu'il vit Bernard, +il courut à lui: + +--Que t'a-t-il dit? demanda-t-il. + +Mais Bernard, le prenant de haut, répondit d'un ton pénétré. + +--Le citoyen accusateur public m'a fait défense de répéter à qui que ce +soit les propos qu'il m'a tenus. Sûrement, il t'en fera part. Mais c'est +un soin que je suis contraint de lui laisser. + +Joseph Moulette n'osa insister, et, quel que fût son dépit, il parvint à +le dissimuler. + +--La défense qui t'est faite est sacrée pour moi comme pour toi, fit-il. +Garde-toi de l'enfreindre. + +--Que devrai-je dire de ta part à mon oncle? reprit Bernard. + +--Rien, sinon qu'il se hâte d'agir. Tu as entendu Fouquier-Tinville me +réclamer le dossier de la ci-devant Jussac. Il serait fâcheux que ma +bonne volonté fût impuissante. Notre opération serait manquée. + +--Heureusement, tu pourras lui livrer celui d'Isabelle Lebrun qu'il t'a +réclamé aussi, observa Bernard. + +--Oh! celui-là, il l'aura dans trois jours et beaucoup d'autres en même +temps. C'est un loup affamé, ce Fouquier-Tinville, ajouta Joseph +Moulette en souriant ironiquement; il faut tromper sa faim. + +Pressé de revoir Valleroy et de lui révéler les détails de son entrevue +avec l'accusateur public, Bernard n'eut pas la patience d'attendre +jusqu'au lendemain. Dans l'après-midi, il retourna à la prison du +Luxembourg dont les grilles, sur le vu du sauf-conduit qui lui avait été +délivré le matin, s'ouvrirent devant lui. Libre de circuler à travers +les bâtiments, il se mit à la recherche de Valleroy et finit par le +découvrir dans un corridor, non loin de la cellule où était enfermée la +chanoinesse de Jussac. + +--Toi, encore! s'écria Valleroy. Qu'arrive-t-il? + +--Il arrive qu'à moins d'un miracle, tante Isabelle est perdue et que +Mme de Jussac le sera bientôt. + +Et Bernard répéta à son ami les paroles de Fouquier-Tinville. + +--Joseph Moulette, excité par sa cupidité, ajouta-t-il, trouvera moyen +de retarder la comparution de la chanoinesse devant le tribunal. Mais, +n'ayant pas de motifs pour déployer les mêmes efforts en faveur de tante +Isabelle, il va se hâter de préparer son dossier. Il le livrera, et, +alors, c'est la mort. + +--Il ne faut pas qu'il le livre, s'écria Valleroy. + +--Comment l'en empêcher? + +--Tu lui diras qu'Isabelle Lebrun est une ancienne amie de la +chanoinesse, que je les ai mises dans la même cellule, qu'avant peu, +rapprochées par la communauté de leur sort, elles n'auront plus de +secrets l'une pour l'autre et que tout ce qui aura été confié par +celle-ci à celle-là, je le saurai; que je suis sûr en conséquence de +connaître bientôt le secret de Mme de Jussac, mais à la condition que +les jours d'Isabelle Lebrun soient prolongés. Si elle meurt, je ne +réponds de rien. + +--Oh! voilà qui est bien trouvé! dit Bernard avec admiration. Nous +gagnerons ainsi un peu de temps. Mais en gagnerons-nous assez? Et +pourras-tu user longtemps de ce stratagème? + +--J'ai confiance en Dieu. Il ne voudra pas laisser périr ces deux nobles +créatures. Il étendra sa main pour les protéger, j'en suis sûr. Vois-tu, +Bernard, continua Valleroy avec conviction, les Parisiens commencent à +se lasser de voir verser des flots de sang. Après les avoir terrorisés, +Robespierre les irrite; ils sont las de son joug, et, un de ces jours, +ils se soulèveront. Déjà, dans la Convention, les ennemis de cet homme +commencent à relever la tête; ils s'agitent... + +--Tu crois qu'ils oseront se révolter? + +--Je crois surtout à une réaction. + +--Ce que tu penses, le P. David le pense aussi. Depuis quelque temps, il +a repris confiance et ne cesse de répéter que le règne des méchants va +finir. + +--Alors, nos amis seront sauvés! + +--Le ciel t'entende! murmura Bernard. Mais, dis-moi, ajouta-t-il, as-tu +pu t'entretenir avec tante Isabelle? + +--Quelques instants seulement, assez cependant pour savoir que ses +malheurs, depuis que nous l'avons perdue, ont égalé son courage. Relevée +grièvement blessée sur le champ de bataille de Nerwinde, elle fut +transportée par des Français fugitifs, d'abord à Bruxelles, puis à Mons +et de là à Lille, où elle fut soignée à l'hôpital et emprisonnée après +sa guérison. + +--Emprisonnée! Pourquoi? + +--À l'hôpital, on trouva dans ses vêtements des lettres d'émigrés +qu'elle avait emportées en quittant Liège. Ces lettres ont servi de base +à l'accusation dressée contre elle. + +--Et il a fallu plus d'une année pour la dresser? + +--Oui, plus d'une année. Pauvre tante Isabelle, que de souffrances, que +d'angoisses! D'abord, trois mois à l'hôpital; puis oubliée dans les +prisons de Lille; enfin, une instruction longue et vexatoire, rendue +plus longue par les exigences du Comité de surveillance de Paris qui +avait jugé l'affaire assez grave pour vouloir en connaître lui-même et +qui, plus tard, a exigé que l'accusée fût amenée ici. Et pour rendre +plus cruelle cette persécution, l'inconsolable douleur d'avoir perdu +Nina! + +--Mais, maintenant, elle doit savoir que Nina est vivante! Tu le lui as +dit, n'est-ce pas? + +--Oui, je le lui ai dit, et cette nouvelle a cicatrisé la plus profonde +plaie de son coeur meurtri. Mais la chère créature est encore bien +accablée! Pour lui rendre confiance après tant de déceptions et +d'épreuves, il faudrait la liberté et les caresses de sa fille adoptive. + +--Ne puis-je la voir, ne fût-ce qu'une minute? supplia Bernard. + +Valleroy ne répondit pas. Mais, après avoir regardé autour de lui et +s'être assuré que le corridor était désert en ce moment, il alla tirer +les verrous d'une porte qu'il entr'ouvrit en faisant signe à Bernard +d'avancer. Bernard s'approcha et, par l'entre-bâillement, il vit tante +Isabelle et Mme de Jussac. Au bruit des gonds, elles s'étaient levées et +se tenaient débout dans un angle de leur étroite cellule, l'inquiétude +aux yeux, effarées et toutes pâles. Mais à l'aspect de l'enfant qui leur +envoyait de la main des baisers, leur visage se transfigura. + +--J'embrasserai Nina pour vous deux! + +Bernard leur jeta ces mots d'une voix éteinte. Mais elles les +entendirent, et ce fut, dans les ténèbres de leur prison un rayon de +soleil qui les réchauffa pour tout le jour, et porte se referma sans +bruit. + +--Maintenant, sauve-toi, mon Bernard, dit Valleroy. Tu verras plus +longuement les nobles femmes à une heure plus propice; Quant à toi +songe, cher enfant, que, hors de cette prison, tu es leur unique appui; +que moi-même je n'ai d'autre complice que toi et ne peux compter que sur +toi pour tirer parti de la cupidité du citoyen Moulette et pour +détourner d'elles la férocité du tigre Fouquier-Tinville. + +--Oh! nous les sauverons! s'écria Bernard. + +À dater de ce jour, tous les matins, à la même heure, on eût pu voir +Bernard à la prison du Luxembourg et au Palais de Justice. À la prison, +il échangeait quelques mots avec Valleroy qui lui confiait, à d'assez +fréquents intervalles, une communication pour Joseph Moulette ou un +message pour Fouquier-Tinville. Au Palais de justice, il traversait +gravement les salles d'attente remplies de solliciteurs. Cuirassant son +coeur contre les émotions et la colère, il pénétrait chez Joseph Moulette +et même dans le cabinet de Fouquier-Tinville, où, sous prétexte +d'attendre l'accusateur public, il lui arrivait de rester seul. C'est +ainsi qu'il parvint à se rendre compte que chaque jour, en arrivant à +son bureau, Fouquier-Tinville tirait de son carton quelques dossiers +pour les envoyer au tribunal, prenant ordinairement ceux qui se +trouvaient au-dessus, ne touchant presque jamais à ceux qui se +trouvaient au-dessous, plus pressé de fournir des victimes au bourreau +que de les choisir. Il constata encore que, chargé de besogne, détourné +à tout instant, par des incidents imprévus et multiples, des affaires +qu'il avait paru suivre, le terrible accusateur les oubliait, arrivant à +la fin de ses fiévreuses journées sans avoir pu épuiser les occupations +qu'il s'était proposées le matin. Ces circonstances frappaient Bernard. +Il se promettait d'en tirer parti au profit de tante Isabelle et de Mme +de Jussac. + +Plusieurs semaines s'écoulèrent ainsi sans amener de changement dans la +situation des deux prisonnières. Il semblait même qu'on ne songeait plus +à elles, et Valleroy, heureux d'avoir gagné du temps, se flattait d'en +gagner encore. Au commencement du mois de juin, ou, pour parler comme le +calendrier républicain, à la fin de prairial, Bernard, en arrivant un +matin au Palais de justice, ne trouva pas Joseph Moulette dans la pièce +où il se tenait ordinairement. Il allait s'enquérir des motifs de son +absence, quand Fouquier-Tinville apparut, traversant cette pièce pour se +rendre à l'audience. + +--Tu cherches Joseph Moulette? dit-il à Bernard. Tu ne le reverras pas. +Ce misérable a été surpris en flagrant délit de trahison. Il usait des +pouvoirs dont je l'avais investi pour soustraire des coupables à la +justice du peuple et leur vendre ses services. Son crime est grand et il +le payera de sa tête. Médite cet exemple, et, puisque je t'ai accordé ma +confiance, songe au châtiment que subiront ceux qui l'ont trompée. Il +attend ceux qui la tromperaient. + +Il sortit, laissant Bernard terrifié par la perspective des périls que +l'arrestation de Joseph Moulette créait à ses amis et à lui-même. En +toute autre circonstance, il se fût réjoui de l'événement qui le +vengeait du personnage qu'il considérait comme l'artisan le plus actif +de son malheur. Mais il craignait que le coquin, en se voyant perdu, ne +voulût perdre du même coup ceux qui s'étaient servis de lui, et il +quitta le Palais de justice en proie à la plus vive inquiétude. +Lorsqu'au bout de vingt-quatre heures il y revint, il était anxieux, +pressé de savoir si ses amis et lui-même n'étaient pas compromis dans +l'aventure de Joseph Moulette. Et comme, avec une réserve prudente, il +cherchait à s'en informer, un des employés du bureau lui apprit que le +secrétaire de Fouquier-Tinville, arrêté, dans son lit, la veille, à 5 +heures du matin, avait été conduit à la prison du Plessis, non sans +avoir énergiquement protesté de son innocence et s'être réclamé des +habitants d'Épinal. L'ordre était donné d'instruire son procès. Mais, +sans doute, ce procès traînerait en longueur, et comme Joseph Moulette +comptait parmi ses compatriotes des défenseurs ardents il ne désespérait +pas de dérober sa tête au bourreau. + +Ces renseignements ne rassurèrent Bernard qu'à demi. Ils permettaient de +penser que le prévenu serait oublié au fond de sa prison, et que tant +qu'il ne verrait pas sa vie menacée, il s'abstiendrait de toute +révélation compromettante pour ses complices. Mais son arrestation n'en +mettait pas moins les prisonniers du Luxembourg à la merci de +Fouquier-Tinville, et c'est de cela, surtout, que Bernard s'alarmait. Ce +même jour, sous l'influence de ses alarmes, il pénétra dans le cabinet +de l'accusateur public. Avec une témérité qui pouvait lui coûter la vie, +il alla droit au carton où étaient enfermés les dossiers, l'ouvrit et +tira ceux du dessus. Sur l'un d'eux, il lut ce nom: «Ci-devant +chanoinesse de Jussac»; sur l'autre: «Isabelle Lebrun». + +Elles étaient là, les pièces accusatrices, les preuves accablantes. +Allait-il les détruire? Non, car si Fouquier-Tinville s'apercevait de +leur disparition, il en demanderait compte. Seulement, il les glissa +sous les autres, tout au fond du carton, en se promettant de venir +s'assurer tous les jours qu'elles étaient à la même place. + + + + +CHAPITRE XIX + +HÉROÏSME DE FEMME + + +On était maintenant en plein été et le mois de thermidor venait de +commencer. Dans le calendrier républicain, inauguré l'année précédente, +le 1er thermidor correspondait au 19 juillet. À cette époque, une +protestation lente et sourde commençait à s'élever contre la Terreur. +Elle montait de toutes parts, cette protestation. Elle se dressait en +face de Robespierre devenu, depuis la chute des Girondins, le maître +tout-puissant de la France; en face de ses complices, Couthon et +Saint-Just, membres comme lui du Comité de Salut public, et des nombreux +exécuteurs de leurs volontés. Ceux qui la formulaient n'étaient pas +seulement terrorisés, c'étaient aussi les premiers terroristes que +Robespierre avait espéré anéantir en frappant Danton et qui maintenant +relevaient la tête, devenaient menaçants, appuyés sur la réaction que +provoquait l'abus qu'il avait fait de son pouvoir. + +Lui-même comprenait la nécessité d'arrêter la Terreur. Il le proclamait +en déclarant que seuls les tyrans et les aristocrates devaient subir les +rigueurs des lois et que, désormais, les innocents devaient être +épargnés. Mais arrêter la Terreur n'était point facile à ceux qu'on +accusait de l'avoir déchaînée, et de plus en plus, la Convention, où il +comptait plus d'ennemis que d'amis, s'attachait à le leur faire +comprendre. Lancés sur la pente où d'autres avant eux avaient glissé, +nul frein ne pouvait les y retenir. Ils étaient condamnés à aller +jusqu'au bout et à périr par les armes qu'ils avaient forgées. Tout +appel à la modération formulé par eux ne pouvait que les affaiblir, et +tout retour en arrière leur était interdit. C'est en vain qu'ils +s'efforçaient de résister à l'évidence, elle les écrasait. L'instrument +dont ils avaient abusé s'énervait, se paralysait entre leurs mains, et +en même temps qu'éclatait pour eux la nécessité de fortifier par un acte +énergique, avec l'appui de la Commune et des clubs, leur pouvoir +ébranlé, un parti se formait dans la Convention pour les renverser. + +Au 1er thermidor, cette situation se posait nettement, grosse de +complications prochaines et de crises violentes. Les Parisiens, chaque +jour, à leur réveil, se demandaient qui allait l'emporter de la faction +de Robespierre, ayant avec elle et pour elle le club des Jacobins, la +Commune et les principaux chefs de la garde nationale, ou de la +coalition des réactionnaires que la Convention comptait dans son sein. +En attendant le dénouement, et comme pour se le rendre plus sûrement +favorable, les terroristes redoublaient de rigueurs et de cruautés. Le +tribunal révolutionnaire ne cessait pas de condamner, la guillotine +d'exécuter, et alors qu'ils n'avaient jamais été plus près de la +délivrance, les Parisiens pouvaient craindre de n'être jamais délivrés. +La physionomie de Paris était lamentable. La ville appartenait aux +brigands. Les honnêtes gens évitaient de se montrer dans les rues. Avec +l'été revenu, la misère, dont on avait tant pâti durant les mois +d'hiver, perdait son caractère aigu, non que les privations fussent +moindres, mais parce que, grâce à la belle saison, on les supportait +mieux. + +Il n'y avait jamais eu plus grand encombrement dans les prisons. Les +vides qu'y faisait le bourreau étaient comblés aussitôt, grâce à des +arrestations nouvelles. Le pain manquait ainsi que la viande. Les +citoyens étaient à la ration, et la difficulté de se procurer des vivres +devenait telle que des familles entières souffraient de la faim. Il +était clair que cet état de choses ne pouvait durer. Cependant, si grave +qu'il fût, la chanoinesse de Jussac et tante Isabelle avaient jusqu'à ce +jour échappé à la mort. Il est vrai que l'accusateur public +Fouquier-Tinville, emporté maintenant par une folie homicide poussée au +paroxysme, avait chaque jour tant d'arrêts de mort à signer qu'il les +signait sans les lire, et que pour fournir un aliment à l'activité du +tribunal révolutionnaire, comme à celle du bourreau, il leur envoyait +des victimes sans se demander si elles étaient innocentes ou coupables. +C'est au hasard et non d'après une volonté raisonnée qu'il les +désignait, prenant dans l'énorme tas de dossiers que lui envoyait le +Comité de Sûreté générale ce qui tombait sous sa main, négligeant même +d'établir l'identité des prévenus, si bien qu'il arrivait que ceux +auxquels on ne songeait pas étaient conduits à l'échafaud à la place de +ceux qu'on avait voulu y envoyer. + +Si la chanoinesse de Jussac et tante Isabelle étaient encore épargnées, +si jamais le dossier contenant l'acte d'accusation dressé contre elles +ne se présentait aux mains de Fouquier-Tinville, c'est que Bernard, +habitué du cabinet de l'accusateur public, s'y introduisait tous les +jours à l'heure où il était sûr de n'y rencontrer personne et +enfouissait ce dossier sous les autres, avec l'espoir qu'on n'irait pas +le chercher où il l'avait mis. Mais, en s'exposant ainsi pour les +sauver, il ne se dissimulait pas que leur vie ne tenait qu'à un fil. +Qu'il fût surpris au moment où il cachait la pièce accusatrice et tout +était perdu. Il suffisait même qu'un jour, il lui fût impossible de se +trouver seul dans le repaire de Fouquier-Tinville pour que le nom des +deux prisonnières oubliées se présentât au souvenir ou aux yeux de ce +dernier et pour qu'il les traduisît devant le tribunal. C'est là surtout +ce que redoutait Bernard, ce qui lui suggérait les angoisses qu'il +confiait au P. David, à Valleroy, à Kelner, et qu'ils ressentaient au +même titre que lui. + +Cependant, depuis trois mois que la chanoinesse de Jussac et tante +Isabelle étaient détenues à la prison du Luxembourg, l'espoir de la +délivrance ne les avait pas un seul jour abandonnées. C'est à Valleroy +qu'elles devaient le maintien de cet espoir, aux soins empressés qu'il +ne cessait de leur prodiguer, à sa sollicitude toujours en éveil, qui +les accompagnait à toutes les heures des longues et monotones journées +de leur captivité. Quoiqu'il affectât de se montrer bienveillant et +humain envers les nombreuses prisonnières placées sous sa surveillance, +c'est surtout pour la chanoinesse et pour tante Isabelle qu'il se +plaisait à adoucir les rigueurs du règlement de la prison. Elles +jouissaient de toutes les faveurs qu'il pouvait accorder sans se +compromettre. Elles en jouissaient avant de les avoir sollicitées. Elles +vivaient librement dans la cellule où il les avait réunies. Elles +pouvaient même y recevoir quelques-uns de leurs compagnons d'infortune, +et comme, d'autre part, un lien d'étroite sympathie s'était formé entre +elles, qu'elles y fussent en nombreuse compagnie ou seules, elles s'y +trouvaient heureuses. + +Dès leur première rencontre dans l'étroite chambre elles s'étaient +senties attirées l'une vers l'autre. En dépit de ses préjugés +aristocratiques, la chanoinesse n'avait pas été longue à tomber sous le +charme de tante Isabelle, à lui témoigner un tendre attachement, et +celle-ci à payer en respectueuses et incessantes prévenances la dette +qu'elle avait contractée envers la mère adoptive de Nina. Nina! c'était +elle qui réunissait dans un même sentiment affectueux les deux pauvres +captives; par elle, en parlant d'elle qu'elles se consolaient. Privées +de voir l'enfant, ne sachant de son sort que ce que leur en disait +Valleroy, elles se promettaient une égale joie de la retrouver un jour, +de la reprendre sous leur protection. La chanoinesse allait même plus +loin. Elle rêvait d'une rentrée triomphante au château de Jussac et s'y +voyait à jamais établie entre Nina et tante Isabelle. Ces divers espoirs +fréquemment et longuement caressés apaisaient les tristesses de la +prison, et tante Isabelle déclarait qu'après les cruelles épreuves +qu'elle avait subies, nulle existence ne lui eût semblé plus douce que +celle qu'on menait au Luxembourg, si seulement elle avait été libre d'y +garder Nina à côté d'elle. + +Cette vie, d'ailleurs, était presque joyeuse, comparée à celle des +infortunés, détenus dans les autres prisons de Paris. Au Luxembourg, les +prisonniers jouissaient d'une liberté relative. Ils pouvaient se réunir +entre eux, se visiter, et même, avec un peu d'habileté, s'assurer, à un +prix modéré, le droit de recevoir des communications du dehors, à la +condition qu'elles auraient pour unique objet les nouvelles publiques ou +le sort d'êtres chers et aimés. Brusquement, ces faveurs diminuèrent et +finirent par être supprimées par une décision du bureau de la police +générale, qui découvrit ou feignit de découvrir au Luxembourg une +conspiration. Il y eut parmi les prisonniers des arrestations opérées. +Plusieurs d'entre eux payèrent de leur vie le soupçon faux ou fondé +qu'ils avaient encouru. La surveillance, dès ce moment, devint plus +sévère. + +Mais, grâce à Valleroy, la chanoinesse et tante Isabelle n'eurent pas +trop à en souffrir. La protection de leur gardien continua à veiller sur +elles, leur évita les mesures vexatoires que d'autres durent supporter, +sans que jamais les traitements dont elles étaient l'objet donnassent +lieu à des protestations. On redoutait Valleroy parce qu'on le savait en +relations avec Fouquier-Tinville, mais on l'aimait parce qu'il avait +maintes fois employé son crédit à améliorer le sort des prisonniers, et +ses protégées bénéficièrent autant de la reconnaissance qu'il méritait +que des craintes qu'il inspirait. Quand Joseph Moulette fut arrêté, +Valleroy partagea un moment l'effroi de Bernard et redouta comme lui +d'être compromis par les dénonciations du citoyen président ou même par +le souvenir de leurs relations en apparence amicales. Il s'attendit +durant tout un jour à être décrété d'arrestation et ne respira que +lorsqu'il apprit que Joseph Moulette s'était laissé emprisonner sans le +désigner comme son complice. + +À ce moment, les échos du dehors commençaient à apporter dans la prison +les rumeurs qui s'élevaient à travers Paris et présageaient la fin du +pouvoir exécré de Robespierre. À partir du Ier thermidor, ces rumeurs se +précisèrent. Elles annonçaient l'éclat des rivalités qui, depuis +longtemps, s'étaient élevées entre le parti de Robespierre et la +Convention. On racontait que Robespierre, appuyé sur les sections de +Paris et de la garde nationale, voulait provoquer dans le sein même de +la Convention un mouvement en sa faveur et l'écraser si elle lui +résistait. Mais on disait celle-ci résolue à se défendre, à user de ses +pouvoirs, pour mettre hors la loi quiconque méconnaîtrait son autorité, +celui-là fût-il Robespierre. + +Dans ces nouvelles qui se pressaient et enfiévraient Paris, Valleroy +puisait l'espérance de voir finir la captivité des milliers d'innocents +qu'avaient incarcérés les terroristes. Il se croyait au terme de ses +angoisses et goûtait une indicible joie à communiquer à ses protégées +tous les bruits propres à faciliter leur confiance et la sienne. +Maintenant, le matin venu, il attendait avec impatience l'heure qui +devait amener Bernard au Luxembourg. Dès qu'il l'apercevait, il courait +à lui, l'interrogeait, dévorait des yeux les journaux que lui apportait +l'enfant. Puis il se hâtait d'aller répéter à Mme de Jussac et à tante +Isabelle ce qu'il venait d'apprendre. + +C'est ainsi que le 8 thermidor, alors qu'entre les autorités rivales, +Robespierre et la Commune d'un côté, et de l'autre, la Convention, +parlant au nom de la loi, la lutte se préparait sans qu'on pût prévoir +encore pour qui se prononcerait Paris, Valleroy se promenait à grands +pas dans la cour du Luxembourg chauffée par le soleil de juillet, qui au +même moment, incendiait les cervelles des Parisiens et ajoutait à leur +exaltation. À tout instant, ses yeux se tournaient vers la grille +d'entrée, exprimaient les anxiétés d'une attente prolongée et +paraissaient interroger un être invisible et mystérieux. Soudain, un +rayon de plaisir éclaira son visage. Mais ce ne fut qu'un éclair qui +s'éteignit presque aussitôt dans un assombrissement soudain de sa +physionomie. Bernard venait vers lui, non avec l'expression de gravité +douce qu'il portait ordinairement sur le visage, mais livide, le regard +effaré, les cheveux en désordre et tout essoufflé par la rapidité de sa +course. + +Valleroy pressentit un malheur. + +--Qu'as-tu donc? lui demanda-t-il. + +--J'ai que le dossier de tante Isabelle n'est plus dans le carton de +Fouquier-Tinville. Il y était hier avec celui de la chanoinesse; je les +ai vus tous deux. Il n'y en a plus qu'un aujourd'hui. + +--On a enlevé l'autre! s'écria Valleroy écrasé par cette nouvelle. + +--On l'a enlevé pour l'envoyer au tribunal, sans doute. + +--Non, non, c'est impossible! Le ciel ne peut vouloir que tante Isabelle +périsse, alors que nous sommes parvenus à la dérober jusqu'ici au +bourreau et que, demain peut-être, la guillotine sera renversée! C'est +impossible. + +Sa voix tremblait; des larmes montaient à ses yeux, coulaient sur ses +traits où se révélait son désespoir, tandis que ses mains s'agitaient +convulsivement. + +--Par grâce, Valleroy, supplia Bernard, domine-toi, ou tu vas te perdre. + +--Et qu'importe! soupira le pauvre garçon... Pourquoi vivre si tante +Isabelle meurt? + +--Pourquoi vivre? Ne suis-je donc plus rien pour l'ami à qui je dois de +n'être pas mort de douleur et de misère? Pourquoi vivre! As-tu oublié +ton devoir? Valleroy n'appartient-il plus à Malincourt? + +Et comme dans la cour presque déserte personne ne s'occupait d'eux, +Bernard saisit la main de son ami et la garda dans la sienne, +s'efforçant, par cette étreinte, de le rappeler à lui-même. + +--Oui, tu as raison, reprit alors Valleroy, j'ai fait à ton père une +promesse, celle de ne pas t'abandonner. Je dois la tenir, je la +tiendrai. Mais je veux tenter de sauver tante Isabelle. + +--La sauver! Comment? + +--Je ne sais encore. Mais je trouverai. Dieu m'inspirera. + +Il poussa ce cri sans conviction, comme un soldat désarmé qui ne veut +pas s'avouer vaincu. Sauver tante