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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 02:36:09 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Fils d'émigré, by Ernest Daudet
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Fils d'émigré
+
+Author: Ernest Daudet
+
+Release Date: January 11, 2009 [EBook #27774]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FILS D'ÉMIGRÉ ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
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+
+
+
+FILS D'ÉMIGRÉ
+
+PAR
+
+ERNEST DAUDET
+
+NOUVELLE ÉDITION
+
+PARIS
+
+
+_À ma Fille
+
+MARIE-THÉRÈSE DAUDET
+
+Ce Roman est dédié._
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+CE QUI SE PASSAIT À SAINT-BASLEMONT EN 1792
+
+
+En juin 1792, à la tombée du jour, dans une chambre du château de
+Saint-Baslemont, à l'entrée des Vosges, une femme et un enfant sont
+agenouillés devant un grand crucifix accroché au mur, entre des
+portraits d'ancêtres. Quoique la femme ait dépassé la première jeunesse,
+on la devine vieillie par la douleur plus que par l'âge. Ce qui lui
+reste de beauté resplendit encore sous ses cheveux blonds, dans l'éclat
+de ses yeux, dans la pureté de ses traits, dans la pâleur de son teint.
+Habillée d'une robe noire, en laine, sans ornements, toute sa personne,
+cependant, trahit tant d'élégance hautaine que ce vêtement de deuil la
+pare à l'égal des habits de cour qu'elle est accoutumée à porter. Elle
+se nomme la comtesse Louise de Malincourt.
+
+L'enfant est son second fils, Bernard, celui qu'on appelle M. le
+chevalier. Il a treize ans à peine. Mais, depuis longtemps, il voit
+autour de lui des visages si tristes, il entend exprimer de si vives
+alarmes, raconter de si sombres histoires, proférer de si violentes
+menaces, que son esprit s'est mûri prématurément, et, qu'enfant par
+l'âge, c'est presque un homme par la pensée. Cette précocité se devine à
+l'expression inquiète de son regard, à la gravité répandue sur ses
+traits, au pli contracté de ses lèvres déshabituées du rire. Il est
+mince et brun, son front haut et large sous la perruque poudrée. Son
+habit violet, en soie unie, flotte sur les formes de son buste,
+élégantes quoique un peu grêles, et plus bas que la boucle d'argent qui
+arrête la culotte au-dessous du genou, la jambe se dessine fine et
+vigoureuse.
+
+Agenouillé près de sa mère, il s'associe mentalement à la prière qu'elle
+récite à haute voix.
+
+--Mon Dieu! dit-elle, daignez protéger et soutenir dans leur infortune
+S. M. Louis XVI, sa famille, les princes ses frères et ses neveux. Je
+vous implore aussi pour mon mari, pour moi-même, pour mes enfants,
+surtout pour l'aîné que le service du roi expose, loin de nous, à
+d'innombrables périls.
+
+Dans l'accent de cette ardente supplication se devinent les angoisses de
+l'épouse et de la mère. Elles sont cruelles, ces angoisses, cruelles et
+justifiées par les événements survenus depuis la Révolution: le 14
+juillet 1789, la prise de la Bastille; le 5 octobre de la même année,
+l'invasion de Versailles et le retour forcé de la famille royale aux
+Tuileries; en 1790, la fête de la Fédération; en 1791, la tentative
+avortée de Varennes et l'arrestation du roi fugitif; puis les massacres
+dans les rues de Paris, le pillage d'un grand nombre de châteaux, la
+fuite précipitée de plusieurs milliers de nobles, l'arrestation de
+beaucoup d'autres, l'audace croissante du parti jacobin et de la Commune
+de Paris. Avec un tel passé, que ne peut-on craindre de l'avenir? Cet
+avenir, la comtesse de Malincourt, à travers son imagination enfiévrée,
+le voit troublé, violent et sombre.
+
+Et sa vision n'exagère rien. Ne touche-t-on pas à la journée du 10 août,
+durant laquelle sera proclamée la déchéance de Louis XVI, et aux
+journées de septembre, effroyable prologue du 21 janvier et des actes
+féroces qui suivront? Sans cesse cette vision angoissante la poursuit,
+lui montre son mari et son fils aîné payant de leur vie leur dévouement
+à la cause royale. Ne recevant, depuis qu'ils sont partis, que de rares
+nouvelles, toujours seule avec son fils cadet dans ce grand château où,
+quoiqu'elle n'ait jamais fait que du bien aux habitants de
+Saint-Baslemont, elle n'ose se croire en sûreté, elle vit écrasée sous
+une douleur persistante que les tendres soins de Bernard ne parviennent
+pas à alléger.
+
+Quand, la prière achevée, elle se lève et va s'asseoir près de la
+croisée ouverte pour respirer un moment l'air apaisant de cette journée
+d'été qui finit, des larmes mouillent ses joues.
+
+Bernard s'approche d'elle, se met à ses pieds, les coudes sur ses
+genoux, les mains croisées, et lui dit:
+
+--Si vous saviez, mère chérie, combien je suis malheureux quand vous
+pleurez, vous ne pleureriez plus!
+
+Ce reproche affectueux; la rend à elle-même. Elle prend à deux mains la
+tête de l'enfant, et, l'embrassant passionnément, elle soupire:
+
+--Pardonnez-moi, mon fils. Je voudrais vous offrir toujours un visage
+souriant. Mais la poussée de mes pleurs est plus forte que ma volonté.
+Je songe aux malheurs publics, aux malheurs privés, aux nôtres...
+
+--Vous disiez cependant, ma mère, qu'il fallait avoir confiance?
+
+--Oh! je l'ai eue, je l'ai eue longtemps. Même lorsque, l'an dernier,
+votre frère est parti pour aller rejoindre à Coblentz nos seigneurs les
+princes, frères du roi, elle ne m'a pas abandonnée. Mais, depuis, tant
+de catastrophes sont survenues, tant de dangers nous menacent!... Si, du
+moins, votre père était près de nous...
+
+--Il reviendra, il reviendra bientôt!
+
+--Depuis qu'il est parti, depuis trois mois durant lesquels nous n'avons
+reçu ni lettres de lui, ni lettres d'Armand, je me suis souvent leurrée
+du même espoir... Mais on se lasse à la fin!
+
+--Moi, je ne me lasse pas, reprend résolument Bernard. Mon père, vous le
+savez, a toujours blâmé les émigrés; il a toujours déclaré qu'il ne les
+imiterait pas, qu'il resterait à Saint-Baslemont, tout prêt à retourner
+à Paris si le roi faisait appel à son dévouement.
+
+--C'est vrai, dit la comtesse. Quand il est parti pour Coblentz, c'est
+qu'il voulait voir Armand et mettre un terme à nos inquiétudes. Mais son
+dessein était de rentrer au plus vite, de reprendre sa place auprès de
+nous.
+
+--Ayez donc du courage, ma mère. Il fera comme il a dit, et, avant peu,
+il sera de retour.
+
+--Dieu vous entende, mon fils, et qu'il vous bénisse pour toute la joie
+que me cause votre tendre sollicitude!
+
+Mme de Malincourt pose de nouveau ses lèvres sur le front de l'enfant,
+et ils restent ainsi, pressés l'un contre l'autre, immobiles et pensifs,
+le regard perdu dans le vaste horizon qui se déroule à leurs pieds.
+
+Derrière les Vosges, le soleil décline lentement. À la cime des forêts
+dont la masse sombre, mouvante comme la mer, s'éclaire, çà et là, de
+couleurs lumineuses qu'y mettent les toitures de quelques villages, il
+laisse de longues traînées d'or. Une brise fraîche s'élève, chasse la
+chaleur, agite les feuilles d'où tombe la poussière qui s'y est amassée
+depuis le matin. Dans le ciel encore embrasé des feux en train de s'y
+éteindre, la lune dessine son disque argenté. Tout autour d'elle, de
+rares étoiles commencent à piquer de leurs pointes étincelantes la
+blancheur du vide. Une brume empourprée flotte sur les pelouses, caresse
+les massifs de fleurs, leur dérobe des parfums qu'elle répand ensuite
+dans l'ombre grandissante. Du fond des prairies qui séparent le parc
+seigneurial de Saint-Baslemont de la forêt de Relanges, elle a grimpé le
+long des terrasses étagées qui descendent du château en degrés géants,
+tout chargés de végétations arborescentes. Maintenant, elle escalade les
+murailles de l'antique demeure, ses lourdes tours, son faîte ardoisé, sa
+façade grisâtre, enveloppant comme d'un voile aux tremblantes
+transparences sa masse altière dressée en avant du village à l'extrémité
+d'un plateau qui domine la plaine. De tous côtés, à perte de vue, dans
+l'espace immense compris entre Saint-Baslemont et les coteaux de Darney
+qui dominent la Saône, dans les vallées, sur les collines, sous les
+feuillages, ce coin de terre où commencent les Vosges respire tant de
+paix et de sérénité qu'on ne pourrait croire qu'au delà des régions où
+règne ce silence auguste éclate une crise tragique.
+
+Cependant, par toute la France, sous l'action des fanatiques et des
+méchants, la terreur s'est répandue. Elle commence, à travers
+d'émouvantes péripéties, son oeuvre sanglante. Aux frontières menacées
+par la coalition des armées étrangères, la guerre se prépare. Dans les
+campagnes, des châteaux incendiés étalent au soleil leurs ruines
+fumantes. Dans les villes, persécuteurs et bourreaux marquent la place
+où fonctionnera la guillotine, et déjà les victimes futures remplissent
+les prisons. Dans la poussière des routes, la trace des fugitifs que
+l'on a comptés par milliers depuis trois ans se devine à l'empreinte de
+leurs pas non encore effacés. Mais à ces agitations des hommes, la
+nature, comme toujours, demeure indifférente sans cesser d'obéir aux
+lois immuables qui règlent sa marche, et ce soir-là, comme les autres
+soirs, le jour, témoin insensible et complice inconscient des crimes
+qu'a éclairés sa lumière, va se perdre dans la nuit.
+
+Brusquement, un coup discret frappé à la porte de la chambre vient
+mettre fin à l'étreinte silencieuse de la mère et de l'enfant. Ils se
+lèvent tous deux.
+
+--Valleroy! s'écrie Bernard.
+
+Celui qu'il nomme ainsi a trente ans. C'est un homme de haute taille,
+très large d'épaules, avec des yeux bruns qui révèlent une intelligence
+affinée, des traits à la fois énergiques et doux que couronne une
+chevelure épaisse et noire, toute crépue. Dans le château, où il est né,
+il remplit les fonctions d'intendant.
+
+--Je viens rendre compte à Mme la comtesse de l'exécution de ses ordres,
+dit-il. Je me suis promené cette après-midi par tout le village afin de
+m'enquérir de l'état des esprits. Je suis entré dans plusieurs maisons,
+j'ai causé avec leurs habitants; dans la rue, j'ai interrogé les
+passants, et nulle part je n'ai constaté de défiance. Personne ne se
+doute de l'absence de M. le comte. On le croit malade, hors d'état de
+sortir, et on m'a parlé de sa santé avec intérêt.
+
+--Puisse cette croyance durer jusqu'au retour de mon mari, répond la
+comtesse, et ces braves gens ignorer toujours qu'il est allé à Coblentz!
+
+--En est-il donc parmi eux qui le dénonceraient? demande Bernard.
+
+--Interrogez Valleroy, mon fils.
+
+--La propagande jacobine fait de grands progrès dans nos contrées, dit
+Valleroy sans attendre la question de l'enfant; on peut tout craindre.
+
+--Même une trahison de la part de ceux dont mon père a été le
+bienfaiteur?
+
+--Peut-être de ceux-là, Monsieur le chevalier, non par méchanceté, mais
+par peur, la peur de se compromettre en cachant la vérité. Heureusement,
+ils ne la connaissent pas, et, pour cette nuit encore, Mme la comtesse
+pourra dormir en repos.
+
+Le langage de Valleroy exprime tant de confiance que Mme de Malincourt
+ne peut contenir l'élan de sa gratitude pour l'honnête serviteur qui
+s'attache à la rassurer. Elle s'écrie:
+
+--Merci de votre zèle, Valleroy; nous ne perdrons jamais le souvenir des
+preuves que vous nous en donnez à toute heure.
+
+--Jamais, répète gravement Bernard en mettant sa main petite et fine
+dans la robuste main de Valleroy.
+
+Très ému, ce dernier s'incline et son geste proteste.
+
+--Valleroy appartient à Malincourt, murmure-t-il.
+
+Et c'est tout. Les quelques paroles qu'il vient d'entendre ont
+récompensé son dévouement du plus haut prix qu'il ait ambitionné. Il
+n'en attend rien de plus. Il est tout heureux d'avoir mérité la
+bienveillante parole de ses maîtres. Pendant cet entretien, les
+dernières lueurs du jour se sont dissipées; la nuit est venue à grands
+coups d'ailes. La comtesse et son fils descendent dans la salle à manger
+pour prendre le repas du soir.
+
+C'est une vaste pièce voûtée, qui s'ouvre sur le parc. Jadis, autour de
+la table immense, de nombreux convives s'asseyaient gais et bruyants.
+Alors, tout brillait, tout étincelait, les lumières, les cristaux
+taillés, l'argenterie massive. Maintenant, sombre est la salle, à peine
+éclairée par quelques bougies. Les hauts dressoirs sculptés, rangés au
+long du mur, restent vides, depuis que la crainte d'un pillage a
+contraint le châtelain à mettre en sûreté les trésors qu'ils
+contenaient. Sur un bout de la table, deux couverts très simples. Ce
+n'est pas un domestique portant la riche livrée des seigneurs de
+Saint-Baslemont qui va servir le souper. C'est Valleroy, qui ne croit
+pas s'abaisser en se prodiguant pour ses maîtres. Au dedans du château
+comme au dehors, l'existence quotidienne se déroule sous une impression
+de terreur, qui en a changé les habitudes et éteint l'éclat. Exposé aux
+soupçons et à la délation, chacun évite d'attirer l'attention des
+espions révolutionnaires.
+
+Maintenant, la mère et l'enfant mangent en hâte; ils ne parlent pas,
+comme s'ils redoutaient que, passant par les croisées largement ouvertes
+à la brise fraîche du soir, leurs paroles soient entendues au dehors.
+Valleroy s'applique à marcher sans bruit, pour ne pas troubler le
+silence qui pèse sur les hommes et sur les choses, traversé seulement
+par les rumeurs confuses de la nuit, chants d'oiseaux, cris d'insectes,
+murmures des forêts, qui montent des profondeurs de la vallée. Tout à
+coup, Mme de Malincourt voit son fils devenir très pâle, se lever et
+rester debout à sa place, cloué par l'effroi.
+
+--Qu'est-ce donc, Bernard, demande-t-elle.
+
+--Là, là, murmure-t-il en tendant le bras vers l'une des croisées.
+
+La comtesse regarde dans la même direction et ne peut retenir le cri que
+la peur pousse à ses lèvres. Dans le cadre de la croisée, une ombre
+vient d'apparaître et se découpe immobile sur le fond des futaies
+baignées de lumière pâle.
+
+Un peu avant l'heure où, au château de Saint-Baslemont, la comtesse et
+son fils se mettent à table, un homme a débouché de la forêt de Relanges
+par l'étroit sentier qui, du fond de Bonneval, conduit au village.
+Enveloppé, malgré la chaleur, d'un épais manteau à pèlerine, en
+grossière étoffe de couleur jaunâtre, le visage dissimulé sous les
+larges bords d'un chapeau brun, en feutre, il marche à pas pressés,
+enfonçant lourdement, dans la poussière, à chaque enjambée, ses pieds
+chaussés de gros souliers poudreux, aux semelles hérissées de têtes de
+clous. À quiconque le verrait passer, il suffirait d'observer son allure
+pour deviner qu'il ne veut pas être reconnu et qu'à cet effet, il a
+attendu la nuit et le moment du repas des habitants de Saint-Baslemont
+pour entrer dans le village. Du reste, il ne fait que le traverser. Au
+delà de la dernière maison, le chemin monte vers le château. Il le
+gravit sans ralentir sa marche jusqu'à ce qu'il ait atteint le mur du
+parc. Là, protégé par l'ombre du mur et des arbres, qui s'allonge sur la
+route toute blanche sous la lune, il ne peut plus être vu. Il en profite
+pour reprendre haleine, se découvrir et essuyer son front baigné de
+sueur. Puis, à la faveur de l'obscurité qui le cache et de la clarté du
+ciel qui le guide, il s'avance lentement, comme s'il cherchait à
+s'orienter. Mais ce n'est pas sa route qu'il cherche, c'est une brèche
+dans la muraille, brèche bien connue de lui. Il l'a vite trouvée et
+pénètre dans le parc, à travers l'amoncellement des pierres effondrées.
+Il marche vers le château, conduit par la lumière qui brille aux
+fenêtres du rez-de-chaussée.
+
+Au fur et à mesure qu'il avance, l'intérieur de la salle à manger, le
+couvert mis, la comtesse et Bernard assis à table, Valleroy qui les sert
+prennent corps et se dessinent avec netteté. Son front s'éclaire; au
+fond de son regard passe un sourire. Sans s'inquiéter de savoir s'il ne
+sera pas aperçu, il demeure immobile dans le large cadre de la fenêtre
+ouverte, cloué sur place par l'émotion poignante qui l'étreint! Mais, de
+l'endroit où il est, il voit soudain Bernard se lever, le désigner à la
+comtesse et il entend le cri qu'à son aspect pousse celle-ci. Alors, il
+n'hésite plus et saute d'un bond dans la salle, en disant:
+
+--Soyez sans crainte; c'est moi, Malincourt.
+
+Trois cris simultanément lui répondent:
+
+--Jacques! Mon cher mari!
+
+--Mon père!
+
+--Monsieur le comte!
+
+Les êtres qu'il adore, desquels, depuis trois mois, il vit séparé, se
+précipitent dans ses bras, l'écrasent sous leurs caresses, tandis que
+Valleroy ferme les fenêtres et tire les rideaux. Ce n'est, pendant
+quelques minutes, qu'ardentes effusions, que n'épuisent ni les baisers,
+ni les étreintes, et qui ne laissent aucune place aux paroles.
+
+--Nous ne vous aurions pas reconnu sous cet accoutrement, mon père, dit
+enfin Bernard qui, le premier, recouvre le sang-froid.
+
+--C'est bien pour qu'on ne me reconnaisse pas que je l'ai pris, répond
+M. de Malincourt.
+
+En même temps, il se débarrasse du manteau qui le couvre, sous lequel il
+est vêtu comme un paysan, et le jette à Valleroy, dont les yeux sont
+mouillés de larmes de joie.
+
+--En allant à Coblentz, continue le comte, j'ai couru tant de périls
+que, instruit par l'expérience, je me suis efforcé de les éviter au
+retour. J'y ai réussi, puisque me voilà.
+
+--C'est vrai, vous voilà, Jacques! soupire la comtesse dont les traits
+s'illuminent.
+
+--D'abord, je me suis travesti le mieux que j'ai pu. Puis, la frontière
+franchie, j'ai fait la route à pied, marchant la nuit, me cachant le
+jour, ne m'arrêtant pour manger que dans des maisons isolées, évitant,
+en un mot, d'attirer l'attention. Ce matin, au lever du soleil,
+j'arrivais aux ruines de Bonneval, bien près de vous, chers aimés; mais,
+quelque hâte que j'eusse de vous embrasser, j'ai résisté à la tentation
+et attendu la nuit pour venir vous retrouver. Puisqu'on ne m'a pas su
+parti, il importait qu'on ne me sût pas revenu. J'espère que mon voyage
+est resté ignoré.
+
+--On l'ignore encore, répond la comtesse.
+
+--Je m'en suis assuré aujourd'hui même, ajoute Valleroy.
+
+--Alors, Dieu soit loué! reprend M. de Malincourt.
+
+Et comme il est affamé par une longue route, il se met, sans ajouter un
+mot, à la place que vient de quitter son fils et mange avec avidité.
+Valleroy lui passe les plats, lui verse à boire, tandis que la comtesse
+et Bernard, pressés l'un contre l'autre, ne le quittent pas des yeux,
+affaissés sous le poids de leur soudain bonheur, succédant aux larmes
+qu'ils répandaient tout à l'heure. Quand elle juge que la faim du cher
+voyageur est apaisée, la comtesse lui dit:
+
+--Vous ne nous avez pas parlé d'Armand, mon ami. J'espère que vous
+l'avez trouvé sain et sauf?
+
+--Oui, sain et sauf, et, toujours digne de nous. Le comte d'Artois m'a
+fait son éloge en ces termes: «Le vicomte de Malincourt connaît son
+devoir et sait le remplir.» Tous ceux qui m'ont parlé de lui vantent sa
+courtoisie chevaleresque et son courage. Il fait honneur à notre maison.
+
+--Pauvre cher enfant! soupire la comtesse. Quand le reverrons-nous?
+
+--Plus tôt que vous ne pensez, Louise, car, avant peu, vous serez près
+de lui.
+
+--Nous quitterions donc Saint-Baslemont?
+
+--Je crois bien qu'il faudra s'y résigner.
+
+--Vous savez, Jacques, que je suis prête à partir avec vous: mais sans
+vous, non.
+
+Le comte ne proteste pas contre la ferme résolution que trahissent ces
+paroles.
+
+--Nous reparlerons de ce projet tout à l'heure, se contente-t-il de
+répondre.
+
+--La situation s'est-elle donc aggravée? demande la comtesse.
+
+--Vous en jugerez quand je vous l'aurai exposée.
+
+Pressée d'entendre les explications auxquelles fait allusion son mari,
+mais comprenant qu'il ne les lui donnera que lorsqu'il sera seul avec
+elle, la comtesse change le sujet de l'entretien.
+
+--Vos cheveux ont blanchi, mon cher Jacques, dit-elle.
+
+--Oui; c'est le résultat de mon voyage. Encore un peu, et je passerai
+pour un vieillard.
+
+--Un vieillard à cinquante-cinq ans! objecte Bernard.
+
+--Qu'importe l'âge, mon fils, si l'on vit plus vite aujourd'hui
+qu'autrefois?
+
+L'enfant demeure rêveur. Il voudrait pénétrer la pensée de son père.
+Quant à la comtesse, elle examine son mari, cherchant si les émotions et
+les fatigues endurées par lui, au cours de l'excursion qu'il vient de
+faire comme un fugitif et comme un proscrit, n'ont pas causé dans sa
+personne d'autres dommages que ceux qu'elle vient d'y découvrir. Elle
+est bientôt rassurée. M. de Malincourt possède toujours au même degré
+l'élégance de sa jeunesse, sa taille svelte, sa vigoureuse agilité, son
+énergie physique et morale. Mais, obsédée du désir de s'entretenir
+librement avec lui, la comtesse dit à son fils:
+
+--L'heure est venue d'aller dormir, Bernard.
+
+--Déjà! quand j'ai à peine vu mon père! s'écrie l'enfant.
+
+--Vous le verrez plus à loisir demain.
+
+Bernard se résigne. Il vient présenter son front aux baisers paternels.
+
+--Rentrez aussi chez vous, Louise, dit alors M. de Malincourt. J'ai
+diverses instructions à donner à Valleroy. J'irai vous retrouver
+ensuite.
+
+Mme de Malincourt ne se montre pas moins docile que son fils. Le comte
+les embrasse tour à tour et les regarde sortir. Puis, quand la porte
+s'est fermée sur eux, il se tourne vivement vers Valleroy.
+
+--J'ai besoin de toi, mon camarade, fait-il.
+
+Et comme en lui parlant il tend la main, Valleroy la prend, se courbe
+pour y poser ses lèvres, et, se redressant, répond:
+
+--Je suis à vos ordres, Monsieur, aujourd'hui et toujours.
+
+--C'est que je ne sais si je ne vais pas t'envoyer à la mort, mon pauvre
+garçon!
+
+--Je tâcherai de vivre pour vous servir. Mais, s'il faut mourir, je
+mourrai.
+
+--Toi seul peux accomplir la mission dont je vais te charger, continue
+le comte. Demain, tu partiras pour Paris. Je te laisse maître de décider
+quelles précautions tu dois prendre pour y arriver sans encombre.
+
+--Monsieur le comte peut s'en fier à moi.
+
+--En y arrivant, tu te rendras à l'hôtel de Malincourt. Tu y pénétreras
+en veillant à n'être vu de personne, si ce n'est du suisse Kelner à qui
+j'en ai confié la garde.
+
+--Kelner est un ami. Nous nous comprendrons à demi mot.
+
+--Ecoute-moi bien, maintenant. Tu monteras dans ma chambre. À la tête du
+lit se trouve un bénitier; derrière le bénitier, un bouton de cuivre,
+dissimulé sous la tenture; Tu presseras ce bouton et tu découvriras une
+cachette ménagée dans le mur. Dans cette cachette, il y a un petit
+coffre en fer qui contient quatre mille louis. Tu me l'apporteras.
+
+--Entendu, Monsieur, et, sauf incident, dans quinze jours je serai
+rentré à Saint-Baslemont.
+
+--Ce n'est pas à Saint-Baslemont qu'il faudra venir me rejoindre.
+
+--Et où donc, Monsieur?
+
+--À Coblentz.
+
+--C'est donc vrai, s'écrie Valleroy, Monsieur le comte songe à émigrer?
+
+--J'y suis résolu. Oh! ne t'étonne pas, Valleroy. Il y a trois mois,
+quand je me mettais en route pour l'Allemagne dans l'unique but
+d'embrasser mon fils et de rapporter de ses nouvelles à sa mère, si
+quelqu'un m'eût attribué le dessein de vivre hors de France, j'aurais
+protesté.
+
+--Et vous auriez eu raison, Monsieur. La place des bons Français est en
+France. Si tant de gentilshommes n'avaient pas émigré, les bandits dont
+nous subissons le joug ne seraient pas victorieux.
+
+--C'est vrai; mais leur victoire est réalisée. Il en résulte qu'il n'y a
+plus sûreté dans le royaume pour les familles nobles. Moi-même, qui n'ai
+rien à me reprocher, j'ai été averti, en traversant Nancy, que le Comité
+révolutionnaire d'Epinal se propose de réclamer mon arrestation.
+
+--Vous, Monsieur, vous! Que vous reproche-t-on?
+
+--Mon nom, ma naissance, ma fortune, mon vieux dévouement au roi, la
+présence de mon fils sous l'étendard des princes.
+
+--Alors, vous avez raison; il faut émigrer.
+
+--Nous partirons la nuit prochaine, la comtesse, Bernard et moi. Je me
+suis procuré des passeports. Je sais quelle route nous devons suivre
+jusqu'à la frontière pour n'être pas inquiétés. Tandis que tu arriveras
+à Paris, nous arriverons à Coblentz. C'est là que tu m'apporteras le
+trésor dont je viens de te révéler l'existence et que je te confie.
+Sois-en le gardien courageux et vigilant, défends-le au prix même de ta
+vie, car il ne m'appartient plus; je n'en suis désormais que le
+dépositaire. Je l'ai offert aux princes frères du roi.
+
+--Vous leur donnez cent mille livres!
+
+--Il le faut bien, puisque leurs ressources sont épuisées.
+
+--Ils peuvent s'en procurer d'autres, tandis que vous...
+
+--Plus un mot, Valleroy, j'ai promis.
+
+--Mais de quoi vivrez-vous dans l'exil, Monsieur? De quoi vivront Mme la
+comtesse et M. le chevalier?
+
+--Dieu y pourvoira, réplique simplement le comte. Pour toi, ne pense
+plus maintenant qu'à l'exécution de mes ordres. Va faire tes préparatifs
+et te reposer, car il importe que tu te mettes en route demain en même
+temps que nous.
+
+--Je partirai demain et Monsieur le comte peut compter sur moi.
+
+C'est dit d'un ton qui, sous l'invincible dévouement de Valleroy,
+dissimule mal sa tristesse.
+
+--Tu me désapprouves donc? lui demande M. de Malincourt.
+
+--Vous désapprouver, moi! Je ne l'oserais. Mais, quitter son pays, aller
+vivre à l'étranger parmi ceux qui s'arment contre la France, au risque
+d'être confondu avec eux... je vous plains, je nous plains.
+
+--Tu ne seras pas obligé d'y rester. Ta mission remplie, tu pourras
+revenir ici.
+
+--Non, Monsieur, car ma place est près de vous. Rappelez-vous la vieille
+devise de mon père, que lui avait léguée le sien: «Valleroy appartient à
+Malincourt!»
+
+--Si ta place est auprès de moi, la mienne est auprès des princes.
+Malincourt appartient aux Bourbons.
+
+Sur ces mots décisifs, Valleroy croit l'entretien terminé. Il va se
+retirer. Mais le comte le retient.
+
+--Encore un mot, ajoute-t-il. Nous allons courir, l'un et l'autre, de
+grands périls, Valleroy, toi, pour mon service, moi pour la cause royale
+et aussi pour mettre en sûreté ma femme et mon fils. Je ne sais ce qu'il
+adviendra de nous. Mais, quoi qu'il arrive, et si je meurs et si tu me
+survis, souviens-toi que je remets à ta garde mon fils Bernard, et que,
+à défaut de son frère, tu dois le protéger jusqu'au jour où il sera
+devenu un homme.
+
+--Oh! pour cela, Monsieur, la recommandation était inutile. Depuis
+qu'ont éclaté les tourmentes qui nous emportent Dieu sait où, je me suis
+dit souvent que si M. le chevalier venait à vous perdre, c'est à moi
+qu'incomberait la tâche de veiller sur lui. Soyez donc sans crainte, mon
+noble seigneur: tant que je vivrai, il sera bien gardé!
+
+Cette promesse sincère et généreuse va au coeur de M. de Malincourt. Il
+ouvre les bras. Valleroy se presse contre lui, et, dans cette étreinte,
+le maître et le serviteur scellent le solennel engagement que vient de
+prendre ce dernier.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+SUITE DU PRÉCÉDENT
+
+
+Tandis que M. de Malincourt s'entretenait avec Valleroy, la comtesse,
+rentrée dans son appartement, attendait impatiente. Rassurée sur le sort
+de son fils aîné, heureuse du retour de son mari, elle était troublée
+cependant par le peu qu'elle savait de ses projets. Elle avait hâte de
+les mieux connaître, et surtout d'en connaître les causes. Elle se
+disait que si, résolu naguère à ne pas quitter Saint-Baslemont, il avait
+changé d'avis et voulait maintenant en partir, c'est qu'il ne s'y
+croyait plus en sûreté; elle tremblait pour des jours qui lui étaient
+plus chers que les siens.
+
+Afin de tromper son attente, elle présida au coucher de Bernard; elle
+fit avec lui la prière du soir et ne s'éloigna que lorsqu'elle le vit
+endormi, après l'avoir tendrement embrassé. Alors, elle revint dans sa
+chambre. Là, bercée par le silence de la nuit, elle laissa s'en aller
+librement sa pensée vers les souvenirs d'un passé lointain. Elle se
+revoyait jeune fille, quand, orpheline et unique héritière de l'antique
+maison de Saint-Baslemont, elle fut recherchée par le brillant comte de
+Malincourt, colonel d'un régiment du roi, l'un des favoris de
+Marie-Antoinette, et alors dans tout l'éclat de sa jeunesse. Devenue sa
+femme, elle l'adora. Au milieu d'une société sceptique et pervertie, ils
+donnèrent, le rare exemple d'une fidélité réciproque, qui n'eut d'égale
+que leur félicité successivement accrue par la naissance des deux
+enfants devenus la parure et l'orgueil de leur foyer. Elle repassait
+tous les incidents de sa vie d'épouse et de mère heureuse, ses succès à
+la cour, sa joie lorsque, à sa demande, la reine accorda à M. de
+Malincourt un brevet de maréchal de camp, en la nommant elle-même dame
+d'honneur. Son existence s'était écoulée ainsi sans nuages jusqu'à la
+Révolution. Alors, autour d'elle, tout s'était assombri, tout était
+devenu sujet d'angoisses et d'alarmes. Ses amies les plus chères avaient
+émigré. Elle-même avait dû s'éloigner de la cour, quitter Paris, se
+réfugier avec son mari et ses enfants au château de Saint-Baslemont où
+l'attendaient d'autres tristesses. C'est là que, contrainte de se
+séparer de son fils aîné, elle avait versé d'amères larmes au spectacle
+des tragiques infortunes de la famille royale et de la noblesse de la
+France; là qu'elle avait ressenti les angoisses et l'épouvante en voyant
+s'accroître et s'étendre de toutes parts la puissance inconnue et
+terrible qui emportait aux abîmes la vieille société française. Et,
+après avoir jeté un regard doux et attendri sur ce passé mort,
+douloureusement impressionnée par le présent qu'elle était en train de
+vivre, elle n'osait interroger l'avenir qu'elle n'entrevoyait qu'à
+travers un long torrent de sang.
+
+Heureusement, dans le vaste corridor, des pas se firent entendre. Leur
+bruit sur les dalles coupa court à sa pénible rêverie. C'était son mari
+qui venait la rejoindre. Elle courut à sa rencontre. Sur le seuil de la
+porte, brusquement ouverte et vite refermée, elle le reçut dans ses
+bras.
+
+--Je vous ai fait attendre, mon amie, dit-il, ne m'en veuillez pas. Les
+instructions que j'étais tenu de donner à Valleroy ne souffraient aucun
+retard.
+
+Et, sans lui laisser le temps de l'interroger, il lui expliquait
+pourquoi il avait décidé d'envoyer Valleroy à Paris.
+
+Elle approuva tout ce qu'il avait résolu, tout ce qu'il disait, et
+surtout le don généreux qu'il avait fait aux princes. Il lui exposa
+ensuite les motifs pour lesquels il fallait quitter Saint-Baslemont.
+
+--Je me suis convaincu, continua-t-il, que nous n'y sommes plus
+protégés. On commence à nous surveiller, à tenir sur notre compte des
+propos malveillants. On a parlé de me dénoncer au Comité révolutionnaire
+d'Epinal comme entretenant des intelligences avec les émigrés. Si nous
+demeurions ici plus longtemps, nous y serions arrêtés.
+
+--Oh! partons, partons, s'écria la comtesse.
+
+--Nous partirons demain à la nuit, répondit-il.
+
+--Où irons-nous, Jacques?
+
+--A Coblentz. C'est là qu'est la place de tout bon gentilhomme.
+
+--Mais pourrons-nous y arriver?
+
+--Je l'espère. Durant le voyage que je viens d'accomplir, j'ai constaté
+que, dans les petites communes comme dans les grandes villes, aux
+relais, dans les auberges, partout où s'arrêtent les voitures publiques
+et les chaises de poste des particuliers, les municipalités, excitées
+par des agents venus de Paris, exercent une surveillance rigoureuse. À
+chaque arrêt, les voyageurs sont examinés et interrogés par des
+individus défiants et soupçonneux, devenus les maîtres du pays, disposés
+à voir dans tout inconnu amené devant eux un royaliste déguisé, un
+aristocrate, comme ils disent. Tant pis pour celui dont le passeport
+n'est pas en règle, dont la mine déplaît ou qui perd le sang-froid en
+répondant aux questions qu'on lui adresse. On le retient jusqu'au jour
+où le caprice qui l'a fait arrêter lui permet de continuer sa route ou
+l'envoie en prison comme suspect.
+
+--Mais, alors, comment ferons-nous pour gagner l'Allemagne? demanda la
+comtesse. Et Valleroy, comment fera-t-il pour gagner Paris?
+
+--Oh! je ne m'inquiète pas de Valleroy. Vous connaissez son courage et
+sa présence d'esprit. Il est de taille à se dérober aux investigations
+dangereuses. Et puis, un homme du peuple allant à Paris et voyageant
+seul ne court pas les mêmes dangers qu'un gentilhomme allant vers la
+frontière, accompagné d'une femme et d'un enfant. Valleroy saura
+conjurer ceux qu'il peut redouter. Pour moi, je devais surtout me mettre
+à même d'éviter ceux qui nous attendent.
+
+--Et vous croyez y avoir réussi?
+
+--Jugez-en, ma chère Louise.
+
+À demi-voix, M. de Malincourt, maintenant, confiait à sa femme les
+mesures prises pour assurer leur fuite. À une courte distance de
+Saint-Baslemont et à l'entrée de la forêt, se creusait entre des
+hauteurs boisées un vallon agreste et mystérieux où existait autrefois
+un prieuré, le prieuré de Bonneval. De cette antique dépendance de
+l'abbaye de Relanges, il ne restait plus qu'une chapelle, au milieu de
+ruines croulantes. Ce site pittoresque où l'on ne passait guère, car on
+ne pouvait y accéder et on ne pouvait en sortir que par d'étroits
+sentiers escarpés et sablonneux, perdus sous les arbres, la comtesse le
+connaissait bien; naguère encore, c'était pour elle un but de promenade.
+C'est là que, le lendemain. M. de Malincourt devait envoyer, dès le
+matin, par un homme sûr, une voiture de ferme, légère, juste assez
+grande pour contenir trois personnes et attelée d'un vigoureux cheval.
+La nuit venue, les fugitifs quitteraient sans bruit le château pour se
+rendre à pied au prieuré, où les attendrait leur modeste équipage. De
+Bonneval à la frontière, la route est longue. Mais le comte, qui venait
+de la parcourir, savait que sur toute sa longueur elle est côtoyée par
+des chemins se déroulant à travers bois et montagnes. En suivant cet
+itinéraire et en évitant les lieux habités, on devait arriver sans
+encombre au point où sa famille et lui-même seraient hors de danger.
+Pour le cas où se présenterait quelque obstacle, il s'était procuré, à
+prix d'argent, des passeports au nom d'un fermier suisse habitant aux
+environs de Bâle. Un déguisement propre à confirmer la qualité qu'il
+avait prise devait compléter ces précautions. La comtesse écoutait avec
+avidité et d'un coeur ferme l'exposé de ce plan. En l'écoutant, elle
+sentait lui revenir la confiance. Quand s'acheva cette longue veille
+consacrée à étudier et à combiner les mesures de salut, elle s'endormit
+apaisée, un ardent espoir dans l'âme, l'espoir d'une délivrance
+prochaine.
+
+Le lendemain, debout dès l'aube, M. de Malincourt, secondé par Valleroy,
+s'occupait des préparatifs de leur départ. Il était convenu que Valleroy
+quitterait Saint-Baslemont à la même heure que lui et marcherait toute
+la nuit, pour se trouver à Langres dès le matin, au passage du coche qui
+faisait la route de Nancy à Paris. En même temps, le comte et sa famille
+se dirigeraient vers Bonneval, où les attendrait la voiture qui devait
+les conduire à la frontière. Jusqu'au lever du jour, ils pourraient
+voyager librement, protégés par l'obscurité de la nuit. Lorsqu'à
+Saint-Baslemont on s'apercevrait de leur fuite, ils seraient déjà loin
+et hors d'atteinte. Du reste, comme on pouvait compter sur le dévouement
+des serviteurs, ils reçurent l'ordre de taire le départ des maîtres
+aussi longtemps qu'il leur serait possible d'en garder le secret. Grâce
+à tant de multiples précautions, le comte espérait que ses projets
+s'exécuteraient sans difficulté.
+
+Ces dispositions arrêtées, il était tenu d'en prendre d'autres non moins
+importantes. En quittant la France, il ne se dissimulait pas que,
+lorsque son départ serait connu, il deviendrait passible des lois
+rigoureuses édictées contre les émigrés, qu'il serait condamné à mort et
+sa tête mise à prix, que ses biens seraient confisqués et vendus au
+profit de la nation. Ces biens, il ne pouvait les emporter avec lui. Il
+en avait donc fait le sacrifice, le sacrifice de ses terres, de son
+château, des richesses mobilières que dix générations y avaient
+accumulées. Mais il était convaincu que, lorsque, la Révolution finie,
+il rentrerait en France, la confiscation arbitraire et la vente illégale
+seraient déclarées nulles et que ses propriétés lui seraient rendues. Il
+entendait y retrouver alors les objets précieux qu'il était tenu
+maintenant de laisser derrière lui, les archives de sa maison, les
+portraits des aïeux, les souvenirs de famille, la vieille argenterie,
+les diamants de la comtesse. Durant tout le jour, il travailla à
+enfermer ces trésors dans des coffres, lesquels furent descendus ensuite
+dans les souterrains du château et enterrés, de telle sorte que les
+futurs propriétaires de l'antique demeure, qu'ils la démolissent ou la
+conservassent, ignoreraient toujours que sous ses murailles était cachée
+une fortune dont ses maîtres légitimes seuls connaissaient l'existence.
+Cette besogne, commandée par la prudence, s'accomplit sans bruit, sans
+qu'aucun témoignage extérieur la dénonçât à ceux qui devaient l'ignorer.
+Quand elle fut terminée, M. de Malincourt alla se montrer aux habitants
+du village, à l'effet de prévenir leurs soupçons. Il parcourut les rues,
+entra dans deux ou trois maisons, s'entretint avec diverses personnes.
+Depuis plusieurs semaines, ces braves gens le croyaient malade et
+couché. Ils parurent heureux de le revoir, le félicitèrent de sa
+guérison, le louèrent de n'avoir pas imité d'autres gentilshommes qui
+s'étaient enfuis depuis les troubles, protestèrent de leur dévouement
+envers sa famille et envers lui, et lui donnèrent enfin l'assurance
+qu'au milieu d'eux il était en sûreté. Par malheur, et comme pour
+démentir ces paroles rassurantes, des hommes étrangers au pays
+circulaient depuis quelques jours aux environs du château. M. de
+Malincourt les vit passer et devina en eux des agents Jacobins venus
+d'Epinal pour le surveiller, pour exciter contre lui ses anciens
+vassaux. C'en était assez pour justifier ses craintes et fortifier ses
+résolutions.
+
+Quand il revint au château, la nuit approchait et avec elle le moment du
+départ. Bernard, à qui dès le matin en avait été confié le secret,
+guettait le retour de son père, après avoir erré tout le jour dans le
+parc, comme s'il eût voulu revoir, avant de s'en éloigner les terrains
+fleuris, les avenues ombreuses, les prairies vertes. Quoique la
+perspective d'un voyage en pays étranger séduisit son imagination, la
+tristesse était dans son coeur, au moment de s'éloigner de ce domaine
+enchanté, son berceau, où si longtemps il avait vécu heureux. Mais cette
+tristesse, il la dissimulait, et quand son père se pencha sur lui pour
+l'embrasser, c'est par une caresse presque joyeuse que Bernard lui
+répondit.
+
+--Allez vous préparer, mon fils, dit M. de Malincourt, et venez me
+retrouver dans la salle à manger.
+
+Quelques instants après, le père, la mère et l'enfant étaient réunis
+autour de la table familiale, silencieux, surpris de se voir sous les
+déguisements qu'ils avaient dû prendre en vue de leur voyage. La
+comtesse s'était vêtue comme une paysanne. Ses cheveux sans poudre,
+serrés sur la tête, disparaissaient sous un bonnet de deuil, tel que le
+portaient alors dans les Vosges les femmes du peuple. À la voir ainsi,
+personne ne pouvait deviner en elle une grande dame, car seules
+l'élégance de sa démarche et la blancheur de ses mains l'auraient trahie
+si elle ne s'était appliquée à les dissimuler. M. de Malincourt avait le
+costume qu'il portait la veille en arrivant de Coblentz. Quant à
+Bernard, il était habillé à l'unisson de ses parents.
+
+Le repas fut rapide et silencieux. L'émotion étreignait les poitrines;
+l'angoisse pesait sur les âmes. Si grave était l'aventure qu'on allait
+courir! Puis, quand ce fut fini et quand M. de Malincourt eut dit à
+haute voix une courte prière, il s'adressa à Valleroy qui venait
+d'entrer, prêt aussi à se mettre en route.
+
+--Fais venir nos gens, mon brave, lui ordonna-t-il. Valleroy ouvrit une
+porte, et, sur un geste de lui, se présentèrent cinq domestiques, hommes
+et femmes, les seuls qui, depuis la Révolution, eussent été gardés au
+château. Serviteurs éprouvés, ils se seraient laissés égorger plutôt que
+de trahir leurs maîtres, et ceux-ci, qui le savaient, n'avaient pas
+voulu partir sans leur dire adieu.
+
+--Il faut nous séparer, mes amis, leur dit avec émotion M. de
+Malincourt. Il le faut, car ici votre seigneur et sa famille sont
+menacés dans leur liberté et dans leur vie. Nous partons, mais pour peu
+de temps, je l'espère, et avec l'espoir de vous être bientôt rendus.
+
+Un sanglot lui répondit. Avant qu'il eût pu reprendre la parole, la
+comtesse, Bernard et lui furent entourés par ces obscurs et fidèles amis
+de leur maison qui s'inclinaient devant eux, leur baisaient les mains en
+les baignant de larmes.
+
+--Mes pauvres chers enfants, murmura la comtesse défaillante,
+épargnez-nous!
+
+En ce moment, au dehors, du côté de la cour d'honneur qui précédait le
+château, un bruit sourd troubla le silence. On eût dit une marche
+pesante sur le sol. M. de Malincourt prêta l'oreille.
+
+--N'entends-tu rien, Valleroy? demanda-t-il.
+
+Valleroy écoutait. À son tour il répondit:
+
+--Je n'entends rien, si ce n'est la brise du soir qui se lève.
+
+--Je me trompais, murmura le comte.
+
+Et il reprit à haute voix:
+
+--Madame a raison, mes amis. Ce n'est pas le moment de nous attendrir,
+et je vous supplie de m'écouter avec le calme que nécessitent les
+avertissements que je dois vous donner. Je voudrais vous emmener tous
+avec moi, mais force m'est d'y renoncer. Nous ne pourrions voyager aussi
+nombreux que nous le sommes sans attirer l'attention, et ce serait notre
+perte à tous. Je vous laisse donc ici, où votre obscurité vous protège
+contre les périls auxquels m'exposent ma naissance et mon rang. Si,
+lorsque je serai parti, le château n'est ni confisqué ni vendu, je vous
+autorise à y résider. Je souhaite même que vous y demeuriez aussi
+longtemps que vous le pourrez et que vous en soyez les gardiens. Si vous
+en êtes chassés, ne vous en éloignez pas et conservez fermement l'espoir
+d'y rentrer.
+
+--J'y suis né et je veux y mourir, dit le plus âgé des serviteurs.
+
+--Bien, mon brave Chourlot. Ton langage me prouve que je peux compter
+sur ton énergie et ta fidélité. Alors, écoute-moi, écoutez-moi tous. En
+mon absence, en l'absence de ma femme et de mes enfants, c'est Valleroy
+qui commandera sur mes domaines. Mais lorsque, pour me servir, il en
+sera loin, c'est toi, Chourlot, qui exerceras à sa place mon autorité.
+Tant que tu n'en seras pas empêché, cultive les terres avec l'aide de
+tes camarades ici présents; vends les récoltes et partages-en le prix
+avec eux.
+
+--Je vous le conserverai, Monseigneur.
+
+--Je m'y oppose, et j'entends que les choses s'exécutent ainsi que je
+viens de l'ordonner. De même, si le château est vendu, efforcez-vous de
+vous faire engager par les nouveaux propriétaires. Il me sera doux de
+savoir que vous continuez à vivre à l'ombre des vieilles tours de
+Saint-Baslemont, plus doux encore de vous y retrouver un jour.
+Maintenant, mes amis, disons-nous adieu.
+
+Et déjà M. de Malincourt tendait ses mains ouvertes, quand, de nouveau,
+se fit entendre un bruit au dehors. Mais, cette fois, c'était une rumeur
+grossissante, une rumeur de foule à laquelle on ne pouvait se méprendre.
+
+--Je ne me trompais pas! s'écria le comte.
+
+Il s'élança vers l'une des croisées donnant sur la cour, souleva les
+rideaux et regarda. Sous la flamme vacillante et rougeâtre d'une
+demi-douzaine de torches, un groupe tumultueux s'était formé, au milieu
+duquel on distinguait des uniformes de gardes nationaux, et s'avançait
+vers le château.
+
+--Sauvez-vous par le parc, Monsieur, dit vivement Valleroy.
+
+Et il entraîna le comte vers la porte qui s'ouvrait de ce côté, suivi de
+Mme de Malincourt et de Bernard. Mais, comme ils y arrivaient, des
+crosses de fusils tombèrent avec fracas sur le sable de la terrasse.
+
+--Les bandits ont cerné la maison, fit Valleroy avec un geste de fureur,
+et pas une arme pour leur résister!
+
+--Leur résister! objecta le comte. Nous sommes ici quatre hommes
+valides, et ils sont cinquante.
+
+--Que faire, alors?
+
+--Nous résigner fièrement et sans peur.
+
+Mais ses yeux s'arrêtèrent sur sa femme et sur son fils, qui s'étaient
+rapprochés de lui.
+
+--Emmène-les, ordonna-t-il à Valleroy. Avec eux, on te laissera passer.
+
+À ces mots, qu'elle entendit, Mme de Malincourt s'empara de son bras.
+
+--Je ne vous quitte pas, Jacques, dit-elle; ma place est auprès de vous.
+
+--Vous vous devez à votre fils, Louise.
+
+--Je me dois d'abord à son père; il le sait.
+
+La parole et le geste révélaient tant d'indomptable volonté que le comte
+se résigna. Il enveloppa sa femme d'un regard reconnaissant où se
+trahissaient sa tendresse ardente pour elle et le désespoir où le jetait
+son impuissance à la défendre. Puis ce regard revint vers Bernard, qui,
+pressé contre sa mère, portait haut la tête, comme si, dans cette minute
+critique, il eût voulu élever sa taille d'enfant à la hauteur d'un
+homme.
+
+--Soit, reprit à voix basse M. de Malincourt. Mais que lui du moins soit
+sauvé.
+
+Et, s'adressant à Valleroy, il ajouta:
+
+--Souviens-toi de mes recommandations d'hier. Je te le confie. Pars avec
+lui.
+
+Bernard eut un cri de révolte.
+
+--Je veux rester avec vous, mon père, avec ma mère; je veux vous suivre
+et partager votre sort.
+
+--Et moi, mon fils, j'exige que vous m'obéissiez et que vous vous
+éloigniez avec Valleroy.
+
+--Mon père, je vous supplie...
+
+La comtesse l'interrompit d'une voix qu'étranglaient les sanglots.
+
+--Votre père a ordonné, Bernard...
+
+Au même instant, l'enfant se sentit enlevé entre des bras robustes qui
+paralysèrent ses mouvements, comme l'ordre de son père et la prière de
+sa mère venaient de paralyser sa volonté. Sur son front renversé
+tombèrent des larmes et se posèrent des lèvres, tandis qu'à son oreille
+arrivait, comme une plainte, l'adieu suprême de ses parents auxquels
+l'arrachait Valleroy.
+
+Il était temps. Par les portes de la vaste salle brusquement ouvertes,
+des hommes faisaient irruption. Le comte, que cette entrée violente ne
+détourna pas de la préoccupation paternelle qui le dominait, vit le
+fidèle Valleroy chargé de son précieux fardeau se jeter de côté pour
+éviter le choc des arrivants, puis, lorsqu'étant entrés comme un flot
+tumultueux, ils eurent dégagé la porte du côté du parc, s'élancer dehors
+et disparaître dans la nuit.
+
+--Ma chère femme, supplia-t-il, de manière à n'être entendu que d'elle,
+ayez du courage; notre fils est sauvé.
+
+Un éclair de joie traversa le regard de la mère.
+
+--Que Dieu le protège jusqu'au bout! soupira-t-elle. Et, faisant
+violence à son effroi, elle redressa son front, défiant les nouveaux
+venus, toujours suspendue au bras de son mari. Ils venaient d'entrer au
+nombre d'une soixantaine, paysans et gardes nationaux confondus. Les
+paysans, M. de Malincourt les connaissait tous. Il n'en était pas un,
+parmi eux, auquel, durant les années de mauvaises récoltes ou au cours
+des rigoureux hivers, il n'eût tendu la main et porté secours. Quant aux
+gardes nationaux, étrangers au pays et venus de loin, tout poudreux
+encore de la poussière des routes, il n'avait jamais vu leur visage pas
+plus que celui de quelques hommes en haillons et de méchante mine qui
+s'étaient glissés dans leurs rangs. Après avoir envahi tumultueusement
+la salle par toutes les portes à la fois, la bande s'était massée dans
+un coin, tout à coup silencieuse et comme intimidée par le groupe que
+formaient le comte, la comtesse et leurs serviteurs.
+
+--Que désirez-vous, Messieurs? demanda avec hauteur M. de Malincourt.
+Depuis quand envahit-on les maisons des citoyens patriotes?
+
+--Depuis que ces citoyens soi-disant patriotes conspirent contre le
+peuple.
+
+Le personnage qui venait de prononcer ces paroles sortit de la foule.
+C'était un homme encore jeune, vêtu d'une carmagnole, coiffé d'un feutre
+en pain de sucre que décorait une cocarde rouge, et ceint d'une écharpe
+de même couleur. À sa démarche, à son attitude, on le devinait investi
+d'une autorité quelconque et chargé de commander aux autres.
+
+--Votre nom, Monsieur! reprit le comte; vos titres, vos qualités?
+
+L'individu se campa non sans arrogance devant le gentilhomme assez
+téméraire pour l'interroger.
+
+--Mon nom, dit-il: Joseph Moulette, surnommé Curtius Scoevola; mes titres
+et qualités: membre de la municipalité d'Epinal, délégué par
+l'accusateur public de cette ville pour procéder à une visite
+domiciliaire dans ce château et à ton arrestation, Monsieur le ci-devant
+comte.
+
+--On n'arrête que les coupables. De quoi m'accuse-t-on?
+
+--Je ne suis pas chargé de te le dire, citoyen, et tu t'en expliqueras
+avec ceux qui m'ont envoyé. Je me figure cependant que, comme la plupart
+de tes pareils, tu es prévenu de communication avec les ennemis du
+dehors et du dedans et peut-être aussi d'émigration.
+
+--Prévenu d'émigration quand vous me trouvez chez moi, au milieu de ma
+famille! s'écria M. de Malincourt. Il y a ici des braves gens qui me
+connaissent et m'ont vu depuis de longs mois. Qu'ils disent si j'ai
+émigré!
+
+Du regard comme du geste, il semblait prendre à témoin ses anciens
+vassaux de la vérité de sa protestation. L'appel qu'il adressait à leurs
+souvenirs fut entendu. Il put même croire qu'ils étaient disposés à le
+défendre, car plusieurs voix s'élevèrent en sa faveur.
+
+--Tout le monde à Saint-Baslemont peut affirmer que le citoyen n'a pas
+émigré, dit l'une d'elles.
+
+--Depuis longtemps il était malade, dans son lit, hors d'état de
+voyager, dit une autre.
+
+--Il a toujours été bon et compatissant pour les pauvres gens, ajouta
+une troisième.
+
+--On ne peut l'arrêter, reprirent-elles en choeur, et déjà menaçantes.
+
+Mais, d'un signe, Curtius Scoevola ordonna aux gardes nationaux
+disséminés dans la foule de se rapprocher de lui, et d'un ton de
+commandement il cria:
+
+--Silence, et que nul de vous ne s'avise de résister à la loi, s'il ne
+veut tâter de la prison d'Epinal. J'ai ordre d'emmener le citoyen, et
+cet ordre je l'exécuterai. Qu'on se le tienne pour dit. Je pourrais
+borner là mes explications. Mais je veux bien vous en donner de plus
+complètes, ne serait-ce qu'afin de vous montrer jusqu'où peut aller la
+perfidie des aristocrates. Celui-ci vous a trompés, braves gens. Alors
+qu'on vous faisait croire que la maladie le clouait sur sa couche, il
+était à Coblentz. Il peut nier devant vous. Mais niera-t-il encore quand
+on le mettra en présence de ceux qui l'ont vu dans cette ville, au café
+des _Trois-Couronnes_, assis à la même table que les émigrés et en train
+de conspirer avec eux?
+
+L'éloquent Curtius s'arrêta pour reprendre haleine et juger de l'effet
+de ses révélations. Cet effet était tel qu'il, le souhaitait. Se voyant
+trahi, et répugnant à un mensonge qu'il sentait inutile, devinant à
+l'attitude des gens de Saint-Baslemont leur surprise et comme un
+commencement d'irritation, M. de Malincourt se taisait.
+
+--Il ne proteste pas, continua Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola; il
+n'ose protester, et son silence est un aveu.
+
+--Je suis allé à Coblentz avec l'intention d'en revenir, objecta
+simplement le comte, et j'en suis revenu.
+
+--Avec le dessein d'y retourner, car tu allais partir, à preuve ce
+déguisement et celui de la citoyenne ton épouse. Depuis quand les riches
+seigneurs accoutumés au velours et à la soie revêtent-ils la laine et la
+bure, si ce n'est dans de méchants desseins? Tu déclares n'avoir pas
+émigré en fait, soit; mais tu as émigré d'intention, et c'est tout
+comme. Si j'étais arrivé une heure plus tard, j'aurais trouvé la maison
+vide, avoue-le.
+
+--Eh bien! oui, je l'avoue, s'écria fièrement M. de Malincourt; c'est
+trop s'abaisser que de mentir. Je fuyais, non seulement pour sauver ma
+liberté et ma vie, la vie et la liberté de ma famille, mais encore pour
+ne pas rester dans un pays où l'innocence est persécutée et le crime
+triomphant.
+
+Joseph Moulette souriait dédaigneusement.
+
+--Vous l'avez entendu, mes amis, dit-il; non content d'avouer, il
+blasphème. Pensez-vous encore qu'il n'a pas mérité la rigueur des lois?
+
+Et comme personne ne répondait, il ajouta en s'adressant à M. de
+Malincourt:
+
+--Citoyen, en vertu des ordres dont je suis porteur et au nom de la loi,
+je t'arrête. Dans deux heures, nous partirons pour Epinal.
+
+À ce moment, Mme de Malincourt intervint.
+
+--J'espère, Monsieur, que vous me permettrez de partir avec lui,
+fit-elle.
+
+--C'est que je n'ai pas reçu d'instructions à ton sujet, citoyenne!
+
+--Vous êtes donc libre d'agir à votre gré, et vous ne serez pas assez
+cruel pour me séparer de mon mari. S'il est coupable, je ne le suis pas
+moins.
+
+--C'est vrai, ce que tu dis là. Eh bien, c'est entendu, je t'arrête
+aussi. Si vous avez tous deux quelques dispositions à prendre, je vous
+autorise à y consacrer le temps qui vous reste avant le départ. Quant à
+moi, je vais opérer une perquisition dans vos papiers.
+
+Il donna un ordre aux gardes nationaux qui l'entouraient, et ceux-ci
+firent évacuer la salle, où bientôt le comte et la comtesse se
+trouvèrent seuls, gardés à vue, après avoir vu sortir lentement et tête
+basse leurs fidèles serviteurs impuissants à les sauver.
+
+--Nous sommes perdus! dit alors M. de Malincourt.
+
+--Qu'importe! répondit sa femme, si jusqu'à la fin on ne nous sépare
+pas.
+
+--Mais nos enfants, Louise?
+
+--Dieu veillera sur eux, répondit-elle.
+
+Quelques heures plus tard, deux voitures sortaient du château de
+Saint-Baslemont, remis à la garde de la municipalité. Elles emportaient
+vers Epinal les prisonniers et leur escorte, tandis que, non loin de là,
+au prieuré de Bonneval, se mettait en route, s'en allant vers l'inconnu,
+sous la conduite de Valleroy, un enfant qui pleurait.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+SUR LE RHIN
+
+
+Au lever du soleil, un bateau parti de Bâle et chargé de passagers
+descendait le Rhin, ses voiles ouvertes, gonflées par la brise. Après
+avoir dépassé Mayence, il se trouvait maintenant entre Bingen et
+Coblentz. Le matin était radieux. Sous la fraîcheur de l'air, on sentait
+pointer la chaleur. Du ciel qui s'embrasait, s'abaissait sur les choses,
+en les enveloppant, une lumière éblouissante. Aux bords du fleuve, se
+déroulait un paysage magique. C'étaient, tout au ras de la rive, des
+bourgs, des vignes, des forêts; au delà, des montagnes boisées, courant
+parallèlement au Rhin, portant sur leurs flancs ou à leur sommet des
+châteaux féodaux en ruines, et parfois, accroupies à leur pied, les
+murailles écroulées de quelque abbaye, percée de fenêtres ogivales qui
+encadraient, depuis des siècles, les mêmes coins d'azur. Brusquement, à
+de fréquents intervalles, cette splendeur de nature s'éteignait, dans
+l'évanouissement des horizons soudain disparus. Au-dessus des berges,
+des rochers sombres remplaçaient villages, vignobles et futaies. Ils
+surplombaient le fleuve où se reflétait leur paroi glissante et haute,
+couronnée de déchiquetures capricieuses, et le bateau, poursuivant sa
+route, paraissait s'engager dans un défilé sauvage sans lumière et sans
+issue. Mais bientôt le défilé cessait, et de nouveau le soleil caressait
+de ses feux la nappe mouvante des eaux s'étalant plus librement dans
+leur lit élargi.
+
+Pour admirer la grandiose beauté de ce spectacle et goûter le charme
+infini de ce matin d'été, les passagers, depuis qu'avait commencé à
+poindre le jour, étaient montés sur le pont, peu à peu. Réunis en
+groupes, appuyés sur la balustrade en bois qui bordait le bateau, assis
+sur des bancs, des malles, des tas de câbles enroulés, ils causaient
+entre eux, en regardant fuir le rivage des deux côtés de l'immense
+fleuve au courant rapide, ou en se montrant les grands radeaux formés de
+troncs d'arbres fraîchement coupés, reliés entre eux par des cordes et
+des clous, et qui s'en allaient, au fil de l'eau, de leur point de
+départ à leur point d'arrivée.
+
+Dans ces groupes, toutes, les conditions sociales étaient représentées.
+Il y avait des gentilshommes et des grandes dames que désignaient
+l'élégance de leurs vêtements et la blancheur de leurs mains; des
+paysans aux costumes pittoresques et variés, qui trahissaient pour
+quelques-uns une origine étrangère; des soldats de tous grades, aux
+uniformes divers, qui n'appartenaient pas tous aux armées de la
+Confédération germanique, bien qu'on fût en pays allemand; des prêtres
+en habit noir, reconnaissables à leur petit collet, des moines et des
+religieuses. Pour la plupart, ils parlaient en français, sans crainte de
+trahir leur qualité d'émigrés.
+
+Les émigrés, à cette époque, remplissaient l'Allemagne et surtout les
+contrées du Rhin. On ne pouvait guère voyager sans en rencontrer, dans
+les villes, sur les routes, aux relais, sur les bateaux, dans les
+voitures publiques, dans les auberges. Partout ils révélaient leur
+nationalité par la spirituelle gaieté de leurs propos, par leur
+courtoisie envers les femmes, par leur générosité s'ils avaient la
+bourse pleine, et, si elle était à sec, par les bonnes et aimables
+paroles à l'aide desquelles, à défaut d'argent, ils payaient les
+services qu'on leur rendait. Les habitants des territoires qu'ils
+traversaient s'étaient tellement accoutumés à leur présence qu'ils ne la
+remarquaient plus. Leur rassemblement sur ce bateau, ce matin-là,
+n'offrait donc qu'une image réduite de ce qui se passait à la même
+heure, un peu partout, dans les pays suisses et allemands, où, quoique
+étrangers, ils se considéraient comme chez eux.
+
+Il s'en fallait cependant que, dans cette foule nomade, réunie au hasard
+des voyages, tous les visages fussent heureux. Même sur ceux où
+s'affichait l'insouciance et s'épanouissait le rire, il y avait comme un
+reflet de mélancolie, et, tout au fond du regard, une expression
+d'inquiétude qui protestait contre la gaieté factice sous laquelle les
+plus fiers s'efforçaient de cacher leur peine. Comment en eût-il été
+autrement? D'abord exilés volontaires, les émigrés étaient bientôt
+devenus des proscrits, par suite des terribles châtiments édictés contre
+eux par l'Assemblée nationale de France. Cette patrie d'où ils s'étaient
+enfuis, poussés les uns par la peur, les autres par la colère, ils n'y
+pouvaient plus rentrer. Tous ou presque tous y avaient laissé des êtres
+chers, leurs biens, leur fortune, ce qui fait la douceur du sol natal et
+le charme de la vie. Ces trésors perdus, un ciel étranger ne pouvait les
+leur rendre; ils étaient condamnés à les pleurer jusqu'au jour où la
+patrie se rouvrirait devant eux.
+
+Cette intime et cruelle douleur, aucun des passagers réunis sur le
+bateau allant de Bâle à Coblentz ne paraissait la ressentir au même
+degré qu'un enfant d'une douzaine d'années, qui affectait de se tenir à
+l'écart, à l'arrière du bateau, adossé au cabestan, d'où, les yeux fixés
+devant lui, il semblait suivre, dans le vide, une vision attristante.
+Son costume était celui d'une condition modeste. Mais la finesse de ses
+traits, la fierté de son regard, la grâce de sa personne révélaient si
+clairement la race et la haute éducation, que ses modestes habits en
+drap noir, où ne se voyaient ni soie, ni broderies, ni dentelles, ni
+rien de ce qui relevait alors la toilette des nobles, avaient l'air d'un
+déguisement. À quelque distance de lui, un homme, qu'à sa tenue on
+pouvait prendre également pour un artisan aisé ou pour un bourgeois de
+petite ville, ne le perdait pas de vue, tout en respectant son isolement
+et son silence. À les voir tous deux ainsi, il n'aurait pas fallu une
+longue observation pour deviner que le plus jeune avait le droit de
+commander au plus âgé, mais que le plus âgé n'était là que pour veiller
+sur le plus jeune et le protéger.
+
+Depuis déjà longtemps ils gardaient l'un et l'autre la même attitude,
+lorsque, tout à coup, l'enfant sortit de sa rêverie, et se tournant vers
+son compagnon:
+
+--Quand arriverons-nous à Coblentz, Valleroy? demanda-t-il.
+
+Tout en se rapprochant, Valleroy répondit:
+
+--Dans la soirée, Monsieur le chevalier.
+
+--Encore douze heures, soupira Bernard; que c'est long!
+
+--Et ce sera bien plus long encore si vous ne vous armez de résignation
+et de courage, Monsieur le chevalier; si vous vous obstinez dans votre
+tristesse, au lieu de vous distraire!
+
+--Me distraire! Est-il donc possible de ne pas songer à mes malheureux
+parents? Me distraire! Quand ils sont emprisonnés, séparés de leurs
+enfants, privés de toute consolation!
+
+--Il faut se dire que leur captivité ne durera pas.
+
+--Qu'en sais-tu, Valleroy?
+
+--Il n'est pas d'usage qu'on retienne des innocents sous les verrous.
+
+--Ah! Valleroy, pourquoi m'as-tu emporté? Pourquoi ne m'avoir pas laissé
+avec eux?
+
+--Parce que j'avais reçu de M. le comte l'ordre de vous sauver.
+D'ailleurs, même sans ordre, j'aurais agi de même. Nous serions bien
+avancés si vous étiez en prison! Cela n'eût fait que rendre moins aisée
+la délivrance de ceux sur qui vous vous hâtez trop de pleurer.
+
+--Tu espères donc les délivrer?
+
+--Oui, certes, je l'espère. Je n'ai cessé d'y penser depuis que nous
+sommes partis de Saint-Baslemont, Durant l'affreuse nuit témoin de notre
+fuite, dans la petite voiture qui nous emportait à travers bois, tandis
+que vous versiez des larmes, moi j'arrêtais les grandes lignes de mon
+plan. Pendant les quelques heures que nous avons passées à Bâle à
+attendre le bateau, j'y travaillais encore; j'y ai travaillé depuis, et
+maintenant je le tiens.
+
+--Parle, parle, mon bon Valleroy, supplia Bernard en entraînant son
+compagnon plus loin des groupes que formaient les passagers. Confie-le
+moi, ton plan.
+
+--Oh! il est bien simple. Quand je vous aurai remis à votre frère, à M.
+le vicomte Armand, je reviendrai sur mes pas; je referai seul le trajet
+que je fais en ce moment avec vous, et j'irai à Epinal. Là, j'ai des
+amis, des amis résolus, dévoués, à l'aide desquels je délivrerai M. le
+comte et Mme la comtesse.
+
+--Comptes-tu forcer les portes de leur prison?
+
+--Je compte acheter leurs geôliers.
+
+--Et tu crois... As-tu de l'argent, seulement?
+
+--Mes économies d'abord, que je portais sur moi quand le malheur est
+arrivé, puisque, par l'ordre de M. le comte, je me disposais à partir
+pour Paris.
+
+--Et si tes économies ne suffisent pas?...
+
+--Elles suffiront. Les services des gredins à qui j'aurai affaire ne
+coûtent pas cher. D'ailleurs, à Epinal on me connaît, j'ai du crédit,
+et, au besoin, je trouverai à emprunter.
+
+--Mais je ne veux pas que tu y sois du tien...
+
+--Le mien est le vôtre, Monsieur le chevalier. Vous me rembourserez plus
+tard, si tel est votre bon plaisir.
+
+Bernard prit la main de Valleroy et dit:
+
+--Pourrons-nous reconnaître jamais ce que tu fais pour nous?
+
+--Vous ne me devez rien, Monsieur le chevalier. M. le comte a été mon
+bienfaiteur, et jamais je ne m'acquitterai envers lui. Et puis, vous le
+savez, Valleroy appartient à Malincourt.
+
+--Oui, s'écria Bernard, mais si, grâce à toi, mes parents sont sauvés,
+c'est Malincourt qui appartiendra à Valleroy.
+
+Pendant leur entretien, le soleil qui, tout à l'heure, était encore à
+son lever, avait poursuivi sa course dans le ciel. Après être sorti de
+derrière les montagnes qui fermaient l'horizon du côté de l'Orient, il
+planait maintenant tout en haut du vide immense que ses rayons
+chauffaient et éclairaient de leurs pointes de feu, en fouillant
+profondément le paysage. Sous sa lumière vibrante, le vert des arbres et
+le bleu des eaux étincelaient, chargés de paillettes d'or, que les
+forêts du rivage envoyaient au fleuve et que le fleuve leur renvoyait.
+Elles flottaient de toutes parts, ces paillettes lumineuses; elles
+s'accrochaient aux arbres, se laissaient charrier par les ondes,
+donnaient aux rochers nus, noyés dans leurs feux, l'aspect de gisements
+aurifères.
+
+Sur le pont du bateau, on avait tendu des tentes sous lesquelles les
+passagers cherchaient un abri contre la chaleur. Tous jouissaient de
+cette matinée vivifiante et saine, si propre à rendre courage et
+sérénité aux âmes énervées par l'excès des infortunes subies déjà ou
+redoutées pour un avenir prochain. Les tristesses que la nuit amasse
+autour des malheureux, en vagues rêves ou en réflexions poignantes, se
+dissipaient, cédant la place pour quelques heures aux espérances qui
+soutiennent et consolent, sans lesquelles l'homme serait écrasé sous le
+poids de ses maux. Bernard lui-même, malgré de légitimes motifs
+d'angoisses, se sentait allégé, voyait l'avenir moins sombre, revenait à
+la gaieté de son âge. Oh! le puissant magicien, l'admirable guérisseur
+de plaies que le divin soleil!
+
+--Ne voulez-vous pas déjeuner, Monsieur le chevalier? demanda Valleroy.
+
+--Pourrons-nous nous procurer des vivres sur ce bateau? objecta
+l'enfant.
+
+--Oui, à prix d'argent, un prix très haut sans doute. Mais, grâce à mes
+précautions, je suis en état de vous servir un repas à peu près
+convenable.
+
+--Auquel je ne goûterai que si tu en prends ta part, assis à mon côté.
+
+--Je n'oserai jamais, Monsieur le chevalier. Je n'oublie pas que vous
+êtes mon seigneur et que je ne suis ici que pour vous servir.
+
+--Que parles-tu de me servir, Valleroy, quand mon père m'a confié à toi
+comme à un protecteur? Il n'y a plus ici ni serviteur, ni maître, mais
+seulement des amis, entre qui tout doit être commun.
+
+Ce fut dit d'un accent de résolution et de crânerie qui ne permettait ni
+protestation ni résistance. Valleroy se résigna, sans mot dire, et
+s'éloigna docilement après avoir enveloppé Bernard d'un regard chargé
+d'admiration et de sollicitude, qui signifiait que, pour l'enfant remis
+à sa garde, il était prêt à se faire hacher en morceaux. Après avoir
+disparu la durée de quelques minutes, il revint. Il portait d'une main
+une sacoche en cuir, de l'autre, une vieille caisse vide. Il jeta le
+tout sur le plancher en disant:
+
+--Voici la table et voici de quoi la garnir.
+
+En un tour de main, le couvert fut dressé, une serviette blanche sur la
+caisse, et, sur la serviette, un poulet froid, un pâté à la croûte
+luisante, des cerises et une bouteille de vin du Rhin qui, sous le
+soleil, semblait contenir un flot de rubis.
+
+--D'où vient tout cela? demanda Bernard surpris.
+
+--De chez un traiteur de Mayence, Monsieur le chevalier. C'est moins
+brillant qu'au château de Malincourt, mais vous jugerez que c'est aussi
+bon.
+
+Les sièges manquaient. À l'exemple de Valleroy, Bernard en improvisa un
+à l'aide d'un tas de cordes et, une fois installé, se mit à manger de
+grand appétit. Autour d'eux, beaucoup de passagers en faisaient autant.
+Des victuailles apparaissaient de toutes parts. Chacun s'était arrangé à
+qui mieux mieux, étalant son repas, qui sur ses genoux, qui sur un banc,
+qui sur un panier. Les menus, par exemple, étaient loin de se valoir;
+tandis que, pour les uns, ils se composaient de mets choisis, poissons
+bouillis ou viandes froides, ils se réduisaient pour d'autres à un
+morceau de pain bis sur lequel, très humbles, ils mordaient à la
+dérobée, en regardant le paysage, comme honteux d'être contraints de se
+nourrir pauvrement et comme si la nature radieuse, qui déroulait ses
+splendeurs sous leurs yeux, eût insulté à leur misère.
+
+À ce moment, l'attention de Bernard fut soudain captivée par
+l'apparition d'une enfant qui venait de se montrer sur la plus haute
+marche de l'escalier conduisant dans l'intérieur du bateau. Huit ans à
+peine, des cheveux noirs épars sur les épaules qu'ils caressaient de
+leurs boucles soyeuses, des yeux larges et rieurs illuminant le visage
+d'une blancheur éclatante, une fossette à la joue droite, cette fillette
+vêtue de blanc était, des pieds à la tête, dans ses traits, ses
+mouvements, sa démarche, d'une grâce invraisemblable, d'une beauté de
+rêve. Timide et hardie à la fois, elle circulait à travers les groupes,
+avec l'attitude envieuse et gourmande d'un jeune chien qui rôde autour
+d'une table avec l'espoir qu'il en tombera quelque rogaton.
+
+D'où venait-elle, l'adorable enfant? Comment se trouvait-elle là toute
+seule, ayant l'air de mendier sa nourriture? Qui était-elle? Oh! ce
+n'était pas difficile à deviner. Une petite Française, probablement une
+fille d'émigré...
+
+--Peut-être est-elle comme moi, séparée de ses parents, pensa Bernard.
+
+Sous l'empire d'un sentiment qu'il éprouvait pour la première fois, fait
+de commisération soudaine et d'involontaire attrait, son coeur allait
+d'un bond vers la mignonne créature dans laquelle il devinait une
+compagne d'infortune, et que le hasard de sa promenade conduisait vers
+lui et vers Valleroy. A trois pas d'eux, elle s'arrêta, l'oeil sur les
+cerises, dont la blancheur de la nappe avivait la couleur vermeille.
+
+--Viens, petite! lui cria Bernard.
+
+Elle obéit avec lenteur, un doigt sur ses lèvres, dévorant les fruits de
+son regard candide. Alors, il lui dit:
+
+--Veux-tu déjeuner avec moi?
+
+Comme elle ne répondait pas, Valleroy ajouta:
+
+--Puisque M. le chevalier vous invite, acceptez, ma mignonne.
+
+Elle hésitait encore. Mais Bernard tendit la main, attira l'enfant,
+l'obligea à s'asseoir sur ses genoux, et, lui donnant une aile du poulet
+déjà dépecée, il reprit:
+
+--Mange donc, ma petite amie, et si tu as soif, bois.
+
+Il lui offrait son verre. Elle y trempa ses lèvres et, sans se faire
+prier davantage, mordit à belles dents sur le morceau de viande qu'elle
+tenait au bout de ses doigts. Mais une voix grondeuse se fit entendre:
+
+--N'as-tu pas de honte, Nina? Est-il convenable qu'une demoiselle de
+bonne maison s'attable avec des inconnus? Remercie ces messieurs et
+viens près de moi.
+
+À ces mots, Bernard releva la tête pour voir la personne qui venait de
+parler. C'était une jeune femme, grande, mince et blonde, avec des yeux
+très doux, coiffée d'un chapeau de paille à larges bords, vêtue d'une
+robe en soie couleur feuille morte, jadis élégante, mais maintenant usée
+aux coutures et toute fripée. Surprise et mécontente de la hardiesse de
+l'enfant, elle la rappelait du geste et de la voix, avec des airs de
+colère qui n'étaient qu'en surface et ne l'empêchèrent pas de sourire,
+quand elle vit l'embarras de Nina partagée entre la nécessité d'obéir et
+le regret de quitter si vite le festin devant lequel elle venait de
+s'asseoir. Bernard s'était levé, et s'avançant vers l'inconnue:
+
+
+--Ne la grondez pas, madame: la pauvre petite avait refusé d'abord.
+C'est moi qui l'ai obligée à accepter.
+
+--Alors, Monsieur, agréez mes remerciements.
+
+--Je ne les accepterai, Madame, que si vous permettez à votre fille de
+rester avec nous et si vous vous joignez à elle pour partager notre
+repas.
+
+Et relevant fièrement la tête, il ajouta, à demi-voix:
+
+--On me nomme le chevalier Bernard de Malincourt.
+
+L'inconnue s'inclina; puis montrant Nina, qui, sûre de son consentement,
+recommençait à manger:
+
+--Je ne suis pas sa mère, dit-elle, mais, malgré l'apparente humilité de
+sa condition, elle est fille de gentilhomme. Son père était le baron
+d'Aubeterre, il commandait une compagnie dans le Royal-Allemand,
+régiment du prince de Lambesc. Il est mort, le 12 juillet 1789, pour le
+service du roi.
+
+--Et sa mère? demanda Valleroy.
+
+--Morte aussi, un an après, à Bruxelles, où elle avait émigré. Elle n'a
+pu résister à sa douleur.
+
+--Si jeune et déjà si malheureuse! murmura Valleroy en couvrant
+l'orpheline d'un regard de commisération.
+
+--Oui, et bien digne de pitié, continua l'inconnue, car, malgré mes
+efforts pour lui faire un sort meilleur, je n'ai pu que l'associer à ma
+misère. Sans vous, Messieurs, la pauvre chérie eût été réduite à
+déjeuner comme moi d'un morceau de pain... Je ne sais comment vous
+exprimer ma reconnaissance.
+
+--C'est bien simple, répliqua Valleroy avec enjouement; mettez-vous là,
+Madame, et suivez l'exemple de Nina.
+
+Elle résistait encore, malgré la pressante invitation de Valleroy, que
+charmaient sa réserve, sa discrétion et sa grâce. Mais Nina, qui n'avait
+encore rien dit, joignit sa prière» à celle de ses nouveaux amis:
+
+--Fais comme moi, tante Isabelle; cela vaudra mieux que de manger ton
+pain tout sec. N'est-ce pas, Monsieur le chevalier, que tu veux bien?
+ajouta-t-elle en s'adressant à Bernard.
+
+--Je le veux, à condition que tu m'embrasseras.
+
+Un rire clair et perlé lui répondit. Agitant au bout de ses doigts l'os
+de poulet qu'elle ne voulait pas lâcher bien qu'il ne restât plus de
+viande autour, Nina éleva ses lèvres à la hauteur des joues de Bernard
+et l'embrassa en disant:
+
+--Tu es bien gentil, Monsieur le chevalier, et je t'aime de tout mon
+coeur.
+
+--Maintenant qu'elle a payé, mettez-vous à table, Madame, reprit
+Bernard.
+
+--J'accepte puisque vous le voulez, répondit tante Isabelle souriante,
+et aussi parce que j'ai grand'faim.
+
+Valleroy, très empressé, l'obligea à s'asseoir sur le rouleau de cordes
+dont il s'était fait un siège et lui-même resta debout, heureux de la
+servir, en la regardant. Pendant quelques instants, tante Isabelle
+mangea en silence. Puis quand sa faim fut rassasiée, elle dit:
+
+--Je vous ai fait connaître qui était cette enfant. Je dois vous avouer
+mon nom et ma profession. On me nomme Isabelle Lebrun et je suis
+comédienne.
+
+--Vous jouez la comédie? demanda Bernard, dont la curiosité brusquement
+s'éveillait.
+
+--Et aussi la tragédie, tout comme la mère de Nina, qui faisait partie
+de la troupe des comédiens du roi quand le baron d'Aubeterre l'épousa. À
+cette époque, je ne l'avais jamais vue; je ne savais rien d'elle que son
+nom, qui était célèbre, car elle s'appelait Mme Dangeau.
+
+--La grande tragédienne? reprit Bernard. Mais je la connaissais; ta
+maman, ajouta-t-il en embrassant Nina. Elle est venue une fois à l'hôtel
+de Malincourt, un soir de fête, il y a quelques années. Elle a récité
+des vers. J'étais tout petit, mais je m'en souviens.
+
+--Puisque, vous l'avez connue, continua tante Isabelle, je ne vous
+parlerai ni de son talent ni de sa beauté. En épousant M. d'Aubeterre,
+elle avait quitté le théâtre et s'était fait oublier. Mais lorsque,
+après la mort de son mari, elle eut émigré, se trouvant à Bruxelles,
+dénuée de ressources, l'idée lui vint d'utiliser ses talents. Une troupe
+de comédiens français, dont je faisais partie, donnait des
+représentations dans cette ville. Elle alla leur offrir ses services,
+qui furent acceptés avec joie, comme bien vous pensez. Jusqu'à son
+arrivée, nous avions végété, tant étaient peu nombreux les spectateurs
+que nous attirions. Mais quand on sut que la célèbre Dangeau nous
+apportait son concours, ils affluèrent, et ce fut pour elle, pendant une
+année, sur toutes les grandes scènes de Flandre et des Pays-Bas, une
+suite de triomphes. C'est ainsi que j'eus l'honneur non seulement de
+paraître sur les planches à côté de la Dangeau, mais encore de recevoir
+ses conseils et de conquérir son amitié. Et cela vous explique comment
+sa fille se trouve aujourd'hui entre mes mains. En mourant, elle me l'a
+confiée.
+
+Valleroy avait écouté ce récit avec une attention émue et attendrie.
+
+--Et maintenant, comment vivez-vous? fit-il.
+
+--De ma profession, quand je trouve à l'exercer. Je parcours les villes
+de Suisse et d'Allemagne où se trouvent des Français. S'il y a des
+comédiens donnant des représentations, je tâche de me faire admettre
+parmi eux. Malheureusement, ces occasions sont rares, d'autant plus
+rares que plusieurs dames de l'aristocratie, obligées de gagner leur
+vie, se sont résignées à monter sur les planches et y tiennent les mêmes
+emplois que moi. Alors, je vais réciter des vers dans les cafés, dans
+les auberges, sur les bateaux, partout où il y a des rassemblements. La
+petite est intelligente; je l'ai dressée à me donner la réplique. Elle
+s'en acquitte gentiment. Puis elle fait la quête parmi les auditeurs.
+Quelquefois, elle recueille beaucoup, d'autres fois, très peu. Comment
+nous vivons? Au hasard des chemins, comme les hirondelles.
+
+--Vous étiez digne d'une existence meilleure, remarqua Valleroy.
+
+--Aussi, suis-je horriblement lasse de celle que je mène, et si ce
+n'était cette enfant à laquelle je me suis dévouée...
+
+Elle n'acheva pas et demeura rêveuse, tandis que Bernard, pressant plus
+étroitement contre lui la petite Nina qui s'endormait entre ses bras,
+interrogeait Valleroy d'un air inquiet comme s'il craignait de
+comprendre le langage de tante Isabelle.
+
+--Si ce n'était cette enfant, que feriez-vous? s'écria Valleroy, tout à
+coup anxieux.
+
+Elle regarda le ciel bleu, puis les eaux aux vagues étincelantes, et
+murmura:
+
+--La mort, c'est la délivrance.
+
+--La mort! À votre âge! Quelle impiété! Il faut vivre, tante Isabelle,
+surtout maintenant que vous avez des amis...
+
+Valleroy parlait avec véhémence, comme inspiré par une ardente
+sollicitude. Mais tante Isabelle, un peu surprise, ne comprit pas ce que
+signifiait ce langage. Elle ne devait le comprendre que bien des années
+après. Elle y puisa cependant assez de confiance et de courage pour
+répondre, résignée, au cri de Valleroy:
+
+--Vous avez raison, Monsieur; il faut vivre pour la petite, et je
+vivrai. Après tout, la vie n'est pas toujours inclémente. Elle est comme
+la nature, qui nous donne, après les jours d'orage, des jours de soleil.
+Aujourd'hui est un bon jour puisqu'il nous apporte la sympathie de coeurs
+généreux et bons.
+
+Le repas était terminé. Valleroy en serra les restes dans la sacoche,
+jeta les débris par-dessus bord. Puis il se rapprocha de tante Isabelle
+pour continuer l'entretien commencé, tandis que Bernard, toujours assis
+à la même place, demeurait immobile, afin de ne pas réveiller Nina,
+endormie sur ses genoux.
+
+Autour d'eux, le pont du bateau, tout à l'heure vivant, bruyant, animé
+comme une place publique ou une salle de restaurant, avait pris une
+physionomie de somnolence. La chaleur battait son plein. Le soleil de
+midi incendiait l'onde calme et unie, les forêts du rivage, les toitures
+des maisons, les rochers géants qui dressaient au-dessus d'elles leurs
+cimes altières, couronnées de ruines. La brise du matin ayant cessé, les
+voiles pendaient dégonflées, piteusement plates, aux mâts qui craquaient
+dans l'air brûlant et alourdi. Sous la tente, quelques passagers
+faisaient la sieste; d'autres lisaient qui des lettres, qui des
+gazettes. Ceux qui causaient entre eux parlaient à demi-voix comme s'ils
+eussent subi les effets de l'engourdissement qui pesait sur le paysage
+et sur les eaux.
+
+Bernard, à l'exemple de Nina, s'était assoupi, et c'était un groupe
+exquis qu'ils formaient tous deux, lui assis sur le plancher, adossé au
+cabestan, protégeant de ses bras d'enfant, ainsi qu'un trésor précieux,
+l'autre enfant qui dormait la tête sur son épaule, mêlant ses cheveux
+aux siens. Comme si le souci de la petite créature laissée sans sa garde
+l'eût empêché de s'endormir, de temps en temps, il ouvrait les yeux.
+Mais il regardait sans voir et, presque aussitôt, ses paupières
+appesanties se refermaient. Tout en poursuivant sa causerie avec tante
+Isabelle, Valleroy ne le perdait pas de vue.
+
+--M. le chevalier s'est endormi, dit-il, au bout de quelques instants.
+Le pauvre enfant tombait de sommeil. Il a passé la nuit dernière à
+pleurer.
+
+--C'est comme Nina, répondit tante Isabelle. Elle avait des rêves
+affreux et ne cessait de m'appeler, bien que je l'eusse couchée près de
+moi sur un banc de l'entrepont.
+
+--Les chères créatures auront connu bien jeunes de dures épreuves,
+observa Valleroy.
+
+--Et cependant, que n'eussions-nous donné pour les leur épargner!
+
+--Vous aimez tendrement cette petite Nina, tante Isabelle?
+
+--Autant que vous aimez votre maître, Monsieur Valleroy.
+
+Ils se regardèrent. À leur insu, l'identité de leurs sentiments
+rapprochait leurs coeurs, formait entre eux un lien plus fort.
+
+--Nous avons tous deux ici-bas une tâche égale, reprit Valleroy, un
+enfant à protéger et à élever.
+
+--Oui, mais celui qu'on vous a confié aura une destinée meilleure que
+celui dont j'ai la garde.
+
+--Qu'en sait-on? Les parents de M. le chevalier sont en prison, réservés
+peut-être à quelque mort affreuse.
+
+--S'il a le malheur de les perdre, il aura du moins leur fortune pour
+assurer son existence, son frère pour l'élever; enfin, à défaut de
+fortune, à défaut de son frère, il peut compter sur vous.
+
+--Je ne suis qu'un homme, moi; je ne saurais lui tenir lieu de mère si
+jamais il devenait orphelin; si j'étais chargé de le préparer aux
+devoirs de la vie, je voudrais une compagne comme vous pour m'aider à
+remplir ma tâche. Elle serait une mère pour M. le chevalier; je serais
+un père pour Nina.
+
+--Vous me jugez avec trop de bienveillance.
+
+--C'est mon coeur qui vous juge, et il ne se trompe pas.
+
+Ils restèrent silencieux, accoudés à la balustrade. Tout à coup, tante
+Isabelle toucha le bras de Valleroy.
+
+--Connaissez-vous cet homme qui rôde autour de nos enfants?
+
+--Quel homme?
+
+--Ce vieux à longs cheveux blancs.
+
+--Oui, un drôle de particulier et d'allure étrange. Que leur veut-il?
+Pourquoi les regarde-t-il ainsi? C'est un personnage à surveiller. On
+rencontre tant de coquins en voyage!
+
+L'individu qui attirait ainsi l'attention de Valleroy et de tante
+Isabelle ne méritait pas, cependant, à le juger du moins sur les
+apparences, la sévère appréciation dont il venait d'être l'objet. Son
+regard doux et clair respirait la bonté et sous les cheveux blancs qui
+sentaient de son chapeau en feutre, à larges bords, et couvraient ses
+épaules de leurs boucles en désordre, il avait une physionomie tout à
+fait vénérable. Par malheur pour lui, l'excentricité de son accoutrement
+ne prévenait pas en sa faveur. Il portait un vieux pourpoint en velours
+noir, serré à la taille par une ceinture de cuir, des culottes
+bouffantes également en velours, des bas de soie et des souliers ornés
+sur le coup-de-pied de rosettes bouffantes. Comme le fit remarquer tante
+Isabelle, on eût dit un personnage de Van Dyck, et, ce qui complétait
+l'illusion, c'était une barbe grise, taillée en pointe, et des
+moustaches dont les bouts effilés se relevaient menaçants au coin des
+lèvres, accusant les rides de la peau jaunie comme un vieux parchemin.
+
+--Ce n'est pas un coquin, fit-elle en souriant.
+
+--Un fou, alors?
+
+--Plutôt un artiste, je suppose.
+
+Comme pour justifier cette opinion, le personnage s'arrêta brusquement
+en face des enfants endormis, tira de la poche de son pourpoint un album
+auquel attenait un crayon et se mit à croquer rapidement les deux petits
+dormeurs.
+
+--Que vous disais-je? continua tante Isabelle. C'est un peintre.
+
+Mais, à ce moment, Bernard se réveillait et tournait la tête, cherchant
+des yeux Valleroy.
+
+--Ne bougez pas, mon jeune seigneur, lui cria l'artiste avec un rude
+accent tudesque; je n'en ai pas pour longtemps.
+
+D'abord surpris et craintif, mais vite rassuré en apercevant à quelques
+pas de lui tante Isabelle et Valleroy, Bernard ne remua plus. Ce fut,
+d'ailleurs, terminé en dix minutes et le peintre ferma gravement l'album
+en disant:
+
+--Ce n'est qu'un souvenir que j'utiliserai dans mon prochain tableau,
+mais dont, moi, Venceslas Reybach de Coblentz, peintre breveté de S. A.
+S. Mgr le prince-évêque, électeur de Trêves, je serai enchanté d'offrir
+une copie à mes charmants modèles.
+
+Dans ce boniment ampoulé, débité avec emphase, Valleroy n'avait saisi
+qu'une chose, c'est que Venceslas Reybach était de Coblentz et que, sans
+doute, il y retournait. Il alla vivement à lui.
+
+--Puisque vous êtes de Coblentz, Monsieur, vous avez entendu peut-être
+parler du vicomte Armand de Malincourt.
+
+--J'ai fait plus que d'en entendre parler, répliqua Venceslas avec
+hauteur; je suis son ami comme je suis l'ami de tous les grands
+seigneurs français émigrés, en résidence sur les bords du Rhin.
+
+--Vous connaissez mon frère, Monsieur? s'écria Bernard d'un mouvement si
+brusque qu'il réveilla Nina.
+
+--Le vicomte de Malincourt, votre frère!
+
+--Oui, Monsieur, et nous sommes à sa recherche.
+
+--Eh bien! soyez sans inquiétude, je vous conduirai vers lui. Est-ce là
+votre soeur? ajouta le peintre en désignant Nina qui, tout effarouchée
+par la soudaineté de son réveil, se réfugiait dans les jupes de tante
+Isabelle.
+
+--Ce n'est qu'une petite amie, mais je l'aime comme si elle était ma
+soeur.
+
+Sur cette réponse qui exprimait l'intime et pure pensée de son coeur,
+Bernard se mit à examiner le vieux Reybach, qui devenait un personnage à
+ses yeux puisqu'il était l'ami d'Armand, et qui se drapait dans sa
+défroque comme un paon dans l'auréole de ses plumes étalées, tout fier
+d'être devenu, grâce à ce petit incident, le point de mire de la
+curiosité des passagers. Du reste, en dépit de ses allures excentriques
+et de son costume invraisemblable, c'était le meilleur des hommes. Il
+eut vite fait d'en convaincre Bernard, tante Isabelle et Valleroy,
+auxquels, pressé de questions, il parla longuement de Coblentz, des
+princes frères du roi de France, du vicomte Armand. Bernard apprit ainsi
+que son frère était attaché, comme officier, à la personne du comte
+d'Artois, qu'à Coblentz, et partout dans les villes des bords du Rhin,
+les émigrés étaient si nombreux qu'il n'y avait plus de logements pour
+les nouveaux arrivants.
+
+--C'est très heureux, dit Reybach à Bernard, que le vicomte de
+Malincourt soit en état de vous offrir un abri, car je ne sais trop où
+vous en auriez trouvé un, tant la ville est pleine.
+
+--Mais alors, qu'allons-nous devenir, Nina et moi? demanda tante
+Isabelle avec inquiétude.
+
+--Nous ne vous abandonnerons pas, répondit vivement Valleroy.
+
+--Partout où il y aura place pour moi, il y aura place pour Nina et pour
+vous, Madame, ajouta Bernard.
+
+Venceslas ne voulut pas être en reste et dit à tante Isabelle avec bonne
+grâce:
+
+--Ma maison n'est pas grande; mais, au besoin, je vous ferai dresser un
+lit dans mon atelier.
+
+Les heures s'étaient écoulées ainsi. Maintenant, la chaleur s'apaisait
+et, du fleuve, commençait à monter, autour du bateau, un peu de
+fraîcheur. Sur le pont, le mouvement des passagers s'accusait dans la
+confusion de leurs allées et venues, dans le bruit des conversations
+reprises peu à peu.
+
+--Ma mignonne, dit alors tante Isabelle à Nina, il faut tacher de gagner
+notre souper. Nous allons donner une séance.
+
+À ces mots, Nina devint très sérieuse. Bernard la vit se recueillir,
+lever les yeux au ciel avec des airs inspirés et se poser immobile à
+côté de tante Isabelle. Sur un mot de celle-ci, un homme de l'équipage
+était descendu dans l'entrepont. Il en revint avec une guitare, que prit
+tante Isabelle, et dont elle tira quelques accords pour obtenir le
+silence. La rumeur des conversations tomba aussitôt, un cercle se forma
+autour des deux femmes, et ce fut dans un calme profond que tante
+Isabelle éleva la voix.
+
+--Mesdames et Messieurs, dit-elle, je suis comédienne, et je vais avoir
+l'honneur de vous réciter des vers. Je commencerai par une scène
+d'_Athalie_, le chef-d'oeuvre du grand Racine. Mlle Nina, ma nièce et mon
+élève, me donnera la réplique. Elle sollicitera votre offrande pour elle
+et pour moi. Je fais appel à votre générosité.
+
+En écoutant ce discours, Bernard sentait son coeur se serrer. Quoi! cette
+petite Nina, qui venait de le captiver, réduite à ce triste métier! Et
+tante Isabelle, si douce, si fière, si digne d'être heureuse, obligée
+d'implorer la charité publique! Cramponné au bras de Valleroy, il les
+suivait des yeux, secoué par l'émotion, ayant peine à refouler ses
+larmes, ne sachant s'il devait admirer les infortunées ou les plaindre.
+Pendant ce temps, tante Isabelle, figurant Athalie, commençait:
+
+--Comment vous nommez-vous?
+
+Et d'une voix douce, grave, ferme, qui paraissait être la voix d'une
+autre tant elle ressemblait peu à celle que Bernard avait entendue déjà,
+Nina répondait:
+
+--J'ai nom Éliacin.
+
+--Votre père?
+
+--... Je suis, dit-on, un orphelin...
+
+Et devant les spectateurs attendris, oublieux un moment des misères de
+l'exil, la scène se déroula dans la beauté radieuse des vers par
+lesquels ils étaient bercés, comme aux accents d'une musique divine.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LE FRÈRE DE BERNARD
+
+
+À la fin du même jour, vers 9 heures, la population de Coblentz était
+sur les promenades, sous les quinconces, aux devantures des cafés,
+attirée au dehors par la beauté du ciel et le calme apaisant de cette
+soirée d'été. À cette époque où la science n'avait encore découvert ni
+le gaz, ni l'électricité pour éclairer les rues, elles n'avaient pour
+tout éclairage, la nuit venue, que la flamme pâle des réverbères à
+huile, et Coblentz, quoique capitale de la principauté de Trêves et
+résidence de l'électeur régnant, n'était pas mieux partagée que les plus
+grandes villes. Mais, ce soir-là, très claire était la nuit, de telle
+sorte qu'on y voyait comme en plein jour, et que nul ne semblait pressé
+d'aller dormir.
+
+C'était surtout du côté des quais du Rhin, et vers le point où ce fleuve
+reçoit les eaux de la Moselle, que la foule se portait de préférence
+avec l'espoir de trouver au bord de l'eau un peu plus de fraîcheur que
+dans l'intérieur de la ville. De tous côtés elle circulait animée et
+bruyante, et, aux propos qui se croisaient, à l'accent des voix, aux
+locutions qu'employaient les parleurs, on se serait cru, non en
+Allemagne, mais sur les boulevards de Paris. Les costumes des hommes,
+les toilettes des femmes, les uniformes des soldats ajoutaient encore à
+l'illusion, car uniformes, toilettes, costumes sortaient de chez les
+faiseurs de Paris ou avaient été calqués sur les modes de France. Cette
+particularité ne pouvait surprendre. Si Coblentz, en cette année 1792,
+était la capitale de l'électorat de Trèves, c'était aussi la capitale de
+l'émigration, depuis que les frères de Louis XVI étaient venus y
+chercher un asile auprès de leur oncle l'électeur, et, grâce à sa
+faiblesse, avaient en toute liberté organisé dans ses États leur
+gouvernement, leur armée, leur police, en ressuscitant du même coup les
+élégances des Tuileries et les magnificences de Versailles. Dès ce
+moment, Coblentz était devenue une succursale de Paris, où des
+gentilshommes émigrés, accourus en grand nombre autour des princes,
+avaient imposé aux habitants leurs goûts, leurs habitudes, leurs moeurs.
+Coblentz n'appartenait plus aux Allemands qui y vivaient, mais aux
+Français qui y recevaient l'hospitalité et s'y conduisaient à peu près
+comme en pays conquis.
+
+En même temps que la foule circulait bruyamment à travers les rues, de
+nombreux consommateurs étaient réunis au café des _Trois-Couronnes_, le
+café à la mode. Il y en avait sur la terrasse extérieure; il y en avait
+dans la salle principale, dont les fenêtres s'ouvraient toutes grandes à
+la brise du soir. Presque tous étaient gentilshommes; pour la plupart
+officiers dans l'armée du prince. On les reconnaissait à leurs allures
+hautaines, à leurs uniformes éclatants, et surtout à leur arrogance
+envers les rares bourgeois de la ville qu'une vieille habitude
+conduisait encore au café des _Trois-Couronnes_, bien que, depuis
+l'arrivée des Français, ils n'y fussent plus considérés que comme des
+intrus. Tandis que ces humbles bourgeois se tenaient à l'écart, timides,
+comme honteux d'oser fumer leurs pipes de porcelaine, peintes, à tuyau
+recourbé, en buvant de la bière, les gentilshommes, au contraire,
+allaient et venaient, encombrants, pariant haut, tenant là comme
+ailleurs toute la place et les meilleures places, affectant de dédaigner
+la bière allemande et se faisant servir des liqueurs, des sirops, des
+boissons glacées, toutes choses qui leur rappelaient la France, et, à
+défaut du vin de Champagne, les vins mousseux du Rhin qui seuls
+trouvaient grâce à leurs yeux.
+
+À une table placée auprès d'une croisée, trois d'entre eux étaient
+assis. Indifférents aux bruyantes paroles qui s'échangeaient de table à
+table dans le tumulte grossissant des appels, des discussions, des
+entrées et des sorties, ils ne semblaient préoccupés que de ne rien
+laisser entendre de leur conversation. Penchés les uns vers les autres,
+ils parlaient à demi-voix.
+
+--Malincourt ne viendra donc pas? dit brusquement le plus jeune, un
+officier des gardes du comte d'Artois, très élégant sous son costume
+vert, à parements, revers et collet cramoisi, galonnés d'argent.
+
+--Eh! patience donc, marquis, il est à peine 9 heures. Malincourt était,
+ce soir, de service auprès du prince. Après le dîner, il aura dû
+l'accompagner chez Mme de Polastron, et peut-être l'aura-t-elle retenu
+pour faire la partie de Monseigneur.
+
+Celui qui venait de parler était aussi un jeune homme de belle mine, qui
+portait avec aisance l'uniforme bleu des chevau-légers.
+
+--Vous êtes heureux d'être patient, vous, mon cher Morfontaine, répliqua
+son compagnon, moi, je suis loin de vous ressembler. La patience ne fut
+jamais la vertu favorite de la noble maison de Guilleragues à laquelle
+j'ai l'honneur d'appartenir.
+
+--Êtes-vous donc si pressé, mon neveu, de voir le vicomte Armand de
+Malincourt? demanda le troisième personnage, un vieillard, celui-là, qui
+n'avait rien d'un soldat, ni l'uniforme, ni les manières, mais dont le
+fin visage, la taille élancée et toute la personne, des pieds à la tête,
+révélaient la haute naissance. Aussi vrai que je m'appelle le vidame
+d'Épernon, je ne vous vis jamais agité comme ce soir.
+
+--On le serait à moins, mon oncle, puisque j'attends une réponse d'une
+extrême importance pour moi.
+
+--Quelle réponse? reprit le vidame, tout en ouvrant la tabatière ornée
+de diamants qu'il tournait entre ses doigts fins et blancs et en y
+prenant une prise de tabac.
+
+Le marquis de Guilleragues regarda rapidement autour de lui pour
+s'assurer que ses paroles ne pouvaient être entendues, puis, se penchant
+vers son oncle, il dit:
+
+--Nos princes ont été invités au couronnement de S. M. François II, roi
+de Bohême et de Hongrie, comme empereur d'Allemagne. La cérémonie, qui
+doit avoir lieu à Mayence, est fixée au 12 juillet et sera l'occasion de
+fêtes brillantes. Désireux d'y aller, j'ai sollicité l'honneur d'être
+attaché, pendant la durée du voyage, à la suite de Mgr le comte
+d'Artois. Malincourt, qui le voit librement à toute heure, s'est chargé
+de lui présenter ma requête. Il devait la présenter ce soir et m'en
+faire connaître ici le résultat.
+
+--Alors, vous allez être fixé sur votre sort, mon cher, fit vivement
+celui qu'on avait appelé Morfontaine. Voilà le vicomte Armand.
+
+Tous les trois tournèrent la tête vers la porte et virent Malincourt qui
+les cherchait du regard, et répondait aux obséquieux saluts que lui
+valaient de tous côtés la bienveillance et la faveur du comte d'Artois.
+
+--Par ici, Malincourt, lui cria Guilleragues en se levant.
+
+Armand s'avança, le sourire aux lèvres. C'était un beau garçon de vingt
+ans, à l'oeil pur et hardi, dont son uniforme, le même que celui de
+Guilleragues, mettait en relief les formes sveltes et vigoureuses.
+
+--C'est fait, dit-il à son ami, en tendant la main au vidame d'Épernon
+et au comte de Morfontaine. Tu viens avec nous à Mayence.
+
+Guilleragues lui sauta au cou.
+
+--C'est entre nous à la vie et à la mort, vicomte. Je n'oublierai jamais
+ce que tu viens de faire pour moi.
+
+--Adresse surtout tes remerciements à Monseigneur, répondit Armand en
+s'asseyant. Il a été charmant. À peine j'ai eu prononcé ton nom et
+formulé ton désir qu'il m'a coupé la parole en disant qu'il était très
+heureux de saisir cette occasion de te prouver l'estime particulière en
+laquelle il te tient.
+
+--J'irai lui exprimer ma reconnaissance, fit joyeusement Guilleragues,
+et, dès demain matin, je m'occuperai de mes équipages.
+
+Le vidame souriait à cet enthousiasme, tout en donnant de la main de
+petits coups secs sur son jabot de dentelle pour en faire tomber
+quelques grains de tabac qui en tachaient la blancheur.
+
+--Est-ce de moi que vous souriez, mon oncle? lui demanda Guilleragues.
+
+--De vous, non, mon neveu, mais de votre bonheur. Ah! c'est beau, la
+jeunesse! Et vous voilà tout content de pouvoir faire sauter vos écus.
+
+--Puisque j'accompagne un prince de sang à un sacre impérial, il est
+tout naturel que je veuille m'y montrer à sa suite dans une tenue digne
+de lui.
+
+--Oui, certes, et il est très heureux que votre grand-père maternel ait
+été fermier général et se soit enrichi. Seulement, mon enfant, si
+j'étais à votre place, je me contenterais des équipages que vous
+possédez actuellement et qui sont encore en bon état, et, au lieu de me
+livrer à une dépense au moins inutile, qui ne réjouira que vos
+fournisseurs, j'en distribuerais le montant entre les camarades moins
+fortunés que vous.
+
+--Le fait est que nous ne sommes pas tous sur des roses! soupira
+Morfontaine.
+
+--Mais je ne demande qu'à vous rendre service, comte, s'écria
+Guilleragues, un peu troublé par la petite leçon que venait de lui
+donner son oncle.
+
+--Eh bien, marquis, je ne vous cache pas que cinquante louis seraient en
+ce moment les bienvenus dans ma bourse.
+
+--Vous les aurez demain, mon cher, et cela ne m'empêchera pas, tout en
+tenant compte du conseil de M. le vidame, mon oncle, de m'acheter un
+cheval qui soit digne de figurer dans le cortège de Monseigneur.
+
+Pendant que s'échangeaient ces propos, Armand de Malincourt, qui s'était
+fait servir une glace, la dégustait à petites gorgées, silencieux et
+préoccupé. Tout à coup, du bout de la cuillère en vermeil, il frappa sur
+la table.
+
+--Assez d'enfantillages! dit-il. J'ai à vous entretenir de choses plus
+graves.
+
+Et comme les yeux de ses amis, subitement fixés sur lui,
+l'interrogeaient, il continua:
+
+--De graves nouvelles sont arrivées ce soir, de Paris, de Berlin et de
+Vienne, Monseigneur m'en a fait la confidence.
+
+--Qu'est-ce donc? interrogea le vidame d'Épernon.
+
+--À Paris, la situation du roi devient pire de jour en jour. Sa Majesté
+est réellement prisonnière aux Tuileries, n'ayant plus ni la liberté de
+ses paroles, ni celle de ses actes. Les scélérats qui gouvernent en son
+nom viennent de signifier à l'électeur de Trèves l'invitation pressante,
+presque un ordre, de licencier l'armée des princes, et s'ils résistent,
+de chasser les émigrés. L'électeur s'est effrayé; il a transmis cet
+ordre à nos augustes seigneurs, en les suppliant de s'y conformer.
+
+--Il fallait s'y attendre, objecta le vidame. Voici trois mois que le
+gouvernement de Paris, pressé par l'Assemblée nationale, a fait
+connaître sa volonté. Il ne se laissera pas braver indéfiniment.
+
+--Par bonheur, les puissances ont enfin mesuré le danger dont les menace
+la Révolution. Elles sont décidées à agir. L'empereur François II a
+donné l'ordre à ses troupes des Pays-Bas de marcher sur la frontière de
+France. D'un autre côté s'avance un Corps prussien. Il traversera
+Coblentz vers le milieu du mois prochain. Le duc de Brunswick est nommé
+généralissime des armées alliées. Il arrive ici demain.
+
+--L'impératrice Catherine intervient-elle? demanda Morfontaine.
+
+--Non encore par les armes. Mais le prince de Nassau est arrivé ce soir
+de Saint-Pétersbourg, apportant un million qu'elle offre à la cause
+royale. Quant aux émigrés, le général marquis de Bouillé vient d'obtenir
+du roi de Prusse qu'ils soient employés dans les opérations qui se
+préparent. Brunswick résistait. Il ne voulait pas de nous. Mais
+Frédéric-Guillaume s'est prononcé. L'armée des princes et l'armée de
+Condé seront de la partie. On doit négocier à Mayence les conditions de
+leur entrée en campagne.
+
+--Enfin, nous allons donc combattre! s'écria Guilleragues dont le visage
+s'illuminait.
+
+Le vidame intervint.
+
+--Ne vous réjouissez pas, mon neveu, dit-il. Ce sera un triste spectacle
+que celui de Français mêlés aux armées étrangères pour combattre contre
+des Français.
+
+Les jeunes gens protestèrent.
+
+--Quoi, Monsieur le vidame, c'est vous qui parlez ainsi? dit
+Morfontaine.
+
+--Quand il s'agit de délivrer le roi et de rendre à la noblesse de
+France ses antiques privilèges! continua le vicomte Armand.
+
+--Mon oncle a toujours été un peu jacobin, ajouta Guilleragues en riant.
+
+Le vidame allait répondre, mais sa parole fut étouffée sur ses lèvres
+par un cri de surprise que poussa Malincourt en se précipitant vers la
+porte, au seuil de laquelle venaient d'apparaître de nouveaux venus. Ces
+nouveaux venus étaient Bernard et Valleroy, accompagnés ou plutôt guidés
+par Venceslas Reybach. Quelques instants avant, au moment de quitter le
+bateau, le peintre leur avait dit:
+
+--À cette heure-ci, c'est au café des _Trois-Couronnes_ que vous êtes
+sûrs de trouver le vicomte de Malincourt. Je vous y conduirai; si vous
+le voulez bien.
+
+Et à peine débarqué, après avoir laissé à sa porte tante Isabelle et
+Nina, auxquelles il avait offert une hospitalité provisoire, en
+attendant qu'elles trouvassent à se loger, il s'était empressé d'amener
+Bernard et Valleroy au café des _Trois-Couronnes_. Au moment où ils y
+arrivèrent, Armand regardait du côté de l'entrée. Il les vit surgir tout
+à coup, alors qu'il ne songeait guère à eux. Peut-être, si Bernard se
+fût présenté seul, il ne l'eût pas reconnu sur-le-champ, tant était
+complète la transformation qu'avait subie l'enfant depuis une année.
+Mais il reconnut Valleroy et son jeune frère du même coup. C'est alors
+que, au grand étonnement de ses amis, il s'était précipité vers la
+porte.
+
+--Bernard! Valleroy! s'écria-t-il. Vous ici! Quelles circonstances?...
+
+Il ne put achever, Bernard se jetait dans ses bras, secoué jusqu'aux
+larmes par l'émotion que déchaînait dans tout son être leur soudaine
+rencontre.
+
+--Armand! mon Armand chéri!
+
+Suspendu au cou de son aîné, il lui prodiguait passionnément de tendres
+caresses, tandis que Valleroy, respectueux, son chapeau à la main,
+répétait à demi-voix:
+
+--Ah! Monsieur le vicomte, quelle joie de vous revoir!
+
+--Je vous avais bien dit que nous le trouverions ici, observa Reybach.
+
+--Quoi! mon vieux Reybach, c'est vous qui me les amenez?
+
+--C'est moi, Monsieur le vicomte. Le hasard m'a fait connaître l'aimable
+Bernard et son digne compagnon sur le bateau qui vient de Mayence et je
+me suis engagé à les piloter jusqu'à vous.
+
+--Comment vous remercier?
+
+--En me permettant de me retirer et de rentrer chez moi où m'attendent
+deux charmantes Françaises à qui j'ai offert l'hospitalité.
+
+--J'irai vous voir demain, Reybach, pour vous exprimer ma
+reconnaissance.
+
+--Et la nôtre aussi, Armand, ajouta Bernard, car depuis ce matin M.
+Reybach s'est prodigué en bons soins et en attentions.
+
+--Eh bien, c'est entendu, répondit le peintre; je serai heureux de vous
+revoir demain, mes gentilshommes, et je crois bien que vous trouverez
+chez moi une petite personne qui sera enchantée, elle aussi, de
+retrouver Monsieur le chevalier. Sur ce, je me sauve.
+
+Il s'esquiva, et Armand, qui le suivit d'un oeil reconnaissant, vit son
+grand feutre penché cavalièrement sur l'oreille et son pourpoint noir se
+perdre dans la foule pressée aux abords du café. Alors, il entraîna son
+frère et Valleroy au fond de la salle, et, s'asseyant avec eux à une
+table, il les interrogea.
+
+--M'expliquerez-vous comment vous êtes à Coblentz tous les deux, quand
+je vous croyais à Saint-Baslemont?
+
+--Nous avons été contraints de fuir, Monsieur le vicomte, dit Valleroy.
+
+--Contraints de fuir! Et notre père, Bernard? Et notre mère?
+
+--Ils ont été arrêtés, mon frère, et emprisonnés à Épinal.
+
+Depuis qu'Armand vivait éloigné de ses parents, tant de malheurs avaient
+assailli la France; il avait subi lui-même tant de déceptions, tant
+d'angoisses, qu'il lui semblait qu'aucune catastrophe, quelle qu'elle
+fût, ne pouvait plus survenir qu'il ne s'y fût attendu et préparé. Mais
+celle-ci dépassait ses prévisions et ses craintes. Il s'attendait à
+tout, sauf à l'arrestation du comte et de la comtesse de Malincourt,
+qu'il croyait protégés par l'attachement de la population de
+Saint-Baslemont. Il fut comme écrasé sous cette nouvelle, et, mêlant ses
+larmes à celles de son frère, il resta pendant quelques instants sans
+pouvoir prononcer une parole, abîmé dans son silence.
+
+--Comment cela est-il arrivé? demanda-t-il enfin.
+
+Bernard étant hors d'état de répondre, Valleroy fit le récit que voulait
+connaître Armand, il raconta comment l'arrivée imprévue des gardes
+nationaux d'Épinal était venue surprendre M. et Mme de Malincourt dans
+les préparatifs de leur départ; comment lui-même, par l'ordre du comte,
+avait emporté Bernard, et, après l'avoir mis en sûreté, était revenu sur
+ses pas pour assister sans être vu à l'arrestation.
+
+--Il y avait là, dit-il, un certain Joseph Moulette, surnommé Curtius
+Scoevola, qui est un fier bandit. Ah! si jamais il me tombe sous la
+main...
+
+--Ce n'est probablement pas lui le plus coupable, objecta tristement le
+vicomte. Les vrais criminels sont ceux qui ont dénoncé mon père, des
+jacobins, assurément, et ces gens de Saint-Baslemont qui n'ont pas eu le
+courage de le défendre.
+
+--Oh! ceux-là n'ont fait montre que de couardise. À la première menace
+du citoyen Curtius Scoevola, ils se sont mis à trembler comme des roseaux
+et n'ont plus songé qu'à se dérober. Peut-être, s'il s'était trouvé au
+milieu d'eux un homme énergique, se seraient-ils soulevés. J'ai été au
+moment de me présenter, de me mettre à leur tête. Mais nous n'avions pas
+d'armes, tandis que les brigands étaient armés jusqu'aux dents. Et puis,
+que serait devenu M. le chevalier?
+
+--Oh! moi, je serais mort avec joie pour sauver nos parents! soupira
+Bernard.
+
+--Hélas! Monsieur le chevalier, nous aurions bien pu y passer tous; ils
+n'auraient pas été sauvés. Et puis, j'avais les ordres de M. le comte;
+j'étais tenu d'obéir.
+
+Armand tendit la main à Valleroy.
+
+--Tu as rempli tout ton devoir, mon brave, lui dit-il, et au nom de ma
+famille, en mon nom, je te remercie d'avoir sauvé mon frère.
+
+--Vous me remercierez quand j'aurai complété mon oeuvre, Monsieur le
+vicomte, répondit Valleroy.
+
+--Que veux-tu dire?
+
+--Je veux dire que je partirai dès demain pour Épinal et que, dussé-je y
+laisser ma peau, je délivrerai nos prisonniers.
+
+--Il a un plan, un plan superbe, ajouta Bernard.
+
+Armand secoua la tête et fit un geste de dénégation.
+
+--Je ne doute pas de la beauté de ton plan, Valleroy, reprit-il, ni du
+courage que tu mettrais à l'exécuter; mais je doute de son efficacité.
+Toute la noblesse de France conjurée, soutenue par l'or des puissances,
+n'a pu délivrer le roi.
+
+--Justement parce que c'est le roi, et peut-être aussi parce qu'elle n'a
+pas su s'y prendre.
+
+--Tu es libre de le croire; mais tu n'es pas libre d'aller exposer ta
+vie sans mon consentement, et sans que nous ayons étudié le moyen
+d'atteindre le but que nous poursuivons. Et puis si nous décidons qu'il
+y a lieu de tenter cette grande entreprise, n'est-ce pas à moi qu'il
+appartient d'agir?
+
+--Vous, Monsieur le vicomte, mais vous ne feriez pas trois pas dans
+l'intérieur du royaume sans être arrêté! Songez que vous figurez sur la
+liste des émigrés. Ce n'est pas de vous que vos parents peuvent attendre
+un prompt secours.
+
+--Aussi n'ai-je pas dit que je veux partir: j'ai dit que je ne veux pas
+que tu partes à la légère, sans accord préalable avec moi. D'ailleurs,
+en cette circonstance, j'ai le devoir de consulter Mgr le comte
+d'Artois. Peut-être sera-t-il d'avis qu'il vaut mieux attendre que les
+armées coalisées soient en marche sur Paris. Alors il me sera facile de
+m'engager à leur suite, et, en passant à Épinal, de rendre la liberté à
+nos parents.
+
+--Mais est-il question de la mise en marche des troupes étrangères?
+demanda Valleroy.
+
+--Elle est décidée, et, du même coup, celle de l'armée des princes.
+Avant un mois nous serons à Paris.
+
+--Après avoir combattu sous les drapeaux de l'Autriche et de la Prusse,
+et Français contre Français! Ce sera une victoire chèrement achetée.
+
+--Et qu'importe, si le résultat final nous dédommage! Si j'étais homme à
+avoir comme toi des scrupules, crois-tu que les nouvelles que tu viens
+de m'apporter ne les dissiperaient pas? Catholique, hier, je défendais
+mon Dieu, et royaliste, je défendais mon roi; fils, je défends
+aujourd'hui mon père.
+
+--Et la patrie. Monsieur le vicomte?
+
+--La patrie! Elle est là où est le drapeau royal.
+
+Un silence suivit ces paroles que Valleroy n'osa relever. Son dévouement
+à la maison de Malincourt n'altérait pas l'indépendance de ses opinions.
+Mais il y puisait l'énergie de ne pas les défendre contre ses maîtres,
+même lorsque, sans le vouloir, ils les froissaient. Et puis, il
+comprenait qu'un débat eût été en ce moment inutile et cruel, en
+présence de deux fils livrés à la plus légitime douleur. Cependant, ce
+fut une sensation d'une douceur infinie lorsque, après avoir parlé, il
+sentit la petite main de Bernard se poser sur la sienne et la presser.
+Il lui semblait que c'était un témoignage d'approbation, et il se
+réjouit en pensant que, sur ces graves questions de patriotisme et
+d'honneur, le coeur de l'enfant qu'il aimait battait à l'unisson du sien.
+
+Quant au vicomte, les coudes sur la table, le front dans ses mains, il
+pleurait de nouveau en se rappelant que quinze jours avant, assis à la
+même place, il avait son père en face de lui, qu'ils causaient ensemble
+de leur réunion prochaine, en se leurrant de doux espoirs, et que ces
+espoirs étaient maintenant détruits. Perdu dans ses souvenirs, que le
+présent rendait plus affreux, il ne s'apercevait pas que Bernard, énervé
+par la fatigue autant que par la douleur, s'attendrissait encore au
+spectacle de celle de son frère, et allait, lui aussi, éclater en
+sanglots. Ce fut Valleroy qui le rappela à la réalité.
+
+--Monsieur le vicomte, lui dit-il, pour vous-même et pour M. le
+chevalier, il est nécessaire que vous ne vous laissiez pas abattre. La
+situation est grave, mais non désespérée. Nous en viendrons à bout.
+
+--Tu as raison, Valleroy. Pleurer est indigne d'un gentilhomme.
+Désormais, je serai courageux, je serai fort. Par exemple, si jamais les
+misérables qui, ce soir, ont fait couler mes larmes me sont connus!...
+
+Et il eut un geste de menace.
+
+--Oh! pour cela, je vous aiderai, interrompit Valleroy en essayant de
+rire, et le nommé Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, passera un
+mauvais quart d'heure.
+
+À ce moment, le regard d'Armand s'arrêta sur son frère. Il le vit pâle,
+les traits altérés.
+
+--Mais tu tombes de lassitude, mon pauvre chevalier, fit-il d'un accent
+de tendre sollicitude. Et moi qui ne m'en apercevais pas, égoïste que je
+suis! Allons, viens, rentrons.
+
+Il se leva. Alors seulement il s'aperçut que l'explosion de sa douleur
+avait eu pour témoins les consommateurs réunis au café des
+_Trois-Couronnes_, et que, de toutes parts, les yeux étaient fixés sur
+lui. En même temps, le vidame d'Épernon, le marquis de Guilleragues, le
+comte de Morfontaine s'approchaient.
+
+--Ne prenez pas en mauvaise part notre curiosité, mon cher Malincourt,
+lui dit le vidame, mais, en voyant votre désespoir, vos amis se sont
+inquiétés. Ne nous direz-vous pas quel événement vous afflige et
+refuserez-vous de mettre à l'épreuve, en cette circonstance, notre
+dévouement?
+
+--Messieurs, répondit Armand en désignant Bernard, je vous présente mon
+frère, le chevalier de Malincourt. Chevalier, ajouta-t-il en s'adressant
+à celui-ci, je te présente les plus brillants gentilshommes de France.
+
+Et les ayant nommés, il leur dit:
+
+--Le comte et la comtesse de Malincourt ont été arrêtés par les jacobins
+d'Épinal, et le chevalier n'a pu se dérober au même sort qu'en prenant
+la fuite. En apprenant de sa bouche ce funeste événement, je n'ai pas
+été maître de mon émotion. Mais c'est fini maintenant, et je ne veux
+plus songer qu'à délivrer nos parents et à tirer vengeance de leurs
+persécuteurs. Au besoin, je ferai appel à votre aide, Messieurs.
+
+--Tu peux compter sur moi, vicomte, s'écria Guilleragues.
+
+--Sur moi aussi, ajouta Morfontaine.
+
+--Sur nous tous, reprirent quelques voix.
+
+Seul, le vidame d'Épernon, qui n'était pas soldat, ne s'associa pas à
+cette manifestation. Mais, tandis qu'Armand se prodiguait en
+remerciements et en reconnaissantes poignées de mains, il s'approcha de
+Bernard et lui dit d'un ton affectueux:
+
+--Je vous plains de tout mon coeur, mon cher enfant, car c'est pitié de
+vous voir, à peine entré dans la vie, en butte à d'aussi rudes épreuves.
+Si vous voulez me rendre en confiance un peu de l'intérêt que vous
+m'inspirez, je serai heureux de vous aider à supporter vos peines.
+
+--Oh! merci, Monsieur! s'écria Bernard avec effusion.
+
+À Coblentz, comme dans toutes les villes qui donnaient asile aux
+émigrés, la plupart d'entre eux étaient réduits à la gêne ou même à la
+misère. On comptait ceux dont les ressources suffisaient à leurs besoins
+et qui pouvaient vivre sans faire appel à la générosité des princes ou à
+la bienveillance des cours étrangères. Armand de Malincourt appartenait
+à ce petit nombre de privilégiés. Grâce à la sollicitude paternelle,
+grâce à l'emploi qu'il occupait auprès du second frère de Louis XVI, il
+vivait dans l'aisance et pouvait même, de temps en temps, s'offrir le
+luxe de venir en aide à un camarade. Dans le quartier le plus élégant de
+Coblentz, il avait loué une petite maison, haute de deux étages, où il
+résidait avec un seul domestique qui devenait tour à tour cuisinier,
+maître d'hôtel, valet de chambre, palefrenier, selon les exigences du
+moment. C'est là qu'en quittant le café des _Trois-Couronnes_, il
+conduisit Bernard et Valleroy. Son appartement occupait le premier
+étage. Mais, au second, se trouvaient des chambres où il les installa.
+Bernard, excédé de fatigue, se mit au lit sans tarder et s'endormit à
+peine couché.
+
+Le lendemain, quand il ouvrit les yeux, son frère était auprès de lui,
+debout et déjà en grande tenue.
+
+--Oh! comme vous voilà beau, Armand! lui dit-il. Est-ce donc aujourd'hui
+que vous partez en guerre?
+
+--Chaque chose vient à son heure, répondit Armand, et la guerre viendra
+plus tard. Aujourd'hui, j'ai un autre devoir à remplir. Pare-toi de tes
+plus beaux habits, chevalier, je vais te présenter à Mgr le comte
+d'Artois.
+
+--Mes plus beaux habits! Hélas! Ils sont restés à Saint-Baslemont.
+
+--N'en as-tu pas d'autre que celui que tu portais hier?
+
+--Pas d'autre, mon frère. Le voilà sur cette chaise, regardez-le et vous
+comprendrez que je ne puis aller chez un prince du sang en si pauvre
+équipage.
+
+--Bah! ce n'est que demi-mal. Nous allons passer chez le fripier et
+peut-être y trouverons-nous un costume à ta taille.
+
+--Mais si nous n'en trouvons pas?
+
+--Alors, nous en commanderons un au tailleur.
+
+--Le tailleur demandera plusieurs jours pour le faire, et ma visite au
+prince devra être forcément remise.
+
+--Nous ferons notre visite quand même. Une fois n'est pas coutume, et
+Monseigneur t'excusera, vu la gravité des circonstances. Allons, debout,
+chevalier, et hâte-toi.
+
+Bernard s'empressa d'obéir. Valleroy étant entré sur ces entrefaites,
+l'aida à se vêtir, et, quelques instants après, comme sonnaient 9 heures
+à la cathédrale de Coblentz, les deux frères sortirent ensemble. De même
+que la journée précédente, celle qui commençait s'annonçait radieuse. Le
+soleil, déjà haut dans le ciel tout bleu, achevait de boire la fraîcheur
+de la nuit. Dans les arbres des promenades, les oiseaux piaillaient,
+mêlaient leurs cris aux chansons des joueurs de vielle et à la musique
+des orgues de barbarie. Au milieu des places, des charlatans en costumes
+mirifiques, juchés sur le siège de leurs voitures, récitaient leur
+boniment, arrachaient les dents «sans douleur» ou débitaient des fioles
+d'élixir bon à guérir toutes les maladies. Le long des quais du Rhin,
+quelques compagnies de l'armée des princes s'exerçaient aux manoeuvres
+militaires, et comme tous n'étaient pas encore armés, beaucoup de
+soldats se servaient de bâtons. La foule des oisifs circulait lentement,
+s'arrêtait à des échoppes en bois, dressées tout près du marché aux
+herbes, où des femmes de la noblesse, obligées de travailler pour vivre,
+vendaient des broderies, des dentelles, des étoffes, des parfums, des
+estampes et des livres. Au coin d'une rue, Bernard vit son frère saluer
+avec déférence un cireur de bottes, et comme il s'en étonnait:
+
+--C'est un bon gentilhomme du Poitou, répondit Armand.
+
+Un peu plus loin, une sémillante jeune femme arrêta le vicomte et lui
+demanda si son linge n'avait pas besoin d'être ravaudé. Le jeune homme
+la remercia en l'appelant madame la marquise. Puis il traita de baronne
+une marchande de fleurs, et, comme Bernard ne pouvait dissimuler sa
+surprise, il lui dit:
+
+--Ne t'étonne de rien, chevalier, tu en verras bien d'autres. Partout où
+il y a des émigrés, ils font tous les métiers; cordonniers, cuisiniers,
+gardes-malades, porteurs d'eau, comédiens, d'autres encore. Avant tout,
+qu'on soit plébéien ou gentilhomme, il importe de ne pas mourir de faim.
+
+Tout en parlant, ils étaient arrivés devant la boutique d'un fripier,
+reconnaissable aux innombrables habits accrochés à la devanture et dans
+l'intérieur; habits de toutes sortes, de toutes nuances et pour toutes
+conditions: en velours, en soie, en drap; les uns sans ornement, les
+autres chargés de broderies d'or et d'argent ou agrémentés de dentelles,
+mêlés à des chapeaux, à des bas de soie, à des souliers à boucles, à des
+bottes, à des chemises, le tout, neuf ou vieux, étalé au tas dans une
+confusion bizarre et criarde de formes et de couleurs.
+
+--C'est ici, fit Armand.
+
+Et sur le seuil de la boutique, au moment d'entrer, il ajouta:
+
+--Le propriétaire de toutes ces défroques est un ancien fermier général.
+Le voilà qui vient vers nous.
+
+Un petit vieux, propret, turbulent, très affairé, s'avançait à leur
+rencontre.
+
+--Qu'y a-t-il pour votre service, mes gentilhommes? demanda-t-il.
+
+--Nous voudrions un costume élégant pour M. le chevalier, lui dit Armand
+en désignant son frère, un costume de cour qui lui fasse honneur et
+profit, sans coûter un gros prix.
+
+--M. le chevalier est de petite taille, observa le marchand, et je ne
+sais si nous trouverons... Parbleu, j'ai votre affaire, s'écria-t-il
+tout à coup, en se frappant le front. C'est la garde-robe des enfants
+d'un duc, qui me l'a cédée l'an dernier, au moment de partir pour Rome.
+Il était pressé de se mettre en route, et comme les fonds qu'il
+attendait n'arrivaient pas, j'ai pourvu aux frais de son voyage. Il m'a
+laissé ses malles en gage.
+
+Il s'enfonça dans son magasin, disparut un moment derrière un comptoir
+chargé de marchandises, et revint bientôt, traînant péniblement un
+immense coffre en bois à ferrures.
+
+--Nous devons trouver là-dedans ce qu'il vous faut, dit-il, en
+l'ouvrant, après s'être essuyé le front.
+
+Il en tira d'abord toute une toilette de petite fille, une robe en soie
+rose, une écharpe blanche, en gaze, à paillettes d'or, une guimpe en
+point de Malines, et enfin une mante en satin, couleur feuille morte, à
+triple collet, bordée autour du cou d'une fine fourrure de petits gris.
+Il maniait délicatement ces divers objets et les mit de côté, en faisant
+remarquer qu'ils avaient appartenu à la fille cadette de M. le duc, une
+jolie blonde de sept ans.
+
+--L'âge de Nina, pensa Bernard en jetant un regard de convoitise sur la
+toilette de la petite duchesse.
+
+--Voici ce que je cherchais, ajouta triomphalement le marchand.
+
+Et il présentait à Bernard, en les dépliant devant lui, un habit en
+soie, couleur chocolat, à boutons en similor, un gilet gris perle en
+satin, à semis de fleurettes bleues, une culotte de même étoffe et de
+même nuance, avec les bas assortis, des souliers à boucles et un
+tricorne à la mode de 1789.
+
+--Ceci doit vous aller comme un gant. Monsieur le chevalier, et c'est
+neuf, entièrement neuf. Remarquez qu'aucun de ces vêtements n'a été
+porté.
+
+--Le tout est qu'ils soient à ma mesure, objecta Bernard.
+
+--Nous allons nous en assurer. Venez, mon jeune gentilhomme.
+
+Le marchand entraînait Bernard dans son arrière-boutique, en priant
+Armand d'attendre. La transformation fut vite opérée, et le vicomte vit
+reparaître son frère, vêtu selon son rang, charmant dans sa tenue
+nouvelle.
+
+--C'est à croire qu'on l'a fait pour lui, répétait le petit vieux en
+s'extasiant; oui, c'est à le croire.
+
+--Et le prix? demanda le vicomte.
+
+--Pour vous, mon officier, c'est soixante-quinze livres, tout au juste.
+
+--Je ne marchande pas; voici votre argent.
+
+Armand jeta trois louis sur le comptoir, et s'adressant à son frère:
+
+--Filons vite, chevalier, Monsieur fera porter chez nous les vêtements
+que tu viens de quitter.
+
+Mais, au lieu d'obéir à son aîné, Bernard interrogeait le marchand, en
+lui désignant la robe rose, l'écharpe blanche, la guimpe en point de
+Malines et la mante à triple collet.
+
+--Combien voulez-vous vendre ceci, Monsieur?
+
+--Vingt-cinq livres seulement, à cause de la difficulté que j'ai à m'en
+défaire.
+
+--Mon frère, continua Bernard en se tournant vers Armand, permettez-moi
+d'offrir ces parures à une pauvre petite fille avec qui j'ai fait la
+route de Mayence à Coblentz?
+
+--Ton amie Nina dont Valleroy m'a parlé? À ton aise, chevalier. Voici un
+louis de plus, Monsieur le marchand.
+
+Une pièce d'or alla rejoindre les trois autres. Puis, après que Bernard
+eut donné l'ordre d'apporter chez le peintre Venceslas Reybach, pour
+Mlle Nina, les objets qu'il venait d'acheter, les deux frères sortirent
+pour se rendre au château de Schonbornlust, somptueuse résidence située
+aux portes de la ville et mise par l'électeur de Trêves à la disposition
+des princes français.
+
+Au fur et à mesure qu'ils avançaient, les maisons s'espaçaient. Ils se
+trouvèrent bientôt en pleine campagne, sur une route qu'ombrageaient de
+vieux arbres déjà poudreux de la poussière du jour, et tout au bout de
+laquelle le château dressait sa masse imposante. Sur cette route, les
+piétons étaient nombreux, tous des émigrés, à en juger par les costumes
+des hommes, les toilettes des femmes, les uniformes des officiers. Plus
+rares étaient les voitures. Cependant, il en passait quelques-unes,
+antiques et vénérables berlines pour la plupart traînées par de lourds
+chevaux que conduisaient des cochers à la livrée usée et défraîchie.
+Parmi ces équipages d'un autre temps, Bernard aperçut un de ces
+cabriolets, appelés «pots de chambre», qu'ils avaient vus souvent à
+Paris.
+
+--Un fiacre de Paris à Coblentz! s'écria-t-il.
+
+--Nous en avons une douzaine, répondit Armand. Ils ont amené des
+émigrés, et les cochers, la course faite, ont trouvé plus simple de
+rester ici que de retourner en France.
+
+Ainsi, tout était pour Bernard sujet de surprise: des princes français
+en Allemagne, la noblesse dans l'exil, des gentilshommes vivant du
+travail de leurs mains, des grands seigneurs et des grandes dames s'en
+allant à pied par les routes, des fiacres entreprenant des voyages de
+trois cents lieues, et lui, le chevalier de Malincourt, jeté tout à coup
+dans cette existence aventureuse et se rendant à l'audience du comte
+d'Artois, ayant sur le dos des vêtements d'emprunt, la défroque d'un
+petit duc qui sans doute à cette heure menait la même vie nomade que
+lui!
+
+Cependant, il continuait à interroger Armand:
+
+--Est-ce que tous ces gens se rendent à Schonbornlust, mon frère?
+
+--Ils vont, comme nous, faire leur cour à nos seigneurs les princes,
+qui, tous les matins, reçoivent la noblesse.
+
+--Manifeste-t-elle toujours le même empressement?
+
+--Aujourd'hui, l'affluence est plus nombreuse que de coutume. Cela tient
+à ce que la nouvelle s'est répandue que le prince de Nassau est revenu
+de Saint-Pétersbourg, apportant un million de livres que l'impératrice
+Catherine offre aux frères du roi de France pour subvenir aux frais de
+la campagne qui se prépare. Il y a beaucoup de malheureux parmi les
+émigrés. Ils se hâtent avec l'espoir qu'en arrivant les premiers ils
+recueilleront quelques gouttes de cette pluie d'or.
+
+--Mais si on leur distribue le million, objecta Bernard, il ne restera
+plus rien pour les frais de la campagne?
+
+Armand regarda son frère, comme s'il eût été frappé par la justesse de
+cette remarque et surpris de l'entendre sortir de la bouche d'un enfant.
+Mais il n'y répondit pas.
+
+Qu'aurait-il pu répondre, sinon que la misère et l'exil sont choses
+lamentables et compromettent le succès des meilleures causes. Il ne le
+savait que trop, lui qui, depuis dix-huit mois, avait vu des sommes
+énormes se fondre entre les mains des princes, absorbées, sans profit
+pour la cause de la royauté, par l'entretien de leur maison et les
+pressants besoins des gentilshommes qui formaient leur cour.
+
+D'ailleurs, on arrivait au château. Deux soldats de la garde des princes
+se promenaient devant la porte, silencieux, le fusil sur l'épaule. Ils
+présentèrent les armes au vicomte de Malincourt qui passa, suivi du
+chevalier.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+PRINCES ET GRANDS SEIGNEURS
+
+
+L'intérieur du château du Schonbornlust présentait la même animation que
+l'intérieur du palais de Versailles aux beaux jours de la royauté, à
+l'heure du lever du roi. Au pied de l'escalier, des soldats formaient
+des groupes bruyants, en attendant le moment d'aller prendre faction sur
+quelque point de la vaste demeure. En haut, des suisses armés de
+hallebardes gardaient l'entrée du salon d'attente, qui précédait le
+cabinet des princes. De toutes parts, dans l'allure et la tenue des
+gens, dans les consignes, dans la diversité et l'éclat des uniformes, se
+révélaient le souci de l'étiquette, la constante préoccupation des
+représentants de la monarchie de s'entourer, dans l'exil, d'un appareil
+décoratif aussi pompeux que celui dont elle avait été, durant des
+siècles, entourée en France.
+
+La porte du salon d'attente s'ouvrit devant Armand, avant même qu'il eût
+fait un signe, car les suisses le connaissaient, et, en sa qualité
+d'officier attaché à la personne du comte d'Artois, il avait accès
+partout, à tout instant du jour et de la nuit. À sa suite, Bernard se
+trouva donc tout à coup, sans avoir attendu ni sollicité, parmi les
+personnages les plus considérables de la cour de Coblentz. Ils
+remplissaient déjà la vaste et luxueuse salle, très imposante avec ses
+boiseries sculptées et ses lambris dorés. Devant le cabinet des princes,
+se tenaient immobiles deux gardes du corps, l'épée au poing, et tout à
+côté, assis à une petite table, un gentilhomme de la chambre qui
+inscrivait les noms des arrivants et désignait à ceux qui avaient obtenu
+une audience particulière l'heure à laquelle ils seraient reçus.
+
+À tout moment, cette porte s'entre-bâillait pour laisser entrer ou
+sortir des visiteurs. Quelques-uns étaient introduits sans attendre, sur
+le simple énoncé de leur nom. Ceux-là étaient les membres du Conseil, à
+qui leur fonction assurait cette faveur. Sur le visage de ceux qui
+sortaient, ceux qui attendaient leur tour cherchaient à saisir un
+reflet, une impression, quelque trait propre à les fixer sur le sort de
+la requête qu'eux-mêmes venaient présenter. Ils allaient et venaient,
+impatients, dissimulant mal leur anxiété, interrogeant du regard le
+gentilhomme chargé de les appeler et de les conduire auprès des princes.
+Très mêlée et très bigarrée, cette foule! À côté de hauts seigneurs,
+faisant montre de leur nom et de leurs titres, on voyait des individus
+d'humble mine, solliciteurs d'argent ou solliciteurs d'affaires, les uns
+venus au nom des royalistes de leur province apporter des plans ou
+quémander des secours, les autres gentillâtres obscurs en quête d'un
+emploi dans l'armée royale, ou encore des banquiers juifs, cherchant à
+faire accepter leurs services. Tous n'avaient pu obtenir audience. Mais,
+comme ils savaient que les princes traversaient le salon d'attente en se
+rendant à la chapelle du château pour la messe et en revenant, ils
+tenaient à se trouver sur leur passage pour se faire voir et saisir
+l'occasion de toucher un mot de ce qui les avait amenés.
+
+Au milieu de cette assemblée, Bernard fut d'abord perdu et tout étourdi.
+Son frère distribuait saluts et poignées de mains, s'inclinait
+respectueusement devant certains personnages, en traitait
+dédaigneusement d'autres qui semblaient se courber à ses pieds. Au
+passage, il présentait Bernard à quelques-uns qui l'accueillaient avec
+bienveillance, mais que, dans la cohue, celui-ci avait à peine le temps
+d'entendre et d'entrevoir. Ce fut pour le pauvre enfant, pendant
+quelques minutes, un inexprimable trouble, presque de l'effarement.
+Mais, soudain, il se trouva en présence du vidame d'Épernon. Le fringant
+et aimable vieux, assis auprès d'une croisée, paraissait se divertir à
+observer la physionomie des allants et venants et à tâcher de deviner
+les préoccupations qu'elle dissimulait. La veille, au café des
+_Trois-Couronnes_, il avait adressé à Bernard d'affectueuses paroles, et
+d'instinct l'enfant se sentait attiré vers lui. Il allait le saluer,
+quand Armand se jeta entre eux.
+
+--Pardieu! voilà qui se trouve bien, dit-il. Monsieur le vidame, je
+sollicite vos bontés pour mon frère. Je cherchais quelqu'un à qui le
+confier pendant que je vais rentrer chez Monseigneur pour l'annoncer.
+Voulez-vous, pour quelques instants, le prendre sous votre égide? Je ne
+saurais le mettre en meilleures mains.
+
+--Je m'en charge volontiers, répondit M. d'Épernon.
+
+Et tandis qu'après l'avoir remercié le vicomte s'éloignait, il dit à
+Bernard en lui désignant une chaise à son côté:
+
+--Asseyez-vous près de moi, chevalier. On est très bien ici pour voir ce
+qui peut vous intéresser.
+
+Bernard obéit, et ils restèrent là, tous deux, l'enfant assis au bord de
+la chaise, son chapeau sur les genoux, le vieillard enfoncé dans son
+fauteuil, sa canne droite entre ses jambes croisées, tournant dans ses
+doigts sa tabatière dont les pierreries étincelaient au soleil, entrant
+à flots par la croisée.
+
+--Vous étiez triste et bien las, hier, mon enfant, dit M. d'Épernon à
+Bernard. Vous sentez-vous mieux, ce matin?
+
+--Oui, Monsieur, et je vous remercie pour la sollicitude que vous me
+témoignez.
+
+--Elle est toute naturelle. Dès que je vous ai vu, je me suis intéressé
+à vous, à vos malheurs. Il faudrait avoir un coeur de pierre pour n'en
+pas être ému. Et voyez, ajouta-t-il avec un sourire, si vous interrogiez
+la plupart de ceux qui ne me connaissent que de réputation, ils vous
+diraient que le vidame d'Épernon n'est qu'un vieil égoïste sans
+entrailles.
+
+--Vous avez, cependant, l'air bon et humain, observa Bernard.
+
+--Et cet air n'est pas trompeur, croyez-le, chevalier. Il serait
+malséant de faire mon éloge. Au milieu de la société besogneuse et
+mendiante que vous voyez ici, j'ai le bonheur de n'être à charge à
+personne. J'ai trouvé dans l'héritage de mes parents des terres en
+Bavière. J'en touche le revenu librement et je vis à Coblentz comme je
+vivrais à Paris, si j'avais cru prudent d'y rester. En de telles
+conditions, je serais ingrat envers le ciel si je ne venais en aide à
+d'autres moins heureux que moi. Mais, grâce à Dieu, je n'ai point manqué
+à ce devoir.
+
+--Mais alors, Monsieur le vidame, d'où vous vient cette réputation
+d'égoïsme?
+
+M. d'Épernon protesta d'un geste, et se redressant, il reprit:
+
+--D'où elle me vient, cette réputation imméritée? De ma franchise, de ce
+que je n'approuve pas tout ce qui se passe ici et de ce que j'ose le
+dire, de ce que je m'irrite au spectacle des sottises, des hypocrisies,
+des bassesses dont je suis le témoin. Plus tard, quand on parlera du
+temps où nous vivons, vous et moi, on vous dira que les princes frères
+du roi se sont héroïquement dévoués à leur aîné, que la noblesse de cour
+s'est sacrifiée pour la cause royale... N'en croyez rien, mon enfant.
+
+--Cependant, Monsieur, il y a ici de grands dévouements.
+
+--Ils n'existent qu'en apparence, chacun songe à soi. Ces gens que vous
+voyez se presser à la porte de nos seigneurs ne sont là qu'avec l'espoir
+de tirer d'eux pied ou aile. C'est à qui les exploitera le mieux. Autour
+d'eux, tout est intrigues, rivalités. Le comte de Calonne, leur homme de
+confiance, leur ministre, le personnage le plus puissant de
+l'émigration, jalouse le baron de Breteuil, l'homme de confiance du roi,
+et le baron de Breteuil jalouse le comte de Calonne, lequel, en sa
+qualité d'ami du comte d'Artois, est battu en brèche par le comte de
+Jaucourt, ami de Monsieur, comte de Provence. Ces divisions, au sommet,
+se répercutent à tous les degrés de l'échelle sociale et produisent de
+funestes conséquences. Les princes eux-mêmes, unis à la surface, sont
+désunis au fond. Condé, leur cousin, ne veut pas se soumettre à eux et
+eux ne veulent pas se soumettre au roi.
+
+--Ils agissent pourtant en son nom, objecta Bernard.
+
+--En son nom sans doute, mais contre lui. Monsieur, comte de Provence,
+déteste la reine, et, malgré le roi, voudrait être régent. Le comte
+d'Artois se plaint de Monsieur et déclare, comme lui, que le roi n'étant
+pas libre a perdu le droit d'ordonner. Ils ne se mettent d'accord que
+pour le blâmer, le bafouer et lui désobéir. Ils voudraient bien qu'il
+fût sauvé, mais non par d'autres que par eux, et quiconque n'est pas de
+leur avis perd leur faveur et tombe en disgrâce. Cette disgrâce, moi qui
+vous parle, j'en ai subi les effets.
+
+--Vous, un vaillant gentilhomme, un serviteur éprouvé de la monarchie!
+
+--Sans doute, mais j'ai l'impardonnable tort d'avoir proclamé que, par
+certains côtés, la Révolution était légitime, qu'elle serait déjà finie,
+si l'on avait donné satisfaction à celles de ses exigences qui étaient
+fondées, et surtout si l'on ne s'était attaché à exciter contre la
+France les puissances étrangères. Oui, poursuivit M. d'Épernon, qui
+s'animait, je passe ici pour un frondeur, pour un sceptique, pour un
+jacobin, et si l'on me ménage encore, c'est qu'aux jours de détresse on
+a trouvé ma bourse ouverte et qu'on se flatte d'y recourir encore. Mais,
+quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse, on ne m'empêchera pas de penser et
+au besoin d'affirmer tout haut que la politique de Coblentz est une
+politique fatale, et qu'après avoir perdu la monarchie, elle enverra la
+famille royale à l'échafaud.
+
+Bernard, très impressionné par ce qu'il entendait, s'étonnait de
+retrouver dans la bouche du vidame d'Épernon des propos que, en d'autres
+circonstances, il avait entendu tenir à son père et à Valleroy.
+
+--Êtes-vous d'avis, Monsieur, que la noblesse eût mieux fait de ne pas
+émigrer? demanda-t-il.
+
+--Oui, certes, et ceux-là ont été bien coupables qui ont donné l'exemple
+de la fuite.
+
+--Mais vous-même, Monsieur? se permit de dire Bernard.
+
+--Oh! moi, je n'ai pas donné l'exemple, je l'ai suivi. Je n'ai pas
+émigré en 1789, mais en 1791, quand les irréparables fautes des princes
+et des gentilshommes partis les premiers n'ont plus permis aux autres de
+rester en France.
+
+Au cours de cet entretien, qui en apprenait long à Bernard, le salon
+s'était rempli au point d'y rendre impossible la circulation. Il régnait
+une chaleur lourde qui ajoutait à l'excitation des paroles échangées
+bruyamment. Quand s'ouvrait la porte du cabinet des princes, un
+mouvement se produisait dans cette foule. Toutes les têtes se tournaient
+du même côté, accompagnant d'un regard d'envie ceux qu'appelait le
+gentilhomme de la chambre pour les introduire auprès des Altesses
+Royales. Soudain, le mouvement s'accentua, la rumeur des conversations
+devint plus forte. Instinctivement, et sans qu'aucun ordre eût été
+donné, la foule se divisa, de manière à laisser un passage libre de
+l'entrée du salon au cabinet des princes. Trois personnages venaient
+d'apparaître devant lesquels tous les fronts se courbaient. Ils
+s'avançaient lentement, saluant à droite et à gauche, non sans un peu de
+hauteur dédaigneuse, qui se marquait surtout chez celui qui paraissait
+servir de guide aux deux autres.
+
+--Voulez-vous voir de près les hommes du jour, chevalier? demanda en se
+levant M. d'Épernon à Bernard. Montez sur votre chaise et regardez.
+Celui qui marche au milieu, en uniforme de général prussien, est le duc
+régnant de Brunswick, à qui l'Autriche et la Prusse ont confié le
+commandement supérieur des armées qu'elles envoient contre la
+Révolution. Il est arrivé tout à l'heure pour attendre ici les troupes
+qu'il doit commander, et il vient présenter ses hommages aux frères de
+Louis XVI. Tel que vous le voyez, avec ce ventre proéminent, cette
+démarche lourde, ce nez busqué, ces gros yeux ronds et cette tête carrée
+d'Allemand, il n'a tenu qu'à lui de devenir roi des Français, oui, mon
+enfant, roi des Français. L'abbé de Talleyrand-Périgord et ses amis ne
+s'étaient-ils pas imaginé de lui offrir la couronne!
+
+--Cet étranger sur le trône des Bourbons! s'écria Bernard.
+
+--Il a refusé et il a bien fait. On dit qu'il possède tout le génie
+nécessaire pour délivrer le roi et le rétablir dans son autorité, on le
+dit, mais personne n'en est sûr. À sa droite, c'est le prince de Nassau,
+un aventurier de haute extraction, mais un aventurier qui a couru le
+monde, tour à tour au service de la France et de la Russie, et qui s'est
+offert, grâce à sa fortune, le luxe de devenir le trésorier des princes,
+leur chevalier servant, leur courtisan et même leur ambassadeur. Il
+revient de Saint-Pétersbourg. C'est lui qui a porté le million dont nous
+parlions tout à l'heure.
+
+--Et le troisième, Monsieur, celui qui marche à gauche du duc?
+
+--Celui-là, c'est le véritable roi de Coblentz, M. de Calonne.
+
+Bernard observait avidement. Il vit passer un homme assez grand, mince,
+touchant à la soixantaine, portant haut la tête, au sommet de laquelle
+une perruque cachait mal les cheveux déjà gris et marchant avec une
+affectation d'élégance hautaine, qui évoqua dans l'imagination de
+l'enfant l'image d'un paon faisant la roue.
+
+À l'aspect des nobles visiteurs qui s'avançaient, les gardes du corps
+placés à l'entrée de l'appartement des princes s'étaient empressés d'en
+ouvrir la porte. Au même instant, sortait de cet appartement un homme
+encore jeune, à la figure osseuse et maigre, d'un caractère ascétique,
+au regard pénétrant, les cheveux en coup de vent. Il s'effaça pour
+laisser passer les nouveaux venus, et s'inclina quand ils défilèrent
+devant lui. Puis, comme il relevait la tête, il aperçut M. de Calonne
+qui lui souriait d'un air de condescendance railleuse en accompagnant le
+sourire d'un geste de salut protecteur. Il répondit en courbant de
+nouveau le front, mais sans bassesse, très sérieux, très froid, et se
+faufila dans le salon d'attente, tandis que la porte se fermait sur ses
+talons et dérobait aux profanes le sanctuaire où venaient d'être
+introduits le ministre Calonne, le duc de Brunswick et le prince de
+Nassau. Mais, une fois en présence du flot pressé des courtisans, il fut
+tout décontenancé. Il ne connaissait aucun d'eux, et, s'ils le
+connaissaient, ils ne voulaient pas lui faire accueil, car il les vit
+lui tourner le dos et s'éloigner de lui comme d'un pestiféré.
+
+--Quel est cet homme dont chacun s'écarte? demanda Bernard au vidame
+d'Épernon.
+
+--Un messager envoyé officieusement par le roi à ses frères, répondit M.
+d'Épernon, en saluant avec bienveillance l'inconnu. À la manière dont on
+le reçoit, qui s'en douterait? Mais à Coblentz, les ambassadeurs des
+Tuileries ne sont pas en odeur de sainteté. M. Mallet du Pan est en
+train d'en faire l'expérience. Il a porté ici des ordres ou des avis qui
+déplaisent. On le sait, et vous voyez qu'on le traite en paria. Du
+reste, on ne comprendrait guère que Sa Majesté ait choisi pour
+l'investir de sa confiance un homme de peu, un gazetier comme l'est M.
+Mallet du Pan, si l'on ne savait que, prisonnier dans son palais, Louis
+XVI n'est pas libre de communiquer à son gré avec ses frères.
+
+M. Mallet du Pan avait vu M. d'Épernon. Il le rejoignit, tout heureux de
+trouver à qui parler. Le vidame l'interrogea à demi-voix.
+
+--Eh bien, Monsieur, êtes-vous satisfait de votre entrevue avec leurs
+Altesses Royales?
+
+--Non, Monsieur le vidame, et vous vous en doutez bien, vous qui savez
+qu'à Coblentz on ne tient aucun compte de l'autorité du roi. On me
+l'avait dit quand j'ai quitté Paris; M. le maréchal de Castries, que
+j'ai vu à Cologne, me l'avait répété. Mais je ne pouvais croire que les
+princes poussaient à ce point le mépris pour les ordres de leur frère...
+
+--Ils vous ont mal reçu?
+
+--En ennemi, pour dire le mot, et, à mes pressantes exhortations pour
+les détourner de prendre part à la guerre contre la France, ils ont
+répondu en se moquant du roi. Ah! Monsieur le vidame, pourquoi tout le
+monde ici ne vous ressemble-t-il pas? Pourquoi M. de Calonne est-il le
+maître?
+
+Il soupira, puis, après avoir adressé ses compliments à M. d'Épernon, il
+s'éloigna, traversant la foule pour regagner la sortie. Maintenant, dans
+la vaste pièce, on ne parlait plus qu'à voix basse, comme si chacun eût
+été pénétré de la gravité des conversations qui se tenaient de l'autre
+côté de la porte close, et se fût attaché à ne pas les troubler. On
+attendit ainsi pendant vingt minutes environ. Puis cette porte se
+rouvrit, et on vit sortir les trois personnages qu'on avait vus entrer.
+La visite officielle terminée, ils se retiraient comme ils étaient
+venus. Mais, derrière eux, sur le seuil du cabinet des princes, se
+montrait le vicomte Armand. D'un signe, il appela son frère. Celui-ci
+courut à lui.
+
+--Mgr le comte d'Artois consent à te recevoir, dit l'aîné. Viens vite:
+nous n'avons qu'une minute avant la messe.
+
+Bernard suivit Armand et se trouva soudain en présence des deux princes,
+frères du roi de France. Ils n'étaient d'un grand âge ni l'un, ni
+l'autre: Monsieur, comte de Provence, avait trente-cinq ans; le comte
+d'Artois, trente-deux. Mais, auprès de l'aîné, le plus jeune, avec sa
+taille svelte, son regard clair, sa figure fine et rosée, semblait un
+enfant, tandis qu'auprès du plus jeune, le corps obèse, enflé par la
+goutte, le masque lourd et déjà ridé, l'aîné semblait un vieillard. Tous
+deux portaient un habit en drap bleu, à boutons d'or, flottant sur un
+gilet blanc, et sur ce gilet le grand cordon des Ordres du roi. Sous des
+bas noirs en soie, les jambes du comte d'Artois se dessinaient
+fringantes et nerveuses, tandis que celles de Monsieur apparaissaient
+épaisses et traînantes dans des guêtres qui montaient jusqu'au genou.
+Comme écrasé par son précoce embonpoint, ce prince était assis auprès
+d'une croisée ouverte, dans un fauteuil très large, fait exprès pour
+lui, et écoutait un de ses secrétaires qui lui lisait une lettre de
+façon à n'être entendu que de cinq ou six personnages, membres du
+Conseil intime, qui, tout en écoutant, gardaient une attitude de
+déférence. Le comte d'Artois, au contraire, allait et venait, parlait à
+son frère, voltigeait vers une table où travaillaient deux commis de la
+correspondance, dictait une phrase à l'un, jetait un ordre à l'autre,
+adressait entre temps la parole à ses officiers groupés dans un coin,
+pétulant, bruyant, toujours en mouvement, ayant réponse à tout, sans
+embarras ni réflexion.
+
+Le hasard de sa marche à travers la salle l'amena vers les messieurs de
+Malincourt, qui attendaient, immobiles, qu'il leur adressât la parole.
+
+--Est-ce là votre frère, vicomte? dit-il à Armand en s'arrêtant devant
+eux.
+
+--Mon frère, le chevalier Bernard de Malincourt, oui, Monseigneur.
+
+--Vous nous avez apporté de tristes nouvelles, Monsieur le chevalier,
+continua le comte d'Artois d'une voix indifférente, comme si ses lèvres
+eussent exprimé d'autres idées que celles dont son esprit était
+maintenant assailli. Nous sommes sensibles à vos malheurs, car nous
+tenons le comte de Malincourt, votre père, pour un féal serviteur,
+quoique son zèle ait paru refroidi par le retard qu'il a mis à nous
+rejoindre, en dépit de nos avertissements; comme si les bons royalistes
+pouvaient hésiter à nous obéir. Mais ces malheurs sont réparables et
+seront réparés avec les autres. Le règne des méchants touche à son
+terme.
+
+En écoutant le prince, Armand s'était presque agenouillé, témoignant
+ainsi sa reconnaissance. Mais Bernard, lui, ne retenait qu'un trait du
+langage qu'il venait d'entendre, le blâme indirect infligé à son père.
+Ses joues s'empourprèrent, son regard protesta, et, au lieu de
+s'incliner, il resta la tête haute. L'auguste interlocuteur ne comprit
+pas, et, interpellant un des personnages groupés autour de Monsieur, un
+gros homme aux cheveux grisonnants:
+
+--Quand serons-nous à Paris, marquis de Bouillé? demanda-t-il.
+
+Le général marquis de Bouillé, qui ne pouvait se consoler d'avoir été
+impuissant à sauver le roi, lors de la fuite à Varennes, tourna vers le
+comte d'Artois son morne et martial visage et répondit:
+
+--Vers les derniers jours d'août, Monseigneur, si M. le duc de Brunswick
+tient ses promesses.
+
+--Dans six semaines, vos parents seront en liberté, Messieurs, reprit le
+comte d'Artois avec assurance en s'adressant aux frères de Malincourt.
+
+Il passa. L'audience était terminée, et Armand déjà entraînait son frère
+quand s'éleva, dans le silence, la voix grave de Monsieur. Elle
+interrogeait:
+
+--Quel est ce jeune enfant?
+
+À cette question, les deux frères revinrent sur leurs pas, et Armand
+répondit:
+
+--C'est mon cadet, Monseigneur.
+
+--Qui donc m'a parlé de lui? Ah! je me souviens, c'est dans un rapport
+de police que j'ai lu tout à l'heure le récit de son arrivée au café des
+_Trois-Couronnes_, hier soir, Eh bien, vicomte, il faut lui dire de se
+consoler, de se rassurer. Il verra de meilleurs jours. Qu'il travaille,
+et, à notre retour à Paris, nous le ferons entrer au corps des pages.
+
+Puis tout retomba dans le silence aux entours de Monsieur. Quant au
+comte d'Artois, il avait repris sa pétulante promenade de l'un à
+l'autre. Armand, comprenant que la bienveillance des princes était
+épuisée, allait se retirer. Mais il n'en eut pas le temps. La pendule
+ayant sonné dix heures, le comte de Provence se leva:
+
+--La messe, mon frère, s'écria-t-il.
+
+Son frère se rapprocha de lui. Un gentilhomme remit à chacun d'eux un
+paroissien, un chapeau et, en plus, une canne à l'aîné. La porte qui
+donnait sur le salon d'attente fut ouverte: on entendit résonner sur les
+dalles le bruit des hallebardes, et comme le cortège se mettait en
+marche, Bernard perçut ces trois mots jetés à la foule des courtisans:
+
+--Les princes, Messieurs.
+
+Alors, ce fut dans cette foule une agitation et une rumeur qui
+éclatèrent brusquement, qui s'apaisèrent presque aussitôt. Les princes
+s'avançaient au milieu d'elle, dans un calme tel qu'on eût entendu voler
+une mouche si, de temps en temps, eux-mêmes ne l'avaient troublé en
+adressant la parole à quelqu'un de ceux qui formaient la haie sur leur
+passage. Armand avait pris sa place accoutumée derrière le comte
+d'Artois; Bernard marchait à côté de son aîné, mais sans rien distinguer
+de ce que disaient les princes, quand ils parlaient, bien qu'il le
+devinât à l'expression des visages. C'étaient des encouragements aux
+uns, des refus à d'autres; ici un éloge, là un blâme, et personne ne
+répondait. De toutes parts, on ne voyait que bustes inclinés et têtes
+courbées.
+
+La chapelle était au rez-de-chaussée, à l'autre extrémité du château. En
+y arrivant, Bernard fut tout heureux de se retrouver à côté du vidame
+d'Épernon.
+
+--Permettez-moi de rester auprès de vous. Monsieur le vidame, lui
+dit-il, et daignez me nommer encore les personnages fameux.
+
+--Avec plaisir, chevalier, répondit M. d'Épernon. Mais, dites-moi, vous
+avez approché Leurs Altesses Royales! Vous ont-elles consolé?
+
+--Elles m'ont parlé brièvement et je n'ai rien trouvé à leur répondre.
+
+--Vous étiez intimidé?
+
+--Irrité plutôt, répliqua Bernard.
+
+Et il raconta les détails de l'audience.
+
+--Toujours les mêmes, observa M. d'Épernon, se croyant déjà les maîtres
+et professant la haine de quiconque ne partage pas leurs téméraires et
+imprudentes ardeurs.
+
+À ce moment, dans la chapelle, chacun avait pris sa place. Mgr de
+Conzié, évêque d'Arras, montait à l'autel. Au premier rang des fidèles,
+à droite, on voyait Madame, comtesse de Provence; derrière elle,
+l'orgueilleuse comtesse de Balbi, sa dame d'honneur, que l'amitié de
+Monsieur avait faite reine de l'émigration; la belle et modeste Louise
+de Polastron, favorite du comte d'Artois, et la princesse de Monaco, la
+vieille amie du prince de Condé, venue de Worms le matin, envoyée par
+lui pour faire connaître aux frères du roi la détresse de l'armée qu'il
+commandait. À gauche, se tenaient ceux-ci, ayant à côté d'eux le duc
+d'Angoulême et le duc de Berry, fils de l'un et neveux de l'autre, tous
+deux encore enfants.
+
+Le vidame d'Épernon désignait au chevalier, en les nommant, ces hauts
+personnages. Puis, celui-ci, sa curiosité satisfaite, s'agenouilla et se
+recueillit. Alors sa pensée, un moment distraite, s'envola vers
+Saint-Baslemont. Il ne vit plus ni princes, ni princesses, ni grands
+seigneurs, ni grandes dames. Bercé par l'harmonie des chants religieux
+que l'orgue accompagnait, il revoyait le château où il était né, son
+père, sa mère. Il revivait tour à tour les jours heureux et les jours
+tristes, et la comparaison de ce passé avec le présent, son isolement au
+milieu de cette cour en apparence brillante, misérable en réalité, où il
+savait bien qu'il ne trouverait aucun secours, faisaient monter à ses
+yeux les larmes qui gonflaient sa poitrine, à ses lèvres des prières...
+Il resta longtemps ainsi.
+
+--Venez-vous, chevalier? lui dit le vidame d'Épernon. C'est fini.
+
+Les princes étaient sortis sans qu'il s'en aperçût. La foule se pressait
+sur leurs pas, dans le bruit des chaises sur les dalles, dans la rumeur
+des voix; que grossissait la sonorité des voûtes. Bernard suivit le
+vidame, mais il le perdit à la porte de la chapelle. Alors il revint
+dans le salon d'attente. C'est là que le retrouva son frère, quelques
+instants après, et ils quittèrent le château pour rentrer à Coblentz.
+Maintenant rassasié des splendeurs de la cour des princes, Bernard avait
+hâte de revoir Nina.
+
+Dans sa modeste maison, située au coeur de la ville, le peintre Venceslas
+Reybach vivait seul avec sa gouvernante, Fraulein Lisbeth, qui le
+servait, depuis quarante ans. Indépendamment de l'atelier, l'habitation
+ne se composait que de deux chambres, l'une occupée par le peintre,
+l'autre par Fraulein. Aussi l'arrivée de deux étrangères dans cette
+demeure exiguë avait-elle pris aux yeux de la vieille gouvernante les
+proportions d'une inoubliable aventure. Pour la contraindre à les y
+installer, il avait fallu la volonté formelle de son maître. Il s'était
+empressé de céder sa chambre à tante Isabelle et à Nina, se résignant
+lui-même à coucher dans son atelier sur un matelas jeté par terre. Après
+avoir dormi comme au bivouac, il s'était mis au travail dès le matin et
+n'avait interrompu sa tâche que pour céder la place à Lisbeth qui venait
+dresser le couvert pour le dîner.
+
+Maintenant, le repas s'achevait. On dînait alors à midi, et les
+aiguilles de l'antique cartel en cuivre, accroché au mur, au-dessus d'un
+grand buffet flamand, allait marquer une heure. C'est dire que, ce
+jour-là, le repas de Reybach, qui l'expédiait ordinairement en dix
+minutes, avait duré plus que de coutume. Il est vrai qu'un solitaire
+comme lui n'a pas tous les jours à sa table une aimable tante Isabelle
+et une mignonne Nina, et que, lorsqu'un heureux hasard les a conduites,
+il est bien excusable de s'attarder aux charmes d'une aussi séduisante
+compagnie. Un jour radieux entrait dans l'atelier par une vaste baie,
+inondait d'une lumière chaude les tableaux épars sur des chevalets, les
+vieux meubles ramassés un peu partout par Reybach, au hasard de ses
+voyages en Allemagne et dans les Flandres, et au milieu desquels il
+vivait comme un de ces peintres du XVIe siècle dont il portait le
+costume autant parce qu'il le trouvait commode et seyant qu'afin de
+témoigner de son enthousiasme pour l'époque de la renaissance artistique
+dont il suivait les traditions.
+
+Amadouée par la bonne grâce de la comédienne et les caresses de
+l'enfant, Fraulein, le repas terminé, s'était retirée dans sa cuisine,
+et Venceslas Reybach causait librement avec ses petites amies. À cette
+heure, l'entretien roulait sur un incident qui venait de se produire.
+Quelques instants avant, un homme était entré, apportant un paquet pour
+Mlle Nina. Comme on lui objectait qu'il se trompait, que Mlle Nina, ne
+connaissant personne à Coblentz et personne ne la connaissant,
+n'attendait aucun envoi, il avait répliqué qu'il ne se trompait pas et
+était parti sans s'expliquer autrement. Alors, tante Isabelle ayant
+défait le paquet, en avait retiré une robe rose, une écharpe blanche,
+une guimpe en dentelles et un manteau garni, autour du cou, d'une
+fourrure, le tout à la taille de Nina, qui avait voulu revêtir
+sur-le-champ ces brillants atours, et, parée comme une fille de
+gentilhomme, ne cessait depuis de se pavaner, se trouvant belle comme le
+jour. Ce que tous trois cherchaient à deviner, c'était le nom du
+donateur généreux auquel l'enfant devait la possession de ces choses.
+Mais vains étaient leurs efforts; ils ne savaient à qui attribuer ce
+présent, et Nina parlait déjà d'aller promener sa toilette par la ville
+que sa protectrice en était encore à se demander si, une fois dehors, on
+ne l'arrêterait pas comme une voleuse.
+
+Soudain, à la porte qui s'ouvrait sur la rue, un coup de marteau annonça
+des visiteurs. On entendit les pas alourdis de Fraulein qui descendait
+ouvrir, puis on l'entendit remonter précipitamment. Elle entra dans
+l'atelier comme un ouragan, sa coiffe sur la nuque et dardant sur son
+maître ses gros yeux effarés:
+
+--Ils sont trois, Monsieur, gémit-elle.
+
+--De qui me parlez-vous, vieille folle?
+
+--De ceux qui marchent derrière moi. Je ne les connais pas, ou plutôt,
+il y en a bien un que j'ai déjà vu; quant aux deux autres...