Isabelle, alors qu'elle serait appelée +au tribunal et condamnée, était une tâche au-dessus de ses forces, et il +le savait bien. Quant à la faire évader, il n'y fallait pas songer, les +consignes étaient trop sévères et trop rigoureusement observées pour +qu'on pût tenter de les enfreindre avec quelque chance d'y réussir. Il +aurait fallu un miracle, et déjà, à cette époque, on ne croyait plus aux +miracles. + +Ces objections s'élevaient dans la pensée de Valleroy, et pour la +première fois depuis qu'il était venu s'enfermer au Luxembourg, il +sentait s'ébranler les fermes espoirs qui, jusqu'à ce jour, avaient +fortifié son énergie et sa confiance. Mais ce fut pire encore quand la +lourde grille de l'entrée s'ouvrit avec fracas pour livrer passage à une +charrette vide qu'escortaient des gendarmes et qui, après avoir franchi +l'enceinte de la prison, vint s'arrêter devant le greffe. Oh! cette +charrette, il la connaissait bien, étant accoutumé à la voir arriver +tous les jours. C'était elle qui venait chercher les prisonniers pour +les conduire au tribunal et de là à la mort, après une courte halte à la +Conciergerie. + +--Tout est perdu! murmura Valleroy en désignant à Bernard le lugubre +équipage. + +Et tous deux restèrent debout au milieu de la cour, immobiles, les +jambes tremblantes, pendant que le chef de l'escorte descendait de +cheval et entrait dans le bureau du greffier où il resta quelques +instants. Quand il en sortit, il n'était pas seul. Il avait à ses côtés +le gardien-chef de la prison et le greffier, ce dernier tenant à la main +une feuille de papier sur laquelle étaient inscrits plusieurs noms. +C'était la liste des détenus que réclamait l'accusateur public. + +--Qu'on fasse descendre tous les prisonniers, ordonna le gardien-chef en +s'adressant à Valleroy. + +Valleroy, contraint d'obéir, rentra dans la prison, transmit l'ordre à +ses camarades qui le répétèrent. Alors, ce fut, dans les corridors, des +cris d'appel, des fracas de portes ouvertes et fermées, des bruits de +pas sur les dalles, une rumeur de voix éplorées, à travers laquelle on +était surpris d'entendre passer des rires. Et à tous les étages, de +toutes les issues aboutissant aux escaliers, sortaient des gens de tout +âge et de toute condition qui se hâtaient de descendre dans la cour où +ils se rangeaient en demi-cercle, les vieillards appuyés aux bras +d'hommes plus jeunes qui les soutenaient les femmes pressées et +effarées, les unes contre les autres, la pâleur aux joues, mais se +raidissant pour surmonter leur angoisse et ne pas paraître avoir peur. +Le nombre de ces infortunés était considérable; c'est par centaines +qu'on les comptait. Parmi eux, on distinguait des gentilshommes, dont +quelques-uns portaient encore les riches costumes d'autrefois, des +bourgeois des paysans, pour la plupart vêtus de noir; des grandes dames +parées comme pour un jour de fête, des femmes du peuple, des prêtres, +des religieuses et même des enfants. C'est dans toutes les classes +sociales que la Terreur ramassait ses victimes. + +Bernard s'était jeté dans un coin et regardait, le coeur serré, ce triste +spectacle, cherchant dans cette foule la chanoinesse de Jussac et tante +Isabelle. Il s'étonnait de ne les avoir pas encore vues, quand, sur le +seuil de la prison, apparut la chanoinesse, conduite par Valleroy. + +Alourdie par son embonpoint, appuyée sur sa haute canne, elle marchait +lentement et vint se placer dans un groupe formé de gens qu'elle +connaissait. Alors, un vieillard lui offrit son bras, et elle s'y +suspendit, en prononçant des paroles de remerciement. + +Valleroy s'était rapproché de Bernard. + +--Et tante Isabelle? demanda ce dernier. + +--Elle est couchée, souffrante, et dormait encore, répondit Valleroy. Je +n'ai pas osé la réveiller. Il sera toujours temps d'aller la chercher, +si on l'appelle. + +À ce moment, l'appel commençait. Dans le silence, le greffier jetait les +noms à haute voix. Homme ou femme, le prévenu désigné pour le bourreau +disait rapidement adieu à ses compagnons, recevait leurs étreintes, et +venait se ranger près de la charrette, entre les gendarmes. + +On n'entendait ni plaintes ni cris, à peine un gémissement répondant à +la voix du greffier. Les douleurs restaient muettes, les larmes +coulaient sans bruit, soit que l'habitude de voir mourir eût cuirassé +les coeurs contre les émotions bruyantes, soit que ceux que la Terreur +laissait encore vivre eussent compris qu'il importait de ne pas +ébranler, par d'inutiles manifestations, le courage de ceux qui allaient +quitter la vie. Quatorze personnes furent ainsi appelées. Valleroy et +Bernard écoutaient cette funèbre énumération, saisis d'une horrible +angoisse, espérant toujours que la liste était épuisée et que le nom de +tante Isabelle n'y figurait pas. + +Mais, tout à coup, le greffier reprit: + +--Isabelle Lebrun, comédienne. + +Valleroy chancela, s'appuyant d'une main sur le bras de Bernard, et, de +l'autre, étreignant sa poitrine en feu, sous sa veste d'uniforme. +Personne ne répondait à l'appel du greffier. + +--Isabelle Lebrun, répéta ce dernier. + +Valleroy, dont relevait la prisonnière absente, s'attendait à être +interpellé par le gardien-chef et à recevoir l'ordre d'aller la quérir, +quand, soudain, il vit la chanoinesse de Jussac abandonner le bras sur +lequel elle s'appuyait, sortir des groupes et s'avancer vers le +gardien-chef, en disant: + +--Excusez-moi, Monsieur, je n'avais pas entendu. + +Il y eut dans les rangs de ceux qui la connaissaient comme un murmure de +protestation. Mais, d'un regard impérieux, elle imposa silence à ses +amis, et aucun d'eux ne dénonça son généreux mensonge qu'au milieu de +cette foule de prisonniers les gardiens ne remarquèrent même pas. +L'accusateur public leur demandait une femme; c'est une femme qu'ils lui +livraient sans demander qui elle était. Quant à Valleroy, il s'était +élancé pour protester à son tour, entraîné par l'ardent désir d'arracher +la chanoinesse à la mort. Mais, sans que ni Bernard, ni personne l'eût +retenu, il s'arrêta aussi épouvanté par ce qu'il allait faire que par ce +qu'il laissait faire. D'un mot, il pouvait sauver Mme de Jussac. Il lui +suffisait de pousser un cri, de signaler au greffier l'erreur +volontairement commise par celle qui devait en être la victime. Mais, +prononcer ce mot, pousser ce cri, signaler cette erreur, c'était perdre +tante Isabelle, l'envoyer à la guillotine. Oh! qu'avec joie il eût, en +ce moment, offert sa vie pour les délivrer toutes deux. Par malheur, en +se perdant, il ne les aurait pas sauvées, et il se trouvait dans cette +effroyable alternative d'avoir à laisser mourir l'une ou de condamner +l'autre. Et tandis que ces pensées torturaient son esprit, ordre avait +été donné aux prisonniers de monter dans la charrette. Maintenant, ils +s'y trouvaient tous, les femmes assises sur des planches posées +transversalement en guise de banquettes, les hommes debout. + +--C'est complet, cria le gendarme commandant l'escorte, qui venait de se +remettre à cheval. En route! + +Et, comme une voiture de boucher chargée de moutons qu'on mène à +l'abattoir, la charrette s'ébranla et roula lourdement sous la voûte du +palais, tandis que les prisonniers à qui on permettait encore de vivre +se désespéraient de toutes parts et que Bernard et Valleroy assistaient +de loin à ce départ, consternés et pénétrés d'épouvante. Le fracas des +roues se perdit dans une subite poussée de cris. C'était la foule massée +au dehors qui accueillait de ses huées les prévenus dont commençait le +supplice. La grille s'était déjà refermée que ces cris retentissaient +encore. Bernard dit alors: + +--Si tante Isabelle, en s'éveillant, s'aperçoit de la disparition de la +chanoinesse et apprend la vérité, elle ira se livrer pour son amie. + +Valleroy tressaillit. + +--Elle n'apprendra pas la vérité, fit-il brusquement. Je vais l'enfermer +à clé dans sa cellule, et, jusqu'à demain, personne ne pénétrera auprès +d'elle. Quant à toi, suis la charrette, et sache ce que va devenir Mme +de Jussac. + +Ils se séparèrent, et Bernard sortit du palais en toute hâte. En marche +vers la Conciergerie, par les rues tortueuses du quartier Latin, le +convoi des prévenus, quand il le rejoignit, entrait dans la rue +Dauphine, où déjà stationnait une grande foule venue là, non pour voir +passer la sinistre charrette, mais pour commenter les événements qui se +précipitaient et allaient mettre aux prises la Convention et la Commune. +Cette foule rejetée à droite et à gauche, contre les maisons, par les +gendarmes, regarda défiler le cortège sans pousser les ordinaires cris +qu'en pareil cas, et depuis de si longs mois, la peur lui arrachait. Son +attitude maintenant disait l'horreur du sang versé, la pitié pour les +victimes, la haine des bourreaux et l'impérieux besoin de tirer +vengeance de leurs forfaits. + +Ces sentiments, non encore hautement manifestés, éclataient avec tant de +force dans l'expression des visages que les sans-culottes et les +tricoteuses qui suivaient la charrette arrêtèrent leurs danses et leurs +clameurs cannibalesques, dans la crainte de provoquer des protestations. +Quelques voix même s'élevèrent en faveur des prévenus. Allait-on encore +guillotiner ceux-là? N'était-ce pas assez d'avoir coupé le cou à des +milliers d'innocents? Les juges et le bourreau ne se lasseraient-ils +donc pas de leur sanglante besogne? Il y eut un moment où la foule +devint menaçante. Les gendarmes se regardèrent et, aux signes échangés +entre eux, on put deviner que si quelque tentative était faite pour +délivrer les prisonniers, ils ne s'y opposeraient pas. Qu'un homme +énergique et entreprenant se fût trouvé là, et les sans-culottes eussent +été culbutés, les prévenus mis en liberté. Mais cet homme ne se +rencontra pas et le peuple, si longtemps terrorisé, n'osa violer les +lois. Robespierre vivait encore; il exerçait encore le pouvoir. À cette +heure, il allait monter à la tribune de la Convention pour dévoiler les +iniquités de ses ennemis, et ses partisans annonçaient qu'il en +descendrait triomphant. + +Les prévenus arrivèrent donc sans encombre jusqu'au Pont-Neuf. Là, leur +escorte se resserra autour d'eux et on atteignit ainsi la Conciergerie +dont les portes s'ouvrirent pour les recevoir et se refermèrent +aussitôt. Alors, Bernard se rendit au Palais de justice et entra dans la +salle où le tribunal révolutionnaire allait tenir son audience. Il +attendit une heure environ, perdu parmi les spectateurs qui se +pressaient dans l'espace réservé au public. Puis il vit entrer +successivement l'accusateur public Fouquier-Tinville, les juges, en tête +desquels marchait leur président Dumas, et enfin les accusés désignés +pour comparaître les premiers. + +Leur procès fut bref. Un interrogatoire sommaire, le réquisitoire de +l'accusateur public, la condamnation et ce fut tout. La chanoinesse de +Jussac comparut à son tour. Assurément, si elle eût révélé son nom, +évoqué le souvenir de son frère mort au service de la République, on +n'eût osé la condamner. Mais aux premières questions qui lui furent +posées, elle répondit: + +--Je me nomme Isabelle Lebrun. + +--Tu as conspiré avec les ennemis de la patrie, lui dit le président. Tu +étais à Coblentz, à Bruxelles, à Liège, partout où se tramaient des +complots. + +--J'y étais et j'ai conspiré, répliqua-t-elle. Condamnez-moi. + +On la condamna. Elle écouta l'arrêt, la tête haute, un sourire +dédaigneux sur les lèvres. Les sentences prononcées à cette audience +reçurent leur exécution le même jour, comme si Fouquier-Tinville, en +prévision des événements qui se préparaient, eût voulu hâter le supplice +des condamnés que ces événements auraient sauvés. C'est ainsi que périt, +victime de son héroïque dévouement, la chanoinesse de Jussac. Quant à +tante Isabelle, elle devait ignorer longtemps en quelles circonstances +elle avait été sauvée, Valleroy ayant jugé prudent de les lui taire pour +ne pas accroître la vive douleur qu'elle ressentit en apprenant la mort +de sa compagne de captivité. + +Le 9 thermidor, dans l'après-midi. Robespierre, son frère, et ceux de +ses collègues du Comité de Salut public qui avaient pris parti pour lui +étaient décrétés d'arrestation par la Convention nationale et mis hors +la loi. Le lendemain, après des tragiques péripéties qui appartiennent à +l'histoire, ils montaient sur l'échafaud et y recevaient la mort de la +main du même bourreau par lequel ils avaient fait verser à flots le sang +des innocents, celui de leurs rivaux et de leurs complices. Ce jour-là +Paris et la France se crurent délivrés. Ils se trompaient. Leurs maux +n'étaient pas finis. Longtemps encore ils devaient subir d'autres +tortures et connaître d'autres douleurs. Mais à ce premier moment, ils +respiraient, soulagés; ils s'attachaient passionnément à l'espoir d'un +avenir réparateur, et l'allégresse était générale parmi tous ceux qui, +si longtemps, avaient été menacés, opprimés et persécutés. Ce qui +ajoutait à la joie publique, c'est que partout s'ouvraient les prisons, +et que les détenus étaient mis en liberté, tandis que les suspects qui, +durant la Terreur, s'étaient tenus cachés, osaient enfin se montrer dans +la rue. + +Vers la fin de cette émouvante journée, dans une salle du ci-devant +hôtel de Malincourt, tante Isabelle, Nina, Bernard, Valleroy et le P. +David étaient réunis. Après un court repas servi par Kelner et par Rose, +les coudes sur la table, ils s'entretenaient des événements passés et +des pauvres morts tombés en chemin au cours de ces émouvantes aventures. +Tout à coup et comme la conversation semblait languir, Valleroy, assis à +côté de tante Isabelle, désigna Nina qui jouait avec Bernard sous le +regard attendri de l'ancien moine bénédictin et dit à demi-voix: + +--Vous souvenez-vous, tante Isabelle, de l'entretien que nous eûmes, sur +le bateau de Coblentz, la première fois que nous nous vîmes, voici deux +ans? + +--Quel entretien? demanda la jeune femme. + +--Je vous disais que nous avions tous deux, vous et moi, une tâche +égale, un enfant à protéger et à élever et que, pour m'aider à préparer +aux devoirs de la vie celui qui m'était confié, je voudrais une compagne +comme vous. «Elle serait une mère pour lui, ajoutais-je, et je serais un +père pour Nina.» + +--Oui, je me souviens, répondit tante Isabelle avec mélancolie. + +--Bernard sera bientôt un homme, reprit Valleroy; mais, en attendant +qu'il le devienne, une maternelle influence lui serait nécessaire. Quant +à Nina, elle est si jeune encore qu'elle aura longtemps besoin d'une +sollicitude telle que la vôtre et d'un appui tel que le mien, de telle +sorte que le voeu que j'exprimais il y a deux ans n'a rien perdu de sa +raison d'être. Ne pensez-vous pas comme moi? + +--Oui, je pense comme vous. + +--Alors, ce voeu, voulez-vous le réaliser, tante Isabelle? Si vous me +jugez digne de vous, voulez-vous être ma femme? + +Et la main ouverte sur la table, le regard anxieux et suppliant, il +implorait une réponse favorable. Tante Isabelle ne la fit pas longtemps +attendre. Pendant quelques minutes, elle resta silencieuse et +recueillie, les yeux à demi clos, comme si elle interrogeait sa raison +et son coeur. Puis elle se redressa, et, laissant tomber sa main dans +celle qui la sollicitait, elle répondit: + +--Je le veux bien, Monsieur Valleroy. + +Ce même soir, Joseph Moulette parvenait à sortir de la prison du Plessis +où il avait été enfermé par ordre de Fouquier-Tinville. À lui comme à +d'autres, la chute de Robespierre apportait le salut. Mais ce salut, il +le devait au hasard seulement, car il n'avait cessé, depuis le +commencement de la Révolution, d'être pour les oppresseurs contre les +opprimés. Aussi, redoutant d'être recherché comme jacobin et de devenir +victime de la réaction qui commençait, s'empressait-il de quitter Paris. + + + + +CHAPITRE XX + +RETOUR À SAINT-BASLEMONT + + +Une lourde chaise de poste chargée de bagages et contenant cinq +voyageurs, sans compter le postillon, venait de traverser au grand trot +des quatre chevaux qui y étaient attelés un des pittoresques vallons +qu'on rencontre à l'entrée des Vosges. On était en l'an III de la +République une et indivisible, au mois de brumaire, c'est-à-dire en +octobre 1794, vers le milieu de l'après-midi. Des nuages grisâtres +voilaient le fond du ciel et, lorsqu'à de longs intervalles, ils se +déchiraient sous les efforts du soleil automnal, ce n'était que pour +laisser passer de pâles rayons impuissants à égayer la mélancolie du +paysage sur lequel soufflait un vent sec et rude, qui emportait dans ses +courtes rafales les dernières feuilles des arbres, desséchées et +jaunies. + +Au sortir du vallon, la route se bifurquait. D'un côté, elle allait vers +Épinal; de l'autre, par une montée très dure, vers le village de +Saint-Baslemont qu'on apercevait au sommet du coteau que couronnait, +comme une forteresse, le vieux château apporté en dot au comte de +Malincourt par la riche héritière qu'il avait épousée. C'est cette +montée que prirent les chevaux, en ralentissant leur allure. + +Par des sentiers pierreux, la voiture s'éleva, dominant de plus en plus +les prairies, les vignes, les forêts, au fur et à mesure que +s'élargissait l'espace, vu de plus haut, dans son cadre de collines qui +se violaçaient sous la lumière assombrie du jour déclinant. + +--Réveille-toi, Bernard, dit tout à coup l'un des voyageurs, en +s'adressant au chevalier de Malincourt qui sommeillait dans le fond de +la voiture entre Nina endormie et tante Isabelle pensive, dans son coin. + +--Où sommes-nous donc, Valleroy? demanda Bernard en frottant ses yeux +encore appesantis. + +--Nous arrivons à Saint-Baslemont et, comme je l'avais prévu, nous y +arrivons avant la nuit. + +Bernard, sans répondre, allongea le cou par-dessus les genoux de tante +Isabelle, pour passer la tête à la portière afin de voir plus vite la +maison où s'était écoulée son heureuse enfance et d'où il s'était enfui +deux ans auparavant. Mais il ne vit rien qu'un grand mur du haut duquel +tombait, sur les pierres moussues, un épais rideau de lierre et coupé, +çà et là, par intervalles, de brèches qu'avait ouvertes le temps ou la +main des malfaiteurs. Par ces brèches, le regard pénétrait dans le parc +mais sans en percer les profondeurs, tant étaient pressés et branchus +les troncs des arbres. Bernard se rejeta dans le fond de la voiture, +dépité de n'avoir pu même apercevoir la façade grise dont sa mémoire +conservait le souvenir, ni les vieilles tours de Saint-Baslemont. Puis, +se tournant vers sa petite amie que venaient d'éveiller ses mouvements: + +--Nina, fit-il, nous allons entrer dans mon château. + +--Où est-il, ton château? interrogea Nina. + +--Là, parmi ces arbres, répondit Bernard. + +--Ne te hâte pas de le déclarer tien, mon petit, intervint alors +Valleroy. Savons-nous seulement en quelles mains il est tombé et si +elles voudront nous le restituer? + +--Qu'on nous le restitue ou non, il n'en est pas moins la propriété de +mon frère et la mienne, l'héritage de nos parents. On a pu nous en +déposséder. Ce n'est pas ce qui nous empêche d'en être les maîtres +légitimes, les seuls. N'ai-je pas raison, tante Isabelle? + +--Vous avez raison, Monsieur Bernard. Mais il ne faut pas le crier trop +vite ni trop haut. + +--Ne pas crier si je suis dépouillé! répliqua Bernard avec impétuosité. +On me vole et je n'ai pas le droit de crier: «Au voleur!» + +--Ce n'est pas le droit que je conteste, objecta tante Isabelle. Je dis +qu'il est prudent, par les temps où nous sommes, de ne pas se lancer à +l'aventure dans des réclamations bruyantes que la résistance des +détenteurs actuels de votre bien, appuyés sur les lois, rendrait +inutiles et que tout acte de violence rendrait dangereuses. Interrogez +le P. David, Monsieur Bernard. Je suis sûre qu'il sera de mon avis. + +Assis à côté de Valleroy, le P. David suivait ce débat en silence, mais +un sourire sur les lèvres comme s'il eût été satisfait d'assister à +cette éclosion de virile énergie dans l'âme de Bernard qu'il considérait +un peu comme son ouvrage. Interpellé par tante Isabelle, il répondit: + +--Votre droit n'est pas contestable, Bernard. Mais les jacobins en ont +violé beaucoup d'autres qui n'étaient pas moins sacrés et que leurs +victimes ne recouvreront jamais. Ils ont, par des lois arbitraires, +sanctionné leurs iniquités et ils ont coupé le cou à ceux qui +protestaient contre ces lois. + +--Ce temps est passé, mon Père. Robespierre n'est plus. + +--Ses successeurs valent-ils mieux que lui? demanda le vieillard d'un +air de doute. Avant de quitter Paris, Valleroy, après avoir établi votre +qualité d'héritier du comte de Malincourt, a fait constater que vous +n'avez pas été porté sur la liste des émigrés et qu'en conséquence, vous +n'êtes pas déchu de votre droit à l'héritage de vos parents. On lui a +répondu qu'après leur mort, leurs biens ont été confisqués et mis en +vente, et vous savez quelles démarches longues et multipliées il a dû +faire pour obtenir que, si le château de Saint-Baslemont n'a pas trouvé +d'acquéreur, mais dans ce cas seulement, vous en soyez considéré comme +propriétaire. + +--Alors, s'il y a eu un acquéreur?... fit Bernard. + +--S'il y a eu un acquéreur, vous ne rentrerez en possession de votre +bien qu'autant qu'il voudra bien vous le revendre. C'est inique; mais +cela est ainsi. + +Bernard ne protesta pas. Mais son attitude révélait qu'il n'était pas +convaincu. + +--Ajoutez, mon Père, reprit Valleroy, que la décision qui rend au +chevalier son héritage, s'il n'a pas passé dans des mains étrangères, +constitue une rare faveur; qu'elle n'a été rendue que parce que j'ai pu +acheter les bonnes grâces de ceux qui étaient chargés de la rendre, et +surtout parce qu'ils ignoraient que Bernard a été émigré de fait. Mais +cette circonstance peut être divulguée, et alors nos efforts auraient +été inutiles. Les lois contre les émigrés sont toujours en vigueur. + +--La sagesse ne t'abandonne jamais, Valleroy, murmura Bernard vaincu par +ce raisonnement et déjà résigné. Je me tairai, quoi qu'il arrive; je +serai prudent et j'approuve d'avance ce que tu feras. + +Le silence recommença dans l'intérieur de la voiture qui continuait à +gravir la côte de Saint-Baslemont, et l'on n'entendit plus que le bruit +des roues écrasant les cailloux et le pas régulier des chevaux sur la +route montante. + +Trois mois s'étaient écoulés depuis la chute de Robespierre. La France +respirait, délivrée du sanglant cauchemar qui, durant deux ans, avait +pesé sur elle. Peu à peu, elle prenait une physionomie nouvelle par +suite du rétablissement de la vie sociale et de la vie domestique. Le +luxe longtemps proscrit réapparaissait dans les rues de Paris comme dans +les maisons! L'or recommençait à circuler. Les salons se rouvraient, non +ceux de la noblesse que la peur et des lois rigoureuses non encore +abolies retenaient à l'étranger, mais ceux de la bourgeoisie qui se +hâtait de ressaisir son influence. Chacun se sentait redevenir libre. +Sur les visages, si longtemps en larmes, des sourires révélaient +l'allégement des âmes. + +Cet allégement, il est vrai, n'était pas sans contrainte. Le coup de +thermidor qui avait renversé Robespierre s'était produit plutôt comme un +accident brutal et inattendu, aux effets passagers, que comme un +événement venant en son temps et à son heure, avec un caractère +définitif. On ne pouvait oublier que les personnages qui s'étaient +déclarés brusquement contre Robespierre avaient été ses complices, que +ses crimes étaient leurs crimes, et que, durant la Terreur, ils ne +s'étaient montrés ni moins impitoyables, ni moins féroces que lui. Sur +les mains de Tallien, de Barrère, de Collot d'Herbois, de Fouché, de +Fréron, de Barras, de tous ceux qu'on appelait les thermidoriens, il n'y +avait pas moins de sang que sur les siennes. S'ils s'étaient décidés à +faire le siège de son pouvoir, c'est qu'ils avaient craint de devenir +ses victimes. En l'envoyant à la mort, ils s'étaient moins préoccupés de +faire cesser la Terreur que de sauver leur tête. Mais, à peine maîtres +du gouvernement, ils avaient confirmé les mesures déjà votées contre les +émigrés et les prêtres, et il n'était pas sûr que si quelque événement +menaçait leur puissance, ils n'eussent recours, pour la consolider ou la +défendre, à ces mêmes terroristes parmi lesquels ils comptaient tant +d'anciens alliés et qui, même lorsqu'ils étaient traqués et proscrits, +ne se résignaient pas à leur défaite. + +Ces circonstances paralysaient encore les espoirs conçus au lendemain du +9 thermidor et maintenaient sur la France une anxieuse inquiétude. On +s'efforçait cependant de la dissimuler ou de l'oublier. On se jetait +avec d'autant plus d'ardeur dans la vie reconquise qu'on avait été plus +près de la mort. Ce qui caractérisait la réaction soudain déchaînée +c'était le besoin de représailles et de vengeances qui animait les +coeurs. De toutes parte, elles commençaient à s'exercer, faisant succéder +aux crimes qu'elles voulaient châtier d'autres crimes non moins +abominables. Dans le Midi, c'étaient des massacres où périssaient par +centaines coupables et innocents; un peu partout des assassinats isolés, +quelques-uns aggravés par la cruauté des raffinements ajoutés au +supplice. Pour assouvir ces fureurs, des bandes s'étaient formées. Elles +allaient par les campagnes, pillaient les propriétés de ceux qui +s'étaient montrés favorables au