+
+Elle n'eut pas le temps d'achever. Au seuil de l'atelier venaient
+d'apparaître Bernard de Malincourt qu'accompagnaient Armand et Valleroy.
+La figure parcheminée de Reybach s'épanouit dans un bienveillant
+sourire, et s'adressant à sa gouvernante:
+
+--Vous avez eu peur de ces gentilshommes! Les prenez-vous pour des
+malfaiteurs?
+
+--Dans une ville pleine d'émigrés, on doit s'attendre à tout, grommela
+Lisbeth, traduisant à sa manière l'opinion défavorable que professait
+contre eux la population de Coblentz.
+
+Satisfaite d'avoir décoché ce trait, qui, du reste, n'atteignit
+personne, elle disparut tandis que Reybach faisait fête à ses nouveaux
+amis.
+
+--Nous venons vous remercier de vos courtois procédés envers mon frère,
+mon cher Reybach, lui dit Armand. Il a voulu le faire lui-même avec moi,
+et le fidèle Valleroy a tenu à se joindre à nous.
+
+--Nous sommes tous ici les obligés de M. Reybach, ajouta Valleroy,
+n'est-ce pas, tante Isabelle?
+
+Il saluait celle-ci, qui s'était levée pour faire sa révérence à la
+société. Elle le remercia d'un regard et répondit:
+
+--Les heures de repos et de trêve sont rares dans la vie des proscrits.
+Nina et moi nous devons à M. Reybach quelques-unes de ces heures
+réparatrices.
+
+--Et moi, intervint tout à coup Nina, je dois à M. le chevalier une
+belle toilette. N'est-ce pas, Monsieur, que c'est toi qui me l'a
+envoyée? fit-elle en se jetant dans ses bras.
+
+Et comme le silence de Bernard équivalait à un aveu, le peintre se
+récria contre lui-même, tout honteux, à ce qu'il confessa, d'avoir
+laissé à la petite l'honneur de cette découverte.
+
+--Vous allez la gâter, Monsieur le chevalier, murmura d'un accent de
+gratitude tante Isabelle, en s'approchant de Bernard.
+
+--Oh! laissez-les tous deux jouir de leur bonheur, Madame, dit le
+vicomte. Le bonheur de recevoir n'a d'égal que le bonheur d'offrir. Vous
+pouvez voir que si Mlle Nina est heureuse, mon frère ne l'est pas moins.
+
+Et c'était la vérité, car Bernard tournait et retournait comme une
+poupée la mignonne fillette, adorable dans sa robe rose, en riant aux
+éclats de ses attitudes coquettes et de la gravité qu'elle affectait, en
+croisant sur sa frêle poitrine l'écharpe blanche à paillettes d'or. Ce
+joyeux incident avait mis tout le monde à l'aise, et l'intimité nouée la
+veille sur le bateau reprit son cours, malgré la présence du vicomte qui
+ne demandait qu'à s'y associer. Valleroy, toujours empressé auprès de
+tante Isabelle, l'interrogea sur ses projets. Il sut d'elle qu'elle
+allait s'enquérir d'un logement pour ne pas rester plus longtemps à la
+charge de M. Reybach. Une fois installée chez elle, elle s'annoncerait
+dans la ville comme professeur de diction. Cette idée lui était venue
+pendant la nuit, et elle en attendait d'heureux résultats, surtout si M.
+le vicomte de Malincourt voulait la recommander aux personnes influentes
+de la société française réunie à Coblentz, et M. Reybach la présenter
+dans la société allemande. Elle s'offrirait en même temps pour réciter
+des vers dans les salons de la noblesse. Elle pourrait assurer ainsi
+l'existence de Nina et la sienne et goûter enfin un repos que n'avait pu
+lui assurer la vie errante qu'elle menait depuis quelques mois. Le
+peintre approuva ce plan, promit son concours et son appui.
+
+--Je suis aimé, connu, honoré dans ma ville natale plus que ne le fut
+jamais citoyen dans la sienne, affirma-t-il. Il n'est pas un de mes
+compatriotes qui ne tienne à honneur de faire droit à mes requêtes, et
+quand on saura que je protège tante Isabelle, elle sera à la mode.
+
+Il parlait, la tête fièrement dressée, le bras tendu, campé comme une
+statue héroïque sur son piédestal. C'était à croire qu'il prenait tout
+Coblentz à témoin de la vérité de ses déclarations. Avec moins
+d'emphatique solennité, mais avec un égal empressement, le vicomte de
+Malincourt fit des promesses identiques. Par malheur, obligé de partir
+le lendemain pour Mayence avec Monsieur et Mgr le comte d'Artois, ce
+n'était qu'à son retour qu'il pourrait s'employer utilement pour tante
+Isabelle. Mais il ajouta qu'en attendant il la mettrait sous la
+protection de ses amis.
+
+--Je la recommanderai au vidame d'Épernon, s'écria Bernard. Il connaît
+tout le monde et ne refusera pas de nous servir.
+
+Émue jusqu'aux larmes par ces témoignages d'intérêt, tante Isabelle ne
+savait comment remercier, se déclarait impuissante à exprimer sa
+reconnaissance. Mais ce fut pis encore, lorsque Valleroy s'approcha
+d'elle et lui dit à voix basse:
+
+--Il se peut qu'avant que ces promesses se réalisent vous vous trouviez
+dans la gêne, tante Isabelle; sachez qu'aujourd'hui comme demain, comme
+toujours, la bourse de Valleroy est à votre disposition.
+
+Elle prit la main du loyal garçon qui lui offrait ainsi son dévouement,
+et la gardant dans les siennes, elle murmura:
+
+--Il est donc vrai que mes malheurs touchent à leur terme, puisqu'à
+l'improviste ont surgi sur mon chemin tant de coeurs généreux et
+secourables?
+
+Et son regard interrogeait le ciel, comme si elle eût attendu qu'il lui
+révélât le secret de son destin. Hélas! si le ciel avait pu répondre,
+s'il avait répondu, voici ce qu'il lui aurait dit:
+
+--Tu te trompes, tante Isabelle. L'heure de douceur et d'apaisement que
+tu es en train de vivre ne marque pas la fin de tes infortunes. Sur ta
+route escarpée et dure, ce n'est qu'une halte, une halte fortifiante
+mais brève, au delà de laquelle t'attendent de nouvelles épreuves.
+Prépare ton coeur, apprête tes larmes. Le présent est trompeur, l'avenir
+redoutable, et les années s'écouleront longues, terribles, sanglantes,
+avant que tu puisses atteindre le bonheur qui doit te dédommager de tes
+peines supportées avec vaillance et résignation.
+
+Mais le ciel restait muet, et tante Isabelle, redevenue confiante, était
+rassurée et heureuse.
+
+Dans la matinée du lendemain, vers 10 heures, la population de Coblentz
+se pressait sur les quais pour assister au départ du prince électeur de
+Trêves, Mgr Clément Venceslas de Saxe, et des frères du roi de France
+qui se rendaient à Mayence afin d'assister au couronnement de l'empereur
+François II, roi de Bohême et de Hongrie. Les augustes personnages
+devaient faire le voyage par le Rhin, et, dès 9 heures, le yacht de
+l'électeur, toutes voiles dehors, orné, pavoisé, enrubanné, se balançait
+au ras du ponton d'embarquement. Bernard et Valleroy, venus de bonne
+heure pour ne rien perdre du spectacle, virent arriver tour à tour et
+prendre place à bord le duc de Brunswick, généralissime des armées
+alliées, le prince de Nassau, fidèle ami des Bourbons, le comte de
+Romanzof, délégué auprès d'eux comme ambassadeur par l'impératrice
+Catherine, le comte d'Oxenstiern, ambassadeur du roi de Suède, le baron
+de Duminique, ministre de l'électeur, le chevalier de Bray, représentant
+de l'Ordre de Malte, puis les seigneurs français, le comte de Calonne,
+les maréchaux de Broglie et de Castries, chargés d'ans et de gloire,
+l'évêque d'Arras, le duc de Grammont, le général de Bouillé, le marquis
+de Vaudreuil, d'autres encore, officiers et gentilshommes que les
+princes avaient désignés pour les accompagner.
+
+Tandis que sur un autre bateau où les gardes du corps occupaient une
+place réservée on embarquait pêle-mêle chevaux, voitures, des bagages et
+une nombreuse domesticité, les musiciens de l'électeur, groupés à
+l'avant du yacht, épuisaient leur répertoire, et le son des instruments,
+la rumeur des voix, les cris, les appels, les ordres, les acclamations
+de la foule se confondaient dans un indescriptible tumulte. C'est là
+qu'Armand de Malincourt, précédant les princes de quelques instants,
+retrouva son frère et qu'ils échangèrent de tendres adieux. Bien que
+l'absence du vicomte ne dût pas dépasser la durée de quinze jours, ils
+étaient émus l'un et l'autre. C'était si triste, à peine réunis, de se
+séparer de nouveau! Armand répétait ses dernières recommandations.
+
+--Veille sur mon frère comme s'il était de ton sang, disait-il à
+Valleroy. Ne l'abandonne en aucun cas et n'oublie jamais que tu es
+responsable de sa vie devant nos parents. Et toi, chevalier, ne cesse de
+voir en Valleroy le plus sûr des protecteurs, le plus fidèle des amis.
+
+Ces pressantes exhortations n'étaient pas nécessaires. Entre Bernard et
+Valleroy régnaient la confiance et l'amitié; ils rassurèrent la
+sollicitude d'Armand, qui pressait le chevalier sur son coeur. Soudain,
+dans la foule, une rumeur s'éleva. Elle annonçait l'arrivée des voitures
+de la cour. Les deux frères échangèrent une dernière étreinte, et le
+vicomte, après avoir embrassé Valleroy, courut où son devoir l'appelait.
+Bientôt, au milieu des acclamations redoublées, au bruit des fanfares
+retentissantes, le yacht s'ébranlait, gagnait majestueusement le milieu
+du fleuve et se mettait en route. Tant qu'on put le voir, Bernard et
+Valleroy restèrent à la même place, les yeux fixés sur le jeune officier
+qu'emportait le navire, et qui, le sourire aux lèvres, des larmes aux
+joues, agitait son mouchoir en signe d'adieu.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LE CITOYEN PRÉSIDENT
+
+
+Il y avait à peine quinze jours qu'Armand était parti pour Mayence. Cinq
+jours encore et il serait revenu. Mais le temps écoulé depuis son
+départ, comme le temps à courir avant son retour, paraissait à Bernard
+démesurément long. C'étaient des jours et ils lui pesaient comme des
+années, non seulement parce qu'il souffrait d'être loin de son frère,
+mais encore parce que Coblentz ayant, en l'absence des princes, perdu
+l'éclat qu'y répandait leur présence, la misère des émigrés revêtait une
+physionomie plus lamentable. Chaque matin et chaque après-midi, Bernard
+sortait avec Valleroy, tantôt pour faire une excursion aux environs de
+la ville, tantôt pour en parcourir les rues ou en visiter les monuments,
+ou encore pour aller voir le vidame d'Épernon, à l'_Hôtel de la Cigogne_
+où il était en campement comme un voyageur, Venceslas Reybach à son
+atelier, tante Isabelle et Nina, installées toutes deux chez un épicier
+qui avait consenti à leur céder deux chambres au-dessus de sa boutique,
+tantôt enfin pour recueillir des nouvelles au café des _Trois-Couronnes_
+où elles arrivaient toutes. Mais, au terme de ces différentes stations,
+longtemps et à dessein prolongées, restaient encore bien des heures à
+remplir. C'était dans la vie de l'enfant comme un trou qui se creusait
+chaque matin, qu'il n'avait pu combler quand arrivait le soir, une
+monotone uniformité dont il ne parvenait pas à vaincre l'ennui, quelque
+effort que fit Valleroy pour l'en distraire, et qui le disposait à voir
+l'avenir sous des couleurs assombries et attristantes.
+
+Par suite de cet état d'âme, quand sa pensée s'arrêtait au souvenir de
+ses parents, et c'est sur ce souvenir qu'elle était ordinairement fixée,
+il se sentait envahi et dominé par une noire mélancolie, pire qu'un
+bruyant désespoir. Vainement Valleroy s'engageait à partir pour Épinal
+aussitôt après le retour d'Armand, à en ramener le comte et la comtesse
+de Malincourt, à les rendre à la tendresse de leurs fils, Bernard
+refusait de croire au succès de cette entreprise. C'était pitié de
+mesurer l'influence qu'exerçait sur ce jeune coeur le doute affreux par
+lequel il était possédé et qui trouvait un aliment incessant dans le
+caractère tragique des événements qui se déroulaient en France et
+arrivaient à l'étranger travestis ou dénaturés, mais non exagérés. Le
+roi prisonnier dans son palais, sa liberté, sa couronne et sa vie
+menacées, les factions dominant le pays, les prisons remplies
+d'innocents, le gouvernement déclarant la guerre à la Confédération
+germanique et au Piémont, une armée austro-prussienne se préparant à
+franchir la frontière, toutes les puissances s'armant en hâte, la
+noblesse émigrée mourant de faim, tel était à mi-juillet de cette année
+1792 le spectacle qu'offrait notre pays.
+
+Quand ces nuages s'amassaient dans le ciel, comment concevoir
+l'espérance de se dérober aux tempêtes? Les folles illusions des émigrés
+pouvaient seules leur faire croire qu'ils s'y déroberaient. Mais ces
+illusions, à la faveur desquelles princes et gentilshommes élaboraient
+avec enthousiasme des plans dont ils se promettaient merveilles, Bernard
+ne les partageait pas. Ses précoces malheurs avaient mûri sa raison en
+donnant à sa jeunesse une rare prévoyance, et la captivité de ses
+parents fermé son âme aux espoirs chimériques. Valleroy se désolait de
+ne pouvoir guérir ce mal qu'avait fait éclater le départ d'Armand. S'il
+s'était agi de défendre son cher chevalier contre un danger visible et
+tangible, il aurait aisément trouvé des armes dans son dévouement, dans
+son énergie. Mais contre le danger mystérieux créé par l'état d'âme de
+Bernard, il se sentait impuissant. Il n'en déployait pas moins
+d'incessants efforts pour distraire son jeune maître. Il appelait à son
+aide tour à tour le vieux Reybach, l'aimable vidame, la chère tante
+Isabelle et surtout Nina, car il avait remarqué qu'auprès d'elle Bernard
+retrouvait facilement sa bonne humeur et son sourire. Souvent, tandis
+que tante Isabelle courait le cachet, se rendait chez les élèves qu'elle
+devait aux recommandations de M. d'Épernon et du peintre breveté de Son
+Altesse Sérénissime l'électeur de Trêves, Valleroy emmenait les enfants
+quelque part aux environs de Coblentz, les promenait tantôt en voiture,
+tantôt à pied, à travers monts et plaines, dans les forêts qui bordent
+le Rhin, demandant à l'exercice, au grand air, à l'enfantine gaieté de
+Nina la guérison de Bernard. Mais, un moment oublieux de ses peines, le
+chevalier, à peine rentré en ville et séparé de sa petite amie,
+retombait dans sa tristesse. C'était à croire qu'il ne voulait pas
+guérir. Aussi Valleroy appelait-il de ses voeux le retour d'Armand qu'il
+considérait comme un médecin indispensable à Bernard. Par bonheur, la
+date fixée pour ce retour était proche. Valleroy se rassurait en
+répétant aux trois amis qui partageaient ses angoisses, en se répétant à
+lui-même qu'elles touchaient à leur terme. Ce jour-là, vers la fin du
+jour, il s'était rendu, suivant sa coutume, au café des
+_Trois-Couronnes_, en compagnie du chevalier. C'était l'heure où s'y
+réunissaient les émigrés en résidence à Coblentz; toujours en quête de
+nouvelles, ils venaient en ce lieu lire les gazettes, interroger les
+voyageurs arrivés de France. Il était rare qu'une journée s'écoulât sans
+y amener des visages nouveaux. Malgré la rigueur des lois édictées par
+le gouvernement français contre les émigrés, le nombre des fugitifs,
+loin de diminuer, allait toujours en augmentant comme la terreur
+générale qu'ils invoquaient pour justifier leur fuite. À peine apparus
+au café des _Trois-Couronnes_, ces voyageurs y devenaient sur-le-champ
+un objet de curiosité. On commençait par les examiner en silence, par
+étudier leurs gestes, leurs allures; on les jaugeait en quelque sorte
+pour savoir ce qu'ils valaient, et, s'ils étaient pris au sérieux, jugés
+dignes de foi, on les interrogeait avidement.
+
+Ce soir-là, comme il s'en était présenté quelques-uns, on les avait
+soumis aux formalités ordinaires, et maintenant l'attention était
+suspendue aux lèvres de l'un d'entre eux, un Parisien qui prétendait
+avoir quitté Paris cinq jours avant, parce que les royalistes n'y
+étaient plus en sûreté. Il décrivait l'aspect sinistre de la capitale
+livrée à l'émeute; il racontait les méfaits révolutionnaires, les
+rigueurs exercées contre des innocents, les violences des clubs, les
+rivalités de la Commune et de l'Assemblée, la misère publique, les
+humiliations subies par la famille royale. Ses récits consternaient et
+excitaient tour à tour ses auditeurs, leur arrachait des clameurs de
+colère et des cris de pitié, auxquels succédèrent des exclamations de
+surprise quand il révéla que les armées françaises en marche vers les
+Flandres et le Rhin étaient des armées redoutables, bien commandées,
+formées des vieilles troupes royales et de plusieurs milliers de
+volontaires, des adolescents pour la plupart, qui s'enrôlaient en jurant
+de mourir pour la patrie. Plusieurs voix protestèrent.
+
+--Ce sont des contes que vous nous faites là!
+
+--La Révolution ne trouvera pas de défenseurs parmi les braves.
+
+--Calonne ne cesse d'affirmer que les factieux n'ont ni soldats ni
+argent.
+
+--Calonne s'est trompé, répliqua le Parisien, et vous vous en
+convaincrez bientôt, Messieurs.
+
+M. d'Épernon, assis à la même table que Bernard et Valleroy, assistait
+impassible à cette scène, et n'avait rien perdu des propos du voyageur.
+
+--Cet homme ne ment pas, dit-il à demi-voix. Quoique dans l'entourage
+des princes on affecte de traiter avec dédain les soldats que le
+gouvernement français envoie contre les Autrichiens et les Prussiens,
+ceux-ci trouveront à qui parler.
+
+En entendant M. d'Épernon rendre cet hommage à la valeur des soldats de
+la France, Bernard ne put se défendre d'un mouvement de joie qu'il eut
+peine à dissimuler. Étrange et troublant, le sentiment qui s'emparait de
+lui. La royauté qu'avaient servie ses ancêtres était en péril; l'ancien
+régime, source des richesses et des honneurs de la maison de Malincourt,
+s'effondrait dans les débris du trône des Bourbons; son père et sa mère
+étaient en prison; lui-même n'était plus qu'un pauvre petit émigré ne
+pouvant rien attendre que des victoires de l'étranger, et cependant,
+quand tout lui commandait de former des voeux pour le triomphe de
+celui-ci, c'est aux armes françaises qu'inconsciemment, comme malgré
+lui, il les adressait, animé d'admiration et de sympathie pour ces
+jeunes volontaires dont venait de parler le voyageur, qui donnaient leur
+vie au pays, et tout brûlant du désir de les imiter. Dans son esprit,
+ces choses restaient encore vagues, ne prenaient corps que lentement,
+peu à peu. Il eût été bien embarrassé pour les expliquer et les définir,
+n'aurait même su de quel nom les appeler. Mais, c'était le patriotisme
+qui s'éveillait en lui, et dont il devait, à quelques années de là,
+subir la puissance et les entraînements.
+
+Les émotions confuses qu'à cette heure il ressentait, il se garda de les
+confier à ses amis, et ils ne les devinèrent pas. M. d'Épernon suivait
+avec intérêt la discussion engagée par les habitués du café des
+_Trois-Couronnes_ et le nouvel arrivant. Quant à Valleroy, tout en
+feignant d'écouter, il ne perdait pas de vue un personnage inconnu de
+lui, entré depuis quelques instants et qui se tenait à l'écart, le nez
+dans une gazette allemande. C'était un jeune homme, épais et replet, aux
+manières communes, à mine futée, avec des yeux gris et fuyants, percés
+en trou de vrille, sous un front bas et étroit, qui formait un
+saisissant contraste avec le reste du visage trop large et trop gras. Il
+portait une lévite noire à pèlerine, des culottes blanches, des bottes à
+la russe et un chapeau haut de forme, à grandes ailes, orné d'une boucle
+sur le devant. Bien qu'il affectât de se tenir éloigné des groupes que
+formaient les émigrés et parût indifférent à leurs propos, il y prêtait,
+à ce que crut remarquer Valleroy, une attention soutenue.
+
+--Je connais cette figure, dit l'honnête serviteur des Malincourt. Je
+l'ai déjà vue. Mais où?
+
+Et il scrutait ses souvenirs les plus récents comme les plus anciens,
+cherchant à y retrouver le personnage dont la présence lui causait
+maintenant un indicible malaise. Tout à coup, il tressaillit. Il se
+rappelait. À la clarté de sa mémoire, un tableau se dessinait dans sa
+pensée, dont les lignes vagues d'abord et comme à demi effacées
+sortaient peu à peu des nuages de l'oubli, prenaient une forme précise.
+C'était au château de Saint-Baslemont, le soir du funeste jour. Il se
+revoyait debout, sur la terrasse du château, secoué par la colère, le
+front contre les vitres, à travers lesquelles il embrassait du regard
+une vaste salle pleine de gardes nationaux et de peuple auxquels M. de
+Malincourt tenait tête. Dans ce tumulte, un petit homme vêtu d'une
+carmagnole, coiffé d'un feutre en pointe, s'agitait, pérorait et
+finalement donnait l'ordre d'arrêter les châtelains. Et c'était le même
+homme auquel, bien des fois depuis, avait songé Valleroy en se
+promettant de tirer vengeance de lui, s'il le rencontrait jamais, qui
+maintenant se trouvait là, sous sa main, audacieux et tranquille, parce
+qu'il se croyait inconnu. Oui, c'était Joseph Moulette, dit Curtius
+Scoevola, membre de la municipalité d'Épinal et président du club des
+Jacobins créé dans cette ville à l'image de celui de Paris.
+
+Quand Valleroy fut assuré qu'il ne se trompait pas, sa physionomie prit,
+à son insu, l'expression menaçante d'un bouledogue en arrêt, la nuit,
+devant un malfaiteur. Ah! citoyen Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola,
+que ne pouviez-vous comprendre la signification du terrible regard
+braqué sur vous!...
+
+--Qu'est-ce qui l'amène à Coblentz? se demandait Valleroy. Sans doute
+une méchante action à commettre. C'est comme espion qu'il est venu. Il
+s'agit donc pour moi, non seulement de venger mes seigneurs, mais encore
+d'empêcher le citoyen de faire des victimes nouvelles. Ah! nous allons
+rire, maître Moulette. Monsieur le chevalier, dit-il soudain à Bernard,
+je suis obligé de vous quitter un moment. Vous voudrez bien m'attendre
+ici, et si je tardais trop à revenir, rentrez sans moi. M. le vidame
+daignera vous accompagner jusqu'à la maison.
+
+--Où vas-tu donc, Valleroy? demanda l'enfant avec surprise.
+
+--Je vous le dirai plus tard, Monsieur le chevalier, et vous aussi, vous
+le saurez, Monsieur le vidame.
+
+Sans attendre leur réponse, il se leva et partit sur les traces de
+Joseph Moulette, qui venait de quitter sa place et se dirigeait vers la
+porte. Une fois dehors, le président du club des jacobins d'Épinal jeta
+dans la rue à droite et, à gauche un regard chercheur et inquiet, le
+regard d'un homme fraîchement débarqué dans une ville qu'il ne connaît
+pas, et embarrassé, la nuit venue, d'y trouver son chemin. Puis, s'étant
+retourné, il aperçut derrière lui, sur le seuil du café des
+_Trois-Couronnes_, Valleroy qui se donnait l'air débonnaire d'un bon
+bourgeois regagnant son gîte. Avec une politesse exagérée, il lui dit en
+allemand:
+
+--Voudriez-vous bien, Monsieur, m'indiquer la route que je dois suivre
+pour regagner la Wilhelmstrasse?
+
+Comme beaucoup de Français habitant les provinces de l'Est, Valleroy
+comprenait et parlait la langue allemande. Il s'en servit donc pour
+répondre:
+
+--Je vais de ce côté. Monsieur, et je me ferai un plaisir de vous
+accompagner.
+
+Sur cette offre courtoise, acceptée aussitôt que formulée, les deux
+hommes se mirent à marcher côte à côte. La nuit venait; les réverbères
+n'étaient pas encore allumés. Joseph Moulette ne pouvait lire le nom des
+rues, ni se rendre compte que son guide allongeait le chemin. Ce
+dernier, qui voulait se donner le temps de causer sans contrainte, se
+garda donc de prendre par le plus court et commença par tourner le dos à
+la Wilhelmstrasse.
+
+Après quelques minutes de marche silencieuse, il interrogea son
+compagnon.
+
+--Vous êtes Français, Monsieur?
+
+--Vous l'avez deviné? s'écria Joseph Moulette.
+
+--À votre accent, quand vous m'avez parlé tout à l'heure. Vous avez une
+certaine manière de prononcer l'allemand qui est commune aux gens de
+votre pays, du nôtre devrais-je dire, car je ne saurais dissimuler que
+je suis votre compatriote.
+
+--Mon compatriote! Émigré, peut-être?
+
+--Émigré comme vous, citoyen président.
+
+Le citoyen président bondit.
+
+--Eh! prenez garde, que diable! On peut nous entendre... D'ailleurs, je
+ne vous comprends pas; je suis voyageur en grains.
+
+--La rue est déserte, observa Valleroy avec flegme. Vous êtes voyageur
+en grains comme moi voyageur en vins, ce qui est la qualification que je
+me donne ici.
+
+--Ainsi, vous me connaissez? reprit Joseph Moulette résigné.
+
+--Quand on a eu l'honneur de vous voir et de vous entendre à la tribune
+des jacobins d'Épinal, on ne peut plus vous oublier. Votre éloquence, la
+pureté de votre civisme laissent dans le coeur des vrais patriotes des
+traces ineffaçables.
+
+--Est-ce sincère, ce que vous me dites là? demanda le citoyen président
+en essayant de dévisager son interlocuteur qu'enveloppait l'ombre du
+soir. N'est-ce pas plutôt un piège que vous me tendez?
+
+--Un piège! s'écria Valleroy, continuant à mentir avec aplomb pour
+garder le rôle qu'il avait imaginé. Vous tendre un piège, moi! Dans quel
+but? Et quel gage faut-il vous donner de ma sincérité?
+
+--Avouez-moi qui vous êtes.
+
+--Qui je suis? Tiburce Valleroy, délégué à Coblentz par la commune de
+Paris pour observer les menées des émigrés et lui en rendre compte.
+
+--Un collègue, alors, un observateur comme moi.
+
+--Parbleu, je m'en doutais, pensa Valleroy.
+
+Et tout haut, il reprit:
+
+--Ah! vous aussi, vous êtes délégué...
+
+--Par la commune d'Épinal comme vous par celle de Paris, avoua Joseph
+Moulette, mais avec une mission plus restreinte que la vôtre.
+
+--Quelle est-elle, cette mission? continua le faux espion dont la
+curiosité s'excitait.
+
+--Elle consiste à rechercher si un ci-devant comte de Malincourt,
+récemment arrêté par mes soins en son château de Saint-Baslemont, dans
+les Vosges, comme prévenu d'émigration, a séjourné, le mois dernier, à
+Coblentz, et si ses fils s'y trouvent encore.
+
+Valleroy dressait l'oreille.
+
+--Quel intérêt présente cette recherche? fit-il avec bonhomie.
+
+--Un intérêt majeur, répliqua Joseph Moulette gravement. Comme je vous
+le disais, c'est par mes soins que le ci-devant comte a été décrété
+d'arrestation et emprisonné à Épinal avec la ci-devant comtesse qui
+n'avait pas voulu se séparer de lui. Le mandat d'arrêt se justifiait
+deux fois, d'abord par le séjour que le prévenu a fait à Coblentz,
+ensuite par sa volonté d'y revenir. Le séjour n'est pas contestable; il
+a eu un témoin; la volonté est évidente, puisque, lorsque j'ai arrêté le
+ci-devant comte, il se préparait à fuir.
+
+--Ah! bandit, ta confession te condamne, murmura Valleroy.
+
+--Vous dites?
+
+--Moi? Rien; je vous écoute.
+
+--L'arrestation était donc légitime et faisait honneur à ma
+perspicacité, continua Joseph Moulette. Mais figurez-vous qu'on l'a
+blâmée à Paris, où divers habitants de Saint-Baslemont ont, paraît-il,
+porté plainte contre moi, pour excès de pouvoir. Oui, on a critiqué mon
+zèle, on m'a désavoué, moi dont le civisme est si pur! Paris a commencé
+par revendiquer les prisonniers et par nous les enlever. Puis,
+l'accusateur public a fait savoir à la municipalité d'Épinal qu'aucune
+charge n'existait contre eux, puisqu'il n'était pas démontré que le
+ci-devant comte eût commis le crime d'émigration et qu'il était certain
+que la ci-devant comtesse ne l'avait pas commis, qu'en conséquence, il
+n'y avait pas lieu de poursuivre.
+
+--Mais, alors, on les a mis en liberté? dit Valleroy qu'étouffaient la
+colère et l'angoisse.
+
+--Oh! pas encore. Transférés à Paris, ils y ont trouvé des défenseurs.
+Mais, si malins que soient ceux-ci, Curtius Scoevola est plus malin
+qu'eux. Sur ses conseils, la municipalité d'Épinal a protesté contre
+l'esprit de modérantisme de Paris et obtenu un délai pour fournir les
+preuves du crime imputé au ci-devant comte. C'est afin de trouver ces
+preuves que je suis ici.
+
+À ce moment, Joseph Moulette, dit Curtius Scoevola, courut à son insu le
+plus sérieux péril, celui d'être étranglé par les robustes mains de son
+prétendu collègue qu'indignait cette confession arrachée par son
+habileté à la sotte vanité du citoyen président. Mais, par bonheur pour
+ce dernier, Valleroy avait en horreur le meurtre et sut réprimer sa
+violence. Il recouvra même assez de sang-froid pour dire avec calme:
+
+--Vous aviez sûrement à tirer vengeance de la famille de Malincourt?
+Comment expliquer autrement que vous vous acharniez contre elle?
+
+--Je n'en avais jamais entendu parler. Mais, vous concevez... des
+aristocrates... je suis patriote. Et puis, ils ont un château, des
+terres; ces biens seront confisqués, mis en vente au profit de la
+nation, et peut-être ne me sera-t-il pas impossible de me les faire
+adjuger à vil prix.
+
+--Nous voici dans la Wilhelmstrasse, interrompit Valleroy, heureux de
+couper court à des propos qui mettaient sa patience à une trop rude
+épreuve.
+
+--Et voici ma demeure, ajouta Joseph Moulette en s'arrêtant devant une
+auberge reconnaissable à son enseigne, qui représentait, grossièrement
+peint sur un fond de verdure, un boeuf couronné.
+
+--Heureux de vous avoir rendu service, fit Valleroy en feignant de
+s'éloigner. Je vous souhaite de réussir dans votre entreprise.
+
+Mais l'espion le retint.
+
+--Je ne vous quitte pas si vous ne vous engagez à me revoir, à me venir
+en aide. Puisque nous servons tous deux la même cause, j'ai le droit de
+compter sur votre concours.
+
+--Il ne vous sera pas refusé, s'il peut vous être utile. Mais que
+puis-je pour vous?
+
+--Ce que vous pouvez pour moi? Tout ce que je ne peux moi-même. Me
+guider dans cette ville que vous connaissez et où je viens pour la
+première fois, m'introduire dans la société des émigrés, qui vous est
+familière puisque vous étiez tout à l'heure au milieu d'eux; seconder
+enfin les efforts que je viens faire pour découvrir les fils du
+ci-devant comte de Malincourt, et leur faire avouer, par la ruse, que
+leur père était ici le mois dernier.
+
+Valleroy resta d'abord silencieux, comme si la réponse qu'attendait
+Moulette eût mérité réflexion. Puis il dit résolument:
+
+--Je n'ai rien à refuser aux amis du peuple, surtout lorsque, comme
+vous, ils s'attachent à déjouer les complots liberticides. Je vous
+guiderai dans la ville, je vous présenterai aux plus influents des
+émigrés et je vous ménagerai une entrevue avec les fils du ci-devant
+comte de Malincourt.
+
+--Ils sont à Coblentz et vous les connaissez?
+
+--Ils sont à Coblentz et je les connais.
+
+--Mais alors, vous devez savoir si leur père est venu à une époque
+récente.
+
+--Il est venu.
+
+--Et vous n'en disiez rien!
+
+--Avant de rien dire, j'ai voulu me convaincre que vous ne m'aviez pas
+menti, quand vous vous êtes attribué la qualité de délégué de la commune
+d'Épinal.
+
+--Et maintenant, vous êtes convaincu?
+
+--Absolument convaincu, et, dès demain, je vous le prouverai.
+
+--Vous me rendez un fier service, citoyen Valleroy, et si jamais Joseph
+Moulette est à même de vous exprimer sa reconnaissance, il le fera, n'en
+doutez pas. C'est égal, continua le président du club des jacobins
+d'Épinal, quand le hasard se mêle d'être bienveillant pour ceux qui
+s'abandonnent à lui, il ne l'est pas à moitié. Lorsqu'il y a quelques
+heures je débarquais à Coblentz, pouvais-je croire que j'allais réussir
+du premier coup?
+
+--Cela vous était bien dû, répondit Valleroy.
+
+--Un mot encore. Demain, où vous verrai-je?
+
+--Chez vous, à 5 heures: jusque-là, gardez-vous de sortir et d'attirer
+l'attention. La police de l'électeur est défiante et disposée en ce
+moment à voir dans tout nouveau venu un agent révolutionnaire. Il est
+inutile de vous attirer des avanies.
+
+--Oui, vous avez raison. Demain, je ne bougerai pas de mon auberge et je
+vous y attendrai à l'heure dite. Au revoir, citoyen Valleroy.
+
+--Au revoir, citoyen président.
+
+Ils se séparèrent sur ces mots.
+
+Il était temps, car, brisé par les efforts qu'il avait faits pour
+dissimuler ses sentiments et en contenir l'explosion, Valleroy n'en
+pouvait plus. Ainsi, le comte et la comtesse de Malincourt n'étaient
+plus à Épinal; on les avait transférés à Paris. Fallait-il s'en réjouir
+ou s'en attrister? On les avait soustraits aux basses vexations de
+Joseph Moulette et des tyranneaux d'Épinal, disposés à se faire honneur
+de cette importante arrestation. Mais on les avait jetés dans la vaste
+fournaise parisienne où dix prisons se disputaient les infortunés de
+leur condition et de leur rang et où l'oeuvre de leur délivrance
+rencontrerait plus de difficultés que dans une petite ville. À Épinal,
+Valleroy aurait aisément trouvé des complices pour aider à l'entreprise
+qu'il méditait. À Paris, il ne connaissait personne. Les preuves, il est
+vrai, manquaient à l'accusation. En empêchant Joseph Moulette de quitter
+Coblentz, où il était venu les chercher, on les empêcherait d'arriver à
+Paris, puisque seul il pouvait les fournir. Mais le comte et la comtesse
+de Malincourt n'en resteraient pas moins captifs, et à quels dangers une
+captivité prolongée ne les exposait-elle pas? Le séjour de Paris
+devenait d'autant plus redoutable aux aristocrates que la populace,
+surexcitée par la menace d'une invasion, ne parlait de rien moins que de
+les massacrer avec la famille royale, le jour où les armées étrangères,
+à supposer qu'elles fussent victorieuses, arriveraient sous les murs de
+la capitale. Ainsi, de quelque côté qu'on envisageât la situation, elle
+ne présentait que périls, et ce qui achevait de désoler Valleroy, c'est
+que son infatigable dévouement à la maison de Malincourt devenait
+impuissant et qu'il craignait de ne plus trouver une propice occasion de
+l'exercer.
+
+Tout en examinant ces perspectives angoissantes, il revenait vers le
+café des _Trois-Couronnes_. Quand il y entra, Bernard et le vidame
+d'Épernon étaient encore à la place où il les avait laissés. Comme il
+les rejoignait, Bernard, sans lui laisser le temps de s'asseoir,
+l'interrogea.
+
+--Nous diras-tu maintenant pourquoi tu nous as quittés si vite tout à
+l'heure?
+
+--Pour aller chercher des nouvelles de vos parents. Monsieur le
+chevalier.
+
+Bernard devint très pâle.
+
+--Des nouvelles de mes parents? Tu en as?
+
+--J'en ai, et quoiqu'elles ne soient pas telles que je le voudrais,
+elles ne sont pas aussi alarmantes qu'on pouvait le craindre.
+
+Et, pressé de décharger son coeur des émotions qu'il y renfermait depuis
+une heure, il fit à Bernard et au vidame d'Épernon le récit fidèle de ce
+qu'il avait dit et appris dans son entretien avec le citoyen Joseph
+Moulette.
+
+--Ainsi, murmura Bernard quand ce fut fini, cet homme est à Coblentz!
+Ah! pourquoi mon frère est-il loin de nous? À défaut de lui, pourquoi
+moi-même ne suis-je qu'un enfant?
+
+--Que feriez-vous donc, chevalier, si vous étiez un homme? demanda le
+vidame.
+
+--Je me vengerais. Je châtierais ce misérable comme il le mérite.
+
+--Laissez là les idées de vengeance, Bernard. Celui que vous appelez un
+misérable n'est, comme ses pareils, que l'instrument de desseins qu'il
+ignore et d'ambitions qu'il ne comprend pas. Il n'est qu'une parcelle de
+la masse inconsciente, au nom de laquelle quelques fanatiques nous
+oppriment, un flot d'écume du torrent qu'ils ont déchaîné pour se frayer
+un chemin. Vous venger de lui, la belle affaire! Ne songeons qu'à
+l'empêcher de nuire, cela vaudra mieux.
+
+--Oui, l'empêcher de nuire, c'est bien cela, observa Valleroy. Mais
+comment?
+
+--Il est fâcheux que nous nous trouvions dans l'impossibilité de
+consulter le vicomte Armand, reprit M. d'Épernon, il nous eût suggéré
+peut-être un moyen. Pour moi, je n'en vois qu'un, un seul. Pour que le
+citoyen Moulette soit impuissant à nuire, il faut le retenir à Coblentz,
+l'empêcher de communiquer avec ses amis, et pour le retenir, l'enfermer.
+Eh bien, mais, les prisons ne manquent pas à Coblentz. La forteresse de
+la Chartreuse vaut bien la défunte Bastille. Nous y ferons mettre M.
+Moulette.
+
+--Vous obtiendrez un ordre d'arrestation? s'écria Valleroy.
+
+--Le chef de la police électorale est mon ami. Il ne me refusera pas une
+lettre de cachet. Ce ne sera peut-être pas très régulier, mais il y a
+force majeure. Et puis, nous trouverons un prétexte.
+
+--Et si le prisonnier se réclame du ministre de France?
+
+--On étouffera sa réclamation... Mais il est 9 heures, ajouta le vidame
+d'Épernon en se levant. L'heure de mon souper a sonné depuis longtemps
+et je vous quitte. Venez me trouver demain, dès le matin, maître
+Valleroy. Nous aviserons. Je vais réfléchir de mon côté; réfléchissez du
+vôtre. La nuit porte conseil.
+
+Il s'éloigna à pas comptés, toujours fringant, toujours alerte, cachant
+sous son fin sourire ses impressions de la journée. Comme un philosophe,
+il les rapportait chaque soir en son logis pour y méditer à loisir et y
+puiser la sagesse. Bernard et Valleroy ne tardèrent pas à l'imiter. Mais
+ils ne possédaient ni son sang-froid ni son aimable scepticisme, et ils
+rentrèrent tristement, portant en eux, obsédante et troublante comme un
+cauchemar, la perspective des périls auxquels étaient exposés à Paris le
+comte et la comtesse de Malincourt.
+
+Durant l'après-midi du lendemain, à l'auberge du _Boeuf Couronné_, dans
+la chambrette qu'il occupait sous les toits, la seule que l'affluence
+des émigrés eût laissée disponible, Joseph Moulette attendait la visite
+de Valleroy. Très agité, dévoré d'impatience, il allait et venait entre
+les quatre murs de son domicile, tirant sa montre à tout instant pour
+s'assurer qu'elle ne marquait pas 5 heures. Comme elle allait les
+marquer, il entendit un bruit de pas dans le corridor, courut ouvrir et
+se trouva en présence de celui qu'il attendait.
+
+--Vous êtes exact, citoyen, lui dit-il. M'apportez-vous de bonnes
+nouvelles?
+
+--Vous allez en juger, répondit Valleroy en entrant dans la chambre,
+dont il ferma la porte. J'ai vu ce matin les fils du ci-devant comte de
+Malincourt. Ils sont deux, l'un officier dans l'armée des émigrés,
+l'autre un enfant, de la graine d'aristocrate. Je leur ai annoncé
+l'arrivée à Coblentz d'un messager de leur père. C'est en cette qualité
+que, tout à l'heure, vous vous présenterez à eux.
+
+--Oh! c'est bien imaginé, admirablement imaginé, s'écria Joseph Moulette
+emporté par l'enthousiasme...
+
+--Une fois dans leur confiance, il ne tiendra qu'à vous, si vous êtes
+habile, de leur faire avouer tout ce que vous voudrez et d'en apprendre
+long. C'est eux qui vous fourniront ainsi les preuves que vous venez
+chercher et qui seront au besoin fortifiées par mon témoignage, puisque
+j'aurai assisté à l'entrevue.
+
+--Bravo! Le ci-devant comte est frit et son château de Saint-Baslemont
+est à moi!
+
+Et le président du club des Jacobins manifesta son contentement en
+exécutant une belle pirouette. Mais, à ce moment, on frappait à la
+porte.
+
+--Entrez, fit-il sans défiance.
+
+Ceux qui entraient étaient au nombre de cinq. Ils portaient l'uniforme
+des gendarmes de l'électeur de Trèves. L'un d'eux, un officier,
+commandait aux quatre autres.
+
+--Qui demandez-vous, Messieurs? bégaya le citoyen président, médusé par
+cette apparition.
+
+--Vous êtes bien le sieur Joseph Moulette? dit l'officier.
+
+--Oui, Joseph Moulette, émigré français, faisant le commerce des grains.
+Et voici mon ami Tiburce Valleroy, honorablement connu à Coblentz.
+
+--Connu à Coblentz, oui, reprit l'officier en portant un regard de
+défiance sur Valleroy qui baissait les yeux: mais honorablement, c'est
+une autre affaire, et peut-être n'est-il pas bon pour lui d'être trouvé
+ici en votre compagnie... Peu importe, d'ailleurs; ce n'est pas de lui
+qu'il s'agit en ce moment, mais de vous, Joseph Moulette, dit Curtius
+Scoevola: au nom de Mgr l'électeur, je vous arrête.
+
+Il fit un signe et les quatre gendarmes entourèrent le citoyen
+président.
+
+--Messieurs, il y a méprise, protesta celui-ci; je ne m'appelle pas
+Curtius Scoevola. Je suis un homme inoffensif qui s'est vu contraint de
+fuir son pays pour échapper à ses persécuteurs. Vous arrêtez un
+innocent.
+
+--Vous direz cela au magistrat chargé de vous interroger. Prenez vos
+hardes, si vous voulez, et en route!
+
+--Ne résistez pas, souffla Valleroy à l'oreille de Joseph Moulette, vous
+aggraveriez votre cas. Je cours chez le ministre de France pour
+l'avertir; il vous fera mettre en liberté.
+
+--Le ministre de France, Bigot de Sainte-Croix, un aristocrate! Il
+n'interviendra pas pour moi.
+
+--Alors, j'écrirai à Paris; mais, au nom du ciel, soumettez-vous. Ne
+vous inquiétez pas, vous serez bientôt délivré. En attendant, je payerai
+votre auberge et vous enverrai vos vêtements là où vous serez.
+
+--Je vous recommande mes papiers, s'ils ne sont pas saisis,
+murmura-t-il, surtout le sauf-conduit et la carte de civisme qui m'ont
+été délivrés par la municipalité d'Épinal...
+
+Dans la rue, un attroupement s'était formé autour de la voiture qui
+devait emporter le prisonnier. Les gendarmes écartèrent cette foule pour
+permettre à celui-ci de passer. Ils le firent monter dans le carrosse où
+ils s'empilèrent avec lui, qui dans l'intérieur, qui sur le siège. Au
+moment où le cocher fouettait ses chevaux, Joseph Moulette aperçut
+Valleroy qui lui adressait dans un regard de pitié un triste adieu. Ce
+regard le réconforta. Mais, quand la voiture eut tourné le coin de la
+rue, le visage de Valleroy se détendit.
+
+--Nous voilà toujours tranquilles de ce côté, pensait le loyal serviteur
+de la maison de Malincourt. Les preuves qui pourraient faire condamner
+M. le comte n'arriveront pas à Paris.
+
+Il remonta dans la chambre où Joseph Moulette venait d'être arrêté,
+fourra pêle-mêle dans une valise les effets du citoyen président dont il
+paya la dépense, et donna l'ordre à l'aubergiste d'envoyer le tout à la
+forteresse de la Chartreuse. Quant aux papiers, il les mit dans sa poche
+en disant:
+
+--Un sauf-conduit! Une carte de civisme! Cela peut servir un jour ou
+l'autre. Si jamais il les réclame, on lui répondra qu'ils ont été
+saisis.
+
+Le même soir, Joseph Moulette était écroué à la forteresse de la
+Chartreuse, prison d'État de l'électorat de Trèves. Sur le registre
+d'écrou, à côté de son nom, on écrivit ces mots: «Homme très dangereux.
+Devra être l'objet d'une surveillance rigoureuse.»
+
+Peu de jours après, au commencement d'août, l'électeur de Trèves et les
+frères du roi de France rentrèrent à Coblentz, faisant escorte à
+Frédéric-Guillaume, roi de Prusse, qui venait attendre son armée dans
+cette ville, où elle devait se concentrer pour marcher sur la frontière
+française. Ce ne fut pendant une semaine que «noces et festins»,
+banquets, bals, illuminations, revues. Armand de Malincourt était revenu
+en même temps que le comte d'Artois. Son retour, les bruyantes
+solennités qui suivirent, furent un allégement à la tristesse de
+Bernard, une éclaircie dans l'ombre qui l'enveloppait. Heureux de revoir
+son frère, rassuré par l'arrestation de Joseph Moulette sur le sort de
+ses parents, excité par les brillants spectacles dont il était témoin,
+il recouvra la gaieté de son âge, son ordinaire sérénité, la confiance
+naturelle de la jeunesse dans l'avenir.
+
+Malheureusement, le séjour des princes à Coblentz devait être de courte
+durée. À Mayence, ils avaient plaidé leur cause auprès de l'empereur
+François II et du roi de Prusse, obtenu de prendre part aux opérations
+militaires, eux et les vingt mille hommes enrôlés sous leurs ordres et
+sous les ordres du prince de Condé. Attaché à la personne du comte
+d'Artois, Armand était tenu de le suivie, et Bernard, trop jeune encore
+pour être admis parmi les belligérants, contraint de résider à Coblentz
+jusqu'à la fin de la campagne. Une séparation nouvelle s'imposait donc
+aux deux frères. Mais, quelque chagrin qu'il en ressentît, Bernard
+semblait disposé à la supporter plus courageusement que la première.
+C'est que cette fois, partageant de nouveau les illusions des émigrés,
+il entrevoyait le terme de leurs communes douleurs et la délivrance de
+ses parents.
+
+Ces illusions dont, durant quelques jours, par suite de son isolement,
+il avait cessé de subir l'influence, de nouveau le dominaient,
+l'emportaient sur leurs ailes, et quoique la guerre qui allait s'engager
+choquât son patriotisme à peine éveillé, il la considérait comme une
+nécessité, comme l'unique moyen d'abréger les malheurs qui désolaient la
+patrie. De toutes parts, autour de lui, l'ardeur des émigrés se donnait
+libre cours. C'était une ivresse folle qui mettait des menaces dans leur
+bouche et gonflait leur coeur d'insatiables besoins de représailles et de
+vengeances. Ils annonçaient bruyamment leurs prochaines victoires,
+l'écrasement de leurs ennemis, la défaite des armées françaises, la
+restauration de l'ancien régime et des privilèges de la noblesse.
+Princes et gentilshommes, officiers et soldats, tous tenaient le même
+langage, en proie à la même exaltation et au même aveuglement. Chaque
+jour, des régiments autrichiens et prussiens arrivaient à Coblentz,
+allaient camper autour de la ville, où le roi de Prusse les passait en
+revue. Les émigrés se portaient à leur rencontre, visitaient leurs
+campements, les acclamaient.
+
+Ces événements grisaient Bernard, et, n'ayant en vue que la mise en
+liberté de ses parents, il faisait des voeux pour le succès des armes
+étrangères. Plus tôt elles seraient à Paris, plus tôt ses parents
+seraient délivrés et plus tôt lui-même pourrait se réunir à eux. Il
+n'était plus question maintenant du départ de Valleroy. Armand avait
+jugé que ce voyage devenait inutile et que M. et Mme de Malincourt ayant
+été transférés à Paris, à leur fils incombait le devoir de les secourir.
+Valleroy, constitué protecteur et gardien de Bernard, devait rester à
+Coblentz avec lui jusqu'à la victoire définitive de la coalition. À ce
+moment, Armand, ayant tiré de leur captivité le comte et la comtesse de
+Malincourt, appellerait Bernard auprès d'eux, et celui-ci partirait sous
+la conduite de Valleroy pour aller les rejoindre. Tels étaient les plans
+qui furent concertés entre les deux frères pendant les quelques jours
+qui précédèrent le nouveau départ d'Armand. Celui-ci voulut aussi
+assurer l'existence de Bernard et de Valleroy, pendant la durée de son
+absence. Aux économies de Valleroy il joignit tout l'argent dont il
+pouvait disposer, ne gardant pour lui-même que ce qui lui était
+nécessaire durant sa route jusqu'à Paris. Là, il devait trouver des
+ressources et notamment les cent mille livres cachées dans l'hôtel de
+Malincourt et dont le comte avait révélé l'existence à Valleroy en le
+chargeant d'aller les chercher pour les offrir aux princes.
+
+Ces arrangements occupèrent les dernières heures de son séjour auprès de
+son frère, puis vint le moment de la séparation. Ce jour-là, Coblentz
+assista à un inoubliable spectacle. Dès la veille, la presque totalité
+de l'armée prussienne s'était mise en marche sur l'Alsace, suivie des
+Corps d'émigrés qui devaient combattre à ses côtés. Il ne restait plus
+au camp que quelques régiments. Le roi de Prusse à cheval se met à leur
+tête, ayant à ses côtés les princes français, le duc de Brunswick, et
+derrière eux une escorte dans laquelle figuraient pêle-mêle des
+officiers de tous grades, français et allemands. Au bruit des
+acclamations et au son des musiques, le brillant cortège et les
+régiments défilèrent devant cent mille spectateurs accourus de toutes
+parts. C'était le prologue de la guerre.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+DOULEURS D'EXIL
+
+
+Le jour commençait à baisser. Dans son atelier où déjà pénétrait
+l'ombre, Wenceslas Reybach, penché, depuis plusieurs heures, sur son
+travail, se hâtait, afin de mettre à profit les derniers éclats de la
+lumière expirante. Ce travail, qu'il espérait finir avant la nuit, était
+un portrait, non un portrait sur toile et de grande taille, mais une
+miniature sur émail reproduisant avec fidélité la brune chevelure et le
+pur visage de la petite Nina. La plus importante partie de l'oeuvre était
+terminée. Sur un fond rouge sombre, les traits de l'enfant s'enlevaient
+avec vigueur. Maintenant, le peintre en était au dernier coup de
+pinceau, à ces perfectionnements de la fin par lesquels l'artiste
+imprime aux enfants de sa pensée, livre ou statue, musique ou tableau,
+son empreinte personnelle et son cachet définitif.
+
+En face de lui, tante Isabelle, posée au bord d'un fauteuil, tenait Nina
+sur ses genoux. Celle-ci, entourée de deux bras dont toujours l'étreinte
+lui était douce, demeurait immobile dans la pose que lui avait donnée le
+peintre. Méritante était cette immobilité, car, autour de Nina Bernard
+présent à la séance s'agitait à outrance sans parvenir à se dominer
+assez pour rester en place. Tantôt assis tantôt debout, il allait du
+portrait à peine terminé de sa petite amie à un autre portrait également
+sur émail, achevé et parachevé, celui-là, et qui reproduisait ses
+propres traits. À chaque halte près de l'un ou de l'autre, il s'épandait
+en cris d'admiration et d'enthousiasme, tandis que, tout en lui
+souriant, tante Isabelle enveloppait Nina d'une attention plus grande
+afin d'éviter qu'elle se laissât distraire par le bruit qu'il faisait.
+
+--Là, là, tout beau; du calme. Monsieur le chevalier, répétait Wenceslas
+Reybach. Évitez, je vous en prie, de tourner autour de moi. Vous
+troublez mon recueillement et vous faites trembler mon pinceau entre mes
+doigts.
+
+--C'est que je suis si heureux de penser que, grâce à vous, Nina aura
+mon portrait et que j'aurai le sien!
+
+--Tu le garderas, dis? reprenait la petite.
+
+--Sur mon coeur, dans un médaillon, répondait Bernard car c'est pour le
+porter toujours sur moi que j'ai prié M. Reybach de le faire. Je
+posséderai ton image, Nina; tu posséderas la mienne, de telle sorte que
+si nous sommes séparés, nous ne nous oublierons pas.
+
+--Séparés! Crois-tu que nous le serons?
+
+--J'espère que non; mais il faut tout prévoir.
+
+--Me pleurerais-tu pendant longtemps, si tu me perdais? demanda Nina.
+
+Sans rire et très grave, il répondit:
+
+--Je te pleurerais toujours.
+
+--Passez à un autre sujet d'entretien, mes chéris, fit tante Isabelle. À
+peine entrés dans la vie, vous redoutez déjà des catastrophes! Laissez
+cette crainte aux vieillards.
+
+--Y penser n'est pas les redouter, observa Bernard avec simplicité. Ce
+que je voulais dire, c'est que ce portrait, destiné à me rappeler ma
+petite amie, ne me quittera jamais.
+
+--Ne vous rappellera-t-il qu'elle, chevalier? demanda le peintre, en
+reculant d'un pas pour mieux juger de l'ensemble de son oeuvre.
+
+--Il me rappellera ceux que j'ai connus et aimés en même temps qu'elle,
+Monsieur Reybach.
+
+Il formula cette réponse d'un ton si pénétrant que le vieux Reybach jeta
+sur Isabelle un regard entendu, en murmurant à demi-voix:
+
+--Enfant par l'âge, homme par le coeur.
+
+Le peintre, de nouveau, se penchait sur la miniature, s'attaquant aux
+yeux cette fois pour leur donner tout l'éclat que venaient de prendre
+ceux de Nina qu'émerveillait le beau langage de son petit ami, et qui,
+n'osant remuer, manifestait son émerveillement par un sourire. Bientôt,
+personne ne parla plus, comme si l'ombre, en montant dans l'atelier, eût
+imposé silence. Le peintre s'acharnait au travail. Bernard, devenu
+immobile, se tenait près de lui dans l'attente d'une parole qu'il
+devinait imminente et qui indiquerait que le portrait était fini. Quant
+à tante Isabelle, l'expression de son regard témoignait qu'à la faveur
+de ce silence une distraction puissante s'emparait d'elle et l'emportait
+loin, bien loin de l'atelier de Wenceslas Reybach. Et attristantes
+devaient être les images qu'évoquait sa pensée, car son visage s'était
+assombri, comme si elle eût subi l'influence d'une angoisse soudaine.
+
+En ces temps calamiteux, ces angoisses étaient fréquentes dans les âmes,
+aussi fréquentes qu'étaient nombreuses les causes qui les engendraient.
+Deux cent mille Français erraient hors de leur patrie. Ceux qui
+n'avaient pu s'enfuir; ceux que l'amour du sol natal tenait attachés à
+leur foyer, tremblaient sans cesse pour leur liberté et pour leur vie.
+Dans Paris, la guerre civile devenait de jour en jour plus imminente. Le
+10 août, après la tragique invasion des Tuileries, le roi avait été
+arrêté, sa déchéance prononcée. Au commencement de septembre, des bandes
+féroces avaient massacré des prisonniers par centaines, et parmi eux la
+princesse de Lamballe, amie de la reine. Dans l'est et le nord de la
+France, la guerre étrangère déchaînait ses horreurs. Longwy et Verdun
+étaient tombés au pouvoir des armées alliées. Ces armées assiégeaient
+Thionville, et le duc de Brunswick marchait sur Paris. Quelle serait
+l'issue de la campagne commencée depuis six semaines? Aurait-elle pour
+effet de délivrer le roi, de relever son trône, de rouvrir la patrie aux
+proscrits, ou, au contraire, ne ferait-elle qu'accroître le pouvoir de
+la Révolution et ses fureurs?
+
+En France ou dans l'exil, il n'était pas un Français qui chaque jour ne
+se posât ces questions, qui n'eût à se débattre contre les incertitudes
+et les doutes qu'elles soulevaient. Vainement on tentait de s'y dérober;
+elles s'imposaient, sans éclairer l'avenir. Il demeurait obscur, cet
+avenir, obscur et sanglant, car de toutes parts on n'entendait que des
+cris de vengeance, défis et menaces, car aucun des partis engagés dans
+ces luttes meurtrières ne pouvait se flatter d'obtenir la victoire sans
+faire des victimes par milliers. C'est à ces désastres prochains que
+pensait sans doute tante Isabelle, et c'est parce qu'elle y pensait que
+son coeur se serrait.
+
+Dans cette tourmente qui brisait tout sur son passage, quelle serait sa
+destinée? Quelle serait la destinée de l'enfant confiée à sa garde?
+Pauvres, inconnues, abandonnées, que deviendraient-elles toutes deux,
+livrées à l'ouragan? Allait-il les emporter dans son tourbillon comme
+les feuilles détachées d'un arbre? Et lorsqu'il les aurait roulées sans
+pitié, pareilles à des épaves que se disputent les flots de la mer, où
+les déposerait-il?
+
+Cette douloureuse rêverie fut subitement interrompue. Longtemps courbé
+sur la miniature qu'il parachevait, Wenceslas Reybach venait de se
+relever rayonnant, criant dans un soupir de soulagement:
+
+--Je n'y vois plus; d'ailleurs, j'ai fini.
+
+Ce cri ramena tante Isabelle dans l'atelier d'où son imagination l'avait
+emportée. Nina glissait de ses genoux, venait se placer à côté de
+Bernard, regardant de tous ses yeux, dans l'obscurité grandissante, son
+portrait minuscule et ressemblant.
+
+--Est-ce que je peux l'emporter? demanda-t-elle à Reybach.
+
+--Oh! pas encore, répondit le peintre. Je veux le revoir au jour. Et
+puis, il faut le laisser sécher.
+
+--Quand je pourrai le prendre, ce sera pour l'offrir à Bernard.
+
+--Et en échange, reprit celui-ci, je te donnerai le mien.
+
+Tante Isabelle s'était rapprochée de Reybach et le remerciait.
+
+--Laissez donc, faisait le brave homme. Tout le plaisir est pour moi.
+
+En ce moment, Fraulein Lisbeth entra. Dans chaque main, elle portait un
+flambeau dont la flamme vacillante éclairait capricieusement les rides
+de sa figure grimaçante. Elle vint tout droit devant les portraits, les
+contempla d'un air capable.
+
+--Êtes-vous satisfaite, Fraulein Lisbeth? lui dit son maître.
+
+--Très satisfaite, Monsieur.
+
+Grave et solennelle, elle posa les flambeaux sur une table et sortit.
+Mais, comme elle passait le seuil de l'atelier, elle dut s'effacer pour
+livrer passage à Valleroy. Il entra en coup de vent, tout essoufflé.
+Bernard courut à lui, prit sa main, l'entraîna.
+
+--Les portraits sont finis, fit-il; viens les voir.
+
+Mais c'est à peine si Valleroy donnait son attention aux miniatures.
+S'adressant à tante Isabelle et à Reybach, il dit:
+
+--Il y a des nouvelles du théâtre de la guerre.
+
+--Bonnes ou mauvaises? demanda tante Isabelle.
+
+--Le 20 septembre, au village de Valmy, entre Sainte-Menehould et
+Châlons-sur-Marne, les Français, commandés par les généraux Dumouriez et
+Kellermann, ont remporté une grande victoire. L'armée austro-prussienne
+est en déroute. Brunswick renonce à marcher sur Paris et bat en
+retraite.
+
+--Mais alors, tout est perdu! gémit tante Isabelle.
+
+--Perdu! quand les Français sont victorieux? s'écria Bernard.
+
+Il ne continua pas. Ce cri, un inconscient sentiment de joie l'avait
+poussé à ses lèvres et il n'avait pu le contenir. Mais brusquement il
+mesurait toutes les conséquences de cette victoire des Français qui
+mettait en péril les jours de son frère et reculait la délivrance de ses
+parents.
+
+--Et Armand, soupira-t-il, qu'est-il devenu?
+
+--J'ai lieu de croire que M. le vicomte est sain et sauf, répondit
+Valleroy, et qu'il est resté à Verdun avec le comte d'Artois. Il paraît
+certain que les émigrés n'ont pas pris part au combat du 20 septembre.
+
+Rassuré de ce côté, Bernard songeait à son père et à sa mère, et il
+pleurait en silence ses espoirs détruits, ces espoirs qu'avait éveillés
+la marche des alliés sur Paris et qu'anéantissait la nouvelle de leur
+retraite. Nina, ayant vu ses larmes, se serra contre lui, et pleurant
+elle-même, répétait d'une voix caressante:
+
+--Ne pleure pas, Bernard. Ça me fait trop de peine.
+
+--Qu'allons-nous devenir? interrogea tante Isabelle.
+
+Et après une pause, elle ajouta:
+
+--Est-ce par le vidame d'Épernon que vous avez appris ces nouvelles,
+Monsieur Valleroy?
+
+--Le vidame d'Épernon est parti ce matin pour ses terres de Bavière.
+Mais il ne pourrait en dire plus que ce que je sais. Ce sont des
+fugitifs qui me l'ont raconté tout à l'heure au café des
+_Trois-Couronnes_, où ils sont arrivés exténués, les vêtements en
+lambeaux, remplis d'épouvante. Les Français ont été admirables,
+disent-ils, ils se sont battus comme des lions, et, quoique mal équipés,
+mal armés, quelques-uns même chaussés de sabots, ils ont enfoncé les
+carrés prussiens. La défaite de Brunswick est complète, et, s'il est en
+fuite, c'est qu'il a perdu l'espoir de vaincre. Ce qu'il y a de plus
+grave, c'est qu'il a entraîné les émigrés dans sa déroute et que tous
+les efforts faits par ceux-ci depuis deux ans sont perdus.
+
+Valleroy semblait se complaire à ces détails, comme s'il se fût fait
+violence pour ne pas se réjouir de la victoire des Français. Bernard
+l'écoutait avec avidité, partagé entre une satisfaction qu'il ne pouvait
+étouffer et ses alarmes filiales renaissantes. Tante Isabelle était très
+agitée.
+
+--Si ces graves nouvelles se confirment, dit-elle, il n'y aura bientôt
+plus de sûreté à Coblentz pour les émigrés. Ils seront réduits à quitter
+cette ville.
+
+Mais Valleroy s'attacha à lui donner du courage, à lui rendre confiance.
+Selon lui, avant de songer à fuir, il convenait d'attendre les
+événements.
+
+--Restez avec nous, tante Isabelle, ajouta-t-il. Quoi qu'il arrive, nous
+ne partirons pas sans vous.
+
+--Et puis, ne serai-je pas là pour vous protéger? remarqua Reybach.
+
+En rentrant dans leur demeure, Bernard et Valleroy y trouvèrent une
+lettre d'Armand. C'était la troisième qu'ils recevaient depuis son
+départ. Mais, autant les deux premières manifestaient de confiance,
+autant celle-ci trahissait de découragement. Datée de Verdun au
+lendemain de la bataille de Valmy, elle racontait les lamentables
+événements déjà connus à Coblentz. Elle décrivait en termes émouvants
+l'échec des alliés, la misère des émigrés et l'affreuse situation de
+l'armée des princes. C'était la débâcle dans toute son horreur. Elle
+entraînait les princes eux-mêmes. Ils se hâtaient de regagner Coblentz
+sans savoir s'ils pourraient y résider encore ou même y arriver. Parmi
+leurs partisans, les rivalités qu'avait longtemps contenues l'espoir du
+succès éclataient maintenant. Brunswick reprochait à Calonne de l'avoir
+trompé. Calonne reprochait à Breteuil d'avoir perdu la cause royale,
+Breteuil répliquait que la responsabilité du désastre n'était imputable
+qu'à Calonne.
+
+«Au milieu de nos malheurs, ajoutait Armand, j'ai du moins la
+consolation, mon frère, de pouvoir te donner des nouvelles de nos
+parents. Un Français, envoyé secrètement à Paris par le duc de Brunswick
+pour porter au roi un message, a pu se renseigner sur leur sort. Ils
+sont à la prison des Carmes, où on semble les oublier. On ne les a pas
+encore interrogés. Ils ont couru, le 2 septembre, durant les massacres,
+les plus grands périls. Mais ils y ont échappé. Leur santé est bonne et
+ils supportent leur infortune avec courage. Pour moi, je pars à
+l'instant pour Londres, où m'envoie Mgr le comte d'Artois. Je vais
+porter une lettre au roi d'Angleterre. Dès mon arrivée, je t'écrirai, et
+ce sera, je l'espère, pour t'annoncer mon retour à Coblentz.»
+
+Bernard et Valleroy ne furent rassurés qu'à demi par cette lettre. Elle
+les éclairait sur le sort des êtres chéris dont l'absence déchirait leur
+coeur. Mais elle ne permettait pas de prévoir le terme de leurs malheurs
+communs, indéfiniment ajourné par l'échec des alliés.
+
+Durant les jours qui suivirent, parvinrent de Paris à Coblentz des
+nouvelles de plus en plus alarmantes. Après l'emprisonnement de la
+famille royale au Temple, la déchéance du roi et la proclamation de la
+République, c'était maintenant le général de Montesquiou entrant en
+Savoie, et le général de Custine franchissant le Rhin, entrant en
+Allemagne, marchant sur Mayence et s'emparant tour à tour des villes qui
+se trouvaient sur sa route. Worms, Spire, Wurtzbourg ouvraient leurs
+portes sans coup férir à ses armes triomphantes.
+
+Ainsi, non contents de se défendre, les Français portaient l'attaque
+chez les imprudents qui avaient osé franchir leur frontière. On faisait
+de leurs soldats de terrifiantes peintures. On les représentait animés
+de fureur, redoutables comme des barbares, invincibles comme des héros.
+Tout fuyait devant eux. Tandis que l'armée de Brunswick, décimée, en
+désordre, se hâtait de repasser le Rhin, les émigrés quittaient les pays
+où ils avaient trouvé un refuge en deçà de Mayence, les uns pour
+s'enfoncer en Allemagne, les autres pour gagner les Pays-Bas, d'où à
+quelques semaines de là la victoire de Jemmapes devait encore les
+chasser. Leur fuite revêtait un caractère tragique. Avec l'automne était
+venu le mauvais temps. Sous la pluie qui ne cessait de tomber, dans le
+brouillard qui ne faisait trêve que durant quelques heures du jour, ces
+malheureux s'en allaient par les routes encombrées déjà de soldats
+fugitifs, à pied, à cheval, en voiture, en charrette, comme ils
+pouvaient, et tous portant sur leur personne, sur leurs traits, sur
+leurs vêtements, tant de visibles traces de leur infortune qu'on eût dit
+un défilé de vagabonds et de mendiants. Sur le Rhin, des bateaux, des
+radeaux, des petites barques en transportaient d'autres. Ils laissaient
+en chemin des villes et des villages, où ils n'osaient s'arrêter,
+préférant s'en aller toujours plus loin, craignant d'être repoussés. Là
+où, deux ans auparavant, ils avaient trouvé un fraternel accueil, on
+refusait à présent de les recevoir.
+
+Les émigrés réfugiés à Coblentz vivaient en de continuelles alarmes. La
+bienveillance persistante de l'électeur les protégeait encore contre
+l'animadversion des habitants qui, longtemps excités par leur présence,
+les accusaient d'avoir attiré sur la ville les rigueurs des Français.
+Mais, à la tournure que prenaient les événements, il était aisé de
+comprendre que bientôt cette protection deviendrait insuffisante et que
+Coblentz n'offrait plus aux émigrés un asile sûr. D'autre part, on était
+convaincu que si Custine s'emparait de Mayence, il marcherait ensuite
+sur l'électorat de Trêves et que les émigrés seraient contraints de
+suivre l'irrésistible courant des fugitifs qui s'écoulait sous leurs
+yeux.
+
+À la fin de la première quinzaine d'octobre, les princes français
+rentrèrent à Coblentz. Quelle différence entre ce retour lamentable et
+le triomphal départ du mois précédent! Les habitants qui se trouvaient
+encore dans les rues à 9 heures du soir virent passer trois chaises de
+poste allant à toute vitesse. Elles contenaient les frères du roi de
+France et une poignée de courtisans indissolublement liés à leur
+fortune. Elles traversèrent la ville pour gagner le château de
+Schonbornlust. Sur leur passage, plus d'acclamations retentissantes,
+plus de bruyantes fanfares; derrière elles, plus de bruyante escorte,
+mais partout un morne silence, dissimulant mal la sourde colère d'un
+peuple menacé, par la faute des émigrés, de l'invasion étrangère. Les
+princes ne devaient résider à Schonbornlust que quelques jours. Ils en
+repartirent nuitamment comme ils y étaient arrivés, en fugitifs et en
+proscrits, allant devant eux sans savoir où ils s'arrêteraient.
+
+Après leur départ, les craintes des émigrés s'accrurent. Du matin au
+soir, ils circulaient dans les rues, s'attroupaient au café des
+_Trois-Couronnes_, à l'affût de nouvelles. Dans toutes les maisons, les
+malles étaient bouclées. Chacun se disposait à partir à la première
+alerte. On se disputait les voitures disponibles, les bateaux du Rhin.
+Les riches s'assuraient à prix d'or des moyens de transports. Les
+pauvres se résignaient à faire la route à pied. Mais où aller? Nul ne le
+savait, et, pour ajouter à leur détresse, voici que des pays allemands,
+où ils espéraient trouver repos et sûreté, on leur faisait savoir qu'on
+ne les recevrait pas. Cette incertitude les retenait encore à Coblentz,
+quel que fût le péril d'y rester.
+
+Ce furent des heures cruelles, remplies par la terreur et l'angoisse.
+Bernard et Valleroy en connurent toute l'horreur, Valleroy surtout, qui
+se considérait comme responsable envers la maison de Malincourt de la
+vie du chevalier, et qui s'était engagé à veiller sur Nina et sur tante
+Isabelle. Ayant charge d'âmes, il tremblait pour les chers êtres qu'il
+devait protéger. Libre d'agir à son gré, il aurait quitté Coblentz sans
+attendre que les événements se fussent encore aggravés. Après avoir pris
+conseil de tante Isabelle, il était résolu à se rendre avec elle en
+Hollande, malgré la difficulté d'y arriver, parce que là du moins on
+trouverait un abri à proximité de la France. Mais Bernard, qu'excitait
+l'espérance du prochain retour de son frère, ne voulait pas partir sans
+l'avoir revu.
+
+Le temps s'écoulait ainsi dans les incertitudes et les larmes Du dehors,
+n'arrivait aucune nouvelle sûre et précise. On ne voyait passer à
+Coblentz que des fugitifs. Affolés, brisés par la fatigue et par
+l'effroi, ils ne savaient rien, ne parlaient que de leur malheur. Ils
+faisaient de dramatiques récits de la détresse des émigrés, de cette
+débâcle effroyable qui emportait au hasard jeunes et vieux, femmes et
+enfants, les laissait sans gîte et sans pain, les jetait au bord des
+routes, exténués, les livrait à la brutalité des soldats, conduisait au
+suicide les moins vaillants d'entre eux. Impossible de tirer de ces
+infortunés aucun renseignement.
+
+Mais, brusquement, la foudre éclata. C'était dans la nuit du 21 octobre.
+Après avoir passé la soirée avec Nina chez tante Isabelle et fait une
+courte halte au café des _Trois-Couronnes_, Bernard et Valleroy, rentrés
+chez eux, s'étaient couchés et endormis. Vers 3 heures du matin,
+Valleroy fut brusquement réveillé. Il se souleva et prêta l'oreille. Un
+bruit de foule montait de la rue, dominé par des rumeurs confuses qui,
+d'abord lointaines, se rapprochaient et grossissaient avec rapidité. Il
+se jeta à bas de son lit, s'habilla en un tour de main, courut à la
+croisée et l'ouvrit. La rue était pleine de monde, et de toutes parts
+éclataient l'effarement et l'épouvante. C'étaient des gens qui
+s'éloignaient à grands pas, un léger bagage à la main: d'autres qui se
+montraient aux croisées, à peine vêtus, d'autres enfin qui se
+lamentaient.
+
+Dans ce tumulte de voix et de cris, se croisaient des phrases sinistres.
+
+--Les Français sont entrés dans Mayence.
+
+--Ils marchent sur Coblentz.
+
+--Ils vont y arriver avant le lever du jour.
+
+--Nous sommes perdus.
+
+Valleroy ne voulut pas en entendre davantage. Depuis plusieurs jours, il
+attendait ce moment et s'y était préparé. Il entra dans la chambre de
+Bernard, et, réveillant l'enfant endormi, il lui dit avec sang-froid:
+
+--Habillez-vous, Monsieur le chevalier. Nous partons.
+
+--Nous partons! Pourquoi?
+
+--Parce que, dans quelques heures, Coblentz sera occupé par l'armée de
+Custine.
+
+--Crois-tu donc que les soldats français nous feraient du mal s'ils nous
+trouvaient ici?
+
+--Je ne le crois pas. Mais cette expérience, que j'oserais tenter si je
+n'avais à exposer que moi-même, je n'ai pas le droit de l'affronter
+alors que vous êtes sous ma garde. Le malheur des temps a fait de nous
+des émigrés. Nous sommes, vous et moi, passibles des lois
+révolutionnaires, vous surtout, en votre qualité de gentilhomme, fils
+d'un suspect. Il importe que les Français ne nous trouvent pas ici.
+
+--Il faut donc fuir?
+
+--Il le faut et sans tarder, Monsieur le chevalier. Hâtez-vous de vous
+préparer. Moi, je cours chercher la voiture et le cheval dont je me suis
+assuré la possession en vue de l'éventualité qui se produit.
+
+--Fais prévenir tante Isabelle et Nina, reprit Bernard. Tu sais qu'elles
+doivent partir avec nous.
+
+--Je vais les chercher. Elles me sont aussi chères qu'à vous-même, et
+pas plus que vous je ne veux les abandonner.
+
+Mais comme Valleroy allait quitter la chambre, le bruit de la rue
+redoubla. C'étaient des pas rapides, un fracas de chevaux et de roues
+brûlant le pavé, qui cessèrent tout à coup. Puis on frappa à la porte de
+la maison.
+
+--C'est Armand qui revient, s'écria Bernard, rouge de plaisir.
+
+Ce n'était pas Armand, mais le vidame d'Épernon.
+
+--Vous! Monsieur le vidame, dit Valleroy, qui lui avait ouvert, je vous
+croyais en Bavière?
+
+--J'y étais en effet, répondit l'aimable gentilhomme, toujours
+guilleret, fringant et souriant. C'est même là que j'ai appris la marche
+des Français dans les pays du Rhin. Je n'ai pas voulu que le chevalier
+restât exposé aux dangers de la guerre et je viens le chercher. J'arrive
+à temps, à ce que je suppose.
+
+--Nous allions partir pour La Haye.
+
+--Vous y rencontreriez d'autres dangers. Je vous emmène en Bavière chez
+moi. Vous y attendrez la fin des mauvais jours.
+
+--C'est qu'on assure que les émigrés n'y sont pas reçus.
+
+--Rien de plus vrai; mais, grâce à moi, on vous y recevra. Faites mettre
+vos malles sur la berline, et partons. Il faut éviter de tomber dans
+l'avant-garde de Custine.
+
+--Est-ce vous, mon frère? demandait Bernard du haut de l'escalier.
+
+--Ce n'est pas votre frère, chevalier; mais c'est un fidèle ami.
+
+Et le vidame enlevait Bernard dans ses bras, le serrait contre sa
+poitrine, le couvrait de baisers, en répétant:
+
+--Je vous conduis en Bavière. Pressons-nous. Il n'y a pas une minute à
+perdre.
+
+Bernard n'essaya pas de résister. Résigné à partir, il était heureux de
+trouver, à défaut de la protection de son frère, celle de M. d'Épernon.
+
+--C'est que nous ne partons pas seuls, fit-il en regardant Valleroy, il
+y a Nina et tante Isabelle.
+
+--Vos amies! répondit le vidame. Vous ne voulez pas vous séparer
+d'elles? Qu'à cela ne tienne! Nous allons les prendre en passant.
+
+--Oh! que vous êtes bon, Monsieur! s'écria Bernard.
+
+Quelques instants après, la voiture du vidame d'Épernon emportait
+l'enfant à travers les rues de Coblentz.
+
+Oh! cette course dans la nuit, au coeur d'une ville qui s'attend à être
+prise d'assaut, il ne devait jamais l'oublier. Parvint-il à une
+vieillesse avancée, il reverrait toujours ce spectacle d'une population
+qu'a abandonnée le sang-froid et qui se croit perdue. Il reverrait ces
+fuyards affolés, leur cohue envahissant les bureaux des coches et des
+bateaux, des hommes campés au coin des avenues, montrant le ciel d'un
+geste menaçant; d'autres, d'un accent impérieux, demandant l'aumône pour
+subvenir aux frais de leur route, d'autres enfin portant des torches
+allumées pour guider leurs pas.
+
+Devant le palais électoral, un attroupement plus nombreux que les autres
+arrêta la voiture pendant quelques minutes; c'étaient des sujets de
+l'électeur de Trêves, qui, sur le bruit répandu soudain de son prochain
+départ, venaient de se soulever, décidés à l'empêcher de fuir. Pour les
+apaiser, ce prince, dont leur révolte paralysait les projets secrets, se
+voyait contraint de renoncer à s'éloigner et de se résigner à partager
+leur sort jusqu'au bout; perspective affreuse, puisqu'ils s'attendaient
+à être massacrés par ces soldats français dont chacun parlait sans les
+avoir jamais vus, en racontant à leur propos les plus terrifiantes
+histoires.
+
+Bernard, penché à la portière de la voiture, ne perdait pas un trait de
+ces scènes que dramatisait la nuit et par où se manifestait la panique
+de tout un peuple éperdu. Un indicible effroi le tenait à la gorge,
+oppressait son coeur. Il avait hâte maintenant d'être hors la ville, non
+seulement pour échapper aux Français que les cris de la foule
+représentaient comme au moment d'entrer dans Coblentz, mais encore pour
+se délivrer de cette foule que la fureur qui s'était emparée d'elle
+rendait agressive et menaçait de rendre meurtrière.
+
+Enfin, on arriva devant la maison qu'habitaient tante Isabelle et Nina,
+dans une rue étroite, moins passagère et moins encombrée que les autres.
+Mais, au moment où Valleroy se jetait à bas de la voiture pour monter
+chez ses amies, sur le seuil de la maison apparut le propriétaire
+lui-même, qui, tout en larmes, à moitié fou, fit connaître qu'il ne
+savait ce qu'elles étaient devenues. Dès le début de la panique, M.
+Wenceslas Reybach, arrivant à l'improviste pour leur porter secours, les
+avait emmenées avec lui, sans dire en quel lieu. Valleroy jeta au cocher
+l'adresse du peintre, et le lourd équipage de nouveau s'ébranla. Mais,
+chez Reybach, portes et fenêtres étaient hermétiquement closes. Lui-même
+avait quitté la maison, et, vainement appelée à plusieurs reprises,
+Fraulein Lisbeth ne répondit pas.
+
+--Que faire? demanda Valleroy dévoré d'inquiétude.
+
+--Voilà qui est grave, objecta le vidame d'Épernon, car sous peine de
+nous mettre dans l'impossibilité de sortir de la ville, nous ne pouvons
+courir plus longtemps à la recherche de ces dames.
+
+--Oh! Monsieur, ne les abandonnez pas! supplia Bernard.
+
+--Ce n'est pas volontairement que je les abandonne, chevalier; mais
+encore faut-il ne pas nous perdre tous. Il est 4 heures... Au petit jour
+les Français seront devant Coblentz.
+
+--Il était convenu avec tante Isabelle qu'à la première alerte nous nous
+réunirions, observa Valleroy. Peut-être allait-elle chez nous, pendant
+que nous venions chez elle.
+
+--Assurons-nous-en, répondit M. d'Épernon.
+
+Par son ordre, la voiture rebroussa chemin. Cette fois, elle n'avançait
+plus qu'avec difficulté, tant la foule se faisait compacte, devenait
+malveillante et soupçonneuse. On passa cependant, grâce au sang-froid et
+à l'énergie du cocher. Mais ce fut un vain et inutile effort. Pas plus
+là où on allait que là d'où l'on venait, on ne trouva trace de celles
+qu'on cherchait. Dans la tourmente de cette affreuse nuit, Nina et tante
+Isabelle avaient disparu.
+
+Au moment où cette disparition mystérieuse venait d'être constatée, et
+comme le vidame d'Épernon et Valleroy se consultaient, se produisit non
+loin d'eux un nouveau mouvement de foule, une de ces furieuses poussées
+de peuple qui brisent tout sur leur passage. En même temps des clameurs
+plus bruyantes s'élevèrent. De toutes parts on n'entendait que ce cri:
+
+--L'ennemi! Voilà l'ennemi!
+
+--Il n'y a plus à hésiter, s'écria d'une voix énergique M. d'Épernon.
+
+Il dit un mot au cocher, et la chaise de poste s'éloigna au galop de ses
+chevaux robustes. Quelques instants après, elle était hors la ville et
+cheminait rondement sur une route déserte allant vers le Nord.
+
+Bernard, le front dans ses mains, pleurait et gémissait:
+
+--Nina! ma pauvre Nina!
+
+Plus intrépide et plus fort, Valleroy se dominait, contenait sa douleur.
+Mais le nom qu'étouffait sa bouche retentissait dans son coeur, et ce
+nom, c'était celui de tante Isabelle.
+
+--Pauvre tante Isabelle!
+
+En haut d'une montée gravie d'un train rapide, les chevaux s'arrêtèrent
+pour souffler. De cet endroit, à travers les brumes grisâtres du matin,
+on apercevait la masse confuse des maisons de Coblentz, et, autour de
+cette masse, la ceinture phosphorescente que lui faisaient les eaux du
+Rhin et de la Moselle. Les rumeurs de tout à l'heure s'étaient éteintes
+et la nuit s'achevait silencieuse. M. d'Épernon avait mis la tête à la
+portière.
+
+--C'est étrange, murmura-t-il, on n'entend ni le son des tambours ni le
+bruit d'une armée en marche... Si c'était une fausse alerte!
+
+Et c'était une fausse alerte, en effet. En arrivant au terme de leur
+course, nos voyageurs devaient apprendre que le général de Custine,
+après avoir annoncé, à peine entré dans Mayence, qu'il se portait sur
+Coblentz, avait modifié ses plans et s'était décidé à marcher sur
+Francfort.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+POUR LA REINE
+
+
+À Hamm, en Westphalie, un soir des premiers jours du mois de mars 1793,
+dans une salle du château seigneurial appartenant au roi de Prusse, un
+gros homme en grand deuil occupait un fauteuil bas et large, au coin
+d'une haute cheminée, où brûlaient de lourdes bûches enterrées à moitié
+sous la cendre.
+
+Ce qui caractérisait ce personnage dont le regard fin et clair révélait
+seul la jeunesse, c'était, indépendamment d'un masque bourbonien aux
+proéminences accusées, l'énorme embonpoint qui semblait le clouer sur
+son siège d'où pendaient, touchant à peine au sol, ses jambes épaissies
+par des enflures de goutte et presque caricaturales sous le bas de soie
+qui les dessinait. Sa main droite, enflée comme le reste du corps,
+s'étalait sur le bras du fauteuil. De la gauche, il tenait une canne à
+pommeau d'or dont il avait enfoncé l'extrémité dans son soulier,
+derrière le talon. À cette attitude qui lui était familière, tout émigré
+ayant vécu naguère à Coblentz aurait reconnu Monsieur, comte de
+Provence, ou Monseigneur le régent, pour rappeler le titre qu'il avait
+pris après la mort de Louis XVI, et dont il persistait à se parer, bien
+que les puissances eussent refusé de l'admettre en cette qualité.
+
+C'était lui, en effet. Depuis déjà trois mois, il résidait à Hamm, où,
+en fuyant les bords du Rhin, il s'était réfugié, ainsi que le comte
+d'Artois, après avoir erré longtemps de tous côtés au milieu des plus
+pressants périls et où la Prusse consentait à lui accorder un asile
+provisoire. Là était venue le surprendre la nouvelle du tragique trépas
+de son frère aîné; là, son frère cadet l'avait quitté pour aller plaider
+auprès de l'impératrice Catherine de Russie la cause des Bourbons.
+Maintenant, il s'y trouvait seul, ou presque seul, entouré de quelques
+courtisans, oublié, perdu, si loin de tout, que souvent il pouvait
+croire qu'un voile épais le séparait du reste de l'Europe et qu'il
+n'était plus le représentant de la maison de France qu'aux yeux de ses
+compagnons d'exil ou des rares Français qui venaient protester auprès de
+lui de leur inébranlable fidélité.
+
+Sans doute, c'était un de ces loyaux serviteurs, ce vieillard de petite
+taille, au corps mince, au visage maigre, qui se tenait assis, en face
+du prince, au bord d'une chaise, dans une attitude de déférence, vêtu
+comme un seigneur de la cour à l'époque de sa splendeur, tiré à quatre
+épingles, et si soigné sur toute sa personne qu'en son costume de
+velours aux parements ornés de jais il semblait sortir d'une boite. Oui,
+c'en était un, car un ardent dévouement à la cause royale avait seul pu
+le conduire à Hamm au cours d'une saison rigoureuse à peine achevée, et
+il se nommait le vidame d'Épernon.
+
+En ce moment, sans se départir du respect qu'il devait à un prince du
+sang, le brillant gentilhomme causait librement avec Monsieur; et très
+attachant devait être le sujet de l'entretien, car le vidame s'était
+échauffé à parler, et Monsieur avait blêmi d'impatience en l'écoutant.
+
+--Enfin, si je vous comprends bien, Monsieur le vidame, s'écria le
+prince tout à coup, vous venez nous solliciter d'approuver un complot
+qui a pour but de sauver notre belle-soeur, S. M. Marie-Antoinette, reine
+de France, veuve du roi défunt.
+
+--C'est en effet pour solliciter l'approbation de Monseigneur que je
+suis venu du fond de la Bavière dans le fond de la Westphalie, répondit
+M. d'Épernon.
+
+--On nous a proposé déjà plusieurs projets analogues, objecta Monsieur;
+mais, après examen, il a été reconnu qu'ils étaient inexécutables.
+
+--Celui que j'ose soumettre à Votre Altesse Royale ne mérite pas le même
+reproche. C'est en cela qu'il se distingue des autres. Il est l'oeuvre de
+mon neveu le marquis de Guilleragues et de quelques vaillants
+gentilshommes qui en garantissent la réussite.
+
+--La reine est détenue au Temple; elle y est gardée par des jacobins
+forcenés, inaccessibles à la pitié. Avant d'étudier les moyens de la
+faire sortir de Paris, il faudrait s'assurer qu'il sera possible de
+l'arracher à sa prison.
+
+--L'exécution de cette partie du programme appartient aux royalistes
+fidèles qui n'ont pas quitté la capitale et dont le dévouement veille
+nuit et jour autour de la reine. Ils se disent sûrs de l'enlever du
+Temple et prétendent qu'ils l'eussent déjà fait s'ils savaient à quel
+lieu conduire Sa Majesté après l'avoir délivrée. C'est à les seconder et
+à couronner leur entreprise que mon neveu et ses amis se sont attachés.
+
+--De Paris à toutes les frontières, les routes sont surveillées, reprit
+Monsieur.
+
+--Pas également, Monseigneur, et celle qu'aurait à suivre la reine
+n'offre pas ce danger au même degré que les autres. Du reste, si Votre
+Altesse Royale daigne jeter les yeux sur le plan que voici, elle verra
+que, grâce aux forêts de l'Oise et de la Normandie, il n'est pas
+impossible d'arriver à Dieppe par des chemins isolés, couverts et
+généralement peu surveillés par les autorités révolutionnaires.
+
+--Voyons votre plan, Monsieur le vidame.
+
+M. d'Épernon s'était levé. Il tira de sa poche une carte géographique,
+la déplia et la mit sous les yeux de Monsieur.
+
+--Voilà l'itinéraire, continua-t-il. Monseigneur le régent peut voir que
+les grands centres de population sont soigneusement évités et qu'on n'a
+devant soi qu'une douzaine de villages qu'il est aisé de contourner.
+
+--Mais vos relais de chevaux, où les placez-vous?
+
+--Il y en a cinq, le premier dans une ferme au-dessus d'Andrésy, le
+second dans la forêt de Gisors, le troisième à Gournay sans y entrer, le
+quatrième à Serqueux, également sans y entrer, et le cinquième en vue de
+Gamaches. À Dieppe, ou plutôt à une lieue de cette ville, en remontant
+vers Saint-Valéry-en-Caux, une embarcation attendra la reine pour la
+transporter à bord d'un navire anglais qui stationnera non loin des
+côtes.
+
+--Oui, c'est assez bien imaginé, fit Monsieur d'une voix grave et lente.
+Mais, si sûre que soit cette route, ajouta-t-il, comment la
+franchira-t-on? Car il y aura quatre personnes à transporter, Monsieur
+le vidame. Je connais la reine. Elle ne consentira à fuir que si sa
+fille, son fils et Madame Élisabeth, ma soeur, peuvent fuir avec elle.
+
+--Tout est prévu, Monseigneur. Nos amis de Paris affirment que, grâce
+aux relations qu'ils se sont ménagées parmi les gardes nationaux, ils
+pourront faire sortir les quatre prisonniers en même temps. Au jour fixé
+pour leur évasion, ce sera le soir, une berline les attendra dans la
+plaine Saint-Denis. Le marquis de Guilleragues, mon neveu, sera sur le
+siège. Un autre gentilhomme, M. de Morfontaine, ira à cheval en avant de
+la voiture pour préparer les relais confiés à des hommes d'un dévouement
+à toute épreuve.
+
+--En supposant qu'il n'y ait ni contre-temps, ni pertes de temps,
+combien faudra-t-il d'heures pour franchir la distance qui sépare Dieppe
+de Paris?
+
+--Quatorze heures, Monseigneur. La famille royale sera déjà loin
+lorsqu'au Temple on s'apercevra de sa disparition.
+
+--Ne sera-t-elle pas arrêtée en chemin? demanda encore Monsieur.
+
+--C'est peu probable, répondit M. d'Épernon. Le plan que j'ai l'honneur
+de présenter à Votre Altesse Royale a pour base la certitude acquise que
+la route choisie est libre jusqu'au bout. Cependant, en prévision d'une
+mauvaise rencontre, nous nous sommes procuré des passeports au nom de la
+femme d'un conventionnel, voyageant avec sa famille.
+
+--Décidément, vidame d'Épernon, vous avez réponse à tout, fit Monsieur,
+en se carrant dans son fauteuil sur lequel il s'était soulevé pour
+suivre les indications que lui donnait son interlocuteur.
+
+Il garda un moment le silence, puis il reprit:
+
+--Lorsque des gentilshommes français vont exposer leur vie pour sauver
+la reine, nous ne saurions, quoique leur entreprise nous inspire peu de
+confiance, refuser de l'approuver. Mais il faut que vous compreniez,
+Monsieur le vidame, que nous avons quelque mérite à donner cette
+approbation, car la reine en liberté deviendra pour nous une cause
+d'embarras.
+
+--La reine! Une cause d'embarras?
+
+--Elle voudra exercer seule le pouvoir; elle nous disputera la
+régence... Enfin, peu importe! On saura du moins combien étaient
+calomnieux les propos abominables qui nous ont accusé de souhaiter la
+mort de notre belle-soeur. Car, on l'a dit, Monsieur le vidame, on l'a
+dit, s'écria Monsieur d'un accent d'indignation.
+
+--Il n'est pas un royaliste qui n'ait repoussé ces accusations avec
+énergie, Monseigneur, protesta M. d'Épernon.
+
+--La reine y a cru, dit Monsieur. Tant pis pour elle, au surplus. Quant
+à nous, notre devoir consiste à lui prouver qu'elle s'est trompée, et ce
+devoir nous l'accomplirons. Nous approuvons en principe votre plan.
+
+--Ce n'est pas mon plan, Monseigneur. L'honneur en revient tout entier
+au marquis de Guilleragues, au comte de Morfontaine et à leurs amis.
+
+--Où sont actuellement ces messieurs?
+
+--M. de Morfontaine est en route pour Paris, sous un déguisement, bien
+entendu. En attendant les ordres de Votre Altesse Royale, il se
+concertera avec ceux de nos amis qui travaillent à faire sortir du
+Temple la famille royale.
+
+--Et le marquis de Guilleragues?
+
+--Il est à Bruxelles, où je dois lui faire parvenir les avis d'après
+lesquels il agira.
+
+--À Bruxelles! s'écria Monsieur. Mais, depuis la bataille de Jemmapes,
+cette ville est occupée par les Français. Il y a péril pour lui à y
+résider.
+
+--Mon neveu parle la langue allemande comme sa langue maternelle. À
+Bruxelles, il se fait passer pour un artiste de Munich en tournée de
+visite dans les musées de Belgique et de Hollande, et, à la faveur de ce
+mensonge, il n'y est pas inquiété. Dès que je l'aurai fait avertir, il
+ira s'embarquer à Ostende pour l'Angleterre. Là, il frétera un navire
+qui le conduira sur les côtes de France près de Dieppe et qui devra
+venir l'y reprendre dix jours plus tard. Une fois débarqué, il partira
+pour Paris, à pied, par la route qu'il devra suivre au retour. Chemin
+faisant, il verra les royalistes qui se sont chargés d'organiser les
+relais de chevaux et ne s'arrêtera qu'à Gennevilliers, près de
+Saint-Denis, où M. de Morfontaine viendra le retrouver. Monseigneur
+estimera sans doute que nos dispositions sont bien prises.
+
+--Oui, mais on y peut objecter qu'elles manquent de cohésion, remarqua
+Monsieur. Je vois bien que chacun des conjurés sait en gros ce qu'il
+doit faire, mais non à quelle date il doit le faire. Il faudrait à votre
+plan un lien qui en coordonnât toutes les parties. Il faudrait surtout
+une note qui les précisât, les résumât et les fit concorder.
+
+--Cette note existe, Monseigneur. Elle prévoit tout ce qui doit être
+prévu; elle assigne à chacun sa tâche, et tous les associés de
+l'entreprise la recevront en temps opportun.
+
+--Comment la leur ferez-vous parvenir?
+
+--Par un messager très fidèle et très sûr.
+
+--Si fidèle et si sûr qu'il soit, s'il est arrêté en route et si l'on
+trouve sur lui des instructions que vous lui aurez confiées, non
+seulement votre plan ne pourra plus être utilisé, mais tous ceux qui
+auront participé à son exécution payeront de la vie leur dévouement à la
+famille royale.
+
+--Ce danger ne se présentera pas, Monseigneur. Le messager ne portera
+pas de papiers compromettants. Il n'aura à transmettre que des
+instructions verbales.
+
+--Mais ne craignez-vous pas qu'en les transmettant il en oublie
+d'essentielles?
+
+--Il les aura apprises par coeur et se contentera de les réciter à ceux
+vers qui il aura été envoyé, à M. de Guilleragues à Bruxelles, à M. de
+Morfontaine à Paris, et à Sa Majesté la reine au Temple, s'il est assez
+heureux pour arriver jusqu'à elle.
+
+--Il faudra donc que sa mémoire n'ait pas de défaillances?
+
+--La mémoire des enfants est sûre. C'est le privilège de leur âge.
+
+--Que parlez-vous d'enfants, Monsieur le vidame? Est-ce à un enfant que
+vous confierez d'aussi grands intérêts?
+
+--Celui auquel je pense, Monseigneur, possède la raison d'un homme; il
+en aura la prudence et le courage.
+
+Un sourire s'esquissa sur la large face de Monsieur, et il dit non sans
+raillerie:
+
+--C'est donc un oiseau rare, un prodige? Comment se nomme-t-il?
+
+--Il se nomme le chevalier de Malincourt, répondit M. d'Épernon en
+s'inclinant.
+
+--Le chevalier de Malincourt? répéta Monsieur. Je connais ce nom.
+
+--Votre Altesse Royale connaît aussi le noble enfant qui le porte. À
+Coblentz, il fut présenté à Monseigneur par son frère le vicomte de
+Malincourt.
+
+--Oui, je m'en souviens... Une physionomie intelligente et recueillie,
+le fils d'un des plus fidèles serviteurs du roi... Et c'est cet
+adolescent que vous allez exposer aux périls dont nous venons de parler?
+
+--Il s'est offert lui-même à les affronter. Durant l'hiver qui vient de
+finir, il vivait auprès de moi, en Bavière, où je lui donnais
+l'hospitalité. C'est pendant son séjour dans ma maison, qu'à diverses
+reprises il m'a exprimé sa ferme volonté d'aller à Paris pour se
+rapprocher de ses parents, détenus à la prison des Carmes.
+
+--C'est un trait rare de vaillance et d'intrépidité, observa Monsieur.
+
+Le vidame d'Épernon continua:
+
+--J'ai vainement essayé de combattre ce projet, en montrant au chevalier
+les innombrables difficultés qui se dresseraient sur sa route. Mais,
+n'ayant pu le dissuader de faire ce qu'il avait résolu, après m'être
+convaincu qu'il le ferait malgré tout, l'idée m'est venue d'utiliser
+pour la cause royale son voyage en France. Je lui ai donc fait connaître
+ce que j'attendais de lui. Il s'est engagé à me servir, et, dans ce but,
+il a appris de mémoire le texte précis des instructions que je suis
+maintenant tenu d'envoyer à mon neveu et à ses amis.
+
+--Il faudra nous présenter le chevalier de Malincourt, Monsieur le
+vidame. Nous serons heureux de le féliciter et de l'assurer de notre
+bienveillance. Amenez-nous-le demain.
+
+--C'est qu'il est là, reprît le vidame, en désignant la porte close qui
+ouvrait sur une galerie servant d'antichambre. Il est là, ainsi que
+l'homme qui doit l'accompagner à Paris et veiller sur lui. Cet homme,
+qu'on appelle Valleroy, est aussi dévoué à la maison de Malincourt que
+je le suis moi-même à la famille royale. Monseigneur le régent veut-il
+m'autoriser à lui présenter sur-le-champ le chevalier et son compagnon?
+
+--Faites, Monsieur le vidame, faites, dit Monsieur.
+
+M. d'Épernon alla ouvrir la porte, appela de la main, et Bernard parut,
+suivi de Valleroy, qui marchait à trois pas de lui, sans embarras ni
+timidité. Depuis qu'il s'était enfui de Coblentz et durant le séjour
+qu'il venait de faire en Bavière, divers changements s'étaient opérés
+dans la personne de Bernard. D'abord, il avait grandi de manière à
+pouvoir tromper sur son âge. Il n'avait pas encore atteint sa
+quatorzième année et semblait cependant l'avoir dépassée. L'ensemble de
+son corps restait grêle, mais sa taille, en s'allongeant, était devenue
+plus flexible et plus élégante. Dans l'enfant, elle laissait deviner ce
+que serait le jeune homme quand ses membres se seraient développés et
+fortifiés.
+
+Toutefois, c'est surtout le visage pâli, la grave expression du regard,
+la mobilité des traits qui trahissaient la maturité précoce de Bernard.
+Cette maturité, il en portait depuis longtemps le signe, depuis surtout
+qu'il avait vu pleurer sa mère. Elle formait en quelque sorte le trait
+caractéristique de sa physionomie. Mais, durant les six mois qu'il
+venait de passer en Bavière auprès du vidame d'Épernon, elle s'était
+encore accentuée. C'est que, pendant ce long hiver, au fond d'un vieux
+château perdu sous la neige, séparé du reste du monde, éloigné de ses
+parents, le pauvre enfant, malgré l'ingénieuse et infatigable bonté de
+M. d'Épernon, malgré la tendre sollicitude de Valleroy, avait beaucoup
+souffert et répandu, lui aussi, bien des larmes. Appelant vainement à
+son aide, pour se distraire et se consoler, la lecture et l'étude, il ne
+pouvait secouer les angoisses qu'amassait dans son coeur l'incessante
+vision des malheurs de sa famille et des malheurs de son pays. On
+vieillit vite au contact d'épreuves aussi cruelles. Le corps conserve sa
+jeunesse; mais l'âme se virilise, et c'est ainsi qu'un matin, Bernard
+s'était réveillé en possession de l'énergie qu'exigent les mâles
+résolutions.
+
+Alors, il avait entretenu Valleroy de son dessein d'aller à Paris afin
+de se rapprocher de ses parents. Valleroy, loin de l'en détourner, ayant
+encouragé ce dessein et s'y étant associé, la volonté de Bernard était
+devenue peu à peu inébranlable, si bien que les prudentes objections
+qu'y fit d'abord M. d'Épernon, quand il en fut averti, étaient venues se
+briser contre le parti pris le plus absolu. À ce moment, le vidame
+correspondait avec son neveu le marquis de Guilleragues, réfugié à
+Berlin, au sujet d'un projet ayant pour but la délivrance de la reine
+Marie-Antoinette. Il pensa que Bernard, étant invinciblement décidé à se
+rendre à Paris, pourrait participer utilement à l'exécution de ce
+projet. Il le lui confia ainsi qu'à Valleroy, et tous deux promirent de
+se prêter à ce qu'on attendait d'eux. Telles étaient les circonstances
+qui les avaient conduits à Hamm et les mettaient, ce jour-là, en
+présence de Monsieur, comte de Provence.
+
+Avant d'entrer dans la salle où il allait les recevoir, Bernard et
+Valleroy s'arrêtèrent comme s'ils attendaient des ordres.
+
+--Avancez, chevalier, cria Monseigneur le régent, et vous aussi.
+Monsieur Valleroy. Le bien que M. le vidame d'Épernon nous a dit de vous
+nous a suggéré le désir de vous connaître. Nous savons à quels nobles et
+louables projets vous êtes associés l'un et l'autre, et j'ai tenu à vous
+dire que non seulement je les approuve, mais qu'encore il m'est agréable
+de penser que l'exécution en est confiée à des vaillants tels que vous.
+
+Bernard répondit au compliment par une inclination silencieuse, tandis
+que Valleroy balbutiait:
+
+--Monseigneur me comble et me rend très fier.
+
+--Il faudra que vous soyez prudents, jeunes gens, extrêmement prudents,
+insista Monsieur. Vous, Monsieur Valleroy, en votre qualité du plus âgé,
+vous veillerez sur le chevalier; vous modérerez ses ardeurs, vous lui
+interdirez tout ce qui pourrait trahir sa qualité et vos intentions.
+Quant à vous, chevalier, fiez-vous à votre compagnon, laissez-vous
+guider par lui et n'ayez d'autre souci que de ne pas perdre la mémoire,
+d'y garder très exactement les instructions confiées à votre honneur et
+à votre zèle.
+
+--Je suis sûr de les apporter à Bruxelles et à Paris telles qu'elles
+m'ont été remises, fit Bernard à qui revenait le sang-froid. D'ailleurs,
+ajouta-t-il, pour ne pas les oublier, je les réciterai soir et matin.
+
+Monsieur approuvait de la tête.
+
+--Excellent système, fit-il.
+
+Et après une pause, il ajouta:
+
+--Nous avons encore une mission personnelle à vous confier, chevalier.
+
+--Je la remplirai de mon mieux, Monseigneur, comme l'autre.
+
+--Si vous voyez la reine, offrez-lui nos hommages et assurez-la du
+dévouement d'un frère quelle a méconnu et qui mérite sa confiance.
+Dites-lui qu'elle aurait tort, une fois en Angleterre d'y rester. Sa
+place est à Vienne, où sa présence aura pour effet d'exciter le zèle par
+trop boiteux de l'empereur.
+
+--J'aurai l'honneur de répéter à la reine les propres paroles de Votre
+Altesse Royale.
+
+Il y eut encore un silence. Puis Monsieur reprit:
+
+--N'avez-vous pas oublié votre leçon, chevalier, seriez-vous en état de
+nous la dire?
+
+--Je le crois, Monseigneur.
+
+--Eh bien, j'en veux faire l'expérience. Donnez-moi le texte des
+instructions, Monsieur le vidame.
+
+M. d'Épernon présenta au prince une feuille de papier couverte
+d'écriture. D'un signe, Monsieur engagea Bernard à réciter.
+
+Celui-ci commença d'une voix assurée:
+
+--On sent combien il y a de difficultés présentement à s'en aller, et
+combien de danger à le risquer. Mais on croit qu'il est encore plus
+dangereux de rester, et qu'il est même impossible de sortir, autrement
+que par une fuite courageuse de l'état où l'on est réduit. C'est ce qui
+engage à demander attention et résolution très prompte sur un projet
+proposé par des serviteurs très fidèles, duquel on assure que Sa Majesté
+a déjà quelque connaissance. On l'a soigneusement examiné et discuté
+dans toutes ses parties il paraît avoir des avantages qui le rendent
+préférable à tous ceux dont il avait été question jusqu'à ce moment.
+
+À cet endroit, Monsieur interrompit Bernard.
+
+--Il importe que tout ce qui précède soit textuellement répété à la
+reine, Monsieur le chevalier. Vous aurez soin de n'en rien omettre.
+Continuez.
+
+Bernard reprit sans hésiter:
+
+--La sortie par mer n'est qu'à la distance de quarante lieues. On ne
+passera par aucune ville, ni par aucun lieu où il y ait garnison, garde
+nationale ou bureaux; la route est facile et connue dans les vingt
+premières lieues qu'il faudra faire avec grande vitesse. Elle est
+ensuite détournée et ne rentre dans aucune des parties sur lesquelles on
+a eu l'éveil et à l'égard desquelles on peut avoir des soupçons.
+D'ailleurs tout se fera par des relais et sous la conduite de
+gentilshommes sûrs qui périront tous plutôt que de laisser manquer
+l'entreprise.
+
+Monsieur, brusquement, arrêta la récitation, et pliant la feuille de
+papier qu'il rendit au vidame d'Épernon, il s'écria:
+
+--Inutile d'aller plus loin. C'est merveilleusement su.
+
+Puis, d'une voix qui trahissait une émotion jusqu'à ce moment contenue,
+il ajouta:
+
+--Quoique vous soyez un enfant, chevalier, on vous traite en homme.
+Montrez-vous digne du nom que vous portez et de la confiance qu'on vous
+témoigne. _Macte animo, generose puer!_
+
+Monsieur savait ses classiques et aimait à les citer.
+
+--Quand partez-vous? demanda-t-il encore, en s'adressant cette fois à
+Valleroy.
+
+--Demain matin, Monseigneur.
+
+--Eh bien, demain, nous ferons prier Dieu et célébrer la messe pour
+l'heureuse issue de votre entreprise. Bon voyage et prompt retour,
+Messieurs. Vidame d'Épernon, nous serons heureux de vous revoir avant
+que vous ne retourniez en Bavière.
+
+--Demain, alors, Monseigneur.
+
+--Demain, soit. Nous vous recevrons après midi.
+
+L'audience était terminée. Déjà, marchant à reculons, et le front
+incliné, le vidame et Valleroy se rapprochaient de la porte, quand ils
+s'aperçurent que Bernard, au lieu de les suivre, demeurait debout et
+immobile devant Monseigneur le régent.
+
+--Avez-vous autre chose à nous dire, mon enfant? fit celui-ci.
+
+--J'ai une grâce à vous demander, Monseigneur, répondit le chevalier.
+
+--S'il est en notre pouvoir de vous l'accorder, c'est fait.
+
+--Depuis plus de six mois, Monseigneur, je suis séparé de mon frère aîné
+le vicomte de Malincourt. Il m'a quitté en septembre dernier pour suivre
+Mgr le comte d'Artois à l'armée de Brunswick, et je ne l'ai plus revu.
+Un peu plus tard, j'ai su qu'il partait pour l'Angleterre. Ce sont les
+dernières nouvelles qui me soient parvenues de lui, et j'ignore s'il est
+mort ou vivant.
+
+--Mais nous avons lieu de croire qu'il est vivant, s'écria Monsieur. Le
+comte d'Artois l'a chargé de diverses missions pour Londres, Copenhague
+et Stockholm. Si, durant ce long voyage, il lui était arrivé quelque
+accident, nous en serions averti déjà.
+
+--Si donc je suis sans nouvelles de lui, c'est qu'il n'a su où m'écrire,
+ou que ses lettres ne me sont pas parvenues.
+
+--C'est probablement cela.
+
+--Eh bien, continua Bernard, je supplie Votre Altesse Royale de donner
+des ordres pour qu'on s'inquiète du vicomte de Malincourt, pour qu'on le
+retrouve et qu'on lui fasse savoir que son frère est parti pour Paris.
+
+--Ce sera fait, chevalier, je vous le promets.
+
+--Alors, je n'ai plus qu'à prendre congé de Monseigneur en le
+remerciant.
+
+Bernard, pénétré de respect, se courba. Puis il rejoignit M. d'Épernon
+et Valleroy qui l'attendaient au seuil de la salle, et sortit avec eux,
+suivi du regard de Monsieur où passait un sourire de bienveillante et
+douce pitié.
+
+Resté seul, le prince frappa deux coups sur un timbre. Presque aussitôt,
+à une porte basse dissimulée dans la boiserie qui cachait les murs,
+parut un homme en deuil. Quoique d'aspect jeune et dans la force de
+l'âge, il semblait n'avoir que le souffle, tant étaient pâles ses
+lèvres, décharné son visage et maladif son teint. C'était le comte
+d'Avaray, le conseiller privé, le favori préféré, l'ami fidèle dont
+l'habileté, le dévouement, le sang-froid avaient, en 1791, tiré Monsieur
+de la fournaise de Paris. Actif et remuant, toujours à portée de son
+prince, il exerçait sur lui une influence toute-puissante; nulle
+décision grave ne se prenait sans son avis.
+
+--Venez, cher d'Avaray, lui dit Monsieur en le voyant; je suis seul; mes
+visiteurs sont partis.
+
+--Ils vous ont longtemps retenu, Monseigneur...
+
+--C'était ce vieux fou de d'Épernon... Ne s'est-il pas avisé de nous
+arriver du fond de la Bavière pour nous faire part d'un complot ourdi
+dans le but de délivrer la reine!... Comprenez-vous cela, d'Avaray! On
+n'a pu, malgré tant d'efforts successifs et combinés, sauver le roi mon
+frère, et on sauverait la reine!...
+
+--Une telle tâche est impossible aujourd'hui, répondit le courtisan.
+
+--J'ai essayé de le dire; mais on ne voulait pas m'entendre, et le
+vidame d'Épernon aurait pris en mauvaise part les efforts que j'aurais
+faits pour empêcher quelques braves gentilshommes d'aller périr dans une
+héroïque, mais folle aventure J'ai donc écouté, émis quelques conseils
+et donné l'approbation qu'on me demandait.
+
+--Et vous avez bien fait, Monseigneur, M. d'Épernon est une si méchante
+langue...
+
+--Ce qui m'attriste le plus, c'est qu'on jette un enfant dans cette
+équipée... Autant l'envoyer à la mort...
+
+Mgr le régent fut un moment silencieux; puis, d'une voix un peu éteinte,
+comme s'il se parlait à lui-même, il reprit:
+
+--Car il est évident que la reine ne peut plus être délivrée... Elle
+périra comme son mari; ses enfants périront avec elle; Madame Élisabeth
+ma soeur partagera leur sort, et, contraint d'accomplir le rigoureux
+devoir que m'impose ma naissance, j'aurai la douleur de monter sur un
+trône ensanglanté... C'est le destin, et nul n'est assez puissant pour
+en arrêter le cours... N'est-ce pas votre avis, cher d'Avaray?
+
+--C'est mon avis, Monseigneur...
+
+--Une couronne! Quel lourd fardeau dans les temps où nous sommes!
+continua Monseigneur en s'agitant dans son fauteuil.
+
+Un nouveau silence suivit cette exclamation douloureuse. Le prince
+paraissait en proie à de sombres méditations.
+
+--Allons, Monseigneur, reprenez courage et confiance, revenez à vous,
+lui dit le comte d'Avaray.
+
+Et, désignant sur une table un volume in-folio, relié en cuir rouge,
+doré sur tranches, portant sur le plat les armes de France, il ajouta:
+
+--Monseigneur le régent veut-il que je lui relise le cérémonial du sacre
+des rois?
+
+--Oui, c'est cela, d'Avaray. Commencez là où nous en étions restés,
+quand le roi quitte son prie-Dieu pour aller recevoir la couronne des
+mains du cardinal archevêque... Si ce n'était ma maudite goutte,
+j'aurais pu m'exercer à cette belle cérémonie... Lisez, cher d'Avaray,
+je vous écoute...
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+À BRUXELLES
+
+
+En ce mois de mars 1793, les Pays-Bas étaient en feu. Depuis l'automne,
+le général Dumouriez occupait Bruxelles, dont la victoire de Jemmapes
+lui avait ouvert la route et d'où les Autrichiens s'étaient enfuis à son
+approche. Maître de cette ville, il y avait pris ses quartiers d'hiver,
+et son armée confortablement installée en Belgique, il était parti pour
+Paris afin d'y faire accepter son plan de campagne en Hollande qu'il
+voulait exécuter au printemps. Après une absence de quelques semaines,
+il venait de rentrer à Bruxelles, et ses dernières dispositions
+arrêtées, il s'était porté à la rencontre des Autrichiens qui prenaient
+l'offensive en vue de reconquérir la capitale belge qu'ils considéraient
+comme la clé de voûte de leur puissance dans les Pays-Bas.
+
+À la date du 15 mars, les belligérants étaient en présence aux environs
+de Liège. Une bataille paraissait donc imminente, et de toutes parts les
+populations en attendaient l'issue, affolées par les perspectives
+diverses qu'elles pouvaient craindre ou espérer. À Bruxelles, le trouble
+était à son comble, car c'est là que les événements qui se préparaient
+devaient avoir les contre-coups les plus retentissants et les plus
+funestes. À l'exception d'une faible garnison à qui restait confiée la
+garde de la ville, toutes les forces disponibles en étaient sorties ou
+continuaient à en sortir, se dirigeant sur Nerwinde, où Dumouriez les
+concentrait. Ce n'étaient que marches et contre-marches, ordres arrivant
+du quartier général, instructions arrivant de Paris, et un perpétuel
+va-et-vient de personnages de tous rangs et de toutes conditions, de
+visages plus ou moins suspects, et, à vrai dire, un désordre que
+favorisaient l'insuffisance et le désarroi de la police locale, placée
+sous les ordres d'un officier de Dumouriez.
+
+C'est dans ces circonstances que, le matin du 17 mars, se présentait, à
+l'une des barrières de la ville, un marchand colporteur, jeune homme à
+mine débonnaire dont les simples allures, même en ce temps où les
+autorités se montraient aisément soupçonneuses, ne pouvaient éveiller
+leur défiance. Il conduisait l'ordinaire équipage des gens de sa
+profession, une voiture-fourgon, attelée d'un seul cheval, dans laquelle
+étaient ses marchandises. Arrivé à la barrière, il s'arrêta, et,
+s'adressant au factionnaire de garde, il demanda à entrer dans la ville.
+
+--As-tu un passeport, citoyen? lui dit le soldat. Est-il en règle? Dans
+ce cas, exhibe-le, afin qu'on voie d'où tu arrives.
+
+--J'arrive de Coblentz, répondit le colporteur.
+
+--De Coblentz! Mais, alors, tu es un émigré!... Et tu oses...
+
+--J'ose parce que je ne suis pas un émigré. Voici ma carte de civisme
+qui prouve que je suis un bon Français, et voici un sauf-conduit qui
+établit qu'il y a déjà plusieurs mois j'ai été chargé par la
+municipalité d'Épinal d'une mission secrète en Allemagne.
+
+Le soldat eut un geste de mépris. Il repoussa dédaigneusement les
+papiers que lui présentait le colporteur.
+
+--Tu soumettras ces pièces au chef du poste, citoyen espion, fit-il.
+
+Cette qualification ne parut pas offenser celui à qui elle s'adressait.
+Sans la relever, il entra dans le corps de garde et s'y trouva en
+présence de l'officier qui en avait le commandement. Il renouvela sa
+demande en montrant ses papiers. L'officier les prit et les parcourut.
+
+--Quoique la sentinelle m'ait traité d'espion, dit le colporteur, je
+suis un ami désintéressé de la République une et indivisible, un
+défenseur de la liberté.
+
+--Tu te nommes Joseph Moulette? demanda l'officier d'une voix brève.
+
+--Joseph Moulette, d'Épinal, délégué de la municipalité de cette ville.
+
+--Et tu viens de Coblentz?
+
+--Oui, mon officier.
+
+--Non pas à pied, j'imagine.
+
+--Ma voiture est là.
+
+--Eh bien, on va l'inspecter, ta voiture, et si elle ne contient aucun
+objet suspect, tu pourras entrer en ville, car tes papiers sont en
+règle.
+
+Le colporteur sortit aussitôt. L'officier le suivit. Sur son ordre, deux
+soldats s'avancèrent pour procéder à l'inspection du fourgon dont le
+colporteur s'était empressé d'ouvrir les portes placées sur les côtés.
+On put voir alors, comme dans l'intérieur d'une boutique, tout un
+étalage de tricots, maillots, bas de laine et foulards couchés sur une
+étagère, ou suspendus à une tringle transversale, le tout en si bel
+ordre qu'il ne pouvait venir à l'idée qu'entre des marchandises si bien
+rangées, il y eût place pour quelqu'un des objets que l'officier avait
+qualifiés de suspects.
+
+--C'est bon, laissez passer! dit ce dernier.
+
+Le colporteur ferma sa voiture, et, se mettant à la tête du cheval qu'il
+prit par la bride, il pénétra dans la ville par une large rue que
+parcouraient en tous sens des piétons et des véhicules, au milieu
+desquels il se confondit. Pendant une demi-heure, il continua à avancer
+ainsi, regardant à droite et à gauche, comme s'il cherchait son chemin.
+Puis, lorsque, d'un rapide coup d'oeil, il eut constaté que, dans la
+foule qu'il traversait, personne ne l'observait, il s'arrêta. Il se
+trouvait alors devant l'église de Sainte-Gudule, au centre d'une vaste
+place. L'endroit, sans doute, lui parut propice au débit de ses
+marchandises, car il rangea sa voiture au long d'un mur et en détacha
+les auvents comme pour se préparer à exercer son commerce accoutumé.
+Mais, tout en feignant de mettre la dernière main à son étalage, il se
+penchait dans l'intérieur du fourgon, et parlant à demi-voix, il dit:
+
+--Nous voici dans la citadelle, Monsieur le chevalier, vous pouvez vous
+montrer.
+
+Sous une couverture jetée tout au fond du fourgon et dissimulée par les
+marchandises, un corps se dessinait. La couverture fut rejetée d'un
+brusque mouvement, et entre les tricots tendus sur les tringles apparut
+la tête fine et pâle de Bernard de Malincourt.
+
+--Si tu continues à m'appeler Monsieur le chevalier, tu nous attireras
+quelque algarade, mon bon Valleroy, dit l'enfant en sautant à terre.
+
+--C'est vrai, confessa Valleroy, j'oublie toujours...
+
+--N'oublie plus, que diable! Rappelle-toi qu'il n'y a ici ni chevalier
+ni serviteur, mais seulement un oncle et un neveu, colporteurs de
+profession, voyageant ensemble. Tu es célibataire, et moi je suis
+Bernard, le fils de ta soeur.
+
+--Entendu, Bernard; j'oublierai que je te dois le respect.
+
+--Alors, nous sommes à Bruxelles? reprit Bernard en jetant des regards
+curieux autour de lui...
+
+--À Bruxelles, place Sainte-Gudule, et très exacts au rendez-vous,
+puisque c'est aujourd'hui le 17 mars et que c'est du 17 au 20 que M. de
+Guilleragues, averti par M. d'Épernon, doit nous rencontrer ici.
+
+--Nous n'avons donc qu'à attendre avec patience.
+
+--C'est toute notre tâche pour le moment. Je vais profiter du répit
+qu'elle nous laisse pour me mettre en quête d'une auberge où nous
+prendrons nos repas et où nous coucherons, car je pense que vous en avez
+assez des nuits à la belle étoile...
+
+--Oui, et j'avoue que ce soir, il me sera doux de dormir dans un bon
+lit... C'est égal, ajouta Bernard, il est heureux qu'au poste de la
+barrière on n'ait pas eu l'idée de regarder au fond de la voiture... Si
+on m'y avait découvert, comment aurais-tu expliqué ma présence sous la
+couverture et l'absence de mon nom sur ton passeport?...
+
+--Aussi ai-je eu terriblement peur, sans compter que si l'officier avait
+regardé de près au signalement, il aurait vu que Valleroy ne ressemble
+guère à Joseph Moulette. Du reste, je renonce à me servir du
+sauf-conduit de ce vilain personnage. J'en ai fait usage à défaut de
+mieux et parce qu'il fallait entrer dans Bruxelles, coûte que coûte.
+Mais, maintenant que nous voici parmi des Français, nous ne nous
+remettrons en route qu'avec des passeports réguliers, un pour vous et un
+pour moi.
+
+--Crois-tu pouvoir te les procurer?
+
+--M'est avis que M. de Guilleragues m'y aidera.
+
+Tandis qu'il s'entretenait ainsi, Valleroy avait dételé et attaché le
+cheval derrière la voiture, en jetant devant lui une botte de foin.
+Maintenant, quelques passants, attirés par l'étalage, s'arrêtaient,
+s'informaient des prix, marchandaient, achetaient, et Bernard, à
+l'exemple de Valleroy, se prodiguait pour répondre aux clients. Jusqu'à
+midi, ils furent ainsi tenus l'un et l'autre, empêchés de se distraire
+de leur besogne. Mais, à ce moment, il y eut un répit. Ils en
+profitèrent pour manger un morceau sur le pouce. Puis Valleroy, laissant
+Bernard à la garde de la boutique, s'éloigna afin de s'assurer un gîte
+pour la nuit. Bernard resta donc seul, et comme, en cette fin d'hiver,
+soufflait encore une bise froide sous un ciel grisâtre, chargé de neige,
+il se mit à marcher de long en large pour se réchauffer.
+
+Sa station durait depuis une heure quand, d'une des rues donnant sur la
+place, il vit déboucher un individu qui, le nez au vent, les mains dans
+les poches, marchait en sifflotant. Sur-le-champ, il le reconnut.
+C'était le marquis de Guilleragues, non tel qu'il l'avait entrevu au
+café des _Trois-Couronnes_, le soir de son arrivée à Coblentz, tout
+pimpant sous le brillant uniforme des gardes du comte d'Artois, mais
+vêtu de noir, portant toute la barbe, coiffé d'un feutre à larges bords,
+d'où sortaient en désordre de longs cheveux dont les boucles flottaient
+sur ses épaules. De son côté, M. de Guilleragues le dévisagea et d'un
+air d'indifférence s'approcha de lui, comme attiré par l'étalage des
+marchandises exposées.
+
+--Votre serviteur, chevalier de Malincourt.
+
+--Votre serviteur, marquis de Guilleragues.
+
+--À Bruxelles on m'appelle Wilhem Mauser, un passionné d'art et ami des
+Français.
+
+--Et moi, Bernard, neveu de Valleroy, marchand colporteur.
+
+--Où est votre oncle?
+
+--Le voici qui revient.
+
+Valleroy s'avançait, en effet, paisible et souriant.
+
+--Vous m'apportez les instructions du vidame d'Épernon? lui dit le faux
+Wilhem Mauser.
+
+--Mon neveu Bernard est chargé de vous les transmettre.
+
+--Alors, ce sera pour ce soir, à l'hôtel _de la Providence_, où je loge,
+dans la rue de la Montagne-aux-Herbes.
+
+--Pourquoi ce soir, et pas tout de suite? demanda Bernard.
+
+--Parce que Bruxelles, depuis que les Français y sont entrés, regorge
+d'espions jacobins, répondit M. de Guilleragues, et qu'ici nous sommes
+par trop exposés à leur curiosité. Il n'en sera pas de même à mon hôtel,
+où vous ne viendrez d'ailleurs qu'à la nuit. À ce soir, Messieurs, et
+soyez circonspects; les murs ont des oreilles.
+
+Il s'éloigna sans ajouter un mot. Jusqu'au soir, Bernard et Valleroy
+appartinrent aux clients qui se pressaient autour de leur voiture. À la
+nuit, ils plièrent bagage comme des gens éreintés, pressés de goûter le
+repos, et allèrent s'abriter, eux, le cheval, le fourgon et les
+marchandises, dans une pauvre auberge de la chaussée de Louvain. Puis, à
+l'heure fixée pour leur rendez-vous, ils se rendirent à l'hôtel _de la
+Providence_, où les attendait le marquis de Guilleragues. Ils le
+trouvèrent au second étage, dans une chambre isolée, à l'extrémité d'un
+long corridor. Quand ils furent entrés, il ferma la porte et poussa le
+verrou.
+
+--De cette manière, dit-il, personne ne saurait ouvrir du dehors à
+l'improviste, et comme je me suis assuré que rien de ce qui se dit ici
+ne peut être entendu au delà des murs, nous sommes à l'aise pour causer
+librement. À vous de parler, Monsieur le chevalier.
+
+Bernard n'eut pas besoin de se recueillir pour retrouver gravées dans sa
+mémoire les instructions dont il était dépositaire. Il les récita d'une
+haleine, sans en omettre un seul mot, tandis que Guilleragues en
+écrivait les parties essentielles sous sa dictée, en une forme abrégée
+et indéchiffrable.
+
+--Ainsi, notre projet a reçu l'approbation des princes, fit-il avec
+satisfaction, quand Bernard, ayant achevé la leçon, s'arrêta. Nous
+sommes autorisés, mes amis et moi, à travailler à la délivrance de la
+famille royale!
+
+--Et nous-mêmes, ajouta Valleroy, nous vous sommes adjoints pour
+seconder vos efforts, si besoin est.
+
+--Votre concours sera précieux et je l'accepte.
+
+--Alors, marquez-nous ce que nous devrons faire, dit Bernard.
+
+Guilleragues demeura pensif un moment, mais non immobile. Il faisait le
+tour de la chambre rasant la muraille comme pour s'assurer une fois de
+plus qu'elle ne présentait ni lézardes ni ouvertures quelconques. Il
+s'arrêtait devant la porte, y collait son oreille, s'attachant à épier
+les bruits affaiblis du dehors. Bientôt rassuré, il vint reprendre sa
+place entre Bernard et Valleroy et leur parla à voix basse.
+
+--Écoutez-moi bien tous deux, afin que, si l'un de vous est empêché
+d'agir, l'autre puisse le suppléer. Dès que vous aurez pris à Bruxelles
+le repos qui vous est nécessaire, vous partirez pour Paris. En y
+arrivant, ou plutôt, quand vous vous serez mis en règle avec les
+autorités de votre section, et qu'en conséquence vous pourrez espérer de
+n'être ni surveillés, ni inquiétés, vous vous rendrez rue du Four
+Saint-Germain.
+
+--Dans le voisinage de l'hôtel de Malincourt, remarqua Valleroy.
+
+--Justement à deux pas de votre ancienne demeure. Monsieur le
+chevalier... Vers le milieu de cette rue, se trouvent les magasins d'un
+marchand de meubles nommé Grignan. Le nom est sur l'enseigne. Vous
+entrerez dans ces magasins et demanderez à parler au propriétaire.
+Lorsque vous serez en sa présence, seuls avec lui, vous lui direz: «Nous
+venons pour ce que tu sais.»
+
+--Et que nous répondra-t-il? interrompit Bernard, que le langage de
+Guilleragues intéressait comme un récit d'aventures.
+
+--Il vous révélera la retraite où vit caché, depuis qu'il est rentré
+dans Paris, notre principal complice, M. de Morfontaine. Ce gentilhomme
+est mon ami. Vous lui réciterez les mêmes instructions qu'à moi,
+chevalier. Ensuite, il vous donnera les siennes que vous suivrez
+aveuglément.
+
+--Mais nous-mêmes, demanda Valleroy, n'aurons-nous, aucun message à lui
+transmettre de votre part?
+
+--Un message très bref. Vous lui ferez connaître qu'à dater du 5 avril
+prochain il devra se trouver tous les soirs à 8 heures dans le parc de
+la Folie-d'Épernon, à Gennevilliers, près Saint-Denis.
+
+--Tous les soirs à 8 heures?
+
+--Jusqu'à ce qu'il y ait rencontré celui qu'il attend.
+
+--Est-ce tout?
+
+--C'est tout pour aujourd'hui. M. de Morfontaine et le citoyen Grignan
+vous apprendront le reste. Maintenant, quand comptez-vous partir pour
+Paris? ajouta le marquis.
+
+--Dès que nous aurons des passeports qui nous permettent de circuler
+librement sur le territoire de la République, répondit Valleroy.
+
+--Vous n'avez pas de passeports! Mais alors comment avez-vous pu
+pénétrer dans Bruxelles?
+
+--Grâce à un peu d'audace et à beaucoup de bonheur; grâce surtout à un
+subterfuge qui nous aurait perdus s'il n'avait pas réussi et auquel la
+prudence nous oblige à renoncer.
+
+--J'espérais que mon oncle d'Épernon vous aurait mis en état d'arriver
+jusqu'à Paris, dit M. de Guilleragues d'un accent de regret. Il lui
+était plus facile qu'à moi de vous procurer des pièces d'identité. Voilà
+un contre-temps inattendu.
+
+--Qu'allons-nous faire? soupira Bernard.
+
+M. de Guilleragues eut soudain un geste de confiance.
+
+--Bah! nous trouverons! s'écria-t-il. Je vais chercher, et d'ici à
+vingt-quatre heures j'aurai trouvé.
+
+--Où nous reverrons-nous? interrogea Valleroy au moment de se retirer
+avec Bernard.
+
+--Demain, comme aujourd'hui, devant l'église de Sainte-Gudule.
+
+Ils se séparèrent sur ces mots. La nuit, obscurcie par un brouillard
+épais, avait protégé l'entrée de Bernard et de Valleroy à l'hôtel _de la
+Providence_; elle protégea leur sortie. Par les rues noyées dans la
+brume, ils arrivèrent sans encombre à leur auberge, en dépit des
+patrouilles qui, jusqu'au jour, parcouraient la ville.
+
+Le lendemain, la voiture, avec son étalage, vint, dès le matin, occuper
+la même place que la veille, contre un mur, en face de l'église.
+Seulement, cette fois, les chalands furent plus nombreux, et durant
+plusieurs heures les colporteurs improvisés ne surent à qui répondre.
+Les marchandises qu'ils offraient étaient de qualité supérieure et d'un
+prix modéré. On se les arrachait.
+
+--C'est qu'ils vont vider la boutique, disait Valleroy, en encaissant la
+menue monnaie mêlée d'assignats, qui lui tombait de toutes parts. Si
+nous restons ici deux heures de plus, nous n'aurons plus rien à vendre.
+
+Heureusement, vers midi, la foule se dispersa. Valleroy et Bernard
+s'empressèrent de fermer la voiture, mais ils procédaient avec lenteur,
+n'ayant pas encore vu venir le marquis de Guilleragues et ne voulant pas
+quitter la place sans avoir échangé quelques mots avec lui. Ils
+l'aperçurent enfin, les mains dans les poches, la tête en arrière, et
+son chapeau sur la nuque, les airs d'un homme qui dédaigne la terre et
+vit dans l'idéal. Il marcha de leur côté. En passant devant eux, il dit
+rapidement et à demi-voix:
+
+--Vous vous présenterez aujourd'hui chez le colonel Jussac, commandant
+du bureau de police. Il est prévenu de votre visite, et, sur votre
+demande, il vous délivrera des passeports.
+
+--Sans autres explications? s'écria Valleroy.
+
+--Sans autres explications, répéta M. de Guilleragues. Le colonel,
+quoique servant dans les armées de la République, n'oublie pas qu'il est
+gentilhomme et qu'il s'agit aujourd'hui du salut d'une reine, d'une
+femme... Quant à vous, une fois munis de vos passeports, vous vous
+mettrez en route. Le temps presse. Dumouriez est au moment d'en venir
+aux mains avec les Autrichiens. S'il est victorieux, il sera le maître
+de la France. Mais ce n'est pas au service, du roi légitime qu'il
+consacrera son pouvoir. Il est dévoué à la faction d'Orléans et c'est un
+prince d'Orléans qu'il veut mettre sur le trône. Il importe donc, pour
+déjouer ses intrigues, que la reine délivrée soit en état de rallier
+autour d'elle la noblesse de France afin de défendre la couronne de son
+fils.
+
+--Nous partirons sans tarder, répondit Valleroy.
+
+--Au revoir donc, Messieurs, continua le marquis. Soyez courageux et
+prudents et que Dieu vous protège!
+
+Le même jour, vers 5 heures Bernard et Valleroy se présentaient au
+bureau de police, demandaient à parler au colonel Jussac et furent
+introduits aussitôt auprès de lui. Cet officier était gentilhomme. Mais,
+comme beaucoup de ses pareils que la Révolution avait trouvés dans les
+rangs de l'armée, il y était resté, résolu à ne pas émigrer et à servir
+la France, sous le régime nouveau aussi bien que sous l'ancien. Oublieux
+de ses origines, abdiquant titre et particule, il n'était plus
+aujourd'hui que le colonel Jussac, un vieux soldat, patriote avant tout,
+que la confiance du général Dumouriez avait commis à la garde de
+Bruxelles. Il touchait à la soixantaine. Mais, sous ses cheveux gris,
+son visage conservait la jeunesse, comme, dans sa poitrine, son coeur
+conservait, pour tout ce qui touchait au drapeau, l'enthousiasme des
+jeunes années.
+
+Quand Bernard et Valleroy entrèrent dans le cabinet où il se tenait, ils
+le trouvèrent devant un bureau élevé où il écrivait debout.
+
+--Que désirez-vous de moi? demanda-t-il en se tournant vers eux.
+
+--Des passeports qui nous permettent de nous rendre à Paris, où nous
+appellent des affaires pressantes, répondit Valleroy.
+
+--Vous vous nommez Valleroy et ce jeune enfant est votre neveu?
+
+--Vous nous connaissez, colonel? s'écria Bernard.
+
+--Wilhem Mauser m'a parlé de vous.
+
+Il alla vers la porte pour s'assurer qu'elle était fermée, puis,
+revenant du côté des visiteurs, il reprit:
+
+--Je sais quelles affaires vous appellent à Paris et je veux vous
+faciliter les moyens d'y arriver. Quoique serviteur passionné de mon
+pays, quoique désavouant les irréparables fautes de la noblesse, je sais
+me souvenir à propos que je suis gentilhomme. Je m'honore de m'associer
+aux efforts d'un enfant qui veut délivrer ses parents. Vous aurez vos
+passeports.
+
+--Merci, mon colonel, murmura Bernard très ému.
+
+--J'ai songé même à vous assurer, indépendamment de ces passeports, une
+protection plus efficace, propre à vous éviter les tracasseries des
+municipalités auxquelles vous aurez affaire en route. Demain, partiront
+de Bruxelles, sous la garde d'un détachement de troupes, des papiers
+saisis dans les bagages des prisonniers autrichiens et que j'ai ordre
+d'expédier au gouvernement. S'il vous convient de vous joindre à ce
+convoi, je vous recommanderai au sergent commandant l'escorte, et de
+cette manière vous arriverez sans encombre à votre destination.
+
+--On pourrait même charger les papiers dans ma voiture, remarqua
+Valleroy.
+
+--Vous avez une voiture?
+
+--Pour le transport de mes marchandises, oui, mon colonel, répondit
+Valleroy. Mais comme nous les avons vendues ici, en deux jours, le
+fourgon est vide ou c'est tout comme.
+
+--Mais voilà qui se trouve à merveille et qui vaut mieux que des
+passeports. Vous serez roulier pour le compte de l'État, et à ce titre
+respecté partout où vous passerez. Est-ce convenu?
+
+--C'est convenu, mon colonel. Mais comment vous exprimerons-nous notre
+reconnaissance?
+
+--En me rendant à votre tour un service.
+
+--Nous pourrions vous rendre un service, mon colonel?
+
+--Pour arriver à Paris, vous traverserez Compiègne, continua le colonel.
+En avant de cette ville, sur les bords de l'Oise, se trouve un château
+qui m'appartient et où réside ma soeur, la chanoinesse de Jussac. Le
+service que j'attends de vous consiste à vous arrêter en cet endroit, à
+dire à ma soeur que vous m'avez vu bien portant et à lui remettre une
+lettre dont je vous chargerai pour elle.
+
+--Madame votre soeur a pu demeurer dans un château, aux portes de Paris,
+sans être inquiétée! s'écria Bernard.
+
+--Son histoire est celle de Mgr le duc de Penthièvre, qui a continué à
+résider à Sceaux. Comme lui, elle est protégée par la gratitude des
+habitants, par le souvenir de ses bienfaits.
+
+--Un souvenir analogue n'a pu défendre mon père contre la haine des
+jacobins.
+
+--Ils redoutaient son énergie... tandis qu'ils n'ont rien à craindre
+d'un vieillard, d'une femme.
+
+--Vous pouvez être assuré que nous ferons vos commissions, mon colonel,
+dit alors Valleroy; mais, même après les avoir faites, nous resterons
+vos obligés.
+
+--On va dresser vos passeports, reprit le colonel, et rédiger le contrat
+par lequel vous vous engagez à transporter, moyennant un prix convenu et
+que je fixe à cent livres payées d'avance, les papiers que je dois faire
+parvenir à Paris.
+
+Il alla ouvrir la porte et appela un de ses officiers, auquel il donna
+ses ordres. Puis, avisant un sergent de grenadiers qui se tenait debout,
+au port d'armes, dans la place où travaillaient les secrétaires:
+
+--Viens ici, Rigobert, lui dit-il.
+
+Le sergent s'avança silencieux. C'était un vieux soldat, maigre et de
+haute taille, au visage rude, tanné, ridé, avec de petits yeux où
+pétillait la malice, et dont les allures automatiques et déférentes
+révélaient une longue habitude de la discipline et de la vie des camps.
+
+--Je vais te charger d'une mission de confiance, mon vieux Rigobert,
+continua le colonel. Il s'agit de convoyer jusqu'à Paris des papiers
+d'État dont je te confie la garde et dont tu me réponds sur ta tête. Les
+caisses qui les contiennent seront chargées sur la voiture du citoyen
+Valleroy que voici, un bon patriote avec qui j'ai fait marché pour ce
+transport. L'escorte que tu commanderas se composera de cinq hommes. Tu
+vas les choisir toi-même parmi les bons. Vous partirez demain matin au
+petit jour.
+
+--Bien, mon colonel, répondit Rigobert.
+
+--À propos, ajouta le colonel Jussac, je te recommande le citoyen
+Valleroy et son neveu. Ce sont de braves gens en qui on peut avoir
+confiance.
+
+Rigobert enveloppa Bernard et Valleroy d'un regard de sympathie qui
+signifiait que la protection de son chef les rendait sacrés à ses yeux.
+Puis, après avoir échangé quelques mots avec Valleroy pour s'entendre
+avec lui sur l'heure du départ et le chargement des papiers, il sortit.
+Pendant ce temps, les passeports avaient été préparés, ainsi que le
+contrat. Sur ce contrat, Valleroy apposa sa signature, en même temps que
+lui était comptée la somme stipulée pour prix de ses services. Il
+enferma dans sa bourse les quatre louis, en soufflant à l'oreille de
+Bernard:
+
+--La protection des autorités et, par-dessus le marché, cent livres en
+or, décidément, M. de Guilleragues a bien travaillé.
+
+Ils allaient se retirer; mais, à ce moment, entra dans la pièce un
+hussard aux vêtements en désordre et couvert de boue.
+
+--Le colonel Jussac, demanda-t-il.
+
+--C'est moi, répondit l'officier en s'avançant.
+
+--J'arrive du quartier général, reprit le hussard, et j'ai ce papier à
+remettre à mon colonel.
+
+C'était un pli fermé par un cachet de cire rouge. Le colonel le prit,
+l'ouvrit et y jeta les yeux sans se départir de son impassibilité.
+
+--À quelle heure êtes-vous parti? interrogea-t-il, sa lecture achevée.
+
+--À 9 heures, mon colonel, au moment où s'ouvrait le feu. Mon cheval a
+bien marché.
+
+Le colonel se tourna alors vers ses officiers, dont l'arrivée du
+cavalier avait excité la curiosité, et d'un accent où se devinaient
+l'émotion et l'enthousiasme:
+
+--Le général Dumouriez est aux prises avec les Autrichiens, non loin de
+Louvain, dit-il. Nous déplorons tous de n'être pas associés aux glorieux
+périls que courent nos compagnons d'armes et nous formons des voeux
+ardents pour leur triomphe. Vive la République!
+
+--Vive la République! répondirent d'un élan unanime tous les soldats.
+
+Et Bernard demeura stupéfait en constatant que lui aussi avait poussé ce
+cri. Et comme ses yeux surpris interrogeaient Valleroy, celui-ci dit
+gravement:
+
+--Devant l'ennemi, la République, c'est la France.
+
+On ne dormit guère à Bruxelles durant la nuit qui suivit. Vers le soir,
+s'était répandu le bruit qu'à vingt lieues de la ville, entre Louvain et
+Tirlemont, se livrait depuis le matin une grande bataille. Cette
+bataille, on l'avait prévue. Mais, maintenant qu'on la savait engagée,
+on en discutait fiévreusement les conséquences. Gagnée par le général
+Dumouriez, elle lui ouvrirait la Hollande que son ambition brûlait de
+conquérir; perdue par lui, elle l'obligerait à évacuer Bruxelles, à se
+replier sur les frontières françaises, en abandonnant les conquêtes déjà
+faites en Belgique. Ces deux perspectives étaient également espérées et
+redoutées. Ceux qui, lassés de l'ancienne domination autrichienne,
+avaient accueilli avec enthousiasme les Français, craignaient de tomber
+de nouveau aux mains d'un maître qui leur ferait expier les sympathies
+manifestées par eux aux soldats de la Révolution. Ceux qui, par haine du
+régime nouveau de la France ou par des motifs d'intérêt, appelaient le
+retour des Autrichiens, se demandaient avec angoisse si leurs voeux,
+contenus depuis quatre mois, allaient se réaliser ou s'il fallait
+renoncer pour toujours à leur réalisation. Puis, il y avait les
+indifférents, ceux que le joug autrichien laissait résignés au même
+degré que le joug français, et enfin les patriotes, ceux qui ne
+voulaient d'aucun maître étranger et qui rêvaient de reconstituer
+l'autonomie des Pays-Bas, longtemps asservis par l'Autriche.
+
+Toutes ces opinions s'exprimaient avec la même exaltation dans les
+groupes qui, durant cette nuit, circulaient dans les rues de Bruxelles;
+chacun, à cette heure, y voyait l'avenir au gré de ses espérances.
+Tandis qu'à tout hasard les Français arrivés dans la ville à la suite de
+Dumouriez préparaient leur fuite, en prévision de sa défaite, les sujets
+belges colportaient de tous côtés leurs craintes et leurs désirs.
+
+Les rares nouvelles qui parvinrent à Bruxelles, durant cette longue
+nuit, ne modifièrent pas l'état des esprits. Elles montraient les deux
+armées aux prises dans une action formidable, un des lieutenants de
+Dumouriez, le général Valence, disputant à l'archiduc Charles le village
+de Racourt; un autre, le général Neuilly, s'emparant de Nerwinde, et
+délogé ensuite par le général Clairfayt, puis le généralissime
+autrichien, prince de Cobourg, établissant son artillerie sur les
+hauteurs de Wommersse, et l'impétueux Dumouriez montant à l'assaut de
+ces positions formidables sous une pluie de feu. Mais ces épisodes
+isolés, successivement connus, ne présageaient rien quant à l'issue
+finale. Ce fut seulement au lever du jour que commencèrent à arriver
+quelques fuyards français. Ils avaient marché toute la nuit pour faire
+connaître la défaite de Dumouriez.
+
+Par toute la ville se produisit alors un effroyable affolement. Dès 6
+heures du matin, tandis que la population se demandait ce qu'allaient
+faire les Français, la plupart de ceux-ci commençaient à partir, et les
+autorités militaires, attendant d'un moment à l'autre l'ordre d'évacuer
+Bruxelles, se préparaient à l'exécuter. Six mois avant, les habitants de
+la ville avaient vu s'enfuir les Autrichiens et avec eux les émigrés.
+Maintenant, ils voyaient s'enfuir les soldats de la République.
+
+À la même heure, Bernard et Valleroy étaient déjà loin de Bruxelles.
+Assis dans le cabriolet de leur voiture, ils allaient vers Mons, au
+petit trot de leur cheval, un tout petit trot, tranquille et doux, qui
+permettait aux cinq grenadiers de l'escorte que commandait le sergent
+Rigobert de suivre au pas accéléré.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+SUR LA ROUTE DE PARIS
+
+
+--Vois-tu, petit, comme j'ai déjà fait la route de Paris à Bruxelles, je
+connais dans tous ses détours la route de Bruxelles à Paris. Au train
+dont nous allons, nous en avons pour huit jours. Ce soir, nous
+coucherons à Mons. Il y a dans cette ville, à l'entrée du faubourg, une
+bonne auberge, où nous descendrons. Le vin y est mauvais, mais la bière
+y est bonne, et dans ces pays du Nord, même quand on est du Midi, il
+vaut mieux boire de la bonne bière que du mauvais vin. Demain, nous
+coucherons à Valenciennes. Là, je connais un fameux cabaret où ils ont
+une eau-de-vie...
+
+Le sergent Rigobert n'acheva pas sa phrase. Mais un fort coup de langue
+exprima clairement toute la douceur du souvenir que lui avait laissé
+l'eau-de-vie du cabaret de Valenciennes.
+
+C'est à Bernard qu'il était en train de faire ces confidences, tandis
+qu'ils marchaient d'un bon pas sur la route durcie par la bise
+aigrelette qui soufflait de la plaine. Bernard et Rigobert étaient
+devenus bien vite une paire d'amis. Après un long trajet silencieux,
+dont quelques voitures, emportant des fugitifs de Bruxelles à Mons,
+interrompaient seules l'uniformité, on avait fait halte, vers 11 heures,
+sous un hangar abandonné, au bord de la route, pour manger un morceau et
+laisser le cheval se reposer.
+
+Là, devant un bon feu, allumé par les grenadiers de l'escorte, à l'aide
+de quelques débris de poutres, tandis qu'installés comme au bivouac ils
+tiraient de leur sac un pain de munition et un morceau de boeuf bouilli,
+Valleroy avait pris dans la voiture des provisions un peu plus
+substantielles, une volaille froide, un pâté de gibier, quelques
+bouteilles de vin de Moselle, en déclarant que désormais et jusqu'à
+Paris grenadiers et rouliers partageraient le même ordinaire et qu'il
+entendait être leur pourvoyeur. Cette déclaration avait eu pour effet de
+jeter entre les voyageurs les jalons d'une amitié solide que le vin de
+Moselle ne fit que cimenter et qui revêtit les formes les plus joyeuses,
+quand Bernard ajouta que le cabriolet du fourgon pouvant contenir trois
+voyageurs, tout le monde y aurait place tour à tour. De cette manière,
+comme le fit observer le sergent Rigobert, on arriverait à Paris sans
+fatigue, et pour peu que le printemps qui commençait se montrât clément,
+ce voyage qui s'était annoncé à l'égal d'une corvée deviendrait une
+partie de plaisir.
+
+C'est ainsi que, lorsqu'on se remit en route, Bernard et Rigobert
+étaient compère et compagnon, comme si jadis, ils eussent été conscrits
+ensemble. Et vite, Bernard de faire parler Rigobert, ayant deviné que le
+sergent devait être un puits d'histoires intéressantes. Songez donc, un
+ancien garde-française de Louis XV, un soldat de Bergen et de
+Clostercamp, de Rosbach et de Minden, de Valmy et de Jemmapes, qui avait
+connu les maréchaux de Broglie et de Castries, sans compter la campagne
+d'Amérique, faite avec le général de Lafayette! En avait-il vu,
+celui-là, des victoires et des défaites, des triomphes et des revers,
+des jours de joie et des jours de deuil! Donc, tout en marchant et après
+que Rigobert eut énuméré les étapes auxquelles on s'arrêterait de
+Bruxelles à Paris et les bonnes auberges où l'on trouverait un gîte,
+Bernard le mit sur le chapitre de ses campagnes.
+
+Sur ce chapitre, le sergent était aussi intarissable qu'était
+infatigable l'attention de Bernard. Les souvenirs imaginés et peut-être
+très embellis de ses faits d'armes charmaient à ce point l'enfant et
+trompaient si bien les longueurs de la route qu'on approchait déjà de
+Mons qu'il s'en croyait encore séparé par une longue distance.
+
+--N'est-ce pas étonnant, sergent, que le général Dumouriez ait été battu
+hier par les Autrichiens? demanda-t-il tout à coup, convaincu par le
+récit des prouesses guerrières de Rigobert que tous les Français étaient
+invincibles.
+
+--Tellement étonnant, petit, que je ne sais s'il faut croire à cette
+défaite. Quand nous sommes partis de Bruxelles, on ne pouvait encore
+rien savoir, et ce qu'on racontait, personne ne l'avait vu.
+
+--Oh! puissiez-vous dire vrai!
+
+--Battu, Dumouriez! Et par Cobourg encore! Allons donc... Il faudrait
+donc qu'il l'eût voulu... Je sais bien qu'on l'accuse de trahir...
+
+--Un traître, lui! Un général français...
+
+--Il y en a dans tous les pays, des traîtres, dit Rigobert d'un accent
+de fureur, et, à ce jour, la République compte tant d'ennemis... tous
+les nobles d'abord...
+
+Bernard, à ces mots, redressa la tête comme un jeune coq:
+
+--Vous vous trompez, sergent, pas tous les nobles... Vous oubliez que
+l'armée en est peuplée; Chartres, Valence, La Fayette, Biron, Custine,
+Montesquiou, Beurnonville et tant d'autres... Et votre colonel, un noble
+aussi, celui-là...
+
+Le sergent Rigobert, écrasé par cette sortie véhémente, regarda Bernard
+avec stupéfaction. Puis, d'un ton contrit, il murmura:
+
+--J'ai tort, car celui qui dirait que mon colonel Jussac est un traître,
+je lui passerais ma baïonnette à travers le corps.
+
+Après cet aveu, il reprit sa mine joviale et ajouta:
+
+--C'est égal, petit, pour un colporteur, tu en sais long. Où diantre
+as-tu appris tout cela?
+
+Et comme Bernard à son tour demeurait interdit, en se confessant son
+imprudence, le sergent reprit:
+
+--Quant à Dumouriez, quoi qu'on en dise, il n'a pas été vaincu, j'en
+suis bien sûr, et pour croire qu'il l'a été, je voudrais voir des
+fuyards de son armée.
+
+--En voilà, dit brusquement une voix derrière lui.
+
+S'étant rapproché sur la fin de la phrase, Valleroy l'avait entendue et
+y répondait en désignant un peloton de soldats qui débouchait d'un
+chemin de traverse sur la grande route.
+
+--Ça, des fuyards! fit dédaigneusement Rigobert.
+
+--Parbleu! Vous n'avez qu'à voir leurs mines déconfites, leurs habits en
+haillons, leurs bottes éculées par la marche et leurs mains sans armes.
+Et ces longues dents, et ces faces hâves ou congestionnées... Ils
+crèvent de faim, les malheureux!...
+
+Rigobert, immobile, ne cherchant plus à taire son étonnement et son
+indignation, embrassait d'un regard furibond la procession sinistre qui
+défilait devant lui.
+
+--Halte-là, vous autres! cria-t-il tout à coup.
+
+Et comme les fuyards feignaient de ne pas l'entendre, il continua:
+
+--C'est moi qui vous parle, moi Rigobert, sergent au 2e grenadiers.
+Avancez à l'ordre.
+
+Cette fois, son énergie en imposa à la bande. Ceux qui marchaient en
+tête s'arrêtèrent intimidés. Les autres suivirent leur exemple, et l'un
+d'eux s'avança, tête basse, vers Rigobert.
+
+--D'où venez-vous? demanda ce dernier.
+
+--Nous venons de Nerwinde, où nous nous sommes battus hier depuis le
+matin jusqu'au soir.
+
+--C'est parce que vous vous êtes battus que vous n'avez plus de fusils?
+
+--C'est parce que nous n'avions plus de poudre et que nos fusils nous
+gênaient.
+
+--Ils vous gênaient pour courir, mauvais drôles! N'avez-vous pas de
+honte de fuir comme des lièvres devant les Autrichiens?
+
+--Ils nous ont tué quatre mille hommes et fait six mille prisonniers.
+
+--C'est donc vrai que Dumouriez est vaincu?
+
+--Oui, vaincu, mais après une résistance héroïque... Il était nuit quand
+il a ordonné la retraite...
+
+--Et c'est alors que vous l'avez abandonné, tas de lâches... Faites donc
+la guerre avec des clampins pareils... Vous êtes des volontaires,
+n'est-ce pas?
+
+--Oui, sergent.
+
+--Je m'en doutais. Des vieux soldats auraient déployé plus de courage.
+Et maintenant, où allez-vous?
+
+--Nous rentrons en France.
+
+--Vous avez tort et vous feriez mieux de retourner là d'où vous venez!
+Ce que je vous en dis, c'est dans votre intérêt. Si vous passez la
+frontière, vous serez fusillés... La loi punit de mort la désertion
+devant l'ennemi.
+
+Les fuyards hésitaient. Mais celui qui avait déjà parlé reprit:
+
+--Alors, il faudra fusiller plusieurs milliers d'hommes...
+
+Un geste d'indifférence compléta sa pensée. Il jeta les yeux sur ses
+compagnons, et derrière eux, sur la route qu'ils venaient de parcourir
+et par où s'avançaient en groupes d'autres fuyards dont les silhouettes
+lointaines allongeaient leur ombre dans la poussière.
+
+--Jamais on ne pourra fusiller tant de monde! observa-t-il.
+
+Il se remit en marche, suivi de ses camarades, et tous passèrent devant
+Rigobert qui les injuriait au passage, irrité de ne pouvoir les arrêter.
+
+--C'est parce que vous êtes des couards que Dumouriez est en déroute,
+balbutiait-il, tremblant de colère.
+
+Il fit un signe, et le convoi qu'il escortait reprit son chemin. L'heure
+avançait et il fallait se hâter pour arriver à Mons avant la nuit.
+
+Neuf heures sonnaient quand on entra dans cette ville. Pour y entrer et
+se rendre à l'auberge que Rigobert avait indiquée, Bernard, Valleroy et
+les grenadiers durent se résigner à être confondus parmi les fuyards, à
+marcher pêle-mêle avec eux. À ce contact, Rigobert s'exaspérait, et ce
+ne fut que devant l'hôtellerie hospitalière où l'on buvait de la bonne
+bière à défaut de bon vin que tomba son irritation. Cette hôtellerie
+était confortable et vaste. On mit le cheval à l'écurie, le fourgon sous
+une remise, avec un factionnaire à la porte, et les voyageurs
+pénétrèrent dans la salle commune.
+
+Ils furent assez longtemps sans parvenir à se caser, tant les fuyards
+s'y trouvaient en nombre et y tenaient de place. Puis l'hôtelier, dûment
+sermonné par Valleroy, excité surtout par le menu du fin repas qui lui
+fut commandé, vint à leur aide et fit dresser dans un coin une table
+pour eux. Après une longue attente, ils purent enfin, comme disait
+Rigobert, se mettre une croûte sous la dent, ce qu'ils firent avec
+conscience, sans négliger d'envoyer sa part à celui des grenadiers qui
+veillait à la garde du fourgon.
+
+Bernard fut le premier rassasié. Alors, ayant cédé à sa faim, il céda à
+sa curiosité. Si nouveau pour lui était ce spectacle, bien qu'il
+commençât à s'accoutumer aux foules! Pour la troisième fois il les
+surprenait dans le désarroi de la défaite et de la terreur. Il les avait
+vues cinq mois avant à Coblentz, quand les habitants de cette ville, se
+croyant menacés par Custine, fuyaient de toutes parts. Il les avait
+vues, la veille à Bruxelles, effarées à l'approche des Autrichiens. Mais
+jamais elles ne s'étaient offertes à ses yeux aussi hideuses que ce
+soir-là, dans cette salle d'auberge où montaient au plafond, avec le
+bruit des voix rauques et haletantes, la vapeur des haleines et l'odeur
+des victuailles.
+
+Le visage et les mains noircis par la poudre, les vêtements maculés par
+la boue des routes, gardant encore dans le regard l'épouvante de la mort
+entrevue sans les ivresses de la victoire, ces soldats dépenaillés
+avaient l'air de bandits, mais de bandits exténués de besoin, rompus de
+fatigue, et si faibles, si démoralisés, si dépourvus d'énergie, qu'il
+aurait suffi pour les faire tous prisonniers d'une poignée d'hommes
+entrant à l'improviste.
+
+Tandis que Bernard, recouvrant son sang-froid, accoutumait son coeur et
+ses yeux à ces images brutales, son attention tout à coup fut attirée
+par une image plus douce qui, dès ce moment, le prit tout entier. Il la
+contempla, silencieux, pendant quelques instants. Puis, touchant le bras
+de Valleroy:
+
+--Regarde donc, lui dit-il.
+
+Comme lui, Valleroy observa. Assis seuls à une table et adossés au mur,
+deux soldats avaient couché entre eux sur leur banc un enfant roulé dans
+une vieille couverture. Comme il dormait, et comme pour protéger son
+sommeil ils avaient couvert son visage d'un mouchoir, on ne voyait de
+lui que sa tête voilée, posée sur les genoux de l'un d'eux dans un flot
+de cheveux noirs, et ses pieds mignons, posés sur les genoux de l'autre.
+De temps en temps, celui qui soutenait la tête se penchait, écartait le
+mouchoir avec des gestes de femme et regardait l'enfant dormir, tandis
+que celui qui soutenait les pieds tirait la couverture pour les mieux
+envelopper. Rien ne se pouvait de plus émouvant que la sollicitude de
+ces deux hommes à mine de forban, pour l'être faible, délicat et
+fragile, endormi sous leur protection.
+
+Cédant à un entraînement dont il n'était pas maître, Bernard se leva,
+quitta sa place, et, se glissant à travers les tables, se rapprocha de
+celle où mangeaient les deux soldats. Ils le virent venir, et, comme
+s'ils eussent deviné, à son oeil si doux, éclairant son teint si pâle, ce
+qui l'attirait, ils le saluèrent d'un sourire.
+
+--Tu veux voir la petite, mon garçon, dit l'un d'eux; alors, approche.
+
+--Justement la voilà qui s'éveille, dit l'autre.
+
+Elle s'éveillait en effet. Se soulevant, toute surprise de son réveil
+dans cette salle bruyante et chaude, elle montra sa figure à Bernard,
+avant même de l'avoir vu. Il chancela sous le coup dune émotion trop
+violente, à laquelle il n'était pas préparé. Tout ce qui l'environnait
+disparut, pour ne laisser dans sa mémoire d'autre souvenir que celui qui
+maintenant le dominait. Il s'élança, sans savoir ce qu'il faisait,
+franchit la table d'un bond, se trouva sur le banc, entre les deux
+soldats, l'enfant dans ses bras, tandis qu'il criait à pleins poumons:
+
+--Valleroy, c'est Nina!
+
+Ce cri strident couvrit tous les autres bruits. Brusquement ils
+cessèrent, et, dans ce silence, une voix grêle et rieuse s'éleva:
+
+--C'est mon ami Bernard; c'est M. le chevalier.
+
+Puis, soudain, elle s'attendrit, s'abîma dans un sanglot en appelant
+d'un accent de détresse:
+
+--Tante Isabelle! Tante Isabelle!
+
+Un enfant qui pleure, ce n'est rien. Les conversations reprirent de plus
+belle; la rumeur bruyante recommença et l'incident fut vite oublié.
+Mais, au cri de Bernard, Valleroy était accouru. Il avait enlevé Nina,
+en faisant un signe aux soldats qui la gardaient, et maintenant, ayant
+regagné sa place auprès de Rigobert, il les interrogeait.
+
+--Comment Nina est-elle entre vos mains? leur demanda-t-il.
+
+--Vous savez qui elle est? fit l'un d'eux, défiant.
+
+--Oui, je le sais. C'est une orpheline. Elle vivait avec une jeune femme
+qui l'avait recueillie et qu'elle appelait tante Isabelle.
+
+--Tante Isabelle doit être morte à l'heure qu'il est, répondit le
+soldat.
+
+--Morte! crièrent en même temps Bernard et Valleroy, consternés.
+
+Le soldat reprit:
+
+--C'était hier soir. Nous défendions la chaussée de Tirlemont, canonnée
+par les batteries autrichiennes étagées sur les hauteurs de Racourt.
+Écrasés et enveloppés, nous avons dû céder la place. Nous nous sommes
+enfuis, allant devant nous, serrés de près par la cavalerie de Clairfayt
+qui galopait sur nos talons. Tout à coup, du fond d'un fossé que nous
+venions de franchir, se sont élevés des gémissements et des cris de
+détresse, nous nous sommes arrêtés. Au fond du fossé, gisait une femme
+blessée. À côté d'elle, une enfant pleurait; c'était la petite; et la
+femme, en nous la montrant, nous a suppliés de la recueillir, de
+l'emporter. «Ne l'abandonnez pas, nous a-t-elle dit. Elle se nomme Nina
+d'Aubeterre. À Coblentz, il y a un brave homme, un peintre connu,
+Wenceslas Reybach. Tâchez de le retrouver, et, à défaut de lui, le sieur
+Valleroy, du village de Saint-Baslemont, dans les Vosges. Dites-leur que
+tante Isabelle leur confie la petite. Ils ne refuseront pas de s'en
+charger.» Après nous avoir fait cette recommandation, la pauvre femme
+s'est évanouie.
+
+--Et vous l'avez abandonnée! fit Valleroy frémissant.
+
+--Nous ne pouvions songer à la secourir, ni à l'emporter. Les
+Autrichiens s'avançaient. Nous avons pris l'enfant, et nous voilà.
+
+Du revers de sa main, Valleroy essuya ses yeux, qu'aveuglaient les
+larmes. Puis il dit:
+
+--Vous pouvez me laisser Nina. C'est moi qui suis Valleroy.
+
+Les soldats se consultèrent. Quoique Valleroy leur fût inconnu, ils ne
+songeaient pas à mettre en doute sa parole, à laquelle la présence du
+sergent Rigobert donnait à leurs yeux une autorité indéniable et que
+confirmait la joie qu'avait manifestée Nina en retrouvant ses amis. Mais
+on eût dit qu'il leur en coûtait de se séparer d'elle, comme si, durant
+les quelques heures où elle avait reçu leurs soins, ils eussent appris à
+la chérir.
+
+--Puisque vous la connaissez, dit enfin l'un d'eux, gardez-la.
+
+--En vous la laissant, continua l'autre, nous ne faisons qu'obéir.
+
+Très émus, ils se penchèrent sur Nina et, après l'avoir embrassée tour à
+tour, ils s'éloignèrent.
+
+--Nous ne nous séparerons plus, ma chérie, s'écria alors Bernard;
+désormais, tu resteras avec nous. Seulement, il ne faut plus m'appeler
+M. le chevalier. Je suis ton ami Bernard.
+
+Le sergent Rigobert avait entendu, et, s'adressant à Valleroy:
+
+--Cela vaudra mieux, fit-il. J'avais bien compris que ce petit-là n'est
+pas plus colporteur que je ne suis gentilhomme. Et cela ne m'empêche pas
+de déclarer que c'est un aimable enfant et d'être tout prêt à me faire
+trouer la peau pour lui. Mais, maintenant que nous allons entrer en
+France, il ne serait pas bon que d'autres découvrissent ce que j'ai
+découvert.
+
+--Vous êtes un brave homme, sergent, répondit Valleroy, en secouant la
+main de Rigobert. C'est égal, ajouta-t-il en souriant tristement, me
+voilà, quoique célibataire, avec deux enfants sur les bras!
+
+Ensuite, il interrogea Nina. Il voulait savoir ce qu'elle et tante
+Isabelle étaient devenues depuis le jour déjà lointain de la séparation
+et connaître surtout les circonstances dans lesquelles celle-ci avait
+été blessée. Mais tous les souvenirs de l'enfant n'avaient pas une égale
+précision. Elle se souvenait d'être partie de Coblentz, une nuit, avec
+tante Isabelle et Wenceslas Reybach, d'un long séjour à Liège, d'où le
+peintre, après les y avoir installées, était retourné dans son pays. À
+Liège, il y avait un théâtre et des comédiens français. Avec eux et
+pendant plusieurs semaines, tante Isabelle avait donné des
+représentations. Puis des événements inattendus étaient venus
+interrompre ces jours de trêve.
+
+La mémoire et le coeur de Nina gardaient une empreinte confuse de ces
+événements sans en conserver les détails, car ils s'étaient précipités
+en quelques heures et elle ne les avait entrevus que comme dans un
+furieux grondement d'orage. C'était une armée autrichienne entrant dans
+Liège, une fuite haletante de femmes et d'enfants, un bruit ininterrompu
+de fusillade, dominé par celui du canon, des cris, des lamentations, des
+cavaliers à mine farouche, des blessés, des morts, une épaisse fumée
+criblée d'étincelles, enveloppant les hommes et les choses, toutes les
+horreurs d'une tempête dans la nuit, et tante Isabelle tombant tout à
+coup au bord d'une route en poussant un douloureux gémissement. Nina ne
+savait rien de plus.
+
+Bernard et Valleroy durent se contenter de ce qu'elle racontait. Bernard
+s'y résigna. La jeunesse lui rendait facile la résignation, et le
+bonheur d'avoir retrouvé sa petite amie suffisait à cette heure à le
+consoler. Mais il n'en fut pas de même pour Valleroy. Il n'osait espérer
+que tante Isabelle eût survécu à sa blessure et ne pouvait se résoudre à
+croire qu'il ne la verrait plus. Cette horrible incertitude pesa sur son
+coeur durant toute la nuit, et longtemps encore il devait en souffrir.
+C'était comme un trou creusé soudain dans sa vie et qui jamais ne devait
+être fermé.
+
+Le lendemain, dès le matin, on se remit en route, après que Valleroy eut
+couru par la ville, afin d'acheter pour Nina des vêtements plus chauds
+que ceux qu'elle portait et plus en harmonie avec sa condition nouvelle.
+De même que Bernard passait pour son neveu, elle devait passer pour sa
+nièce, et ce fut toute joyeuse qu'elle dit en l'embrassant:
+
+--Tu seras mon oncle et Bernard sera mon frère.
+
+Désormais, le voyage allait se poursuivre sans incidents. On marchait
+tout le jour, en faisant deux haltes, le temps de déjeuner et de laisser
+le cheval manger une mesure d'avoine ou une botte de foin. Pendant la
+marche, Nina, bien enveloppée, restait dans le cabriolet de la voiture,
+où Bernard, Valleroy et les grenadiers prenaient tour à tour place à
+côté d'elle. Au fur et à mesure qu'on s'éloignait des contrées du Nord,
+le ciel devenait plus bleu et l'air plus tiède, et la douceur de la
+température ouvrait à la gaieté l'âme des soldats comme celle des
+enfants. Quand c'était au tour de Bernard de monter auprès de Nina, il
+se faisait plus jeune que son âge, comme pour se mieux mettre à sa
+portée. Il avait toujours pour elle des pousses d'herbes ou des
+fleurettes à peine écloses, cueillies au bord du chemin, et aussi de
+belles histoires qui la faisaient se pâmer d'aise. Lorsqu'il la quittait
+pour céder sa place à l'un de ses compagnons, il redevenait sérieux, et
+quand, d'aventure, il marchait à côté du sergent Rigobert, il prenait
+des airs d'homme grave, interrogeant le vieux soldat, le provoquant à
+raconter ses souvenirs, les batailles auxquelles il avait assisté, ses
+veillées au bivouac, les légendes de son régiment, les faits et gestes
+des héros illustres qu'il avait connus.
+
+Le soir, on s'arrêtait dans une auberge de grande ville, ou dans une
+grange de village, ou dans quelque ferme. Partout le convoi et son
+escorte recevaient bon accueil. La défiance des habitants, ordinairement
+excitée, en ces temps de trouble, par des visages nouveaux, tombait vite
+au spectacle de ces grenadiers dont le chef parlait haut et dur, comme
+un soldat qui ne craint ni le diable ni les hommes. On regardait avec
+respect le fourgon qu'ils escortaient, et quand le sergent racontait que
+la voiture transportait à Paris des papiers saisis sur les ennemis de la
+République et des preuves formelles de leur trahison destinées à en
+assurer le châtiment, ces propos, qui donnaient à Bernard et à Valleroy
+l'envie d'éventrer les caisses et d'en brûler le contenu, faisaient
+passer un frisson chez les auditeurs.