régime de la Terreur. Elles mettaient +les propriétaires à mort. La plupart du temps, les assassins étaient +masqués. Leur ordinaire vengeance consistait dans la chauffe, d'où le +nom de chauffeurs qu'on leur donna. Avant de tuer la victime, on lui +brûlait les pieds pour l'obliger à confesser ses crimes ou à révéler en +quel lieu elle cachait son argent. C'était une Terreur nouvelle. + +Au début, elle avait eu pour unique mobile des motifs politiques. Mais +bientôt vinrent s'y mêler des motifs personnels et particuliers. Dès +lors, personne ne fut assuré d'être à l'abri des exploits des +réactionnaires thermidoriens. Ces exploits devinrent non moins atroces +que ceux des terroristes. Ils dégénérèrent en un vaste brigandage: +diligences arrêtées, voyageurs détroussés, courriers de poste attaqués +et volés. + +À Paris, la réaction offrait une physionomie moins barbare. Mais elle +accomplissait son oeuvre avec une égale ardeur, une égale violence. Des +bandes de jeunes hommes allaient par les rues, armés de gourdins, +toujours prêts à courir sus à quiconque était suspect de terrorisme. On +les rencontrait dans les bals populaires, dans les cafés, dans les +salles de spectacles, sur les promenades, faisant fête aux nobles non +émigrés, à peine sortis de leur prison ou des retraites obscures où ils +avaient vécu depuis deux ans, et menaçant les jacobins exposés à leur +tour aux délations, à l'emprisonnement ou même à la mort. La Convention +s'effrayait de ces représailles déchaînées par elle, le jour où elle +avait condamné Robespierre. Elle s'alarmait des progrès de l'opinion +thermidorienne que professaient les royalistes, et, bien qu'elle +s'efforçât de les contenir et de paralyser leur action, bien qu'elle les +combattit sans répit ni trêve, ainsi qu'elle le fit en les écrasant à +Quiberon, elle était contrainte de tolérer leurs violences dans les +villes et leurs crimes dans les campagnes, de telle sorte qu'à +l'effusion du sang des aristocrates succédait l'effusion du sang des +révolutionnaires sans qu'il lui fût possible de l'arrêter. Tel était +l'état de la France au moment où Bernard et Valleroy, accompagnés de +Nina, de tante Isabelle et du P. David, arrivaient à Saint-Baslemont. + +Plusieurs causes avaient déterminé ce voyage. L'une d'elles +n'intéressait que Valleroy. Son mariage avec tante Isabelle étant +décidé, c'est dans son village qu'il souhaitait de le voir célébrer. À +cet effet, dès le lendemain du 9 thermidor, il avait fait part de ses +intentions à sa fiancée, qui les avait approuvées, heureuse d'aller +vivre durant quelques mois, sinon toujours, dans la paix des champs, +sous le ciel natal de son mari. Les autres motifs du départ étaient +tirés de l'intérêt de Bernard, que Valleroy considérait comme supérieur +au sien. + +Après avoir conservé l'hôtel de Malincourt aux héritiers du comte et de +la comtesse, grâce au dévouement de Kelner et à sa propre habileté, il +avait hâte de savoir ce qu'il était advenu du château de +Saint-Baslemont. Pendant les jours sanglants de la Terreur, il n'avait +osé s'en informer, une telle démarche offrant trop de périls, alors +surtout qu'il faisait passer Bernard pour son neveu. Après la chute de +Robespierre, quand il devenait possible de se renseigner, il s'était +heurté à d'autres difficultés. On n'avait pu lui dire à Paris si le +château confisqué de droit, à la suite de la condamnation de ses +propriétaires, avait été mis en vente, ni même si des acquéreurs +s'étaient présentés. Le désordre administratif, en ces temps agités, +s'aggravait de la difficulté des communications, et, finalement +Valleroy, résolu à partir pour les Vosges, s'était borné à faire établir +que Bernard, ne figurant pas sur la liste des émigrés, devait être mis +en possession des biens de ses parents, s'ils n'avaient pas été aliénés. + +À une époque où toute faveur était tarifée, il n'avait pu enlever qu'à +prix d'or et qu'à la suite de démarches multipliées cette décision +bienveillante. Mais, à l'heure où il s'éloignait de Paris, en emmenant +avec lui les êtres qu'il aimait, tant de joie gonflait son coeur qu'il ne +regrettait ni le temps perdu ni l'argent dépensé. Les mauvais jours +eux-mêmes, ces jours allongés par la douleur et l'angoisse, il les +oubliait. Parvenu au terme de sa course, après un long et fatigant +voyage, il n'y pensait plus, à ces jours maudits; toute son âme se +concentrait dans la contemplation de l'avenir qui, pour la première +fois, s'annonçait clément et doux. Cependant, on atteignait le sommet de +la côte de Saint-Baslemont. La chaise de poste, emportée par son robuste +attelage, roula avec fracas sur le pavé, entre les maisons du village, +se dirigeant vers le château. Alors, dans l'entre-bâillement des portes, +aux croisées entr'ouvertes se montrèrent des têtes curieusement +penchées. Attirés au seuil de leurs demeures par le bruit des roues, les +habitants de Saint-Baslemont se demandaient quels étaient ces voyageurs +qui arrivaient en grand équipage dans un temps et dans un pays où, en +fait d'équipages, on ne rencontrait guère, depuis plusieurs années, que +ceux des commissaires de la République en mission. Et comme la voiture +s'arrêtait sur la place du château, devant les vieilles grilles, elle y +fut entourée d'une foule de gens pressés de voir les arrivants. Valleroy +ouvrit vivement la portière et mit pied à terre. Puis, tandis que ses +compagnons descendaient derrière lui, il interpella les curieux. + +--Bonjour, mes amis, dit-il. Ne me reconnaissez-vous pas? + +Et comme on lui répondait en prononçant son nom, il ajouta: + +--Oui, c'est moi qui vous reviens après une longue séparation, et qui +vous ramène le fils de vos anciens seigneurs, celui que vous appeliez le +chevalier de Malincourt. Embrasse ces braves gens, Bernard, +continua-t-il, en s'adressant à ce dernier. Ils ont toujours été les +fidèles amis de ta maison. + +Bernard s'exécutait. Très ému, mais très digne, il parcourait les +groupes, distribuait des poignées de main, recevait de rudes accolades, +et son retour inattendu provoquait tant de cris de joyeuse surprise, +tant de manifestations sympathiques, qu'il ne savait comment exprimer sa +propre joie et traduire sa reconnaissance. Pendant ce temps, Valleroy +causait à l'écart avec de vieilles connaissances, s'informait des +événements survenus en son absence et se renseignait, afin de savoir si +le château avait été mis en vente. Tout à coup, il appela Bernard, et +celui-ci s'étant approché, il lui dit: + +--Remercions Dieu, Bernard. Le château t'appartient toujours. Après la +mort de tes parents, il a été confisqué avec leurs autres biens et le +décret de confiscation a même été signifié à la municipalité de +Saint-Baslemont. Mais elle n'en a tenu aucun compte. Elle a toujours +négligé de mettre le domaine en vente et s'est contentée de le prendre +sous sa protection, de telle sorte qu'à défaut d'un nouveau propriétaire +et grâce à la décision que j'ai fait rendre en ta faveur, non seulement +tu es libre de rentrer à Saint-Baslemont, mais encore tu peux t'y +considérer toujours comme chez toi, et ce résultat, tu le dois aux +anciens vassaux de ton père qui, tous, sans exception, se sont faits les +complices de la municipalité pour empêcher la vente de tes biens. + +--Oh! les braves gens! s'écria Bernard. Mes amis, dit-il en s'adressant +à eux, je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour mon frère et +pour moi. + +--Mais où est-il, votre frère? demanda une voix. Pourquoi ne le +voyons-nous pas avec vous? + +Embarrassé pour répondre, Bernard regarda Valleroy comme pour solliciter +un conseil. Valleroy comprit et fit lui-même la réponse. + +--Le citoyen Armand nous rejoindra bientôt et il s'unira au citoyen +Bernard pour vous remercier du dévouement dont vous leur avez donné +l'éclatant témoignage. Et maintenant, reprit-il, en s'adressant à +Bernard, entre dans ta maison, mon enfant; entres-y la tête haute et +reprends-en publiquement possession. + +Lui-même s'avança vers la grille, saisit une chaîne qui descendait le +long de la porte et la tira brusquement. On entendit un son de cloche, +et, des communs situés sur la droite de la cour d'honneur, on vit sortir +un vieillard robuste et très droit, dont le visage sillonné de rides +s'éclaira d'un sourire d'étonnement en apercevant la bonne figure de +Valleroy. + +--C'est Chourlot! fit Valleroy. Arrive, mon vieux, cria-t-il. Je te +ramène ton maître. + +Chourlot hâtait le pas. Puis, quand il fut près de la grille, il tira de +sa poche une clé que ses mains tremblantes introduisirent dans la +serrure, tandis qu'il bégayait, d'une voix qu'étranglaient les larmes: + +--Valleroy! Monsieur le Chevalier! + +--Ne m'appelle plus ainsi, dit Bernard. La Révolution a aboli les +titres. + +--Elle a eu beau les abolir, vous serez toujours pour moi M. le +chevalier! + +La porte était ouverte, et Bernard, sautant au cou du brave homme, +l'embrassa vigoureusement! Ce dernier balbutiait: + +--M. le comte m'avait confié le château. Je vous le remets, Monsieur le +chevalier; vous le trouverez tel qu'il l'a laissé. Grâce à Dieu, je n'ai +pas eu à défendre votre domaine, car toute la population de +Saint-Baslemont m'aidait à le garder. + +Bernard, de nouveau, remercia ces braves gens. Puis, prenant congé +d'eux, il franchit la grille, suivi de ses compagnons de route, et +pénétra dans la cour d'honneur, au fond de laquelle le château déroulait +son antique façade, enveloppée de silence et voilée de mélancolie, avec +ses portes et ses fenêtres closes. Mais, quelques instants après, elles +s'ouvraient, ces fenêtres et ces portes, et, de nouveau, la vieille +maison se remplissait d'air et de lumière. Comme l'avait dit Chourlot, +elle était telle que l'avait laissée Bernard, deux ans avant, lorsqu'il +s'enfuyait sous la conduite de Valleroy. Il voulut la parcourir du haut +en bas, revoir la chambre de ses parents, la salle où ils avaient été +arrêtés par Joseph Moulette, la chambre où lui-même était né et où, tant +de fois, il avait attendu le sommeil, bercé dans les bras de sa mère. + +Pendant ce temps, Valleroy descendait dans les souterrains et s'assurait +que les trésors de la famille de Malincourt étaient toujours à la place +où le comte, au moment de partir, les avait enfouis. Tranquille de ce +côté, il s'occupa de préparer pour Bernard, pour tante Isabelle, pour +Nina, pour le P. David et pour lui-même, une installation provisoire, en +attendant qu'on pût secouer la poussière entassée sur les murs, sur les +meubles, sur le plancher, remettre chaque chose à sa place, rendre au +château sa physionomie d'autrefois. + +--Si j'avais été prévenu de votre arrivée, disait Chourlot, j'aurais +tout préparé pour vous recevoir. + +--Mais je ne pouvais te prévenir, répondait Valleroy. Je ne savais si le +château n'avait pas passé en d'autres mains, ni même si tu y étais +encore. + +Avant la nuit, grâce à Chourlot et à d'anciens serviteurs du comte de +Malincourt qui s'étaient consacrés aussi à la garde et à la conservation +du domaine, les ordres donnés par Valleroy étaient exécutés, les +chambres prêtes, et les voyageurs pouvaient procéder à quelques soins de +toilette avant de se réunir pour le souper. Quand on se mit à table, +Bernard avait déjà parcouru le parc en compagnie de Nina et revu les +lieux familiers où s'était écoulée son enfance. + +Après le repas, tante Isabelle alla coucher l'enfant, qui tombait de +fatigue et de sommeil. Elle ne vint retrouver, ses amis qu'après l'avoir +vu s'endormir. Bernard alors se retira, car lui aussi était las de ce +long voyage de Paris à Saint-Baslemont qui durait depuis huit jours. + +Tante Isabelle, le P. David et Valleroy restèrent donc seuls. + +--Parlons maintenant de nous, mon Père, dit alors Valleroy à l'ancien +religieux. Avant de quitter Paris, je vous ai confié l'intention où nous +sommes, tante Isabelle et moi, de nous marier et notre volonté de +célébrer ici notre mariage. C'est même pour nous aider à réaliser ce +projet que vous avez consenti à nous accompagner à Saint-Baslemont. + +--Ce n'est en effet, que dans ce but, répondit le P. David. J'ai hâte de +partir pour l'Italie. Il y a à Rome une maison de l'Ordre auquel +j'appartiens. J'espère qu'on voudra m'y recevoir. La Révolution m'a +délié de mes voeux, mais elle n'en avait pas le droit, et l'eût-elle +possédé, ce droit, je n'en voudrais pas profiter. Moine je suis, moine +je veux mourir. Je partirai donc, dès que vous serez mariés, mes amis. + +--Nous ne vous retiendrons pas longtemps, mon Père. Dès demain, je ferai +à la municipalité de Saint-Baslemont les déclarations nécessaires en vue +de notre union. D'ici à huit jours, elle pourra y procéder. Mais comme +tante Isabelle et moi ne considérons le mariage civil que comme une +formalité insuffisante, nous vous demanderons ensuite de nous bénir. La +cérémonie s'accomplira ici, secrètement, et ensuite vous serez libre. +M'approuvez-vous, tante Isabelle? + +--J'approuve tout ce que vous faites, Valleroy, répondit la jeune femme +en tendant la main à son fiancé. + +--Tout reste donc ainsi convenu, reprit Valleroy. + +On dormit paisiblement cette nuit-là au château de Saint-Baslemont. Pour +la première fois depuis deux ans, après tant de cruelles épreuves +héroïquement supportées, Bernard et ses amis pouvaient se livrer au +repos en toute sécurité, sans avoir à redouter les jours qui devaient +suivre. + +Le lendemain, tout le monde était debout de bonne heure. Tandis que +Bernard promenait à travers le domaine de Malincourt tante Isabelle, +Nina et le P. David, Valleroy commençait ses démarches auprès de la +municipalité en vue de hâter son mariage et de faire régulariser en même +temps la situation de Bernard, à l'aide des décisions qu'il avait +obtenues avant de quitter Paris, en faveur de l'héritier des Malincourt. +Comme il l'avait prévu, ces démarches et les formalités qu'elles +nécessitaient exigèrent une semaine durant laquelle il eut à s'occuper +de rendre habitable le château. Mais il se prodigua, et, grâce à son +activité, les choses, à l'expiration du terme qu'il s'était fixé, +avaient marché comme il le souhaitait. + + + + +CHAPITRE XXI + +LE TEMPS S'ENVOLE + + +Un matin, de bonne heure, tante Isabelle et Valleroy se rendirent à la +municipalité de Saint-Baslemont. En présence de quatre témoins, le maire +les maria conformément aux lois nouvelles édictées par la Révolution. +Puis ils rentrèrent au château où le P. David devait, la nuit venue, +consacrer leur union d'après les rites de l'Eglise, abolis par le +nouveau régime, mais que, même en pleine Terreur, les catholiques +avaient observés autant qu'ils le pouvaient. Après le souper, dans une +pièce située au premier étage, qui servait jadis d'oratoire à la +comtesse de Malincourt, le P. David, aidé de Bernard et de Valleroy, +dressa un autel qu'il orna de guipures et de dentelles, de candélabres +d'argent et de fleurs d'arrière-saison, cueillies dans le parc avant la +fin du jour par tante Isabelle. L'église du village, abandonnée depuis +longtemps, avait fourni les vêtements sacerdotaux, les vases sacrés, et +même pour Bernard, qui devait assister l'officiant, une soutane rouge et +un surplis d'enfant de choeur. + +Puis, lorsque ces préparatifs furent terminés, on attendit dans le +recueillement que sonnât minuit. Alors, dans cette chapelle improvisée, +vinrent prendre place Chourlot et Nina qui seuls devaient être présents +à la cérémonie, puis Valleroy et tante Isabelle. Ils s'agenouillèrent +devant l'autel, et, au moment où les pendules du château frappaient les +douze coups de minuit, le P. David entra, précédé de Bernard. + +En quelques paroles éloquentes, il traça aux époux le tableau de leurs +nouveaux devoirs et formula les voeux dont il allait demander pour eux la +réalisation. Il les unit ensuite et célébra la messe à leur intention, +tandis que, courbés au pied de la croix, ils remerciaient Dieu qui +mettait un terme à leurs épreuves et liait à jamais leurs coeurs en leur +versant l'oubli du passé dans la perspective d'un bonheur infini. + +La cérémonie était terminée déjà, le P. David avait quitté les vêtements +sacerdotaux, quand soudain, du rez-de-chaussée, monta un bruit sourd. À +l'une des portes du château, du côté du parc, des coups précipités se +faisaient entendre. Il y eut un moment de surprise et d'inquiétude. + +--Qui nous arrive? demanda Valleroy en se levant. + +--Nous n'attendons personne, objecta tante Isabelle. + +--C'est peut-être Armand qui revient! s'écria Bernard. Sur ce mot, +Valleroy s'élança hors de la pièce, suivi de Chourlot qui portait un +flambeau. Ils arrivèrent au rez-de-chaussée contre la porte à laquelle +on frappait. Et comme les coups redoublaient: + +--Qui va là? interrogea Valleroy. + +--Un proscrit qui sollicite un asile, répondit une voix mâle. + +--Il n'y a de proscrits aujourd'hui que les jacobins et les terroristes +souffla Valleroy à l'oreille de Chourlot. Défions-nous... + +--N'ouvrez pas! murmura Chourlot. + +--Tous les malheureux ont droit à notre pitiés Tournant la clé dans la +serrure, Valleroy entre-bâilla la porte. L'ouverture n'était pas grande, +mais, si peu qu'elle le fût, elle l'était assez pour permettre à un +homme de passer, et le proscrit, s'y précipitant, entra dans le château +où, à peine entré, il tomba à genoux, sans qu'on pût voir son visage +dissimulé sous les larges bords de son chapeau. + +--Par pitié, ne me repoussez pas, murmura-t-il. Je suis poursuivi; j'ai +marché depuis le lever du jour et n'ai pu trouver ni un morceau de pain +ni un verre d'eau. + +--Dites au moins qui vous êtes, reprit Valleroy. Puisque vous vous êtes +arrêté à cette porte, c'est que vous saviez que personne, dans notre +maison, n'est capable de vous dénoncer. + +Alors, l'inconnu redressa son front courbé, en se relevant lentement. +Mais, tout à coup, il bondit et poussa un cri en montrant son visage à +Valleroy, qui, stupéfait à son tour, laissait échapper de ses lèvres le +nom de celui qu'il venait de reconnaître et qui n'était autre que Joseph +Moulette, dit Curtius Scoevola, président du club des jacobins d'Epinal, +et ancien secrétaire de l'accusateur public Fouquier-Tinville. + +--Oui, c'est moi, c'est bien moi, Joseph Moulette. Mais, toi-même, +Valleroy, comment es-tu ici? + +--Je répondrai plus tard à ta question, fit Valleroy. Tu m'as dit tout à +l'heure que tu avais faim et soif. Tu vas manger et boire. Nous +causerons ensuite. + +À voix basse, il donna un ordre à Chourlot, qui disparut. + +--Le château est-il habité? interrogea Joseph Moulette en promenant tout +autour de lui des regards qui trahissaient son inquiétude. + +Valleroy devina sa pensée; + +--Il est habité. Mais ceux qui l'habitent ont l'âme noble et généreuse, +et tu ne cours aucun risque au milieu d'eux. + +--Je peux donc respirer. C'est la première fois depuis mon départ de +Paris, que je dormirai sans craindre d'être surpris par ceux qui me +cherchent. + +--Viens d'abord te rassasier. + +Passant le premier, Valleroy conduisit le citoyen président dans la +salle à manger où Chourlot venait de mettre un couvert sur un coin de +table et de servir les restes du souper. + +--Je me reconnais, dit Joseph Moulette, on s'asseyant. C'est ici, dans +cette pièce, qu'en 92, j'arrêtai le ci-devant comte de Malincourt et la +ci-devant comtesse, son épouse. + +--C'est donc par ta faute qu'ils sont allés à l'échafaud, répliqua +Valleroy. Ne rappelle pas ce souvenir dans leur maison. Cela te +porterait malheur. + +Joseph Moulette le regarda, une expression de crainte aux yeux, car, +dans cet avertissement, il avait saisi comme un accent de menace. La +physionomie tranquille de Valleroy le rassura. Cédant au besoin, il se +mit à manger avec avidité. Tant que dura son repas, Valleroy resta +silencieux, se contentant de le contempler. Mais, bientôt, cette +attitude devint intolérable à Joseph Moulette. Pour échapper plus vite à +ce regard qui l'enveloppait et semblait vouloir pénétrer jusqu'à son +âme, il se hâta. + +--J'ai fini, dit-il tout à coup en repoussant son assiette d'un geste +brusque et en s'écartant de la table. Raconte-moi maintenant comment il +se fait que je te retrouve dans cette maison. + +--Parle le premier, citoyen président. + +--Eh ne me donne plus ce titre. J'expie assez cruellement le périlleux +honneur de l'avoir porté. Je lui dois mes malheurs actuels. C'est grâce +à lui que je suis hors la loi. + +--Après le rôle que tu as joué pendant la Terreur, il fallait s'y +attendre, observa philosophiquement Valleroy. + +--Tu te souviens qu'au moment de la chute de Robespierre, j'étais en +prison, continua Joseph Moulette. L'événement de thermidor ne me surprit +pas. Je l'avais prévu le jour même de mon arrestation. Du moment qu'il +tolérait qu'on emprisonnât les patriotes tels que moi, Robespierre était +perdu. + +--Tu fus arrêté parce que Fouquier-Tinville t'accusa de le trahir. + +--Et c'est vrai que je le trahissais. Mais, tu sais pourquoi, Valleroy. +Je voulais que la ci-devant chanoinesse de Jussac et la nommée Isabelle +Lebrun vécussent aussi longtemps que ce serait utile à nos intérêts. + +--N'invoque pas cette excuse, Joseph Moulette. Ce n'est pas en +prolongeant l'existence de ces pauvres femmes que tu t'es perdu. +Fouquier-Tinville a toujours ignoré les engagements que tu avais pris +envers moi et notre accord. Ce qui t'a valu ta disgrâce, c'est que tu +vendis tes services à d'autres malheureux auxquels tu avais promis de +les sauver. Et cela, tu le faisais à mon insu. Tu ne les as pas sauvés, +quoique ayant reçu le prix dont vous étiez convenus ensemble, et leurs +parents t'ont dénoncé. + +Joseph Moulette ne put contenir un geste de surprise irritée. Mais, il +le réprima presque aussitôt, et, souriant d'un mauvais sourire, il +reprit: + +--Quelle qu'ait été la cause de mon arrestation, sans le 9 thermidor, +j'étais perdu. Cette journée assura mon salut, et le mois suivant, +j'obtenais ma mise en liberté. J'en profitai pour fuir Paris où les +patriotes ne trouvaient plus justice. Je retournai à Épinal avec +l'espoir de m'y faire oublier. Mais, là aussi la réaction triomphait, et +quand j'arrivai dans cette ville ce fut pour apprendre que les autorités +nouvelles avaient demandé à Paris et obtenu ma mise hors la loi, comme +terroriste. Depuis, j'erre de tous côtés, dénoncé, poursuivi, traqué. +Partout on me demande mes papiers d'identité, et comme je ne puis les +exhiber sans révéler qui je suis et sans me perdre de partout je suis +obligé de m'enfuir. + +--Mais, dans quel but es-tu venu te réfugier ici? + +--Les hasards de ma fuite m'ont conduit de ce côté. Alors, je me suis +rappelé que ce château, son parc, les bois qui l'entourent offraient +d'inaccessibles retraites. J'y suis venu dans la pensée d'y vivre caché. +Mais, ce soir, j'étais exténué, affamé, couvert de meurtrissures. Quand, +tout à l'heure, j'ai frappé à cette porte, au risque de rencontrer des +hommes sans entrailles, capables de me livrer à mes ennemis, j'étais las +de vivre, et la mort me semblait préférable aux souffrances que j'ai +endurées. Heureusement, je t'ai trouvé et tu me sauveras. + +--Oui, je te sauverai, répondit gravement Valleroy. L'humanité m'en fait +un devoir. + +--L'humanité et l'amitié, car tu es mon ami. + +--Dis plutôt que tu as cru que je l'étais. + +--M'aurais-tu trompé? demanda Joseph Moulette stupéfait. + +Depuis un moment, Valleroy se contenait. À cette question, il éclata: + +--Si je t'ai trompé! Mais je n'ai pas fait autre chose depuis que je te +connais! Je t'ai trompé à Coblentz où, tout en feignant de seconder tes +menées criminelles, je te dénonçais à la police de l'Électeur et +obtenais ton arrestation pour t'empêcher de nuire à la famille de +Malincourt. Je t'ai trompé au club des jacobins quand je t'y retrouvai +en te laissant croire que j'étais disposé à devenir de nouveau ton +complice pour t'enrichir et m'enrichir de la dépouille des innocents. Je +t'ai trompé, le lendemain, dans le cabinet de Fouquier-Tinville, en +inventant une histoire de trésor caché dans le château de Jussac, à +l'unique effet de sauver la chanoinesse. Je t'ai trompé plus tard encore +quand j'exigeai qu'Isabelle Lebrun ne comparût pas devant le tribunal +révolutionnaire. Oui, grâce à ta sottise plus encore qu'à mon habileté, +j'avais fait de toi ma dupe et l'instrument de mes desseins. Et toi, +pauvre niais, tu n'as rien vu, rien deviné, rien compris. Tu as ajouté +foi à tous mes mensonges. Plus ils étaient grossiers, plus ils te +trouvaient crédule. Si tu m'avais observé pourtant... Regarde-moi, +citoyen président, ai-je l'air d'un scélérat de ton espèce? + +Tout en parlant, Valleroy marchait fiévreusement à travers la salle, +passant et repassant devant Joseph Moulette médusé, immobile et comme +cloué sur sa chaise. + +-Mais qui donc es-tu? demanda timidement ce dernier. Valleroy s'arrêta +et, penché sur lui, il répondit: + +--Je suis le fidèle serviteur du comte et de la comtesse de Malincourt, +que tu es venu surprendre ici quand ils allaient s'enfuir et dont, pour +t'emparer de leurs biens, tu as causé la mort. Je suis l'ami de leurs +fils qui auraient subi le même sort que leurs parents si, à Coblentz, je +ne m'étais mis entre eux et toi pour les protéger contre tes tentatives +d'espionnage. Je suis enfin le mari d'Isabelle Lebrun qui, plus heureuse +que la chanoinesse de Jussac, a été préservée et qui seule te protège +aujourd'hui, car si elle