+
+Valleroy et les deux enfants bénéficiaient de ce respect et de cette
+terreur. Grâce à leur escorte, ils passaient partout librement, sans que
+les sans-culottes des pays où on s'arrêtait manifestassent l'envie de
+les interroger, et quand Rigobert avait fait viser aux bureaux des
+municipalités le sauf-conduit délivré au convoi par les autorités
+militaires de Bruxelles, c'était à qui se prodiguerait pour lui et ses
+compagnons.
+
+En plusieurs circonstances, ils purent mesurer l'étendue du service que
+leur avait rendu le colonel Jussac, en les plaçant sous la protection
+des armes françaises. Plus on approchait de Paris, plus les
+municipalités se montraient soupçonneuses, plus elles exerçaient une
+surveillance inquisitoriale sur les voyageurs. À la plupart des relais,
+on rencontrait nombre de ceux-ci que cette surveillance empêchait de
+continuer leur route, qu'on retenait durant plusieurs jours, sous
+prétexte de s'assurer de la sincérité de leurs déclarations, de la
+régularité de leurs papiers. Puis, c'étaient des prisonniers conduits
+par des gardes nationaux ou des gendarmes, pauvres diables, nobles et
+roturiers, hommes et femmes, jeunes ou vieux, arrêtés dans leur ville
+natale ou dans leur château, sur une dénonciation sans preuve, ou même
+sur un simple soupçon, et envoyés au chef-lieu de leur district ou à
+Paris, pour y répondre à quelque accusation de modérantisme ou de
+communication avec les émigrés.
+
+Ces spectacles entrevus au passage, ces angoisses devinées dans l'effroi
+des yeux assombris ou mouillés de pleurs, ces traitements barbares
+infligés à des innocents sur qui déjà pesait la mort, serraient le coeur
+de Bernard, indignaient Valleroy, arrachaient un murmure à Rigobert.
+Mais il fallait passer, passer vite sans s'attendrir, car toute marque
+de pitié eût été recueillie par les affidés des jacobins et imputée à
+crime à ceux qui l'auraient manifestée.
+
+En même temps, on recueillait d'affreux récits sur l'état de la
+capitale. Par les voyageurs qui en revenaient et qui osaient parler, on
+apprenait qu'à Paris les prisons étaient pleines, et que depuis la mort
+du roi on s'attendait chaque matin à voir fonctionner la guillotine. La
+vie sociale y était transformée, le commerce n'allait plus, on crevait
+de faim; la moitié de la population avait peur de l'autre moitié. La
+Convention tremblait devant la Commune, la Commune devant les clubs, les
+clubs devant l'horrible plèbe des sans-culottes et des tricoteuses.
+
+À ces récits, Bernard se demandait ce qu'au milieu de tant de périls
+étaient devenus ses parents, et son impatience de les revoir devenait
+plus aiguë et plus douloureuse. Maintenant, le voyage, peu à peu,
+perdait tout charme pour lui; la route lui paraissait démesurément
+longue, et ce Paris où tout était sujet d'effroi l'attirait avec une
+puissance fascinatrice.
+
+Il y avait déjà sept jours qu'on était en route, quand le soir, comme on
+s'arrêtait pour la nuit, le sergent Rigobert dit à Bernard:
+
+--Demain, nous serons à notre avant-dernière étape, mon petit. Nous
+coucherons à Compiègne, et le surlendemain nous serons au bout de notre
+course.
+
+--Alors c'est demain que la soeur du colonel Jussac aura des nouvelles de
+son frère, répondit Valleroy.
+
+Ce soir-là, Bernard fut long à s'endormir. La fièvre de l'attente le
+tint longtemps éveillé, et quand le sommeil vint enfin fermer ses yeux,
+ce fut pour le transporter au pays du rêve, pays aux horizons
+capricieux, tour à tour riants et sombres, selon que le coeur de l'homme
+est joyeux ou triste à l'heure où les portes s'en sont ouvertes devant
+lui. Le voyage de Bernard à travers ce pays fut cette nuit-là douloureux
+et accidenté.
+
+Le lendemain, vers 4 heures, au moment où le soleil pâle des premières
+journées du printemps commençaient à décliner, une petite barque,
+élégante de forme et peinte en vert, que conduisaient deux rameurs en
+livrée, s'arrêta au pied d'une terrasse dont les eaux de l'Oise
+baignaient les dernières marches. Un des rameurs se leva, et laissant à
+son camarade le soin de maintenir l'embarcation fixée au rivage, il
+tendit la main à une femme assise à l'extrémité, sous une tente en toile
+grise et l'aida à débarquer. Elle mit pied à terre aussi lestement que
+le lui permettait son embonpoint de quadragénaire, accusé par le fichu
+croisé sur le corsage de sa robe en soie grise.
+
+Un jeune domestique à mine de page, imberbe et futée, vêtu d'une livrée
+pareille à celle des rameurs, l'attendait sur le bord et lui offrit une
+haute canne. Appuyée d'une main sur cette canne, de l'autre sur l'épaule
+du domestique, elle demeura debout et immobile, regardant les rameurs
+qui attachaient l'embarcation à un anneau rivé dans la pierre du quai.
+
+--La promenade était délicieuse, leur dit-elle quand ils eurent fini.
+Nous la recommencerons demain, si le temps le permet. Merci, mes amis.
+
+Ils la saluèrent, tandis que, soutenue par son page, elle montait d'un
+pas solennel et lourd les marches de l'escalier en haut duquel
+commençait un parc suspendu en cet endroit au-dessus de l'Oise. Là, de
+nouveau, elle s'arrêta pour respirer. Sa figure, aux lignes restées
+pures, malgré l'envahissement des chairs, s'éclairait, sous les larges
+ailes de son chapeau, d'un regard énergique, dont les bandeaux des
+cheveux grisonnants, tombant le long des joues, adoucissaient
+l'expression dominatrice. Très vivant et très mobile, ce regard
+trahissait à la fois une grande intrépidité d'âme et une infinie bonté.
+
+De l'endroit où elle avait fait halte, on découvrait un panorama riant
+et agreste. À quelque distance de la rive, à droite et à gauche, des
+coteaux accidentés découpaient sur l'horizon leurs sinuosités
+capricieuses, où s'étageaient des villages, des clochers d'église, des
+toitures de chaumières, des pignons de châteaux. À la base de ces
+collines, dans l'espace qui s'étendait entre elles et l'eau, des
+prairies déroulaient leur tapis d'herbe verte, tout étoilé de petites
+fleurs aux couleurs délicates et encadré de peupliers formant des
+avenues circulaires qui donnaient aux champs l'air d'un immense damier
+dans lequel, à deux kilomètres de là, Compiègne mettait l'agglomération
+confuse de ses maisons. Tout ce paysage à cette heure s'enveloppait de
+clartés mourantes, et l'air commençait à fraîchir. Alors et sans se
+départir de sa solennité, dont il eût été difficile de dire si elle
+était naturelle ou voulue, la femme se remit en marche, entre sa canne
+et son page, à travers les allées ombreuses et sablées du parc, dans la
+direction d'un château qui dessinait à travers les arbres sa façade, où
+la grâce luxuriante de l'art italien le disputait à la majesté
+mélancolique de l'architecture Louis XIII.
+
+Sur le perron, trois laquais guettaient la venue de la châtelaine. En la
+voyant apparaître, ils se rangèrent devant la porte, où vint se camper
+un suisse qui la salua, à son entrée dans l'habitation, d'un coup de sa
+hallebarde sur les dalles.
+
+Qu'en pleine Terreur et à quelques lieues de Paris, une châtelaine eût
+conservé ses habitudes d'avant la Révolution et l'apparat de son
+ancienne existence, cela paraissait à peine croyable. C'était cependant
+le cas de Mlle Sophie de Jussac, chanoinesse du Chapitre des dames
+nobles de Largentière. Alors qu'autour d'elle la haute société
+française, appauvrie, menacée, dépossédée de ses antiques privilèges,
+émigrait, cette grande dame, qu'on appelait Mlle la chanoinesse, était
+venue s'installer dans la demeure où elle était née et qui appartenait à
+son frère le colonel. Protégée par les services de ce frère, soldat dans
+les armées de la République, protégée aussi par le souvenir
+reconnaissant qu'avaient gardé les habitants de Compiègne des bienfaits
+de sa famille, elle vivait sous la Révolution comme elle avait vécu sous
+la monarchie. Non seulement elle continuait à faire montre de son
+opulence, mais encore elle en accentuait l'éclat, au risque d'attirer
+sur sa tête les soupçons, l'envie, la délation.
+
+Il est vrai qu'en toutes circonstances elle affectait de donner au
+régime nouveau des témoignages de sa déférence, et, par tous ses actes,
+de prouver qu'elle n'en avait pas peur. Dans la cour du château, elle
+avait fait planter un arbre de la liberté. À l'occasion des solennités
+républicaines, elle ouvrait son parc aux habitants de Compiègne et des
+environs. Ils y trouvaient sur les pelouses des pièces de vin où ils
+étaient libres de boire à leur soif, et le soir ils pouvaient applaudir
+aux splendeurs d'un feu d'artifice tiré sur la terrasse.
+
+--Je paye ma dette aux idées nouvelles, avait-elle coutume de dire, et
+j'achète ainsi le droit de conserver mes habitudes anciennes.
+
+Chaque jour, on la rencontrait sur les routes en brillant équipage,
+allant visiter les pauvres gens des communes environnantes. Dans son
+château, elle comptait autant de domestiques qu'autrefois. Deux
+jardiniers entretenaient son parc. Elle continuait à affermer ses
+terres, et, tout en venant en aide à ses fermiers, elle exigeait qu'ils
+payassent avec exactitude le prix de leur fermage. Dans tous les actes
+de sa vie, elle apportait un si viril esprit de résolution, elle parlait
+d'un ton si ferme, qu'elle déconcertait, par son audace et ses attitudes
+d'homme habillé en femme, les pires énergumènes, déjà disposés,
+d'ailleurs, à respecter en elle la soeur d'un officier dont la République
+appréciait les services.
+
+Si quelques amis scrupuleux ou pusillanimes, qu'effrayait cette audace,
+lui en signalaient les périls, elle levait les épaules et répondait:
+
+--Je n'ai rien à redouter, puisque j'observe les lois.
+
+Et elle les observait avec ostentation, exigeant même que ses gens
+l'appelassent citoyenne. Mais elle les enfreignait secrètement en
+donnant asile à des proscrits qui s'arrêtaient chez elle comme à la
+première étape de leur fuite, en cachant dans son château des prêtres
+non assermentés, en faisant chaque jour célébrer la messe par l'un
+d'eux, dans une chambre transformée en chapelle. Républicaine en
+apparence, royaliste en réalité, elle accomplissait ces choses
+simplement, en y apportant une prudence égale à sa témérité. Après la
+mort de Louis XVI, elle avait passé toute une semaine en prières et en
+larmes, sans que personne eût pu s'en apercevoir.
+
+En rentrant dans son appartement, après sa promenade sur l'Oise, elle
+changea de toilette, aidée de ses femmes de chambre. Puis, les ayant
+renvoyées, elle prit un livre pour attendre ainsi le moment de souper.
+Mais une demi-heure s'était à peine écoulée, quand un de ses domestiques
+se présenta devant elle. Elle leva les yeux, et le regardant par-dessus
+ses bésicles, elle dit:
+
+--Que me veut-on?
+
+--Citoyenne, des soldats viennent d'entrer dans la cour.
+
+--Ont-ils des intentions hostiles?
+
+--Je ne le crois pas, citoyenne. Ils escortent un fourgon qui vient de
+Bruxelles et qu'ils conduisent à Paris. Avec eux, se trouvent un homme
+et deux enfants qui demandent à vous parler.
+
+--S'ils viennent de Bruxelles, ils m'apportent des nouvelles de mon
+frère! s'écria-t-elle. Je vais les recevoir.
+
+À son appel, le page sur lequel elle avait coutume de s'appuyer
+accourut. Avec son aide et celui de sa canne, elle descendit au
+rez-de-chaussée, traînant avec des allures de prêtresse sur les marches
+du monumental escalier les lourds falbalas de sa toilette de maison.
+Quand elle fut sur le perron, elle regarda.
+
+Au milieu de la cour était une lourde voiture attelée d'un seul cheval
+encore suant de sa longue course. Autour de la voiture se tenaient six
+grenadiers qui venaient de mettre leurs fusils en faisceaux, et, près
+d'eux, un homme vêtu comme un marchand de campagne, tenant par la main
+un jeune garçon et une petite fille.
+
+--Est-ce à la citoyenne Jussac que vous désirez parler? demanda-t-elle à
+haute voix, en enveloppant d'un regard hautain et défiant la troupe
+immobile.
+
+--À elle-même, répondit l'homme qui tenait les enfants.
+
+--Alors, je t'écoute, citoyen.
+
+L'homme reprit en désignant les soldats:
+
+--Ces braves gens te demandent l'hospitalité pour quelques heures,
+citoyenne. On leur a vanté ton civisme et ils espèrent trouver dans ta
+maison la bonne table et le bon gîte auxquels ont droit partout de
+vaillants serviteurs de la République, et, ici, des grenadiers
+appartenant au régiment de ton frère.
+
+--À ce double titre ils sont les bienvenus, répondit la chanoinesse.
+Mais toi, qui es-tu?
+
+--Tu vas le savoir, si tu veux m'entendre en particulier.
+
+La chanoinesse donna des ordres afin d'assurer aux grenadiers une
+hospitalité large et confortable. Puis, ayant fait signe à l'homme, elle
+rentra dans le château où, sans quitter les enfants, il la suivit.
+
+--Maintenant, tu peux parler, citoyen, dit-elle, quand ils furent seuls
+dans un salon dont elle avait eu soin de fermer la porte.
+
+Mais, au lieu de répondre, il s'inclina respectueusement et tendit une
+lettre à la chanoinesse de Jussac.
+
+--Une lettre de mon frère! s'écria-t-elle en jetant les yeux sur
+l'adresse.
+
+Elle la prit, les mains tremblantes, et, affaiblie soudain par la
+violence de son émotion, elle tomba dans un fauteuil, si troublée,
+qu'elle fut quelques secondes avant de trouver ses lunettes et de
+pouvoir briser le cachet. Elle lut enfin et eut vite fait de dévorer les
+quatre pages que lui écrivait le colonel Jussac. Quand ce fut fini, elle
+porta les feuillets à ses lèvres et les embrassa en murmurant:
+
+--Mon frère chéri! Dieu te garde à ma tendresse!
+
+Puis, tirant de sa poche, brusquement, un mouchoir, elle essuya ses
+larmes, et du même coup, sans doute, domina son émoi passager, car son
+visage rasséréné reprit son ordinaire physionomie, tranquille et
+hautaine.
+
+--Mais tout cela ne m'apprend pas qui tu es, citoyen, fit-elle, ni ce
+que je peux pour toi.
+
+--Le colonel ne le dit pas?
+
+--Il me dit seulement que tu es un brave homme et que je peux ajouter
+foi à tes paroles. Fais-moi donc connaître ton nom.
+
+--On me nomme Valleroy, Madame la chanoinesse.
+
+--Et moi, la citoyenne Jussac, répliqua-t-elle vivement, je te dispense
+des vieilles formules; elles n'ont plus cours.
+
+Valleroy s'inclina comme s'il s'excusait d'obéir et répéta:
+
+--On me nomme Valleroy, citoyenne. Je suis l'intendant du comte de
+Malincourt, mestre de camp des armées royales, actuellement enfermé dans
+la prison des Carmes, à Paris, avec Mme la comtesse. Ce jeune homme est
+leur fils cadet, le chevalier de Malincourt; l'aîné est en émigration.
+
+--Et cette fillette? demanda la chanoinesse en désignant Nina.
+
+--Nina d'Aubeterre, fille du capitaine d'Aubeterre, qui servait dans le
+Royal allemand et qui fut tué lors des troubles de 1789.
+
+--Mais pourquoi avez-vous quitté Bruxelles, et où allez-vous?
+
+--Nous allons à Paris.
+
+--À Paris! Avec ces chérubins! Miséricorde! s'écria la chanoinesse en
+agitant sa canne. À Paris! Es-tu fou, brave homme? Ne sais-tu pas qu'on
+s'y tue avec fureur et que...
+
+Elle fut soudain interrompue. C'était Bernard. Il avait fait un pas vers
+elle et dit avec exaltation:
+
+--N'essayez pas de nous détourner de notre chemin, Madame. Plus on nous
+démontrera que Paris est dangereux et plus sera impérieux le devoir qui
+nous y appelle.
+
+--Le devoir! Quel devoir?
+
+--Je veux me rapprocher de mes parents, essayer de les arracher à leur
+cachot.
+
+--C'est donc là ce but secret dont me parle mon frère?
+
+--Nous en poursuivons encore un autre, reprit Bernard. Mais, sur
+celui-là, nous devons garder le silence. Seulement, soyez convaincue,
+Madame, qu'aucun obstacle, si grand qu'il fût, ne le serait assez pour
+nous empêcher d'aller à Paris.
+
+Le regard de la chanoinesse arrêté sur Bernard exprima tour à tour
+l'admiration, la sollicitude, la pitié, et d'une voix grave et attendrie
+elle répondit:
+
+--Vous vous êtes mépris, mon enfant. Je n'entendais pas vous détourner
+de vos projets que j'ignorais. J'ai seulement cédé à mon coeur en vous
+signalant les dangers que vous allez courir. Votre entreprise est digne
+d'un bon fils, d'un gentilhomme. Mais vous êtes bien jeune pour les
+efforts qu'elle exigera.
+
+--Voici l'ami qui doit me seconder, dit Bernard en posant sa main sur le
+bras de Valleroy. À deux, nous réussirons.
+
+--Je prierai Dieu pour vous, ajouta la chanoinesse.
+
+Elle avait attiré Nina sur ses genoux et la caressait tout en parlant.
+Puis elle dit:
+
+--Mais cette petite mignonne, qu'allez-vous en faire une fois à Paris?
+
+--J'espère trouver quelqu'un à qui la confier, répondit Valleroy, sinon
+elle partagera notre sort, car il ne m'est pas permis de l'abandonner.
+
+À l'appui de sa déclaration, il racontait maintenant à la chanoinesse de
+Jussac l'histoire de Nina depuis le jour où il l'avait rencontrée et les
+circonstances par suite desquelles elle se trouvait sous sa protection.
+En écoutant son récit, la chanoinesse éprouvait une émotion poignante.
+Au fur et à mesure que se déroulait le tableau des malheurs de l'enfant,
+elle la serrait plus étroitement entre ses bras, et Nina, qui s'y
+trouvait comme dans un nid chaud et moelleux, se laissait bercer par les
+caresses silencieuses qu'on lui prodiguait.
+
+--Au lieu de l'emmener à Paris, dit tout à coup la chanoinesse,
+laissez-la moi. Je suis seule ici, isolée, triste, et, sous la fermeté
+dont je fais montre, souvent épouvantée par la perspective des
+catastrophes que je prévois. La chère petite sera ma joie, ma
+consolation, le charme de ma vie. Elle est orpheline. Plus tard, après
+les mauvais jours, mon frère et moi nous l'adopterons.
+
+--Me séparer encore de Nina! soupira Bernard.
+
+--Mais vous pourrez la voir, la voir souvent. Compiègne n'est pas loin
+de Paris... Vingt lieues à peine... une petite nuit en poste...
+
+--Et puis, ce serait d'un affreux égoïsme de priver Nina de la
+maternelle protection qui s'offre à elle, observa Valleroy.
+
+--Elle aurait eu celle de ma mère, objecta Bernard.
+
+--Eh bien, laissez-la moi provisoirement, jusqu'au jour où la comtesse
+de Malincourt délivrée pourra se charger d'elle. Voulez-vous, Monsieur
+le chevalier?
+
+--Oui, cela, je le veux bien, Madame, car je sais, qu'elle sera heureuse
+près de vous, et pourvu que je la retrouve...
+
+À ce moment, on vint annoncer à la chanoinesse que son souper était
+servi.
+
+--Vous vous mettrez à table avec moi, dit-elle à Valleroy et à Bernard.
+
+--Gardez les enfants, Madame, répondit Valleroy. Pour moi, permettez que
+je rejoigne mes compagnons de voyage. Ils ont été compatissants tout le
+long du chemin. Je ne veux pas avoir l'air de les abandonner.
+
+--Soit, allez souper en leur compagnie. Tout à l'heure, j'irai vous
+retrouver au milieu d'eux. Ils pourront ainsi dire à mon frère qu'ils
+m'ont vue. D'ailleurs, je veux les prier de repasser par ici à leur
+retour de Paris et leur confier ma réponse au colonel. Pensez-vous que
+je puisse le faire en toute sûreté?
+
+--En toute sûreté, Madame. Le sergent Rigobert qui les commande est
+dévoué corps et âme à votre frère, et si ce dernier m'a remis à moi et
+non au sergent la lettre qui vous était destinée, ce n'est point par
+défaut de confiance en lui, mais uniquement parce qu'il voulait assurer
+ainsi à mon jeune maître un meilleur accueil de votre part.
+
+Valleroy prit congé de la chanoinesse et des enfants et se hâta de
+descendre dans la salle où se trouvaient réunis les grenadiers. Déjà,
+grâce aux ordres de la châtelaine, le couvert était mis. Rigobert et ses
+hommes, déshabitués depuis longtemps de tout confortable et des fins
+repas, se préparaient à faire honneur à celui qu'on venait de leur
+servir.
+
+--La maison de mon colonel est une maison très hospitalière, observa
+sentencieusement Rigobert en montrant la table tout attrayante avec son
+luxe de linge et d'argenterie, qui flamboyait sous les bougies allumées.
+Les enfants ne soupent-ils pas avec nous?
+
+--La citoyenne s'est intéressée à eux et a voulu les retenir, répondit
+Valleroy. Elle nous offre même de garder la petite pendant que nous
+irons à Paris.
+
+--Elle est donc aussi bonne que son frère? Ah! si tous les aristocrates
+ressemblaient à ces deux-là, le peuple n'aurait pas eu besoin de démolir
+la Bastille ni de couper le cou à Capet.
+
+Sur cette belle réflexion, on prit place autour du couvert. Il suffit du
+premier verre de vin avalé par-dessus une grande assiettée de soupe au
+lard pour ranger les cinq grenadiers à l'avis de leur sergent. Au rôti,
+ils confessaient que l'ancien régime avait du bon. Mais c'est surtout au
+dessert que fut ébranlé leur civisme. La châtelaine étant venue les
+visiter et boire avec eux à la santé du colonel Jussac, leur
+enthousiasme n'eut plus de bornes. Pour un rien, ils se fussent déclarés
+prêts à rétablir la monarchie.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+LA PREMIÈRE CHARRETTE
+
+
+Il y avait sept mois que la royauté était abolie et la république
+proclamée, deux mois que Louis XVI était monté sur l'échafaud, trois
+jours que le Comité de Salut public avait inauguré ses pouvoirs, et
+vingt-quatre heures que fonctionnait le tribunal révolutionnaire
+institué par la Convention pour juger les émigrés et les suspects.
+Paris, devenu, depuis 1789, un foyer d'agitations incessantes, de
+soulèvements populaires, d'émeutes sanglantes, de meurtres atroces,
+prenait la lugubre physionomie qu'il devait conserver jusqu'au 9
+thermidor. Les lois édictées contre les émigrés et leurs complices ayant
+reçu un commencement d'exécution, les prisons se remplissaient. À peine
+installé, le Comité de Salut public y envoyait de nouvelles victimes.
+
+À la Conciergerie, au Luxembourg, aux Carmes, à Sainte-Pélagie, à
+Saint-Lazare, à la Force, partout ailleurs, concierges, greffiers,
+guichetiers, étaient sur les dents, et les listes des registres d'écrou
+s'allongeaient indéfiniment. Ce n'étaient pas seulement des noms
+d'aristocrates qui figuraient sur ces listes, pourvoyeuses de la
+guillotine, mais aussi des noms de citoyens humbles et obscurs, qui
+avaient eu le malheur d'encourir la haine de quelqu'un des despotes
+subalternes chargés d'exécuter les ordres du gouvernement, agents de bas
+étage, plus féroces que les chefs auxquels ils obéissaient. Chaque jour
+et chaque nuit, les visites domiciliaires se multipliaient. Il n'était
+pas de famille, quelque ignorée qu'elle fût, qui n'eût à les redouter.
+La dénonciation d'un voisin ou d'un débiteur y suffisait.
+
+Tout devenait crime en ces temps calamiteux. Dans le nom qu'on portait,
+dans les relations qu'on entretenait, dans les propos qu'on se
+permettait, dans les objets qu'on possédait, l'infâme ingéniosité des
+jacobins et des sans-culottes trouvait les éléments d'une accusation
+capitale. Crime, la carrière qu'on avait suivie autrefois; crime, le cri
+de colère que poussait à vos lèvres le spectacle de quelque injustice ou
+le soupir de pitié que vous arrachait l'infortune d'autrui; crime,
+quelques provisions mises en réserve en vue des mauvais jours; crime, un
+vieux parchemin conservé dans les archives familiales. On était dénoncé
+pour rien, pour moins que rien, et traité au gré du caprice de ceux
+dont, sans le savoir et sans le vouloir, on avait attiré l'attention,
+excité la cupidité. Arrêté par un officier municipal qu'escortaient des
+gardes nationaux, il fallait assister sans se plaindre au pillage légal
+de sa maison, décoré du nom de perquisition. On était conduit ensuite à
+la municipalité de son district, car Paris était divisé maintenant en
+quarante-huit districts ou sections dont chacune formait pour les
+citoyens qui en dépendaient un gouvernement plus redoutable encore que
+le gouvernement central. Après une longue attente dans la boue, sous la
+pluie ou sous le soleil, parmi d'autres infortunés, on comparaissait à
+son tour devant le Comité révolutionnaire de la section, auquel
+s'adjoignaient les plus fameux jacobins du quartier, ou même,
+quelquefois, un conventionnel. On subissait un premier interrogatoire à
+la suite duquel on était incarcéré dans l'une des prisons de Paris.
+C'est ainsi qu'elles s'étaient remplies peu à peu, tandis que la
+Convention avisait aux moyens de les vider et confiait ce soin au
+tribunal révolutionnaire présidé par le citoyen Dumas, à l'accusateur
+public Fouquier-Tinville et au bourreau Samson.
+
+L'aspect général de Paris se ressentait de tant de mesures arbitraires
+et vexatoires. Elles déchaînaient la terreur. Dans les quartiers luxueux
+et riches, la plupart des maisons étaient abandonnées. Dans le faubourg
+Saint-Germain, dans la chaussée d'Antin qu'on appelait alors rue du
+Mont-Blanc, dans le faubourg du Roule, la plupart des hôtels de
+l'aristocratie avaient été confisqués et vendus. Payés à vil prix et en
+assignats, le papier-monnaie ayant remplacé l'or et l'argent, ils
+étaient devenus la proie de brocanteurs qui attendaient une occasion
+propice pour s'en défaire, ou les dépeçaient, débitant en détail les
+persiennes et les portes, les rampes et les balcons en fer forgé, les
+boiseries sculptées dont les murs étaient revêtus, les peintures des
+plafonds, les marbres des escaliers. Quand ces bandes dévastatrices
+avaient passé par là, quand il ne restait que les quatre murs, avec
+leurs fenêtres béantes n'encadrant plus que le vide, survenait un
+entrepreneur qui réparait les dégâts, et l'aristocratique demeure, tant
+bien que mal rafistolée, se transformait en une vulgaire auberge ou en
+un dépôt de marchandises.
+
+Les couvents, si nombreux à Paris, n'avaient pas été davantage épargnés.
+Mais comme il était plus difficile de leur donner une affectation
+nouvelle, ils restaient pour la plupart dans un état complet d'abandon
+et de délabrement, ouverts à tout venant et surtout à des bandes
+d'enfants qui allaient jouer dans les cloîtres déserts. Quant aux
+églises, après en avoir supprimé les croix, remplacées maintenant par
+des piques surmontées d'un bonnet rouge, on en avait respecté les
+murailles extérieures. Mais à l'intérieur elles étaient dépouillées.
+Tableaux, statues, ornements, vases sacrés, ce qui naguère en formait la
+richesse, le Trésor national avait fait tout vendre à son profit, ne
+laissant dans le temple que ce qui était strictement nécessaire au culte
+qu'exerçaient des prêtres assermentés dont la présence éloignait plus de
+fidèles qu'elle n'en attirait. Encore quelque temps, et ces nobles
+monuments allaient servir de théâtre aux orgies des fêtes de la Raison.
+
+Sur les boulevards, dans les rues réputées jadis comme les plus
+aristocratiques, il ne restait rien de ce qui en avait fait l'éclat.
+Toute vie élégante était morte; mort aussi le commerce, mortes surtout
+les industries de luxe. Elle ne se révélait plus que par la vente aux
+encans d'objets dérobés ou saisis dans les maisons des aristocrates.
+Seuls les cafés et les restaurants, les théâtres, les lieux publics et
+le Palais-Royal notamment, conservaient encore quelque animation. Mais,
+rares et isolés, ces points lumineux semblaient perdus dans l'immensité
+de la capitale, livrée le jour à une populace déguenillée, bruyante, et
+menaçante, et s'enveloppant le soir d'une tristesse silencieuse et
+morne, troublée seulement par les rumeurs fiévreuses des clubs.
+
+Telle qu'elle vient d'être décrite, la capitale n'attirait plus
+d'étrangers. Il était si difficile d'en sortir par suite des
+surveillances qu'exerçait la police révolutionnaire, que le nombre des
+départs, comme celui des arrivées, décroissait de jour en jour. On ne
+pouvait fuir Paris, mais on n'y venait pas. Les barrières ne s'ouvraient
+plus qu'à des charrettes de maraîchers ou de meuniers, destinées à
+empêcher la population de mourir de faim, ou à des détachements de
+troupes revenant des frontières, ou enfin à des convois de prisonniers
+envoyés par les provinces sous la conduite des gendarmes. Si, dans ce
+défilé, se montrait une chaise de poste, on pouvait être sûr qu'elle
+ramenait à Paris quelque conventionnel dont la mission dans les
+départements ou aux armées avait pris fin et qui venait en rendre compte
+au Comité de Salut public.
+
+C'est dans ces circonstances que, huit jours après avoir quitté
+Bruxelles et douze heures après avoir quitté Compiègne, le convoi que
+conduisaient Valleroy et Bernard et qu'accompagnaient le sergent
+Rigobert et ses grenadiers se présenta à la barrière Saint-Denis.
+Habituellement, cette halte à l'entrée de Paris était de longue durée.
+On opérait des perquisitions dans les voitures, on fouillait les
+voyageurs et leurs bagages, on vérifiait leurs passeports, et si leur
+mine déplaisait, on les soumettait à mille taquineries.
+
+Mais, ce jour-là, quand Rigobert eut présenté au poste de la barrière,
+occupé par des gardes nationaux, le sauf-conduit qui lui avait été
+délivré à son départ de Belgique, et lorsqu'on sut qu'il amenait de loin
+des papiers d'État, à destination du Comité de Salut public, toutes les
+difficultés ordinaires s'évanouirent. Le fourgon de Valleroy, conduit
+par son propriétaire, assis dans le cabriolet, et à côté duquel se
+tenait Bernard, passa librement, escorté par les six grenadiers, entre
+une double haie de curieux, et s'engagea dans le faubourg Saint-Denis
+pour gagner la place de l'Hôtel-de-Ville et de là les Tuileries, où
+siégeait le tout-puissant et redoutable Comité.
+
+Mais les gens qui d'abord s'écartaient pour lui livrer passage ne
+tardèrent pas à se rapprocher, et bientôt des groupes se trouvèrent
+devant lui et lui barrèrent le chemin. En d'autres circonstances,
+Rigobert n'eût pas hésité à croiser la baïonnette pour se dégager. Mais,
+outre qu'il n'ignorait pas que dans Paris le peuple était souverain,
+l'attitude de cette fouie ne présentait rien de malveillant ni
+d'hostile. Il résolut donc d'agir par la douceur.
+
+--Que désirez-vous, mes amis? demanda-t-il. Votre intention est-elle de
+nous empêcher d'arriver à notre destination? Je dois vous faire
+remarquer que je suis chargé d'une mission importante et que je suis
+résolu à la remplir, et mes camarades autant que moi.
+
+--Il n'est pas question d'y mettre obstacle, sergent, répondit un homme
+qui s'était placé en tête de la bande, une pique à la main et un bonnet
+rouge sur la tête.
+
+--Mais, alors? fit Rigobert.
+
+--Voilà ce que c'est, camarade, reprit l'homme. On nous dit que tu
+arrives de Bruxelles.
+
+--C'est vrai. Mes compagnons et moi en sommes partis à la fin de la
+semaine dernière.
+
+--Alors, tu sais que Dumouriez a été battu par les Autrichiens?
+
+--Vous en avez déjà la nouvelle?
+
+--Elle est arrivée voici trois jours par estafette au Comité de Salut
+public, qui l'a communiquée à la Convention.
+
+--Alors, je n'ai plus rien à vous apprendre.
+
+--Au contraire, car tu peux nous dire s'il est vrai, comme on l'affirme,
+que Dumouriez est en train de trahir.
+
+À cette question, Rigobert tressaillit.
+
+--Eh! ce n'est pas mon affaire, camarades, répondit-il avec embarras,
+n'osant prendre sur lui d'accuser Dumouriez et encore moins de le
+défendre...
+
+--C'est l'affaire de tous les patriotes, citoyen sergent, reprit l'homme
+d'une voix sombre.
+
+--Comment se fait-il que Dumouriez se soit laissé battre! ajouta un
+autre.
+
+--Si tu le sais, ton devoir est de le dire, continua un troisième.
+
+La situation se compliquait. Ne sachant quel parti prendre, Rigobert
+regardait Valleroy comme pour lui demander conseil. Mais Valleroy,
+résolu, au moment où il entrait dans Paris, à ne se laisser détourner
+sous aucun prétexte du but qu'il poursuivait en y venant, affectait de
+ne pas comprendre la question muette du sergent et paraissait très
+occupé à contenir son cheval qui se cabrait, effrayé par la foule. Alors
+Rigobert prit un grand parti.
+
+--Ce que je pense, résultat de ce que je sais et de ce j'ai vu, je ne
+dois le dire qu'aux membres du Comité de Salut public. Mais je ne refuse
+pas de vous raconter les incidents de la bataille. Seulement, je vous
+ferai observer qu'il est 11 heures et que depuis le petit jour nous
+sommes en route et à jeun.
+
+--Viens te réconforter, sergent, toi et tes braves compagnons, s'écria
+l'orateur qui avait parlé au nom du peuple. Puis tu nous raconteras la
+bataille et nous te laisserons ensuite poursuivre ton chemin, ou plutôt
+nous t'accompagnerons jusqu'à la place de l'Hôtel-de-Ville, où doit
+fonctionner aujourd'hui la guillotine.
+
+Sans attendre la réponse de Rigobert, il prit le cheval par la bride et
+le fit entrer sous une remise qui se trouvait en cet endroit, à côté
+d'une boutique de marchand de vin.
+
+Bernard se pencha sur Valleroy.
+
+--Si ces gens-là nous retiennent longtemps ici, j'en deviendrai fou,
+murmura-t-il d'un accent désespéré. J'ai hâte d'arriver à la prison des
+Carmes, de voir mes parents ou d'avoir de leurs nouvelles.
+
+--Mon impatience est égale à la tienne, mon enfant, répondit Valleroy;
+mais gardons-nous de nous trahir. Descendons d'abord en feignant la
+résignation. Je vais aviser aux moyens de nous délivrer.
+
+Ils mirent pied à terre au milieu de la cohue qui s'agitait aux abords
+de la remise. À ce moment, la foule poussait vers le cabaret Rigobert
+qui se débattait, ne voulant pas s'éloigner du fourgon sans y laisser un
+factionnaire.
+
+--Que redoutes-tu, lui criait l'orateur de la bande, que redoutes-tu,
+puisque ta voiture reste sous la garde du peuple?
+
+Rigobert n'était pas insensible aux attraits d'un verre de vin. Mais,
+soldat avant tout, il s'en tenait aux devoirs de son état et à la
+discipline. Il comprit que, s'il ne faisait pas acte d'autorité, quelque
+incident grave allait se produire. D'un violent coup de coude, il se
+dégagea de ceux qui l'environnaient, et d'un ton de commandement:
+
+--En voilà assez, déclara-t-il; je ne connais que ma consigne. J'accepte
+volontiers de boire avec vous, mais à la condition que personne ne
+restera sous la remise et qu'on en fermera les portes.
+
+Son accent et son attitude en imposèrent à la bande, et cette fois il
+fut obéi. Les portes de la remise closes, il y mit un de ses grenadiers
+en faction, et alors seulement il consentit à entrer dans le cabaret.
+Comme il allait en franchir le seuil, Valleroy s'approcha et lui dit à
+voix basse:
+
+--L'enfant et moi avons autre chose à faire qu'à t'attendre, sergent. Je
+te confie l'équipage, pour lequel tu trouveras bien un conducteur parmi
+ces braillards. Je compte sur toi pour le faire ramener ici, quand les
+caisses qu'il contient seront déchargées. Je reviendrai demain pour le
+chercher. Tu me feras connaître par l'homme que tu en auras constitué le
+gardien où je peux te revoir.
+
+--Compris, répondit simplement Rigobert.
+
+Il se laissa entraîner chez le marchand de vin, où le suivit la foule,
+tandis que Bernard et Valleroy, profitant de ce que personne ne
+s'occupait d'eux, s'éloignaient à grands pas dans la direction de
+l'hôtel de ville. À d'autres époques et à plusieurs reprises, Valleroy
+était venu à Paris, appelé par son maître. Il connaissait donc
+suffisamment la ville pour s'orienter.
+
+--Avant tout, dit-il à Bernard, nous allons nous rendre à l'hôtel de
+Malincourt. Il est probable que le suisse Kelner pourra nous renseigner
+sur le sort de M. le comte et de Mme la comtesse et nous fournir les
+moyens d'arriver jusqu'à eux.
+
+Mais Bernard semblait soucieux et garda le silence.
+
+--As-tu entendu ce que disait à Rigobert l'homme de tout à l'heure?
+demanda-t-il tout à coup.
+
+--Que disait-il?
+
+--Il disait que la guillotine allait fonctionner aujourd'hui sur la
+place de l'Hôtel-de-Ville. Cette place ne se trouve-t-elle pas sur notre
+chemin?
+
+--Il nous sera facile de l'éviter, répliqua Valleroy, essayant de se
+montrer plus rassuré qu'il ne l'était.
+
+Ils passaient en ce moment sous la porte Saint-Denis. Ils traversèrent
+le boulevard et entrèrent dans l'étroite et longue rue qui va de cet
+endroit vers la Seine. Mais à peine y eurent-ils fait quelques pas,
+qu'ils s'aperçurent qu'un grand nombre de gens suivaient la direction
+qu'ils suivaient eux-mêmes. Ces gens étaient animés et bruyants. Il y
+avait parmi eux des gardes nationaux, des hommes vêtus de la carmagnole,
+coiffés du bonnet rouge, quelques-uns portant des piques, d'autres en
+haillons, à face patibulaire, et des mégères qui traînaient derrière
+elles des enfants et hurlaient d'une voix avinée des refrains
+patriotiques, la _Marseillaise_, le _Ça ira_, ou menaçaient les
+passants, en proférant le terrible cri: «À la lanterne, les
+aristocrates!» Les flots de cette plèbe grouillante se grossissaient de
+tout ce qu'elle ramassait au coin de chaque rue, comme un fleuve qui se
+grossit sur son parcours des rivières qui lui portent leurs eaux.
+Bientôt, la rue fut trop étroite pour la foule, et on n'avança plus
+qu'avec lenteur. En cet instant, dans la poussée tumultueuse qui
+l'emportait ainsi que Bernard, Valleroy se trouva auprès d'un homme âgé,
+dont la figure lui inspira confiance. Il le questionna:
+
+--Citoyen, quoique tu ne me connaisses pas, veux-tu me permettre de te
+demander en quel endroit se rend tout ce peuple?
+
+À cette question, l'individu à qui elle s'adressait leva les yeux,
+dévisagea son interlocuteur et répondit non sans ironie:
+
+--Ce peuple va voir couper le cou à quatre aristocrates, que le nouveau
+tribunal révolutionnaire, pour ses débuts, a condamnés hier à mort.
+Depuis l'exécution de Capet, c'est la première fois que se dresse
+l'échafaud.
+
+--Quatre! s'écria Valleroy, sans dissimuler la commisération qui
+s'emparait de son coeur. De quel crime se sont-ils rendus coupables, les
+malheureux?
+
+Au lieu de lui répondre l'inconnu saisit sa main, et comme, s'il eût
+compris à qui il avait affaire, il dit à voix basse, avec douceur et
+courtoisie:
+
+--Gardez-vous de tout mouvement généreux, Monsieur, si vous ne voulez
+suivre à la mort ceux que vous plaignez. Ces quatre infortunés n'en ont
+peut-être pas fait autant dans le passé que vous dans la seconde durant
+laquelle vous avez parlé, et si d'autres que moi vous avaient entendu...
+
+--Mais, encore une fois qui sont-ils? murmura Valleroy. Pourquoi va-t-on
+les guillotiner!
+
+--L'un se nomme Guyot-Dumollans. Il avait émigré; il a cru pouvoir
+rentrer. Cette imprudence va lui coûter la vie. L'autre est un soldat
+appelé Luthier. Il s'est fait condamner pour avoir osé prétendre que
+Louis XVI était un bon prince. Quant aux deux autres, un homme et une
+femme, il paraît...
+
+L'individu ne put achever. Une poussée de foule, plus violente que les
+autres, le sépara de Valleroy, et lorsque ce dernier le chercha des yeux
+autour de lui, il lui fut impossible de le retrouver.
+
+Alors, son regard s'abaissa vers Bernard, qui, suspendu à son bras,
+réglait son pas sur le sien, et il s'aperçut que le visage de l'enfant,
+couvert d'une pâleur livide, exprimait l'horreur.
+
+--Qu'as-tu donc, petit? lui demanda-t-il.
+
+--Je songe à ces pauvres gens qui vont mourir, murmura Bernard et je
+hais les monstres qui vont les voir mourir.
+
+Valleroy ne releva pas cette phrase imprudente. Mais une pression de son
+bras sur celui de Bernard fit comprendre à ce dernier qu'il fallait
+s'abstenir, à cette heure et en ce lieu, de toute marque de compassion.
+Du reste, la conversation devenait maintenant impossible, tant la foule
+se faisait épaisse et houleuse. Entre ses chocs tumultueux, Valleroy se
+sentait ballotté comme une épave. Ce n'était pas trop de toute sa
+vigueur pour protéger Bernard. Il le tenait devant lui et s'efforçait en
+vain de faire le vide autour d'eux.
+
+--Nous avons bien choisi notre jour pour arriver à Paris! pensait-il
+avec amertume.
+
+Il semblait en effet que toute la population fût dehors par cette
+radieuse journée de printemps. Sous le ciel bleu, vibrant de soleil,
+aussi loin que s'étendait la vue, ont ne voyait que têtes remuantes,
+pressées entre les hautes maisons, aux croisées desquelles on en
+apercevait d'autres suspendues par grappes. Il y en avait même sur les
+toits, et l'immense clameur qui, du haut en bas des édifices, montait,
+étage par étage, jusqu'à leur sommet, y trouvait des échos qui la
+renvoyaient à la rue.
+
+Tout à coup, par-dessus ces vagues humaines que, par intervalles, il
+parvenait à dominer, Valleroy vit l'espace s'élargir et la lumière du
+ciel devenir plus éclatante. On venait de sortir du long boyau de la rue
+Saint-Denis et on touchait à la place de l'Hôtel-de-Ville. Mais, tandis
+que la foule croyait pouvoir se répandre librement, elle se trouva
+subitement comprimée entre les gendarmes à cheval qui gardaient toutes
+les issues de la place et les larges masses de peuple, qui, faisant
+irruption des rues voisines, affluaient en cet endroit. Un remous
+effroyable se produisit. Il arracha des cris de détresse à ceux qui en
+étaient les victimes et un cri d'épouvante à ceux qui, des croisées où
+ils se tenaient, en furent les témoins.
+
+--Grimpe sur mes épaules, Bernard, cria Valleroy.
+
+Raidissant son buste et ses bras, il fit de ses mains un marchepied à
+Bernard et parvint à le mettre à califourchon sur son dos. Mais, presque
+aussitôt, il sentit se plier le corps frêle de l'enfant, et il
+l'entendit pousser un gémissement de terreur.
+
+--Qu'est-ce encore, Bernard? lui demanda-t-il.
+
+--Remets-moi par terre, Valleroy. Ce que je vois est horrible; je ne
+veux pas voir.
+
+--Si je te remettais par terre, tu serais écrasé. Qu'as-tu vu?
+
+--Là, là! C'est affreux, reprit Bernard éperdu, en tendant le bras
+devant lui.
+
+Ce qu'il avait vu, c'était, au milieu d'un carré vide formé par les
+gendarmes devant la façade de l'hôtel de ville, les armatures de la
+guillotine, dressée sur un haut échafaudage, et, entre ces armatures,
+une planche inclinée sous une poutre transversale à laquelle attenait un
+large coutelas. Trop effrayante pour lui était cette vision. Il courba
+le front, et, penché à l'oreille de Valleroy, il lui retraça le
+spectacle qu'avait saisi son regard.
+
+--Courage et patience, lui répondit Valleroy; nous allons sortir d'ici.
+En attendant, si tu crains de voir, ferme les yeux.
+
+Bernard obéit, tandis que Valleroy essayait de se frayer un passage à la
+suite d'un courant de foule qui se formait pour contourner l'hôtel de
+ville. Pendant une demi-heure, il dut se résigner à un piétinement sur
+place qu'interrompait de temps en temps, tantôt une poussée en avant,
+tantôt une poussée en arrière, et qui recommençait ensuite pour
+s'interrompre de nouveau. Par bonheur, Valleroy était grand et
+vigoureux, sa vigueur lui permettait, quoiqu'il portât Bernard, de
+résister aux poussées de la foule, et sa taille, de respirer librement.
+Son sang-froid ne contribua pas moins à le tirer d'affaire. Après un
+dernier et suprême effort, il put enfin reprendre haleine et se
+décharger de son précieux, mais lourd fardeau.
+
+Il se trouvait en ce moment sur les quais de la Seine, aux abords d'un
+pont au delà duquel s'étendait la cité et se déroulait la masse
+imposante du Palais de justice et de la Conciergerie. À sa droite, il
+avait la place de l'Hôtel-de-Ville qu'il ne pouvait voir, et les grilles
+du monument contre lesquelles il s'appuyait; à sa gauche, le fleuve, le
+long duquel s'échelonnaient quelques privilégiés que les gendarmes
+avaient laissés arriver jusque-là. Comment lui-même était-il en cet
+endroit, dont l'accès restait interdit à la foule? C'est ce qu'il lui
+eût été impossible de dire. Le flot populaire l'avait porté sur ce
+point, et quand il s'en aperçut, ce fut pour constater que la
+circulation, tout à coup, venait d'y être interdite, et qu'en
+conséquence Bernard et lui y étaient en sûreté.
+
+Alors il respira soulagé, et, s'asseyant au pied des grilles de l'hôtel
+de ville, sur les pierres dans lesquelles elles étaient plantées, il dit
+à Bernard:
+
+--Force nous est d'attendre ici qu'on nous permette de poursuivre notre
+chemin. Profitons-en pour nous reposer.
+
+Mais l'enfant, au lieu de suivre ce conseil, grimpait sur les pierres,
+se dressait sur la pointe des pieds, afin de regarder par-dessus les
+groupes qui se trouvaient devant lui, derrière une rangée de gardes
+nationaux formant la haie. Entre ces gardes nationaux et des gendarmes à
+cheval immobiles en face d'eux était ménagé un large chemin, se
+déroulant comme un ruban blanc à travers les masses profondes de la
+foule, tout brillant du scintillement des baïonnettes au bout des fusils
+et des sabres tirés du fourreau: il partait de la place de
+l'Hôtel-de-Ville, longeait le quai jusqu'au pont de la Cité, traversait
+la Seine sur ce pont et venait s'arrêter aux portes de la Conciergerie.
+Il mettait ainsi en communication la prison et l'échafaud, et c'est par
+là qu'allaient passer les condamnés.
+
+--Ces pauvres gens vont défiler devant nous, remarqua Bernard,
+qu'obsédait maintenant un impérieux besoin de regarder en face ce qui
+tout à l'heure lui faisait peur.
+
+--Tu ne les verras que si tu veux les voir, répondit Valleroy, et
+peut-être vaut-il mieux que tu renonces à ce douloureux spectacle.
+
+Bernard allait obéir et s'asseoir à côté de Valleroy, quand monta de la
+foule une clameur plus forte que les autres, qui, d'abord faible,
+grossit rapidement, s'éleva dans l'air et couvrit la rumeur confuse de
+ce peuple accouru pour voir mourir des innocents. Toutes les têtes se
+tournaient du même côté, du côté de la Conciergerie, et de toutes parts
+retentissait le même cri:
+
+--Les voilà! Les voilà!
+
+Bernard ne fut pas maître de sa curiosité. C'était une attraction
+dominatrice à laquelle il fallait obéir. Valleroy lui-même la subit. Il
+se levât et, debout sur les pierres, il regarda. À l'extrémité du chemin
+formé par la double haie de soldats, une charrette venait de sortir de
+la Conciergerie. Valleroy vit les gens qu'elle transportait, bien qu'il
+ne pût distinguer leurs traits. Il les compta; ils étaient cinq, quatre
+assis, un debout. La charrette tourna sur le quai. Elle fut enveloppée
+aussitôt par une escorte de cavaliers, et ce ne fut pendant un moment,
+dans la poussière et sous le soleil, qu'une masse confuse d'uniformes,
+sillonnée de miroitements sur les armes étincelantes.
+
+--Viens, Bernard, supplia Valleroy en quittant sa place.
+
+--Laisse-moi, je veux voir, répondit l'enfant d'un accent impérieux où
+se trahissait la fièvre.
+
+Il était parvenu à se hisser à la cime des grilles et se tenait là, à
+peine assis, accroché aux pointes qu'il serrait de ses mains crispées,
+blême, l'oeil brillant d'émotion et de colère. Valleroy ne tenta pas de
+vaincre sa résistance ni de l'arracher à sa contemplation. Mais il se
+rapprocha de lui, et, grimpé de nouveau sur les pierres, il le soutint
+de ses mains robustes. Le lugubre cortège se rapprochait. Encore
+quelques minutes et il allait passer près d'eux.
+
+Autour de la charrette qu'entouraient de près les gendarmes, sautait et
+gambadait une bande d'êtres hideux, des hommes en bras de chemise, aux
+culottes fripées sur leurs jambes nues, coiffés d'un bonnet rouge, et
+des femmes aux vêtements sordides, les cheveux sur les épaules. Au
+passage, ils haranguaient la foule en lui montrant les condamnés qu'ils
+apostrophaient, le rire aux yeux, l'injure aux lèvres, avec des gestes
+immondes. Ceux-ci ne leur répondaient pas, ne les regardaient même pas.
+Deux d'entre eux, un homme et une femme, étaient placés sur le devant de
+la charrette, les cheveux coupés ras, vêtus tous deux comme des gens de
+haute condition, les mains liées derrière le dos. Sur une seconde
+banquette, se trouvaient leurs compagnons d'infortune, et, au milieu
+d'eux, le bourreau, qui tenait dans la main gauche l'extrémité de leurs
+liens. Traînée par un seul cheval, la charrette avançait lentement, mais
+elle avançait. De la place où ils se trouvaient, Bernard et Valleroy
+commençaient à distinguer les visages des condamnés, entre les rangs des
+gendarmes, et le regard de l'enfant était invinciblement attiré vers
+eux. Soudain, Valleroy, qui le tenait dans ses bras, le sentit se
+raidir; une main frémissante se posa sur sa tête en même temps qu'un cri
+d'épouvante et de terreur déchirait l'air et jetait dans les clameurs de
+la foule ces deux mots, qui la dominèrent la durée d'une seconde:
+
+--Papa! Maman!
+
+Valleroy chancela sous le choc du corps de Bernard convulsé, et son sang
+se glaça. S'il ne s'était arc-bouté contre les grilles, il serait tombé,
+car, en même temps que Bernard se renversait sur lui, il venait de
+reconnaître dans les deux condamnés assis sur le devant de la charrette
+le comte et la comtesse de Malincourt.
+
+--Viens! viens! murmura-t-il on essayant d'enlever Bernard.
+
+Mais celui-ci se cramponnait aux grilles en criant:
+
+--Non! non! Je veux leur parler, les embrasser. Au secours!
+Délivrez-les! Ce sont mes parents!
+
+À ces cris, des gens se retournaient.
+
+--Emportez cet enfant! crièrent quelques voix.
+
+Mais ce fut tout. Le spectacle de cette charrette traînant des innocents
+à la mort était plus pathétique sans doute que celui d'une douleur
+d'enfant. Ceux qu'avait importunés cette douleur l'oublièrent presque
+aussitôt pour s'absorber dans la vision sinistre qui maintenant prenait
+corps. Le cortège passait au milieu d'un silence que troublaient seuls
+les hurlements des sans-culottes et des tricoteuses, attachés à ce char
+mortuaire comme une bande de démons.
+
+Bernard, le coeur étreint par la violence de son désespoir, la gorge
+obstruée par des sanglots qui n'en pouvaient sortir, était impuissant à
+proférer un son. Ses lèvres remuaient et demeuraient silencieuses. Il
+croyait crier et on ne l'entendait pas. Il n'avait plus de force que
+pour résister à Valleroy, qui voulait l'emporter et ne pouvait y
+parvenir, en dépit de la force qu'il déployait.
+
+Enfin, l'enfant triompha. Il recouvra la liberté de ses bras et de ses
+jambes que Valleroy avait essayé en vain de comprimer. Sa fine
+silhouette se dressa au sommet des grilles, et, retrouvant la parole, il
+adressa à ses parents un suprême appel. Alors on vit la comtesse de
+Malincourt relever son front courbé; ses yeux suivirent la direction
+d'où venait le cri qui l'avait arrachée à ses pensées. Son visage, dans
+un sourire où déjà passait la mort, exprima la stupéfaction, la douleur
+et la joie. D'un bond de tout son corps, elle se pencha vers son mari,
+et lui parla fiévreusement. Le regard du comte suivit le sien. À leurs
+joues qu'avait blêmies l'approche du trépas, monta un flot de sang qui
+les colora. Et sur leur visage effaré se traduisit le martyre indicible
+de leur âme, quand, au moment où la charrette allait tourner sur la
+place, ils aperçurent leur fils adoré, leur cher Bernard, qui, dans une
+convulsion, leur envoyait de la main un baiser.
+
+Puis, brusquement, avant qu'ils eussent pu comprendre si cette image
+fugitive était un rêve ou la réalité, elle s'évanouit. Ils ne virent
+plus rien que les armatures de la guillotine, qui se détachaient sur les
+vieilles murailles de l'Hôtel-de-Ville, et la foule immense qui, de
+toutes les extrémités de Paris, était accourue pour assister à leur
+supplice. Quant à Bernard, en les voyant disparaître, accablé par
+l'immensité du coup qui le frappait, il perdit toute volonté et toute
+énergie. Ses doigts se détendirent, lâchèrent les grilles auxquelles il
+se retenait, et, poussant un gémissement, il roula inanimé dans les bras
+de Valleroy. Ce dernier ne songeait plus qu'à s'enfuir. Par bonheur, la
+foule, en se ruant derrière les condamnés, avait laissé un passage libre
+jusqu'au pont de la Cité. Ce pont lui-même par où venait de défiler le
+cortège était encore presque vide. Valleroy s'y engagea, traversa la
+Cité devant le Palais de justice et put atteindre ainsi la rive gauche
+de la Seine, portant toujours, serré contre sa poitrine, Bernard
+évanoui. Là, il aperçut des fiacres qui stationnaient. Il en héla un, y
+déposa avec sollicitude l'enfant dont il était désormais l'unique
+protecteur et y monta lui-même en donnant l'ordre au cocher de les
+conduire dans la rue de l'Université, où était situé l'hôtel de
+Malincourt.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+L'HÔTEL DE MALINCOURT
+
+
+L'hôtel de Malincourt était une des plus pompeuses résidences de la rue
+de l'Université. Construit sous Louis XV, il s'élevait entre une cour
+d'honneur d'aspect monumental et un jardin qui s'étendait jusqu'aux murs
+d'une abbaye de Bénédictins, morcelée et vendue en partie en 1791, en
+exécution des décrets de l'Assemblée nationale par lesquels les biens du
+clergé avaient été déclarés propriété de l'État. À sa droite et à sa
+gauche, s'élevaient d'autres hôtels «t s'étendaient d'autres jardins, de
+telle sorte que, quoique situé en plein Paris, il donnait, avec sa
+ceinture d'arbres séculaires, ses vieilles charmilles et ses larges
+pelouses, l'impression d'un château planté au milieu d'un parc
+solitaire.
+
+Cette physionomie de solitude s'était encore accentuée depuis que la
+vente de plusieurs parcelles des terrains du couvent et des
+constructions voisines, dont les propriétaires figuraient sur la liste
+des émigrés, avait détruit l'opulence et éteint l'éclat de ce quartier
+où vivaient jadis en bons rapports moines et noblesse. De cet éclat, de
+cette opulence, plus rien ne restait, pas même les armoiries sculptées
+dans la pierre, qui naguère s'étalaient au-dessus des hautes portes et
+qu'avaient effacées à coups de pic et de marteau les émeutes populaires,
+comme elles avaient détruit à l'entrée de la plupart des églises les
+statues de saints et les croix qui les décoraient. Sur le pavé de ces
+rues aristocratiques, les carrosses aux portières blasonnées ne
+roulaient plus. En beaucoup d'endroits, des vitres brisées, des trous
+dans la muraille, des traces d'incendie, des débris de marbres, des
+portes enfoncées attestaient que les mains dévastatrices de la racaille
+de Paris avaient, là comme ailleurs, tenté de détruire.
+
+Cependant, sauf ses armoiries enlevées, l'hôtel de Malincourt ne portait
+aucune trace apparente de ces profanations. On ne l'avait encore ni
+confisqué ni vendu, son propriétaire n'étant pas considéré comme émigré,
+et il était resté sous la garde du suisse Kelner, honnête homme, depuis
+longtemps au service du comte de Malincourt. À l'entrée de la cour
+d'honneur, se trouvait un étroit pavillon avec un premier étage en
+mansardes. C'est là que vivaient Kelner et sa femme Rose, filleule de la
+comtesse, dotée par elle quand elle s'était mariée.
+
+Le jour et à l'heure où, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, la population
+de Paris assistait à l'exécution des malheureux contre lesquels le
+tribunal révolutionnaire avait rendu ses premiers arrêts de mort, Rose
+se trouvait seule au rez-de-chaussée de son habitation. Sûre de n'être
+pas vue, elle s'était agenouillée dans un coin et priait en pleurant.
+C'était une jeune femme, petite et mince, à la figure maladive, aux
+traits étiolés, dont le regard exprimait les angoisses affreuses qu'elle
+subissait depuis les débuts de la Révolution par suite des événements
+tragiques dont elle avait été témoin.
+
+Vivement, la porte s'ouvrit sous la poussée d'une main robuste. Un homme
+gros et court entra, jeta son chapeau sur une table et alla tomber dans
+un fauteuil qui figurait parmi le modeste mobilier de la pièce.
+L'épouvante dans le regard, une pâleur livide sur la face, il était
+haletant, et la sueur qui perlait sous ses cheveux grisonnants
+descendait le long de ses joues grasses, où elle traçait un sillon
+humide.
+
+Rose, en l'apercevant, s'était levée. Elle alla vers lui.
+
+--Est-ce fini, Kelner? demanda-t-elle, le visage convulsé par la peur.
+
+--Oui, ce doit être fini maintenant, répondit-il.
+
+--Tu les as vus?
+
+--Au moment où ils sortaient de la Conciergerie, la durée d'un éclair.
+Les gendarmes empêchaient d'approcher. J'ai voulu les suivre jusqu'au
+bout, mais le coeur m'a manqué. Et puis, il aurait fallu se mêler aux
+scélérats qui dansaient autour de la charrette, et j'ai craint de me
+trahir. Plutôt que de faire comme eux, j'en aurais étranglé un.
+
+--Nos pauvres maîtres! soupira Rose dans un sanglot.
+
+Et croisant les mains, les yeux au ciel, elle pria:
+
+--Mon Dieu, ayez pitié de leur âme!
+
+Kelner fit un geste de dénégation.
+
+--Inutile de prier pour eux, Rose; c'est eux qu'il faut prier, à qui il
+faut demander de veiller sur nous, car, pour sûr, le ciel les attendait.
+Ils sont morts comme des martyrs, comme des saints.
+
+--Crois-tu qu'ils t'aient vu?
+
+--Je l'espère et il me semble bien que M. le comte m'a reconnu, car il a
+souri et a parlé à Mme la comtesse, qui a paru chercher dans la foule.
+Comme ils étaient beaux tous deux! Le regard si fier, l'attitude si
+dédaigneuse, Madame surtout... Ah! malheur sur les bourreaux qui ont mis
+à mort des innocents...
+
+Il s'arrêta, écrasé sous sa douleur, et sa femme resta debout devant
+lui, affaissée elle aussi, et hors d'état de le consoler.
+
+À la porte de la rue, un coup de marteau résonna.
+
+--Qui nous arrive? murmura Rose d'une voix étranglée.
+
+Kelner s'était soulevé pour écouter.
+
+--Peut-être les sectionnaires de la municipalité, fit-il. Ils viennent
+nous signifier la sentence de confiscation.
+
+--Déjà, quand le corps des victimes n'est pas encore refroidi!
+
+Kelner allait répondre. Mais il en fut empêché. À l'entrée, on frappait
+de nouveau, et, cette fois, c'étaient des coups précipités qui
+couvraient le bruit d'une voiture en train de s'éloigner. Il se décida à
+aller ouvrir, sans se presser cependant, redoutant quelque nouveau
+malheur. Il entre-bâilla la porte et allait passer la tête pour voir qui
+venait, quand un choc violent le jeta de côté. Un homme qui portait un
+enfant entre ses bras se précipitait dans l'hôtel d'un élan furieux.
+
+--Monsieur Valleroy! s'écria Kelner. Vous ici!
+
+--Oui, moi, répliqua Valleroy. Ne m'interroge pas. Je te dirai tout à
+l'heure d'où je viens et pourquoi je viens. Mais avant tout il me faut
+un lit pour cet enfant.
+
+--M. le chevalier! Miséricorde!
+
+C'était Rose qui, tout effarée, avait poussé ce cri,
+
+--Ne l'appelez pas ainsi, Rose, reprit Valleroy. Pour vous, pour moi,
+pour tout le monde, c'est mon neveu Bernard, fils de ma soeur, marchand
+colporteur comme moi-même, et nous sommes vos cousins. Ceci dit,
+couchons-le vite, car il est sous le coup de la plus horrible émotion.
+Il a reconnu ses parents sur la charrette des condamnés.
+
+--Ah! le pauvre agneau, où allons-nous le mettre?
+
+--Dans la chambre de M. le comte, répondit Kelner. C'est la seule qui
+soit en état de le recevoir.
+
+--Mais tu redoutais la visite des sectionnaires, Kelner. S'ils
+viennent...
+
+--S'ils viennent, je leur dirai que j'ai mis mon jeune cousin malade
+dans les draps d'un aristocrate et ils me féliciteront de cet acte de
+civisme. Venez, Monsieur Valleroy.
+
+--Si tu me donnes du monsieur, tu me feras couper le cou.
+
+--Tu as raison, citoyen. Suis-moi.
+
+Ils traversèrent la cour déserte et pénétrèrent dans l'hôtel abandonné.
+Puis, par l'escalier monumental, aux murs dépouillés de leurs tentures,
+ils montèrent au premier étage. Au milieu d'un large palier, s'ouvrait
+l'ancien appartement de M. de Malincourt composé d'un salon et d'une
+immense chambre dont les croisées donnaient sur le jardin. Dans cette
+chambre se trouvait, dressé sur une estrade et abrité sous de lourds
+rideaux, un lit de pied. Bernard, déshabillé par Rose en un tour de
+main, y fut couché. Mais il ne reprenait pas connaissance. Son
+immobilité, la pâleur de ses lèvres, ses mains glacées lui donnaient
+l'apparence d'un cadavre, et, sans les battements de son coeur qu'on
+entendait, en collant l'oreille contre sa poitrine, on aurait pu le
+croire mort.
+
+--Maintenant, il nous faudrait un médecin, dit Valleroy.
+
+--Est-ce prudent d'introduire un étranger ici? demanda Kelner.
+
+--Je ne sais si c'est prudent. Mais ce que je sais, c'est que nous ne
+pouvons laisser mourir le fils de notre maître, faute de soins.
+
+Kelner consulta sa femme du regard; Rose devina sa question. Et ce fut
+par un signe d'adhésion qu'elle lui répondit. Alors, s'adressant à
+Valleroy:
+
+--Nous aurons un médecin, lui dit-il. Mais, avant de l'aller quérir, je
+dois te confier un secret qui ne m'appartient pas, un secret dont la
+découverte nous enverrait tous à l'échafaud et avec nous un proscrit.
+
+--Un proscrit! répéta Valleroy sans comprendre;
+
+--Il vit caché près d'ici, dans une retraite qui communique avec cette
+maison. C'est un moine bénédictin dont la tête a été mise à prix parce
+qu'il a protesté publiquement contre la mise en vente de l'abbaye dont
+il faisait partie. Il y est resté, dans une partie du couvent qui n'est
+pas encore vendue, et comme il ne pourrait en sortir sans danger, c'est
+nous qui le nourrissons.
+
+--Mais, en quoi peut-il nous servir?
+
+--Le P. David a étudié la médecine. C'est lui qui soignait les membres
+de sa communauté.
+
+--Cours vite l'appeler, Kelner. Pour le rassurer, dis-lui qui je suis,
+qui est cet enfant. Il verra bien qu'il n'a rien à redouter de nous.
+
+--J'y vais, répondit simplement Kelner en s'éloignant.
+
+--Et moi, ajouta Rose, je vais chercher du vinaigre et préparer des
+compresses pour le cas où on en aurait besoin.
+
+Valleroy resta seul avec Bernard. Il se pencha sur lui, et il lui sembla
+que la respiration reprenait sa régularité et que la chaleur revenait
+aux extrémités glacées tout à l'heure. Il se rassura, et, en attendant
+les secours que lui-même était impuissant à donner, il resta debout à la
+tête du lit, essayant de se remettre des émotions qu'il venait de subir.
+
+Autour de lui, tout était paix et sérénité. À voir par les croisées les
+pelouses du jardin et les arbres avec leurs branches toutes vertes des
+premières feuilles qui venaient caresser les vitres; à entendre les cris
+d'oiseaux qui seuls troublaient le silence, il pouvait se faire illusion
+et se croire loin, bien loin de Paris, loin de cette cité maudite où les
+innocents tremblaient devant les juges et devant un bourreau. Alors,
+dans ce profond recueillement succédant aux dramatiques agitations de
+tout à l'heure, un épisode déjà lointain, auquel il n'avait jamais cessé
+de penser, mais qui n'était plus qu'un souvenir à demi effacé, reprit
+corps dans sa mémoire. Il se rappelait le dernier entretien qu'il avait
+eu avec son maître à Saint-Baslemont et les ordres de ce dernier qu'il
+s'était engagé à exécuter.
+
+Ces ordres résonnaient maintenant à son oreille, clairs et précis.
+
+--Tu iras à Paris. En y arrivant, tu te rendras à l'hôtel de Malincourt.
+Tu monteras dans ma chambre. À la tête du lit, se trouve un bénitier;
+derrière le bénitier, un bouton de cuivre dissimulé sous la tenture. Tu
+presseras ce bouton et tu découvriras ainsi une cachette ménagée dans le
+mur. Dans cette cachette, il y a un petit coffre en fer qui contient
+quatre mille louis. Tu me l'apporteras. Il était à Paris, à l'hôtel de
+Malincourt, dans la chambre, à la tête du lit... Il chercha le bénitier.
+Le bénitier avait disparu, enlevé par une main prudente, les objets de
+piété étant assimilés à des insignes séditieux. Mais un clou doré
+marquait sa place vide, et la tenture soulevée laissa voir le bouton de
+cuivre. Alors, Valleroy s'assura qu'il était seul auprès de Bernard, et,
+sans hésiter, poussa le bouton. Sous cette pression, un pan de la
+boiserie s'écarta du mur, se renversa, et, au fond d'une niche apparut
+le petit coffre en fer. Valleroy l'attira à lui, tourna une clé laissée
+sur la serrure, souleva le couvercle et vit les pièces d'or
+soigneusement empilées.
+
+--Cela pourra servir, pensa-t-il.
+
+Mais Bernard remuait. Aussitôt le couvercle retomba sur le coffre, la
+boiserie se referma et la tenture reprit sa place.
+
+--Valleroy! gémit l'enfant.
+
+--Je suis là, Bernard, mon cher Bernard.
+
+--Où sommes-nous?
+
+--Dans un asile sûr, où tu recevras des soins et où tu pourras guérir.
+
+--Ai-je donc été malade?
+
+--Très malade et tu l'es encore assez pour que j'aie cru nécessaire de
+mander un médecin. Il va venir.
+
+Bernard s'était soulevé, regardait avec surprise autour de lui.
+
+--Mais nous sommes à l'hôtel de Malincourt, s'écria-t-il... Je me
+reconnais dans la chambre de... Je me souviens... je me souviens...
+Papa, maman!... Au secours! Ils sont morts, morts, morts...
+
+Et, renversé sur l'oreiller, il y enfonçait son visage, tandis que de
+nouveau une convulsion tordait ses membres.
+
+Heureusement, Kelner et Rose revenaient, amenant avec eux le P. David.
+Valleroy vit entrer un vieillard septuagénaire, aux traits fins, au
+regard à la fois énergique et doux, cassé, maigre, ridé, et dont
+cependant les allures révélaient la force comme sa parole révélait une
+indomptable volonté. Vêtu ainsi qu'un artisan, rien en lui ne trahissait
+son caractère ecclésiastique, et personne n'eût deviné qu'il avait porté
+la robe noire des Bénédictins. En route, Kelner lui avait confié le nom
+et l'histoire de Bernard. Elle était émouvante, cette histoire. Mais le
+P. David avait vu, depuis trois ans, se dérouler tant de péripéties
+sanglantes; il vivait en butte à tant de redoutables périls, que,
+toujours prêt à mourir, il était cuirassé contre les émotions qui
+altèrent le sang-froid. Ce fut donc avec son entière présence d'esprit
+qu'il examina Bernard.
+
+--Ce n'est qu'une crise passagère, dit-il à Valleroy. Nous en aurons
+promptement raison. Cet enfant a besoin de pleurer. Il faut qu'il
+pleure. Les larmes le soulageront. Laissez-moi seul avec lui. Je vous
+appellerai quand j'aurai besoin de vous.
+
+Sa parole inspirait confiance. Personne ne songea à protester, moins
+encore à désobéir, et tandis que, s'asseyant au chevet de Bernard et lui
+prenant les mains, il commençait à prononcer des paroles consolantes,
+Valleroy, Rose et Kelner se retirèrent pour aller attendre dans le
+logement du suisse que le P. David les appelât.
+
+Valleroy profita de ce répit pour raconter à ses amis les événements qui
+s'étaient accomplis depuis qu'il avait dû s'enfuir de Saint-Baslemont.
+Kelner, à son tour, lui révéla comment M. de Malincourt, en arrivant à
+Paris, l'avait averti qu'il était détenu à la prison des Carmes avec la
+comtesse, en lui ordonnant de le faire savoir à ses fils. Kelner avait
+écrit aussitôt à Coblentz. Mais sa lettre, envoyée par des voies
+détournées, était à peine partie que les hostilités s'engageaient sur
+les bords du Rhin entre Prussiens et Français, et il avait pu se
+convaincre qu'elle ne parviendrait pas à sa destination. Il s'était
+alors occupé d'adoucir le sort des prisonniers. Malheureusement, ses
+efforts avaient été vains. Maintes fois il avait tremblé pour eux,
+notamment durant les terribles journées de septembre. Puis, ce danger
+redoutable écarté, il se leurrait de l'espoir de conjurer les autres,
+lorsque tout à coup il avait appris que le comte et la comtesse étaient
+renvoyés devant le tribunal révolutionnaire à peine constitué. Témoin de
+leur procès, de leur condamnation et presque de leur mort, il n'avait
+rien pu pour les sauver.
+
+--Et cependant, ajouta Kelner en finissant, quels efforts n'ai-je pas
+tentés pour assurer leur délivrance! Tel que tu me vois, citoyen
+Valleroy, je me suis fait jacobin, jacobin farouche, un habitué des
+clubs, un orateur populaire... J'ai hurlé avec les loups, et, puisque ce
+fut en pure perte, je ne m'en consolerai jamais.
+
+--Ne regrette rien, Kelner, car il est heureux que tu sois en faveur
+auprès des puissants du jour. Nous allons avoir besoin d'eux.
+
+--Pour quelle entreprise?
+
+--Pour préserver les héritiers de nos maîtres d'une spoliation, pour
+empêcher qu'on les dépouille de leurs biens.
+
+--Et comment, puisque la confiscation a été prononcée?
+
+--En rachetant ces biens nous-mêmes et en nous en constituant les
+dépositaires jusqu'au jour où nous pourrons les leur restituer.
+
+--J'y ai bien songé. Mais, pour acheter, il faut des fonds.
+
+--J'en aurai, des fonds, moi, répondit Valleroy avec assurance. Cent
+mille livres en or suffiront-elles?
+
+--Tu as cent mille livres en or?
+
+--Je les ai et peut-être davantage.
+
+--C'est plus qu'il n'en faut pour acheter la moitié de Paris. Avec mille
+francs d'or, bien employés, on peut avoir des assignats pour une somme
+cent fois supérieure. Nous serons donc en état de payer l'hôtel de
+Malincourt et le château de Saint-Baslemont.
+
+--C'est déjà beaucoup; mais on pourrait mieux encore. Il faut voir tes
+amis, Kelner, et recourir à leur protection pour nous faire adjuger les
+biens à vil prix, quand ils seront mis en vente. Puisque tu comptes
+parmi les bons patriotes, ils te doivent leur appui. Tu me présenteras
+comme ton associé pour le commerce des biens d'émigrés. Je me ferai
+jacobin comme toi, et à nous deux nous défendrons l'héritage de la
+maison des Malincourt. Est-ce entendu?
+
+--C'est entendu, Valleroy, répondit Kelner en lui tendant la main.
+
+Il n'y eut pas entre eux d'autre pacte que ce pacte verbal. Mais il
+suffisait de leur loyale étreinte pour le sceller à jamais et le rendre
+plus solide que s'il eût été écrit et revêtu de leur signature. Ils
+causèrent encore pendant quelques instants en présence de Rose. Elle
+était de bon conseil et approuva leurs plans. Il fut convenu que, dès le
+lendemain, Kelner commencerait des démarches pour hâter la mise en vente
+des biens de Malincourt et se les faire adjuger. Leur entretien ne fut
+interrompu que lorsque le P. David vint les chercher pour les ramener
+auprès de Bernard. Ils trouvèrent l'enfant toujours accablé par sa
+douleur, mais apaisé par les réconfortantes paroles du P. David, comme
+par les larmes qu'il avait versées.
+
+--Longtemps encore il sera triste, dit le vieux moine à Valleroy;
+longtemps encore il sera poursuivi par l'horrible vision de ses parents
+traînés au supplice. Pour consoler cette douleur filiale, il faudrait
+des secours qui ne sont pas en mon pouvoir, les tendresses du vicomte
+Armand, par exemple. Mais, à force de sollicitude, nous empêcherons le
+retour des crises violentes et ce sera le commencement de la guérison.
+
+Tandis qu'il parlait, Bernard lui avait pris la main.
+
+--Je vous reverrai souvent, mon Père? dit l'enfant.
+
+--Aussi souvent que vous voudrez, mon cher petit. Dès que vous serez sur
+pied, vous connaîtrez la retraite où je vis caché. Je serai toujours
+heureux de vous y recevoir.
+
+Jusqu'à la nuit, le P. David resta près de lui, veillant sur son sommeil
+qu'interrompaient parfois des gémissements, lui prodiguant ses soins
+avec une sollicitude paternelle. Kelner et Rose, pendant ce temps,
+étaient aux aguets, car, ainsi qu'ils l'avaient dit, ils redoutaient la
+visite des sectionnaires chargés de prendre possession, au nom de
+l'État, des biens des condamnés, et il importait que ces personnages
+n'entrassent pas dans l'hôtel avant que le P. David en fût sorti. Mais
+ils ne se présentèrent pas ce jour-là. Quant à Valleroy, quoique accablé
+par la fatigue, il était parti sous le prétexte de retrouver le sergent
+Rigobert et de rentrer en possession de son cheval et de sa voiture.
+Lorsque le soir il revint, il raconta à ses amis qu'il avait pris congé
+du brave soldat auquel était donné l'ordre de rejoindre sur-le-champ
+l'armée de Dumouriez. Il ajouta qu'ayant trouvé un acquéreur pour son
+équipage, il le lui avait vendu à un bon prix.
+
+Puis, après s'être assuré que Bernard ne pouvait l'entendre, il
+continua:
+
+--J'ai fait autre chose encore. J'ai procuré à la dépouille mortelle de
+nos malheureux maîtres une sépulture décente en un endroit connu de moi
+seul.
+
+--Tu as osé aller réclamer les corps, Valleroy! s'écria Kelner. Tu n'as
+pas craint de te compromettre?
+
+--J'ai acheté des influences, répliqua Valleroy. Vois-tu, Kelner, avec
+quelques pièces d'or habilement distribuées, on peut payer bien des
+consciences de patriotes, car ça ne vaut pas cher. Le comte et la
+comtesse reposeront en terre sainte, et plus tard leurs fils pourront
+aller s'agenouiller sur leur tombe.
+
+À la nuit, le P. David laissa Bernard, en lui promettant de revenir le
+lendemain dès le matin. Puis, après avoir échangé avec Kelner et
+Valleroy quelques paroles qui échappèrent à l'enfant, il se retira.
+Valleroy s'étendit sur un matelas auprès du lit de son maître, et
+celui-ci, rassuré par sa présence, s'endormit. Lorsque, le lendemain
+matin, il se réveilla, un spectacle étrange frappa ses yeux. Entre les
+croisées de la chambre, par où entrait à flots le soleil, un autel
+s'élevait, et, agenouillé devant un crucifix, priait le P. David revêtu
+d'habits sacerdotaux.
+
+--Qu'est-ce donc? demanda Bernard à Valleroy.
+
+Ce fut le moine qui lui répondit.
+
+--Mon cher enfant, dit-il, j'ai pu jusqu'à ce jour, en dépit de la
+persécution, célébrer chaque matin le Saint Sacrifice de la messe.
+Aujourd'hui, j'ai tenu à le célébrer ici pour le repos de l'âme de vos
+parents, et j'ai pensé qu'il vous serait doux d'implorer pour eux avec
+moi la miséricorde divine.
+
+Bernard éclata en sanglots.
+
+--Merci, mon Père, murmura-t-il.
+
+La pieuse cérémonie commença. Il y assista, assis sur son lit, les mains
+jointes, et se joignit d'un coeur fervent aux oraisons du prêtre. Kelner
+faisait le clerc, tandis que Rose et Valleroy se tenaient à genoux. Ce
+fut une suprême émotion pour Bernard. Elle couronnait toutes les autres,
+mais elle fut salutaire et hâta sa guérison. Le même jour, il voulut se
+lever. Et, comme Valleroy insistait pour l'obliger à se reposer encore,
+il lui dit:
+
+--Je me sens redevenu fort, Valleroy, et je dois être courageux pour te
+seconder dans l'entreprise que nous avons pris l'engagement d'exécuter.
+M. de Morfontaine nous attend pour s'occuper du salut de la famille
+royale.
+
+--C'est y songer trop tôt, répondit Valleroy.
+
+--Nous devons nous en occuper sans tarder, reprit Bernard avec énergie.
+Nous nous mettrons à l'oeuvre dès demain. Plus tard, ce serait trop tard.
+
+Devant ce langage, Valleroy céda. Bernard essaya ses forces en allant
+visiter le P. David dans sa retraite. Au fond du jardin de l'hôtel de
+Malincourt, une brèche dans la muraille donnait accès à l'ancien
+couvent, pour lequel, lors de la mise en vente des biens
+ecclésiastiques, ne s'était pas présenté d'acquéreur et où se trouvaient
+la chapelle et le cloître. En sa qualité de voisin et d'ardent patriote,
+Kelner avait été préposé, par les officiers municipaux de sa section, à
+la garde de ces bâtiments où, en attendant l'occasion de les vendre,
+personne ne venait jamais, parce qu'on les croyait inhabités. Autant
+dire qu'il en était le maître, ce qui lui permettait d'y donner
+secrètement l'hospitalité au P. David.
+
+Le vieux moine habitait son ancienne cellule, au-dessus du cloître,
+ayant à sa portée, pour s'y réfugier en cas de surprise, les caveaux de
+l'abbaye et les jardins de l'hôtel. Ses journées s'écoulaient dans la
+prière et dans l'étude. Nourri par le ménage Kelner, objet de la part de
+Rose de soins incessants, il attendait sans impatience le terme des
+mauvais jours. C'est là que, dès ce moment, Bernard prit l'habitude
+d'aller le voir. Au cours des heures tragiques qui commençaient, il
+devait trouver auprès du saint religieux des conseils, des
+encouragements, des consolations, et, par-dessus tout, un exemple de
+l'intrépidité que savent opposer les grandes âmes aux plus dures
+épreuves.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+LES CONSPIRATEURS
+
+
+Quoi qu'en eût dit Bernard et de quelque énergie qu'en dépit de son
+malheur et malgré son jeune âge il parût animé, Valleroy n'espérait pas
+le voir de sitôt se dérober aux cruelles impressions qu'il venait de
+subir, recouvrer sa sérénité et se rattacher à la vie. Mais c'est le
+privilège de la jeunesse de plier sous les coups de l'adversité sans en
+être brisée. Elle possède des ressorts merveilleux qui lui permettent de
+se redresser après avoir paru à jamais accablé. C'est ainsi qu'au
+lendemain de l'affreux événement qui le faisait orphelin, Bernard se
+retrouva debout. Un inoubliable et cruel souvenir désormais pèserait sur
+lui. Longtemps, bien longtemps, son existence en serait assombrie. Mais
+ce souvenir obsédant et impitoyable ne devait affaiblir ni sa vaillance
+ni sa confiance. Au moment de se jeter dans une aventure où il pouvait
+périr, il les retrouvait en lui, accrues, développées et en quelque
+sorte exaspérées par la grandeur de la tâche qu'il avait entreprise.
+Dans l'entraînement de cette excitation intérieure, il parut transformé.
+Sous son enveloppe d'enfant perçait déjà la virilité de l'âge mûr.
+
+Ce fut avec les allures d'un homme que, trois jours après son arrivée à
+Paris, il mit Valleroy en demeure de tenir sans délai l'engagement
+qu'ils avaient pris ensemble. Quelques instants après, ils arpentaient
+la rue du Four-Saint-Germain, à la recherche du personnage vers lequel
+les avait envoyés le marquis de Guilleragues, et qui devait leur révéler
+la retraite du comte de Morfontaine. Alors, comme il y a peu de temps
+encore, la rue du Four était une rue tortueuse où se pressaient, dans
+une indicible confusion, boutiques et enseignes. Bernard et Valleroy y
+marchèrent pendant quelques instants sans trouver ce qu'ils cherchaient.
+
+--C'est ici, dit soudain Bernard, en désignant une large plaque de tôle
+peinte en vert, couverte de hautes lettres noires et qui se balançait au
+vent à l'extrémité d'une longue tige de fer, plantée dans le mur, en
+bras de potence.
+
+--Grignan, marchand de meubles vieux et neufs, lut Valleroy; oui, nous
+voilà rendus, ajouta-t-il.
+
+Une boutique étroite et profonde s'ouvrait devant eux, comme une
+galerie, laissant voir à droite et à gauche, rangés le long du mur et
+empilés jusqu'au plafond, des meubles de toutes sortes et de toutes
+formes, de tous les pays et de toutes les époques, amassés là, peu à
+peu, dans l'attente des clients. Les meubles neufs étaient de
+fabrication courante et de qualité commune. On les devinait destinés aux
+gens d'humble condition auxquels le luxe est interdit. Les vieux, au
+contraire, se faisaient remarquer par leur élégance, leur caractère
+artistique dont les moulures dorées et les cuivres ciselés rehaussaient
+la valeur. Il suffisait de voir la place qu'ils occupaient dans
+l'étalage pour comprendre que ces débris de l'opulence aristocratique
+détruite par la Terreur, ramassés un peu partout, au hasard des ventes,
+dans les hôtels confisqués, étaient la véritable raison d'être du
+commerce de Grignan, tandis que les meubles neufs n'en étaient que le
+prétexte.
+
+La douceur de la température permettant de laisser la porte ouverte, le
+regard embrassait du dehors la boutique jusqu'au fond, arrêté, au
+passage par les commodes au ventre rebondi, les pieds tournés des
+tables, les fins contours des consoles, les étoffes claires des
+fauteuils aux formes élégantes, toute une richesse d'ameublement que les
+ineptes décrets de la Révolution n'avaient pu proscrire qu'en décapitant
+la plus belle et la plus lucrative des industries parisiennes. Puis
+c'étaient, dans des coins, des rideaux non encore dépliés, des
+candélabres tordus, des glaces brisées et des portraits de famille, des
+toiles crevées dans des cadres en bois, oeuvre de quelque artiste ignoré,
+et, suspendus au plafond, des lanternes et des lustres si nombreux et si
+pressés qu'ils cachaient la voûte à laquelle ils étaient accrochés.
+
+Bernard et Valleroy, étant entrés dans la boutique, virent sortir de
+derrière ces amas de meubles un gros homme court et joufflu, avec une
+figure rougeaude et placide sous ses cheveux, gris ébouriffés, et vêtu
+d'un uniforme de garde national.
+
+--Le citoyen Grignan? demanda Valleroy.
+
+--C'est moi, répondit l'homme. Qu'y a-t-il pour ton service, citoyen?
+
+Valleroy fouilla des yeux la boutique, et, s'étant assuré que Bernard et
+lui s'y trouvaient seuls avec Grignan, il reprit à demi-voix:
+
+--Nous venons pour ce que tu sais.
+
+Grignan ne broncha pas. Son visage conserva sa placidité. Il répondit
+sur le même ton:
+
+--Voilà plusieurs jours que je t'attendais, toi ou d'autres, et je
+m'étonnais de n'avoir encore vu personne.
+
+--Nous avons été empêchés de venir plus tôt.
+
+--Suis-moi, avec ton jeune compagnon, et ayons l'air d'examiner des
+meubles. On peut nous voir du dehors, et, quoique garde national bien
+noté dans ma section, je ne suis pas sûr de n'être pas surveillé. Il y a
+des espions partout.
+
+Grignan se mit à marcher dans sa boutique, à pas lents, le bras tendu
+vers les meubles, comme s'il en détaillait les beautés, accentuant son
+attitude de commerçant qui vante sa marchandise et cherche à séduire le
+client. Tout en marchant, il continuait l'entretien.
+
+--Le comte de Morfontaine est absent pour le moment et vous ne pourrez
+le voir qu'un peu plus tard.
+
+--Où le verrons-nous?
+
+--Ici même. Il vit près de moi dans cette maison où il passe pour mon
+commis. Ce matin, il est sorti pour aller prendre possession de divers
+objets que j'ai achetés dans un hôtel d'émigré. Je ne peux dire au juste
+quand il rentrera, peut-être tout à l'heure, peut-être ce soir.
+
+--Es-tu au courant des causes de son séjour à Paris? demanda Valleroy,
+qui n'osait encore se livrer.
+
+--Comment ne serais-je pas au courant, moi son complice? Il est à Paris
+pour essayer de tirer la veuve Capet et sa famille de la prison du
+Temple.
+
+Ces mots arrachèrent Bernard à son silence.
+
+--C'est vous, un royaliste, qui appelez la reine du nom que lui donnent
+ses ennemis! fit-il vivement.
+
+--Mais je ne suis pas royaliste, mon petit homme, répondit Grignan, et
+tu t'en apercevrais bien vite si ton ami et toi étiez ici pour tramer
+des complots contre la liberté, car j'irais vous dénoncer!
+
+--Vous n'êtes pas royaliste?
+
+--Pas plus royaliste qu'aristocrate. Je suis patriote avant tout. Mais
+on peut être patriote et homme généreux... Marie-Antoinette n'est plus
+la reine, puisqu'il n'y a plus de royauté. Mais elle est femme, elle est
+malheureuse. Chargé de la garder dans sa prison, j'ai admiré ses vertus
+et je l'ai prise en pitié. Elle est si belle et si bonne, et son
+infortune si touchante! J'ai résolu de la sauver. Et je ne suis pas seul
+à le vouloir. Parmi les sectionnaires qui ont été de faction au Temple,
+il en est d'autres qui sont décidés à faire comme moi. Aussi quand M. de
+Morfontaine est venu me trouver pour solliciter mon concours, je n'ai
+pas hésité. «Topez là, mon ci-devant gentilhomme, lui ai-je dit, et
+comptez sur moi.»
+
+--Mais comment as-tu été mis en relations avec lui? demanda Valleroy.
+
+--Je l'ignore et, je dois supposer que la veuve Capet, devant laquelle
+je me suis agenouillé un jour pour lui baiser la main, lui a fait savoir
+qu'on pouvait compter sur mon dévouement. Du reste, interroge-le
+toi-même, car le voilà.
+
+Bernard et Valleroy tournèrent la tête du côté de la porte. Un homme
+entrait dans le magasin. C'était M. de Morfontaine. Ils l'avaient vu
+quelques mois avant à Coblentz. Mais, sous son costume actuel, costume
+d'artisan aisé, avec ses longs cheveux et son épaisse barbe noire, ils
+n'auraient pas reconnu en lui le brillant officier des chevau-légers de
+l'armée des princes, si Grignan ne le leur eût désigné.
+
+--Mathieu, lui cria celui-ci, voici des citoyens qui désirent te parler.
+
+Et M. de Morfontaine s'étant approché, il ajouta:
+
+--Ils viennent pour ce que tu sais!
+
+--Je vous reconnais, dit spontanément le comte Mathieu de Morfontaine à
+Bernard et à Valleroy, en leur tendant la main.
+
+Il retint celle de Bernard dans les siennes et continua:
+
+--Je compatis à votre malheur, mon cher chevalier. J'ai vu vos héroïques
+parents gravir leur calvaire. J'ai pensé à vous, à votre frère, mon ami
+Armand de Malincourt, et je me suis associé à vos larmes. J'espère que
+vous puiserez dans votre infortune le courage qui vous est nécessaire
+aujourd'hui.
+
+Quoique en proie à une cruelle émotion, Bernard se redressa.
+
+--J'aurai ce courage. Monsieur, répondit-il. Mais vous parliez de mon
+frère. L'avez-vous vu? Savez-vous ce qu'il est devenu?
+
+--Nous étions à Verdun la dernière fois que je l'ai embrassé. Il partait
+pour Londres où l'envoyait Mgr le comte d'Artois. Depuis, on m'a dit
+qu'il était allé en Russie et je ne sais rien de plus.
+
+--C'est donc comme moi, soupira Bernard. Où est-il, mon frère, où
+est-il? Il m'eût été si doux de le revoir après ces jours de détresse et
+d'horreur... Mais ce n'est pas pour pleurer que je suis ici, reprit-il.
+Ne songeons qu'à ce qui doit faire l'objet de notre entretien. Valleroy
+et moi sommes envoyés vers vous par le marquis de Guilleragues pour vous
+communiquer ses instructions et recevoir les vôtres.
+
+--C'est que l'endroit n'est guère propice pour un si grave entretien,
+objecta M. de Morfontaine.
+
+--Pourquoi pas? demanda Grignan. Tant qu'il n'entrera pas de clients, on
+peut causer ici en liberté, avec la certitude de n'être pas entendu.
+
+--Eh bien, soit! Parlez d'abord, Monsieur le chevalier.
+
+--J'ai à vous transmettre en premier lieu l'exposé du plan d'évasion,
+tel que l'a dressé le marquis de Guilleragues, rectifié le vidame
+d'Épernon, et approuvé Monsieur, comte de Provence, frère du roi. Pour
+ne rien oublier de cet important document, je l'ai appris par coeur. Je
+l'ai récité à M. de Guilleragues à Bruxelles, et je vais vous le réciter
+à vous-mêmes.
+
+D'une voix lente et grave, Bernard s'exécuta. En l'écoutant, M. de
+Morfontaine ne savait ce qu'il devait le plus admirer des habiles
+dispositions prises par l'inventeur de ce projet d'évasion ou de la
+fidélité avec laquelle les lui révélait le jeune messager de M.
+d'Épernon.
+
+--Je n'ai rien à objecter, dit-il quand ce fut fini. Tout est prévu et
+je ne saurais rien faire de mieux que de me conformer aux ordres que
+vous m'apportez.
+
+--Nous devons vous en communiquer un autre, dit alors Valleroy. Vous
+êtes invité à vous trouver tous les soirs à 8 heures, à partir du 5
+avril, dans le parc de la Folie d'Épernon, à Gennevilliers, jusqu'à ce
+que vous y ayez vu la personne qui doit vous y rejoindre.
+
+--À partir du 5 avril j'y serai. Grâce à Grignan et au sauf-conduit
+qu'il m'a fait délivrer à la section, je peux aller librement de Paris à
+Gennevilliers et de Gennevilliers à Paris. J'en ai profité déjà pour me
+procurer la voiture et les chevaux qui conduiront la famille royale à
+Dieppe, et pour les cacher dans les écuries de cette propriété,
+aujourd'hui délaissée.
+
+--Alors, il ne nous reste plus qu'à recevoir vos instructions, continua
+Valleroy.
+
+--Vous les recevrez en temps opportun. Au dernier moment, il sera
+nécessaire que le plan d'évasion soit communiqué à la reine. C'est au
+chevalier, puisqu'il en est le dépositaire, qu'incombera cette mission.
+
+--Je verrai Sa Majesté! s'écria Bernard.
+
+--C'est moi qui te conduirai auprès d'elle, mon enfant, répondit
+Grignan. Tu auras soin de caser dans ta mémoire tout ce que tu devras
+lui dire, car, grâce à mes arrangements, tu seras seul en sa présence
+pendant quelques minutes, et il importe de profiter d'une occasion qui
+ne se représentera plus.
+
+--Je tâcherai de ne rien oublier.
+
+Sur cette réponse de Bernard, et après que ces obscurs mais intrépides
+conspirateurs se furent entendus pour décider comment ils se
+retrouveraient quand ils auraient besoin de se voir, ils se séparèrent.
+Bernard et Valleroy revinrent à l'hôtel de Malincourt. Là, Kelner leur
+apprit qu'en leur absence les officiers municipaux de la section de
+Grenelle-Fontaine étaient venus lui signifier le décret de confiscation
+des biens du comte et de la comtesse, et en prendre possession au nom de
+l'État. Ainsi qu'il l'espérait, et grâce à sa réputation d'ardent
+patriote, ils lui en avaient confié la garde jusqu'à la mise en vente,
+fixée à quelques jours de là.
+
+--Si nous voulons, dit-il à Valleroy, que l'hôtel nous soit adjugé
+préférablement aux concurrents qui pourront se présenter, il importe
+d'agir sans retard. Tu m'as avoué que tu disposais de cent mille livres
+en or, ami Valleroy. C'est le moment d'échanger une partie de cette
+somme contre des assignats.
+
+--Pourquoi faire, des assignats? interrogea Bernard.
+
+--Pour payer l'hôtel quand nous l'aurons acheté.
+
+--Ne peut-on le payer avec de l'or?
+
+--Ce serait le moyen de nous faire arrêter comme accapareurs. Posséder
+de l'or aujourd'hui est un crime qui conduit à l'échafaud. Mais je
+connais un individu qui exerce secrètement l'industrie du change. Grâce
+à lui, j'aurai en papier-monnaie toute la somme qui nous est nécessaire.
+
+Quelques instants après, Kelner quittait l'hôtel, emportant vingt mille
+livres en pièces d'or éparpillées dans toutes ses poches. Quant, au bout
+de plusieurs heures, il rentra, il rapportait cinq cent mille francs en
+assignats. C'était plus qu'il n'en fallait pour payer la demeure des
+Malincourt quand elle serait mise en vente, et pour acheter les services
+des employés de la municipalité chargés de prononcer l'adjudication.
+
+Ces précautions prises, il n'y avait plus qu'à attendre les événements.
+Impuissants à les hâter, Bernard et Valleroy se résignaient à les
+attendre. Les jours qui suivirent n'amenèrent aucun incident. Cependant,
+Kelner ayant trouvé une occasion sûre de faire sortir une lettre de
+Paris, Bernard en profita pour écrire à Nina. Au milieu de ses
+agitations, il n'oubliait pas sa petite amie. Il tenait à lui apprendre
+l'irréparable malheur qui l'avait frappé. Il espérait qu'elle prendrait
+part à sa douleur et obtenir une réponse, sinon d'elle, puisqu'elle ne
+savait pas encore écrire, du moins de la chanoinesse de Jussac.
+
+Sa lettre partie, il resta dans l'attente de cette réponse et des
+instructions promises par M. de Morfontaine et par Grignan. Elle se
+prolongea pendant une semaine, cette attente. Les journées étaient
+longues au logis, aussi longues qu'eussent été dangereuses les courses à
+travers Paris pour un enfant dont la distinction et les allures, sous
+ses simples habits de deuil, pouvaient trahir les origines
+aristocratiques et la haute naissance.
+
+Par bonheur, pour charmer son isolement, il avait sous la main des
+moyens efficaces, les promenades dans le jardin de l'hôtel, les séances
+dans la bibliothèque, et enfin les visites au P. David. Il passait de
+longues heures auprès du vieux moine dont la parole le consolait, le
+charmait, réconfortait son âme ébranlée par les épreuves. Ensemble, ils
+allaient à travers le cloître désert, sous les nefs silencieuses de la
+chapelle abandonnée, dans la crypte mystérieuse où, sur l'unique autel
+resté debout au milieu des pierres tombales, le P. David, chaque matin,
+à la lueur crépusculaire du jour naissant, disait la messe. Pendant que
+Paris s'abîmait dans la Terreur, un prêtre et un orphelin, l'un
+proscrit, l'autre jeté dans une conspiration à l'âge où l'âme s'éveille
+aux joies de la vie, devisaient librement et, cachés au coeur même de la
+ville ensanglantée, priaient pour les victimes et aussi pour les
+bourreaux.
+
+Bernard goûta une autre joie. Il reçut par une voie sûre une lettre
+écrite par la chanoinesse de Jussac, au nom de Nina, peut-être même
+dictée par celle-ci. Des consolations enfantines, des pensées naïves et
+pures, la promesse de prier pour les pauvres morts, des détails sur son
+existence quotidienne, un cri de reconnaissance pour sa bienfaitrice, un
+pieux souvenir à la mémoire de tante Isabelle et enfin une protestation
+de tendresse pour Bernard, tout cela signé Nina d'Aubeterre, telle était
+cette lettre. Bernard la lut, en ayant sous les yeux le portrait de la
+fillette, peint sur émail par Wenceslas Reybach. Le portrait ne le
+quittait jamais et la lettre alla rejoindre le portrait dans la poche où
+il le tenait enfermé comme un talisman qui devait lui porter bonheur.
+
+Huit jours après la visite faite à M. de Morfontaine dans la boutique de
+Grignan, c'est-à-dire le 7 avril, cette paisible et réparatrice
+existence fut interrompue. Le marchand de meubles se présenta à l'hôtel
+de Malincourt. Il portait son uniforme de garde national. Cet uniforme,
+en ce temps-là, conférait une autorité et assurait une protection à qui
+en était vêtu, de telle sorte que, loin d'arriver à l'hôtel en se
+cachant, Grignan put y entrer la tête haute sans s'exposer aux soupçons
+des voisins.
+
+--M. de Guilleragues est arrivé hier soir à la Folie d'Épernon, dit-il à
+Valleroy. M. de Morfontaine l'y attendait. Ils ont conféré ensemble. Ils
+conféreront de nouveau aujourd'hui et ils désirent que ton jeune
+compagnon et toi assistiez à l'entretien.
+
+--Mais comment nous y prendrons-nous pour nous rendre à Gennevilliers?
+demanda Valleroy.
+
+--Vous y viendrez tous deux avec moi, répondit Grignan. Il y a des
+meubles à vendre dans la maison de campagne d'un aristocrate qui vient
+d'être condamné. Je vais voir s'ils peuvent me convenir, et je vous
+emmène dans ma voiture pour faire faire une promenade à l'enfant.
+
+Dans l'après-midi du même jour, un cabriolet sortait de Paris par la
+barrière Saint-Denis. Dans ce cabriolet, que conduisait Grignan; se
+trouvaient Bernard et Valleroy. Il était très fier, l'honnête Grignan,
+très fier et très important dans son uniforme, qui équivalait, pour
+lui-même et pour ses amis, à une sauvegarde. Au poste de la barrière il
+dut présenter leurs papiers et les siens, cette formalité étant exigée
+de quiconque franchissait l'enceinte de Paris, même pour une simple
+excursion aux environs. Mais le chef du poste n'y procéda que par acquit
+de conscience et pour se conformer à sa consigne. Le civisme du citoyen
+Grignan, de la section de Grenelle, était trop connu pour qu'on le
+soupçonnât d'avoir pris des émigrés sous sa protection et de conspirer
+avec eux.
+
+--Vous voyez que ce n'est pas bien difficile, observa le marchand de
+meubles, une fois qu'on fut hors de la ville le tout est de savoir s'y
+prendre... Il n'en est pas moins vrai, ajouta-t-il philosophiquement,
+que nous jouons notre tête. Mais je ne regrette pas d'avoir mis la
+mienne au jeu pour la veuve Capet, pardon, pour la reine
+Marie-Antoinette, reprit-il en regardant Bernard.
+
+Ce dernier lui prit la main, en disant:
+
+--Vous êtes un brave homme, citoyen Grignan!
+
+La voiture roulait sur le pavé d'une route déserte. Au loin, des
+collines et des bois se déroulaient sur l'horizon en un arc de cercle
+dont les extrémités revenaient du côté de Paris. Mais à droite et à
+gauche de la route, s'étendait une plaine triste et nue, à travers
+laquelle étaient jetées au hasard des masures de maraîchers,
+reconnaissables aux champs de légumes qui les entouraient. Dans ce
+monotone et plat paysage, l'oeil ne distinguait que de rares taches
+claires et riantes; c'était çà et là une agglomération de maisons dans
+un flot de verdure. Le village de Gennevilliers se présentait avec cette
+physionomie, grâce aux quelques parcs dont il était environné et qui
+rappelaient les temps encore récents où de grands seigneurs possédaient
+là, aux portes de la capitale, des habitations de plaisance.
+
+Entre toutes, il n'en était pas de plus élégante que celle qu'avait
+jadis possédée le vidame d'Épernon, et qu'après sa fuite les autorités
+révolutionnaires avaient fait saisir comme bien d'émigré. Haute de deux
+étages, avec une toiture en terrasse, ornée de balustres sur lesquels se
+dressaient des statues mythologiques et précédée d'un portique
+monumental que soutenaient six colonnes de marbre grisâtre, elle était
+construite en pierres de taille, sur un monticule dominant un parc à la
+française dessiné dans le goût de celui de Versailles. Entre les
+murailles de ce parc, que tapissait un lierre vieux d'un siècle, on
+pouvait admirer des pelouses, encadrées de buis, d'épaisses charmilles
+taillées en voûte, de fines colonnades se mirant dans le bassin d'une
+source, des fontaines en rocaille au fond de niches mystérieuses
+qu'éclairait la blancheur marmoréenne de nymphes souriantes et de
+satyres ricanants, le bas du corps perdu dans une gaine, et enfin, çà et
+là, des kiosques d'une architecture capricieuse, offrant des haltes aux
+promeneurs et des points de vue habilement ménagés.
+
+Ce n'était pas sans raison que les gens du pays désignaient ce domaine
+enchanteur sous le nom de Folie d'Épernon. Au dehors comme au dedans, où
+le luxe élégant et l'art raffiné du XVIIIe siècle s'étaient donné
+carrière par le pinceau ou le ciseau des artistes les plus renommés, il
+exprimait bien les entraînements d'une folie. Mise en vente un beau
+matin, la Folie d'Épernon avait été achetée à vil prix par un habitant
+de Gennevilliers, un pâtissier-traiteur qui rêvait d'y installer un
+cabaret où viendrait se divertir la jeunesse dorée de Paris.
+
+Malheureusement, les promenades hors de la capitale exigeaient tant de
+formalités, et les plaisirs champêtres, en ces temps lugubres, étaient
+si peu compatibles avec l'état des esprits et la rigueur de la loi des
+suspects, que, faute de clients, l'acheteur de la Folie d'Épernon
+s'était vu obligé de renoncer à son projet avant de l'avoir exécuté.
+Depuis, le domaine était livré à l'abandon, la maison restait close, et,
+sur plus d'un point, les murs du parc tombaient en ruines. Des brèches
+même y avaient été pratiquées par les rôdeurs nocturnes ou par les
+enfants du pays et on pouvait y pénétrer librement.
+
+Grignan, sans doute, connaissait ces particularités, car, contournant
+Gennevilliers, il dirigea son cheval par un étroit sentier du côté de la
+Folie d'Épernon et l'arrêta devant une des ouvertures que, de distance
+en distance, présentait le mur. C'est par là qu'étant descendu de
+voiture avec ses compagnons il les introduisit à sa suite dans le parc
+après avoir attaché à un arbre son cheval tout attelé. Le jour baissait.
+Mais il était encore assez clair, pour guider les pas sous les
+charmilles. Les trois amis prirent ce chemin mystérieux et arrivèrent
+ainsi à un kiosque perdu au milieu des arbres. C'était un de ces
+monuments minuscules, délicats et fragiles, tel que les aimait l'époque
+qui précéda la Révolution, la réduction d'un temple païen tout en marbre
+avec un dôme à jour, qui mettait dans la verdure la tache grise de sa
+toiture et le scintillement de son vitrage.
+
+Au bruit de la marche de Grignan et de ceux qui le suivaient, un homme
+se montra sur le seuil du petit temple, et ils reconnurent le comte de
+Morfontaine.
+
+--Le marquis est là, leur dit-il.
+
+Ils entrèrent tous ensemble dans le kiosque. Au milieu d'une pièce
+étroite, meublée comme un boudoir, et du haut en bas revêtue de glaces
+qu'encadraient des guirlandes dorées figurant des feuilles d'acanthe, M.
+de Guilleragues se tenait debout. Il vint à eux les mains tendues, et,
+après un échange d'ardentes effusions, il parla de l'objet de leur
+réunion.
+
+--Vous voyez que je vous ai tenu parole, fit-il. Tandis que vous partiez
+de Bruxelles pour Paris, moi j'en partais pour Ostende, d'où j'ai gagné
+l'Angleterre. À Brighton, j'ai frété un navire qui m'a conduit aux
+environs de Dieppe et qui doit se retrouver, à une date déterminée, à
+l'endroit où il m'a débarqué. De Dieppe à Gennevilliers, où je suis
+arrivé dans la soirée d'hier, j'ai fait la route à pied en suivant le
+chemin par où passera la voiture de la reine, dont je serai le
+postillon. Je me suis arrêté aux relais établis par nos amis, en des
+endroits désignés d'avance, pour les vérifier et pour me faire
+connaître. Je peux affirmer aujourd'hui que, grâce aux mesures prises,
+la famille royale sera sauvée si vous parvenez à la faire sortir du
+Temple d'abord, de Paris ensuite, et si elle arrive ici.
+
+--Elle sortira du Temple, affirma Grignan, elle sortira de Paris et elle
+arrivera ici.
+
+Il y avait tant d'assurance dans ce langage qu'il ne vint à la pensée de
+personne de mettre en doute l'engagement qu'il formulait. Cependant,
+comme une explication était nécessaire entre tous les conjurés et qu'ils
+devaient tous être mis à même d'apprécier les mesures prises, M. de
+Guilleragues interrogea Grignan.
+
+--Comment la famille royale sortira-t-elle du Temple?
+
+Grignan se recueillit avant de répondre. Puis il dit:
+
+--Dans trois jours, je serai de garde à la prison pour vingt-quatre
+heures; à partir de 9 heures du soir, et en même temps que moi, cinq
+camarades sur lesquels on peut compter. En prenant la faction à la porte
+de la reine, je la préviendrai que tout doit s'effectuer dans la soirée
+du lendemain. Le lendemain, j'introduirai auprès d'elle le jeune citoyen
+Bernard qui lui récitera l'exposé du plan d'évasion que vous connaissez.
+
+--Mais comment entrerai-je au Temple? interrompit Bernard.
+
+--Tu le sauras au moment voulu, petit, reprit Grignan. Après t'avoir
+entendu, la reine, mise, par les instructions que tu lui portes, au
+courant de ce qu'elle doit faire, se tiendra prête ainsi que son fils,
+sa fille et sa belle-soeur. À la nuit, mes camarades et moi nous
+souperons. Il y aura, ce soir-là, sous un prétexte quelconque, abondance
+de vin d'Aï, et quiconque nous paraîtra suspect sera impitoyablement
+grisé.
+
+--Même les deux officiers municipaux de service? demanda M. de
+Morfontaine.
+
+--L'un d'eux conspire avec nous. L'autre roulera sous la table. Pendant
+ce temps, la reine et sa belle-soeur endosseront l'uniforme de garde
+national, et quand on viendra relever la garde, à l'heure où d'ordinaire
+elles sont couchées, elles se mettront dans le rang et sortiront l'arme
+au bras, en réglant leur pas sur le nôtre.
+
+--Mais le jeune roi et Madame Royale?
+
+--Ils marcheront au milieu de nous. Ils sont de petite taille, et, à la
+faveur de la nuit, ils passeront inaperçus. D'ailleurs, le guichetier
+fermera les yeux.
+
+Grignan débitait ces choses avec placidité, sans paraître se douter que
+son obscur et généreux héroïsme pouvait avoir la mort pour récompense.
+Mais, quand il eut fini, il crut discerner, à l'attitude de ses
+auditeurs, que l'audace de son plan excitait leur incrédulité en même
+temps que leur admiration.
+
+--Ayez confiance, Messieurs, ajouta-t-il d'un accent solennel. Vous
+m'avez demandé de faire sortir du Temple la famille royale. J'ai tout
+calculé, tout prévu, tout combiné et, à moins que la fatalité vienne
+s'en mêler, elle en sortira.
+
+--Mais une fois hors du Temple, dit M. de Guilleragues, reste à la faire
+sortir de Paris?
+
+--Ceci regarde M. de Morfontaine.
+
+--Oui, répondit ce dernier, c'est ici que mon rôle commence, pendant que
+Grignan opérera dans la prison, je serai dans une rue voisine, avec un
+fiacre que j'ai acheté. La famille royale y montera, moi sur le siège,
+et, protégé par un sauf-conduit que nous devons au savoir-faire de notre
+intrépide complice, je te l'amènerai, Guilleragues.
+
+--Ajoutez, Monsieur, continua Grignan, que j'irai avec vous jusqu'à la
+barrière pour vous aider au besoin à la passer; justement, ce soir-là,
+le poste sera commandé par un de mes amis.
+
+--Alors, la partie la plus difficile de notre entreprise sera accomplie,
+s'écria Guilleragues avec feu. La berline que Morfontaine s'est procurée
+sera tout attelée. Nous nous mettrons en route aussitôt et nous irons
+bon train toute la nuit. Quand, au matin, on s'apercevra au Temple que
+la famille royale est en fuite, nous aurons brûlé déjà deux étapes.
+
+Et, dans l'excès de sa joie, l'enthousiaste gentilhomme ôta son chapeau
+et cria:
+
+--Vive le roi!
+
+--Eh! Monsieur, reprocha Grignan, ce n'est pas pour rétablir la royauté
+renversée par le peuple français que je conspire avec vous; c'est par
+humanité, par compassion, par admiration de celle que vous appelez la
+reine et qui n'est pour moi qu'une femme infortunée. Ne m'obligez pas,
+en criant; «Vive le roi!» à crier: «Vive la République!...» Je suis bon
+patriote.
+
+--Pardonnez-moi, citoyen Grignan, répondit M. de Guilleragues... ce cri
+qui résume ma foi politique et ma foi religieuse m'a échappé. Je
+respecte vos convictions, et si tous ceux qui les professent étaient à
+votre image, je les honorerais... Il n'y a ici ni républicains, ni
+royalistes; il n'y a que des hommes de coeur.
+
+Un court silence succéda à ces paroles. Puis M. de Morfontaine, qui
+avait à coeur de dissiper le léger nuage qu'avait attiré sur l'alliance
+l'étourderie de son ami, résuma les dispositions qui venaient d'être
+arrêtées.
+
+--Tout est donc bien entendu, dit-il. Dans la soirée du 10 avril, la
+reine sera prévenue que le complot dont il lui a été parlé une fois, et
+auquel elle a adhéré, est mûr pour l'exécution. Le lendemain, notre ami
+le chevalier sera introduit auprès d'elle et lui communiquera le plan
+dans tous ses détails. Le soir à 9 heures, elle sortira du Temple. Une
+heure après, elle sera ici, amenée par moi. Guilleragues nous attendra
+et nous partirons aussitôt. Est-ce tout?
+
+--C'est tout, déclara M. de Guilleragues.
+
+--Et moi, n'aurai-je donc rien à faire? interrogea mélancoliquement
+Valleroy qui avait assisté silencieux à l'entretien. Il y aura dans
+cette entreprise de l'ouvrage pour vous tous, Messieurs. Pourquoi
+suis-je seul excepté?
+
+--Nous songerons à vous en une autre circonstance, Monsieur Valleroy,
+répliqua en riant M. de Morfontaine.
+
+--Et puis, ajouta Grignan, il n'est pas encore dit que nous ne trouvions
+pas à t'occuper ce soir-là, citoyen. Prends patience.
+
+Tout étant définitivement arrêté, il n'y avait plus qu'à se séparer. La
+nuit était venue, et au moment de traverser le parc avec Bernard et
+Valleroy pour aller retrouver sa voiture, Grignan venait d'allumer une
+lanterne dont il s'était muni par précaution.
+
+--Citoyen Grignan, dit alors M. de Guilleragues, jusqu'au grand jour je
+ne bougerai pas de la Folie d'Épernon. J'y suis dans les propriétés de
+ma famille, n'en déplaise à ceux qui les ont confisquées, et la
+sollicitude de Morfontaine m'y a assuré le vivre et le couvert. Vous
+sauriez donc où me trouver si vous aviez besoin de me revoir.
+
+--Entendu, Monsieur.
+
+Et comme les mains s'étreignaient, le marquis de Guilleragues reprit:
+
+--Mes amis, que Dieu nous garde!
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+À LA TOUR DU TEMPLE
+
+
+La prison dans laquelle, après la déchéance de Louis XVI, avait été
+incarcérée la famille royale, s'élevait dans le quartier du Marais, sur
+l'emplacement où existe encore aujourd'hui le marché du Temple. Cette
+prison, connue sous le nom de la Tour du Temple, constituait le dernier
+vestige de la somptueuse résidence que, dès le XIIIe siècle, s'était
+créée au coeur de Paris l'Ordre des Templiers. Après la suppression de
+l'Ordre, les palais, construits au temps de sa splendeur et groupés dans
+une même enceinte, avaient d'abord changé de destination, puis disparu
+avec le temps. Au moment de la Révolution, la Tour du Temple en
+rappelait seule le souvenir. C'était une massive construction carrée,
+haute de quatre étages et flanquée de quatre tourelles. Chaque étage
+comprenait quatre pièces, la plus grande occupant l'étendue de la tour
+carrée, les plus petites ménagées, ainsi que l'escalier, dans les tours
+d'angle.
+
+C'est au second étage de ce sombre bâtiment qu'habitaient
+Marie-Antoinette d'Autriche, fille de la grande Marie-Thérèse et reine
+de France, le jeune Dauphin son fils, sa fille qu'on appelait alors
+Madame Royale et qui devait épouser plus tard son cousin le duc
+d'Angoulême, et enfin Madame Élisabeth, soeur du roi défunt. Triste,
+affreusement triste, était l'existence des prisonniers, surtout depuis
+la mort du roi. Bien qu'après ce cruel événement la surveillance et les
+rigueurs dont ils étaient l'objet eussent paru se relâcher, ils n'en
+restaient pas moins soumis aux vexations quotidiennes de leurs geôliers
+et au caprice de la tourbe jacobine qui, après avoir envoyé Louis XVI à
+l'échafaud, les menaçait du même sort.
+
+La reine avait alors trente-huit ans. Mais vieillie par les longues
+angoisses et par sa récente douleur, elle ne conservait de son imposante
+beauté d'autrefois que la calme fierté de son regard à l'expression
+douce et hautaine. Au coin des yeux et des lèvres, des rides s'étaient
+creusées; dans les cheveux, se marquaient des sillons d'argent, et, sous
+les coups du malheur, la peau, naguère d'une blancheur éclatante,
+commençait à se flétrir. Après l'exécution de son mari, elle était
+tombée dans une torpeur affreuse. Les caresses de ses enfants, la
+sollicitude de sa belle-soeur l'avaient peu à peu ramenée à la vie; mais
+sous son sourire contraint se devinait l'inguérissable plaie qui
+saignait dans son coeur.
+
+Elle souffrait dans le passé qui n'ouvrait sa mémoire aux souvenirs
+heureux de Versailles que pour rendre plus douloureux les dramatiques
+souvenirs des Tuileries. Elle souffrait dans le présent où, à toute
+heure du jour et de la nuit, des incidents successifs et multiples
+venaient lui faire mesurer la profondeur de sa déchéance et l'étendue de
+sa misère. Elle souffrait enfin dans l'avenir, où tout s'annonçait
+redoutable et qu'elle ne scrutait qu'avec épouvante, tant il paraissait
+difficile qu'il mît un terme à son malheur.
+
+Malgré tout, cependant, elle ne pouvait renoncer à l'idée d'une
+délivrance prochaine.
+
+Avant l'horrible événement du 21 janvier, elle comptait fermement sur
+les secours du dehors, sur l'intervention de la maison d'Autriche dont
+elle était fille. Les égoïstes lenteurs apportées par les puissances aux
+préparatifs de la guerre avaient dissipé ces illusions sans cependant
+détruire entièrement dans ce pauvre coeur meurtri l'espérance de la
+liberté. Seulement, cette liberté, elle n'osait plus l'espérer de
+l'action des cours européennes. Elle en était réduite, maintenant, à
+l'attendre du hasard ou d'un coup d'audace accompli par quelques âmes
+généreuses dont son malheur exciterait la pitié, presque d'un miracle.
+Elle voulait fuir, non pas seule, mais avec ses enfants et sa
+belle-soeur, et dans tous ceux que leur grade ou leurs fonctions
+amenaient autour d'elle, elle cherchait des complices, non qu'elle tint
+à la vie pour elle-même, mais parce qu'elle voulait vivre pour les chers
+êtres qui partageaient sa captivité.
+
+À la fin de ses journées monotones, sans joie et sans lumière, qui lui
+apportaient avec une régularité désespérante les mêmes soucis, les mêmes
+humiliations, les mêmes avanies; lorsque, la nuit venue et le repas pris
+en commun, elle avait couché ses enfants et était obligée de se coucher
+elle-même, en butte à une surveillance soupçonneuse qui blessait à la
+fois sa fierté de reine et sa pudeur de femme, elle gardait au coeur ce
+secret espoir. C'est lui qu'elle opposait, tantôt affaibli, tantôt
+surexcité, à ses épreuves réitérées. Il l'avait soutenue quand un jour,
+sous sa croisée, elle avait vu apparaître au bout d'une pique la tête
+sanglante de son amie la princesse de Lamballe, ou quand un autre jour
+on avait arraché son mari de ses bras. Et même maintenant, lorsque la
+cruauté railleuse de ses geôliers venait greffer des menaces sur les
+horreurs de sa prison, c'est encore dans cet espoir, cet espoir inavoué,
+cet espoir divin, dont ses enfants étaient l'âme, qu'elle puisait le
+courage.
+
+Aussi quel ne fut pas son émoi lorsqu'un matin, peu de temps après la
+mort du roi, étant dans sa chambre avec son fils et sa fille, elle vit
+le garde national en faction à la porte restée ouverte la suivre d'un
+regard de respect et de compassion. Oh! ce regard, quel baume il versa
+dans son coeur ulcéré! Comme il était éloquent! Le sien l'interrogea. Ce
+fut un échange de pensées, rapide et lumineux comme un éclair, qui
+contenait plus de promesses de la part de l'homme, plus de prières de la
+part de la reine que n'auraient pu en exprimer des paroles. Puis elle
+attendit. Alors, le garde national tira de sa tunique un oeillet et, sans
+quitter sa place, le jeta sur le lit, en disant à demi-voix:
+
+--Il y a un papier.
+
+La reine prit la fleur et chercha. Sous les pétales, et fixé au calice
+par une épingle imperceptible, était cachée une étroite bande de papier,
+pliée en rouleau. Elle la déroula et lut ces mots tracés au crayon:
+
+«Parmi ceux que leur malheur condamne à surveiller la reine, il y a des
+hommes généreux et dévoués, résolus à s'employer pour sa délivrance.
+Celui qui sera de garde à sa porte ce soir, à l'heure où les officiers
+municipaux et les sectionnaires de service descendent souper, profitera
+de ce répit pour exposer à Sa Majesté, si elle veut s'arranger pour être
+seule, un plan de fuite.»
+
+La reine leva vers le garde national ses yeux chargés de gratitude et
+fit un signe d'intelligence. Mais celui-ci ajouta:
+
+--Il faut détruire cet écrit ou me le rendre.
+
+La reine avait roulé le papier. Elle le glissa dans la main de Madame
+Royale qui se trouvait à sa portée et lui dit:
+
+--Allez embrasser Monsieur, mon enfant.
+
+La princesse s'élança, et déjà le garde national se penchait pour
+recevoir le baiser, lorsque dans l'escalier, auquel il tournait le dos,
+un bruit de pas se fit entendre. Brusquement, il reprit son papier, le
+fourra dans sa tunique et, écartant Madame Royale, il fit d'un accent de
+gronderie:
+
+--Apprends à respecter les serviteurs de la loi, ma petite citoyenne. Je
+ne suis pas ici pour jouer.
+
+--N'as-tu pas honte de maltraiter cette enfant, citoyen Grignan? dit une
+voix à son côté.
+
+Grignan se retourna et reconnut un des officiers municipaux qui revenait
+prendre son service auprès de la reine.
+
+--Chacun pratique son devoir civique comme il l'entend, citoyen
+Michonis, répondit-il. Grands et petits, les tyrans et les aristocrates
+ont souvent besoin qu'on leur donne une leçon de politesse.
+
+L'officier municipal ne répondit pas. Mais il haussa les épaules, une
+expression de mépris sur le visage, et il entra chez la reine pour
+procéder à l'inspection des chambres occupées par la famille royale,
+inspection qui avait lieu à toute heure et au moins deux fois par jour.
+
+La journée fut longue au gré de Marie-Antoinette, plus longue que les
+précédentes que cependant elle trouvait interminables. L'impatience la
+dévorait, et jusqu'au soir, elle se montra plus agitée que de coutume,
+quelque effort quelle fît pour dissimuler son émotion. Après lui avoir
+parlé, Grignan avait été relevé de faction et, depuis, il n'était pas
+revenu. Marie-Antoinette commençait à s'en inquiéter, lorsqu'à la nuit
+il reparut. C'était l'heure où le personnel de la prison prenait son
+repas et, comme Madame Élisabeth venait d'emmener chez elle le petit
+Dauphin et Madame Royale, la reine se trouva seule avec Grignan. Alors,
+celui-ci s'avança et lui remit un billet en disant:
+
+--Lisez d'abord ceci, Madame.
+
+Elle obéit et lut:
+
+«On peut avoir confiance dans le porteur et croire ce qu'il dira,--Comte
+de MORFONTAINE.»
+
+--Vous connaissez le signataire? demanda Marie-Antoinette.
+
+--Je le connais depuis hier, Madame. Il s'est présenté chez moi et,
+après m'avoir dit qu'il me savait humain et généreux, quoique patriote,
+il m'a demandé si je voulais l'aider à délivrer la famille royale. J'ai
+promis.
+
+--Mais qui êtes-vous, Monsieur, pour vous intéresser ainsi à nous?
+
+--Un ennemi des rois, quand ils sont puissants; le serviteur de
+quiconque est malheureux, quand il est en mon pouvoir de le servir.
+
+Après avoir formulé avec emphase cette réponse, comme s'il eût voulu
+affirmer ainsi sa foi républicaine, Grignan continua:
+
+--Maintenant, Madame, écoutez-moi. Je ne sais pas si je retrouverai de
+sitôt l'occasion de m'entretenir avec vous, et les moments sont
+précieux. Voici ce que je suis chargé de vous dire: Trois ci-devant
+gentilshommes, MM. d'Épernon, de Guilleragues et de Morfontaine, se sont
+mis en tête de vous tirer de cette prison. Ils sont convaincus que cela
+est possible et qu'il est possible aussi de vous conduire hors de France
+vous et votre famille. Leur plan a été longuement mûri. Je n'en connais
+pas les détails. Je sais seulement qu'il consiste à vous emmener de
+Paris à Dieppe et à vous faire embarquer pour l'Angleterre. À eux seuls,
+ils ne peuvent l'exécuter, puisqu'il n'est pas en leur puissance de vous
+ouvrir les portes du Temple. Mais ce qu'ils ne peuvent, moi, je crois le
+pouvoir, avec le concours de quelques dévouements encore endormis dont
+je connais l'existence, et qui s'éveilleront quand on aura besoin d'eux.
+Si la reine donne à ses amis et à moi-même l'autorisation d'agir, nous
+nous occuperons de l'exécution.
+
+--Merci, Monsieur, répondit la reine très émue, merci pour les vaillants
+gentilshommes dont vous me révélez les intentions, merci surtout pour
+vous qui vous associez à eux dans un généreux entraînement et sans y
+être poussé par les mêmes motifs. Mon coeur gardera de leur proposition
+et de la vôtre une éternelle reconnaissance. Mais je ne peux accepter
+votre dévouement à tous que s'il m'est prouvé qu'il ne coûtera la vie ou
+la liberté à aucun de vous.
+
+--Oh! Madame, c'est une preuve que personne ne saurait fournir. Je ne
+peux affirmer qu'une chose, c'est que ces Messieurs et moi nous tenons à
+notre peau et que nous ferons en sorte qu'elle ne soit pas entamée dans
+l'aventure.
+
+--Et vous croyez au succès de votre entreprise? demanda la reine
+ébranlée.
+
+--J'y crois fermement, Madame.
+
+--Dès lors, où puiserais-je la force de vous défendre d'agir et de vous
+dévouer? J'ai perdu mon mari: je voudrais au moins sauver mes enfants.
+Si ma réponse est égoïste, ne vous en prenez qu'à la confiance que vous
+m'inspirez.
+
+--Voilà qui est entendu, Madame, reprit Grignan que ces accents ne
+semblaient pas émouvoir et qui conservait son ordinaire placidité. Nous
+allons nous occuper des détails de l'affaire. Il y faudra trois
+semaines, un mois peut-être. Ce délai sera long, mais la pensée
+qu'autour de vous des amis agissent en vue de votre salut vous suggérera
+la patience. Jusque-là, défiez-vous des pièges qui vous seront tendus,
+des propositions d'évasion qui pourraient vous être faites. Fermez
+impitoyablement l'oreille à tout ce qui ne vous sera pas transmis de ma
+part ou par moi; et si je ne vous fais rien dire, si vous restez quelque
+temps sans me voir, n'ayez pas d'inquiétude et ne vous découragez pas.
+
+--J'aurai la patience et la confiance, soupira la reine.
+
+--À bientôt donc, Madame, dit Grignan en s'inclinant au moment de se
+retirer.
+
+Mais d'un geste, Marie-Antoinette l'arrêta.
+
+--Je ne sais comment reconnaître ce que vous faites pour nous. Monsieur,
+dit-elle d'un accent où se révélaient les sentiments de reconnaissance
+qui gonflaient son coeur. Je ne puis même vous prier d'accepter un
+souvenir de quelque prix. On m'a dépouillée de tout; on ne m'a rien
+laissé, fit-elle en jetant un regard de regret sur sa pauvre robe de
+veuve sans ornements, et la reine de France ne peut vous offrir qu'une
+fleur, celle que vous lui avez donnée ce matin. La voulez-vous,
+Monsieur? Elle est flétrie; mais durant quelques heures, je l'ai
+portée...
+
+Et elle tendait à Grignan l'oeillet penché sur sa tige, qu'elle venait de
+prendre dans son corsage, où elle l'avait caché. Grignan chancela comme
+s'il eût été frappé d'un coup. Un sanglot s'échappa de sa gorge, et,
+tombant à genoux, il reçut la fleur dans ses doigts tremblants, tandis
+qu'il touchait de ses lèvres la main amaigrie et pâle qui la lui
+offrait.
+
+--Oh! Madame, bégaya-t-il...
+
+Il ne trouvait plus les mots qu'il voulait prononcer. Enfin, il murmura:
+
+--Je serais heureux de mourir pour Votre Majesté.
+
+--Relevez-vous, Monsieur, fit vivement la reine, on vient.
+
+Depuis ce jour, un mois, s'était écoulé et la reine n'entendait plus
+parler de ce projet de fuite. Une seule fois Grignan reparut devant
+elle, étant de garde à l'entrée de sa prison, mais sans pouvoir lui
+parler. Ce n'est qu'à force de ruse et d'habileté qu'il était parvenu à
+lui glisser ces trois mots:
+
+--Tout va bien.
+
+Elle avait dû se contenter de cette assurance verbale et y puiser la
+patience et le courage. Il lui semblait cependant qu'autour d'elle les
+conditions de son existence de captive se modifiaient. Les officiers
+municipaux chargés de la surveiller ne se montraient plus tous, au même
+degré, malveillants et soupçonneux. Il en était même trois qui
+saisissaient toutes les occasions de manifester leur respect. Les jours
+où leur service les réunissait autour de la reine étaient des jours
+presque heureux qu'elle aurait pu marquer d'une pierre blanche, tant ils
+lui donnaient la sensation d'un courant d'ardente sympathie en train de
+se créer autour d'elle.
+
+Les gardes nationaux eux-mêmes affectaient des allures compatissantes.
+Le gardien chargé de veiller à la propreté des chambres qu'elle
+occupait, ayant, à diverses reprises, manqué d'égards, on le renvoya,
+sans qu'elle en eût fait la demande. Son remplaçant se montra
+respectueux et empressé. Un jour, comme il venait de servir le dîner, la
+reine ayant rompu son pain, en vit tomber sur son assiette un crayon. Le
+lendemain, elle reçut sous une forme analogue du papier et de la cire à
+cacheter. Elle ne jugea pas prudent de s'en servir, ni d'écrire au
+dehors, mais elle eut ainsi la preuve que quelqu'un travaillait pour
+elle et que l'évasion se préparait.
+
+Enfin la certitude lui en fut donnée. Un soir, au moment de se mettre au
+lit, elle aperçut Grignan debout devant sa porte. Quoiqu'elle
+l'attendît, elle resta saisie. Quant à lui, sans émotion apparente, il
+lui jeta de brèves paroles.
+
+--Le moment est venu. Demain matin, à 9 heures. Votre Majesté en saura
+plus long.
+
+Elle dut se contenter de cet avertissement et se résigna. Mais, durant
+toute la nuit, il la tint éveillée. De bonne heure, elle fut debout. Le
+factionnaire de garde à ce moment lui était inconnu. Mais, à 9 heures,
+on vint le relever et ce fut Grignan qui le remplaça. En même temps
+entra l'officier municipal chargé de l'inspection quotidienne. Son
+inspection fut sommaire. Au bout de quelques minutes, il s'éloigna pour
+aller rédiger le rapport qu'on envoyait chaque matin à la section.
+
+À ce moment, à l'entrée du Temple, se présentait un petit mitron,
+portant sur sa tête une corbeille couverte d'un linge blanc. Un homme
+qui, de loin, l'avait suivi jusque-là, se retira après l'avoir vu
+disparaître sous la voûte où se trouvait la loge du portier. Par une
+circonstance bizarre, le portier venait de s'absenter. Un garde national
+occupait sa place.
+
+--Où vas-tu, petit? dit-il à l'enfant.
+
+--J'apporte le pain de la famille Capet, répondit ce dernier. Mon patron
+m'a envoyé parce que mon oncle, le citoyen Grignan, est de garde
+aujourd'hui et qu'il sait que ça me fera plaisir de le voir.
+
+--Alors, monte, répliqua le garde national, en quittant la loge pour
+ouvrir la lourde porte de fer au delà de laquelle se trouvait
+l'escalier.
+
+Ordinairement, les consignes étaient rigoureuses et il fallait d'autres
+formalités pour entrer au Temple. C'était miracle que le petit pâtissier
+y pénétrât si facilement. Cependant, il s'était engagé dans l'escalier
+et monta jusqu'au second sans rencontrer personne. Là, il se trouva en
+présence de Grignan.
+
+--Te voilà, mon neveu? fit ce dernier.
+
+--Me voilà, mon oncle, avec le pain.
+
+--Eh bien, entre. On t'attend.
+
+Il désignait la chambre de Marie-Antoinette. L'enfant obéit et se trouva
+en présence de la reine. D'un mouvement spontané, après avoir déposé son
+panier, il s'agenouilla. Mais elle l'obligea à se relever aussitôt.
+
+--Qui êtes-vous, mon petit ami? Que me voulez-vous? demanda-t-elle.
+
+--Madame, je suis le chevalier de Malincourt. Je suis envoyé à Votre
+Majesté par S. A. R. Monsieur, que j'ai vu le mois dernier à Hamm, en
+Westphalie, et par MM. d'Épernon, de Guilleragues et de Morfontaine. Je
+suis chargé de faire connaître à la reine les dispositions arrêtées en
+vue de sa fuite.
+
+--Mais comment êtes-vous arrivé jusqu'ici?
+
+--Grâce aux combinaisons du brave Grignan, qui a si bien travaillé
+qu'aujourd'hui et jusqu'à ce soir Votre Majesté n'a autour d'elle que
+des amis.
+
+--Alors, parlez, mon enfant, je vous écoute.
+
+Une fois de plus, Bernard récita la leçon qu'il avait apprise à Hamm et
+qui contenait l'exposé fidèle des mesures prises pour sauver la famille
+royale. Mais cette fois, à la leçon, il dut ajouter divers commentaires.
+Son exposé ne s'occupait en effet que de la sortie de Paris et du voyage
+jusqu'en Angleterre, ce qui concernait la sortie du Temple ayant été
+laissé à l'intelligence de ceux qui en seraient chargés, et Grignan
+s'étant engagé à élaborer cette partie du plan. Bernard en révéla les
+détails à la reine.
+
+Quand Marie-Antoinette apprit qu'elle et Madame Élisabeth devraient
+revêtir un uniforme de garde national, elle demanda comment on le leur
+procurerait.
+
+--Voici les deux costumes, Madame, répondit Bernard en découvrant la
+corbeille qu'il avait apportée.
+
+Ils y étaient en effet, très habilement cachés sous le pain et dans un
+double fond.
+
+--Mais qu'allons-nous en faire jusqu'à ce soir? interrogea la reine.
+
+--Que Votre Majesté les mette entre les matelas de son lit. Personne,
+aujourd'hui, ne s'avisera de les chercher là.
+
+Marie-Antoinette suivit ce conseil, et, aidée de Bernard, eut caché en
+un tour de main les uniformes.
+
+--Est-ce là ce que vous aviez à me dire, mon enfant? reprit-elle alors.
+
+--C'est ce que M. de Morfontaine m'a prié de répéter à Votre Majesté.
+
+--Vous m'aviez parlé de mon beau-frère, le comte de Provence. Ne vous
+a-t-il confié aucun message pour moi?
+
+Bernard se recueillit, puis il dit:
+
+--Son Altesse Royale conseille à Votre Majesté, si elle arrive en
+Angleterre, de n'y pas résider, mais de se rendre plutôt à Vienne.
+
+La reine se raidit.
+
+--Je sais ce que j'ai à faire, répliqua-t-elle avec hauteur et d'un ton
+de mécontentement; le conseil de Monsieur est superflu. Est-ce tout?
+
+--C'est tout, Madame. J'attends maintenant les ordres de Votre Majesté.
+
+Il y eut un silence, la reine enveloppait Bernard d'un regard curieux et
+bienveillant.
+
+--Vous êtes mêlé bien jeune à de terribles événements, chevalier,
+dit-elle enfin. Pour venir de Hamm à Paris, il vous a fallu beaucoup
+d'audace et d'énergie. Au cours de votre voyage, n'avez-vous pas couru
+de dangers?
+
+--Une main dévouée et prudente les avait écartés de mon chemin, Madame;
+et pour m'aider à surmonter ceux qui auraient pu surgir, j'avais un
+compagnon sûr et fidèle.
+
+--Dites-moi son nom, je le fixerai dans ma mémoire à côté du vôtre et de
+celui de vos généreux complices, et si jamais je redeviens reine...
+
+--Il se nomme Valleroy, Madame. Ce n'était qu'un serviteur de la maison
+de Malincourt. Il est maintenant mon ami.
+
+--Malincourt, Valleroy, d'Épernon, Guilleragues, Morfontaine, Grignan!
+soupira la reine. Je me souviendrai de ces coeurs intrépides!...
+
+--Ce n'est pas seulement pour parler à Votre Majesté que je suis venu à
+Paris, continua Bernard, c'était aussi pour travailler à la délivrance
+de mes parents, emprisonnés comme prévenus d'émigration.
+
+--Avez-vous réussi à les délivrer? interrogea Marie-Antoinette avec
+intérêt.
+
+--Je suis arrivé pour les voir aller à l'échafaud.
+
+Et comme Bernard, accablé par ce souvenir, courbait la tête afin de
+cacher les larmes qui montaient à ses yeux, la reine posa la main sur
+son épaule et, tout attendrie, murmura:
+
+--Ils ont tué aussi ma chère Malincourt! Pauvre enfant, je vous plains!
+
+Elle allait continuer mais elle en fût empêchée. De la porte où il
+veillait, Grignan cria tout à coup:
+
+--As-tu fini, mon neveu?
+
+--On m'appelle, Madame, dit Bernard, et Votre Majesté ne m'a pas donné
+ses ordres.
+
+--Je n'en ai point à vous donner, chevalier. Faites seulement connaître
+à vos amis que je me confie à eux comme je leur confie mes enfants et ma
+belle-soeur. Ce soir, à 9 heures, nous serons prêts, armés de sang-froid
+et de courage. Jusque-là, nous prierons Dieu pour qu'il protège cette
+grande entreprise et la fasse réussir. Quant à vous, aimable enfant,
+j'espère vous revoir un jour et récompenser votre héroïsme...
+
+--Oh! Madame, je suis payé par la bonté de la reine.
+
+Il voulut de nouveau s'agenouiller comme il l'avait fait en entrant.
+Mais Marie-Antoinette le retint, l'attira dans ses bras et l'embrassa
+comme elle eût embrassé son fils. Il demeura tremblant et pâle sous ce
+témoignage de gratitude le seul que pût lui donner la souveraine
+captive, mais qui, pour un gentilhomme, avait plus de prix qu'un riche
+trésor. Puis, se remettant, il prit sa corbeille vide et se dirigea vers
+la sortie. En même temps que lui, y arrivait le garde national qui
+venait relever de sa faction l'impassible Grignan.
+
+--Je vais avec toi, mon neveu, cria ce dernier.
+
+Ils descendirent ensemble, sans parler. Mais lorsqu'au bas de
+l'escalier, la porte de fer s'ouvrit devant Bernard, Grignan ajouta:
+
+--File, maintenant, et qu'on ne te revoie pas ici. Il est plus facile
+d'y entrer que d'en sortir.
+
+En mettant le pied dans la rue du Temple, Bernard aperçut Valleroy qui
+l'attendait. Au lieu de venir à sa rencontre, Valleroy se mit à marcher,
+sans hâter le pas et sans chercher à le rejoindre; Bernard le suivit.
+Ils allèrent ainsi, parmi les passants affairés, à travers des rues
+tortueuses, jusqu'aux abords de la place Royale. Là se trouvait la
+boutique d'un boulanger. Valleroy étant entré dans cette boutique,
+Bernard y entra derrière lui.
+
+Cinq minutes après, ils en sortaient tous deux. L'enfant avait quitté
+son déguisement pour reprendre ses habits ordinaires. Ils se dirigeaient
+à grands pas du côté de la Seine, pressés de s'éloigner de ce quartier
+où il importait que personne ne fût à même de les reconnaître un jour.
+Ce n'était en effet que par un coup d'audace de M. de Morfontaine et de
+Grignan, une de ces ruses dont usent fréquemment les conspirateurs, mais
+qu'à cette époque payaient de leur tête ceux qui se laissaient
+surprendre, après y avoir participé, qu'avec la complicité payée à prix
+d'or du boulanger du Temple, Bernard avait pu arriver jusqu'à la reine.
+Ils marchèrent sans s'arrêter jusqu'à la rue du Four-Saint-Germain, où
+le magasin de Grignan leur offrait un asile.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+SOMBRES JOURS
+
+
+En l'absence du marchand de meubles, c'était son prétendu commis, M. de
+Morfontaine, qui gardait la maison. Quand ils y pénétrèrent, le
+gentilhomme ne s'y trouvait pas seul. Un personnage inconnu d'eux
+causait avec lui. Mais, à l'aspect des nouveaux venus, il prit congé
+brusquement et s'éloigna sans se retourner.
+
+--C'est fait, dit alors Valleroy.
+
+--Vous avez vu la reine? demanda M. de Morfontaine à Bernard.
+
+--Je l'ai vue. Elle a tout écouté, tout compris, tout accepté...
+
+Il s'arrêta stupéfait. Au lieu de paraître heureux du succès de sa
+démarche, M. de Morfontaine donnait les signes du plus grand
+accablement.
+
+--Qu'y a-t-il donc? questionna Valleroy.
+
+--Il y a que nous avons trop tardé, répondit M. de Morfontaine d'un
+accent où perçait son angoisse. Il fallait agir hier, car aujourd'hui,
+au moment de réussir, nous sommes menacés d'échouer.
+
+--Le complot est-il découvert?
+
+--Non, mais son exécution peut être entravée par un événement dont la
+nouvelle est arrivée à Paris dans la nuit.
+
+--Quel événement?
+
+M. de Morfontaine se rapprocha de ses amis et répondit à voix basse:
+
+--L'homme que vous avez vu sortir est un de nos agents, employé dans les
+bureaux de la Guerre. Il est venu me confier que le général Dumouriez a
+fait arrêter, il y a quelques jours, le ministre Beurnonville et les
+quatre représentants Quinette, Lamarque, Bancal et Camus, qui s'étaient
+rendus à son camp, devant Condé, pour lui intimer l'ordre de comparaître
+à la barre de la Convention afin de rendre compte de sa conduite.
+
+--Il a trahi! s'écria Bernard. Le sergent Rigobert le prévoyait.
+
+--Non seulement il a fait arrêter le ministre et les quatre
+conventionnels, mais, le même jour, 2 avril, il les livrait aux
+Autrichiens, et, le lendemain, menacé lui-même par ses soldats qui
+l'accusaient de trahison, il prenait la fuite... Il a passé à l'ennemi.
+
+--Mais en quoi l'infamie de ce traître peut-elle nous empêcher de
+réussir? fit Valleroy.
+
+--C'est qu'elle aura pour résultat d'exciter les alarmes et les soupçons
+de la Convention, de la Commune et des clubs; d'accroître les mesures de
+surveillance dans tout Paris, au dedans et au dehors du Temple, dans les
+prisons, aux barrières... Si l'on découvre que Dumouriez voulait
+s'emparer du pouvoir, songeait à marcher sur la capitale, y avait des
+complices, c'en est fait de nos projets... Dans quelques heures, ces
+graves nouvelles seront communiquées à la Convention. Nul ne peut
+prévoir l'effet qu'elles y produiront.
+
+--Alors la famille royale ne pourrait être délivrée? demanda Bernard
+anxieusement.
+
+--Pas cette fois, hélas! Comment pourrait-elle l'être si l'on change ses
+gardiens, si l'on éloigne ceux dont nous avions acquis le concours, si
+les rigueurs redoublent autour d'elle. Tout serait â recommencer, à
+supposer qu'on nous en laissât la faculté et qu'un de nos complices
+prenant peur n'allât pas nous dénoncer... Et Guilleragues qui ne sait
+rien... ajouta M. de Morfontaine.
+
+--Voulez-vous que j'aille à Gennevilliers? demanda Valleroy.
+
+--Comment y arriveriez-vous sans sauf-conduit? Vous ne parviendriez même
+pas à passer la barrière, surtout en plein jour... D'ailleurs, c'est moi
+que ce soin regarde. À la nuit, quand j'aurai vu Grignan, je sortirai de
+Paris, coûte que coûte...
+
+Bernard et Valleroy, obligés de rentrer à l'hôtel de Malincourt, où
+Kelner les attendait, quittèrent M. de Morfontaine en lui promettant de
+le revoir dans la journée. Mais, lorsqu'au cours de l'après-midi, ils
+revinrent au magasin de la rue du Four, ce fut pour constater qu'il
+était fermé et que M. de Morfontaine avait disparu. Quant à Grignan, que
+son service de garde national devait retenir au Temple jusqu'au soir, il
+ne pouvait songer à le rejoindre. Ils se dirigèrent alors du côté des
+Tuileries et des bâtiments où siégeait la Convention. Déjà, les
+nouvelles qu'ils avaient apprises le matin commençaient à être connues
+et se propageaient rapidement. Elles attiraient la foule dans les rues
+où se formaient des groupes bruyants et agités. On y discutait avec
+fièvre les événements. Les visages étaient consternés et des menaces
+tombaient des lèvres contractées par la colère. De bouche en bouche se
+colportait un seul mot: trahison. Des crieurs de gazette et de pamphlets
+annonçaient la grande trahison du général Dumouriez. Des bandes avinées
+de sans-culottes et de tricoteuses parcouraient les rues en criant:
+«Mort aux traîtres! À la lanterne, les aristocrates!» Aux portes de la
+Convention, on se battait pour entrer dans les tribunes et de toutes
+parts se répandait le bruit que les Comités allaient proposer des
+mesures nouvelles de salut public, plus rigoureuses que celles qui
+avaient été édictées déjà. Bientôt les attroupements devinrent si
+compacts que Valleroy, jugeant qu'il n'était pas prudent de rester
+dehors, voulut retourner à l'hôtel, malgré les prières de Bernard que
+passionnait ce spectacle. Ils revinrent tristement vers leur demeure et,
+jusqu'au soir, y restèrent enfermés. Ces heures furent longues. Bernard
+les passa auprès du P. David, dans la pauvre et paisible cellule où
+vivait caché le vieux moine, et au seuil de laquelle expiraient les
+retentissantes rumeurs du dehors. À la nuit, Valleroy sortit seul pour
+aller aux nouvelles et tâcher de retrouver Grignan. Jusqu'à une heure
+avancée de la soirée, Bernard l'attendit en compagnie de Kelner et de
+Rose. Alors, écrasé par la fatigue et tombant de sommeil, il se mit au
+lit en exigeant de Kelner la promesse de le réveiller au retour de
+Valleroy. Mais on ne le réveilla pas, et ce ne fut que le lendemain
+matin qu'il connut les lamentables nouvelles recueillies par son ami.
+
+Au Temple, dans la soirée de la veille, au moment où la reine et Madame
+Élisabeth songeaient à se préparer pour la fuite, étaient arrivés
+brusquement trois commissaires de la Convention. Ils avaient procédé à
+des perquisitions minutieuses dans la prison, jusque dans les lits, et
+découvert des uniformes, du papier, un crayon, des pains à cacheter,
+d'autres preuves encore des complicités que la reine était parvenue à
+nouer avec le dehors. Une enquête ouverte sur-le-champ pour découvrir
+les complices était restée sans résultat. Mais les gardiens des
+prisonniers avaient été changés sur-le-champ, et Grignan, son service
+expiré, s'était vu contraint de quitter le Temple sans pouvoir échanger
+un seul mot avec Marie-Antoinette. Comme l'avait redouté M. de
+Morfontaine, tout était à recommencer.
+
+Ces nouvelles accablèrent Bernard. S'exaltant à la pensée qu'il
+contribuerait au salut de la famille royale, il avait subi sans
+défaillance les émotions de son long voyage et de son arrivée à Paris.
+Sa douleur filiale même n'avait pas ébranlé son énergie. Il avait
+supporté, sans en être écrasé, l'horrible événement qui le faisait
+orphelin. Mais l'échec de la tentative dans laquelle il s'était jeté
+avec l'ardeur et la confiance de son âge ravivait sa douleur. Son
+courage l'abandonnait. Sous le coup de tant d'épreuves successives, il
+tombait de toute la hauteur de ses illusions dans le gouffre creusé par
+l'implacable réalité.
+
+Ce fut comme un ébranlement de ses facultés, comme un choc violent sous
+lequel chancela sa nature, en train de se former, en même temps qu'il se
+prenait à douter de la justice divine qui favorisait les méchants et
+leurs desseins. Que ses parents fussent morts à l'heure même où il
+venait les retrouver, que le complot ourdi pour délivrer la reine eût
+échoué au moment de réussir, que de vaillants gentilshommes tels que MM.
+de Guilleragues et de Morfontaine se fussent en pure perte dévoués
+jusqu'à jouer leur vie, c'est là ce que sa raison se refusait à admettre
+et ce qui dépassait son entendement. Un grand trouble s'emparait de lui.
+Dans son esprit, se dressaient de lugubres images; dans son coeur,
+naissaient d'inguérissables regrets. L'absence de Nina, par deux fois
+séparée de lui, ajoutait à sa tristesse, et, l'imagination surexcitée
+par le spectacle de Paris livré aux émeutes, il subissait maintenant les
+premières atteintes de cette Terreur à laquelle il avait d'abord échappé
+et qui déjà régnait de toutes parts.
+
+Pendant quelques jours, il demeura silencieux et morne.
+
+Puis, une nuit, son sommeil fut troublé par le délire et la fièvre. Il
+eut d'affreuses visions qui lui arrachèrent des cris et des plaintes.
+Valleroy accourut à son appel, et sur ce visage d'enfant, pâle,
+décomposé, baigné d'une sueur glacée, il crut voir passer la mort. Il
+alla chercher le P. David. L'ancien moine reconnut tous les symptômes
+d'une affection cérébrale qui échappait à sa rudimentaire science
+médicale. Il fut d'avis qu'on devait appeler un médecin.
+
+C'était grave, en ce temps, d'introduire un étranger chez soi. Dans tout
+inconnu, on pouvait craindre un espion ou un dénonciateur. Il fallut
+cependant se résoudre à suivre le conseil du P. David. Heureusement,
+lui-même désigna un praticien habitant le quartier, très brave homme
+auquel on pouvait se confier. Celui-ci fut mandé, vint, examina Bernard
+et diagnostiqua une de ces maladies du cerveau qui succèdent souvent aux
+commotions trop violentes, surtout chez les adolescents et pour
+lesquelles il n'est guère de remèdes si ce n'est ceux que porte en soi
+le malade quand il possède un tempérament vigoureux, une santé robuste.
+Le lendemain, le mal éclatait avec violence. Pendant trois semaines,
+Bernard resta littéralement entre la vie et la mort, et quand, à force
+de soins, de dévouement, de sollicitude, il fut enfin sauvé, le médecin
+déclara que longtemps encore il demeurerait faible, délicat et débile.
+
+Oh! le printemps et l'été de 1793! Cette époque n'eût-elle pas été
+rendue inoubliable par les événements qu'elle vit se dérouler, que
+Valleroy, pour lequel, à cette heure, il n'en était pas de plus
+important que la maladie de Bernard, n'en aurait pas perdu le souvenir.
+Que de fois, durant ces sombres jours, il crut que c'en était fait de
+son cher chevalier! Que de fois Kelner et Rose, qui se dévouaient comme
+lui, le surprirent accablé par le désespoir! Que de fois le P. David dut
+le consoler et le réconforter! Enfin, le mal s'apaisa, la convalescence
+se fit pressentir. Elle fut longue, beaucoup plus longue que la maladie
+elle-même. Mais, du moins, elle apportait l'espoir et non l'angoisse, et
+chaque jour quelque progrès nouveau dans l'état de l'enfant.
+
+Quand il put se lever pour la première fois, ses amis constatèrent qu'il
+avait grandi. Dans sa maigreur maladive, avec ses membres élancés et
+frêles, il ressemblait à un long roseau. Sa physionomie s'était
+assombrie, et sur son visage sillonné de rides que devait effacer la
+guérison, la douleur semblait s'être à jamais imprimée. Par bonheur, ces
+ravages accidentels n'étaient qu'à la surface. La maladie vaincue,
+l'intelligence redevenait vive et brillante, et la mémoire, un moment
+affaiblie, se raffermissait. Bernard, maintenant, se rappelait les
+événements dont le choc l'avait brisé. Mais il se les rappelait sans en
+souffrir au même degré qu'autrefois.
+
+Au cours de sa convalescence, un soir d'été où, étendu sur une chaise
+longue, dans le jardin, il s'entretenait avec Valleroy, il se mit tout à
+coup à en parler, de ces événements funestes, déjà vieux de plus de
+trois mois, et comme Valleroy le suppliait de les oublier:
+
+--Je ne les oublierai jamais, répondit Bernard. Mais je m'engage à n'y
+plus revenir à la condition que tu me feras connaître ceux qui les ont
+suivis.
+
+--Je ne te comprends pas, mon Bernard.
+
+--Alors, je vais t'interroger.
+
+Valleroy écoutait anxieux, ne devinant que trop quelles questions
+allaient lui être posées et se demandant comment il devait y répondre.
+
+--Interroge, fit-il enfin.
+
+--Nous continuons à habiter l'hôtel de Malincourt, reprit Bernard. Au
+moment où je suis tombé malade, il allait être vendu Ne l'a-t-il pas
+été? Et s'il l'a été, comment se fait-il que nous y soyons encore?
+
+--Il l'a été, dit Valleroy. Mais Kelner et moi, nous l'avons acheté afin
+de vous le conserver, à ton frère et à toi-même. Il t'appartient donc
+toujours. Pour ne pas éveiller de soupçons, nous l'avons mis en
+location. Mais comme nous ne voulons pas de locataires, nous avons
+écarté, sous divers prétextes, ceux qui se sont présentés.
+
+--Et tu crois, qu'à force de les écarter, vous ne vous attirerez pas des
+plaintes et des remontrances de la part de la section?
+
+--Nous l'espérons. Au surplus, nous comptons des amis parmi les
+officiers municipaux.
+
+--Parmi les jacobins?
+
+--Nous avons braillé et vociféré avec eux.
+
+--Oh! Valleroy, jacobin, toi, mon ami!
+
+--Il le fallait bien pour nous éviter les perquisitions et les avanies
+auxquelles sont exposés les suspects.
+
+--Alors nous pouvons être tranquilles de ce côté?
+
+--Je le crois, et Kelner le croit aussi.
+
+--Tu parlais de mon frère. Pendant ma maladie, n'est-il arrivé aucune
+nouvelle de lui?
+
+--Aucune. Comment, d'ailleurs, pourrions-nous en recevoir? Il ne sait
+pas plus où nous sommes que nous ne savons où il est.
+
+--C'est vrai! soupira Bernard. Mon pauvre frère, quand le
+reverrai-je?... Et Nina, fit-il tout à coup, a-t-elle su que j'étais
+malade?
+
+--Une occasion s'est offerte de prévenir Mlle de Jussac. À deux
+reprises, elle s'est informée de ta santé, en me disant que Nina
+s'associait comme elle à mes angoisses.
+
+--J'écrirai bientôt à Nina, répliqua Bernard.
+
+Et comme il restait silencieux.
+
+--Est-ce là tout ce que tu voulais me demander? interrogea Valleroy.
+
+--Je voulais te demander aussi où est la reine?
+
+--Plus tard, mon enfant, plus tard, s'écria Valleroy. Tu te fatigues et
+le médecin a recommandé...
+
+--Je veux savoir ce qu'est devenue la reine... Je le veux...
+
+--Elle est toujours au Temple...
+
+--Nos amis ont donc renoncé à la sauver?
+
+--Ils ont dû y renoncer par sa volonté.
+
+--Elle a refusé de les suivre!... Parle, Valleroy, parle donc!
+
+--Je pense qu'il eût été mieux à toi de ne pas m'interroger, Bernard, et
+qu'il serait sage à moi de me taire. Mais tes questions ont un tel
+accent d'exigence... Et puis, ce que je te cacherais aujourd'hui, tu
+l'apprendrais demain. Autant donc te le dire, puisqu'aussi bien te voilà
+redevenu fort. La reine est toujours au Temple, mais pas pour longtemps,
+je le crains. On prépare son procès et il est question de la transférer
+à la Conciergerie.
+
+--Ainsi, on n'aura pu la sauver! murmura Bernard.
+
+--On aurait pu si elle avait voulu. Grignan malgré l'avortement de sa
+première tentative, ne s'était pas découragé. Avec MM. de Guilleragues
+et de Morfontaine, il avait combiné un nouveau plan d'évasion.
+Seulement, cette fois, il n'était plus possible de faire partir les
+enfants en même temps que leur mère. Celle-ci serait partie en avant...
+Mais elle a refusé.
+
+--Il fallait s'y attendre. Une mère n'abandonne pas ses enfants.
+
+--La reine n'a voulu abandonner ni les siens, ni Madame Élisabeth. Le
+jour où Grignan parvint à s'introduire auprès d'elle--c'était le 2
+juillet,--il la trouva en proie au plus affreux désespoir. Le matin
+même, on lui avait enlevé son fils. C'est alors qu'elle déclara que tout
+projet de fuite devait être abandonné...
+
+--Et nos amis, que sont-ils devenus? demanda encore Bernard.
+
+Cette fois, Valleroy baissa la tête sans répondre.
+
+--On les a arrêtés? s'écria l'enfant en se soulevant.
+
+--Un misérable, qui s'était fait leur complice, les a trahis et
+dénoncés.
+
+--On les a arrêtés tous les trois?
+
+--Tous les trois.
+
+--Et où sont-ils, ces pauvres gens?
+
+--Là où vont les martyrs et les saints.
+
+--Morts! Ils sont morts!
+
+--Exécutés il y a huit jours.
+
+Bernard retomba sur sa chaise, stupéfait et comme anéanti. Des larmes
+obscurcirent son regard. Mais, en même temps qu'il pleurait, il priait
+pour les deux gentilshommes et pour le modeste plébéien qu'un même
+dévouement à la reine captive avait conduit au même supplice.
+
+La douloureuse et nouvelle émotion qu'il venait de ressentir n'entrava
+pas cependant sa guérison. À la fin de l'été, il était complètement
+rétabli et sur son visage ne restait aucune trace de la maladie, au
+cours de laquelle il avait été si souvent près de périr. Dès ce moment,
+commença pour lui une triste et monotone existence. Valleroy et Kelner
+étaient appelés chaque jour au dehors, non seulement par la nécessité
+d'aller aux provisions et aux nouvelles, mais encore par l'obligation où
+ils étaient de faire preuve de civisme en se montrant aux clubs, dans
+les réunions populaires, aux solennités légales. Comme le disait
+Valleroy, pour ne pas être dévoré par les loups, il fallait hurler avec
+eux, et, comme Kelner, il ne perdait aucune occasion d'étaler ses
+sentiments patriotiques. Mais Bernard sortait peu. Il vivait entre Rose
+et le P. David, n'ayant d'autre horizon que le jardin abandonné de
+l'hôtel de Malincourt ou le cloître désert du couvent des Bénédictins,
+d'autre distraction que l'étude à laquelle il s'astreignait sous la
+direction du moine.
+
+Si longs et si sombres que fussent les jours dans Paris terrorisé, ils
+passaient cependant. Malheureusement, le temps s'écoulait sans que se
+montrât au ciel un seul coin bleu. Ni l'été, ni l'automne de 1793 ne
+virent la fin des tragiques péripéties commencées au mois de janvier, et
+l'hiver de 1794 arriva.
+
+Oh! l'horrible hiver! Il semble que tous les fléaux s'y soient donné
+rendez-vous. La Terreur bat son plein et un fleuve de sang coule à
+travers la France. L'année précédente, le roi a péri le premier,
+condamné à mort par la Convention. Après lui, trois aristocrates et un
+obscur soldat sont envoyés à l'échafaud. Le 14 octobre seulement, on y
+conduit la reine. Mais déjà, d'innombrables victimes en ont rougi le
+chemin. Madame Élisabeth y sera conduite un peu plus tard. Le Dauphin a
+été remis aux mains d'un cordonnier ivrogne et brutal chargé désormais
+de son éducation. Madame Royale vit au Temple, malheureuse, isolée,
+séparée de son frère.
+
+Partout, la guillotine est dressée. À Paris, elle fonctionne sur la
+place de la Révolution. Il ne s'écoule pas de jour où le tribunal
+révolutionnaire ne lui envoie des condamnés. L'accusateur public
+Fouquier-Tinville en est le grand pourvoyeur. Instrument impassible des
+Comités, de la Commune et des clubs, c'est lui qui dispose des
+malheureux dont les prisons sont remplies. Émigrés, conspirateurs,
+gentilshommes, artisans, suspects de tout sexe, de tout âge et de toute
+condition, c'est lui qui les tue ou les sauve au gré de son caprice et
+de son humeur. S'il veut qu'ils meurent, il les envoie au tribunal
+révolutionnaire; s'il veut qu'ils vivent, il les oublie. Quelquefois,
+c'est à son insu qu'ils vivent ou qu'ils meurent, grâce à un hasard ou à
+une erreur.
+
+Le bourreau Samson est en permanence. On ne saurait compter ceux qui lui
+passent par les mains. Ses victimes sont tour à tour inconnues ou
+illustres. Un jour, c'est Vergniaud, le groupe des Girondins, Mme
+Rolland; un autre jour, Danton et Camille Desmoulins, puis pêle-mêle,
+des prêtres, des conventionnels, des religieuses, des généraux, des
+duchesses, des paysans, André Chénier, Mme du Barry. Plus tard, ce sera
+Robespierre et la fleur de ses partisans. Dans les prisons peuplées
+d'innocents, il n'est personne qui puisse affirmer, le matin à son
+réveil, qu'il ne sera pas guillotiné le soir, tant les sentences
+arrivent imprévues et soudaines. Les greffiers du tribunal passent
+chaque jour, suivis d'une charrette. Ils appellent les prisonniers
+désignés pour cette fournée. Ceux-ci quittent le groupe où ils se
+tenaient, embrassent leurs compagnons, échangent avec ceux qu'ils aiment
+de tendres adieux, et en route pour le supplice. Aussi s'est-on
+accoutumé à l'idée de la mort. Elle n'épouvante plus. Les femmes mêmes
+vont à elle comme à une amie. C'est par exception que fait défaut le
+courage de mourir.
+
+Ce qui se passe dans les provinces est à l'image de ce qui se passe à
+Paris. Partout, dans les départements, la Convention a envoyé des
+commissaires armés de pouvoirs souverains. Sur leur, passage, ils
+répandent la terreur. Arrivés à leur poste, ils reçoivent les
+dénonciations, et, en quelques ordres d'arrestation, décernés contre
+quiconque est suspect, ils remplissent les prisons et alimentent la
+guillotine. Quand elle ne fonctionne pas assez vite à leur gré, ils
+inventent d'autres procédés homicides. À Lyon, Fouché procède par
+fusillades; Carrier, à Nantes, par noyades. Dans le Midi, en Bretagne,
+en Vendée, partout où la République rencontre des résistances, c'est de
+la mort qu'elle use et toujours de la mort.
+
+En même temps que la Terreur, règne une effroyable misère. À Paris,
+durant l'hiver de 1794, les denrées n'arrivent plus, et on meurt de
+faim. Pour avoir un morceau de pain chez les boulangers ou un morceau de
+viande aux halles, il faut attendre de longues heures, et, quand on a
+longtemps attendu, se battre pour n'avoir pas attendu en vain et ne pas
+revenir les mains vides. La capitale de la France n'est plus la
+brillante cité, la première ville du monde, mais une vaste prison où
+chacun surveille son voisin ou se défie de lui. Par les rues, on ne voit
+que gens pressés, s'en allant tête basse, comme s'ils redoutaient d'être
+reconnus. Le pavé appartient aux sans-culottes et aux tricoteuses,
+ordinaire escorte des condamnés. Dans le jour, le peuple, s'il n'est sur
+leur passage, est aux abords de la Convention ou dans les tribunes de
+l'assemblée. Du dehors ou du dedans, il dicte ses volontés à ceux qui
+légifèrent, et ceux-ci obéissent. Comme le confessera, un jour, l'un
+d'eux, ils votent sous les poignards. Le soir venu, le peuple se répand
+dans les clubs. Il se presse surtout aux Cordeliers et aux Jacobins, et
+sous les voûtes vers lesquelles montaient naguère les prières et les
+psalmodies, résonnent maintenant les cris furieux de la poignée de
+brigands qui fait trembler Paris.
+
+Parfois, à l'improviste, se produit un symptôme de réaction brusque,
+lorsque, par exemple, Charlotte Corday assassine Marat. Mais,
+immédiatement, les réactionnaires sont écrasés, terrorisés, et le Comité
+de Salut public, par des mesures radicales et rapides, coupe court à
+leurs tentatives de protestations et de représailles.
+
+Entre temps on se bat de toutes parts. En Bretagne, en Vendée, dans le
+Vivarais, dans la Lozère, sous les murs de Lyon, c'est la guerre civile
+avec toutes ses horreurs, royalistes contre républicains, blancs contre
+bleus. Aux frontières, vers l'Espagne, vers la Savoie, sur le Rhin, dans
+les Pays-Bas, à Toulon, c'est la guerre étrangère avec ses abominations
+et ses gloires. Partout où il y a des grottes et des forêts, elles
+donnent asile à des proscrits, poursuivis et traqués sans savoir quel
+est leur crime. On se cache dans les champs, sous les ruines, au fond
+des granges, un peu partout, comme on peut. Ainsi, la guillotine et la
+misère se sont alliées pour répandre la Terreur. Comme pour régler ce
+tragique désordre et diriger ces sanglantes saturnales, existent trois
+pouvoirs rivaux: la Convention, la Commune, les clubs. Mais, au-dessus
+d'eux, règne le Comité du Salut public et sur ce Comité règne
+Robespierre, qui croit encore à l'éternelle durée de sa puissance quand
+déjà le guette le bourreau.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+OÙ L'ON REVOIT D'ANCIENNES CONNAISSANCES
+
+
+Depuis près d'une année, Bernard et Valleroy vivaient à Paris, résignés
+à leur sort, attendant avec une secrète impatience, comme la plupart des
+Parisiens, la fin des mauvais jours. On était en mars 1794, quand, un
+matin, vers 10 heures, sous une de ces violentes averses qui éclatent au
+printemps entre deux rayons d'un pâle soleil, une voiture s'arrêta
+devant le ci-devant hôtel de Malincourt. C'était le moment de la journée
+où, là-bas, tout au fond du cloître, dans la pauvre cellule du P. David,
+Bernard travaillait avec l'ancien religieux qui avait entrepris son
+instruction, négligée depuis de longs mois, par suite des événements. À
+la même heure, aux étages supérieurs de l'hôtel, Valleroy procédait au
+classement des papiers de M. de Malincourt, laissés en désordre depuis
+le commencement de la Révolution. Kelner étant aux provisions, Rose se
+trouvait seule dans le pavillon d'entrée qu'elle habitait avec lui. Au
+bruit des roues sur le pavé, elle alla ouvrir la porte de la rue et
+regarda au dehors.
+
+La voiture qui venait de s'arrêter devant l'hôtel, après avoir fait
+vibrer les vitres des maisons du quartier, était une antique et
+vénérable berline peinte en jaune, portant encore sur ses panneaux des
+traces d'armoiries mal effacées. Attelée de deux robustes chevaux à qui
+des harnais sans élégance donnaient l'air d'un attelage de labour, elle
+avait un paysan pour cocher. Dans l'intérieur étaient assises une femme
+et une petite fille; celle-ci au regard vif et pénétrant, avivant son
+teint de brune qu'accentuait sa chevelure noire toute bouclée; la femme,
+déjà grisonnante, avec son visage énergique et ayant haute mine, en
+dépit de l'embonpoint qui alourdissait ses mouvements et ses gestes.
+
+Toutes deux étaient vêtues comme des femmes de condition, et, avant même
+de savoir qui elles étaient, Rose éprouva cette surprise qu'on éprouvait
+alors, toutes les fois que dans Paris, en proie à la Terreur,
+apparaissait sur les gens, dans leurs allures, leur langage, leur
+manière d'être, quelque vestige de la vie d'autrefois. Deux femmes
+habillées à la mode de 1789, circulant à travers les rues, dans un
+équipage aristocratique, qui conservait, malgré tout, des airs d'ancien
+régime, c'était à cette époque, dans une existence aussi monotone que
+celle de Rose, aussi dominée par d'incessantes craintes, un événement.