avait péri, tu ne serais pas vivant. + +--Vas-tu maintenant chercher à te venger de moi? interrogea Joseph +Moulette, courbé sous l'effroi. + +--Me venger? Non, dit dédaigneusement Valleroy. Tu es arrivé à +Saint-Baslemont dans un jour heureux, un de ces jours qui disposent à la +clémence. Je t'ai promis de te sauver et je te sauverai. Seulement, je +dois t'avertir que le maître de ce château se nomme le chevalier Bernard +de Malincourt. C'est cet enfant qui, à Paris, passait pour mon neveu, et +qui, maintes fois, alla te porter mes messages. Tâche de ne pas te +trouver sur son chemin, car il te connaît, et je ne sais si, en songeant +à ses parents guillotinés, il serait disposé à user envers toi d'une +clémence égale à la mienne. + +À ces mots, Joseph Moulette se leva. S'efforçant de dissimuler sous une +ironie voulue la peur qu'excitait en lui l'impétueux discours de +Valleroy, il murmura: + +--Elle me semble dangereuse, ta clémence, citoyen. Et peut-être vaut-il +mieux que j'aille chercher ailleurs un autre asile... + +--Tu es libre de partir et libre de rester. Si tu restes et si tu suis +aveuglément mes conseils, je me porte garant de ta sécurité. Si tu pars, +on tâchera de t'oublier. Choisis. + +Joseph Moulette ne répondit pas sur-le-champ, comme s'il eût voulu se +recueillir avant de prendre une décision. Eh attendant qu'il la fit +connaître, Valleroy allait et venait de nouveau dans la salle +silencieuse, cherchant à dominer son impatience et sa colère, évitant +d'arrêter ses regards sur le sinistre coquin que la destinée vengeresse +venait de lui livrer. En se montrant généreux, il croyait n'avoir rien à +redouter de lui. Il ne le considérait plus que comme une bête venimeuse +mise à jamais dans, l'impossibilité de mordre. Mais, s'il l'eût observé, +il aurait bien vite compris que le drôle ne se jugeait pas ainsi, et +que, loin de se croire désarmé, il ruminait déjà quelque vengeance, car +sur sa face blêmie revenait l'expression sournoise qui lui était +habituelle. + +--Es-tu décidé? demanda brutalement Valleroy lassé d'attendre. + +--Je reste et je me fie à ta générosité, supplia d'un ton très humble +Joseph Moulette. + +Chourlot attendait dans une pièce voisine la fin de cet entretien. +Valleroy l'appela. + +--Voici un homme que je te confie, lui dit-il, en désignant le citoyen +président. C'est un proscrit. À ce titre, et puisqu'il est venu chercher +près de nous un refuge, nous lui devons secours. Cette nuit, il couchera +près de toi, dans les communs. Demain, nous aviserons à le mieux +installer. + +--Suivez-moi, Monsieur, répondit Chourlot. + +Joseph Moulette balbutia un remerciement. Puis il sortit; la tête basse, +derrière le vieux paysan, à la garde duquel Valleroy venait de le +remettre, et ce dernier s'empressa de rejoindre sa femme et ses amis. +Nina dormait. Mais Bernard n'avait pas voulu se coucher sans revoir +Valleroy. Il veillait avec tante Isabelle et le P. David. + +--Que s'est-il passé? demanda-t-il à Valleroy. + +--Un événement sans importance. Nous en reparlerons: + +Ce soir-là, Valleroy ne voulut rien dire de plus. Mais, le lendemain, il +confessa à Bernard toute la vérité. + +--Comment ce misérable a-t-il osé se présenter ici? s'écria Bernard; +indigné. + +--Il ignorait qu'il nous y trouverait; + +--Mais, maintenant qu'il sait que nous y sommes, persistera-t-il à y +demeurer? + +--Il est convaincu que tu ne chercheras pas à tirer vengeance de lui. + +--Il se trompe. J'ai le droit de châtier le meurtrier de mes parents. + +--As-tu ce droit, Bernard? N'est-ce pas à Dieu, à Dieu seul qu'il +appartient? Et puis, frapper un homme qui est venu se réfugier à ton +foyer!... Laisse-le à ses remords. + +--Alors, qu'il aille les traîner ailleurs. Je ne puis répondre de moi si +mon regard s'arrête sur lui. + +--Tu lui refuses donc l'hospitalité? + +--Je consens à la lui accorder tant qu'il sera empêché de trouver un +autre asile. Mais, peut-être, est-il possible de lui en assurer un +ailleurs que dans cette maison, ou même de le faire sortir de France. +Tout ce que tu voudras, Valleroy, sauf la prolongation de son séjour +ici. + +--C'est bien, il partira, répondit Valleroy. + +Le même jour; il signifia à Joseph Moulette la volonté de Bernard. + +--Tu ne peux rester près de lui, dit-il. Ta présence lui rappellerait +trop d'affreux souvenirs, et toi-même, tu comprendrais bientôt que tu +n'es pas en sûreté dans une maison où tu as laissé des traces +sanglantes. + +--Je partirai, puisqu'on me chasse. + +--On ne te chasse pas. On consent même à te garder tant que ta vie et ta +liberté seront en péril. Mais on souhaite ton éloignement et on pense, +que tu trouveras aisément une autre retraite. Si même tu veux passer la +frontière on s'offre à seconder tes efforts, pour y atteindre. + +--Passer la frontière! Comment? Elle est occupée par l'armée de la +République, et je ne parviendrais pas jusque-là. Je ne veux pas tenter +l'aventure. Je quitterai Saint-Baslemont à la nuit. + +En prononçant ces mots sa voix révélait moins de résignation que de +sourde colère. On eût dit qu'il menaçait. Mais Valleroy ne s'en alarma +pas convaincu que le personnage ne pouvait rien, contre les habitants du +château. Toutefois, par prudence, il le surveilla jusqu'au soir. La nuit +venue, dans la petite chambre qu'occupait Joseph Moulette et de laquelle +il n'était pas sorti de tout le jour, Chourlot lui servit un copieux +repas. Le citoyen président put manger à sa faim et boire à sa soif. +Quand il eut fini, Valleroy lui glissa quelques pièces d'or dans la main +et accompagna ce don généreux d'un avertissement solennel: + +--Tu nous as fait beaucoup de mal, Joseph Moulette. Tu as vu comment +nous nous vengeons. Profite de cet exemple et puisse le ciel ouvrir ton +âme au repentir! Et surtout, garde-toi de revenir par ici. Il ne faut +braver ni Dieu ni les hommes. + +Joseph Moulette s'inclina sans prononcer une parole. Puis il s'éloigna, +suivi de Valleroy et de Chourlot qui l'escortèrent jusqu'au delà de la +grille et demeurèrent debout, sur le seuil du château jusqu'à ce qu'il +eût disparu au détour de la route déserte qu'enveloppait l'ombre du +soir. + +--Bon voyage! murmura Valleroy. + +--Est-ce bien prudent de laisser partir ce coquin? demanda Chourlot. +M'est avis que, puisque vous le teniez, il fallait le mettre dans +l'impossibilité de nuire. + +--L'assassiner? Y penses-tu, Chourlot? + +--Quand on rencontre une vipère, on l'écrase. + +--Bah! celle-ci a épuisé son venin. + +--Puissiez-vous dire vrai, Monsieur Valleroy, et n'avoir pas à regretter +un jour votre bonté! + +Durant la semaine qui suivit cet événement, les habitants de +Saint-Baslemont assistèrent à un autre départ. Mais loin d'être pour eux +une délivrance, celui-ci devait exciter leurs regrets. Le P. David les +quittait pour se rendre à Rome, où il allait reprendre le joug +monastique sous lequel il voulait finir sa vie. Depuis longtemps, il +partageait et consolait leurs douleurs. Grands et petits lui avaient +voué autant d'affection que de reconnaissance. Tout ce qu'avait appris +Bernard pendant ces deux années, tout ce qu'il savait, les +développements de son esprit, la maturité de ses jugements, l'élévation +de son âme, c'est au P. David qu'il en était redevable non moins qu'aux +tragiques événements dans lesquels il avait puisé l'expérience, le +sang-froid, l'énergie. En le perdant, il perdait un maître indulgent, +patient et sûr, une source inépuisable de sages conseils. La séparation +fut cruelle, et Bernard pleurait quand, au moment de s'éloigner, le P. +David voulut bénir les amis qu'il laissait derrière soi. Le jour de son +départ fut un jour de tristesse et de deuil. + +Maintenant, l'existence des habitants de Saint-Baslemont allait revêtir +une physionomie nouvelle. Aux troubles de Paris, à ces agitations +révolutionnaires au milieu desquelles ils avaient vécu de longs jours, +succédait pour eux le calme réconfortant de la libre vie des champs. En +quelques semaines, ils en avaient ressenti si vivement les salutaires +effets que, venus dans les Vosges avec le dessein de n'y faire qu'une +halte, Bernard, tante Isabelle et Valleroy tombèrent d'accord pour y +demeurer jusqu'au moment où la France serait pacifiée. Les intérêts de +Bernard n'exigeaient pas sa présence à Paris, pas plus que celle de +Valleroy; Kelner suffisait à les défendre. En revanche, ils justifiaient +son séjour à Saint-Baslemont, où manquait depuis longtemps l'oeil du +maître, où manquait surtout pour l'exploitation du domaine la main +habile et vigoureuse de l'intendant des Malincourt. Il était donc décidé +qu'on ne retournerait pas à Paris de si tôt, et comme après les épreuves +antérieures, la perspective de quelques mois à passer loin du bruit des +villes et dans la paix de la campagne offrait une rare douceur, la +décision rendait tout le monde heureux. + +On touchait alors à la fin de l'automne. Au-dessus des bois effeuillés +et jaunis, le vent froid des hautes montagnes annonçait l'hiver. Mais la +neige ne tombait pas encore et fréquemment le soleil se montrait. On +partait alors pour de grandes promenades d'où les enfants rapportaient +appétit, force et santé. Nina se développait à miracle. Sous son visage +de chérubin brun, dans le flot de ses cheveux noirs, perçait la beauté +de la jeune fille en éclosion. + +Ce n'était pas seulement une fraternelle tendresse que Bernard +nourrissait pour elle: c'était aussi une admiration passionnée qui ne +tolérait ni les critiques ni même les maternelles remontrances de tante +Isabelle. Cette admiration était d'ailleurs réciproque, car Nina +considérait son chevalier comme le plus accompli des chevaliers comme le +plus beau, le plus vigoureux, le plus habile, et à la voir près de lui, +on devinait aisément qu'elle tirait vanité de ce protecteur dont ses +exigences enfantines et ses caprices ne lassaient jamais la patience. +Quoi quelle voulût, quoi qu'elle demandât, Bernard s'ingéniait toujours +à la satisfaire. Rien ne se pouvait de plus touchant que les témoignages +de son incessante sollicitude pour la mignonne créature que la destinée +avait introduite et fixée au foyer des Malincourt. + +Quant à lui, il se transformait à vue d'oeil. Il allait vers, seize ans +et avait presque la taille d'un homme. Bien qu'encore un peu grêle, sa +poitrine s'élargissait. Son visage s'était virilisé; l'expression +pénétrante et grave de son regard s'accentuait. Sa démarche, ses gestes, +son allure décelaient le noble sang dont il était issu. Sous cette +séduisante enveloppe, battait un coeur fier, généreux, sensible, une âme +ardente, toujours prête à s'enthousiasmer au spectacle des actions +éclatantes et des mâles vertus. Tout en lui révélait qu'il était d'assez +forte trempe pour affronter les luttes de la vie. Son esprit de +résolution, sa raison s'affirmaient en toutes circonstances avec tant de +spontanéité que Valleroy lui-même en subissait l'empire et qu'après +avoir été longtemps les guide il se laissait tenant guider volontiers. + +Au moment où commençait l'hiver de 1794, le bonheur semblait, revenu au +château de Saint-Baslemont. Bernard en aurait joui sans contrainte si +l'absence de son frère n'eût entretenu dans son coeur une plaie toujours +saignante. Mais cette absence incompréhensible et mystérieuse se +prolongeait. Après avoir vainement attendu Armand, après avoir +patiemment attendu de ses nouvelles, Bernard, déçu dans son attente, ne +savait que penser ni comment s'y prendre pour s'éclairer sur le sort de +ce frère chéri duquel il ne pouvait dire s'il était vivant ou s'il était +mort. + +Dès les premiers froids, la neige avait étendu sur le sol, en couches +épaisses, son tapis blanc et ouaté. Le pays des Vosges, dans le cercle +de ses montagnes, était comme enseveli sous ce linceul. Les routes +devenant impraticables, il semblait séparé du reste du monde. Les +nouvelles du dehors n'arrivaient plus que rarement à Saint-Baslemont. On +n'en connaissait guère que ce que racontait Kelner dans les lettres +qu'il écrivait une ou deux fois par mois, que ce qu'on apprenait par +quelques rares voyageurs. Les uns et les autres décrivaient l'état de +Paris, ses agitations incessantes la lutte qui s'engageait entre les +thermidoriens et les royalistes, les progrès de l'esprit réactionnaire, +activés par ceux-ci, combattus par ceux-là. Unies quand il s'était agi +de renverser Robespierre, ces deux factions maintenant se menaçaient, et +leur accidentelle alliance était en train de se rompre. + +Paris, si longtemps dominé par la Terreur, se prononçait pour les +royalistes. La Convention, à l'effet de lui résister, cherchait un point +d'appui du côté des jacobins, qui commençaient à reprendre espoir. À la +veille de se séparer, l'Assemblée discutait une constitution nouvelle, +qui devait, sous le nom de Constitution de l'an III, remplacer celle +qui, dans les mains de Robespierre, était devenue l'instrument des maux +de la France et qu'elle ne considérait plus qu'avec horreur. + +Aux frontières, les hostilités duraient encore. Des seize armées que la +France avait opposées à ses ennemis, il en restait huit. Au Nord, au +Midi, avec des fortunes diverses, elles défendaient son territoire. Mais +la Prusse et l'Espagne demandaient la paix. Les Autrichiens et les +Anglais étaient seuls disposés à continuer la guerre, les premiers en +Allemagne et en Italie, les seconds sur les mers et en Vendée, où ils +soutenaient de leur or et de leurs conseils l'insurrection non encore +abattue. + +Les causes de troubles et de conflits étaient donc innombrables. +L'avenir restait obscur tant à cause des difficultés du dehors que des +rivalités du dedans. Mais, en attendant qu'il se réalisât, la société +française se livrait au bonheur de vivre, sans regarder au delà de +l'heure présente. + +Ces événements n'avaient à Saint-Baslemont que des échos affaiblis. Ils +n'altéraient pas la sérénité de l'existence et ne troublaient en rien le +repos réparateur que goûtaient Bernard, tante Isabelle et Valleroy. +Quand tombait la neige ou la pluie, ils restaient enfermés. Le travail, +l'étude, les occupations usuelles remplissaient leurs instants. La +pétulance juvénile de Nina les égayait. Dès qu'un rayon de soleil se +montrait dans le ciel, on allait courir les bois. Le soir, à la veillée, +devant les flammes dansantes sur les bûches énormes entassées dans la +cheminée, on commentait les incidents de la promenade, à défaut de +mieux. + +Ce long hiver durant lequel Bernard vécut comme dans une retraite fut +salutaire à son corps et à son esprit. L'exercice et l'air sain des +montagnes imprimèrent la vigueur à son organisme, en même temps que son +instruction se complétait par des lectures suivies. La salle où se +trouvait la bibliothèque devint son séjour préféré. Il y passait des +heures et des heures sans se lasser. Il en dévora tous les volumes, +s'attachant de préférence à ceux qui racontaient des batailles, +d'éclatants faits d'armes, la vie de soldats illustres. Ces récits +flattaient son goût pour les choses de la guerre, qu'avaient fait +naître, depuis 1792, les périls de la patrie attaquée de toutes parts et +l'héroïsme déployé par ses défenseurs. Cette patrie devenue l'objet de +son culte, il brûlait de la défendre. Il s'y préparait en ne négligeant +aucune occasion d'admirer ceux qui l'avaient défendue et qu'il se +proposait d'imiter. + +Au printemps, les relations de Saint-Baslemont avec le reste de la +France se renouèrent. On put recevoir régulièrement les journaux de +Paris. Les lettres de Kelner devinrent plus fréquentes, et on cessa de +vivre dans l'ignorance complète de ce qui se passait au dehors. Alors +Bernard s'intéressa aux événements plus encore qu'il ne l'avait fait +jusque-là. Mais c'est le mouvement des armées engagées sur le Rhin et en +Italie qu'il suivait de préférence au mouvement des partis dans Paris. +Sa pensée le conduisait anxieux, fiévreux, passionné, à la suite des +soldats français. Il pleurait sur leurs défaites, applaudissait à leurs +victoires, accordant à peine une attention dédaigneuse aux luttes +politiques qui présageaient la guerre civile. Il suivait dans leurs +campagnes les généraux de la République: Pichegru, Moreau, Jourdan, +Kellermann, Moncey, Hoche, Marceau, Kléber, Championnet, Lefebvre, +d'autres encore, destinés, les uns, à une glorieuse carrière, les +autres, à une mort prochaine, non moins glorieuse. Il connaissait leurs +noms, leur valeur, leurs exploits, tandis qu'il n'aurait pu dire quels +hommes étaient Barras, Tallien, Fouché, ni ceux qui, par eux et avec +eux, allaient devenir les maîtres de la France, en attendant celui qui +devait les éclipser tous, Bonaparte, dont à ce moment les services +étaient encore trop obscurs pour être admirés et commentés dans un +village perdu du département des Vosges. + +C'est ainsi que le temps s'écoula heureux et paisible pour les habitants +du château de Saint-Baslemont. + + + + +CHAPITRE XXII + +LES DERNIERS MÉFAITS DU CITOYEN PRÉSIDENT + + +Vers la fin de l'été de 1795, une après-midi du mois de vendémiaire, +Valleroy rentrait d'une promenade sur les terres de Saint-Baslemont +quand il vit une voiture qu'escortaient deux gendarmes à cheval +s'arrêter sut la place du château devant la grille, et descendre de +cette voiture trois personnages. Il pressa le pas et les rejoignit au +moment où ils pénétraient dans la cour d'honneur. De loin, il n'avait +reconnu aucun d'eux. Mais, en les abordant, il éprouva la même sensation +que s'il se fût trouvé à l'improviste en présence d'une bande de +malfaiteurs. L'un de ces personnages était Joseph Moulette. + +Si violent fut le saisissement de Valleroy que, d'abord, il perdait son +ordinaire sang-froid, affolé par le retour inattendu du sinistre coquin +parti de Saint-Baslemont, un an auparavant, misérable, vêtu de haillons, +proscrit, et qui s'y présentait maintenant en brillant équipage, les +pistolets à sa ceinture et, des pieds à la tête, transformé. Assurément, +ce retour ne présageait rien de bon. Il suffisait de voir le méchant +sourire qui voltigeait sur la face patibulaire du citoyen président pour +comprendre, bien qu'il affectât de garder le silence et de s'effacer +derrière ses compagnons, qu'il revenait triomphant, animé de mauvais +desseins, avide de reprendre sa revanche, ainsi qu'un messager de +malheur. + +Comme Valleroy s'était trouvé aux prises avec d'autres périls, la +nécessité de faire face à celui-ci lui rendit bientôt son énergie. Les +individus qu'accompagnait Joseph Moulette lui étaient inconnus. Mais ils +portaient une écharpe sur leur habit à longues basques et à larges +revers, une cocarde rouge à leur chapeau, autour des reins une ceinture +à laquelle attenait un sabre, et il n'eut aucune peine à deviner leur +qualité. Celui qui semblait le plus important des deux s'empressa +d'ailleurs de la décliner. + +--Nous sommes délégués par le district d'Épinal, citoyen, dit-il, et +envoyés vers toi pour procéder à une enquête sur des faits qui te +concernent. + +--Je suis à vos ordres, citoyens, répondit Valleroy. Si vous voulez +entrer dans la maison, nous pourrons causer librement. + +Marchant devant eux, il traversa la cour et les introduisit dans une +salle au rez-de-chaussée. En y entrant, celui qui avait déjà parlé +s'allongea dans un fauteuil avec un air de grande fatigue, et, d'un +geste lassé, jeta son chapeau sur une table. + +--Vous arrivez d'Epinal? demanda Valleroy en essayant de se donner des +airs niais. + +--Sans débrider, répondit le délégué. Nous sommes partis au petit jour. + +--Mais alors, vous devez avoir besoin de vous réconforter! Le délégué +consulta du regard ses compagnons et répondit: + +--II est certain qu'un verre de vin et une croûte de pain seraient les +bienvenus. + +--Je vais vous faire servir une collation, reprit Valleroy. + +--Nous acceptons, et, avec le consentement du citoyen Joseph Moulette +ici présent, nous t'autorisons à nous envoyer deux ou trois bonnes +bouteilles de ce vin vieux de Moselle dont la cave du château de +Saint-Baslemont était abondamment pourvue, à ce qu'il paraît, au temps +du tyran Capet. Tu permets, citoyen Moulette? + +--Je permets, dit froidement celui-ci. + +Valleroy était stupéfait. + +--Je ne vois pas en quoi le consentement du citoyen Moulette... + +Le délégué l'interrompit. + +--Tu verras tout à l'heure, citoyen Valleroy. Mais, d'abord, fais-nous +servir; nous causerons ensuite. + +Quoiqu'il ne comprît rien à ce langage, Valleroy ne s'attarda pas à +discuter. Il sortit, saisissant avec empressement l'occasion qui lui +était offerte d'être seul un moment, de se recueillir et d'aviser aux +moyens de conjurer le danger qui venait d'éclater. Dans quel but le +district d'Épinal envoyait-il des délégués à Saint-Baslemont? De quelle +mission étaient-ils chargés? Pourquoi Joseph Moulette les +accompagnait-il? Autant de questions auxquelles Valleroy était empêché +de répondre. Mais la présence des nouveaux venus, leur langage, leurs +allures, les airs mystérieux et compassés que se donnait Joseph Moulette +en disaient assez pour prouver à Valleroy que la sécurité des habitants +de Saint-Baslemont était menacée. En moins de temps qu'il n'en faut pour +l'exprimer, cette conviction se forma dans son esprit, et, du même coup, +il conçut tout un plan, d'une exécution rapide et facile, à l'effet de +mettre à l'abri du péril mystérieux qu'il devinait sans le voir les +êtres aimés confiés à sa garde. + +Une fois hors de la pièce où venaient d'entrer les délégués, il aperçut +Chourlot. Le vieux brave homme avait assisté à leur arrivée. Saisi +d'inquiétude, il attendait anxieux, le moment de se trouver seul avec +Valleroy. Il allait l'interroger. Celui-ci lui coupa la parole. + +--Ecoute-moi, lui dit-il, et n'oublie aucune des instructions que je +vais te donner. Notre salut à tous en dépend. Ce que veulent ces +gens-là, je l'ignore. Mais Joseph Moulette est avec eux. Par conséquent, +leurs intentions sont perfides. + +--Je vous l'avais bien dit, que ce coquin nous jouerait un vilain tour! +objecta Chourlot. Vous vous êtes montré généreux envers lui. Il en a +profité pour nous nuire. + +--Je que j'ai fait, je le ferais encore, si c'était à recommencer, +répliqua Valleroy. Je ne suis pas un assassin et je n'avais pas le droit +de me faire justicier. Les récriminations d'ailleurs sont maintenant +inutiles, et nous ne devons songer qu'à nous tirer de la situation où +nous sommes. + +--Que dois-je faire? demanda Chourlot. + +--Tu vas servir aux citoyens du vin, du pain, de la viande froide, des +fruits, ce que tu trouveras à l'office, du vin surtout. Tu en feras +autant pour leur postillon, à qui tu promettras de prendre soin de ses +chevaux, et pour les deux gendarmes que tu installeras avec lui dans la +cuisine. Puis, quand tu les verras attablés, tu monteras sur le siège de +leur voiture et tu la conduiras au bas du parc. Une fois là, tu +attendras M. le chevalier. Il ne tardera pas à te rejoindre avec ma +femme et Nina, et tous trois partiront pour une destination que je leur +aurai indiquée. Quand ils seront partis, tu viendras me le dire. + +--Mais, vous, Monsieur Valleroy? + +--Ne t'inquiète pas de moi. Je filerai quand il en sera temps. Après +notre départ, et si notre absence devait se prolonger, tu demeureras ici +et, quoi qu'il arrive, tu laisseras faire sans protester. Si même il +faut feindre de nous oublier et de nous trahir tu feindras. M'as-tu +compris? + +--Je vous ai compris. Mais que redoutez-vous donc? + +--La vengeance de Joseph Moulette, et je veux la déjouer. + +Tu vois que j'ai besoin de compter sur ton activité, sur ta présence +d'esprit pour exécuter mes ordres. Il faut que, dans une demi-heure, M. +le chevalier ne soit plus à Saint-Baslemont. + +--Je cours, je cours, répondit Chourlot. Seulement, si, au lieu de +prendre la voiture des délégués, vous preniez une des nôtres? + +--Ce serait du temps de perdu, et les moments sont comptés. Va, mon bon +Chourlot, et souviens-toi que je fais appel aujourd'hui à ton vieux +dévouement, à ce même dévouement qu'invoquait, il y a trois ans, notre +maître, au moment de s'enfuir. + +À ce moment, Bernard, tante Isabelle et Nina étaient réunis dans la +bibliothèque du château. Tous les jours, ils s'y trouvaient ainsi, à la +même heure, l'heure de l'étude, assis autour d'une grande table. À l'un +des bouts de cette table, Bernard lisait; à l'autre bout, Nina, un +modèle sous les yeux, prenait sa leçon d'écriture, surveillée par tante +Isabelle, qui s'était improvisée professeur pour l'instruire. Comme les +croisées de la bibliothèque donnaient sur le parc, ils ignoraient +l'arrivée des délégués du district d'Epinal et ne se doutaient pas qu'à +côté d'eux, commençaient de graves événements qui, de nouveau, allaient +bouleverser leur existence. Aussi, furent-ils surpris en voyant +apparaître Valleroy; non qu'il ne lui fût jamais arrivé de venir +assister au travail de Bernard et de Nina, mais, parce qu'à l'expression +de sa physionomie, ils devinèrent qu'il avait hâte de leur parler. +Bernard quitta sa place pour aller au-devant de lui; tante Isabelle se +leva, dominée par le pressentiment d'un malheur, et Nina resta, la plume +en l'air, une expression de crainte dans les yeux. + +--Joseph Moulette est revenu, dit Valleroy, sans attendre qu'on +l'interrogeât. + +--Il a été assez imprudent pour revenir! s'écria Bernard. Vas-tu, une +fois de plus, le laisser s'échapper? + +--Il n'est pas