+
+En voyant s'ouvrir la porte de l'hôtel et Rose sur le seuil, la grosse
+dame mit la tête à la portière.
+
+--Citoyenne, demanda-t-elle d'une voix où se révélait une hardiesse
+toute virile, n'est-ce pas ici qu'habite le citoyen Valleroy?
+
+--C'est ici, Madame, répondit Rose, impressionnée au point d'oublier que
+la Révolution avait décrété l'égalité entre tous les Français.
+
+--Alors, ma bonne, aidez-nous à descendre et veuillez le prévenir que la
+chanoinesse de Jussac désire lui parler.
+
+Et prenant l'enfant entre ses fortes mains, après avoir, d'un geste
+brusque, ouvert la portière, elle la passait à Rose et mettait ensuite
+pied à terre aussi lestement que le lui permettait sa massive carrure.
+
+Mme la chanoinesse de Jussac! s'était écriée Rose; mais, alors, cette
+jolie enfant est Mlle Nina d'Aubeterre!
+
+--Vous me connaissez? fit Nina.
+
+--Je vous connais, oui, ma mignonne, pour avoir souvent entendu parler
+de vous par votre ami Bernard, et c'est de même aussi que je connais Mme
+la chanoinesse.
+
+--Mais, vous, comment vous nomme-t-on? demanda celle-ci.
+
+--On me nomme Rose, Madame, Rose Kelner.
+
+--Eh bien, Rose, hâtez-vous d'aller quérir le citoyen Valleroy, car ce
+que j'ai à lui dire ne souffre aucun retard.
+
+La chanoinesse et Nina entrées dans l'hôtel et la lourde porte refermée.
+Rose s'empressa d'obéir. Moins de cinq minutes après, Valleroy arrivait,
+manifestant de loin la joyeuse surprise que lui causait l'arrivée des
+deux visiteuses. En le voyant, Nina s'était précipitée dans ses bras.
+Quand il l'eut tendrement embrassée, tout en saluant la chanoinesse, il
+interrogea celle-ci.
+
+--D'où venez-vous et où allez-vous? dit-il.
+
+--D'où je viens? répondit-elle. Je viens de Compiègne où, par suite de
+l'audace croissante des jacobins du cru, je n'étais plus en sûreté. Où
+je vais? Au Comité de Salut public pour réclamer contre les traitements
+que je subis là-bas, malgré ma réputation de bonne patriote.
+
+--On vous a maltraitée?
+
+--Maltraitée, non. Mais, depuis huit jours, des bandes de chenapans sont
+venues, à diverses reprises, aux abords du château, proférer des injures
+et des menaces, chanter la _Carmagnole_ et le _Ça ira_. D'abord, j'ai
+toléré ce supplice quotidien. Puis, quand j'ai compris que mes oreilles
+s'échauffaient et que l'aventure tournerait mal, je suis allée me
+plaindre à la municipalité de Compiègne.
+
+--Elle vous devait protection, en effet.
+
+--Elle me la devait et me l'a promise. Mais, promettre et tenir font
+deux, et, soit méchanceté, soit impuissance, on ne m'a pas protégée. Dès
+lors, que pouvais-je toute seule contre cinquante mauvais drôles dont la
+malice inventait chaque jour quelque nouvelle avanie, et qui se sont
+même avisés de mettre le feu à l'une de mes granges? Si j'eusse été
+seule, j'aurais livré bataille, et, aidée de mes gens, je me serais
+défendue, eussé-je dû voir mon château mis au pillage. Mais la présence
+de Nina m'a empêchée de suivre mes instincts belliqueux. J'ai décidé de
+me réfugier dans Paris, et, puisque m'y voilà, j'en veux profiter pour
+dénoncer les malfaiteurs qui m'ont chassée de ma demeure. Il m'a semblé
+que la soeur du colonel de Jussac pouvait et devait obtenir justice.
+
+--Justice contre d'intrépides sans-culottes! fit Valleroy.
+Détrompez-vous, Madame, vous ne l'obtiendrez pas.
+
+--Paris est donc une caverne de brigands?
+
+--Dites même d'assassins... Une caverne, oui, Madame. À supposer que
+vous trouviez un conventionnel de bonne volonté pour écouter vos
+doléances, il n'en tiendra aucun compte. Si vous objectez que votre
+frère est un des plus vaillants serviteurs de la République, on vous
+répondra que le colonel de Jussac a été l'ami du traître Dumouriez et
+que, sans doute, ils ont conspiré ensemble. Peut-être même serez-vous
+soupçonnée d'avoir conspiré avec eux, de telle sorte qu'en voulant vous
+défendre, vous vous exposez à attirer sur vous les foudres du terrible
+Comité, sur vous et sur votre frère.
+
+-Que faire alors? demanda la chanoinesse, dont le langage de Valleroy
+contrariait les résolutions sans les ébranler.
+
+--Rien: ne pas vous montrer, ne pas agir, vous faire oublier. C'est déjà
+un miracle que vous ayez pu rester jusqu'à ce jour dans votre château
+sans y rien changer à votre vie. C'était trop beau pour durer et, à
+l'improviste, on vous l'a fait comprendre. Maintenant, moins vous ferez
+parler de vous, mieux cela vaudra.
+
+--Mais, pendant que je m'appliquerai à garder le silence,
+qu'adviendra-t-il du château de Jussac? Sera-t-il mis à sac, ou démoli,
+ou incendié?
+
+--Nul ne peut le dire et tout est à craindre.
+
+--Et vous croyez que je me résignerai à voir MM. les jacobins de
+Compiègne consommer leur attentat sur les pierres innocentes de Jussac?
+s'écria la chanoinesse avec impétuosité. Cela est impossible, citoyen
+Valleroy. Je me dois, je dois à mon frère, au nom que nous portons tous
+deux, de ne renoncer à la lutte qu'après avoir épuisé les moyens de
+défense et de salut. Quoi que vous en disiez, j'irai s'il le faut
+jusqu'à Robespierre en demandant justice et sûreté. Si je ne réussis pas
+à les obtenir, je retournerai à Compiègne, et là, à l'exemple d'une de
+mes aïeules, Yolande-Athénaïs de Jussac, qui soutint un siège contre les
+Anglais, j'en soutiendrai un contre les jacobins; je me défendrai par le
+fer et par le feu, et, plutôt que de me rendre, je m'ensevelirai sous
+les ruines de mon château.
+
+La vaillante femme debout, le bras tendu, l'air impérieux, semblait
+chercher une épée pour engager le combat. Et tant de mâle résolution
+éclatait sur son visage empourpré que Valleroy n'osa tenter de la
+dissuader de son dessein, ni lui démontrer que son héroïsme n'aurait
+d'autre effet que de la marquer irréparablement pour l'échafaud.
+
+--Mais, Nina, qu'en ferez-vous? se contenta-t-il de demander, en
+désignant l'enfant qui, durant cette scène, était restée silencieuse,
+collée aux jupes de Rose Kelner.
+
+--Nina, je vous la laisserai, répondit Mme de Jussac. Je vais même vous
+la laisser dès maintenant. Je ne dois pas l'associer aux aventures où je
+m'engage. Si j'en sors saine et sauve, je viendrai vous la redemander et
+elle continuera à vivre auprès de moi. Sinon, et comme il faut tout
+prévoir, vous trouverez dans ce pli, en billets de la banque
+d'Angleterre, de quoi assurer son avenir.
+
+Et elle tendait à Valleroy une large enveloppe scellée à ses armes,
+qu'il prit en tremblant, tant il était ému par la sollicitude et la
+générosité que la chanoinesse prodiguait à Nina.
+
+--La petite vous a-t-elle remerciée? interrogea-t-il, ne sachant que
+dire.
+
+--Elle sait combien je l'aime, et sa reconnaissance s'est manifestée par
+un redoublement de caresses. À son âge, je ne puis rien lui demander de
+plus. Plus tard, que je vieillisse près d'elle ou que je ne sois plus
+pour elle qu'un souvenir, c'est vous, Valleroy, qui lui apprendrez à
+bénir mon nom.
+
+En prononçant ces mots, sa voix virile et dure s'était attendrie. Elle
+se baissa pour embrasser l'enfant qui se suspendit à son cou en disant
+d'un accent d'effroi:
+
+--Est-ce que vous me quittez, bonne amie?
+
+--Non, certes, se hâta de répondre la chanoinesse. Je sortirai tout à
+l'heure, mais, je reviendrai. En attendant, tu joueras avec ton ami
+Bernard. Où est-il, Bernard? ajouta-t-elle en s'adressant à Valleroy.
+
+Celui-ci fit un signe à Rose qui s'éloigna aussitôt. Alors il se
+rapprocha de la chanoinesse, et, après s'être assuré que Nina ne pouvait
+l'entendre, il dit:
+
+--Madame, par pitié, réfléchissez avant de donner suite à vos projets.
+Vous avez parlé d'aller trouver Robespierre. Autant vous jeter dans la
+gueule du loup!
+
+--Je me suis toujours montrée bonne patriote, répliqua Mme de Jussac, et
+j'ai le droit de vivre libre dans ma maison. Qu'on m'y protège ou je m'y
+défendrai contre ceux qui viennent en troubler la paix. C'est tout ce
+que je veux dire à Robespierre. Il doit m'écouter et m'écoutera quand je
+lui rappellerai que mon frère a versé son sang pour la République.
+
+--Robespierre est jacobin, Madame, et auprès de lui la voix des jacobins
+de Compiègne sera plus puissante et plus écoutée que la vôtre.
+
+--Tant pis pour lui, alors, reprit l'intraitable chanoinesse. Quant à
+moi, tant qu'il me restera un souffle, je réclamerai la liberté
+d'exercer tous mes droits.
+
+L'entretien fut interrompu. Rose revenait et ramenait Bernard qu'elle
+était allée chercher dans la cellule du P. David. Nina, en l'apercevant,
+courut à lui, le rire aux lèvres, et ils s'embrassèrent avec effusion.
+
+--Petite Nina, je ne m'attendais guère à te voir aujourd'hui, disait
+Bernard à travers les baisers.
+
+--Moi, je savais que je te verrais. Quand, ce matin, nous sommes montées
+en voiture avec bonne amie, elle m'a dit que c'était pour venir te
+retrouver.
+
+Laissant un moment sa petite camarade, Bernard alla saluer gravement la
+chanoinesse. D'un brusque mouvement, elle l'attira sur son coeur, en
+témoignage du plaisir qu'elle avait à le revoir. Mais lorsqu'après un
+échange de tendres propos, il voulut s'informer des motifs de ce voyage
+impromptu, ce fut Valleroy qui répondit:
+
+--Tu les connaîtras plus tard, mon garçon, dit-il. À cette heure, je
+dois te demander d'emmener Nina dans le jardin et de jouer avec elle
+jusqu'à ce que j'aille vous rejoindre.
+
+Bernard le regarda, comprenant qu'il y avait du nouveau. Mais il se
+garda d'interroger, et, sans mot dire, il entraîna sa petite amie qui le
+suivit toute joyeuse.
+
+--Maintenant, je peux partir sans faire verser des larmes, observa la
+chanoinesse. À bientôt, je l'espère, Valleroy. Au revoir, ma bonne Rose.
+
+Elle se dirigeait vers la porte. Alors seulement Valleroy vit la vieille
+berline qui stationnait dans la rue.
+
+--Vous êtes venue de Compiègne dans cet équipage? s'écria-t-il. Et on ne
+vous a pas arrêtée en route?
+
+--Au contraire, on m'a arrêtée plusieurs fois. Mais il m'a suffi de
+montrer mes passeports pour circuler librement. À l'entrée de Paris, on
+me les a redemandés, on les a visés... J'ai bien aperçu des gens de
+méchante mine qui se retournaient pour nous voir. Mais, en somme, je
+suis arrivée ici sans encombre.
+
+--C'est extraordinaire, Madame, et providentiel le hasard qui vous a
+protégée! Se promener dans une voiture pareille est le plus souvent un
+crime. C'est déjà grave qu'elle ait stationné devant le ci-devant hôtel
+de Malincourt, et si cela se renouvelait, il y aurait de quoi nous
+compromettre tous.
+
+--Je ne peux cependant aller à pied dans Paris.
+
+--Prenez un fiacre, alors; ce sera plus prudent.
+
+--Pauvre Paris, comme ils me l'ont changé...
+
+--Oui, la guillotine en permanence et tout luxe proscrit! C'est ce
+qu'ils appellent le règne de la liberté.
+
+La chanoinesse remonta dans sa voiture, et, à son départ comme à son
+arrivée, le fracas des roues et des chevaux sur le sol parut ébranler
+les maisons de la rue ordinairement silencieuse. Quand il eut perdu de
+vue l'équipage, Valleroy ferma la porte, et, très triste, dominé par de
+sinistres pressentiments, il revint vers Rose.
+
+--Nous voilà avec un enfant de plus, Rose, dit-il. Il faudra maintenant
+que vous teniez lieu de mère à cette fillette; je crains bien que la
+chanoinesse ne puisse de si tôt venir la chercher.
+
+--Je l'aimerai comme j'aime Bernard, répondit la brave femme, et elle
+trouvera en mon mari comme en vous un protecteur qui ne cessera de
+veiller sur elle.
+
+Dans la soirée du même jour, Valleroy, laissant les enfants à la garde
+du ménage Kelner, sortit pour se rendre au club des jacobins où le rôle
+qu'il s'était donné l'obligeait à se montrer assidu. En ce temps-là,
+pour être classé parmi les bons citoyens, pour rester à l'abri des
+soupçons et des dénonciations, il ne suffisait pas de manifester une
+fois des sentiments civiques. Il fallait les manifester souvent, par les
+actes, par le langage, par une exemplaire assiduité aux réunions
+populaires, par les applaudissements accordés aux orateurs les plus
+exaltés.
+
+Valleroy, résolu à écarter de Bernard et de lui-même la foudre toujours
+grondante, ne négligeait rien pour tromper sur ses véritables sentiments
+la clique tumultueuse et malfaisante au milieu de laquelle il était
+obligé de vivre. C'est donc par prudence et sur le conseil de Kelner
+qu'il s'était affilié à la Société des jacobins. Fondée au commencement
+de la Révolution, cette société comptait dans son sein les terroristes
+les plus ardents, et le plus redoutable de tous, Robespierre. Par la
+création de Sociétés similaires, émanées d'elle, qui correspondaient
+avec elle, sollicitaient ses ordres et les exécutaient, elle avait
+étendu son action sur tout le territoire de la République. Si forte
+était son organisation, si puissante son influence, que tout tremblait
+au simple énoncé de son nom et qu'elle dictait sa volonté à la
+Convention, à la Commune et même au Comité de Salut public qui seul, à
+cette heure, constituait le gouvernement de la France. Elle tenait ses
+réunions dans la chapelle d'un ancien couvent de Dominicains ou
+Jacobins, située sur l'emplacement actuel du marché Saint-Honoré.
+
+Là, chaque soir, devant une foule passionnée, docile à la voix de
+quelques fanatiques qui menaient tout le reste comme un troupeau, des
+orateurs se faisaient entendre. Des conventionnels, revenant d'une
+tournée de province ou d'une inspection aux armées, y rendaient compte
+de leur mission. Des publicistes y examinaient, soit pour les critiquer,
+soit pour les approuver, les décrets de la Convention. De cette tribune
+retentissante tombaient tour à tour des accusations contre les hommes
+publics, des propositions de lois que le vote des sociétaires imposait
+au pouvoir, des protestations ardentes en faveur de la Révolution. En un
+mot, la Société des jacobins était une puissance dans l'État, avec
+laquelle toutes les autres devaient compter.
+
+Lorsque, ce soir-là, Valleroy entra dans la salle des séances, un
+orateur occupait la tribune. Si pressés étaient les auditeurs, que,
+obligé de rester aux derniers rangs de cette foule compacte, Valleroy
+d'abord ne le vit pas. Il se contenta donc d'écouter. Mais, soudain, il
+tressaillit. Cette voix aiguë, qui montait vers les voûtes de la vieille
+chapelle et remplaçait les chants religieux, il la connaissait, et ces
+accents évoquaient dans sa mémoire les douloureux souvenirs d'un passé
+déjà lointain.
+
+--Oui, citoyens, disait l'orateur, je suis moi aussi une victime des
+tyrans et des aristocrates, et j'ai voué une haine éternelle au vil
+Cobourg par qui je fus emprisonné. Je voulais déjouer les complots
+liberticides et je m'étais rendu à Coblentz, dans la citadelle même de
+l'émigration scélérate pour surveiller ses menées. Par un vote
+patriotique, la Société des jacobins d'Épinal m'avait confié cette
+périlleuse mission, et je l'avais acceptée à l'image de ces vieux
+Romains qui brûlaient de mourir pour la liberté.
+
+--Mais c'est Joseph Moulette! se dit Valleroy.
+
+En jouant du coude à travers la foule, il put s'approcher assez de la
+tribune pour distinguer les traits de l'orateur. C'était bien Joseph
+Moulette, en effet, mais Joseph Moulette amaigri, transformé, une
+expression tragique dans le regard.
+
+--Dénoncé, arrêté, jeté au fond d'un obscur cachot, continua-t-il, j'y
+suis resté durant une année, séparé du monde, chargé de chaînes. Voyez,
+citoyens, voyez mes poignets meurtris par le poids des fers! Enfin j'ai
+pu m'enfuir, et je suis ici pour te vouer, Coblentz, à l'exécration de
+l'univers et de la postérité!
+
+Des applaudissements couvrirent ces paroles, et Joseph Moulette, dit
+Curtius Scoevola, descendit de la tribune au milieu d'une bruyante
+ovation. Valleroy restait anxieux.
+
+Qu'allait-il faire? Devait-il s'esquiver, éviter Joseph Moulette?
+Valait-il mieux aller à lui, feindre d'être heureux de le revoir,
+s'exposer à encourir ses reproches et les conséquences d'une colère qui
+serait terrible, si le citoyen président connaissait les circonstances
+de son arrestation?
+
+Valleroy hésitait. Mais il était homme de décision et n'hésita pas
+longtemps. Il se décida pour le parti le plus énergique, quelque
+périlleux qu'il fût. Justement, Joseph Moulette, poussé par la foule,
+venait de son côté. Il l'attendit au passage et le salua.
+
+--Je suis heureux de te revoir, citoyen président, et d'attester dans
+cette assemblée de patriotes la vérité de ton récit.
+
+--Valleroy! s'écria Joseph Moulette.
+
+Il se jeta dans les bras de Valleroy, lui donna l'accolade et s'élança,
+le traînant derrière lui, vers la tribune qu'il venait de quitter.
+
+--Citoyens, reprit-il, voici un témoin de mes souffrances et de mes
+malheurs. Interrogez-le et que la foudre m'écrase si j'ai menti!
+
+--Le citoyen Joseph Moulette a dit la vérité, dit d'une voix forte
+Valleroy, debout sur les degrés de la tribune. Il a été victime de son
+civisme et d'un infâme guet-apens, et moi-même, après avoir tenté en
+vain de le délivrer, je n'ai pu me dérober que par la fuite au même sort
+que lui.
+
+Des acclamations nouvelles saluèrent ce langage. Un orateur proposa de
+déclarer que les citoyens Moulette et Valleroy avaient bien mérité de la
+patrie.
+
+--Qu'ils se réjouissent, ajouta-t-il. Ils seront vengés. Avant peu
+l'armée du Rhin marchera sur Coblentz, et ce boulevard de la tyrannie
+tombera au pouvoir de la République. Alors, justice sera faite.
+
+La proposition fut votée d'enthousiasme, et, quelques instants après,
+les deux amis quittaient la salle, enivrés de leur triomphe. Une fois
+dans la rue, Moulette prit le bras de Valleroy.
+
+--Je t'avais promis, dit-il, de n'oublier jamais ce que tu avais fait
+pour moi. Estimes-tu que j'ai tenu parole?
+
+--Tu ne me devais rien, citoyen président. Ma conduite à Coblentz a été
+conforme aux sentiments fraternels que tu m'avais inspirés.
+
+--Oui, j'ai su que tu t'es efforcé, au prix des plus grands périls,
+d'obtenir ma mise en liberté.
+
+--Tu le sais! répéta Valleroy abasourdi.
+
+--Mes geôliers eux-mêmes ont rendu témoignage à ton dévouement
+républicain. S'il n'a pas porté les fruits que tu en attendais, tu n'en
+mérites pas moins ma gratitude. Aussi, n'hésite pas, si je peux quelque
+chose pour toi, à me le demander. Mais, d'abord, parle-moi de toi, de ta
+condition. J'ai vu avec joie que tu t'étais affilié aux jacobins.
+
+--Peut-on être bon patriote sans cela?
+
+--Exerces-tu un métier? Es-tu content?
+
+--Tout en me consacrant à mes devoirs civiques, je me suis fait acheteur
+de biens nationaux et, pour commencer mes opérations, j'ai acquis
+l'hôtel du ci-devant comte de Malincourt.
+
+--Malincourt! Celui que j'avais arrêté?
+
+--Lui-même. La justice du peuple t'a donné raison, Moulette. Elle a
+condamné le ci-devant et sa femme et les a envoyés à la lunette.
+
+--Ce que fait le peuple est bien fait, murmura Moulette. Périssent les
+traîtres et les aristocrates!
+
+Résolu à tenir son rôle jusqu'au bout, Valleroy ne broncha pas. Il
+continua à régler son pas sur celui du citoyen président, et, comme ils
+arrivaient au bord de la Seine, il eut vaguement la pensée de
+débarrasser la société du malfaisant personnage, en le jetant à l'eau.
+Puis il se dit qu'il aurait peut-être besoin de lui et il écarta
+l'homicide obsession qui le poursuivait.
+
+--Et toi, que fais-tu? demanda-t-il.
+
+--Je suis employé dans les bureaux de l'accusateur public,
+Fouquier-Tinville. À mon retour de captivité, je suis allé le voir. Il a
+compris, me jugeant à ma valeur, quels services il pouvait attendre de
+moi. Il m'a proposé un poste de confiance auprès de lui, et, ma foi,
+jaloux de servir la République une et indivisible, j'ai renoncé à
+retourner à Épinal. Je suis chargé des enquêtes que nécessitent les
+dénonciations contre les suspects.
+
+--Un bon métier, sans doute, remarqua Valleroy.
+
+--Oui, excellent, répondit Joseph Moulette, qui s'abandonnait au besoin
+de faire étalage de son crédit et de son influence. Les aristocrates
+prévenus d'émigration, ou de relations avec des ennemis du dehors, ou de
+quelque autre crime, ont toujours l'argent au bout des doigts et croient
+pervertir ainsi la conscience des patriotes. On feint d'être sensible à
+leurs séductions et c'est tout bénéfice. Il y a aussi les visites
+domiciliaires qui rapportent. Il est si difficile de ne rien garder des
+objets précieux sur lesquels on fait main basse.
+
+Le drôle souriait complaisamment.
+
+--Tu es riche, alors? fit Valleroy avec admiration.
+
+--Ça commence, mais ça ne fait que commencer.
+
+--On pourrait peut-être violenter la fortune, et si deux hommes comme
+toi et moi s'alliaient secrètement, résolus à marcher d'accord, il y
+aurait plus d'un bon coup à faire.
+
+Moulette regarda Valleroy, et la physionomie de ce dernier lui inspira
+tant de confiance qu'il s'écria, en tendant la main:
+
+--Tope là, et soyons unis.
+
+--Compris et entendu. C'est entre nous à la vie et à la mort.
+
+Ils se séparèrent en se promettant de se revoir désormais tous les
+jours.
+
+--C'est dur de feindre d'être l'ami, de ce coquin, pensait Valleroy en
+regagnant sa demeure, à travers les rues désertes et obscures. Mais il
+n'était pas d'autre moyen de se mettre à l'abri de sa méchanceté.
+
+Le lendemain, dès le matin, comme Valleroy venait de se lever, Kelner
+lui remit une lettre qu'avait apportée, quelques instants avant un
+inconnu. Cette lettre, signée Sophie de Jussac, était datée de la prison
+du Luxembourg et ne contenait que quelques lignes ainsi conçues:
+
+«Ainsi que je vous en avais prévenu, écrivait la chanoinesse, je me suis
+présentée hier dans les bureaux du Comité de Salut public, qui m'ont
+renvoyée au Comité de sûreté générale. Là, quand j'ai commencé à
+formuler mes plaintes, on m'a mis sous les yeux une dénonciation en
+règle, signée contre moi par ces coquins de Compiègne et qui m'avait
+devancée à Paris. Je suis accusée de complicité avec les ennemis de la
+République, de relations avec les émigrés et de résistance aux décrets
+de la Convention. On m'a arrêtée séance tenante et conduite à la prison
+du Luxembourg, où je suis incarcérée. Un homme sûr se charge de vous
+faire parvenir cet avis.»
+
+--Pauvre femme! murmura Valleroy. La voilà victime de sa présomption et
+de sa confiance dans la justice des scélérats!
+
+Et, songeant tout-à-coup à Joseph Moulette, il ajouta mentalement:
+
+--Je ne peux abandonner à son sort la chère créature, et il faut que ce
+drôle m'aide à la sauver.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+CHEZ LES LOUPS
+
+
+Les bureaux de l'accusateur public Fouquier-Tinville étaient situés dans
+les bâtiments du Palais de justice, entre la salle où le tribunal
+révolutionnaire tenait ses audiences et la prison de la Conciergerie
+destinée à recevoir les prévenus, au moment où commençait leur procès.
+Cette prison et cette salle pouvaient être considérées comme les deux
+étapes qui les séparaient de l'échafaud.
+
+Ce fut donc au Palais de justice, que, au lendemain de l'arrestation de
+la chanoinesse de Jussac, se rendit Valleroy pour voir Joseph Moulette.
+À l'extrémité d'un long corridor, il entra dans une salle d'attente déjà
+remplie de gens, hommes et femmes de tous rangs et de tout âge.
+
+C'étaient pour la plupart des solliciteurs qui venaient implorer, en
+faveur de parents incarcérés, la pitié du magistrat qu'avait investi de
+pouvoirs souverains un décret de la Convention, et dont le peuple de
+Paris ne prononçait le nom qu'avec terreur.
+
+Au milieu de ces solliciteurs éplorés qui risquaient eux-mêmes leur vie
+en essayant de sauver celle d'autrui, parmi ces hommes dont le visage
+exprimait l'angoisse, parmi ces femmes en deuil, venues pour disputer à
+la guillotine un époux, un père, un frère, un fils, Valleroy, ne sachant
+à qui s'adresser, resta un moment décontenancé. Enfin, ayant interrogé
+un des sectionnaires préposés à la garde de la salle, il parvint à faire
+avertir de sa présence Joseph Moulette. Celui-ci vint aussitôt, et,
+apparaissant sur le seuil de la pièce où il se tenait, il appela d'un
+geste Valleroy qui s'empressa de le suivre.
+
+--Je te sais gré, citoyen Valleroy, de n'avoir mis aucun retard à tenir
+ta promesse et d'être venu me trouver, dit Joseph Moulette. Que puis-je
+pour toi? As-tu un service à me demander ou une affaire à me proposer?
+
+--C'est d'une affaire qu'il s'agit, répondit résolument Valleroy.
+
+--Parle alors, je t'écoute avec l'attention que je dois à mon associé.
+
+--On a arrêté hier une femme se disant chanoinesse de Jussac, continua
+Valleroy. Elle est prévenue d'avoir conspiré contre la République.
+
+--La chanoinesse de Jussac? dit Joseph Moulette. Il me semble que j'ai
+vu déjà ce nom quelque part.
+
+Tout en parlant, il s'était assis devant une table couverte de papiers,
+et, maintenant, il avait l'air d'en chercher un parmi les autres.
+
+--Que cherches-tu? demanda Valleroy.
+
+--Parle, parle, je ne perds pas un mot de ce que tu dis. Justement,
+voilà le dossier de ta citoyenne. Je savais bien qu'il m'avait passé par
+les mains.
+
+Il le feuilletait en murmurant entre ses dents:
+
+--Une dénonciation de la Société des jacobins de Compiègne... Complicité
+avec des aristocrates et des émigrés... La messe célébrée la nuit dans
+son château... Luxe scandaleux... Oh! mais, tout cela est très grave!
+
+Et se renversant dans son fauteuil, il ajouta:
+
+--L'affaire de ta ci-devant chanoinesse est claire. Dans trois jours
+elle ira au tribunal et, le lendemain...
+
+Il n'acheva pas; mais portant la main à sa nuque, il eut le geste
+tragique d'un bourreau.
+
+Valleroy ne sourcilla pas, et ce fut avec le plus grand calme qu'il
+répondit.
+
+--C'est que, justement, il n'y a pas lieu de se presser.
+
+--Tu t'intéresses à elle?
+
+--Comme on peut s'intéresser à une poule aux oeufs d'or qu'il serait
+imprudent de tuer trop vite.
+
+--La citoyenne est riche?
+
+--Très riche, et j'ai su par hasard qu'avant de partir de son château de
+Jussac pour venir se faire prendre à Paris, elle a enterré quelque part,
+dans un endroit connu d'elle seule, une grosse, très grosse somme en
+beaux louis comptant. Avant qu'elle soit envoyée à la guillotine, je
+voudrais gagner sa confiance, lui arracher son secret et savoir où est
+caché le magot. Quand nous le saurons, il sera temps de requérir sa
+condamnation et de nous débarrasser d'elle. Alors, part à deux!
+
+--Oui, je comprends, et ton plan est certes bien imaginé. Mais
+l'exécution n'en est pas facile. Gagner la confiance de la citoyenne,
+comment?
+
+--Rien de plus facile, au contraire, si tu veux me seconder.
+
+--Tu as un moyen?
+
+--Notre ci-devant chanoinesse est détenue au Luxembourg. Suppose que je
+sois nommé geôlier dans cette prison. Me voilà en relations quotidiennes
+avec la citoyenne. Je feins de m'intéresser à elle, de vouloir la
+sauver...
+
+--Oui, oui, je comprends. Je comprends et je t'admire, car tu es un
+habile homme. Mais moi, que dois-je faire?
+
+--Obtenir de Fouquier-Tinville ma nomination comme geôlier au
+Luxembourg. Tu me feras passer pour un de tes amis, bon patriote.
+D'ailleurs, je suis connu pour mon civisme. À la Commune et aux
+jacobins, vingt voix affirmeront que mes opinions sont pures et que
+jamais je ne tombai dans le modérantisme.
+
+--Il suffira que je me porte garant pour toi, observa fièrement Joseph
+Moulette. Fouquier-Tinville n'a rien à me refuser.
+
+--Ce n'est pas tout, ajouta Valleroy, qui puisait l'imperturbable aplomb
+de son mensonge dans le souvenir qu'il avait gardé de la crédulité de
+Joseph Moulette, puisque ton crédit est tel que tu le dis, l'opération
+peut devenir plus lucrative que je n'espérais. La ci-devant Jussac
+possède un château aux environs de Compiègne. Après sa mort, ce château
+sera confisqué, mis en vente et nous tâcherons de nous le faire adjuger
+à bas prix. Il serait donc à souhaiter que, jusque-là, sous prétexte de
+frapper les aristocrates dans leurs biens comme dans leur vie, les
+jacobins de Compiègne n'allassent pas le détériorer.
+
+--Ordre sera donné à la municipalité de cette ville d'y mettre bonne
+garde.
+
+Joseph Moulette s'était levé. Soudain, il reprit:
+
+--Mais, j'y songe! Attends-moi là. Fouquier-Tinville est dans son
+cabinet. Je vais lui parler de toi, séance tenante, et, si je le trouve
+en belle humeur, je lui arrache ta nomination.
+
+Le citoyen président disparut et Valleroy resta seul, tout heureux du
+succès de sa ruse, se leurrant de l'espoir qu'il pourrait la prolonger
+et en obtenir ce qu'il en espérait: le salut de Mme de Jussac et la
+conservation du château. Ces pensées captivaient encore son esprit quand
+Joseph Moulette reparut et l'appela, en disant:
+
+--Le citoyen accusateur public va te recevoir.
+
+Sur son invitation, Valleroy entra derrière lui dans le cabinet de
+Fouquier-Tinville. Au milieu de la vaste pièce, que chauffait un grand
+feu, le terrible pourvoyeur de la guillotine travaillait, assis à son
+bureau encombré de lettres et de dossiers. Au bruit des visiteurs
+derrière lui, il tourna la tête, et Valleroy eut quelque peine à
+supporter sans en être intimidé le regard qui se posa sur lui. Il
+tombait, ce regard, de deux yeux chatoyants, ronds et petits, dont
+l'éclat sombre se reflétait sur le visage grêlé, couturé, exprimant à la
+fois une audace servile et cynique, une incessante agitation intérieure,
+et pour tout dire, hideux avec son front étroit et blême, à moitié caché
+par les cheveux noirs. Mais, à peine arrêtés sur Valleroy, ces yeux
+mobiles et fuyants prirent une autre direction, et ce fut sans le
+regarder que Fouquier-Tinville lui parla:
+
+--C'est toi qu'on nomme Valleroy? demanda-t-il.
+
+--C'est moi, citoyen.
+
+--Tu désires être employé dans la prison du Luxembourg?
+
+--Mon ambition serait comblée si je pouvais l'être.
+
+--Est-ce dans celle-là ou dans une autre que tu veux servir la patrie?
+
+--Dans celle-là, citoyen.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que je sais que, dans celle-là, les ennemis de la République
+ourdissent plus qu'ailleurs des complots liberticides.
+
+--Et tu espères les déjouer?
+
+--C'est mon principal souci.
+
+--Tu sais que si tu trompais la confiance du peuple dont je suis ici le
+représentant, tu périrais?
+
+--Je le sais.
+
+--N'as-tu pas été jadis observateur pour le compte de la Commune?
+
+--Elle m'a envoyé à Coblentz en l'an I de l'ère de la liberté pour
+surveiller les émigrés, affirma Valleroy avec effronterie.
+
+--Le citoyen Joseph Moulette me répond de toi et cela me suffit. Je vais
+donc faire ce que tu me demandes. Dès demain, tu seras geôlier au
+Luxembourg. Mais ce n'est pas seulement pour garder les prisonniers que
+je t'y envoie; c'est aussi pour surveiller ceux qui les gardent. Partout
+règne la trahison. Nous croyons tout savoir et nous ne savons rien. Le
+plus souvent, nos agents eux-mêmes pactisent avec nos ennemis. Ta
+vigilance devra donc s'exercer surtout sur le personnel de la prison,
+sur les gardiens, sur les sectionnaires, sur le greffier, et,
+fréquemment, tu me rendras compte par écrit de ce que tu auras
+découvert.
+
+--Je me conformerai scrupuleusement à tes ordres, citoyen.
+
+--N'oublie pas qu'il y va de ta tête.
+
+Valleroy s'inclina comme s'il mettait sa tête à la disposition de
+Fouquier-Tinville. Le mouvement eut sans doute de l'éloquence et de
+l'à-propos, car l'accusateur public reprit:
+
+--Je te crois bon patriote; sois-le toujours. Voici un ordre qui
+t'ouvrira les portes du Luxembourg.
+
+Il tendait à Valleroy un papier, après l'avoir signé, et d'un geste il
+le congédia. Puis il se plongea de nouveau dans les paperasses où il
+cherchait les éléments des actes d'accusation qu'il dressait en grand
+nombre tous les jours.
+
+--Est-ce là ce que tu souhaitais? demanda Joseph Moulette à son associé
+quand ils furent seuls.
+
+--Tu as réalisé mes désirs.
+
+--Alors, citoyen, bonne chance. Je ne te recommande pas d'agir
+loyalement avec moi, d'abord parce que, convaincu de ta probité, je suis
+sûr que tu ne manqueras pas au contrat verbal qui nous lie; ensuite,
+parce que, si tu me trompais, je consacrerais tout mon pouvoir à tirer
+vengeance de toi.
+
+--Ne menace pas, Joseph Moulette, répliqua Valleroy d'un accent
+solennel. Je t'ai déjà prouvé que je suis au-dessus du soupçon. Les
+gains de nos entreprises doivent être partagés entre nous; et ils le
+seront tout aussi bien que si j'en avais signé l'engagement.
+
+Sur cette superbe réponse, que le citoyen président accueillit par un
+silence embarrassé, ils se séparèrent, et comme Valleroy descendait
+lestement l'escalier du Palais de Justice, il ne put se défendre de
+penser que souvent rien n'est plus bête qu'un coquin. Il revint en toute
+hâte à l'hôtel de Malincourt, et, à peine arrivé, réunissant Bernard et
+Kelner, il leur annonça qu'il allait s'éloigner d'eux pendant quelques
+semaines. D'abord Bernard protesta. Mais, quand il sut à quelle noble
+tâche se dévouait son ami, loin de protester, il lui dit:
+
+--Espérons que tu seras plus heureux que lorsque nous avons tenté de
+délivrer mes pauvres parents et la reine. Je t'approuve, Valleroy. Je
+regrette seulement que tu ne m'aies pas convié à te seconder.
+
+--Eh! je le ferai peut-être, mon garçon! s'écria Valleroy. Attends-toi à
+être appelé à la prison du Luxembourg. Dès que je serai familiarisé avec
+mes nouvelles fonctions, je ne manquerai pas de t'inviter à me venir
+voir.
+
+Ces paroles aidèrent Bernard à se résigner.
+
+--N'estimes-tu pas qu'il serait bon de faire connaître au colonel de
+Jussac l'arrestation de sa soeur? demanda-t-il alors. Sans doute, il
+volerait à son secours, et on écouterait un brave soldat tel que lui.
+
+--J'y ai pensé. Mais comment l'avertir? Par une lettre? Si elle était
+ouverte, elle nous perdrait tous. Par un messager? Où en trouver un
+assez sûr?
+
+--Ne suis-je pas là? dit Kelner.
+
+--Ta présence, Kelner, est nécessaire ici en mon absence pour garder la
+maison, ta femme et les enfants. Et puis, à supposer que le colonel soit
+prévenu, à supposer qu'il arrive, parviendra-t-il à sauver sa soeur? Ne
+s'exposerait-il pas lui-même à être soupçonné, arrêté, condamné? La
+République n'est pas tendre pour les soldats qui la défendent. Plus d'un
+a déjà payé de sa vie l'honneur de la servir. Laissons M. de Jussac aux
+armées. Là, du moins, sa qualité de gentilhomme n'est pas crime, et il
+est protégé. Si sa soeur doit être sauvée, elle le sera plus sûrement par
+nous que par lui.
+
+Bernard et Kelner se rangèrent à cette opinion. Le lendemain, dès le
+matin, Valleroy les quittait pour aller prendre au Luxembourg ses
+nouvelles fonctions. Les arrestations, à cette époque, se multipliant
+incessamment et les prisons de Paris étant devenues insuffisantes pour
+recevoir les prévenus, il avait fallu en augmenter le nombre. C'est
+ainsi que le Palais du Luxembourg, ancienne résidence de Monsieur, comte
+de Provence, avait été transformé, après la fuite de ce prince, en
+maison de détention. À l'entrée de la vaste cour, sous les voûtes
+donnant accès dans l'intérieur des bâtiments, en bas et en haut des
+escaliers, dans les corridors, on avait planté de lourdes et solides
+grilles de fer. Les galeries, les salles aux proportions monumentales
+étaient devenues des dortoirs, des réfectoires, des cellules, et
+maintenant, sous les lambris dorés où, tour à tour, avaient vécu Marie
+de Médicis, Gaston d'Orléans, Mlle de Montpensier, la duchesse de Berry,
+fille du régent, et le frère de Louis XVI, des centaines d'innocents
+promenaient leur infortune, en attendant que leur destinée se réalisât.
+
+C'est là qu'avait été conduite la chanoinesse de Jussac. Écrouée sur
+l'ordre du Comité de surveillance qui fonctionnait à côté du Comité de
+Salut public, on l'avait placée dans une salle où se trouvaient déjà
+d'autres femmes. Les unes étaient, comme elle, de nobles dames dont le
+crime consistait dans un passé aristocratique, dans le nom qu'elles
+portaient, dans les services rendus à l'État par leurs aïeux. Filles ou
+épouses d'émigrés, les relations entretenues par elles avec des êtres
+chers étaient assimilées à des complots contre la République, et, pour
+avoir obéi au plus naturel, au plus légitime des sentiments humains,
+elles étaient prévenues de communications avec les ennemis du dehors et
+du dedans. À côté d'elles, il en était de plus obscures, d'humbles
+épouses d'artisans, dénoncées pour avoir donné asile à des proscrits,
+pour avoir caché des prêtres insermentés, ou même pour moins que cela,
+pour des propos imprudents que l'étendue de leur misère avait arrachés
+un jour à leur bouche exaspérée.
+
+Rapprochées par la communauté de leur malheur et par l'identité de leur
+sort, patriciennes et plébéiennes vivaient entre elles fraternellement.
+Les premières oubliaient leur éducation, leurs origines pour relever le
+moral de leurs compagnes par la parole et par l'exemple. Celles-ci, en
+retour, se prodiguaient pour leur rendre les mille soins auxquels
+étaient accoutumées les femmes de la noblesse et que le régime de la
+prison leur refusait. Monotone était leur existence, mais non sans
+charme, car, sauf la privation de la liberté et la perspective de la
+guillotine, leur sort ne comportait pas de trop cruelles rigueurs. Mal
+nourries, mal couchées, entassées dans des pièces trop étroites,
+exposées sans cesse à la brutalité de leurs gardiens, elles jouissaient,
+d'autre part, de précieuses faveurs. Le plus souvent, il leur était
+permis de circuler dans la prison. Elles pouvaient se visiter, se
+réunir, causer longtemps, se promener dans les cours transformées en
+préau, où elles retrouvaient parmi les hommes détenus comme elles des
+amis des jours heureux. Aussi, chacun organisait-il sa vie au gré de ses
+goûts et de ses sympathies, et, fréquemment, il arrivait que les
+journées, en s'écoulant, amenaient des douceurs et des surprises qui en
+abrégeaient la longueur. Ce qui dominait les préoccupations
+quotidiennes, c'était l'insouciance, le détachement de l'existence, le
+mépris de la mort. Comme, à toute heure, on pouvait croire qu'on allait
+être envoyé au tribunal, comme on savait que le tribunal précédait
+l'échafaud, on ne songeait qu'à être heureux durant les moments dont on
+disposait encore. Ce fut le trait caractéristique de ces temps que les
+plus faibles et les plus frêles se préparaient au supplice avec sérénité
+et l'attendaient non avec des larmes, mais avec des sourires. Ce qui se
+passait au Luxembourg se passait dans toutes les autres prisons.
+Seulement, dans ce vieux palais, on avait de plus qu'ailleurs des salles
+aérées, des cours spacieuses, la vue de jardins où se reposaient les
+yeux, et c'était encore une infinie douceur d'être incarcéré là plutôt
+qu'au Plessis, ou aux Madelonnettes, ou dans quelque autre des édifices
+où on emprisonnait les prévenus, édifices plus sombres et d'aspect plus
+effrayant que ce somptueux et élégant Luxembourg qui n'avait pas été
+construit pour recevoir des prisonniers. Mais si la captivité y revêtait
+une physionomie moins lugubre que dans les autres prisons de Paris, la
+mort s'y présentait dans des conditions analogues. C'étaient toujours
+les mêmes émissaires accompagnant la même charrette, et s'arrêtant à
+cette étape de leur tournée comme aux autres, afin d'y prendre les
+victimes désignées pour ce jour-là. C'étaient les mêmes formalités, le
+même appel, les mêmes adieux, et quand les victimes étaient parties, la
+même tristesse parmi ceux qui leur survivaient, tristesse bientôt
+dissipée par la volonté de ne pas affaiblir leur propre courage, appelé
+à subir, le lendemain, de nouvelles épreuves.
+
+En moins de quarante-huit heures, la chanoinesse de Jussac fut faite à
+sa nouvelle vie. Elle trouva parmi les prisonnières l'accueil auquel lui
+donnaient droit dans le monde son rang, son âge et son nom. À peine
+incarcérée, elle s'occupa d'avertir Valleroy, et, à force de se remuer,
+elle parvint à trouver un homme sûr à qui elle crut pouvoir confier une
+lettre. Puis, certaine qu'elle serait promptement secourue, elle
+attendit, s'occupant à préparer sa défense, en prévision de sa
+comparution devant le tribunal. La salle dans laquelle on l'avait mise
+contenait douze lits où couchaient vingt femmes. Arrivée la dernière,
+elle aurait dû en partager un avec une de ses compagnes. Mais, par égard
+pour elle, celles-ci voulurent lui épargner cette obligation. Elle eut
+donc son lit. En outre, une femme du peuple, détenue comme elle,
+sollicita l'honneur de la servir, de telle sorte que la chanoinesse,
+accoutumée au confort et au luxe de son château, put espérer qu'elle
+n'aurait pas trop à souffrir de son changement d'existence.
+
+Le surlendemain de son entrée au Luxembourg, vers 10 heures du matin,
+comme elle descendait dans la cour, accompagnée d'autres prisonnières,
+elle se trouva soudainement en présence de Valleroy. Mais il était
+accoutré de telle sorte, que, d'abord, elle ne le reconnut pas. Il
+portait une veste longue en ratine verte, ainsi que des culottes de même
+étoffe et de même couleur. Il était coiffé d'un bonnet rouge et tenait à
+la main un trousseau de clés. Ce costume le transformait et le déguisait
+à ce point que la chanoinesse ne se tourna même pas pour le voir. Ce fut
+seulement lorsqu'à deux reprises, il eut passé devant elle avec
+l'évidente intention de se faire remarquer qu'elle mit un nom. Elle
+allait manifester sa surprise. Mais Valleroy ne lui en laissa pas le
+temps. Avant que son étonnement se fût exprimé, il se trouva près d'elle
+et dit à voix basse, d'un air bourru, comme s'il adressait une
+remontrance à la prisonnière.
+
+--Feignez de ne pas me connaître. Je suis ici pour travailler à votre
+délivrance.
+
+Il s'éloigna sans ajouter un mot, la laissant stupéfaite. Durant la
+journée, ayant obtenu d'être préposé à la garde de la salle où elle se
+tenait, il trouva moyen, à diverses reprises de communiquer avec elle,
+tantôt dans cette salle, tantôt dans le préau. Elle sut ainsi que,
+désormais, elle avait auprès d'elle un protecteur et un ami.
+
+--Si je peux quelque chose pour améliorer votre sort matériel, dites-le
+moi, ajouta-t-il. Je m'efforcerai de l'obtenir.
+
+--Il me serait très doux d'être transférée du dortoir commun dans une
+cellule où je serais seule, répondit-elle.
+
+--Ce n'est peut-être pas impossible.
+
+Impossible ou non, ce fut fait dès le lendemain, et la chanoinesse de
+Jussac eut un chez elle où elle pouvait rester seule et recevoir, durant
+le jour, les prisonniers qu'elle avait distingués. Chaque après-midi,
+vers 3 heures, sa chambre se remplissait de ses compagnons d'infortune.
+On venait la voir, comme si elle eût eu encore un salon, et c'était un
+touchant spectacle que celui de ces réunions de grandes dames et de
+gentilshommes où, pour tromper les cruels loisirs de la détention, on
+remontait aux souvenirs du passé, sans négliger de s'entretenir des
+tristesses du présent.
+
+Souvent manquaient à l'appel un ou plusieurs visiteurs qu'on avait vus
+la veille. C'est que, dans l'intervalle, ils avaient été mandés au
+tribunal et n'en étaient revenus que pour annoncer qu'ils étaient
+condamnés à mort. On leur donnait un souvenir, quelques larmes; puis on
+s'attachait à consoler ceux que leur brusque départ laissait dans le
+deuil.
+
+Quand la chanoinesse restait seule, Valleroy, après avoir rempli les
+nombreuses obligations de sa charge, venait à son tour la voir. Leurs
+entretiens étaient toujours rapides, fréquemment interrompus et auraient
+pu se résumer dans cette phrase que Valleroy ne cessait de répéter:
+
+--Tant que je serai près de vous, vous ne serez pas appelée au tribunal.
+
+Il y avait déjà huit jours qu'il était entré au Luxembourg quand, un
+matin, il fut appelé chez le directeur de la prison. Il s'y rendit
+aussitôt et y trouva Joseph Moulette venu pour le voir. Sur l'ordre du
+citoyen président, le directeur, très humble devant lui, les laissa
+seuls dans son cabinet.
+
+--Eh bien, où en sommes-nous? demanda le secrétaire de
+Fouquier-Tinville. Crois-tu que ta ci-devant chanoinesse déliera sa
+langue et te confessera l'endroit où elle cache son trésor?
+
+--Je le crois, répondit Valleroy. Mais il ne faut pas lui manifester
+d'impatience. Nous nous exposerions à tout gâter. Elle est défiante, la
+vieille! Il faudra des ruses et du temps pour lui arracher son secret.
+Elle m'a bien avoué que le trésor, existe, mais elle ne semble pas
+encore disposée à dire où elle le détient.
+
+--Il est dommage que Capet, quand il régnait, ait aboli la torture, fit
+observer Joseph Moulette. Nous aurions obligé ta chanoinesse à parler.
+
+--Oui, mais nous n'avons plus la torture à notre service!
+
+--Ce qu'elle nous eût donné en quelques minutes, combien te faudra-t-il
+de temps pour l'obtenir?
+
+--Six semaines ou deux mois, répliqua Valleroy, peut-être davantage.
+
+Le citoyen président bondit.
+
+--Mais il sera impossible de résister durant si longtemps aux démarches
+de la Société des jacobins de Compiègne!
+
+--Elle est donc bien pressée de voir couper le cou à la ci-devant
+Jussac?
+
+--Elle affirme que ce grand exemple est nécessaire dans le pays pour en
+imposer à l'audace des aristocrates. À deux reprises déjà, le Comité de
+surveillance a transmis à Fouquier-Tinville les requêtes des patriotes
+de Compiègne, et, par deux fois, celui-ci m'a ordonné de dresser le
+dossier.
+
+--Mais alors notre opération est compromise? fit Valleroy d'un accent
+d'inquiétude.
+
+--Oh! j'ai plus d'un moyen de gagner du temps, dit Joseph Moulette, avec
+un sourire hautain et ironique. Mais je tenais à exciter ton zèle, à te
+démontrer la nécessité d'agir rapidement. Si Fouquier-Tinville me
+demande de nouveau le dossier, je serai obligé de le lui remettre et de
+trouver des raisons pour retarder l'envoi au tribunal.
+
+--Tu pourras invoquer les services que rend à la République le frère de
+la citoyenne Jussac.
+
+--Le colonel? s'écria Joseph Moulette. Mais il est mort! La nouvelle en
+est arrivée à Paris durant la dernière décade.
+
+--Il est mort!
+
+--Tué à l'ennemi, dans un combat d'avant-garde.
+
+--Et on oserait guillotiner la soeur de ce brave? Valleroy, un moment
+oublieux de son rôle, avait poussé ce cri avec impétuosité.
+
+--Entre-t-il dans tes desseins de la sauver? demanda froidement Joseph
+Moulette.
+
+--Si elle était sauvée, fit Valleroy se reprenant, il n'y aurait plus ni
+château à vendre, ni trésor à retrouver, partant, plus de gain pour
+nous. Je ne peux donc vouloir la sauver. J'ai voulu seulement t'indiquer
+comment, en invoquant les services du frère, tu pourras ajourner la mort
+de la soeur jusqu'au moment où il ne sera plus utile qu'elle vive.
+
+Si la généreuse mais imprudente exclamation de Valleroy avait éveillé un
+soupçon dans l'âme défiante de son interlocuteur, ce soupçon fut effacé
+par l'explication que son ordinaire présence d'esprit venait de lui
+suggérer.
+
+--La ci-devant chanoinesse de Jussac vivra aussi longtemps que son
+existence nous sera nécessaire, déclara Joseph Moulette rassuré. Tu peux
+t'en fier à moi. Ne laisse pas cependant de t'appliquer à provoquer des
+aveux. Plus tôt nous les aurons et mieux cela vaudra, car nous avons
+tout intérêt à éviter que Fouquier-Tinville s'aperçoive que je n'apporte
+à l'exécution de ses ordres qu'un zèle refroidi. Et, à ce propos, ne
+néglige pas de lui envoyer les rapports qu'il t'a demandés.
+
+--T'en a-t-il reparlé?
+
+--Non; mais cet homme terrible n'oublie rien; il feint d'oublier; puis
+un beau jour, brusquement, il s'étonnera de ton silence, et alors... il
+a des colères terribles!
+
+--Mais je ne sais qui lui dénoncer! Le personnel de la prison est dévoué
+à la République, à la liberté, à la cause du peuple.
+
+--Et qu'importe! Invente, laisse pressentir que tu es sur la trace d'un
+complot. Fais comme moi; gagne du temps.
+
+--Je tâcherai... Quand te reverrai-je?
+
+--Oh! pas de sitôt. Il faut craindre les dénonciations que ne
+manqueraient pas d'exciter nos entrevues, si elles devenaient
+fréquentes. Il me suffit d'être venu et de t'avoir reçu dans ce cabinet
+pour donner à ta personne et à tes modestes, mais utiles fonctions, le
+prestige que tu dois conserver dans l'intérêt de notre entreprise, aux
+yeux de tes égaux, comme aux yeux de ceux de qui tu reçois les ordres.
+Désormais, sois-en sûr, on ne te demandera dans cette prison aucun
+compte de ta conduite, et, en ta qualité de protégé de
+Fouquier-Tinville, tu inspireras à tous une terreur salutaire; à toi
+d'en profiter. Quant à moi, je n'ai plus rien à faire ici.
+
+--Mais alors, comment communiquerai-je avec toi?
+
+--N'as-tu pas un intermédiaire à mettre entre nous?
+
+Valleroy réfléchit un moment; puis, soudain, se frappant le front:
+
+--J'en ai un, mon neveu, Bernard. Il va sur ses quinze ans. Il est,
+comme son oncle, ardent patriote et, soit dit en passant, pétri de
+malice. C'est lui que je chargerai de porter mes rapports à
+Fouquier-Tinville, et il aura ainsi une occasion toute naturelle de te
+voir, de te parler, de te donner mes avertissements et de recevoir les
+tiens. Est-ce entendu?
+
+--C'est entendu. Maintenant, retourne à ton poste. Et crois-moi, ne
+perds pas ton temps. Il importe que le trésor des Jussac arrive à bref
+délai dans nos mains. Retrouverions-nous plus tard, pour nous
+l'approprier, des circonstances aussi favorables que les circonstances
+présentes? Si, d'aventure, les ennemis de Robespierre l'emportaient,
+qu'adviendrait-il de Fouquier-Tinville et de moi-même?...
+
+--Robespierre! Que dis-tu là? Est-il menacé?
+
+--Eh! que sait-on! Il est des scélérats aux yeux de qui son civisme est
+suspect et qui lui reprochent les impitoyables rigueurs qu'il déploie
+contre les ennemis de la patrie. Ils sont puissants, quoiqu'il les
+domine encore. Mais s'il allait faiblir...
+
+--Pour la République et pour nous, puisse l'Être suprême écarter ces
+sombres perspectives! murmura hypocritement Valleroy.
+
+Et d'un ton presque badin, il ajouta:
+
+--Je m'engage à travailler activement à notre fortune.
+
+Il alla ouvrir la porte du cabinet et, avant de se retirer, salua
+respectueusement Joseph Moulette et le citoyen directeur qui rentrait.
+Puis il s'éloigna, une grande joie au coeur et aussi un peu de tristesse;
+un peu de tristesse, quand il songeait au brave colonel de Jussac, mort
+à l'ennemi; une grande joie, lorsqu'il se disait que, grâce à son
+subterfuge, il pourrait mander auprès de lui son cher Bernard et le voir
+désormais en toute liberté. Pour la première fois, depuis une semaine
+qu'il l'avait quitté, il lui écrivit ce soir-là; sa lettre était brève
+et ne contenait que ces quelques mots:
+
+«Viens, Bernard, j'ai besoin de toi.--Valleroy.»
+
+Quant à la chanoinesse, en la revoyant, il se garda bien de lui annoncer
+le trépas glorieux de son frère. Si elle devait vivre, elle apprendrait
+son malheur toujours assez tôt; si elle devait mourir, autant épargner à
+son coeur ce nouveau déchirement.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+BERNARD S'AGITE
+
+
+Depuis qu'il habitait Paris, Bernard avait contracté l'habitude de ne
+sortir de l'hôtel de Malincourt qu'à de rares intervalles. C'est sur le
+conseil de Valleroy qu'il s'y était résigné. Si triste était la capitale
+avec ses solennités civiques et ses manifestations patriotiques, avec
+les convois de condamnés, parcourant la ville à toute heure, avec les
+sans-culottes et les tricoteuses maîtres du pavé, les longues files
+formées aux abords des halles et des boulangeries, la guillotine en
+permanence, que Valleroy s'efforçait d'en dérober le spectacle à
+Bernard. Mais lorsqu'il l'eut quitté pour s'enfermer au Luxembourg,
+l'enfant manifesta la volonté de changer d'existence et d'aller tous les
+jours par la ville. Il se considérait maintenant comme un homme,
+quoiqu'il n'eût pas quinze ans, et il voulait accoutumer son coeur et ses
+yeux aux émotions que, en ces jours douloureux, la rue, du matin
+jusqu'au soir, présentait aux Parisiens.
+
+Kelner tenta vainement de le détourner de ce projet. Bernard demeura
+inébranlable, et le lendemain du jour où Valleroy était parti, il sortit
+accompagné du brave Suisse qui, pour cette première promenade, n'avait
+jamais voulu le laisser seul. Par la rue de Seine et par la rue de
+Tournon, ils arrivèrent au Luxembourg. Avant toute autre excursion,
+Bernard avait voulu voir la résidence de Valleroy et de la chanoinesse
+de Jussac. Ils en firent le tour, en traversant les jardins ouverts au
+public et, tant que dura la promenade, il tint ses yeux fixés sur les
+croisées du monument, comme s'il eût espéré d'y voir apparaître le
+visage énergique et doux de son ami.
+
+De là, contournant le théâtre de l'Odéon et à travers le quartier Latin
+non encore ouvert par des boulevards, ainsi qu'il l'est aujourd'hui, à
+la lumière et à l'air salubre, ils gagnèrent le Palais de Justice. Ils y
+entrèrent. Le tribunal révolutionnaire siégeait ce jour-là. Bernard
+voulut graver dans sa mémoire la vision d'une de ces audiences où des
+innocents étaient jugés par des criminels. Il vit l'accusateur public
+Fouquier-Tinville, le président Dumas et ses assesseurs. Il vit aussi
+les prévenus: une femme du peuple et deux gentilshommes, compromis dans
+un prétendu complot contre la République. Il assista à leur
+interrogatoire et, après avoir constaté qu'on ne leur accordait pas la
+liberté de se défendre, il entendit la sentence qui les condamnait à
+mort tous les trois.
+
+Très exalté et très ému, il entraîna Kelner, auquel il demanda de le
+conduire à l'entrée de la Conciergerie. Une fois là, il se dirigea vers
+la place de l'Hôtel-de-Ville, désireux de parcourir le chemin par lequel
+ses parents avaient été conduits au supplice. À cette heure, les
+souvenirs du passé assaillaient son esprit. Remontant à une année en
+arrière, il se revoyait arrivant à Paris, tombant à l'improviste dans la
+foule hurlante, et, parmi les flots pressés de cette foule, il suivait
+par la pensée la sinistre charrette où, pour la dernière fois, il avait
+aperçu ses parents ainsi que dans un sinistre cauchemar, sans pouvoir
+les embrasser ni même leur parler.
+
+Comme au jour de ce drame abominable. Un tiède soleil de printemps
+descendait du ciel et éclairait la terre. La Seine coulait lumineuse
+entre ses hautes berges, au bord desquelles le Louvre, les Tuileries, le
+Palais Mazarin, dressaient leurs façades monumentales et allait se
+perdre au loin, sous les hauteurs verdoyantes de Passy qui s'étageaient
+dans une lumière éclatante, où flottait une poussière d'or. Et devant ce
+radieux spectacle, Bernard se demandait comment une ville si belle était
+tombée au pouvoir des scélérats qui la déshonoraient et pourquoi Dieu
+permettait que la nature, créée par lui et embellie par la main des
+hommes, servît de cadre à leurs forfaits. Silencieux, le coeur oppressé,
+il marchait à côté de Kelner qui n'osait interrompre ses rêveries et
+réglait son pas sur le sien, sans protester contré la longueur de la
+course.
+
+Lorsque, après plusieurs heures, ils revinrent à l'hôtel, Bernard
+tombait de fatigue. Mais, résolu à se mêler désormais à la vie de Paris,
+il déclara qu'il sortirait le lendemain et ensuite tous les jours.
+Seulement, il entendait sortir seul, ayant, disait-il, acquis et payé
+chèrement le droit d'être traité comme un homme et non comme un enfant.
+Kelner, effrayé en songeant aux périls auxquels son jeune maître serait
+exposé, alla supplier le P. David d'user de l'ascendant moral qu'il
+exerçait sur Bernard pour le retenir. Mais, à sa grande surprise, le P.
+David fut d'un autre avis que lui.
+
+--Laissez donc le chevalier agir à sa guise, dit-il. On ne saurait trop
+le pénétrer du sentiment de sa responsabilité personnelle. Il est jeune
+d'âge, mais mûr d'esprit, et à cette maturité, il faut un aliment qu'il
+ne peut trouver qu'au dehors. C'est une émancipation prématurée
+peut-être; mais dans les temps où nous sommes, on vieillit plus vite
+qu'autrefois.
+
+À partir de ce jour, couvert par l'opinion du P. David, Bernard
+entreprit des excursions quotidiennes à travers Paris, et si rapidement
+se familiarisa avec les rues de la capitale qu'au bout d'une semaine il
+était en état de s'y guider. On le voyait sous les galeries du
+Palais-Royal où il assistait aux séances de clubs formés en plein vent,
+sous les arbres du jardin, par des orateurs improvisés; au restaurant
+Méot où dînaient d'illustres conventionnels; sur la terrasse des
+Tuileries, où, à deux pas de la Convention, représentants et spectateurs
+venaient continuer, en respirant l'air du jardin, les ardents débats
+commencés dans l'assemblée. Un jour, perdu dans des groupes hideux, il
+suivit jusqu'à la place de la Révolution, où avaient lieu maintenant les
+exécutions capitales, une charrette de condamnés. Cédant à une soudaine
+défaillance de son coeur, il ne cessa de les regarder qu'au moment où ils
+montaient sur l'échafaud.
+
+À ces spectacles, son esprit et son coeur se trempaient: il y puisait
+l'art de juger hommes et choses au gré de sa raison grandissante et de
+sa jeune expérience. Il apprenait à détester le crime, à plaindre les
+criminels, et, en enveloppant d'une commisération plus attendrie leurs
+victimes, à reconnaître les fautes qu'elles expiaient quelquefois pour
+leur compte et plus souvent pour autrui. Les gens qui voyaient passer, à
+travers les tragiques et tumultueuses agitations de Paris, cet enfant
+long et frêle, vêtu de noir comme un petit bourgeois et dont un grave et
+ardent regard éclairait le visage pâle, ne se doutaient guère des idées
+qu'il portait en lui, ni des chocs qui se produisaient entre celles
+qu'il tenait de son éducation première et celles qu'il devait à sa
+précoce science de la vie. Pour les comprendre, il aurait fallu causer
+avec lui. Mais depuis que Valleroy s'était enfermé au Luxembourg,
+Bernard ne parlait à personne de l'état de son âme, sauf au P. David
+auquel chaque jour, en rentrant, il aimait à confier les impressions
+qu'il rapportait de ses promenades et à qui il les confiait parce qu'il
+savait que le vieux religieux ne le trahirait pas.
+
+C'est dans ces circonstances qu'il reçut un matin le billet de Valleroy
+qui l'appelait au Luxembourg. Il se rendit à cet appel sans tarder. À la
+porte de la prison, on lui demanda qui il était et ce qu'il voulait.
+Quand il eut répondu qu'il venait pour voir son oncle, le geôlier
+Valleroy, on le fit entrer dans la salle du greffe, où celui qu'il
+demandait et qu'on était allé quérir devait venir le retrouver. Et là,
+soudainement, il eut l'impression nette et saisissante des rapides
+formalités de l'incarcération des détenus. Justement, on venait d'en
+amener six, parmi lesquels se trouvaient deux femmes, l'une en cheveux
+blancs, l'autre qui semblait avoir à peine vingt ans.
+
+Assis sur un banc contre le mur, ces infortunés paraissaient accablés.
+Leur regard exprimait la résignation et l'angoisse. À l'appel de leur
+nom, ils se levaient, s'approchaient du greffier, et d'une voix brisée,
+répondaient à ses questions, questions brèves destinées uniquement à
+établir leur identité. Le nom inscrit sur le registre d'écrou, on y
+mentionnait sous une forme concise les causes de l'arrestation. Ces
+causes ne variaient guère. C'était toujours de complot contre la
+République et de relations avec les émigrés qu'on accusait les suspects.
+
+Le coeur serré, Bernard s'intéressait passionnément à ces scènes
+douloureuses, quand entra Valleroy. Si vive fut la joie de l'enfant en
+retrouvant son ami que les cruelles impressions qu'il venait de
+ressentir s'apaisèrent un moment. Valleroy lui serra la main, puis
+s'approcha du greffier auquel il dit quelques mots à voix basse.
+Celui-ci regarda Bernard. Il écrivit ensuite quelques mots sur une
+feuille imprimée qui se trouva sous sa main et qu'il lui remit en
+disant:
+
+--Tiens, citoyen, voici une autorisation qui te permettra de circuler
+librement dans la prison.
+
+--Suis-moi! dit alors Valleroy.
+
+Il entraîna Bernard dans la cour du palais, muette et déserte, les
+prisonniers n'étaient pas encore descendus.
+
+--Tu m'as appelé, fit Bernard, et je me suis empressé de venir.
+
+--Je suppose que Kelner t'a accompagné jusqu'à la porte du Luxembourg.
+
+--Comme quand tu m'accompagnas au Temple, lorsque j'allai voir la reine?
+demanda Bernard en souriant. Non, Kelner ne m'a pas accompagné. Je suis
+assez grand pour aller seul, et je n'ai besoin ni de lui ni de personne.
+Traite-moi comme un homme, Valleroy.
+
+--Tu vas voir que c'est comme un homme que je veux te traiter.
+
+--En quoi puis-je servir?
+
+Valleroy répondit à cette question en exposant à Bernard ce qu'il
+attendait de lui. La mission qu'il entendait lui confier consistait à
+être son intermédiaire auprès de Joseph Moulette, à recevoir les
+communications de ce dernier et à lui transmettre celles que l'intérêt
+de Mme de Jussac commanderait de faire au citoyen président, devenu
+secrétaire de Fouquier-Tinville.
+
+--Ainsi, dit Bernard, je devrai me trouver en présence du personnage qui
+a arrêté mes parents: qui, sans les connaître, les a poursuivis de sa
+haine et est cause de leur mort?
+
+--Oui, tu devras te trouver en sa présence, Bernard, et ne rien trahir
+des sentiments qu'il t'inspire.
+
+--Sais-tu que c'est une dure tâche que tu m'imposes?
+
+--Il te sera facile de l'accomplir jusqu'au bout, si tu veux te souvenir
+que le salut de la chanoinesse de Jussac l'exige et qu'elle est la
+bienfaitrice de Nina. Je pense de ce coquin ce que tu en penses
+toi-même. Je feins cependant d'être son ami, son associé, son complice.
+Guide-toi sur cet exemple, Bernard, il le faut.
+
+--J'y consens, mais à une condition.
+
+--Laquelle?
+
+--C'est que plus tard, quand nous n'aurons plus besoin de lui, nous nous
+vengerons.
+
+À ces mots Valleroy parut hésiter. Mais le visage et la parole de
+Bernard exprimaient tant d'ardeur passionnée et de volonté qu'il lui
+prit les mains et répondit:
+
+--Oui, nous nous vengerons. Pour aujourd'hui, tu te rendras au Palais de
+Justice afin de remettre à Fouquier-Tinville le pli que voici. Tu
+arriveras à lui en t'adressant à Joseph Moulette, et tu ne manqueras pas
+de dire à ce dernier que tu attends ses ordres pour me les apporter.
+Désormais, tu viendras ici tous les matins.
+
+Ils causèrent encore quelques instants. Puis Bernard songea à se
+retirer. Mais, à ce moment, éclatèrent à l'entrée de la cour un grand
+mouvement et du bruit. La lourde grille tourna sur ses gonds, s'ouvrit
+toute grande; une voiture entra, protégée par une escorte de gendarmes
+et vint s'arrêter devant un perron par où on accédait au greffe.
+
+--Qu'est-ce que ces gens-là? demanda Bernard.
+
+--Des prisonniers qu'on vient écrouer. Ils arrivent de loin sans doute;
+leur voiture est couverte de poussière et de boue.
+
+Un gardien s'était approché, ouvrait la portière, et les voyageurs
+mirent pied à terre. Ce fut d'abord un vieillard de haute mine, vêtu
+comme un homme de condition. À peine descendu, il se retourna et, se
+découvrant, il tendit la main à une femme qui descendait à son tour.
+Celle-ci, étant enveloppée d'une mante brune dont le capuchon
+enveloppait sa tête, Bernard et Valleroy ne purent d'abord voir son
+visage. Mais, une fois sur le perron, elle rejeta le capuchon sur ses
+épaules d'un geste alangui, et alors, dans la pleine lumière du matin
+apparut, sous un casque de cheveux blonds, sa figure fine et voilée de
+mélancolie. Valleroy chancela. Bernard, saisi comme lui par la surprise,
+lui prit fiévreusement le bras, et ils restèrent ainsi tous deux, cloués
+au sol, tandis que de leur bouche sortait, dans un cri, ce nom si
+souvent répété par eux depuis un an.
+
+--Tante Isabelle!
+
+Oui, c'était elle! Ils l'avaient crue morte et elle vivait! Mais d'où
+venait-elle? Quelles aventures l'avaient conduite du champ de bataille
+de Nerwinde à Paris? Comment y était-elle et pourquoi venait-elle, après
+tant d'épreuves, s'échouer dans une prison? Et à la joie qui pénétrait
+leur coeur, alors qu'ils la retrouvaient vivante, se mêlait une
+inquiétude. Toujours immobiles, ils suivaient des yeux tante Isabelle et
+la virent entrer dans la salle du greffe.
+
+--Il faudrait la rejoindre, dit Bernard, lui parler.
+
+--Gardons-nous-en bien, répliqua Valleroy. La secousse serait trop
+violente pour son coeur et son émotion aussi funeste pour elle que
+dangereuse pour nous. Je trouverai une occasion meilleure de l'avertir
+que je suis près d'elle. Éloigne-toi, Bernard; ne songe qu'au message
+que je t'ai confié. Demain, tu en sauras plus long sur la tante
+Isabelle. Quelque excitée que fût sa curiosité, Bernard se résigna à
+obéir. Il sortit et se dirigea vers le Palais de Justice, ayant hâte de
+s'acquitter des commissions dont l'avait chargé Valleroy. Peu d'instants
+après, il était en présence de Joseph Moulette. Quoiqu'il se fût
+rencontré une fois avec lui, l'année précédente, au café des
+_Trois-Couronnes_ à Coblentz, il ne se souvenait pas de l'avoir vu, et
+quand on l'introduisit auprès du secrétaire de Fouquier-Tinville, auprès
+de ce personnage malfaisant, cause première de ses malheurs, il était
+aussi ému, aussi troublé que s'il fût entré dans la cage d'une bête
+fauve.
+
+--Qui es-tu, petit, et que veux-tu? lui demanda Joseph Moulette.
+
+--Je suis Bernard, neveu de Valleroy, citoyen. Il m'envoie auprès de
+toi, d'abord pour que tu me conduises chez l'accusateur public à qui je
+dois remettre un rapport secret; ensuite, pour que tu me communiques les
+instructions ou les ordres que tu aurais à lui faire parvenir.
+
+--Mais, toi-même, n'as-tu aucune communication à me faire de sa part?
+
+--Une communication très brève. Les choses qui t'intéressent marchent à
+souhait.
+
+--Es-tu au courant de ces choses?
+
+--Mon oncle a confiance en moi et ne me cache rien.
+
+--Tu sais alors que tu ne dois me répéter ce qu'il te confie que lorsque
+nous sommes seuls...
+
+--Je le sais, répondit Bernard.
+
+--Si nos accords étaient découverts, continua Joseph Moulette, notre
+tête à tous trois aurait cessé d'être solide sur nos épaules. Maintenant
+que te voilà prévenu, je vais avertir Fouquier-Tinville de ta présence.
+
+Il s'éloigna, revint presque aussitôt, fit un signe, et Bernard le
+suivit dans le cabinet de l'accusateur public, sanctuaire redoutable où
+il n'était aisé d'entrer et de s'assurer un favorable accueil que si
+l'on venait comme dénonciateur ou comme espion.
+
+Fouquier-Tinville se tenait debout devant la cheminée sur laquelle un
+buste de la liberté, coiffé du bonnet phrygien, étalait ses robustes
+appas. Impénétrable et froid, il regarda venir Bernard qui, le coeur
+agité, se dominant pour ne pas trahir ses émotions, s'avançait vers lui.
+
+--Tu as une lettre à me remettre, mon jeune citoyen? demanda
+l'accusateur public. Presse-toi de me la donner. Le tribunal n'attend
+plus que moi pour ouvrir l'audience et elle doit être longue... Il y a
+toute une fournée d'accusés.
+
+Bernard, qui avait tiré de sa poche le pli destiné à l'accusateur
+public, le lui tendit en saluant. Puis il resta debout, promenant ses
+yeux autour de lui, tandis que le terrible magistrat lisait le mémoire
+rédigé par Valleroy. Joseph Moulette, pendant ce temps, allait et
+venait, autour du bureau, feuilletant les dossiers qui s'y trouvaient et
+en prenant quelques-uns qu'il mettait à part. Quand il en eut formé une
+liasse, il alla les enfermer dans un carton placé sur une étagère à côté
+de beaucoup d'autres, et sur lesquels Bernard lut ces mots: _Dossiers
+des prévenus à envoyer au tribunal_. Un frisson secoua son corps, car il
+venait de comprendre que ce carton contenait la liste des futures
+victimes et les pièces accusatrices savamment coordonnées pour justifier
+leur condamnation.
+
+Cependant, Fouquier-Tinville avait achevé sa lecture et, par-dessus le
+papier qui tremblait entre ses doigts, il regardait de nouveau l'enfant.
+Tout à coup, s'adressant à Joseph Moulette, il lui dit d'un accent bref
+et impérieux:
+
+--Laisse-nous, citoyen Moulette.
+
+Les yeux de Joseph Moulette exprimèrent la surprise que lui causait cet
+ordre. Néanmoins, il mit un servile empressement à obéir. Il se dirigea
+vers la porte, comme il y arrivait, Fouquier-Tinville reprit:
+
+--Il est arrivé hier de Lille au Luxembourg des prisonniers que le
+Comité de surveillance a mandés à Paris. Parmi eux se trouve une femme
+nommée Isabelle Lebrun. Elle est signalée comme ayant vécu à Coblentz et
+à Liège parmi les émigrés. Dès que tu auras reçu les papiers qui la
+concernent, tu me dresseras un rapport sommaire sur cette prévenue. Je
+te rappelle aussi l'affaire Jussac.
+
+--Bien, citoyen accusateur public, répondit Joseph Moulette, qui s'était
+arrêté pour recevoir les ordres de Fouquier-Tinville.
+
+Après ces mots, il sortit. Fouquier-Tinville et Bernard restèrent seuls.
+
+--Tu es le neveu de Valleroy? demanda le premier.
+
+--Oui, citoyen, le propre fils de sa soeur, répondit Bernard.
+
+--Professes-tu les mêmes opinions que lui?
+
+--Comme lui, je suis prêt à mourir pour la République et pour la
+liberté.
+
+--Et en attendant de verser ton sang pour elles, tu les sers?
+
+--Je suis son exemple.
+
+--Quel âge as-tu?
+
+--Quinze ans, citoyen.
+
+--Connais-tu le contenu du pli que tu viens de m'apporter?
+
+--Non, citoyen; c'est ce matin seulement que, pour la première fois, mon
+oncle m'a mandé près de lui. Il m'a fait connaître que, désormais, je
+serais chargé de t'apporter les rapports qu'il aurait à te faire
+parvenir. Il avait préparé celui-ci à l'avance et me l'a confié pour te
+le remettre sans avoir le temps de m'en révéler le contenu.
+
+--Tu ne sais donc rien des tentatives de complot qu'il me dénonce?
+
+--Rien, citoyen. Mais ce n'est pas que mon oncle doute de ma discrétion.
+Ce qu'il m'a laissé ignorer aujourd'hui, il se peut qu'il me l'apprenne
+demain.
+
+--C'est donc qu'il te croit capable de garder un secret? Je veux espérer
+qu'il ne se trompe pas. Tu es jeune, non assez cependant pour ne pas
+être responsable de tes actes. Par conséquent, si tu te laissais tenter
+par les ennemis de la République, si tu versais dans la trahison, tu
+serais châtié comme un homme.
+
+--Les menaces ne sont pas nécessaires pour m'inciter à remplir mon
+devoir, répliqua Bernard, d'un accent où se révélait l'orgueilleuse et
+ferme volonté de ne jamais faillir.
+
+--Ta réponse est fière. Elle me garantit la pureté de ton civisme. Mais,
+peut-on compter sur ton énergie, sur ta clairvoyance pour surveiller les
+ennemis du peuple et déjouer les complots liberticides? Et si la
+conduite de quelque citoyen te semblait louche, celui-là fût-il Joseph
+Moulette ou ton oncle lui-même, le dénoncerais-tu?
+
+À ces paroles odieuses, un flot de sang monta aux joues de Bernard, une
+indignation irritée gonfla son coeur. Sa jeunesse généreuse fut au moment
+de protester. Mais il se contint à temps, saisi par cette pensée que,
+s'il était assez faible pour se trahir, il se perdait et Valleroy avec
+lui. Sous l'empire de cette crainte, il parvint non seulement à se
+dominer, mais encore à feindre des sentiments contraires aux siens, et
+d'une voix que faisait vibrer sa colère, il s'écria:
+
+--Celui-là, fût-il mon oncle, je le dénoncerais.
+
+Un mauvais sourire éclaira le visage de Fouquier-Tinville, comme s'il
+eût été satisfait de découvrir, sous l'apparente candeur de l'enfant,
+des sentiments aussi féroces que les siens.
+
+--Bien, bien, fit-il, je trouverai à utiliser ces heureuses
+dispositions. Tu diras à ton oncle de continuer à épier les menées des
+aristocrates et à se faire au besoin seconder par toi. Tu te prépareras
+ainsi à rendre de plus grands services à la République. Toutes les fois
+que tu voudras me parler, viens librement par la même porte
+qu'aujourd'hui. Joseph Moulette recevra des ordres pour que tu puisses
+toujours arriver jusqu'à moi, et même m'attendre ici, si j'étais au
+tribunal.
+
+Bernard tressaillit. Presque malgré lui, son regard se coula vers le
+carton où se trouvaient les dossiers des prévenus bons à envoyer devant
+les juges et, une fois de plus, il dut se faire violence pour ne pas se
+trahir, tant il était ému à la pensée qu'il pourrait se trouver seul
+dans le cabinet de Fouquier-Tinville, en tête-à-tête avec ces dossiers
+qui contenaient la mort, et qu'il rêvait de détruire pour anéantir les
+preuves qu'ils renfermaient.
+
+Cependant, il fallait feindre encore, et, poursuivant son rôle, il dit
+avec aplomb:
+
+--Merci pour ta bienveillance, citoyen. Je saurai m'en montrer digne.
+
+Il salua fièrement et sortit, tandis que Fouquier-Tinville se hâtait de
+se rendre à l'audience du tribunal, qui allait s'ouvrir à quelques pas
+de là. Joseph Moulette, très humilié de n'avoir pu assister à
+l'entretien, en attendait la fin avec impatience. Dès qu'il vit Bernard,
+il courut à lui:
+
+--Que t'a-t-il dit? demanda-t-il.
+
+Mais Bernard, le prenant de haut, répondit d'un ton pénétré.
+
+--Le citoyen accusateur public m'a fait défense de répéter à qui que ce
+soit les propos qu'il m'a tenus. Sûrement, il t'en fera part. Mais c'est
+un soin que je suis contraint de lui laisser.
+
+Joseph Moulette n'osa insister, et, quel que fût son dépit, il parvint à
+le dissimuler.
+
+--La défense qui t'est faite est sacrée pour moi comme pour toi, fit-il.
+Garde-toi de l'enfreindre.
+
+--Que devrai-je dire de ta part à mon oncle? reprit Bernard.
+
+--Rien, sinon qu'il se hâte d'agir. Tu as entendu Fouquier-Tinville me
+réclamer le dossier de la ci-devant Jussac. Il serait fâcheux que ma
+bonne volonté fût impuissante. Notre opération serait manquée.
+
+--Heureusement, tu pourras lui livrer celui d'Isabelle Lebrun qu'il t'a
+réclamé aussi, observa Bernard.
+
+--Oh! celui-là, il l'aura dans trois jours et beaucoup d'autres en même
+temps. C'est un loup affamé, ce Fouquier-Tinville, ajouta Joseph
+Moulette en souriant ironiquement; il faut tromper sa faim.
+
+Pressé de revoir Valleroy et de lui révéler les détails de son entrevue
+avec l'accusateur public, Bernard n'eut pas la patience d'attendre
+jusqu'au lendemain. Dans l'après-midi, il retourna à la prison du
+Luxembourg dont les grilles, sur le vu du sauf-conduit qui lui avait été
+délivré le matin, s'ouvrirent devant lui. Libre de circuler à travers
+les bâtiments, il se mit à la recherche de Valleroy et finit par le
+découvrir dans un corridor, non loin de la cellule où était enfermée la
+chanoinesse de Jussac.
+
+--Toi, encore! s'écria Valleroy. Qu'arrive-t-il?
+
+--Il arrive qu'à moins d'un miracle, tante Isabelle est perdue et que
+Mme de Jussac le sera bientôt.
+
+Et Bernard répéta à son ami les paroles de Fouquier-Tinville.
+
+--Joseph Moulette, excité par sa cupidité, ajouta-t-il, trouvera moyen
+de retarder la comparution de la chanoinesse devant le tribunal. Mais,
+n'ayant pas de motifs pour déployer les mêmes efforts en faveur de tante
+Isabelle, il va se hâter de préparer son dossier. Il le livrera, et,
+alors, c'est la mort.
+
+--Il ne faut pas qu'il le livre, s'écria Valleroy.
+
+--Comment l'en empêcher?
+
+--Tu lui diras qu'Isabelle Lebrun est une ancienne amie de la
+chanoinesse, que je les ai mises dans la même cellule, qu'avant peu,
+rapprochées par la communauté de leur sort, elles n'auront plus de
+secrets l'une pour l'autre et que tout ce qui aura été confié par
+celle-ci à celle-là, je le saurai; que je suis sûr en conséquence de
+connaître bientôt le secret de Mme de Jussac, mais à la condition que
+les jours d'Isabelle Lebrun soient prolongés. Si elle meurt, je ne
+réponds de rien.
+
+--Oh! voilà qui est bien trouvé! dit Bernard avec admiration. Nous
+gagnerons ainsi un peu de temps. Mais en gagnerons-nous assez? Et
+pourras-tu user longtemps de ce stratagème?
+
+--J'ai confiance en Dieu. Il ne voudra pas laisser périr ces deux nobles
+créatures. Il étendra sa main pour les protéger, j'en suis sûr. Vois-tu,
+Bernard, continua Valleroy avec conviction, les Parisiens commencent à
+se lasser de voir verser des flots de sang. Après les avoir terrorisés,
+Robespierre les irrite; ils sont las de son joug, et, un de ces jours,
+ils se soulèveront. Déjà, dans la Convention, les ennemis de cet homme
+commencent à relever la tête; ils s'agitent...
+
+--Tu crois qu'ils oseront se révolter?
+
+--Je crois surtout à une réaction.
+
+--Ce que tu penses, le P. David le pense aussi. Depuis quelque temps, il
+a repris confiance et ne cesse de répéter que le règne des méchants va
+finir.
+
+--Alors, nos amis seront sauvés!
+
+--Le ciel t'entende! murmura Bernard. Mais, dis-moi, ajouta-t-il, as-tu
+pu t'entretenir avec tante Isabelle?
+
+--Quelques instants seulement, assez cependant pour savoir que ses
+malheurs, depuis que nous l'avons perdue, ont égalé son courage. Relevée
+grièvement blessée sur le champ de bataille de Nerwinde, elle fut
+transportée par des Français fugitifs, d'abord à Bruxelles, puis à Mons
+et de là à Lille, où elle fut soignée à l'hôpital et emprisonnée après
+sa guérison.
+
+--Emprisonnée! Pourquoi?
+
+--À l'hôpital, on trouva dans ses vêtements des lettres d'émigrés
+qu'elle avait emportées en quittant Liège. Ces lettres ont servi de base
+à l'accusation dressée contre elle.
+
+--Et il a fallu plus d'une année pour la dresser?