revenu seul, continua Valleroy. Deux délégués du district +d'Epinal l'accompagnent, escortés eux-mêmes par deux gendarmes. + +--Oh! mais c'est une expédition! observa tante Isabelle. + +--Quel en est le but? reprit Bernard. + +--Je ne sais encore, puisque je n'ai pu m'entretenir avec ces puissants +personnages. Mais, quel qu'il soit, m'est avis qu'ils ont en tête de +détestables desseins. Je serai mieux instruit tout à l'heure. Toutefois, +comme j'entends ne pas vous mettre à leur merci, vous partirez sur le +champ tous les trois. + +--Ne partez-vous pas avec nous? dit tante Isabelle alarmée déjà. + +--Je ne peux pas partir sans avoir conversé avec nos voyageurs, sans +m'être enquis de leurs projets, ni m'exposer à laisser derrière moi un +danger inconnu. Mais soyez sans crainte. Avant la fin du jour, je vous +rejoindrai. + +--En quel lieu? demanda Bernard. + +--Au bourg de Darney. + +--À quatre lieues d'ici! C'est un long trajet pour des piétons. + +--Il est court, pour de bons chevaux. Au moment où je vous parle, une +voiture attelée stationne en bas du parc, où vous allez vous rendre. Tu +prendras les rênes, Bernard, et tu conduiras, bon train, tante Isabelle +et Nina à Darney, où tu m'attendras avec elles. Tu auras soin de +renvoyer ici l'équipage sous la conduite d'un homme sûr, afin qu'il soit +restitué à ses propriétaires, les citoyens délégués du district +d'Épinal, à qui je l'emprunte pour quelques heures. Nous ne sommes pas +des voleurs, nous! + +--Tu as l'esprit ingénieux, Valleroy, fit Bernard en riant. + +Je me demande seulement comment tu nous rejoindras. + +--C'est mon affaire. Je vous rejoindrai. + +--Et alors, que ferons-nous? + +--Ce que les circonstances exigeront. + +Ce fut dit avec tant de force que ni tante Isabelle, ni Bernard ne +songèrent à résister. Accoutumés à l'intrépide sang-froid dont Valleroy +avait fait preuve en maintes circonstances périlleuses, ils savaient +qu'on pouvait se confier à lui, et ses rapides conseils les trouvèrent +prêts à obéir. + +--En route donc, dit résolument Bernard. + +--Oui, pressez-vous, fit Valleroy, il n'y a pas un instant à perdre. + +Tante Isabelle se hâtait de jeter dans un sac de voyage ses rares +bijoux, un peu d'or, de couvrir Nina d'une mante, d'en prendre une pour +elle-même, un vêtement chaud pour Bernard. Ces préparatifs terminés, +elle embrassa son mari, très émue, mais sans défaillance, se mettant +courageusement à la hauteur du péril qu'il s'agissait de conjurer. +Valleroy l'étreignit entre ses bras et, après elle, leur fille adoptive +et le cher chevalier. Puis il les accompagna jusqu'à l'une des portes du +château du côté du parc, et resta là les regardant s'éloigner. + +Quand il les eut vus disparaître au détour d'une avenue qui descendait +vers l'endroit où attendait la voiture, il soupira en essuyant du doigt +une larme. Mais cet attendrissement ne dura pas. À cette heure, il avait +mieux à faire qu'à s'attendrir. Une fois seul, il courut aux écuries. +Des nombreux et superbes chevaux qu'elles contenaient autrefois, au +temps de la splendeur de Saint-Baslemont, il n'en restait que deux. +Employés maintenant à tous les usages, ils avaient perdu leur ardeur. +L'un, cependant, était encore assez agile pour fournir une longue +course. Valleroy le sella, sans le détacher, de manière à l'avoir sous +la main et prêt à partir au moment opportun. Quant à ceux des gendarmes, +il les enferma sous clé dans l'arrière-écurie. Puis, ces précautions +prises, il revint à pas comptés vers la salle où l'attendaient les +délégués et Joseph Moulette. Il trouva les deux personnages officiels +attablés, le teint haut monté en couleur et la face épanouie. Trois +bouteilles vides attestaient qu'ils avaient agréablement employé la +durée de son absence. Quant à Joseph Moulette, assis avec eux, il +s'abstenait de manger et de boire, et le regard dédaigneux dont il les +enveloppait exprimait le blâme muet que leur intempérance mettait sur +ses lèvres. + +--Voilà un drôle qui tient à ne pas laisser sa raison dans les pots, +pensa Valleroy. C'est donc qu'il médite quelque crime. Attention! + +Comme pour justifier cette opinion, Joseph Moulette, en le voyant +entrer, lui dit d'un accent de froide sévérité: + +--Tu as bien tardé, citoyen Valleroy! + +--Le temps m'était-il mesuré, citoyen Moulette? + +--Les citoyens t'attendent pour t'interroger. + +--Me voici prêt à leur répondre. + +Joseph Moulette fit aux délégués un signe à la fois impérieux et +suppliant. Ce signe fut compris et l'un d'eux, se tournant vers +Valleroy, lui parla: + +--Une grave accusation pèse sur toi, citoyen, et nous sommes ici pour +nous informer de ce qui peut la fortifier ou la réduire à néant. Avant +de commencer notre enquête, j'ai le devoir de t'interroger et je vais le +remplir. + +--Je remplirai le mien en répondant sans détours. + +--Savais-tu qu'après la mort du ci-devant comte et de la ci-devant +comtesse, propriétaires de ce château, leurs biens avaient été +confisqués au profit de la nation? Ne me réponds pas que tu l'ignorais. +Nous savons le contraire. + +--Alors, pourquoi m'interrogez-vous? observa railleusement Valleroy. + +L'observation décontenança le citoyen délégué, préparé déjà par quelques +verres de vin à une défaite facile. Il adressa à Joseph Moulette, dans +un regard éteint, une interrogation. + +--Cède-moi la parole, dit ce dernier. Ce n'est pas un interrogatoire +qu'il y a lieu de faire subir au citoyen, mais un acte d'accusation +qu'il faut lui signifier. + +--Et je l'aime mieux ainsi, répliqua Valleroy. Voyons ton acte +d'accusation, citoyen président. + +Celui-ci continua: + +--L'an dernier, à Paris, après thermidor, tu t'es présenté au Comité de +sûreté générale, et, surprenant sa bonne foi, tu as fait restituer ce +château de Saint-Baslemont à celui que tu appelles ton maître, le +ci-devant chevalier Bernard de Malincourt. Tu n'as obtenu cette +restitution qu'à l'aide d'un mensonge. Contrairement à la vérité, et +profitant d'une erreur, tu as affirmé que le ci-devant chevalier n'avait +pas émigré. C'était faux. Non seulement il avait émigré, mais tu ne +l'ignorais pas, puisque tu vécus avec lui à Coblentz, où vous conspiriez +tous deux contre la République et contre la liberté. J'ai été le témoin +de vos complots et j'en fus la victime. + +--Où veux-tu en venir, citoyen président? + +--A ceci, c'est que la restitution prononcée au profit du ci-devant +chevalier de Malincourt, n'ayant été obtenue que par un subterfuge +coupable, elle est nulle en fait et en droit; qu'en conséquence, ce +château n'a pas cessé d'appartenir à la nation, et que c'est faussement +que le ci-devant chevalier s'en prétend propriétaire. Il le prétend sans +droit et c'est sans droit aussi qu'il l'habite et que tu l'habites avec +lui. Tu ne seras donc pas surpris si les citoyens délégués vous +signifient à tous deux un arrêté d'expulsion. + +--Un arrêté d'expulsion! Pris par qui? + +--Par le Comité de sûreté générale, qui l'a transmis au district +d'Epinal avec l'ordre de l'exécuter. Injonction vous est faite à ton +prétendu maître et à toi de vider les lieux. Et pour que tu n'en +ignores, voici l'arrêté. + +Joseph Moulette tira d'une des poches de son habit une liasse de papiers +et de cette liasse une feuille, couverte d'écriture qu'il brandit +triomphalement. + +--Est-ce tout? demanda Valleroy. + +--Ce n'est pas tout, reprit Joseph Moulette. Écoute encore. Le château +appartenant à la nation, elle avait le droit de le vendre. Elle l'a +vendu, et c'est moi qui en ai été l'acquéreur. Voici l'arrêté de mise en +vente et l'acte qui me déclare propriétaire au lieu et place de la +nation. Tu verras que je suis ici chez moi. + +Il tira deux autres feuilles de sa liasse de papiers et les présenta à +Valleroy. + +--Est-ce tout? répéta Valleroy. + +--Non, ce n'est pas tout. Mais ce qui reste à dire doit être dit par le +représentant de la loi. Parle citoyen délégué. + +Durant cette scène, le citoyen délégué, un moment perdu dans les +brouillards du vin, s'était retrouvé et ressaisi. Il se leva et dit à +Valleroy: + +--J'ai l'ordre de procéder à ton arrestation, citoyen, et à celle du +ci-devant chevalier. Voici les mandats, ajouta-t-il, en désignant deux +autres feuilles que Joseph Moulette agitait en souriant haineusement. + +--Et quand nous serons arrêtés, que fera-t-on de nous? + +--Vous serez conduits à Epinal et incarcérés pour être soumis aux +formalités judiciaires. + +Valleroy était un peu pâle. Mais son attitude comme sa voix marquait +qu'il conservait toute sa présence d'esprit. Soudain, son visage +s'éclaira d'un sourire. Par la croisée, il venait d'apercevoir Chourlot, +dont le retour lui annonçait que Bernard était en sûreté. + +--Je proteste contre les infamies que vous venez de débiter, dit-il avec +gravité. Je ne souscris ni à l'arrêté d'expulsion, ni à l'arrêté qui +dépouille mon maître au profit d'un coquin. Libre à toi, Joseph +Moulette, de nous chasser d'ici et de t'y mettre à notre place. Tu n'y +resteras pas longtemps, car, si tu viens de Paris, moi j'irai et +j'obtiendrai justice. + +--Pour aller à Paris, il faut être libre. Tu oublies que tu es décrété +d'arrestation, fit Joseph Moulette en ricanant. + +--Est-ce toi qui m'arrêteras? demanda Valleroy. + +--Je suis ici à cet effet. Je t'arrêterai, j'arrêterai ton chevalier, +celui que tu appelais ton neveu! + +--Pour ce qui est de lui, je t'en défie. + +--Un enfant en rébellion contre les lois! Et Joseph Moulette levait les +épaules. + +--Il est parti, répliqua froidement Valleroy. + +--Eh bien, tu payeras pour deux et tu sauras comment je me venge. Holà! +gendarmes! + +Le citoyen président, en poussant ce cri, avait ouvert une croisée pour +le faire mieux entendre du dehors. Il le répéta d'une voix exaspérée. +Mais les gendarmes étaient lents à se montrer. + +--Prêtez-moi main forte, citoyens délégués, reprit-il. À nous trois nous +en aurons raison. + +Ils se précipitèrent sur Valleroy. Mais il s'attendait à leur agression, +et, comme ils croyaient le tenir, il s'arma de deux chaises à l'aide +desquelles il fit le vide autour de lui, avant de les leur jeter dans +les jambes. Puis, pendant qu'ils s'efforçaient de se débarrasser de cet +obstacle inattendu, Valleroy, d'un bond, sauta dans la cour par la +fenêtre ouverte. Joseph Moulette, furieux et hurlant, se précipita à sa +poursuite. Valleroy courait du côté des écuries. Il y entra par une +porte qu'il ferma derrière lui et contre laquelle vint s'abattre Joseph +Moulette, s'obstinant à vouloir passer par celle-là, sans remarquer +qu'un peu plus loin il y en avait une autre par où sortit tout à coup +celui qu'il poursuivait. Mais, maintenant il était à cheval et +traversait la cour d'un furieux galop pour atteindre la grille. Comme il +y arrivait, une détonation retentit. C'était Joseph Moulette qui venait +de tirer sur lui un coup de pistolet, sans l'atteindre. Dans son +trouble, il avait mal visé. La balle alla se loger dans un des piliers +de l'entrée, après avoir rasé la tête du cavalier qui s'élançait sur la +route. + +À ce moment, à la porte des cuisines, apparurent les gendarmes et le +postillon. + +--Misérables! leur cria Joseph Moulette, grâce à votre négligence, le +coquin nous échappe... Courez derrière lui à pied, à cheval, en voiture, +comme vous voudrez; mais ramenez-le moi mort ou vif, sinon je vous +envoie au Conseil de guerre. + +Il y eut une minute d'affolement. Les gendarmes cherchaient de tous +côtés leurs chevaux, le postillon sa voiture, les délégués, au milieu de +la cour, se répandaient en gestes désespérés, tandis que Joseph Moulette +écumait, debout sur la route où se formaient autour de lui des groupes +de paysans attirés par cet esclandre. + +--Poursuivez-le, cria-t-il. Au nom de la loi, je vous ordonne de le +poursuivre. + +Mais personne ne bougeait, et Valleroy gagnait du terrain. Bientôt, il +disparut au détour de la route en envoyant un adieu, dans un geste +railleur, à Joseph Moulette, qui s'arrachait les cheveux. Tout à coup, +Chourlot apparut dans la cour, sortant du château, ayant sur le visage +une expression d'ahurissement, comme s'il ne comprenait pas les causes +de cette agitation. Le postillon et les gendarmes s'élancèrent vers lui. + +--Ma voiture, où est-elle? cria le premier. + +--Et nos chevaux? ajoutèrent les seconds. + +--La voiture est sous la remise, les chevaux sont à l'écurie, +répondit-il. + +Le postillon et les gendarmes coururent vers l'endroit qu'il désignait. +Mais la porte de la petite écurie était fermée à clé. Quant à la +voiture, elle avait disparu. + +--Voilà qui est bien extraordinaire, murmurait Chourlot, en feignant la +surprise, tandis que les gendarmes enfonçaient la porte. + +Joseph Moulette revenait dans la cour. + +--Qui es-tu, toi? demanda-t-il à Chourlot. + +--Un pauvre valet de ferme, obligé, pour gagner son pain, de servir les +aristocrates. + +--Sais-tu où est le ci-devant chevalier de Malincourt? + +--Il est parti ce matin, avec la citoyenne Valleroy, pour une +destination inconnue. + +--Vous le voyez, citoyens délégués, reprit Joseph Moulette, nous avons +été trahis. Notre visite avait été annoncée, et les coupables se sont +dérobés à la vengeance des lois. + +Et comme les gendarmes, ayant retrouvé leurs chevaux, se mettaient en +selle pour courir après Valleroy, il les arrêta d'un geste. + +--Toute poursuite serait inutile, dit-il. Le coquin a sur vous une trop +grande avance. Vous ne l'atteindriez pas. Demeurez ici et attendez mes +ordres. + +Puis il rentra dans la maison avec les délégués, en ordonnant à Chourlot +de le suivre. Chourlot s'empressa d'obéir. + +--La République sait toujours retrouver ses ennemis, lui dit alors +Joseph Moulette, et le citoyen Valleroy n'échappera pas au châtiment +qu'ont mérité ses crimes. Sous peu de jours, le Comité de sûreté +générale sera averti de ce qui vient de se passer et prendra les mesures +nécessaires pour assurer l'exécution de ses volontés. Malheur à toi si, +dans ces circonstances, tu as été le complice de ceux que tu servais. + +--Leur complice, moi? prétexta Chourlot. Mais, si j'avais su que vous +vouliez vous emparer d'eux, je vous les aurais livrés! Je suis patriote. + +--Voilà de bonnes paroles et je te félicite de ces sentiments. S'ils +sont sincères, tu apprendras avec satisfaction que le ci-devant +chevalier de Malincourt n'a plus aucun droit sur ce domaine, et que, +désormais, c'est à moi qu'il appartient. Voici les pièces légales qui +m'en déclarent propriétaire. + +--Me garderez-vous à votre service? demanda Chourlot avec une inquiétude +jouée. + +--Oui, si tu me promets de me servir avec dévouement et fidélité. + +--Mettez-moi à l'épreuve, et vous verrez qu'on peut compter sur moi. + +--Alors, occupe-toi de faire préparer un bon souper ainsi que des +chambres pour cette nuit. Je pense, citoyens, que vous accepterez mon +hospitalité fraternelle, ajouta t-il en s'adressant aux délégués, et que +vous ne rentrerez pas à Épinal avant demain. + +--N'y rentreras-tu pas avec nous? demanda l'un d'eux. + +--Non, j'attends ici mes associés de Paris, car vous pensez bien que ce +n'est pas pour ressusciter les traditions des aristocrates et pour y +vivre dans un luxe antirépublicain que j'ai acheté ce château. Je l'ai +acheté pour le démolir et pour en vendre les terres morcelées. + +Et plus bas il ajouta en riant: + +--Ce sera ma vengeance. + +Chourlot sortait en ce moment. Il eut le temps de recueillir ces paroles +menaçantes. + +--Ah! bandit, murmura-t-il, si quelqu'un porte un jour une main +sacrilège sur le château de Saint-Baslemont, ce ne sera pas toi! + +Jusqu'au soir, Joseph Moulette fit aux citoyens délégués les honneurs de +son château. Il voulut le leur montrer des caves aux greniers et les +promener à travers les avenues de son parc. Avec eux, il s'occupa +ensuite de rédiger un rapport détaillé sur les événements qui venaient +de s'accomplir, rapport que le district d'Epinal devait envoyer au +Comité de sûreté générale. Enfin, à 8 heures, ils se mirent à table, +déjà consolés de leur déconvenue de la journée. À ce moment, un paysan +ramenait leur voiture à Saint-Baslemont. Ils apprirent de sa bouche qu'à +Darney, dans l'après-midi, Valleroy, Bernard, tante Isabelle et Nina +avaient pris le coche qui faisait en ce temps la route de Nancy à Paris. + + + + +CHAPITRE XXIII + +LES CHAUFFEURS + + +Le lendemain, à la tombée du jour, dans la grande salle du château de +Saint-Baslemont, autour d'un luxueux couvert, vingt convives achevaient +un repas qui durait depuis midi. À en juger par le nombre des plats et +des bouteilles vides que Chourlot, aidé de deux camarades, employés +comme lui sur les terres du château, entassait dans un coin, au fur et à +mesure qu'il en débarrassait la table, le banquet avait été copieux et +largement arrosé. Ce qui le prouvait encore, c'étaient les couleurs +écarlates plaquées aux joues des convives par l'afflux du sang surexcité +et l'expression mourante de leurs yeux où se devinait la fatigue des +estomacs gorgés à l'excès. À la place d'honneur, Joseph Moulette, +majestueux et solennel, présidait. À sa droite et à sa gauche, il était +flanqué des deux délégués du district d'Épinal, dont il avait retardé le +départ, afin de se faire honneur de leur présence aux agapes offertes +par lui au maire, aux officiers municipaux et aux notables de +Saint-Baslemont, à l'occasion de son installation en qualité de +propriétaire. + +Ah! il avait utilement employé son temps, Joseph Moulette, depuis le +jour où il était parti de Saint-Baslemont, fugitif, après y avoir trouvé +un refuge durant quelques heures. Pendant plusieurs mois, il s'était +caché dans les montagnes des Vosges, errant, misérable, vendant ses +services comme valet de ferme, n'osant rester dans le même endroit au +delà de quelques semaines, de peur d'être reconnu et dénoncé comme +jacobin, ne s'approchant des centres habités que pour y recueillir les +nouvelles de Paris et s'informer des progrès de la contre-révolution. + +Ce supplice avait duré jusqu'à l'été de 1796. À ce moment, ayant appris +que le gouvernement des thermidoriens, menacé par les royalistes, +recherchait l'appui des anciens partisans de la Terreur, il s'était +dirigé vers Épinal. Il y était rentré un soir, à la dérobée, comme un +voleur. Mais, dès le lendemain, il osait se montrer publiquement dans +les rues, où ses amis et ses complices, naguère proscrits comme lui, +tenaient de nouveau le haut du pavé, retrouvaient leur crédit et leur +influence. Une fois de plus, royalistes et prêtres se cachaient; une +fois de plus, les jacobins devenaient puissants. À la faveur de ces +dispositions nouvelles, Joseph Moulette partait pour Paris. Là, le +courant de l'opinion était hostile aux thermidoriens. Les sections de la +capitale s'armaient contre la Convention et contre les Comités où +siégeaient Barras, Tallien, Carnot. Mais ceux-ci résistaient. Ils +accueillaient à bras ouverts quiconque se déclarait pour eux, Joseph +Moulette avait retrouvé en place des amis d'autrefois. C'est par eux +qu'il avait sollicité et obtenu les arrêtés et les ordres à l'aide +desquels il s'était présenté, tête haute et triomphant, au château de +Saint-Baslemont, où il poursuivait une vengeance qu'il voulait +éclatante. + +Maintenant, il avait réussi; il était bel et bien maître, seul maître du +domaine. Afin d'établir publiquement ses droits, il avait convié les +autorités du village à s'asseoir à sa table de châtelain frais émoulu et +bon patriote. Tous ceux qu'il avait appelés étaient venus, non qu'ils +fussent disposés à fêter le personnage qui osait se parer de la +dépouille des Malincourt, mais parce que son invitation ressemblait à un +ordre et que le temps n'était pas encore arrivé où les honnêtes gens +cesseraient d'avoir peur des terroristes. Si, dans l'enivrement de sa +facile victoire, il avait conservé assez de sang-froid pour observer ses +convives, il aurait deviné, à leur attitude embarrassée, à leurs gestes +compassés, à leur visage contraint, qu'ils n'étaient là qu'à +contre-coeur, et que, tout en se courbant devant lui, ils souhaitaient +que quelque événement soudain l'emportât aussi vite qu'il était venu. +Mais, loin de comprendre cet état d'esprit, loin de pressentir les +malédictions qu'ils appelaient sur sa tête, il croyait les avoir +éblouis, en se montrant à eux protégé par deux des plus farouches +suppôts de la Terreur, et s'être à jamais assuré leur docilité. + +Le repas terminé, il se leva. Tous suivirent son exemple, quittèrent la +salle où la nuit naissante allongeait ses ombres, et entrèrent derrière +lui dans un salon brillamment éclairé par la flamme de cent bougies. +Démeublé en partie depuis le départ du comte et de la comtesse de +Malincourt, ce salon, sous l'ardente clarté qui tombait des candélabres +et d'un lustre, semblait pauvre et nu. Joseph Moulette, mécontent, en +fit la remarque à Chourlot. + +--Valleroy, malgré le retour du jeune maître, s'est toujours refusé à +remettre le château dans son ancien état, répondit froidement le brave +homme, qui jouait son rôle en habile comédien. + +--Mais où sont les meubles? demanda Joseph Moulette. Il y avait sans +doute des tapisseries sur ces murs, des tapis sur ces planchers, des +rideaux aux fenêtres, des objets de prix dans ces vitrines, des livres +dans ces bahuts. Qu'a-t-on fait de ces objets? + +--On les a enfermés dans des coffres. + +--Avec l'argenterie probablement, avec des bijoux, des portraits. Où +sont-ils, ces coffres? + +--Cachés dans des souterrains du château. + +--Tu les feras monter demain et nous les ouvrirons. + +--Croyez-vous que ce soit prudent, citoyen? demanda Chourlot. + +--Je ne comprends pas ta question. Précise... + +--Depuis quelques jours, des bandes de chauffeurs et de pillards se sont +montrées dans le pays. Peut-être convient-il d'éviter de les attirer ici +par l'étalage de vos richesses. + +--Je ne crains ni les chauffeurs ni les pillards, répliqua avec hauteur +Joseph Moulette. Tu exécuteras l'ordre que je viens de te donner. + +Chourlot s'inclina en signe d'obéissance et disparut. Alors Joseph +Moulette regarda autour de lui. Les convives, en ce moment, formaient un +groupe dont les deux délégués occupaient le centre. Ceux-ci parlaient +avec animation aux paysans, qui les écoutaient, déférents et silencieux, +et le citoyen président, qui s'était approché, entendit tomber de leur +bouche, dans le silence, des mots qui lui étaient familiers; devoirs +civiques... complots liberticides... audace des aristocrates... infamies +de Pitt et Cobourg. Il comprit que les hauts personnages plaidaient la +cause du peuple et de la liberté et appelaient la foudre sur la tête des +ennemis de la République. Il attendit la fin de ces harangues +éloquentes. Puis, quand personne ne parla plus, il parla lui-même. + +--Les ennemis de la République, fit-il d'un accent dramatique, il y en a +partout. Mais qu'ils tremblent! Le châtiment qui les attend sera +terrible; ils seront, écrasés... + +Et comme un frisson passait dans l'âme de ses auditeurs, il ajouta: + +--Doivent être tenus pour tels les émigrés, nobles ou non, les prêtres, +les accapareurs et ces brigands qui infestent nos campagnes et y portent +l'effroi. C'est à ces bandits que nous devons faire une guerre +incessante et implacable. Peut-être certains d'entre eux en veulent-ils +à mes jours. Mais je ne les crains pas, car s'ils venaient m'attaquer +ici, les braves patriotes de Saint-Baslemont voleraient à mon secours. +N'est-ce pas, braves patriotes que vous sauriez me défendre?... + +Et comme la réponse lui parut manquer d'unanimité et d'enthousiasme, il +ajouta: + +--Si je périssais sans avoir été défendu, la République saurait venger +un de ses plus vaillants serviteurs, en punissant les lâches qui +auraient laissé triompher le crime et succomber la vertu. + +--Bien dit, Joseph Moulette, répliqua l'un des délégués, en accentuant +par ce mot les menaces que venait de proférer le citoyen président. +Mais, tu es en sûreté, puisque nous te mettons sous la garde des +habitants de cette commune, toi et tes propriétés. + +Un grand silence succéda à ces discours, et Joseph Moulette en profita +pour entraîner les délégués hors du groupe où ils venaient de pérorer. +Une fois à l'écart, il leur dit à voix basse: + +--Merci pour le secours que vous venez de me donner. Mais j'attends de +vous un autre service. La population de ce pays est imbue de préjugés +aristocratiques; elle s'est abreuvée du lait du modérantisme. Je ne me +sens pas en sûreté au milieu d'elle. Quand vous serez rentrés à Épinal, +obtenez qu'on m'envoie quelques soldats pour me garder et pour assurer +dans ce pays le respect et l'exécution des lois. + +Les délégués promirent à Joseph Moulette d'obtempérer à son désir. +Cependant, l'heure qu'ils avaient fixée pour leur départ approchait. +Chourlot vint les avertir que leur voiture les attendait, et que les +gendarmes qui devaient les suivre étaient prêts à monter à cheval. Les +délégués se dirigèrent vers la porte. Joseph Moulette les accompagna +jusque dans la cour, suivi des autres convives, puis, quand, après un +échange d'adieux, l'équipage se mit en marche, le citoyen président leva +son chapeau en criant: + +--Vive la République une et indivisible! Meurent les aristocrates! + +Quelques voix répétèrent ces cris jusqu'au moment où voiture et chevaux +se perdirent dans les brumes grises de la nuit. Alors, Joseph. Moulette +rentra dans le château en compagnie des notables de Saint-Baslemont, et +les entretiens recommencèrent. Mais ils n'offraient plus l'intéressante +vivacité de ceux de tout à l'heure, comme si les délégués, en partant, +avaient emporté l'âme de la réunion. Les conversations se traînaient +dans des banalités et des lieux communs, et plus Joseph Moulette +multipliait ses questions, moins on mettait d'empressement à lui +répondre. + +--Je ne vous retiens pas, braves patriotes, dit-il alors. Je me +reprocherais de vous séparer plus longtemps de vos familles. +Rejoignez-les et répétez à vos épouses et à vos fils les patriotiques +propos que vous avez entendus. + +Les braves patriotes ne se le firent pas dire deux fois. Humbles et +respectueux, ils défilèrent un à un devant le nouveau châtelain de +Saint-Baslemont, et bientôt il resta seul avec Chourlot. + +--Le citoyen a-t-il des ordres à me donner? demanda ce dernier. + +Au lieu de répondre à cette question, Joseph Moulette se jeta dans un +fauteuil, et, regardant Chourlot bien en face, il lui dit: + +--Tu m'as avoué, hier, que tu étais las d'être l'esclave des +aristocrates et que tu serais heureux de te dévouer à mon service. +Est-ce bien vrai? + +--Je ne mens pas, répondit hypocritement Chourlot. + +--Alors, quoi que je te demande, tu le feras? + +--Je le ferai. + +--Eh bien, je te prends au mot. Je désire, sans attendre jusqu'à demain, +me rendre compte, dès ce soir, de la valeur des richesses que le +ci-devant comte de Malincourt fit enfouir autrefois dans les souterrains +du château. Prends une lanterne et conduis-moi dans ces souterrains. +Nous examinerons ensemble les objets qu'ils renferment. + +Chourlot tressaillit, et son visage exprima le sentiment de révolte qui +s'emparait de lui. Mais, presque du même coup, il se domina. Son regard, +où avait passé une flamme, s'éteignit, et ce fut très calme qu'il +répondit: + +--Ce n'est pas en quelques heures, citoyen, que vous pourrez procéder à +cet examen. Il y faudra plusieurs journées, et, si vous m'en croyez, +vous remettrez à demain cette longue besogne. + +--Je ne remets jamais au lendemain ce que je peux faire la veille, +répliqua Joseph Moulette. J'ai hâte de savoir si, en achetant le château +de Saint-Baslemont, mes associés et moi avons fait urne opération +lucrative. Il me suffira d'un coup d'oeil pour m'en rendre compte. + +--Alors, je suis à vos ordres, fit Chourlot. Je vais quérir une +lanterne. + +Il s'éloigna pour revenir bientôt. + +--Passe devant et guide-moi, lui dit le citoyen président; je te +suivrai. + +Chourlot obéit. À l'extrémité d'un corridor qui traversait le château +dans sa largeur, il ouvrit une porte massive. Elle laissa voir les +premières marches d'un escalier descendant dans les caves. Il s'y +engagea lentement, afin d'éclairer la marche de Joseph Moulette. Au bas +de cet escalier, commençait un autre corridor à droite et à gauche +duquel se voyaient des portes basses. Il en poussa une et introduisit +Joseph Moulette dans une vaste pièce autour de laquelle étaient rangées +des bouteilles de vin. + +Au milieu de cette pièce, se servant d'une pelle qu'il prit dans un +coin, il gratta le sol au niveau duquel la terre rejetée à droite et à +gauche découvrit une large dalle blanche. La dalle soulevée, apparut un +nouvel escalier plus étroit que le premier et qu'il se mit à descendre. +Bientôt, les deux hommes se trouvèrent dans un caveau voûté aux murs +enduits de ciment. + +C'est là que, dans de nombreux coffres de toutes tailles, étaient +cachées les richesses du château de Saint-Baslemont. Pressé de savoir ce +qu'ils contenaient, Joseph Moulette soulevait les couvercles et les +laissait aussitôt retomber ébloui par la vision rapide qui frappait ses +regards: couverts et plats d'argent, aiguières en cristal montées en or, +pendules artistiques, flambeaux ciselés, coffrets, flacons, écrins sur +le velours desquels s'étalaient des parures précieuses. Christs en +ivoire, reliquaires, tout un trésor d'un prix inestimable qui dormait +depuis plusieurs années, en attendant qu'on le remît en lumière. Puis, +c'étaient des tableaux de maîtres et des portraits de famille, rangés +dans des coins, des glaces de Venise avec des cadres en bois sculpté et +doré, des meubles de grand prix, des tentures et des tapis roulés, tout +ce qui formait, en d'autres temps, la splendeur et le luxe du château de +Saint-Baslemont. + +Bien qu'il s'efforçât de rester impassible à la vue de ces richesses, +maintenant devenues siennes, elles déchaînaient dans l'âme de Joseph +Moulette d'ardentes cupidités. Sous la lueur rougeâtre de la lanterne +que soulevait Chourlot, les mains du citoyen président les effleuraient, +toutes tremblantes. Et si violente était son émotion, qu'il ne trouvait +pas un mot à dire pour exprimer le mépris qu'en sa qualité de bon +patriote il aurait voulu feindre. + +--Vous voyez, citoyen, que ce n'est pas en quelques heures qu'on +pourrait procéder à l'inventaire de ces trésors. + +--Je commencerai demain, répondit Joseph Moulette. Remontons, +maintenant. + +Soudain, ses doigts heurtèrent un coffret revêtu de cuir noir. Il le +tira à lui, non sans peine, car ce coffret était très lourd. Mais quand +il voulut l'ouvrir, le couvercle résista. + +--Je le garde, fit-il alors. J'essayerai ce soir de forcer la serrure. +Cela m'amusera. + +Lentement, ils reprirent le chemin par lequel ils étaient venus, +remettant en place la dalle qui cachait l'ouverture du caveau, fermant +les portes derrière eux, et, quelques instants après, Joseph Moulette +déposait le coffret sur une table, dans sa chambre, la propre chambre du +comte de Malincourt, qu'il avait choisie, la veille, pour s'y installer. +De nouveau, Chourlot se tenait debout, attendant les ordres du maître. + +--Tu peux te retirer, lui dit ce dernier. Avant d'aller dormir, +assure-toi que toutes choses sont en ordre et les portes et croisées +closes. + +Il resta seul dans la vaste chambre, très sévère avec son lit de pied, +hissé sur une estrade entre de lourdes tentures. Pour combattre la +fraîcheur de la nuit, on avait allumé du feu. Les flammes qui dansaient +sur les bûches géantes enterrées sous les cendres, au fond de la haute +cheminée, éclairaient les murs d'une clarté plus vive que celle des +bougies. + +--On est mieux ici qu'à battre la campagne, pensa Joseph Moulette. + +Sur sa face épanouie, un sourire exprima le bien-être qu'il ressentait. +Un grand calme régnait dans le château. Au dehors, l'ombre et le silence +enveloppaient le paysage. Un vent très doux soufflait dans les arbres; +sa rumeur arrivait, affaiblie, aux oreilles de Joseph Moulette, et +berçait son repos. Il était seul, bien seul, libre de suivre sa pensée +capricieuse vers l'avenir où elle l'emportait. Il le voyait radieux, cet +avenir, embelli par la possession des biens dont un habile coup de main +venait de le rendre maître. Les combats qu'il livrait depuis plusieurs +années avaient pris fin; les aristocrates étaient vaincus, les bons +patriotes installés à leur place. Les temps devenaient paisibles, des +lois rigoureuses protégeaient les nouveaux seigneurs de la France. Et il +était un de ces heureux, lui! Qu'aurait-il pu souhaiter de plus? + +Son regard, perdu dans l'espace, s'arrêta soudain sur le coffret qu'il +avait rapporté de sa visite dans les souterrains du château. Il s'assit +devant la table sur laquelle en entrant il l'avait déposé, et, le +prenant dans ses robustes mains, il essaya de l'ouvrir. Mais la serrure +était solide, et, faute de clé, le citoyen président restait impuissant +devant la lourde boite dont il brûlait de connaître le contenu. Il +n'était pas homme à se résigner à cette impuissance, et brusquement il +se mit en devoir de faire sauter la serrure. Les pincettes lui servirent +de levier. Il en introduisit l'extrémité entre les rainures du coffret +et pesa de tout son poids sur l'autre bout. On entendit un craquement, +et le couvercle brisé se leva. + +Joseph Moulette ne put retenir un cri d'étonnement et de joie. La boîte +était pleine de pièces d'or, rangées en piles pressées les unes contre +les autres, de telle sorte qu'il devait y en avoir pour une somme +considérable. Il voulut les compter et retourna la boîte dont le contenu +s'éparpilla sur le tapis avec un son métallique. Alors, il plongea dans +cet amas d'or ses mains brûlantes de fièvre. Pendant quelques instants, +il les y laissa comme s'il eût espéré trouver un remède contre son +excitation passagère, et si complètement absorbé qu'il perdit soudain la +sensation des choses extérieures, emporté haut et loin dans des rêves +fous dont sa nouvelle fortune lui assurait la réalisation. + +Il ne vit donc pas ce qui se passait, au même instant, derrière lui. La +porte de la chambre s'ouvrait avec lenteur, sans bruit, et un homme +entrait, marchant d'un pas si léger qu'on ne pouvait l'entendre. Cet +homme portait un masque sur le visage, un masque noir aux ouvertures +duquel brillaient des yeux ardents et lumineux, comme ceux d'un chat +dans la nuit. Une fois le seuil franchi, cet homme, s'étant assuré que +Joseph Moulette lui tournait le dos, fit un signe d'appel, et quatre +autres personnages, le visage couvert d'une couche de suie qui les +défigurait, entrèrent en silence l'un après l'autre. Le dernier venu +ferma la porte, devant laquelle ils se rangèrent toujours silencieux. +Alors, celui qui était entré le premier prononça le nom de Joseph +Moulette à haute et intelligible voix. Joseph Moulette sursauta, +repoussa violemment sa chaise, et se trouva debout, appuyé dans une +attitude de défense et de résistance contre la table chargée d'or, +véritablement pétrifié, une sueur glacée au visage et au coeur la trouée +aiguë d'une lame effilée. + +--Les chauffeurs! murmura-t-il enfin. + +Et, comme s'il revenait à lui, il bondit vers l'une des croisées, +l'ouvrit, et, se penchant au dehors, il appela: + +--Au secours! À moi, Chourlot! + +Les chauffeurs demeuraient immobiles et impassibles. Mais celui qui +portait un masque dit: + +--N'appelle pas, Joseph Moulette. Personne ne viendra à ton secours. +Nulle puissance au monde ne peut te soustraire au sort qui t'attend. +L'heure est venue d'expier tes crimes. + +À ce menaçant langage, le citoyen président, qui s'était éloigné de la +fenêtre, instinctivement, voulut s'en rapprocher, décidé, dans ce péril +extrême, à sauter de la hauteur du premier étage pour s'enfuir à travers +le parc. Mais elle était fermée et gardée par deux hommes. Il se +précipita vers l'autre; elle était également gardée. + +--On, ne sort plus, reprit l'homme masqué. + +Il fit un signe, et ses complices au visage noir de suie se jetèrent sur +Joseph Moulette. + +--Allez-vous m'assassiner? s'écria le citoyen président, tentant en vain +de se débattre. + +Personne ne lui répondit. On le couchait brutalement par terre, et, +tandis que trois chauffeurs le clouaient au sol en fixant ses bras au +long de son corps, un quatrième déroulait un peloton de grosse ficelle +et ligotait le malheureux des épaules aux genoux. Ce fut fait en un tour +de main. Lorsque l'opération se termina, il était hors d'état de remuer. +Cependant, tout en lui infligeant cet abominable traitement, on ne +l'avait pas encore frappé. Il se demandait, avec une angoisse mêlée +d'espoir, à quel genre de supplice il allait être soumis. Son +incertitude fut brève. Une main brutale lui arracha ses bottes et ses +bas. Bientôt, sous ses jambes et ses pieds nus, il sentait la fraîcheur +des dalles. Il comprit et fit entendre une plainte. Mais elle ne pouvait +attendrir ses bourreaux. Ceux-ci, l'ayant soulevé, le portèrent devant +la cheminée, les pieds nus tendus vers le feu. + +--Chauffez! ordonna l'homme masqué. + +À ce mot, un lourd tisonnier tenu par un bras ferme tomba sur les bûches +à demi consumées. Dans un crépitement d'étincelles, les flammes se +ravivèrent et vinrent lécher les extrémités du patient. Pendant quelques +secondes il tenta de se raidir contre la douleur. Mais la chaleur devint +vite intolérable. Un jet de flamme plus violent que les autres la +transforma en une brûlure lancinante. Alors, aux gémissements, des cris +succédèrent, des cris déchirants qui redoublaient lorsque le malheureux, +essayant de plier les genoux pour éloigner ses pieds du feu, des coups +de bâton sur les jambes l'obligeaient à les étendre. + +--Pitié! Pitié! fit-il enfin d'une voix expirante. + +Il allait perdre connaissance. Sur un geste de l'homme masqué, son +corps, raide dans ses liens, fut porté en arrière comme une masse +inerte, et, de sa poitrine, s'échappa un soupir de délivrance. L'homme +masqué parla de nouveau: + +--Tu es condamné, Joseph Moulette. Tu vas périr et rejoindre tes +victimes. Mais c'est toi-même qui dois prononcer ton arrêt, après avoir +confessé tes forfaits. + +--Je suis innocent et n'ai rien à confesser, tas de bandits, répondit +Joseph Moulette, dont le naturel reprenait le dessus en même temps que +s'apaisait sa souffrance. + +--C'est ce que nous allons voir. Chauffez! répéta l'homme masqué. + +De nouveau, les pieds furent tendus vers la flamme, et par un +raffinement de cruauté, posés sur les chenets brûlants. + +--Je confesserai tout ce que vous voudrez, hurla Joseph Moulette. + +Le misérable se tordait sous les mains de fer qui le maintenaient +couché; une écume légère blanchissait le coin de ses lèvres et des +larmes emplissaient ses yeux. Une fois de plus, on l'éloigna de la +cheminée. + +--Tu vois que nous avons les moyens de te faire parler, continua l'homme +masqué. Parle donc de bonne grâce et réponds à mes questions sans +détour. + +--Interrogez-moi, scélérats, soupira Joseph Moulette en enveloppant les +chauffeurs d'un regard où se trahissait, sous son involontaire +résignation, sa rage impuissante. + +--Reconnais-tu que tu as envoyé à l'échafaud le comte et la comtesse de +Malincourt? demanda l'homme masqué. Reconnais-tu qu'ils étaient +innocents? + +--Ils étaient coupables; coupables d'être nobles, coupables d'avoir +voulu émigrer, coupables d'avoir tramé des complots contre la liberté. +Ils avaient justement encouru la rigueur des lois. + +--Reconnais-tu que leur mort est un crime? + +--Je ne le reconnais pas, je ne le reconnaîtrai jamais. + +--À ton aise; chauffez, vous autres. + +--Non, non, se hâta de supplier Joseph Moulette. + +--Alors, avoue que tu as lâchement assassiné les seigneurs de ce +château. + +--Je l'avoue, mais je proteste contre la violence qui m'est faite. + +L'homme masqué leva les épaules et continua: + +--Reconnais-tu qu'après les avoir assassinés, tu as tenté de faire subir +le même sort à leur fils et à leur fidèle serviteur Valleroy? + +--Valleroy est un traître et... + +--Veux-tu, oui ou non, avouer ta perfidie à leur égard? + +Si terrible était l'accent de cette question, que Joseph Moulette +frissonna. + +--Eh bien oui, fit-il, vaincu, j'avoue... J'avoue, parce que je suis +impuissant à me défendre et à faire entendre la vérité. + +--Tu reconnais aussi que tu es venu dans ce pays pour dépouiller +l'héritier des Malincourt, que tu l'as obligé à sortir de sa maison, en +t'en emparant par le mensonge et la ruse? + +--Je le reconnais. + +--Et que, lorsque nous t'avons surpris, tu étais en train, de lui voler +l'or dont cette table est couverte. + +--Je le reconnais. + +--Donc, tu es assassin et voleur... Veux-tu le déclarer? + +Cette fois, Joseph Moulette garda le silence, comme si cet aveu était +au-dessus de ses forces. + +--Faut-il chauffer? demanda l'homme masqué. + +Le citoyen président poussa un soupir de colère et répondit: + +--Je suis un assassin et un voleur. + +--Je renonce à te demander compte de tes autres crimes. Tu les expieras +avec ceux que tu as confessés et toutes tes victimes seront vengées en +même temps. Reconnais-tu avoir mérité la mort? + +--Je le reconnais. + +--Tu vas donc la recevoir, mais la recevoir de la main du seul assassin +qui se trouve parmi nous, de ta propre main. + +Joseph Moulette jeta autour de lui un regard effaré. Il ne comprenait +pas. Soudain, il vit les chauffeurs se pencher, détendre ses liens, non +pour le délivrer, mais pour rendre à son bras droit seul la liberté des +mouvements, et l'un d'eux mettre un poignard dans sa main redevenue +libre. Alors, il reprit espoir. Armé, il pouvait encore se sauver en +tuant un ou plusieurs de ses bourreaux, après avoir coupé ses liens. +L'énergie avec laquelle il serrait entre ses doigts la poignée de l'arme +trahissait cet espoir soudain et inattendu. + +--Frappe-toi! lui dit brusquement l'homme masqué. + +--Et si je refuse? demanda Joseph Moulette en se soulevant, appuyé sur +son bras lié et en agitant l'autre pour atteindre ses bourreaux. + +La réponse qu'il provoquait imprudemment ne se fit pas attendre. D'un +vigoureux coup de pied, il fut précipité devant la cheminée, mais si +près cette fois que ses jambes nues allèrent heurter les bûches +incandescentes et en firent jaillir un flot d'étincelles. Une odeur de +roussi monta dans la chambre avec des hurlements de douleur. + +--Bâillonnez-le! fit l'homme masqué. L'ordre fut exécuté. Dans la bouche +ouverte et convulsée, un mouchoir tordu, roulé, serré, fit l'office +d'une poire d'angoisse et étouffa les cris. Maintenant, le misérable +était cloué au sol par les lourdes bottes des chauffeurs. Il ne pouvait +ni crier, ni remuer. Son bras droit, toujours armé, s'agitait dans le +vide. Sur la braise ardente, sa chair se grésillait, et la souffrance +qui le laissait encore vivant était si cuisante qu'elle mettait dans ses +yeux démesurément agrandis une expression de terreur et de folie +furieuse qui n'avait plus rien d'humain. + +L'homme masqué s'inclina vers lui. + +--Tu vois bien que tu feras mieux de mourir et d'abréger ton supplice, +lui criait-il d'un accent railleur. + +Lui-même saisit le bras de Joseph Moulette et posa sur le coeur du +supplicié la pointe du poignard. La main crispée autour du manche +s'agita. Un peu de sang rougit la chemise. La lame s'enfonçait d'un seul +coup dans la poitrine jusqu'à la garde. Une dernière convulsion, un +bruyant soupir, et ce fut tout. Le club des jacobins d'Épinal n'avait +plus de président. + +Alors, l'homme masqué se releva, arracha son masque et laissa voir la +vieille face parcheminée de Chourlot. + +--Justice est faite, dit-il, nos maîtres sont vengés et leurs héritiers +ne seront pas dépouillés. Demain, nous le ferons savoir à M. le +chevalier et à Valleroy. Quant à vous autres, vous témoignerez tous au +besoin que cet homme s'est donné volontairement la mort. + + + + +CHAPITRE XXIV + +UN PROFIL HISTORIQUE + + +Dans la soirée du 13 vendémiaire, vers 11 heures, la diligence qui +faisait à cette époque le service de Nancy à Paris s'arrêta toute +poudreuse devant une auberge située aux portes de Meaux, à côté du +relais de poste. Tandis que le postillon dételait ses chevaux couverts +de sueur, qui allaient être remplacés par des chevaux frais, les +voyageurs descendaient et entraient dans l'auberge où les attendait le +souper. Parmi eux, se trouvaient Bernard, Valleroy, tante Isabelle et +Nina, partis quatre jours avant de Darney, où ils s'étaient donné +rendez-vous. En s'y rencontrant, après s'être enfuis de Saint-Baslemont, +ils avaient décidé de se rendre à Paris. À Paris seulement ils pouvaient +organiser «une défense efficace contre les machinations de Joseph +Moulette, et s'y dérober, s'ils ne parvenaient pas à les déjouée. À +Paris seulement ils pouvaient obtenir justice contre le scélérat gui +venait de dépouiller traîtreusement les héritiers de Malincourt. Cette +résolution une fois prise, ils l'avaient exécutée sans délai. Ayant eu +la bonne fortune de trouver quatre places disponibles dans la diligence +venant de Nancy, et qui s'arrêtait à Darney, ils s'étaient mis en route +quelques, heures après avoir quitté Saint-Baslemont. + +Maintenant ils touchaient au terme de leur voyage. Au lever du soleil, +ils arriveraient à Paris, où Bernard et Valleroy entendaient commencer +sur-le-champ les démarches qu'ils avaient en vue. Au mois d'octobre, les +nuits sont déjà froides, et, ce soir-là, le vent soufflait avec +violence, enveloppant hommes et choses de tourbillons d'une poussière +sèche qui cinglait et rougissait le visage. Aussi les voyageurs ne +s'attardaient-ils pas au dehors. À peine descendus de voiture, ils +s'empressaient d'entrer dans la grande salle de l'auberge, ouverte sur +la cuisine, où brillait, au fond d'une cheminée monumentale, une flamme +joyeuse devant laquelle des poulets mis en broche achevaient de se +rôtir. + +Valleroy, ayant avisé dans un coin une table de quatre couverts, en prit +possession pour ses compagnons et pour lui, et dit à l'aubergiste qui +s'empressait autour d'eux: + +--Vous nous servirez ici. + +Et comme tante Isabelle s'asseyait, en plaçant à côté d'elle avec +sollicitude Nina qui venait de s'éveiller et se frottait les yeux, il +ajouta en s'adressant à l'enfant: + +--Allons, mignonne, assez dormi. Pour le moment, il s'agit de souper. Tu +feras ensuite un bon somme jusqu'à Paris, où nous serons demain matin. + +Ce langage affectueux, le mouvement, la chaleur, la lumière, la +perspective d'un bon repas rendirent à Nina sa vivacité: + +--Où est Bernard? demanda-t-elle en voyant une place vide. + +Soudain, elle l'aperçut debout au milieu de la salle. D'un bond, elle +quitta sa place, courut à lui, et lui prit la main comme pour +l'entraîner du côté de la table. + +--Attends, répondit Bernard. + +Elle obéit, demeura immobile et silencieuse, sans comprendre d'abord ce +qu'il faisait. Comme elle cherchait à savoir, elle vit le regard de son +ami fixé sur l'une des extrémités de la salle. Le sien suivit +instinctivement la même direction. Là, se tenait seul, à l'écart et un +peu perdu dans l'ombre, mangeant très vite et sans doute pressé de +partir, un petit vieux vêtu de noir qui donnait l'impression d'un +honnête tabellion de province ayant bon appétit et le désir de +n'adresser la parole à personne. + +C'est ce petit vieux que regardait Bernard et qu'à son tour se mit à +regarder Nina. Brusquement et comme si leur attention l'eût importuné, +il se leva et vint au-devant d'eux. Ce mouvement mit son visage en +pleine lumière, et ils reconnurent le vidame d'Épernon. Mais, avant +qu'ils l'eussent nommé, il les pressait dans ses bras, en disant: + +--Je vous ai reconnus, mes enfants, ainsi que Valleroy et tante +Isabelle. Je vous ai reconnus au moment où vous êtes entrés. Mais je +redoutais, un peu les éclats de votre surprise et j'ai gardé le silence. + +Et, se penchant vers Bernard, il continua: + +--Vous me comprendrez quand vous saurez que je me suis enfui de Paris ce +matin, afin de me dérober aux vengeances des vainqueurs. + +--Quels vainqueurs? demanda Bernard. + +--C'est vrai! Vous ne pouvez connaître encore les événements qui se sont +accomplis ce matin. Je vous les raconterai tout à l'heure. + +--Oh! oui, tout à l'heure, Monsieur, dit vivement Bernard. Avant tout, +j'ai hâte de vous adresser une question. + +--Parlez vite, mon enfant, et si je peux vous répondre... + +--Savez-vous ce qu'est devenu mon frère? + +--Le vicomte Armand? Etes-vous donc sans nouvelles de lui? + +--Sans nouvelles, oui, Monsieur, et cela depuis le jour où nous nous +séparâmes à Coblentz, en 1793. Est-il vivant? Est-il mort? Je l'ignore. + +--Il est vivant, n'en doutez pas, se hâta de répondre M. d'Épernon pour +rassurer Bernard. + +--Comment donc ne m'a-t-il pas écrit? + +--Avant thermidor, quand régnait la Terreur, il ne pouvait vous écrire +sans vous compromettre. D'ailleurs, savait-il seulement où vous étiez? +Depuis, sans doute, il vous a envoyé de ses nouvelles; mais vous ne les +avez pas reçues. Songez qu'il y a loin de l'Autriche à Paris. + +--Il est donc en Autriche? s'écria Bernard. + +--Vous l'ignoriez! + +--Par qui et comment l'aurais-je su? Et que fait-il dans ce pays +lointain? + +Cette fois, M. d'Épernon ne se pressait pas de répondre, et sons +attitude indiquait clairement que ce n'était pas par ignorance qu'il +restait silencieux, mais parce que ce qu'il avait à lui dire lui +coûtait. + +--L'avez-vous vu? demanda Bernard suppliant. + +--Non, je ne l'ai pas vu. Mais, à diverses reprises, j'ai rencontré des +gens qui m'ont parlé de lui, il y a quelques mois encore, et c'est ainsi +que j'ai appris... + +De nouveau M. d'Épernon hésitait. + +--Qu'avez-vous appris? Par grâce, Monsieur!... + +--J'ai appris qu'il avait pris du service dans l'armée autrichienne! + +--Lui! mon frère le vicomte de Malincourt? Un Français dans les rangs +des ennemis de la France! + +Bernard était devenu très pâle et des larmes brillaient dans ses yeux. + +--Malheureusement, il n'est pas le seul, reprit tristement M. d'Épernon. +Que d'émigrés, étreints par la nécessité, se sont engagés dans les +troupes étrangères! C'était une question de vie et de mort, et votre +frère... + +--C'est bien, Monsieur, c'est bien, ne parlons plus de lui, interrompit +vivement Bernard. + +Et changeant de ton, il ajouta: + +--Voulez-vous saluer tante Isabelle? + +Elle venait à la rencontre de M. d'Épernon, l'ayant, elle aussi, +reconnu. Valleroy la suivait, souriant, exprimant sa surprise. Quelques +instants après, assis tous ensemble à la même table, ils se confiaient +les circonstances à la suite desquelles ils venaient de se retrouver. +Valleroy parla le premier; il révéla au vieux gentilhomme les émouvantes +aventures survenues depuis deux ans: l'arrivée de Bernard à Paris la +mort de son père et de sa mère, l'échec du complot ourdi pour sauver la +reine, l'exécution de Guilleragues, de Morfontaine et de Grignan. Le +vidame d'Épernon ignorait la plupart de ces événements. Il n'en +connaissait même qu'un seul, la tragique fin de son neveu et de ses deux +complices. Après avoir donné de nouveaux regrets à leur mémoire, il +interrogea Valleroy. + +--Et maintenant, lui dit-il, qu'allez-vous faire à Paris? + +--Nous allons demander justice contre le citoyen Joseph Moulette. + +--Justice contre un jacobin! Et à qui la demanderez-vous, grand Dieu! + +--Au gouvernement de la République. + +--Vous ne savez donc pas ce qui se passe? Vous ignorez donc que les +Jacobins sont en train de redevenir les maîtres de la France? + +--J'ai cru qu'ils tentaient de reconquérir leur ancien pouvoir. La +criminelle conduite de Joseph Moulette envers Bernard nous a fourni la +preuve de leurs efforts. Mais je ne pensais pas que ces efforts eussent +réussi. + +--Rien n'est plus vrai pourtant, reprit M. d'Épernon. C'est l'esprit +jacobin qui de nouveau règne en France. Les pouvoirs de la Convention +touchent à leur fin. Encore quelques semaines, cette assemblée néfaste +n'existera plus et la Constitution qu'elle a votée sera mise en +pratique. Nous aurons une assemblée nouvelle, un gouvernement nouveau, +mais les principes resteront les mêmes. On prêchera encore au peuple la +haine des nobles et des prêtres, et comme par le passé, on nous +persécutera. La persécution est déjà commencée, et j'en suis, comme +vous, la victime. Les royalistes ont un moment espéré de rétablir la +monarchie. Mais cet espoir est détruit. Nous avons, été vaincus. + +--Vaincus sans combat? demanda Valleroy. + +--Après un combat opiniâtre au contraire. Aujourd'hui même, le peuple de +Paris, que nous avions travaillé depuis le 9 thermidor, s'est soulevé. +Les sections en armes ont marché contre la Convention pour l'abattre. +Nous espérions, à la faveur de ce mouvement, nous rendre maîtres du +pouvoir et préparer le retour du roi. Mais la Convention s'était mise en +état de nous résister. Elle avait confié à Barras, l'un de ses membres, +le soin de sa défense. Ce dernier avait investi du commandement +militaire un jeune général nommé Bonaparte, qu'on dit homme d'énergie et +qui nous a prouvé ce qu'il vaut. + +--Il a déjà combattu à Toulon et en Italie, observa Bernard. + +--C'est à lui que nous devons notre défaite, continua M. d'Épernon. +Grâce aux mesures qu'il avait prises, les sections ont été écrasées, la +Convention triomphe, et, de nouveau, la France est livrée aux +terroristes. Pour leur échapper, je me suis enfui de Paris où j'étais +revenu après la chute de Robespierre. Je n'ai plus d'autre ressource que +de prendre une fois de plus le chemin de l'exil, et je crains bien, mes +amis, que vous ne soyez bientôt réduits à en faire autant. + +À ces mots, Bernard protesta. + +--Lorsque j'ai émigré, dit-il, j'étais un enfant et tenu d'obéir +aveuglément aux ordres de mon père. Mais, aujourd'hui, je suis un homme, +libre de mes volontés, et, quoi qu'il arrive, je n'émigrerai pas. + +--Bien dit, Bernard, s'écria Valleroy. + +--Même si vous êtes décrété d'arrestation? fit M. d'Épernon. + +--Même dans ce cas, ni dans aucun cas. J'ai l'âge d'être soldat, et +c'est aux armées que j'irai servir ma patrie. + +Il y eut un court silence; puis Mr d'Épernon reprit: + +--Vous êtes jeune, Bernard. Les hommes de votre génération sont sans +engagements. Ils peuvent faire ce que nous, les vieux, nous ne pouvons +faire. Je vous envie: oui, je vous envie et je vous approuve. + +À ces récits, à ces retours vers le passé, les instants rapidement +s'étaient enfuis; de nouveau, il fallait se séparer. + +La diligence qui se dirigeait vers Paris allait repartir; la chaise de +poste qui devait emporter M. d'Épernon jusqu'à la frontière l'attendait +tout attelée dans la cour de l'auberge. En hâte, on échangea de tendres +adieux auxquels se mêlèrent des larmes. Se reverrait-on jamais? C'est +sur cette question attristante qu'on se quitta. M. d'Épernon, pressé de +s'éloigner de la capitale, où il n'aurait pu demeurer qu'au péril de ses +jours, ses amis, au contraire, pressés d'y rentrer, parce que, quoi +qu'il leur eût dit pour les détourner du but de leur course, ils +attendaient des démarches qu'ils allaient entreprendre la réalisation de +leurs espérances. + +À minuit, la diligence qui emportait Bernard roulait dans les plaines de +la Brie, en route vers Paris. Les rayons de la lune, entrant par les +vitres couvertes de buée, éclairaient le visage de tante Isabelle et +celui de Nina, qui, toutes deux, s'étaient endormies. Alors, quand +Bernard se fut assuré qu'elles ne pouvaient l'entendre, il dit à +demi-voix: + +--Dors-tu, Valleroy? + +--Non, cher Bernard. Comment pourrais-je dormir quand je te vois si +préoccupé, si triste? Qu'as-tu donc? + +--Le vidame m'a donné des nouvelles d'Armand. + +--De bonnes nouvelles? + +--Mon frère est soldat dans l'armée autrichienne, murmura Bernard, et je +crois que j'aimerais mieux qu'il fût mort! + +Et le pauvre enfant, qui, depuis quelques instants, s'efforçait de +contenir ses larmes, les laissa librement couler, tandis que Valleroy, +sans prononcer une parole, lui prenait les mains et les gardait dans les +siennes, comme pour bercer sa douleur dans cette paternelle étreinte. + +Au lever du jour, la diligence entrait dans Paris et conduisait au +bureau des Messageries de la rue Notre-Dame des Victoires les voyageurs +qu'elle transportait. Une heure plus tard, Bernard, Valleroy, tante +Isabelle et Nina arrivaient en fiacre à l'hôtel de Malincourt, où ils +étaient reçus par Kelner et par Rose, que comblait de surprise et de +joie ce retour imprévu. + +Dès le lendemain, tandis que Valleroy et Kelner se rendaient au Comité +de sûreté générale pour s'enquérir des formes sous lesquelles devaient +être présentées les réclamations des héritiers du comte de Malincourt +contre le citoyen Joseph Moulette, Bernard sortait seul afin de faire +une promenade à travers Paris. Il avait hâte de revoir les lieux où +désormais et jusqu'à la fin de sa vie il devait retrouver vivants les +poignants souvenirs de sa jeunesse. Il passa par la rue du +Four-Saint-Germain et devant la boutique de Grignan. Elle s'était +transformée; on n'y vendait plus de meubles; un pâtissier y débitait ses +friandises. Transformé aussi le Luxembourg. Le vieux palais avait cessé +d'être une prison; une armée d'ouvriers le remettait à neuf en vue de +l'installation du Directoire exécutif qui allait gouverner la France +pendant cinq ans. + +Le Palais de justice, la Conciergerie et l'Hôtel de ville, ces étapes +d'une route que Bernard ne pourrait jamais plus parcourir sans ressentir +des impressions douloureuses, conservaient leur physionomie d'autrefois, +assombrie encore par les pleurs et le sang que leurs murailles avaient +vu verser. De tous côtés, ce n'étaient que maisons à louer, antiques +hôtels et vieux mobiliers à vendre. Au fronton des monuments, on lisait +en gros caractères ces mots sinistres: «Unité, indivisibilité de la +République; liberté, égalité, fraternité ou la mort.» Au sommet des +églises, un bonnet phrygien au bout d'une pique remplaçait la croix +renversée. Mais, en dépit de tant de témoignages de la Terreur non +encore apaisée, la vie de Paris avait pris un air plus rassurant et plus +joyeux. La foule qui circulait dans les rues osait sourire, et, +quoiqu'on fût au lendemain de l'émeute du 13 vendémiaire, quoique les +rues fussent sillonnées de patrouilles et les maisons assaillies par des +descentes de police, qui allaient à domicile désarmer les citoyens, on +devinait que, indifférente ou insensible à ces derniers épisodes d'un +temps exécré, la population cessait d'avoir peur et s'adonnait de +nouveau à la douceur de vivre. + +Dans le jardin des Tuileries, sur la terrasse des Feuillants, au palais +Egalité, Bernard rencontra des femmes en parure élégante, poussée +jusqu'à l'excentricité. Les sans-culottes et les tricoteuses ne +circulaient plus dans les rues, ni en aussi grand nombre qu'autrefois, +ni avec la même audace. Sur les murs s'étalaient des affiches annonçant +des spectacles innombrables, des bals publics, des plaisirs variés. +Enfin, les brillants équipages, longtemps proscrits, de nouveau se +montraient et transportaient, à défaut des grands seigneurs de jadis, +tous morts ou émigrés, les parvenus du moment, les puissants du jour, +pour la plupart spéculateurs véreux qui s'étaient enrichis pendant la +Révolution au détriment de ce peuple qu'elle n'avait délivré d'un tyran +que pour lui en imposer des milliers d'autres. + +Bernard avait commencé sa promenade, un trouble amer au coeur. Mais, +bientôt, il s'était laissé prendre par le mouvement des rues, par les +vitrines des magasins où réapparaissait le luxe des jours heureux. Il +n'était si mince épisode qui ne captivât ses regards. Marchands +ambulants, chanteurs, joueurs de vielle, charlatans, escouades de +soldats, tout contribuait à le distraire de sa tristesse, et, la +naturelle gaieté de son âge reprenant le dessus, il se sentait redevenir +confiant et fort. + +Sur les boulevards, à la hauteur de la rue du Mont-Blanc, il se trouva +soudain arrêté par un flot de foule qui stationnait aux abords de cette +rue, vers laquelle tous les regards se dirigeaient. Il fit comme la +foule, il s'arrêta et regarda dans la même direction qu'elle. Alors il +vit s'avancer vers le boulevard, venant du fond de la rue, un homme à +cheval, portant l'uniforme des généraux de la République, suivi à une +courte distance de deux hussards. Cet homme avait des cheveux noirs, +longs et plats, dont les extrémités cachaient sa nuque et caressaient le +collet montant de son habit à larges revers. Son visage aux joues +creuses, éclairé par des yeux où s'allumait, dans un éclat sombre, une +expression saisissante d'indomptable volonté, ressemblait à celui d'un +ascète. Il était impassible et impénétrable, ce masque blême qui +rappelait celui de César. + +Mais ce qui frappa Bernard, ce fut l'air d'extrême jeunesse du cavalier. +C'était à croire qu'il n'avait pas vingt ans. + +--Voilà le général Bonaparte! dit une voix. + +Le général Bonaparte, le héros du jour, celui qui, la veille, avait +mitraillé les sections et sauvé la Convention d'une chute irrémédiable, +celui dont maintenant, et après les avoir longtemps tenus en oubli, on +vantait les éclatants services en Italie, celui enfin que, depuis +quelques heures, on commençait à désigner comme le futur commandant en +chef de l'armée des Alpes, c'était lui. Bernard fut bouleversé. Ses yeux +s'attachèrent sur le cavalier silencieux qui passait au milieu de la +foule sans avoir l'air de la voir, et il était déjà loin qu'ils le +suivaient encore avec admiration. L'enfant rentra très impressionné à +l'hôtel de Malincourt, si plein de cette vision qu'il n'entendit que +d'une oreille distraite le récit que lui faisait Valleroy de sa visite +au Comité de sûreté générale. Et comme Valleroy se plaignait de +l'accueil qu'il avait reçu dans les bureaux du Comité, des mauvaises +dispositions des jacobins qui y régnaient en maîtres et qui avaient osé +opposer à ses justes réclamations les prétendus droits de Joseph +Moulette, Bernard s'écria: + +--Eh bien, j'irai trouver le général Bonaparte et je lui demanderai +justice! Oui, justice et l'autorisation de servir comme volontaire dans +les rangs de l'armée qu'il commandera. + +--Es-tu donc résolu à être soldat? demanda Valleroy avec émotion. + +--Inébranlablement résolu. Il est grand temps qu'on voie un Malincourt +combattre à l'ombre du drapeau tricolore. + +Cette résolution hantait depuis longtemps la pensée de Bernard. Elle +s'était présentée à son esprit pour la première fois, à Bruxelles, dans +le cabinet du colonel de Jussac, lorsque, à l'exemple de ce vaillant +soldat, passionnément dévoué à sa patrie, il avait crié, lui, fils de +noble et émigré: «Vive la République!» Il avait compris, ce jour-là, que +quel que ce soit le drapeau sous lequel elle s'abrite, les enfants d'une +même patrie lui doivent de l'aimer, de la servir et de la défendre. Ces +sentiments, son voyage de Bruxelles à Paris, en compagnie du sergent +Rigobert, les avait fortifiés. Pendant le long séjour qu'il venait de +faire à Saint-Baslemont, la réflexion, des lectures quotidiennes les +avaient entretenus, et maintenant, après sa rencontre imprévue avec le +général Bonaparte, ils gonflaient son coeur. Il brûlait du désir de voler +aux frontières pour combattre les ennemis de son pays, C'était comme un +accès de patriotisme qui, brusquement, éclatait en lui, après avoir mis +des années à mûrir sous les impressions successives que subissait son +âme réfléchie et enthousiaste. Ces dispositions, personne autour de lui +ne tentait de les contrarier. Dès ce moment, il fut admis que Bernard +serait soldat. Il n'attendait plus qu'une occasion propice pour mettre +son projet à exécution. Elle ne tarda pas à se présenter. + +Quelques jours après son arrivée à l'hôtel de Malincourt, on reçut une +lettre de Saint-Baslemont. Elle était de Chourlot, ou plutôt du maître +d'école du village, qui l'avait écrite sous sa dictée: + +«Je dois faire connaître à Monsieur le chevalier, y était-il dit, que le +lendemain de son départ, est survenu ici un fâcheux événement. Le +citoyen Joseph Moulette a été trouvé dans sa chambre les pieds rôtis et +un poignard dans le coeur. On n'a pu établir si la mort était le résultat +d'un crime ou d'un suicide. Le juge de paix de Saint-Baslemont a été +immédiatement prévenu. Il a dressé un procès-verbal qui a été envoyé à +Épinal et a fait enterrer le défunt dans le cimetière de la commune. + +»S'il y a eu crime, il est à craindre que les assassins, des chauffeurs +probablement, restent inconnus. S'il y a eu suicide, on n'en peut +attribuer la cause qu'à la fièvre chaude ou peut-être à des remords, car +il paraît que ce Joseph Moulette était un grand scélérat. Le district +d'Épinal a déclaré que le château de Saint-Baslemont devait faire retour +à la nation, et moi j'ai pensé que ces détails pourraient être utiles, à +Monsieur le chevalier.» + +--Voilà un bon débarras, dit Valleroy, après avoir lu cette lettre, très +propre à faciliter nos démarches au Comité de sûreté générale. + +Il y retourna le même jour, accompagné de Kelner, le brave suisse ayant +conservé dans les bureaux des intelligences qui pouvaient servir. Mais +cette démarche n'avança pas leurs affaires. On leur déclara que le +château était devenu une fois de plus la propriété de la nation, la +nation avait le droit et le devoir de le mettre en vente de nouveau. + +--Nous n'obtiendrons rien de ces drôles-là, soupirait Valleroy +découragé. Vois-tu, Bernard, ajouta-t-il, si tu persistes dans ton +projet de faire appel à la protection du général Bonaparte, le moment +est venu de l'exécuter, car un miracle peut seul nous faire obtenir +justice. + +--Eh bien, j'irai voir le général, répondit résolument Bernard. + +Le lendemain, dès le matin, sans faire part à personne de ses +intentions, il sortit. Depuis son retour à Paris, il avait repris les +habits de sa condition, des habits à la mode du jour, lévite en velours +noir à pèlerine, culotte grise, bottes à revers. Il était coiffé d'un +chapeau noir en soie bas de forme, orné sur le devant d'une boucle +d'acier: il avait fière mine sous ce costume, la mine d'un homme de +race, sans pouvoir cependant être confondu avec ces jeunes incroyables +qui tenaient le haut du pavé et qu'il méprisait parce qu'ils affectaient +une mise excentrique. Sa taille svelte, son fin visage au regard grave +et doux, son élégance naturelle ne pouvaient que prévenir en sa faveur +le puissant général auquel, avec la téméraire confiance que donne la +jeunesse, il allait porter ses réclamations. + +Depuis la journée du 13 vendémiaire, Bonaparte commandait les forces +militaires réunies à Paris. En cette qualité, il y avait son quartier +général dans la rue Neuve-des-Capucines. Bernard connaissait bien ce +somptueux hôtel, ancienne demeure d'une noble famille, devant lequel il +lui était arrivé de passer à plusieurs reprises et même de stationner, +curieux du va-et-vient des officiers à travers la cour pavée qu'il +fallait traverser pour accéder au perron d'entrée où se tenaient deux +factionnaires. C'est donc au quartier général qu'il se rendit. Il passa +sous la haute porte, si fier, l'air si décidé, que le portier, debout +sur le seuil de sa loge, ne songea même pas à lui demander où il allait +et ce qu'il voulait. À la suite d'un groupe d'officiers, Bernard gravit +le monumental escalier de l'hôtel. Au premier étage, il entra derrière +eux, dans un salon où quelques personnes attendaient, après avoir donné +leur nom à l'aide de camp de service. + +Le coeur de Bernard battait très fort, mais ce n'était ni crainte, ni +timidité. Enfant, il avait connu les splendeurs de la cour de France; +plus tard approché les frères du roi dans leur exil. En des +circonstances mémorables, il s'était agenouillé devant la reine +Marie-Antoinette captive; il avait subi sans trembler les menaces de +Fouquier-Tinville. Il n'éprouvait donc aucune appréhension à la pensée +de se présenter devant Bonaparte. Mais la gloire naissante de ce soldat +l'éblouissait, et son émotion prenait sa source dans l'admiration même +qu'excitait en lui cette gloire. Il s'approcha de l'aide de camp pour +solliciter la faveur d'être introduit auprès du général. + +--Que lui voulez-vous? demanda l'officier. + +--Je ne peux le dire qu'à lui. + +--Avez-vous une lettre d'audience? + +--On m'a affirmé que je n'en avais pas besoin et que le général recevait +tous ceux qui se présentaient pour le voir. + +--Il faudrait donc qu'il reçût tout Paris. On vous a trompé, mon jeune +ami. D'ailleurs, il est occupé. La veuve du général de Beauharnais est +auprès de lui. + +--J'attendrai, répondit froidement Bernard. + +Triste et pensif, il se mit à l'écart. Le nom de Beauharnais venait de +lui rappeler un trait raconté, peu de jours avant, par les gazettes et +dont tout Paris s'était entretenu. Le général de Beauharnais, quoique +gentilhomme, était resté au service de la République. Mais ce témoignage +de son patriotisme n'avait pu le défendre contre les fureurs jacobines. +Déclaré suspect, décrété d'arrestation, traduit devant le tribunal +révolutionnaire, condamné, il était monté à l'échafaud quelques jours +avant le 9 thermidor, ne laissant à sa femme et à son fils unique +d'autre héritage que le souvenir de ses exploits. Lorsque, au lendemain +de vendémiaire, la Convention avait ordonné le désarmement général des +sections, la police s'était présentée chez sa veuve et, malgré ses +supplications, lui avait enlevé le sabre de son mari, relique précieuse +qui devait être transmise à son fils. Alors, ce dernier, quoique enfant, +était venu réclamer ce sabre glorieux au général Bonaparte, qui, touché +par ses larmes et ses prières, le lui avait fait rendre. + +--C'est sans doute afin de le remercier que Mme de Beauharnais s'est +présentée au quartier général, pensait Bernard. Ce qu'il a fait pour le +jeune de Beauharnais en lui rendant l'arme de son père, pourquoi ne le +ferait-il pas pour l'héritier des Malincourt en lui rendant le château +de ses aïeux? + +Et, sur cette question qu'il se posait à lui-même, Bernard, un moment +découragé par l'accueil de l'aide de camp, reprenait espoir. + +Soudain, une porte s'ouvrit. Sur le seuil, apparut le général Bonaparte. +Il reconduisait Mme de Beauharnais. Elle lui exprimait encore sa +reconnaissance, et, devant cette jeune femme, séduisante et charmante +sous les blonds cheveux qui encadraient comme d'une auréole sa beauté, +il semblait à ce point soumis et subjugué, que Bernard acquit +instantanément la conviction que, si sa demande était présentée par +elle, elle serait exaucée. Son parti fut pris aussitôt. Il s'approcha, +et, s'inclinant devant Mme de Beauharnais: + +--Madame, dit-il, je me nomme Bernard de Malincourt. Je suis ici pour +présenter une requête au général Bonaparte. Mais on vient de me refuser +sa porte et de me déclarer qu'il ne m'écouterait pas. Daignez intercéder +pour moi et il consentira à m'entendre. + +Bonaparte s'était retourné, surpris, une expression de mécontentement +sur le visage. Quant à Mme de Beauharnais, elle souriait d'un sourire de +bienveillance et d'intérêt, en enveloppant Bernard d'un regard +affectueux. + +--Général, dit-elle, vous vous êtes offert tout à l'heure à exaucer mes +désirs. Permettez donc que j'intervienne pour cet enfant, en faveur de +sa jeunesse et de l'illustre nom qu'il porte. Recevez-le, écoutez-le, +et, si vous le pouvez, accueillez favorablement sa demande. Il n'est +pas, en ce moment, de meilleur moyen de me faire votre cour. + +--Oh! merci, Madame, s'écria Bernard. + +Alors il sentit la main de Bonaparte qui s'appuyait familièrement sur +son épaule et il entendit le général dire à demi-voix, en saluant Mme de +Beauharnais: + +--Il sera fait selon vos ordres, Madame. + +Une minute après, Bernard se trouvait seul en présence du soldat à +l'autorité duquel il avait osé recourir. + +--Exposez-moi ce qui vous amène, dit celui-ci. + +--Debout devant une table couverte de papiers et de plans, il +feuilletait machinalement un dossier, comme s'il lui eût été impossible +de rester inoccupé, même en accordant une audience. Alors Bernard lui +raconta brièvement son histoire, sa fuite à Coblentz, son retour en +France, la mort tragique de ses parents, ses efforts pour sauver la +reine, sa rentrée à Saint-Baslemont et son départ, précipité quand +Joseph Moulette était venu s'emparer de ses biens. + +--Maintenant cet homme est mort, ajouta-t-il; le château qu'il m'avait +volé est redevenu la propriété de la nation, et c'est afin d'obtenir +qu'on me le rende, mon général, que je viens à vous. + +--Savez-vous que vous êtes passible des lois de la République, Monsieur? +objecta froidement Bonaparte. Vous avez émigré et, par conséquent, vous +n'aviez pas le droit de rentrer en France sans autorisation. + +Bernard ne se laissa pas décontenancer par cette parole sévère et +hautaine. + +--J'avais douze ans quand j'ai émigré, répondit-il avec assurance. Je +n'ai pas été libre d'agir autrement. Mais j'ai abrégé autant que je l'ai +pu la durée de mon séjour à l'étranger et saisi la première occasion qui +m'a été offerte de rentrer dans mon pays. + +--Vous y êtes revenu pour conspirer, pour vous associer à des fauteurs +de complots. + +--Pour arracher à sa prison et à la mort, une femme, une reine, la veuve +du prince qu'on m'avait accoutumé à considérer comme mon roi, s'écria +Bernard. Ce que j'ai fait, mon général, si vous aviez été à ma place, si +vous aviez porté le nom que je porte, vous l'eussiez fait aussi. + +Bonaparte releva brusquement son visage au teint bilieux, et ses yeux +clairs et perçants s'arrêtèrent étonnés sur le jeune audacieux qui osait +adressée cet appel indirect, à sa générosité. + +--Avec l'éducation que vous avez reçue et dans les milieux où vous avez +vécu, vous avez dû apprendre à haïr la République, ajouta-t-il. + +--Je n'ai appris qu'à aimer la France, affirma Bernard. + +--Et maintenant, qu'avez-vous à lui offrir en échange de ce que vous +êtes venu réclamer de moi? + +--J'ai à lui offrir mon bras, mon sang, toute ma vie. + +--Vous voulez être soldat? + +--Oui, mon général, et en même temps que je demande justice, je +sollicite l'honneur de marcher à l'avant-garde de l'armée que vous +commanderez. + +Un éclair traversa le regard de Bonaparte. D'un geste affectueux et +familier, il prit l'oreille de Bernard et en serra l'extrémité entre ses +doigts, en disant: + +--Bien, jeune homme. Voilà des sentiments dignes d'un Français. Ils vous +assurent ma protection. Rédigez votre requête aujourd'hui; apportez-la +moi demain et je la mettrai sous les yeux de Barras, en me portant +garant de votre loyauté, de votre courage et de votre volonté de servir +sous les drapeaux de la République. Quel âge avez-vous? + +--Seize ans passés, mon général. + +Bonaparte revint vers la table, y prit une plume et tirant à lui une +feuille de papier il y traça quelques lignes. + +--Vous vous présenterez aux bureaux de la place avec l'ordre que voici, +dit-il. On y recevra votre engagement. Conduisez-vous de manière à +mériter les éloges de vos chefs; j'aurai l'oeil sur vous. + +Les mains de Bernard tremblaient quand il reçut de celles de Bonaparte +le billet que celui-ci venait d'écrire. + +--Ah! mon général, dit-il, je n'oublierai jamais que c'est à vous que +j'aurai dû d'entrer dans la carrière des armes et je saurai m'y montrer +digne de la protection que vous m'avez accordée. + +Il sortit ivre de joie. + +Vers la fin de la semaine suivante, deux gendarmes se présentaient +successivement dans la même journée au ci-devant hôtel de Malincourt. Le +premier était porteur d'un décret du Comité de l'Intérieur qui +réintégrait l'héritier du comte et de la comtesse dans la possession du +château de Saint-Baslemont; le second venait remettre au jeune +volontaire l'ordre de rejoindre à Nice la cinquième demi-brigade des +grenadiers d'infanterie, appartenant à l'armée des Alpes dans laquelle +il était incorporé. + +Bonaparte avait tenu sa promesse; c'était maintenant à Bernard à tenir +la sienne. + +Ce fut un triste jour, un jour de deuil et de larmes, que celui où, il +dut s'arracher aux étreintes de Valleroy, de tante Isabelle et de Nina. +Ils allaient quitter Paris en même temps que lui, mais c'était pour +remonter vers l'Est, pour retourner à Saint-Baslemont, tandis que +lui-même descendrait vers le Midi. Afin d'affronter les émotions de +cette heure douloureuse, il avait fait provision d'énergie et, aux +douleurs de la séparation, il s'était promis d'opposer tout son courage. + +Mais, au dernier moment, énergie et courage s'évanouirent. Il redevint, +pour quelques instants, l'enfant timide et doux à qui Valleroy s'était +passionnément dévoué, qu'il avait protégé contre de pressants et +fréquents périls et qui lui gardait au fond de l'âme une reconnaissance +égale à sa tendresse. En quittant ce fidèle ami de sa maison, ce vieux +compagnon d'infortune, Bernard avait le coeur déchiré, impuissant à +s'arracher à ces bras vigoureux, qui tant de fois s'étaient croisés +autour de son corps frêle et qui maintenant ne se résignaient pas à s'en +détacher. + +--Ne nous oublie pas, mon Bernard, soupirait Valleroy. Quoi qu'il +arrive, souviens-toi que, toujours et pour toujours, Valleroy appartient +à Malincourt. + +--Valleroy et tante Isabelle, ajoutait celle-ci d'une, voix que les +pleurs étouffaient. + +Et Nina sanglotait aussi. + +--Reviens bientôt, Bernard, suppliait-elle, car ta petite amie sera +malheureuse jusqu'à ton retour... + +--Sois digne de ton nom, de tes aïeux, reprenait Valleroy. + +--Nous prierons pour vous matin et soir, continuait tante Isabelle. + +--Nous t'aimerons éternellement, promettait Nina. Et lui ne pouvait que +répéter: + +--Mes amis! Mes chers amis! + +Ah! la vie n'est pas rose tous les jours. Il n'est pas de bonheur +qu'elle ne fasse expier. Bernard payait de ses sanglots et de ses +déchirements la patriotique joie qui gonflait son coeur d'adolescent au +moment où il allait combattre pour sa patrie. + + + + +CHAPITRE XXV + +PREMIÈRES ARMES + + +En mars 1796, le volontaire Bernard de Malincourt était à Nice depuis +cinq mois, dans la division du général Masséna. Cette division faisait +partie de l'armée des Alpes en formation. Par suite de la rigueur de la +saison, du manque de vêtements, de chaussures et de vivres, l'hiver qui +finissait avait été dur pour les soldats de la République. Les +ressources du trésor national étant épuisées depuis longtemps, +l'administration de la Guerre en était réduite à fermer l'oreille aux +plaintes et aux prières des généraux qui réclamaient des secours pour +leurs troupes. Bernard avait souffert, comme les camarades, des +privations imposées à l'armée, mais vaillamment supporté sa souffrance, +grâce à sa belle jeunesse, à sa robuste santé, à son goût passionné pour +l'état militaire. + +Ardemment attaché à ses nouveaux devoirs, il s'était appliqué à l'étude +de son métier. En quelques semaines, il avait acquis les connaissances +techniques qui, son courage et les circonstances aidant, allaient +faciliter son avancement. Quoiqu'il n'eût pas encore dix-sept ans, toute +sa personne respirait une dignité si haute, tant de mâle énergie, sa +parole trahissait tant de volonté, une raison si mûre, le tout sous une +attrayante enveloppe de naturel et de simplicité que, bien vite autour +de lui, on s'était accoutumé à le respecter et à l'aimer. Dans sa +compagnie on le désignait sous le nom du «petit gentilhomme, et ses +chefs eux-mêmes, séduits par sa bonne grâce et sa fière mine, +pressentant qu'un jour il serait leur égal, se plaisaient à l'appeler +ainsi et à lui témoigner, sous cette forme, leur estime et leur +bienveillance. Pour lui, il attendait avec impatience l'ouverture de la +campagne. Il brûlait de se mesurer avec les Piémontais qui, de l'autre +côté des Alpes, défendaient la route de Turin, et avec les Autrichiens +qui gardaient la route de la Lombardie. Avec le printemps revenu et les +longues journées et la tiédeur de la température, on ne parlait plus que +d'une prochaine mise en marche de l'armée et on s'attendait, chaque +matin, à recevoir l'avis de la nomination du général en chef. + +La nouvelle de cette nomination arriva enfin. Le commandement des +troupes destinées à marcher en Italie était confié à Bonaparte. Ce +général était encore un inconnu pour la plupart de ses futurs soldats. +Mais Bernard, qui le connaissait se réjouit. + +--J'aurai l'oeil sur vous, lui avait dit Bonaparte. + +Et cette phrase résonnait, pleine de promesses, à l'oreille de Bernard. +Le 2 avril, à 9 heures du matin, la demi-brigade à laquelle il +appartenait était rangée aux portes de Nice, dans une plaine sur le bord +de la mer. Elle allait être passée en revue par le commandant en chef. +Un tiède soleil répandait sa claire lumière sur les flots bleus de la +Méditerranée, sur les rochers du rivage, sur les avenues d'aloès et de +palmiers, qui sillonnaient de toutes parts le paysage. Par cette matinée +féerique, les soldats oubliaient leurs maux passés. Ils ne songeaient +plus qu'ils avaient eu faim et froid, qu'ils étaient chaussés de bottes +éculées, vêtus d'uniformes en lambeaux. L'enthousiasme qui échauffait +leurs âmes effaçait le souvenir de leurs dures épreuves. + +Quand le général Bonaparte apparut à cheval, à la tête de son +état-major, quand son regard s'arrêta sur eux, ils furent saisis d'une +émotion indicible. Ils reconnaissaient en lui celui qui devait leur +donner la victoire. Il leur parla et sa parole les électrisait. Il les +engageait à être patients, à se résigner à souffrir encore. Mais, en +même temps, il leur disait que leurs souffrances touchaient à leur +terme, et, la main tendue vers l'Italie, il leur promettait de les +conduire dans les plus fertiles plaines du monde. Quand il eut fini de +se faire entendre, de toutes parts des acclamations s'élevèrent. Dans le +bruit des clairons vibrait l'âme même de la patrie, qui de nouveau se +réveillait et se préparait à la conquête du monde. + +Très pâle, le coeur agité, la fièvre aux yeux, Bernard, placé au premier +rang de sa compagnie, assistait à ce spectacle, maintenant convaincu +que, sous peu de jours, il verrait enfin l'ennemi. Lorsque Bonaparte +passa près de lui, il se redressa vivement et demeura immobile au port +d'arme, étouffant, par respect pour la discipline, le cri de +reconnaissance et d'admiration qui brûlait ses lèvres. Mais le général +l'avait aperçu et reconnu. Et, au passage, il lui envoya un sourire. +Trois jours après, Bernard quittait Nice avec sa division. Le +surlendemain, il campait avec elle, vingt lieues, plus loin, à Albenga, +sur la route de Gênes. + +Le projet de Bonaparte était de passer les Alpes au-dessus de Savone, de +descendre en Piémont, et, une fois là, de se placer entre l'armée +autrichienne, concentrée aux environs d'Alexandrie, sous les ordres du +général de Beaulieu, et l'armée sarde, commandée par le général de +Colli, protégeant Turin. Après un court repos à Albenga, la division +Masséna se portait sur la route de Savone qui traverse la montagne et +s'occupait d'y élever des redoutes. C'est là que le 10 avril, un des +lieutenants de Beaulieu, le comte d'Argenteau, vint l'attaquer et que +Bernard vit le feu pour la première fois. Vivement repoussé, d'Argenteau +se replia sur le village de Montenotte et s'y retrancha, tandis que les +soldats français, la nuit venue, se préparaient à coucher sur leurs +positions. Cette soirée, Bernard la passa avec plusieurs «de ses +camarades; dans une chaumière, au bord d'un chemin dont les troupes de +la division Masséna occupaient toutes les issues. + +Vers 11 heures, comme la fatigue l'accablait, il se jeta sur la terre +durcie qui formait le plancher de la cabane, et, la tête sur son sac, il +ferma les yeux et s'endormit. Mais brusquement on le réveilla. Il fut +debout en un clin d'oeil et vit devant lui son sergent. Il l'interrogea. + +--Qu'y a-t-il, sergent? + +--Il y a, mon petit gentilhomme, que nous déménageons sans tambours ni +trompettes, histoire d'aller surprendre l'Autrichien chez lui! + +--Nous marchons sur Montenotte? + +--Tu l'as dit, sur Montenotte où on ne nous attend pas. On se mit en +route dans un profond silence. Quoique deux divisions, celle de Masséna +et celle d'Augereau, fussent en mouvement, on n'entendait presque aucun +bruit. La nuit n'était pas très claire, elle l'était assez cependant +pour que les soldats pussent se guider par les nombreux petits chemins +qui allaient sur le village où d'Argenteau passait la nuit. Le général +autrichien avait pris pour se garder les précautions les plus +minutieuses. Mais soit que ses ordres eussent été mal exécutés, soit que +la rigueur des consignes se fut relâchée à la faveur de cette nuit +paisible qui éloignait toute idée de surprise, les troupes françaises +arrivèrent devant son camp vers minuit, sans avoir été signalées. + +Quand les sentinelles autrichiennes donnèrent l'alarme, c'était déjà +trop tard. Les Français pénétraient dans la place avec impétuosité. En +quelques instants, ils s'emparaient de quatre drapeaux, et de cinq +canons, faisaient deux mille prisonniers, rendaient libre la route que +se proposait de suivre Bonaparte pour gagner le Piémont, et +inauguraient, par un avantage marqué, cette série de combats qui +allaient se succéder durant cinq jours, aboutir à la défaite de l'armée +austro-sarde et permettre à Bonaparte de marcher sur Turin. + +Pendant le combat d'avant-garde, engagé le matin sur la route de Savone. +Bernard n'avait pas eu l'occasion de tirer un coup de fusil. Au moment +de l'attaque, il se trouvait en arrière, et elle était déjà repoussée, +quand sa compagnie recevait l'ordre de se porter en avant sur les talons +de l'ennemi. Mais, à Montenotte, il n'en fut pas de même. Il était parmi +ceux qui se jetèrent les premiers sur les Autrichiens, et, pendant plus +d'une heure, il combattit effectivement, à travers les rues du village +où il fallait conquérir les maisons l'une après l'autre et en déloger +l'ennemi. Il ne cessait de tirer que pour croiser la baïonnette, très +excité, mais n'ayant rien perdu de sa présence d'esprit, et tout aussi +attentif à se défendre qu'à profiter de toute bonne occasion pour +frapper. + +À la première détonation, au premier sifflement de balle à ses oreilles, +son intrépidité, un moment ébranlée pendant la marche en avant, lui +était revenue tout entière, et, loin de l'affaiblir, la vue du sang et +l'odeur de la poudre l'excitaient, le jetaient dans une sorte de +griserie sous l'empire de laquelle il était entraîné. De ce qui se +passait hors de sa portée, il ne voyait rien et ne savait rien. Pour +lui, l'intérêt du combat était entièrement concentré dans l'espace +resserré où, avec une poignée d'hommes, il s'évertuait à repousser +l'ennemi. C'était maintenant sur la place du village où l'avaient +conduit les péripéties de cette lutte nocturne. De tous côtés, les +Autrichiens fuyaient. Mais il en restait, encore une centaine, qui +s'étaient retranchés dans l'église. L'officier qui les commandait avait +planté lui-même sous le porche le drapeau de son régiment, et ce +drapeau, maintenant criblé de balles, semblait marquer la ligne que +cette poignée d'hommes, électrisée par son chef, s'était juré de ne pas +laisser franchir. + +Par trois fois les Français s'étaient élancés à l'assaut de l'église, et +par trois fois, une fusillade nourrie les avait obligés à reculer, en +décimant leurs rangs. Assaillants et assiégés s'exaspéraient de leurs +pertes inutiles, ceux-ci comprenant qu'ils étaient condamnés, à périr +jusqu'au dernier et que rien ne les empêcherait de succomber; ceux-là +rendus furieux par la rançon de sang et de vies humaines, dont la valeur +de leurs adversaires les contraignait à payer une victoire désormais +certaine. Et dans l'ombre de la nuit où passaient tour à tour la blanche +lueur de pâles rayons de lune perçant les nuages, et la clarté rougeâtre +de quelques torches allumées dans le temple dévasté, c'était une folle +poussée d'hommes se ruant les uns sur les autres et ne se séparant +qu'après avoir mis entre eux de nouveaux cadavres et fait couler des +flots de sang. + +Du côté des Autrichiens, ce qui tirait l'oeil, c'était la silhouette de +l'officier qui les commandait. Elle se dessinait, svelte et claire dans +un uniforme blanc, toujours bondissante, à travers les groupes des +soldats et autour du drapeau, de telle sorte que c'est en vain que les +Français la prenaient pour cible. À droite, à gauche, partout, on ne +voyait qu'elle, et incessamment, elle se dérobait. Soudain, une grêle de +balles s'abattit sur la hampe du drapeau. Elle s'inclina, cassée par le +milieu. L'officier s'élança pour la saisir et en prévenir la chute. Mais +lui-même chancela, en portant la main à sa poitrine. Cette fois, il +était atteint. + +Du côté des Français, un soldat, en le voyant tomber, se jeta sur le +drapeau. Il s'en empara et, comme la silhouette blanche de l'officier +s'abîmait parmi les cadavres, il brandit son trophée, en criant en +allemand aux Autrichiens épouvantés: + +--Braves gens, rendez-vous! + +À ces accents, on vit l'officier renversé se redresser d'un mouvement +automatique, sa main tremblante saisir par le bras le soldat français, +le tirer à lui comme pour le dévisager et, dans la rumeur tumultueuse +que mêlaient les vainqueurs aux gémissements des vaincus, deux voix, +déchirées par le désespoir, se firent entendre. + +--Bernard! Bernard! criait l'une. + +--Armand, mon frère! répondit l'autre. + +Et les deux fils du comte de Malincourt, effarés et frémissants, en se +retrouvant les armes à la main, fondaient en larmes, tandis que le plus +jeune s'agenouillait et recevant entre ses bras le corps de l'aîné qui +venait de perdre connaissance, le couvrait de baisers et de larmes. + +Au petit jour, dans un coin de l'église, dévastée, transformée en +ambulance, Bernard se tenait agenouillé devant un matelas sur lequel son +frère était étendu. Depuis plusieurs heures, le pauvre enfant demeurait +immobile à la même place, anxieusement penché sur le cher blessé, qui +s'était assoupi après avoir été pansé en hâte par un chirurgien +militaire. Du projectile, entré dans la poitrine et logé sous le poumon +gauche, on pouvait redouter d'irréparables ravages, de telle sorte que +Bernard ne savait ce qu'il devait craindre et encore moins ce qu'il +pouvait espérer. En suivant avec sollicitude le sommeil de son frère, en +le regardant si fier et si beau sous la pâleur livide du visage, en +écoutant cette respiration oppressée et sifflante, il se demandait avec +effroi si, après avoir connu la douleur de voir ses parents aller au +supplice, il connaîtrait cette autre douleur de perdre ce frère adoré, +tombé dans les rangs ennemis, frappé par une balle française, et de le +perdre au moment où il le retrouvait. + +Devant l'imminence de la catastrophe qu'il redoutait, une question se +dressait, terrible, dans sa pensée. Le coup auquel son frère allait +peut-être succomber, qui l'avait porté? N'était-ce pas lui? Il essayait +alors de reconstituer le combat et de ressusciter le moment décisif où +Armand était tombé. Il aurait voulu savoir s'il avait une responsabilité +quelconque dans l'événement. Mais c'est là justement ce que son esprit +obscurci et troublé ne pouvait discerner. Et ce doute affreux déchirait +son coeur, mettait sur ses lèvres des malédictions contre les luttes +fratricides qui arment les peuples les uns contre les autres, éteignait +comme dans des flots de sang et de pleurs l'enthousiasme qui naguère +gonflait son âme quand, par l'imagination, il voyait se dérouler devant +lui, brillante et glorieuse, sa carrière de soldat. Ah! maintenant, elle +lui semblait criminelle, cette carrière, et peut-être l'eût-il, ce +jour-là, prise en horreur, s'il n'eût été retenu par le caractère des +engagements qu'il avait contractés et par un souci supérieur, obsédant +et puissant, de se dévouer à son pays, de le défendre et au besoin de +mourir pour lui. + +La gloire des armes! Il la voyait à cette heure dans toute sa beauté +sinistre. Son frère mourant, tué par lui peut-être, et tout autour de +cette couche improvisée, d'autres grabats dressés en hâte d'où montaient +des gémissements et des râles. Et un peu partout, des cadavres allongés +dans des flaques de sang, des vêtements en lambeaux, des sacs éventrés, +des débris d'armes dans des débris de murailles écroulées; partout la +dévastation, la ruine, la mort. Sur ces abominations, le jour montait +dans les brumes grisâtres du matin, un jour de printemps clair et +joyeux, fouetté par une brise fraîche, toute chargée des senteurs des +premières feuilles. Qu'importaient au ciel bleu, au soleil qui +s'allumait vers l'Orient par-dessus les Alpes, aux fleurs, aux pousses +nouvelles, que leur importaient ces sanglants témoignages de la folie +des hommes! L'impassible nature, poursuivant sa marche, allait +resplendir au-dessus d'eux, et verser aux vivants l'oubli des morts. + +Bernard, abîmé dans son angoisse, aurait voulu ne pas penser à ces +choses, mais elles l'assaillaient, l'obsédaient, le dominaient. En même +temps, le passé s'implantait en maître dans sa mémoire et y revivait +avec la précision de la réalité. C'était comme un tableau se déroulant +devant lui et ramenant à son souvenir les innombrables épisodes de sa +vie encore si courte et déjà si pleine. En se rappelant tout ce qu'il +avait vu, tout ce qu'il avait souffert, il s'attendrissait, il pleurait +sur lui-même, sur ses parents suppliciés, sur les défunts compagnons de +ses tragiques aventures, sur la cruauté des bourreaux, sur l'infortune +des victimes et aussi sur les aberrations des partis, cause initiale de +la guerre civile et de la guerre étrangère. + +Et une violente protestation s'élevait en lui, une révolte de tout son +être qui grondait dans sa poitrine et soudain s'apaisait dans une +ardente prière que sa bouche d'adolescent accoutumée à implorer le ciel +aux heures de détresse envoyait vers le Dieu qui a créé les hommes non +pour qu'ils se haïssent, mais pour qu'ils s'aiment. Et alors, il se +sentait pris d'une pitié profonde pour ceux qui souffrent et d'une +clémence infinie pour ceux qui font souffrir, les uns et les autres +instruments mystérieux de desseins qu'ils ignorent et qui précipitent +l'humanité vers les destinées inconnues qu'elle doit parcourir. + +Tout à coup, ses méditations douloureuses furent interrompues. Son frère +se réveillait. Il le vit se soulever et promener fiévreusement autour de +lui ses yeux égarés, en disant d'une voix rauque: + +--Où suis-je? + +--Vous êtes auprès de moi, cher Armand. + +--Auprès de toi, Bernard! Mais que signifie cet uniforme? Tu es donc +soldat? Ah! oui, je me souviens; tout à l'heure, nous combattions l'un +contre l'autre. + +Et couvrant son front de ses mains tremblantes, il murmura: + +--Oh! les frères ennemis! + +--Non, Armand, non, pas ennemis, mais réconciliés. + +--Et dire que j'aurais pu te tuer, mon Bernard! Te tuer, toi que je +chéris! Mais le ciel a voulu m'éviter ce grand crime. Il m'a désarmé à +temps. C'est égal, mon frère, je ne me consolerai jamais. + +--De quoi ne vous consolerez-vous pas, Armand? + +--D'avoir porté les armes contre la France. + +Et il retomba, des sanglots plein la gorge, sur sa couchette qui trembla +sous les convulsions de ses membres meurtris. + +--Mon frère, par grâce, revenez à vous, supplia Bernard: vous me +désespérez. + +--Je ne suis pas coupable, cependant, soupira Armand. C'est pour Dieu et +le roi que je combattais. + +Après cette crise, le blessé parut s'apaiser. Mais son agitation, en se +dissipant, en cessant de le soutenir, le laissait tel que l'avait fait +sa blessure, c'est-à-dire d'une faiblesse extrême, par suite de tout le +sang qu'il perdait depuis quelques heures. Il ne parlait plus que très +doucement, avec lenteur, comme s'il eût cherché des mots pour exprimer +sa pensée. + +--Donne-moi des nouvelles de nos amis, Bernard; de Valleroy, d'abord? + +--Valleroy appartient toujours à Malincourt. C'est un coeur fidèle et +vaillant. Je lui dois d'avoir traversé, sans y périr, tous les dangers +que j'ai courus. + +--Et où est-il, ce serviteur éprouvé? + +--Il est à Saint-Baslemont. + +--La République n'a donc pas confisqué notre château?... + +--Elle nous l'avait pris; elle nous l'a rendu. + +--Oui, c'était bien assez d'avoir mis à mort nos parents. + +--Vous avez connu ce malheur, mon frère? + +--Par une gazette française que je lus un soir, à Londres. Ah! comme, en +ce moment, j'aurai voulu me trouver près de toi, mon Bernard! Mais +comment te rejoindre? Et puis, savais-je seulement où tu étais? C'est +cette cruelle ignorance qui m'a empêché de t'écrire, de te donner de mes +nouvelles... + +--Je vous ai cru mort. + +--Et tu ne te trompais pas, car, je le suis, vois-tu; c'est maintenant +comme si je l'étais. + +--Mon frère aimé, ne parlez pas ainsi. + +--Pourquoi se dissimuler la vérité? Avec l'uniforme que tu portes, tu +dois avoir le courage de la regarder en face, et la vérité, c'est que je +suis flambé. + +--Non, non, s'écria Bernard, nous vous guérirons. Armand secoua la tête +en se frappant le coeur comme pour marquer que le mal avait son siège là, +et qu'il était incurable. Puis, pour détourner l'entretien, il ajouta en +souriant: + +--Tu ne m'as rien dit de ta petite amie Nina? + +--Elle est auprès de Valleroy avec tante Isabelle, répondit Bernard qui +s'efforçait, lui aussi, de sourire pour cacher sa douleur. En épousant +tante Isabelle, Valleroy a adopté l'enfant. + +--Valleroy, marié! Puisse-t-il être heureux... Et la fillette +aime-t-elle toujours son chevalier? + +--Tout autant que son chevalier la chérit. + +Il y eut un silence; puis Armand reprit, moitié sérieux, moitié +plaisant: + +--Je me figure qu'un jour, dans quelques années, cette petite Nina sera +une charmante châtelaine pour Saint-Baslemont, et une aimable compagnie +pour Bernard de Malincourt. + +Les joues pâlies de Bernard se teignirent d'une légère rougeur. + +--Vous vous fatiguez à parler, Armand, dit-il. + +--Malheureusement, continua ce dernier, d'une voix qui s'éteignait, je +ne serai plus là pour le voir. + +Ses yeux se fermèrent; il demeura immobile, sans abandonner la main de +Bernard qu'il avait prise dans la sienne. Celui-ci aurait voulu se +dégager, se mettre à la recherche du chirurgien, le ramener auprès de +son frère. Mais trop forte était l'étreinte du mourant. + +--Reste là, Bernard, fit-il tout à coup; ne me quitte pas. + +--Laissez-moi appeler le médecin, Armand. + +--À quoi bon! Ni lui, ni personne ne pourrait me sauver. Ma blessure est +mortelle; je l'ai compris en sentant pénétrer en moi la balle qui l'a +faite. Que du moins je m'en aille en paix, toi à mes côtés. Il m'eût été +doux d'avoir un prêtre en ce moment. Mais, à défaut de son assistance, +j'ai la tienne, mon frère... Et à toi, je peux dire, comme à un +confesseur, que ma conscience est en repos. J'ai aimé Dieu et mon roi! +Je meurs dans la religion de mes parents et digne d'eux. Si j'ai pris +les armes contre mon pays, c'est que j'ai cru que son intérêt même me le +commandait. Je crois bien que je me suis trompé; mais ce n'est pas pour +cette erreur involontaire dont je suis durement puni que le ciel voudra +me châtier davantage. + +Sa voix devenait plus faible. Bernard, dont il continuait à étreindre la +main, comprit que la mort venait; il se raidit contre sa douleur, et +dévorant ses larmes pour ne pas en donner au mourant le spectacle, il se +courba sur lui en disant: + +--Apaisez-vous, mon frère adoré, ne songez qu'à vivre pour votre petit +Bernard. + +--Oh! mon petit Bernard n'a plus besoin de moi, répondit Armand d'un +accent qui s'éteignait. C'est maintenant un homme mûri par les épreuves +et préparé aux luttes de la vie. Il portera vaillamment le nom de +Malincourt; il relèvera notre maison, et la perpétuera, toujours fidèle +à la tradition de nos aïeux... Adieu, mon Bernard, adieu, ou plutôt, au +revoir... Dieu m'appelle. Je vais revoir nos parents... Mon frère, en +leur nom, je te bénis... Tu prieras pour le repos de mon âme et, dès que +tu le pourras, tu ramèneras mon corps à Saint-Baslemont... +Embrasse-moi... + +Les lèvres de Bernard se posèrent sur le front de son frère au moment où +la mort y déposait aussi son baiser, Alors, le pauvre enfant +s'agenouilla désespéré devant le petit lit où Armand de Malincourt +venait de rendre l'âme, et il laissa couler librement ses pleurs. + +À ce moment, dans l'espace où maintenant resplendissait le soleil, +retentit et monta un battement de tambour, que d'autres battements +successifs vinrent bientôt grossir. C'était l'appel qui éveillait les +troupes endormies après le combat de la nuit et leur annonçait que le +moment était venu de se mettre en marche. + +Quelques instants plus tard, elles couvraient la route de leurs masses +sombres et bruyantes. Bernard était à son rang, la tête haute malgré sa +douleur. Après avoir donné à son frère, dans le cimetière de Montenotte, +une sépulture provisoire, il redevenait soldat, et le +«petit-gentilhomme», mêlé aux bataillons de la République, allait suivre +le drapeau tricolore dans ses pérégrinations glorieuses à travers +l'Italie. + + + + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Fils d'émigré, by Ernest Daudet + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FILS D'ÉMIGRÉ *** + +***** This file should be named 27774-8.txt or 27774-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/7/7/7/27774/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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