+
+--Oui, plus d'une année. Pauvre tante Isabelle, que de souffrances, que
+d'angoisses! D'abord, trois mois à l'hôpital; puis oubliée dans les
+prisons de Lille; enfin, une instruction longue et vexatoire, rendue
+plus longue par les exigences du Comité de surveillance de Paris qui
+avait jugé l'affaire assez grave pour vouloir en connaître lui-même et
+qui, plus tard, a exigé que l'accusée fût amenée ici. Et pour rendre
+plus cruelle cette persécution, l'inconsolable douleur d'avoir perdu
+Nina!
+
+--Mais, maintenant, elle doit savoir que Nina est vivante! Tu le lui as
+dit, n'est-ce pas?
+
+--Oui, je le lui ai dit, et cette nouvelle a cicatrisé la plus profonde
+plaie de son coeur meurtri. Mais la chère créature est encore bien
+accablée! Pour lui rendre confiance après tant de déceptions et
+d'épreuves, il faudrait la liberté et les caresses de sa fille adoptive.
+
+--Ne puis-je la voir, ne fût-ce qu'une minute? supplia Bernard.
+
+Valleroy ne répondit pas. Mais, après avoir regardé autour de lui et
+s'être assuré que le corridor était désert en ce moment, il alla tirer
+les verrous d'une porte qu'il entr'ouvrit en faisant signe à Bernard
+d'avancer. Bernard s'approcha et, par l'entre-bâillement, il vit tante
+Isabelle et Mme de Jussac. Au bruit des gonds, elles s'étaient levées et
+se tenaient débout dans un angle de leur étroite cellule, l'inquiétude
+aux yeux, effarées et toutes pâles. Mais à l'aspect de l'enfant qui leur
+envoyait de la main des baisers, leur visage se transfigura.
+
+--J'embrasserai Nina pour vous deux!
+
+Bernard leur jeta ces mots d'une voix éteinte. Mais elles les
+entendirent, et ce fut, dans les ténèbres de leur prison un rayon de
+soleil qui les réchauffa pour tout le jour, et porte se referma sans
+bruit.
+
+--Maintenant, sauve-toi, mon Bernard, dit Valleroy. Tu verras plus
+longuement les nobles femmes à une heure plus propice; Quant à toi
+songe, cher enfant, que, hors de cette prison, tu es leur unique appui;
+que moi-même je n'ai d'autre complice que toi et ne peux compter que sur
+toi pour tirer parti de la cupidité du citoyen Moulette et pour
+détourner d'elles la férocité du tigre Fouquier-Tinville.
+
+--Oh! nous les sauverons! s'écria Bernard.
+
+À dater de ce jour, tous les matins, à la même heure, on eût pu voir
+Bernard à la prison du Luxembourg et au Palais de Justice. À la prison,
+il échangeait quelques mots avec Valleroy qui lui confiait, à d'assez
+fréquents intervalles, une communication pour Joseph Moulette ou un
+message pour Fouquier-Tinville. Au Palais de justice, il traversait
+gravement les salles d'attente remplies de solliciteurs. Cuirassant son
+coeur contre les émotions et la colère, il pénétrait chez Joseph Moulette
+et même dans le cabinet de Fouquier-Tinville, où, sous prétexte
+d'attendre l'accusateur public, il lui arrivait de rester seul. C'est
+ainsi qu'il parvint à se rendre compte que chaque jour, en arrivant à
+son bureau, Fouquier-Tinville tirait de son carton quelques dossiers
+pour les envoyer au tribunal, prenant ordinairement ceux qui se
+trouvaient au-dessus, ne touchant presque jamais à ceux qui se
+trouvaient au-dessous, plus pressé de fournir des victimes au bourreau
+que de les choisir. Il constata encore que, chargé de besogne, détourné
+à tout instant, par des incidents imprévus et multiples, des affaires
+qu'il avait paru suivre, le terrible accusateur les oubliait, arrivant à
+la fin de ses fiévreuses journées sans avoir pu épuiser les occupations
+qu'il s'était proposées le matin. Ces circonstances frappaient Bernard.
+Il se promettait d'en tirer parti au profit de tante Isabelle et de Mme
+de Jussac.
+
+Plusieurs semaines s'écoulèrent ainsi sans amener de changement dans la
+situation des deux prisonnières. Il semblait même qu'on ne songeait plus
+à elles, et Valleroy, heureux d'avoir gagné du temps, se flattait d'en
+gagner encore. Au commencement du mois de juin, ou, pour parler comme le
+calendrier républicain, à la fin de prairial, Bernard, en arrivant un
+matin au Palais de justice, ne trouva pas Joseph Moulette dans la pièce
+où il se tenait ordinairement. Il allait s'enquérir des motifs de son
+absence, quand Fouquier-Tinville apparut, traversant cette pièce pour se
+rendre à l'audience.
+
+--Tu cherches Joseph Moulette? dit-il à Bernard. Tu ne le reverras pas.
+Ce misérable a été surpris en flagrant délit de trahison. Il usait des
+pouvoirs dont je l'avais investi pour soustraire des coupables à la
+justice du peuple et leur vendre ses services. Son crime est grand et il
+le payera de sa tête. Médite cet exemple, et, puisque je t'ai accordé ma
+confiance, songe au châtiment que subiront ceux qui l'ont trompée. Il
+attend ceux qui la tromperaient.
+
+Il sortit, laissant Bernard terrifié par la perspective des périls que
+l'arrestation de Joseph Moulette créait à ses amis et à lui-même. En
+toute autre circonstance, il se fût réjoui de l'événement qui le
+vengeait du personnage qu'il considérait comme l'artisan le plus actif
+de son malheur. Mais il craignait que le coquin, en se voyant perdu, ne
+voulût perdre du même coup ceux qui s'étaient servis de lui, et il
+quitta le Palais de justice en proie à la plus vive inquiétude.
+Lorsqu'au bout de vingt-quatre heures il y revint, il était anxieux,
+pressé de savoir si ses amis et lui-même n'étaient pas compromis dans
+l'aventure de Joseph Moulette. Et comme, avec une réserve prudente, il
+cherchait à s'en informer, un des employés du bureau lui apprit que le
+secrétaire de Fouquier-Tinville, arrêté, dans son lit, la veille, à 5
+heures du matin, avait été conduit à la prison du Plessis, non sans
+avoir énergiquement protesté de son innocence et s'être réclamé des
+habitants d'Épinal. L'ordre était donné d'instruire son procès. Mais,
+sans doute, ce procès traînerait en longueur, et comme Joseph Moulette
+comptait parmi ses compatriotes des défenseurs ardents il ne désespérait
+pas de dérober sa tête au bourreau.
+
+Ces renseignements ne rassurèrent Bernard qu'à demi. Ils permettaient de
+penser que le prévenu serait oublié au fond de sa prison, et que tant
+qu'il ne verrait pas sa vie menacée, il s'abstiendrait de toute
+révélation compromettante pour ses complices. Mais son arrestation n'en
+mettait pas moins les prisonniers du Luxembourg à la merci de
+Fouquier-Tinville, et c'est de cela, surtout, que Bernard s'alarmait. Ce
+même jour, sous l'influence de ses alarmes, il pénétra dans le cabinet
+de l'accusateur public. Avec une témérité qui pouvait lui coûter la vie,
+il alla droit au carton où étaient enfermés les dossiers, l'ouvrit et
+tira ceux du dessus. Sur l'un d'eux, il lut ce nom: «Ci-devant
+chanoinesse de Jussac»; sur l'autre: «Isabelle Lebrun».
+
+Elles étaient là, les pièces accusatrices, les preuves accablantes.
+Allait-il les détruire? Non, car si Fouquier-Tinville s'apercevait de
+leur disparition, il en demanderait compte. Seulement, il les glissa
+sous les autres, tout au fond du carton, en se promettant de venir
+s'assurer tous les jours qu'elles étaient à la même place.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+HÉROÏSME DE FEMME
+
+
+On était maintenant en plein été et le mois de thermidor venait de
+commencer. Dans le calendrier républicain, inauguré l'année précédente,
+le 1er thermidor correspondait au 19 juillet. À cette époque, une
+protestation lente et sourde commençait à s'élever contre la Terreur.
+Elle montait de toutes parts, cette protestation. Elle se dressait en
+face de Robespierre devenu, depuis la chute des Girondins, le maître
+tout-puissant de la France; en face de ses complices, Couthon et
+Saint-Just, membres comme lui du Comité de Salut public, et des nombreux
+exécuteurs de leurs volontés. Ceux qui la formulaient n'étaient pas
+seulement terrorisés, c'étaient aussi les premiers terroristes que
+Robespierre avait espéré anéantir en frappant Danton et qui maintenant
+relevaient la tête, devenaient menaçants, appuyés sur la réaction que
+provoquait l'abus qu'il avait fait de son pouvoir.
+
+Lui-même comprenait la nécessité d'arrêter la Terreur. Il le proclamait
+en déclarant que seuls les tyrans et les aristocrates devaient subir les
+rigueurs des lois et que, désormais, les innocents devaient être
+épargnés. Mais arrêter la Terreur n'était point facile à ceux qu'on
+accusait de l'avoir déchaînée, et de plus en plus, la Convention, où il
+comptait plus d'ennemis que d'amis, s'attachait à le leur faire
+comprendre. Lancés sur la pente où d'autres avant eux avaient glissé,
+nul frein ne pouvait les y retenir. Ils étaient condamnés à aller
+jusqu'au bout et à périr par les armes qu'ils avaient forgées. Tout
+appel à la modération formulé par eux ne pouvait que les affaiblir, et
+tout retour en arrière leur était interdit. C'est en vain qu'ils
+s'efforçaient de résister à l'évidence, elle les écrasait. L'instrument
+dont ils avaient abusé s'énervait, se paralysait entre leurs mains, et
+en même temps qu'éclatait pour eux la nécessité de fortifier par un acte
+énergique, avec l'appui de la Commune et des clubs, leur pouvoir
+ébranlé, un parti se formait dans la Convention pour les renverser.
+
+Au 1er thermidor, cette situation se posait nettement, grosse de
+complications prochaines et de crises violentes. Les Parisiens, chaque
+jour, à leur réveil, se demandaient qui allait l'emporter de la faction
+de Robespierre, ayant avec elle et pour elle le club des Jacobins, la
+Commune et les principaux chefs de la garde nationale, ou de la
+coalition des réactionnaires que la Convention comptait dans son sein.
+En attendant le dénouement, et comme pour se le rendre plus sûrement
+favorable, les terroristes redoublaient de rigueurs et de cruautés. Le
+tribunal révolutionnaire ne cessait pas de condamner, la guillotine
+d'exécuter, et alors qu'ils n'avaient jamais été plus près de la
+délivrance, les Parisiens pouvaient craindre de n'être jamais délivrés.
+La physionomie de Paris était lamentable. La ville appartenait aux
+brigands. Les honnêtes gens évitaient de se montrer dans les rues. Avec
+l'été revenu, la misère, dont on avait tant pâti durant les mois
+d'hiver, perdait son caractère aigu, non que les privations fussent
+moindres, mais parce que, grâce à la belle saison, on les supportait
+mieux.
+
+Il n'y avait jamais eu plus grand encombrement dans les prisons. Les
+vides qu'y faisait le bourreau étaient comblés aussitôt, grâce à des
+arrestations nouvelles. Le pain manquait ainsi que la viande. Les
+citoyens étaient à la ration, et la difficulté de se procurer des vivres
+devenait telle que des familles entières souffraient de la faim. Il
+était clair que cet état de choses ne pouvait durer. Cependant, si grave
+qu'il fût, la chanoinesse de Jussac et tante Isabelle avaient jusqu'à ce
+jour échappé à la mort. Il est vrai que l'accusateur public
+Fouquier-Tinville, emporté maintenant par une folie homicide poussée au
+paroxysme, avait chaque jour tant d'arrêts de mort à signer qu'il les
+signait sans les lire, et que pour fournir un aliment à l'activité du
+tribunal révolutionnaire, comme à celle du bourreau, il leur envoyait
+des victimes sans se demander si elles étaient innocentes ou coupables.
+C'est au hasard et non d'après une volonté raisonnée qu'il les
+désignait, prenant dans l'énorme tas de dossiers que lui envoyait le
+Comité de Sûreté générale ce qui tombait sous sa main, négligeant même
+d'établir l'identité des prévenus, si bien qu'il arrivait que ceux
+auxquels on ne songeait pas étaient conduits à l'échafaud à la place de
+ceux qu'on avait voulu y envoyer.
+
+Si la chanoinesse de Jussac et tante Isabelle étaient encore épargnées,
+si jamais le dossier contenant l'acte d'accusation dressé contre elles
+ne se présentait aux mains de Fouquier-Tinville, c'est que Bernard,
+habitué du cabinet de l'accusateur public, s'y introduisait tous les
+jours à l'heure où il était sûr de n'y rencontrer personne et
+enfouissait ce dossier sous les autres, avec l'espoir qu'on n'irait pas
+le chercher où il l'avait mis. Mais, en s'exposant ainsi pour les
+sauver, il ne se dissimulait pas que leur vie ne tenait qu'à un fil.
+Qu'il fût surpris au moment où il cachait la pièce accusatrice et tout
+était perdu. Il suffisait même qu'un jour, il lui fût impossible de se
+trouver seul dans le repaire de Fouquier-Tinville pour que le nom des
+deux prisonnières oubliées se présentât au souvenir ou aux yeux de ce
+dernier et pour qu'il les traduisît devant le tribunal. C'est là surtout
+ce que redoutait Bernard, ce qui lui suggérait les angoisses qu'il
+confiait au P. David, à Valleroy, à Kelner, et qu'ils ressentaient au
+même titre que lui.
+
+Cependant, depuis trois mois que la chanoinesse de Jussac et tante
+Isabelle étaient détenues à la prison du Luxembourg, l'espoir de la
+délivrance ne les avait pas un seul jour abandonnées. C'est à Valleroy
+qu'elles devaient le maintien de cet espoir, aux soins empressés qu'il
+ne cessait de leur prodiguer, à sa sollicitude toujours en éveil, qui
+les accompagnait à toutes les heures des longues et monotones journées
+de leur captivité. Quoiqu'il affectât de se montrer bienveillant et
+humain envers les nombreuses prisonnières placées sous sa surveillance,
+c'est surtout pour la chanoinesse et pour tante Isabelle qu'il se
+plaisait à adoucir les rigueurs du règlement de la prison. Elles
+jouissaient de toutes les faveurs qu'il pouvait accorder sans se
+compromettre. Elles en jouissaient avant de les avoir sollicitées. Elles
+vivaient librement dans la cellule où il les avait réunies. Elles
+pouvaient même y recevoir quelques-uns de leurs compagnons d'infortune,
+et comme, d'autre part, un lien d'étroite sympathie s'était formé entre
+elles, qu'elles y fussent en nombreuse compagnie ou seules, elles s'y
+trouvaient heureuses.
+
+Dès leur première rencontre dans l'étroite chambre elles s'étaient
+senties attirées l'une vers l'autre. En dépit de ses préjugés
+aristocratiques, la chanoinesse n'avait pas été longue à tomber sous le
+charme de tante Isabelle, à lui témoigner un tendre attachement, et
+celle-ci à payer en respectueuses et incessantes prévenances la dette
+qu'elle avait contractée envers la mère adoptive de Nina. Nina! c'était
+elle qui réunissait dans un même sentiment affectueux les deux pauvres
+captives; par elle, en parlant d'elle qu'elles se consolaient. Privées
+de voir l'enfant, ne sachant de son sort que ce que leur en disait
+Valleroy, elles se promettaient une égale joie de la retrouver un jour,
+de la reprendre sous leur protection. La chanoinesse allait même plus
+loin. Elle rêvait d'une rentrée triomphante au château de Jussac et s'y
+voyait à jamais établie entre Nina et tante Isabelle. Ces divers espoirs
+fréquemment et longuement caressés apaisaient les tristesses de la
+prison, et tante Isabelle déclarait qu'après les cruelles épreuves
+qu'elle avait subies, nulle existence ne lui eût semblé plus douce que
+celle qu'on menait au Luxembourg, si seulement elle avait été libre d'y
+garder Nina à côté d'elle.
+
+Cette vie, d'ailleurs, était presque joyeuse, comparée à celle des
+infortunés, détenus dans les autres prisons de Paris. Au Luxembourg, les
+prisonniers jouissaient d'une liberté relative. Ils pouvaient se réunir
+entre eux, se visiter, et même, avec un peu d'habileté, s'assurer, à un
+prix modéré, le droit de recevoir des communications du dehors, à la
+condition qu'elles auraient pour unique objet les nouvelles publiques ou
+le sort d'êtres chers et aimés. Brusquement, ces faveurs diminuèrent et
+finirent par être supprimées par une décision du bureau de la police
+générale, qui découvrit ou feignit de découvrir au Luxembourg une
+conspiration. Il y eut parmi les prisonniers des arrestations opérées.
+Plusieurs d'entre eux payèrent de leur vie le soupçon faux ou fondé
+qu'ils avaient encouru. La surveillance, dès ce moment, devint plus
+sévère.
+
+Mais, grâce à Valleroy, la chanoinesse et tante Isabelle n'eurent pas
+trop à en souffrir. La protection de leur gardien continua à veiller sur
+elles, leur évita les mesures vexatoires que d'autres durent supporter,
+sans que jamais les traitements dont elles étaient l'objet donnassent
+lieu à des protestations. On redoutait Valleroy parce qu'on le savait en
+relations avec Fouquier-Tinville, mais on l'aimait parce qu'il avait
+maintes fois employé son crédit à améliorer le sort des prisonniers, et
+ses protégées bénéficièrent autant de la reconnaissance qu'il méritait
+que des craintes qu'il inspirait. Quand Joseph Moulette fut arrêté,
+Valleroy partagea un moment l'effroi de Bernard et redouta comme lui
+d'être compromis par les dénonciations du citoyen président ou même par
+le souvenir de leurs relations en apparence amicales. Il s'attendit
+durant tout un jour à être décrété d'arrestation et ne respira que
+lorsqu'il apprit que Joseph Moulette s'était laissé emprisonner sans le
+désigner comme son complice.
+
+À ce moment, les échos du dehors commençaient à apporter dans la prison
+les rumeurs qui s'élevaient à travers Paris et présageaient la fin du
+pouvoir exécré de Robespierre. À partir du Ier thermidor, ces rumeurs se
+précisèrent. Elles annonçaient l'éclat des rivalités qui, depuis
+longtemps, s'étaient élevées entre le parti de Robespierre et la
+Convention. On racontait que Robespierre, appuyé sur les sections de
+Paris et de la garde nationale, voulait provoquer dans le sein même de
+la Convention un mouvement en sa faveur et l'écraser si elle lui
+résistait. Mais on disait celle-ci résolue à se défendre, à user de ses
+pouvoirs, pour mettre hors la loi quiconque méconnaîtrait son autorité,
+celui-là fût-il Robespierre.
+
+Dans ces nouvelles qui se pressaient et enfiévraient Paris, Valleroy
+puisait l'espérance de voir finir la captivité des milliers d'innocents
+qu'avaient incarcérés les terroristes. Il se croyait au terme de ses
+angoisses et goûtait une indicible joie à communiquer à ses protégées
+tous les bruits propres à faciliter leur confiance et la sienne.
+Maintenant, le matin venu, il attendait avec impatience l'heure qui
+devait amener Bernard au Luxembourg. Dès qu'il l'apercevait, il courait
+à lui, l'interrogeait, dévorait des yeux les journaux que lui apportait
+l'enfant. Puis il se hâtait d'aller répéter à Mme de Jussac et à tante
+Isabelle ce qu'il venait d'apprendre.
+
+C'est ainsi que le 8 thermidor, alors qu'entre les autorités rivales,
+Robespierre et la Commune d'un côté, et de l'autre, la Convention,
+parlant au nom de la loi, la lutte se préparait sans qu'on pût prévoir
+encore pour qui se prononcerait Paris, Valleroy se promenait à grands
+pas dans la cour du Luxembourg chauffée par le soleil de juillet, qui au
+même moment, incendiait les cervelles des Parisiens et ajoutait à leur
+exaltation. À tout instant, ses yeux se tournaient vers la grille
+d'entrée, exprimaient les anxiétés d'une attente prolongée et
+paraissaient interroger un être invisible et mystérieux. Soudain, un
+rayon de plaisir éclaira son visage. Mais ce ne fut qu'un éclair qui
+s'éteignit presque aussitôt dans un assombrissement soudain de sa
+physionomie. Bernard venait vers lui, non avec l'expression de gravité
+douce qu'il portait ordinairement sur le visage, mais livide, le regard
+effaré, les cheveux en désordre et tout essoufflé par la rapidité de sa
+course.
+
+Valleroy pressentit un malheur.
+
+--Qu'as-tu donc? lui demanda-t-il.
+
+--J'ai que le dossier de tante Isabelle n'est plus dans le carton de
+Fouquier-Tinville. Il y était hier avec celui de la chanoinesse; je les
+ai vus tous deux. Il n'y en a plus qu'un aujourd'hui.
+
+--On a enlevé l'autre! s'écria Valleroy écrasé par cette nouvelle.
+
+--On l'a enlevé pour l'envoyer au tribunal, sans doute.
+
+--Non, non, c'est impossible! Le ciel ne peut vouloir que tante Isabelle
+périsse, alors que nous sommes parvenus à la dérober jusqu'ici au
+bourreau et que, demain peut-être, la guillotine sera renversée! C'est
+impossible.
+
+Sa voix tremblait; des larmes montaient à ses yeux, coulaient sur ses
+traits où se révélait son désespoir, tandis que ses mains s'agitaient
+convulsivement.
+
+--Par grâce, Valleroy, supplia Bernard, domine-toi, ou tu vas te perdre.
+
+--Et qu'importe! soupira le pauvre garçon... Pourquoi vivre si tante
+Isabelle meurt?
+
+--Pourquoi vivre? Ne suis-je donc plus rien pour l'ami à qui je dois de
+n'être pas mort de douleur et de misère? Pourquoi vivre! As-tu oublié
+ton devoir? Valleroy n'appartient-il plus à Malincourt?
+
+Et comme dans la cour presque déserte personne ne s'occupait d'eux,
+Bernard saisit la main de son ami et la garda dans la sienne,
+s'efforçant, par cette étreinte, de le rappeler à lui-même.
+
+--Oui, tu as raison, reprit alors Valleroy, j'ai fait à ton père une
+promesse, celle de ne pas t'abandonner. Je dois la tenir, je la
+tiendrai. Mais je veux tenter de sauver tante Isabelle.
+
+--La sauver! Comment?
+
+--Je ne sais encore. Mais je trouverai. Dieu m'inspirera.
+
+Il poussa ce cri sans conviction, comme un soldat désarmé qui ne veut
+pas s'avouer vaincu. Sauver tante Isabelle, alors qu'elle serait appelée
+au tribunal et condamnée, était une tâche au-dessus de ses forces, et il
+le savait bien. Quant à la faire évader, il n'y fallait pas songer, les
+consignes étaient trop sévères et trop rigoureusement observées pour
+qu'on pût tenter de les enfreindre avec quelque chance d'y réussir. Il
+aurait fallu un miracle, et déjà, à cette époque, on ne croyait plus aux
+miracles.
+
+Ces objections s'élevaient dans la pensée de Valleroy, et pour la
+première fois depuis qu'il était venu s'enfermer au Luxembourg, il
+sentait s'ébranler les fermes espoirs qui, jusqu'à ce jour, avaient
+fortifié son énergie et sa confiance. Mais ce fut pire encore quand la
+lourde grille de l'entrée s'ouvrit avec fracas pour livrer passage à une
+charrette vide qu'escortaient des gendarmes et qui, après avoir franchi
+l'enceinte de la prison, vint s'arrêter devant le greffe. Oh! cette
+charrette, il la connaissait bien, étant accoutumé à la voir arriver
+tous les jours. C'était elle qui venait chercher les prisonniers pour
+les conduire au tribunal et de là à la mort, après une courte halte à la
+Conciergerie.
+
+--Tout est perdu! murmura Valleroy en désignant à Bernard le lugubre
+équipage.
+
+Et tous deux restèrent debout au milieu de la cour, immobiles, les
+jambes tremblantes, pendant que le chef de l'escorte descendait de
+cheval et entrait dans le bureau du greffier où il resta quelques
+instants. Quand il en sortit, il n'était pas seul. Il avait à ses côtés
+le gardien-chef de la prison et le greffier, ce dernier tenant à la main
+une feuille de papier sur laquelle étaient inscrits plusieurs noms.
+C'était la liste des détenus que réclamait l'accusateur public.
+
+--Qu'on fasse descendre tous les prisonniers, ordonna le gardien-chef en
+s'adressant à Valleroy.
+
+Valleroy, contraint d'obéir, rentra dans la prison, transmit l'ordre à
+ses camarades qui le répétèrent. Alors, ce fut, dans les corridors, des
+cris d'appel, des fracas de portes ouvertes et fermées, des bruits de
+pas sur les dalles, une rumeur de voix éplorées, à travers laquelle on
+était surpris d'entendre passer des rires. Et à tous les étages, de
+toutes les issues aboutissant aux escaliers, sortaient des gens de tout
+âge et de toute condition qui se hâtaient de descendre dans la cour où
+ils se rangeaient en demi-cercle, les vieillards appuyés aux bras
+d'hommes plus jeunes qui les soutenaient les femmes pressées et
+effarées, les unes contre les autres, la pâleur aux joues, mais se
+raidissant pour surmonter leur angoisse et ne pas paraître avoir peur.
+Le nombre de ces infortunés était considérable; c'est par centaines
+qu'on les comptait. Parmi eux, on distinguait des gentilshommes, dont
+quelques-uns portaient encore les riches costumes d'autrefois, des
+bourgeois des paysans, pour la plupart vêtus de noir; des grandes dames
+parées comme pour un jour de fête, des femmes du peuple, des prêtres,
+des religieuses et même des enfants. C'est dans toutes les classes
+sociales que la Terreur ramassait ses victimes.
+
+Bernard s'était jeté dans un coin et regardait, le coeur serré, ce triste
+spectacle, cherchant dans cette foule la chanoinesse de Jussac et tante
+Isabelle. Il s'étonnait de ne les avoir pas encore vues, quand, sur le
+seuil de la prison, apparut la chanoinesse, conduite par Valleroy.
+
+Alourdie par son embonpoint, appuyée sur sa haute canne, elle marchait
+lentement et vint se placer dans un groupe formé de gens qu'elle
+connaissait. Alors, un vieillard lui offrit son bras, et elle s'y
+suspendit, en prononçant des paroles de remerciement.
+
+Valleroy s'était rapproché de Bernard.
+
+--Et tante Isabelle? demanda ce dernier.
+
+--Elle est couchée, souffrante, et dormait encore, répondit Valleroy. Je
+n'ai pas osé la réveiller. Il sera toujours temps d'aller la chercher,
+si on l'appelle.
+
+À ce moment, l'appel commençait. Dans le silence, le greffier jetait les
+noms à haute voix. Homme ou femme, le prévenu désigné pour le bourreau
+disait rapidement adieu à ses compagnons, recevait leurs étreintes, et
+venait se ranger près de la charrette, entre les gendarmes.
+
+On n'entendait ni plaintes ni cris, à peine un gémissement répondant à
+la voix du greffier. Les douleurs restaient muettes, les larmes
+coulaient sans bruit, soit que l'habitude de voir mourir eût cuirassé
+les coeurs contre les émotions bruyantes, soit que ceux que la Terreur
+laissait encore vivre eussent compris qu'il importait de ne pas
+ébranler, par d'inutiles manifestations, le courage de ceux qui allaient
+quitter la vie. Quatorze personnes furent ainsi appelées. Valleroy et
+Bernard écoutaient cette funèbre énumération, saisis d'une horrible
+angoisse, espérant toujours que la liste était épuisée et que le nom de
+tante Isabelle n'y figurait pas.
+
+Mais, tout à coup, le greffier reprit:
+
+--Isabelle Lebrun, comédienne.
+
+Valleroy chancela, s'appuyant d'une main sur le bras de Bernard, et, de
+l'autre, étreignant sa poitrine en feu, sous sa veste d'uniforme.
+Personne ne répondait à l'appel du greffier.
+
+--Isabelle Lebrun, répéta ce dernier.
+
+Valleroy, dont relevait la prisonnière absente, s'attendait à être
+interpellé par le gardien-chef et à recevoir l'ordre d'aller la quérir,
+quand, soudain, il vit la chanoinesse de Jussac abandonner le bras sur
+lequel elle s'appuyait, sortir des groupes et s'avancer vers le
+gardien-chef, en disant:
+
+--Excusez-moi, Monsieur, je n'avais pas entendu.
+
+Il y eut dans les rangs de ceux qui la connaissaient comme un murmure de
+protestation. Mais, d'un regard impérieux, elle imposa silence à ses
+amis, et aucun d'eux ne dénonça son généreux mensonge qu'au milieu de
+cette foule de prisonniers les gardiens ne remarquèrent même pas.
+L'accusateur public leur demandait une femme; c'est une femme qu'ils lui
+livraient sans demander qui elle était. Quant à Valleroy, il s'était
+élancé pour protester à son tour, entraîné par l'ardent désir d'arracher
+la chanoinesse à la mort. Mais, sans que ni Bernard, ni personne l'eût
+retenu, il s'arrêta aussi épouvanté par ce qu'il allait faire que par ce
+qu'il laissait faire. D'un mot, il pouvait sauver Mme de Jussac. Il lui
+suffisait de pousser un cri, de signaler au greffier l'erreur
+volontairement commise par celle qui devait en être la victime. Mais,
+prononcer ce mot, pousser ce cri, signaler cette erreur, c'était perdre
+tante Isabelle, l'envoyer à la guillotine. Oh! qu'avec joie il eût, en
+ce moment, offert sa vie pour les délivrer toutes deux. Par malheur, en
+se perdant, il ne les aurait pas sauvées, et il se trouvait dans cette
+effroyable alternative d'avoir à laisser mourir l'une ou de condamner
+l'autre. Et tandis que ces pensées torturaient son esprit, ordre avait
+été donné aux prisonniers de monter dans la charrette. Maintenant, ils
+s'y trouvaient tous, les femmes assises sur des planches posées
+transversalement en guise de banquettes, les hommes debout.
+
+--C'est complet, cria le gendarme commandant l'escorte, qui venait de se
+remettre à cheval. En route!
+
+Et, comme une voiture de boucher chargée de moutons qu'on mène à
+l'abattoir, la charrette s'ébranla et roula lourdement sous la voûte du
+palais, tandis que les prisonniers à qui on permettait encore de vivre
+se désespéraient de toutes parts et que Bernard et Valleroy assistaient
+de loin à ce départ, consternés et pénétrés d'épouvante. Le fracas des
+roues se perdit dans une subite poussée de cris. C'était la foule massée
+au dehors qui accueillait de ses huées les prévenus dont commençait le
+supplice. La grille s'était déjà refermée que ces cris retentissaient
+encore. Bernard dit alors:
+
+--Si tante Isabelle, en s'éveillant, s'aperçoit de la disparition de la
+chanoinesse et apprend la vérité, elle ira se livrer pour son amie.
+
+Valleroy tressaillit.
+
+--Elle n'apprendra pas la vérité, fit-il brusquement. Je vais l'enfermer
+à clé dans sa cellule, et, jusqu'à demain, personne ne pénétrera auprès
+d'elle. Quant à toi, suis la charrette, et sache ce que va devenir Mme
+de Jussac.
+
+Ils se séparèrent, et Bernard sortit du palais en toute hâte. En marche
+vers la Conciergerie, par les rues tortueuses du quartier Latin, le
+convoi des prévenus, quand il le rejoignit, entrait dans la rue
+Dauphine, où déjà stationnait une grande foule venue là, non pour voir
+passer la sinistre charrette, mais pour commenter les événements qui se
+précipitaient et allaient mettre aux prises la Convention et la Commune.
+Cette foule rejetée à droite et à gauche, contre les maisons, par les
+gendarmes, regarda défiler le cortège sans pousser les ordinaires cris
+qu'en pareil cas, et depuis de si longs mois, la peur lui arrachait. Son
+attitude maintenant disait l'horreur du sang versé, la pitié pour les
+victimes, la haine des bourreaux et l'impérieux besoin de tirer
+vengeance de leurs forfaits.
+
+Ces sentiments, non encore hautement manifestés, éclataient avec tant de
+force dans l'expression des visages que les sans-culottes et les
+tricoteuses qui suivaient la charrette arrêtèrent leurs danses et leurs
+clameurs cannibalesques, dans la crainte de provoquer des protestations.
+Quelques voix même s'élevèrent en faveur des prévenus. Allait-on encore
+guillotiner ceux-là? N'était-ce pas assez d'avoir coupé le cou à des
+milliers d'innocents? Les juges et le bourreau ne se lasseraient-ils
+donc pas de leur sanglante besogne? Il y eut un moment où la foule
+devint menaçante. Les gendarmes se regardèrent et, aux signes échangés
+entre eux, on put deviner que si quelque tentative était faite pour
+délivrer les prisonniers, ils ne s'y opposeraient pas. Qu'un homme
+énergique et entreprenant se fût trouvé là, et les sans-culottes eussent
+été culbutés, les prévenus mis en liberté. Mais cet homme ne se
+rencontra pas et le peuple, si longtemps terrorisé, n'osa violer les
+lois. Robespierre vivait encore; il exerçait encore le pouvoir. À cette
+heure, il allait monter à la tribune de la Convention pour dévoiler les
+iniquités de ses ennemis, et ses partisans annonçaient qu'il en
+descendrait triomphant.
+
+Les prévenus arrivèrent donc sans encombre jusqu'au Pont-Neuf. Là, leur
+escorte se resserra autour d'eux et on atteignit ainsi la Conciergerie
+dont les portes s'ouvrirent pour les recevoir et se refermèrent
+aussitôt. Alors, Bernard se rendit au Palais de justice et entra dans la
+salle où le tribunal révolutionnaire allait tenir son audience. Il
+attendit une heure environ, perdu parmi les spectateurs qui se
+pressaient dans l'espace réservé au public. Puis il vit entrer
+successivement l'accusateur public Fouquier-Tinville, les juges, en tête
+desquels marchait leur président Dumas, et enfin les accusés désignés
+pour comparaître les premiers.
+
+Leur procès fut bref. Un interrogatoire sommaire, le réquisitoire de
+l'accusateur public, la condamnation et ce fut tout. La chanoinesse de
+Jussac comparut à son tour. Assurément, si elle eût révélé son nom,
+évoqué le souvenir de son frère mort au service de la République, on
+n'eût osé la condamner. Mais aux premières questions qui lui furent
+posées, elle répondit:
+
+--Je me nomme Isabelle Lebrun.
+
+--Tu as conspiré avec les ennemis de la patrie, lui dit le président. Tu
+étais à Coblentz, à Bruxelles, à Liège, partout où se tramaient des
+complots.
+
+--J'y étais et j'ai conspiré, répliqua-t-elle. Condamnez-moi.
+
+On la condamna. Elle écouta l'arrêt, la tête haute, un sourire
+dédaigneux sur les lèvres. Les sentences prononcées à cette audience
+reçurent leur exécution le même jour, comme si Fouquier-Tinville, en
+prévision des événements qui se préparaient, eût voulu hâter le supplice
+des condamnés que ces événements auraient sauvés. C'est ainsi que périt,
+victime de son héroïque dévouement, la chanoinesse de Jussac. Quant à
+tante Isabelle, elle devait ignorer longtemps en quelles circonstances
+elle avait été sauvée, Valleroy ayant jugé prudent de les lui taire pour
+ne pas accroître la vive douleur qu'elle ressentit en apprenant la mort
+de sa compagne de captivité.
+
+Le 9 thermidor, dans l'après-midi. Robespierre, son frère, et ceux de
+ses collègues du Comité de Salut public qui avaient pris parti pour lui
+étaient décrétés d'arrestation par la Convention nationale et mis hors
+la loi. Le lendemain, après des tragiques péripéties qui appartiennent à
+l'histoire, ils montaient sur l'échafaud et y recevaient la mort de la
+main du même bourreau par lequel ils avaient fait verser à flots le sang
+des innocents, celui de leurs rivaux et de leurs complices. Ce jour-là
+Paris et la France se crurent délivrés. Ils se trompaient. Leurs maux
+n'étaient pas finis. Longtemps encore ils devaient subir d'autres
+tortures et connaître d'autres douleurs. Mais à ce premier moment, ils
+respiraient, soulagés; ils s'attachaient passionnément à l'espoir d'un
+avenir réparateur, et l'allégresse était générale parmi tous ceux qui,
+si longtemps, avaient été menacés, opprimés et persécutés. Ce qui
+ajoutait à la joie publique, c'est que partout s'ouvraient les prisons,
+et que les détenus étaient mis en liberté, tandis que les suspects qui,
+durant la Terreur, s'étaient tenus cachés, osaient enfin se montrer dans
+la rue.
+
+Vers la fin de cette émouvante journée, dans une salle du ci-devant
+hôtel de Malincourt, tante Isabelle, Nina, Bernard, Valleroy et le P.
+David étaient réunis. Après un court repas servi par Kelner et par Rose,
+les coudes sur la table, ils s'entretenaient des événements passés et
+des pauvres morts tombés en chemin au cours de ces émouvantes aventures.
+Tout à coup et comme la conversation semblait languir, Valleroy, assis à
+côté de tante Isabelle, désigna Nina qui jouait avec Bernard sous le
+regard attendri de l'ancien moine bénédictin et dit à demi-voix:
+
+--Vous souvenez-vous, tante Isabelle, de l'entretien que nous eûmes, sur
+le bateau de Coblentz, la première fois que nous nous vîmes, voici deux
+ans?
+
+--Quel entretien? demanda la jeune femme.
+
+--Je vous disais que nous avions tous deux, vous et moi, une tâche
+égale, un enfant à protéger et à élever et que, pour m'aider à préparer
+aux devoirs de la vie celui qui m'était confié, je voudrais une compagne
+comme vous. «Elle serait une mère pour lui, ajoutais-je, et je serais un
+père pour Nina.»
+
+--Oui, je me souviens, répondit tante Isabelle avec mélancolie.
+
+--Bernard sera bientôt un homme, reprit Valleroy; mais, en attendant
+qu'il le devienne, une maternelle influence lui serait nécessaire. Quant
+à Nina, elle est si jeune encore qu'elle aura longtemps besoin d'une
+sollicitude telle que la vôtre et d'un appui tel que le mien, de telle
+sorte que le voeu que j'exprimais il y a deux ans n'a rien perdu de sa
+raison d'être. Ne pensez-vous pas comme moi?
+
+--Oui, je pense comme vous.
+
+--Alors, ce voeu, voulez-vous le réaliser, tante Isabelle? Si vous me
+jugez digne de vous, voulez-vous être ma femme?
+
+Et la main ouverte sur la table, le regard anxieux et suppliant, il
+implorait une réponse favorable. Tante Isabelle ne la fit pas longtemps
+attendre. Pendant quelques minutes, elle resta silencieuse et
+recueillie, les yeux à demi clos, comme si elle interrogeait sa raison
+et son coeur. Puis elle se redressa, et, laissant tomber sa main dans
+celle qui la sollicitait, elle répondit:
+
+--Je le veux bien, Monsieur Valleroy.
+
+Ce même soir, Joseph Moulette parvenait à sortir de la prison du Plessis
+où il avait été enfermé par ordre de Fouquier-Tinville. À lui comme à
+d'autres, la chute de Robespierre apportait le salut. Mais ce salut, il
+le devait au hasard seulement, car il n'avait cessé, depuis le
+commencement de la Révolution, d'être pour les oppresseurs contre les
+opprimés. Aussi, redoutant d'être recherché comme jacobin et de devenir
+victime de la réaction qui commençait, s'empressait-il de quitter Paris.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+RETOUR À SAINT-BASLEMONT
+
+
+Une lourde chaise de poste chargée de bagages et contenant cinq
+voyageurs, sans compter le postillon, venait de traverser au grand trot
+des quatre chevaux qui y étaient attelés un des pittoresques vallons
+qu'on rencontre à l'entrée des Vosges. On était en l'an III de la
+République une et indivisible, au mois de brumaire, c'est-à-dire en
+octobre 1794, vers le milieu de l'après-midi. Des nuages grisâtres
+voilaient le fond du ciel et, lorsqu'à de longs intervalles, ils se
+déchiraient sous les efforts du soleil automnal, ce n'était que pour
+laisser passer de pâles rayons impuissants à égayer la mélancolie du
+paysage sur lequel soufflait un vent sec et rude, qui emportait dans ses
+courtes rafales les dernières feuilles des arbres, desséchées et
+jaunies.
+
+Au sortir du vallon, la route se bifurquait. D'un côté, elle allait vers
+Épinal; de l'autre, par une montée très dure, vers le village de
+Saint-Baslemont qu'on apercevait au sommet du coteau que couronnait,
+comme une forteresse, le vieux château apporté en dot au comte de
+Malincourt par la riche héritière qu'il avait épousée. C'est cette
+montée que prirent les chevaux, en ralentissant leur allure.
+
+Par des sentiers pierreux, la voiture s'éleva, dominant de plus en plus
+les prairies, les vignes, les forêts, au fur et à mesure que
+s'élargissait l'espace, vu de plus haut, dans son cadre de collines qui
+se violaçaient sous la lumière assombrie du jour déclinant.
+
+--Réveille-toi, Bernard, dit tout à coup l'un des voyageurs, en
+s'adressant au chevalier de Malincourt qui sommeillait dans le fond de
+la voiture entre Nina endormie et tante Isabelle pensive, dans son coin.
+
+--Où sommes-nous donc, Valleroy? demanda Bernard en frottant ses yeux
+encore appesantis.
+
+--Nous arrivons à Saint-Baslemont et, comme je l'avais prévu, nous y
+arrivons avant la nuit.
+
+Bernard, sans répondre, allongea le cou par-dessus les genoux de tante
+Isabelle, pour passer la tête à la portière afin de voir plus vite la
+maison où s'était écoulée son heureuse enfance et d'où il s'était enfui
+deux ans auparavant. Mais il ne vit rien qu'un grand mur du haut duquel
+tombait, sur les pierres moussues, un épais rideau de lierre et coupé,
+çà et là, par intervalles, de brèches qu'avait ouvertes le temps ou la
+main des malfaiteurs. Par ces brèches, le regard pénétrait dans le parc
+mais sans en percer les profondeurs, tant étaient pressés et branchus
+les troncs des arbres. Bernard se rejeta dans le fond de la voiture,
+dépité de n'avoir pu même apercevoir la façade grise dont sa mémoire
+conservait le souvenir, ni les vieilles tours de Saint-Baslemont. Puis,
+se tournant vers sa petite amie que venaient d'éveiller ses mouvements:
+
+--Nina, fit-il, nous allons entrer dans mon château.
+
+--Où est-il, ton château? interrogea Nina.
+
+--Là, parmi ces arbres, répondit Bernard.
+
+--Ne te hâte pas de le déclarer tien, mon petit, intervint alors
+Valleroy. Savons-nous seulement en quelles mains il est tombé et si
+elles voudront nous le restituer?
+
+--Qu'on nous le restitue ou non, il n'en est pas moins la propriété de
+mon frère et la mienne, l'héritage de nos parents. On a pu nous en
+déposséder. Ce n'est pas ce qui nous empêche d'en être les maîtres
+légitimes, les seuls. N'ai-je pas raison, tante Isabelle?
+
+--Vous avez raison, Monsieur Bernard. Mais il ne faut pas le crier trop
+vite ni trop haut.
+
+--Ne pas crier si je suis dépouillé! répliqua Bernard avec impétuosité.
+On me vole et je n'ai pas le droit de crier: «Au voleur!»
+
+--Ce n'est pas le droit que je conteste, objecta tante Isabelle. Je dis
+qu'il est prudent, par les temps où nous sommes, de ne pas se lancer à
+l'aventure dans des réclamations bruyantes que la résistance des
+détenteurs actuels de votre bien, appuyés sur les lois, rendrait
+inutiles et que tout acte de violence rendrait dangereuses. Interrogez
+le P. David, Monsieur Bernard. Je suis sûre qu'il sera de mon avis.
+
+Assis à côté de Valleroy, le P. David suivait ce débat en silence, mais
+un sourire sur les lèvres comme s'il eût été satisfait d'assister à
+cette éclosion de virile énergie dans l'âme de Bernard qu'il considérait
+un peu comme son ouvrage. Interpellé par tante Isabelle, il répondit:
+
+--Votre droit n'est pas contestable, Bernard. Mais les jacobins en ont
+violé beaucoup d'autres qui n'étaient pas moins sacrés et que leurs
+victimes ne recouvreront jamais. Ils ont, par des lois arbitraires,
+sanctionné leurs iniquités et ils ont coupé le cou à ceux qui
+protestaient contre ces lois.
+
+--Ce temps est passé, mon Père. Robespierre n'est plus.
+
+--Ses successeurs valent-ils mieux que lui? demanda le vieillard d'un
+air de doute. Avant de quitter Paris, Valleroy, après avoir établi votre
+qualité d'héritier du comte de Malincourt, a fait constater que vous
+n'avez pas été porté sur la liste des émigrés et qu'en conséquence, vous
+n'êtes pas déchu de votre droit à l'héritage de vos parents. On lui a
+répondu qu'après leur mort, leurs biens ont été confisqués et mis en
+vente, et vous savez quelles démarches longues et multipliées il a dû
+faire pour obtenir que, si le château de Saint-Baslemont n'a pas trouvé
+d'acquéreur, mais dans ce cas seulement, vous en soyez considéré comme
+propriétaire.
+
+--Alors, s'il y a eu un acquéreur?... fit Bernard.
+
+--S'il y a eu un acquéreur, vous ne rentrerez en possession de votre
+bien qu'autant qu'il voudra bien vous le revendre. C'est inique; mais
+cela est ainsi.
+
+Bernard ne protesta pas. Mais son attitude révélait qu'il n'était pas
+convaincu.
+
+--Ajoutez, mon Père, reprit Valleroy, que la décision qui rend au
+chevalier son héritage, s'il n'a pas passé dans des mains étrangères,
+constitue une rare faveur; qu'elle n'a été rendue que parce que j'ai pu
+acheter les bonnes grâces de ceux qui étaient chargés de la rendre, et
+surtout parce qu'ils ignoraient que Bernard a été émigré de fait. Mais
+cette circonstance peut être divulguée, et alors nos efforts auraient
+été inutiles. Les lois contre les émigrés sont toujours en vigueur.
+
+--La sagesse ne t'abandonne jamais, Valleroy, murmura Bernard vaincu par
+ce raisonnement et déjà résigné. Je me tairai, quoi qu'il arrive; je
+serai prudent et j'approuve d'avance ce que tu feras.
+
+Le silence recommença dans l'intérieur de la voiture qui continuait à
+gravir la côte de Saint-Baslemont, et l'on n'entendit plus que le bruit
+des roues écrasant les cailloux et le pas régulier des chevaux sur la
+route montante.
+
+Trois mois s'étaient écoulés depuis la chute de Robespierre. La France
+respirait, délivrée du sanglant cauchemar qui, durant deux ans, avait
+pesé sur elle. Peu à peu, elle prenait une physionomie nouvelle par
+suite du rétablissement de la vie sociale et de la vie domestique. Le
+luxe longtemps proscrit réapparaissait dans les rues de Paris comme dans
+les maisons! L'or recommençait à circuler. Les salons se rouvraient, non
+ceux de la noblesse que la peur et des lois rigoureuses non encore
+abolies retenaient à l'étranger, mais ceux de la bourgeoisie qui se
+hâtait de ressaisir son influence. Chacun se sentait redevenir libre.
+Sur les visages, si longtemps en larmes, des sourires révélaient
+l'allégement des âmes.
+
+Cet allégement, il est vrai, n'était pas sans contrainte. Le coup de
+thermidor qui avait renversé Robespierre s'était produit plutôt comme un
+accident brutal et inattendu, aux effets passagers, que comme un
+événement venant en son temps et à son heure, avec un caractère
+définitif. On ne pouvait oublier que les personnages qui s'étaient
+déclarés brusquement contre Robespierre avaient été ses complices, que
+ses crimes étaient leurs crimes, et que, durant la Terreur, ils ne
+s'étaient montrés ni moins impitoyables, ni moins féroces que lui. Sur
+les mains de Tallien, de Barrère, de Collot d'Herbois, de Fouché, de
+Fréron, de Barras, de tous ceux qu'on appelait les thermidoriens, il n'y
+avait pas moins de sang que sur les siennes. S'ils s'étaient décidés à
+faire le siège de son pouvoir, c'est qu'ils avaient craint de devenir
+ses victimes. En l'envoyant à la mort, ils s'étaient moins préoccupés de
+faire cesser la Terreur que de sauver leur tête. Mais, à peine maîtres
+du gouvernement, ils avaient confirmé les mesures déjà votées contre les
+émigrés et les prêtres, et il n'était pas sûr que si quelque événement
+menaçait leur puissance, ils n'eussent recours, pour la consolider ou la
+défendre, à ces mêmes terroristes parmi lesquels ils comptaient tant
+d'anciens alliés et qui, même lorsqu'ils étaient traqués et proscrits,
+ne se résignaient pas à leur défaite.
+
+Ces circonstances paralysaient encore les espoirs conçus au lendemain du
+9 thermidor et maintenaient sur la France une anxieuse inquiétude. On
+s'efforçait cependant de la dissimuler ou de l'oublier. On se jetait
+avec d'autant plus d'ardeur dans la vie reconquise qu'on avait été plus
+près de la mort. Ce qui caractérisait la réaction soudain déchaînée
+c'était le besoin de représailles et de vengeances qui animait les
+coeurs. De toutes parte, elles commençaient à s'exercer, faisant succéder
+aux crimes qu'elles voulaient châtier d'autres crimes non moins
+abominables. Dans le Midi, c'étaient des massacres où périssaient par
+centaines coupables et innocents; un peu partout des assassinats isolés,
+quelques-uns aggravés par la cruauté des raffinements ajoutés au
+supplice. Pour assouvir ces fureurs, des bandes s'étaient formées. Elles
+allaient par les campagnes, pillaient les propriétés de ceux qui
+s'étaient montrés favorables au régime de la Terreur. Elles mettaient
+les propriétaires à mort. La plupart du temps, les assassins étaient
+masqués. Leur ordinaire vengeance consistait dans la chauffe, d'où le
+nom de chauffeurs qu'on leur donna. Avant de tuer la victime, on lui
+brûlait les pieds pour l'obliger à confesser ses crimes ou à révéler en
+quel lieu elle cachait son argent. C'était une Terreur nouvelle.
+
+Au début, elle avait eu pour unique mobile des motifs politiques. Mais
+bientôt vinrent s'y mêler des motifs personnels et particuliers. Dès
+lors, personne ne fut assuré d'être à l'abri des exploits des
+réactionnaires thermidoriens. Ces exploits devinrent non moins atroces
+que ceux des terroristes. Ils dégénérèrent en un vaste brigandage:
+diligences arrêtées, voyageurs détroussés, courriers de poste attaqués
+et volés.
+
+À Paris, la réaction offrait une physionomie moins barbare. Mais elle
+accomplissait son oeuvre avec une égale ardeur, une égale violence. Des
+bandes de jeunes hommes allaient par les rues, armés de gourdins,
+toujours prêts à courir sus à quiconque était suspect de terrorisme. On
+les rencontrait dans les bals populaires, dans les cafés, dans les
+salles de spectacles, sur les promenades, faisant fête aux nobles non
+émigrés, à peine sortis de leur prison ou des retraites obscures où ils
+avaient vécu depuis deux ans, et menaçant les jacobins exposés à leur
+tour aux délations, à l'emprisonnement ou même à la mort. La Convention
+s'effrayait de ces représailles déchaînées par elle, le jour où elle
+avait condamné Robespierre. Elle s'alarmait des progrès de l'opinion
+thermidorienne que professaient les royalistes, et, bien qu'elle
+s'efforçât de les contenir et de paralyser leur action, bien qu'elle les
+combattit sans répit ni trêve, ainsi qu'elle le fit en les écrasant à
+Quiberon, elle était contrainte de tolérer leurs violences dans les
+villes et leurs crimes dans les campagnes, de telle sorte qu'à
+l'effusion du sang des aristocrates succédait l'effusion du sang des
+révolutionnaires sans qu'il lui fût possible de l'arrêter. Tel était
+l'état de la France au moment où Bernard et Valleroy, accompagnés de
+Nina, de tante Isabelle et du P. David, arrivaient à Saint-Baslemont.
+
+Plusieurs causes avaient déterminé ce voyage. L'une d'elles
+n'intéressait que Valleroy. Son mariage avec tante Isabelle étant
+décidé, c'est dans son village qu'il souhaitait de le voir célébrer. À
+cet effet, dès le lendemain du 9 thermidor, il avait fait part de ses
+intentions à sa fiancée, qui les avait approuvées, heureuse d'aller
+vivre durant quelques mois, sinon toujours, dans la paix des champs,
+sous le ciel natal de son mari. Les autres motifs du départ étaient
+tirés de l'intérêt de Bernard, que Valleroy considérait comme supérieur
+au sien.
+
+Après avoir conservé l'hôtel de Malincourt aux héritiers du comte et de
+la comtesse, grâce au dévouement de Kelner et à sa propre habileté, il
+avait hâte de savoir ce qu'il était advenu du château de
+Saint-Baslemont. Pendant les jours sanglants de la Terreur, il n'avait
+osé s'en informer, une telle démarche offrant trop de périls, alors
+surtout qu'il faisait passer Bernard pour son neveu. Après la chute de
+Robespierre, quand il devenait possible de se renseigner, il s'était
+heurté à d'autres difficultés. On n'avait pu lui dire à Paris si le
+château confisqué de droit, à la suite de la condamnation de ses
+propriétaires, avait été mis en vente, ni même si des acquéreurs
+s'étaient présentés. Le désordre administratif, en ces temps agités,
+s'aggravait de la difficulté des communications, et, finalement
+Valleroy, résolu à partir pour les Vosges, s'était borné à faire établir
+que Bernard, ne figurant pas sur la liste des émigrés, devait être mis
+en possession des biens de ses parents, s'ils n'avaient pas été aliénés.
+
+À une époque où toute faveur était tarifée, il n'avait pu enlever qu'à
+prix d'or et qu'à la suite de démarches multipliées cette décision
+bienveillante. Mais, à l'heure où il s'éloignait de Paris, en emmenant
+avec lui les êtres qu'il aimait, tant de joie gonflait son coeur qu'il ne
+regrettait ni le temps perdu ni l'argent dépensé. Les mauvais jours
+eux-mêmes, ces jours allongés par la douleur et l'angoisse, il les
+oubliait. Parvenu au terme de sa course, après un long et fatigant
+voyage, il n'y pensait plus, à ces jours maudits; toute son âme se
+concentrait dans la contemplation de l'avenir qui, pour la première
+fois, s'annonçait clément et doux. Cependant, on atteignait le sommet de
+la côte de Saint-Baslemont. La chaise de poste, emportée par son robuste
+attelage, roula avec fracas sur le pavé, entre les maisons du village,
+se dirigeant vers le château. Alors, dans l'entre-bâillement des portes,
+aux croisées entr'ouvertes se montrèrent des têtes curieusement
+penchées. Attirés au seuil de leurs demeures par le bruit des roues, les
+habitants de Saint-Baslemont se demandaient quels étaient ces voyageurs
+qui arrivaient en grand équipage dans un temps et dans un pays où, en
+fait d'équipages, on ne rencontrait guère, depuis plusieurs années, que
+ceux des commissaires de la République en mission. Et comme la voiture
+s'arrêtait sur la place du château, devant les vieilles grilles, elle y
+fut entourée d'une foule de gens pressés de voir les arrivants. Valleroy
+ouvrit vivement la portière et mit pied à terre. Puis, tandis que ses
+compagnons descendaient derrière lui, il interpella les curieux.
+
+--Bonjour, mes amis, dit-il. Ne me reconnaissez-vous pas?
+
+Et comme on lui répondait en prononçant son nom, il ajouta:
+
+--Oui, c'est moi qui vous reviens après une longue séparation, et qui
+vous ramène le fils de vos anciens seigneurs, celui que vous appeliez le
+chevalier de Malincourt. Embrasse ces braves gens, Bernard,
+continua-t-il, en s'adressant à ce dernier. Ils ont toujours été les
+fidèles amis de ta maison.
+
+Bernard s'exécutait. Très ému, mais très digne, il parcourait les
+groupes, distribuait des poignées de main, recevait de rudes accolades,
+et son retour inattendu provoquait tant de cris de joyeuse surprise,
+tant de manifestations sympathiques, qu'il ne savait comment exprimer sa
+propre joie et traduire sa reconnaissance. Pendant ce temps, Valleroy
+causait à l'écart avec de vieilles connaissances, s'informait des
+événements survenus en son absence et se renseignait, afin de savoir si
+le château avait été mis en vente. Tout à coup, il appela Bernard, et
+celui-ci s'étant approché, il lui dit:
+
+--Remercions Dieu, Bernard. Le château t'appartient toujours. Après la
+mort de tes parents, il a été confisqué avec leurs autres biens et le
+décret de confiscation a même été signifié à la municipalité de
+Saint-Baslemont. Mais elle n'en a tenu aucun compte. Elle a toujours
+négligé de mettre le domaine en vente et s'est contentée de le prendre
+sous sa protection, de telle sorte qu'à défaut d'un nouveau propriétaire
+et grâce à la décision que j'ai fait rendre en ta faveur, non seulement
+tu es libre de rentrer à Saint-Baslemont, mais encore tu peux t'y
+considérer toujours comme chez toi, et ce résultat, tu le dois aux
+anciens vassaux de ton père qui, tous, sans exception, se sont faits les
+complices de la municipalité pour empêcher la vente de tes biens.
+
+--Oh! les braves gens! s'écria Bernard. Mes amis, dit-il en s'adressant
+à eux, je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour mon frère et
+pour moi.
+
+--Mais où est-il, votre frère? demanda une voix. Pourquoi ne le
+voyons-nous pas avec vous?
+
+Embarrassé pour répondre, Bernard regarda Valleroy comme pour solliciter
+un conseil. Valleroy comprit et fit lui-même la réponse.
+
+--Le citoyen Armand nous rejoindra bientôt et il s'unira au citoyen
+Bernard pour vous remercier du dévouement dont vous leur avez donné
+l'éclatant témoignage. Et maintenant, reprit-il, en s'adressant à
+Bernard, entre dans ta maison, mon enfant; entres-y la tête haute et
+reprends-en publiquement possession.
+
+Lui-même s'avança vers la grille, saisit une chaîne qui descendait le
+long de la porte et la tira brusquement. On entendit un son de cloche,
+et, des communs situés sur la droite de la cour d'honneur, on vit sortir
+un vieillard robuste et très droit, dont le visage sillonné de rides
+s'éclaira d'un sourire d'étonnement en apercevant la bonne figure de
+Valleroy.
+
+--C'est Chourlot! fit Valleroy. Arrive, mon vieux, cria-t-il. Je te
+ramène ton maître.
+
+Chourlot hâtait le pas. Puis, quand il fut près de la grille, il tira de
+sa poche une clé que ses mains tremblantes introduisirent dans la
+serrure, tandis qu'il bégayait, d'une voix qu'étranglaient les larmes:
+
+--Valleroy! Monsieur le Chevalier!
+
+--Ne m'appelle plus ainsi, dit Bernard. La Révolution a aboli les
+titres.
+
+--Elle a eu beau les abolir, vous serez toujours pour moi M. le
+chevalier!
+
+La porte était ouverte, et Bernard, sautant au cou du brave homme,
+l'embrassa vigoureusement! Ce dernier balbutiait:
+
+--M. le comte m'avait confié le château. Je vous le remets, Monsieur le
+chevalier; vous le trouverez tel qu'il l'a laissé. Grâce à Dieu, je n'ai
+pas eu à défendre votre domaine, car toute la population de
+Saint-Baslemont m'aidait à le garder.
+
+Bernard, de nouveau, remercia ces braves gens. Puis, prenant congé
+d'eux, il franchit la grille, suivi de ses compagnons de route, et
+pénétra dans la cour d'honneur, au fond de laquelle le château déroulait
+son antique façade, enveloppée de silence et voilée de mélancolie, avec
+ses portes et ses fenêtres closes. Mais, quelques instants après, elles
+s'ouvraient, ces fenêtres et ces portes, et, de nouveau, la vieille
+maison se remplissait d'air et de lumière. Comme l'avait dit Chourlot,
+elle était telle que l'avait laissée Bernard, deux ans avant, lorsqu'il
+s'enfuyait sous la conduite de Valleroy. Il voulut la parcourir du haut
+en bas, revoir la chambre de ses parents, la salle où ils avaient été
+arrêtés par Joseph Moulette, la chambre où lui-même était né et où, tant
+de fois, il avait attendu le sommeil, bercé dans les bras de sa mère.
+
+Pendant ce temps, Valleroy descendait dans les souterrains et s'assurait
+que les trésors de la famille de Malincourt étaient toujours à la place
+où le comte, au moment de partir, les avait enfouis. Tranquille de ce
+côté, il s'occupa de préparer pour Bernard, pour tante Isabelle, pour
+Nina, pour le P. David et pour lui-même, une installation provisoire, en
+attendant qu'on pût secouer la poussière entassée sur les murs, sur les
+meubles, sur le plancher, remettre chaque chose à sa place, rendre au
+château sa physionomie d'autrefois.
+
+--Si j'avais été prévenu de votre arrivée, disait Chourlot, j'aurais
+tout préparé pour vous recevoir.
+
+--Mais je ne pouvais te prévenir, répondait Valleroy. Je ne savais si le
+château n'avait pas passé en d'autres mains, ni même si tu y étais
+encore.
+
+Avant la nuit, grâce à Chourlot et à d'anciens serviteurs du comte de
+Malincourt qui s'étaient consacrés aussi à la garde et à la conservation
+du domaine, les ordres donnés par Valleroy étaient exécutés, les
+chambres prêtes, et les voyageurs pouvaient procéder à quelques soins de
+toilette avant de se réunir pour le souper. Quand on se mit à table,
+Bernard avait déjà parcouru le parc en compagnie de Nina et revu les
+lieux familiers où s'était écoulée son enfance.
+
+Après le repas, tante Isabelle alla coucher l'enfant, qui tombait de
+fatigue et de sommeil. Elle ne vint retrouver, ses amis qu'après l'avoir
+vu s'endormir. Bernard alors se retira, car lui aussi était las de ce
+long voyage de Paris à Saint-Baslemont qui durait depuis huit jours.
+
+Tante Isabelle, le P. David et Valleroy restèrent donc seuls.
+
+--Parlons maintenant de nous, mon Père, dit alors Valleroy à l'ancien
+religieux. Avant de quitter Paris, je vous ai confié l'intention où nous
+sommes, tante Isabelle et moi, de nous marier et notre volonté de
+célébrer ici notre mariage. C'est même pour nous aider à réaliser ce
+projet que vous avez consenti à nous accompagner à Saint-Baslemont.
+
+--Ce n'est en effet, que dans ce but, répondit le P. David. J'ai hâte de
+partir pour l'Italie. Il y a à Rome une maison de l'Ordre auquel
+j'appartiens. J'espère qu'on voudra m'y recevoir. La Révolution m'a
+délié de mes voeux, mais elle n'en avait pas le droit, et l'eût-elle
+possédé, ce droit, je n'en voudrais pas profiter. Moine je suis, moine
+je veux mourir. Je partirai donc, dès que vous serez mariés, mes amis.
+
+--Nous ne vous retiendrons pas longtemps, mon Père. Dès demain, je ferai
+à la municipalité de Saint-Baslemont les déclarations nécessaires en vue
+de notre union. D'ici à huit jours, elle pourra y procéder. Mais comme
+tante Isabelle et moi ne considérons le mariage civil que comme une
+formalité insuffisante, nous vous demanderons ensuite de nous bénir. La
+cérémonie s'accomplira ici, secrètement, et ensuite vous serez libre.
+M'approuvez-vous, tante Isabelle?
+
+--J'approuve tout ce que vous faites, Valleroy, répondit la jeune femme
+en tendant la main à son fiancé.
+
+--Tout reste donc ainsi convenu, reprit Valleroy.
+
+On dormit paisiblement cette nuit-là au château de Saint-Baslemont. Pour
+la première fois depuis deux ans, après tant de cruelles épreuves
+héroïquement supportées, Bernard et ses amis pouvaient se livrer au
+repos en toute sécurité, sans avoir à redouter les jours qui devaient
+suivre.
+
+Le lendemain, tout le monde était debout de bonne heure. Tandis que
+Bernard promenait à travers le domaine de Malincourt tante Isabelle,
+Nina et le P. David, Valleroy commençait ses démarches auprès de la
+municipalité en vue de hâter son mariage et de faire régulariser en même
+temps la situation de Bernard, à l'aide des décisions qu'il avait
+obtenues avant de quitter Paris, en faveur de l'héritier des Malincourt.
+Comme il l'avait prévu, ces démarches et les formalités qu'elles
+nécessitaient exigèrent une semaine durant laquelle il eut à s'occuper
+de rendre habitable le château. Mais il se prodigua, et, grâce à son
+activité, les choses, à l'expiration du terme qu'il s'était fixé,
+avaient marché comme il le souhaitait.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+LE TEMPS S'ENVOLE
+
+
+Un matin, de bonne heure, tante Isabelle et Valleroy se rendirent à la
+municipalité de Saint-Baslemont. En présence de quatre témoins, le maire
+les maria conformément aux lois nouvelles édictées par la Révolution.
+Puis ils rentrèrent au château où le P. David devait, la nuit venue,
+consacrer leur union d'après les rites de l'Eglise, abolis par le
+nouveau régime, mais que, même en pleine Terreur, les catholiques
+avaient observés autant qu'ils le pouvaient. Après le souper, dans une
+pièce située au premier étage, qui servait jadis d'oratoire à la
+comtesse de Malincourt, le P. David, aidé de Bernard et de Valleroy,
+dressa un autel qu'il orna de guipures et de dentelles, de candélabres
+d'argent et de fleurs d'arrière-saison, cueillies dans le parc avant la
+fin du jour par tante Isabelle. L'église du village, abandonnée depuis
+longtemps, avait fourni les vêtements sacerdotaux, les vases sacrés, et
+même pour Bernard, qui devait assister l'officiant, une soutane rouge et
+un surplis d'enfant de choeur.
+
+Puis, lorsque ces préparatifs furent terminés, on attendit dans le
+recueillement que sonnât minuit. Alors, dans cette chapelle improvisée,
+vinrent prendre place Chourlot et Nina qui seuls devaient être présents
+à la cérémonie, puis Valleroy et tante Isabelle. Ils s'agenouillèrent
+devant l'autel, et, au moment où les pendules du château frappaient les
+douze coups de minuit, le P. David entra, précédé de Bernard.
+
+En quelques paroles éloquentes, il traça aux époux le tableau de leurs
+nouveaux devoirs et formula les voeux dont il allait demander pour eux la
+réalisation. Il les unit ensuite et célébra la messe à leur intention,
+tandis que, courbés au pied de la croix, ils remerciaient Dieu qui
+mettait un terme à leurs épreuves et liait à jamais leurs coeurs en leur
+versant l'oubli du passé dans la perspective d'un bonheur infini.
+
+La cérémonie était terminée déjà, le P. David avait quitté les vêtements
+sacerdotaux, quand soudain, du rez-de-chaussée, monta un bruit sourd. À
+l'une des portes du château, du côté du parc, des coups précipités se
+faisaient entendre. Il y eut un moment de surprise et d'inquiétude.
+
+--Qui nous arrive? demanda Valleroy en se levant.
+
+--Nous n'attendons personne, objecta tante Isabelle.
+
+--C'est peut-être Armand qui revient! s'écria Bernard. Sur ce mot,
+Valleroy s'élança hors de la pièce, suivi de Chourlot qui portait un
+flambeau. Ils arrivèrent au rez-de-chaussée contre la porte à laquelle
+on frappait. Et comme les coups redoublaient:
+
+--Qui va là? interrogea Valleroy.
+
+--Un proscrit qui sollicite un asile, répondit une voix mâle.
+
+--Il n'y a de proscrits aujourd'hui que les jacobins et les terroristes
+souffla Valleroy à l'oreille de Chourlot. Défions-nous...
+
+--N'ouvrez pas! murmura Chourlot.
+
+--Tous les malheureux ont droit à notre pitiés Tournant la clé dans la
+serrure, Valleroy entre-bâilla la porte. L'ouverture n'était pas grande,
+mais, si peu qu'elle le fût, elle l'était assez pour permettre à un
+homme de passer, et le proscrit, s'y précipitant, entra dans le château
+où, à peine entré, il tomba à genoux, sans qu'on pût voir son visage
+dissimulé sous les larges bords de son chapeau.
+
+--Par pitié, ne me repoussez pas, murmura-t-il. Je suis poursuivi; j'ai
+marché depuis le lever du jour et n'ai pu trouver ni un morceau de pain
+ni un verre d'eau.
+
+--Dites au moins qui vous êtes, reprit Valleroy. Puisque vous vous êtes
+arrêté à cette porte, c'est que vous saviez que personne, dans notre
+maison, n'est capable de vous dénoncer.
+
+Alors, l'inconnu redressa son front courbé, en se relevant lentement.
+Mais, tout à coup, il bondit et poussa un cri en montrant son visage à
+Valleroy, qui, stupéfait à son tour, laissait échapper de ses lèvres le
+nom de celui qu'il venait de reconnaître et qui n'était autre que Joseph
+Moulette, dit Curtius Scoevola, président du club des jacobins d'Epinal,
+et ancien secrétaire de l'accusateur public Fouquier-Tinville.
+
+--Oui, c'est moi, c'est bien moi, Joseph Moulette. Mais, toi-même,
+Valleroy, comment es-tu ici?
+
+--Je répondrai plus tard à ta question, fit Valleroy. Tu m'as dit tout à
+l'heure que tu avais faim et soif. Tu vas manger et boire. Nous
+causerons ensuite.
+
+À voix basse, il donna un ordre à Chourlot, qui disparut.
+
+--Le château est-il habité? interrogea Joseph Moulette en promenant tout
+autour de lui des regards qui trahissaient son inquiétude.
+
+Valleroy devina sa pensée;
+
+--Il est habité. Mais ceux qui l'habitent ont l'âme noble et généreuse,
+et tu ne cours aucun risque au milieu d'eux.
+
+--Je peux donc respirer. C'est la première fois depuis mon départ de
+Paris, que je dormirai sans craindre d'être surpris par ceux qui me
+cherchent.
+
+--Viens d'abord te rassasier.
+
+Passant le premier, Valleroy conduisit le citoyen président dans la
+salle à manger où Chourlot venait de mettre un couvert sur un coin de
+table et de servir les restes du souper.
+
+--Je me reconnais, dit Joseph Moulette, on s'asseyant. C'est ici, dans
+cette pièce, qu'en 92, j'arrêtai le ci-devant comte de Malincourt et la
+ci-devant comtesse, son épouse.
+
+--C'est donc par ta faute qu'ils sont allés à l'échafaud, répliqua
+Valleroy. Ne rappelle pas ce souvenir dans leur maison. Cela te
+porterait malheur.
+
+Joseph Moulette le regarda, une expression de crainte aux yeux, car,
+dans cet avertissement, il avait saisi comme un accent de menace. La
+physionomie tranquille de Valleroy le rassura. Cédant au besoin, il se
+mit à manger avec avidité. Tant que dura son repas, Valleroy resta
+silencieux, se contentant de le contempler. Mais, bientôt, cette
+attitude devint intolérable à Joseph Moulette. Pour échapper plus vite à
+ce regard qui l'enveloppait et semblait vouloir pénétrer jusqu'à son
+âme, il se hâta.
+
+--J'ai fini, dit-il tout à coup en repoussant son assiette d'un geste
+brusque et en s'écartant de la table. Raconte-moi maintenant comment il
+se fait que je te retrouve dans cette maison.
+
+--Parle le premier, citoyen président.
+
+--Eh ne me donne plus ce titre. J'expie assez cruellement le périlleux
+honneur de l'avoir porté. Je lui dois mes malheurs actuels. C'est grâce
+à lui que je suis hors la loi.
+
+--Après le rôle que tu as joué pendant la Terreur, il fallait s'y
+attendre, observa philosophiquement Valleroy.
+
+--Tu te souviens qu'au moment de la chute de Robespierre, j'étais en
+prison, continua Joseph Moulette. L'événement de thermidor ne me surprit
+pas. Je l'avais prévu le jour même de mon arrestation. Du moment qu'il
+tolérait qu'on emprisonnât les patriotes tels que moi, Robespierre était
+perdu.
+
+--Tu fus arrêté parce que Fouquier-Tinville t'accusa de le trahir.
+
+--Et c'est vrai que je le trahissais. Mais, tu sais pourquoi, Valleroy.
+Je voulais que la ci-devant chanoinesse de Jussac et la nommée Isabelle
+Lebrun vécussent aussi longtemps que ce serait utile à nos intérêts.
+
+--N'invoque pas cette excuse, Joseph Moulette. Ce n'est pas en
+prolongeant l'existence de ces pauvres femmes que tu t'es perdu.
+Fouquier-Tinville a toujours ignoré les engagements que tu avais pris
+envers moi et notre accord. Ce qui t'a valu ta disgrâce, c'est que tu
+vendis tes services à d'autres malheureux auxquels tu avais promis de
+les sauver. Et cela, tu le faisais à mon insu. Tu ne les as pas sauvés,
+quoique ayant reçu le prix dont vous étiez convenus ensemble, et leurs
+parents t'ont dénoncé.
+
+Joseph Moulette ne put contenir un geste de surprise irritée. Mais, il
+le réprima presque aussitôt, et, souriant d'un mauvais sourire, il
+reprit:
+
+--Quelle qu'ait été la cause de mon arrestation, sans le 9 thermidor,
+j'étais perdu. Cette journée assura mon salut, et le mois suivant,
+j'obtenais ma mise en liberté. J'en profitai pour fuir Paris où les
+patriotes ne trouvaient plus justice. Je retournai à Épinal avec
+l'espoir de m'y faire oublier. Mais, là aussi la réaction triomphait, et
+quand j'arrivai dans cette ville ce fut pour apprendre que les autorités
+nouvelles avaient demandé à Paris et obtenu ma mise hors la loi, comme
+terroriste. Depuis, j'erre de tous côtés, dénoncé, poursuivi, traqué.
+Partout on me demande mes papiers d'identité, et comme je ne puis les
+exhiber sans révéler qui je suis et sans me perdre de partout je suis
+obligé de m'enfuir.
+
+--Mais, dans quel but es-tu venu te réfugier ici?
+
+--Les hasards de ma fuite m'ont conduit de ce côté. Alors, je me suis
+rappelé que ce château, son parc, les bois qui l'entourent offraient
+d'inaccessibles retraites. J'y suis venu dans la pensée d'y vivre caché.
+Mais, ce soir, j'étais exténué, affamé, couvert de meurtrissures. Quand,
+tout à l'heure, j'ai frappé à cette porte, au risque de rencontrer des
+hommes sans entrailles, capables de me livrer à mes ennemis, j'étais las
+de vivre, et la mort me semblait préférable aux souffrances que j'ai
+endurées. Heureusement, je t'ai trouvé et tu me sauveras.
+
+--Oui, je te sauverai, répondit gravement Valleroy. L'humanité m'en fait
+un devoir.
+
+--L'humanité et l'amitié, car tu es mon ami.
+
+--Dis plutôt que tu as cru que je l'étais.
+
+--M'aurais-tu trompé? demanda Joseph Moulette stupéfait.
+
+Depuis un moment, Valleroy se contenait. À cette question, il éclata:
+
+--Si je t'ai trompé! Mais je n'ai pas fait autre chose depuis que je te
+connais! Je t'ai trompé à Coblentz où, tout en feignant de seconder tes
+menées criminelles, je te dénonçais à la police de l'Électeur et
+obtenais ton arrestation pour t'empêcher de nuire à la famille de
+Malincourt. Je t'ai trompé au club des jacobins quand je t'y retrouvai
+en te laissant croire que j'étais disposé à devenir de nouveau ton
+complice pour t'enrichir et m'enrichir de la dépouille des innocents. Je
+t'ai trompé, le lendemain, dans le cabinet de Fouquier-Tinville, en
+inventant une histoire de trésor caché dans le château de Jussac, à
+l'unique effet de sauver la chanoinesse. Je t'ai trompé plus tard encore
+quand j'exigeai qu'Isabelle Lebrun ne comparût pas devant le tribunal
+révolutionnaire. Oui, grâce à ta sottise plus encore qu'à mon habileté,
+j'avais fait de toi ma dupe et l'instrument de mes desseins. Et toi,
+pauvre niais, tu n'as rien vu, rien deviné, rien compris. Tu as ajouté
+foi à tous mes mensonges. Plus ils étaient grossiers, plus ils te
+trouvaient crédule. Si tu m'avais observé pourtant... Regarde-moi,
+citoyen président, ai-je l'air d'un scélérat de ton espèce?
+
+Tout en parlant, Valleroy marchait fiévreusement à travers la salle,
+passant et repassant devant Joseph Moulette médusé, immobile et comme
+cloué sur sa chaise.
+
+-Mais qui donc es-tu? demanda timidement ce dernier. Valleroy s'arrêta
+et, penché sur lui, il répondit:
+
+--Je suis le fidèle serviteur du comte et de la comtesse de Malincourt,
+que tu es venu surprendre ici quand ils allaient s'enfuir et dont, pour
+t'emparer de leurs biens, tu as causé la mort. Je suis l'ami de leurs
+fils qui auraient subi le même sort que leurs parents si, à Coblentz, je
+ne m'étais mis entre eux et toi pour les protéger contre tes tentatives
+d'espionnage. Je suis enfin le mari d'Isabelle Lebrun qui, plus heureuse
+que la chanoinesse de Jussac, a été préservée et qui seule te protège
+aujourd'hui, car si elle avait péri, tu ne serais pas vivant.
+
+--Vas-tu maintenant chercher à te venger de moi? interrogea Joseph
+Moulette, courbé sous l'effroi.
+
+--Me venger? Non, dit dédaigneusement Valleroy. Tu es arrivé à
+Saint-Baslemont dans un jour heureux, un de ces jours qui disposent à la
+clémence. Je t'ai promis de te sauver et je te sauverai. Seulement, je
+dois t'avertir que le maître de ce château se nomme le chevalier Bernard
+de Malincourt. C'est cet enfant qui, à Paris, passait pour mon neveu, et
+qui, maintes fois, alla te porter mes messages. Tâche de ne pas te
+trouver sur son chemin, car il te connaît, et je ne sais si, en songeant
+à ses parents guillotinés, il serait disposé à user envers toi d'une
+clémence égale à la mienne.
+
+À ces mots, Joseph Moulette se leva. S'efforçant de dissimuler sous une
+ironie voulue la peur qu'excitait en lui l'impétueux discours de
+Valleroy, il murmura:
+
+--Elle me semble dangereuse, ta clémence, citoyen. Et peut-être vaut-il
+mieux que j'aille chercher ailleurs un autre asile...
+
+--Tu es libre de partir et libre de rester. Si tu restes et si tu suis
+aveuglément mes conseils, je me porte garant de ta sécurité. Si tu pars,
+on tâchera de t'oublier. Choisis.
+
+Joseph Moulette ne répondit pas sur-le-champ, comme s'il eût voulu se
+recueillir avant de prendre une décision. Eh attendant qu'il la fit
+connaître, Valleroy allait et venait de nouveau dans la salle
+silencieuse, cherchant à dominer son impatience et sa colère, évitant
+d'arrêter ses regards sur le sinistre coquin que la destinée vengeresse
+venait de lui livrer. En se montrant généreux, il croyait n'avoir rien à
+redouter de lui. Il ne le considérait plus que comme une bête venimeuse
+mise à jamais dans, l'impossibilité de mordre. Mais, s'il l'eût observé,
+il aurait bien vite compris que le drôle ne se jugeait pas ainsi, et
+que, loin de se croire désarmé, il ruminait déjà quelque vengeance, car
+sur sa face blêmie revenait l'expression sournoise qui lui était
+habituelle.
+
+--Es-tu décidé? demanda brutalement Valleroy lassé d'attendre.
+
+--Je reste et je me fie à ta générosité, supplia d'un ton très humble
+Joseph Moulette.
+
+Chourlot attendait dans une pièce voisine la fin de cet entretien.
+Valleroy l'appela.
+
+--Voici un homme que je te confie, lui dit-il, en désignant le citoyen
+président. C'est un proscrit. À ce titre, et puisqu'il est venu chercher
+près de nous un refuge, nous lui devons secours. Cette nuit, il couchera
+près de toi, dans les communs. Demain, nous aviserons à le mieux
+installer.
+
+--Suivez-moi, Monsieur, répondit Chourlot.
+
+Joseph Moulette balbutia un remerciement. Puis il sortit; la tête basse,
+derrière le vieux paysan, à la garde duquel Valleroy venait de le
+remettre, et ce dernier s'empressa de rejoindre sa femme et ses amis.
+Nina dormait. Mais Bernard n'avait pas voulu se coucher sans revoir
+Valleroy. Il veillait avec tante Isabelle et le P. David.
+
+--Que s'est-il passé? demanda-t-il à Valleroy.
+
+--Un événement sans importance. Nous en reparlerons:
+
+Ce soir-là, Valleroy ne voulut rien dire de plus. Mais, le lendemain, il
+confessa à Bernard toute la vérité.
+
+--Comment ce misérable a-t-il osé se présenter ici? s'écria Bernard;
+indigné.
+
+--Il ignorait qu'il nous y trouverait;
+
+--Mais, maintenant qu'il sait que nous y sommes, persistera-t-il à y
+demeurer?
+
+--Il est convaincu que tu ne chercheras pas à tirer vengeance de lui.
+
+--Il se trompe. J'ai le droit de châtier le meurtrier de mes parents.
+
+--As-tu ce droit, Bernard? N'est-ce pas à Dieu, à Dieu seul qu'il
+appartient? Et puis, frapper un homme qui est venu se réfugier à ton
+foyer!... Laisse-le à ses remords.
+
+--Alors, qu'il aille les traîner ailleurs. Je ne puis répondre de moi si
+mon regard s'arrête sur lui.
+
+--Tu lui refuses donc l'hospitalité?
+
+--Je consens à la lui accorder tant qu'il sera empêché de trouver un
+autre asile. Mais, peut-être, est-il possible de lui en assurer un
+ailleurs que dans cette maison, ou même de le faire sortir de France.
+Tout ce que tu voudras, Valleroy, sauf la prolongation de son séjour
+ici.
+
+--C'est bien, il partira, répondit Valleroy.
+
+Le même jour; il signifia à Joseph Moulette la volonté de Bernard.
+
+--Tu ne peux rester près de lui, dit-il. Ta présence lui rappellerait
+trop d'affreux souvenirs, et toi-même, tu comprendrais bientôt que tu
+n'es pas en sûreté dans une maison où tu as laissé des traces
+sanglantes.
+
+--Je partirai, puisqu'on me chasse.
+
+--On ne te chasse pas. On consent même à te garder tant que ta vie et ta
+liberté seront en péril. Mais on souhaite ton éloignement et on pense,
+que tu trouveras aisément une autre retraite. Si même tu veux passer la
+frontière on s'offre à seconder tes efforts, pour y atteindre.
+
+--Passer la frontière! Comment? Elle est occupée par l'armée de la
+République, et je ne parviendrais pas jusque-là. Je ne veux pas tenter
+l'aventure. Je quitterai Saint-Baslemont à la nuit.
+
+En prononçant ces mots sa voix révélait moins de résignation que de
+sourde colère. On eût dit qu'il menaçait. Mais Valleroy ne s'en alarma
+pas convaincu que le personnage ne pouvait rien, contre les habitants du
+château. Toutefois, par prudence, il le surveilla jusqu'au soir. La nuit
+venue, dans la petite chambre qu'occupait Joseph Moulette et de laquelle
+il n'était pas sorti de tout le jour, Chourlot lui servit un copieux
+repas. Le citoyen président put manger à sa faim et boire à sa soif.
+Quand il eut fini, Valleroy lui glissa quelques pièces d'or dans la main
+et accompagna ce don généreux d'un avertissement solennel:
+
+--Tu nous as fait beaucoup de mal, Joseph Moulette. Tu as vu comment
+nous nous vengeons. Profite de cet exemple et puisse le ciel ouvrir ton
+âme au repentir! Et surtout, garde-toi de revenir par ici. Il ne faut
+braver ni Dieu ni les hommes.
+
+Joseph Moulette s'inclina sans prononcer une parole. Puis il s'éloigna,
+suivi de Valleroy et de Chourlot qui l'escortèrent jusqu'au delà de la
+grille et demeurèrent debout, sur le seuil du château jusqu'à ce qu'il
+eût disparu au détour de la route déserte qu'enveloppait l'ombre du
+soir.
+
+--Bon voyage! murmura Valleroy.
+
+--Est-ce bien prudent de laisser partir ce coquin? demanda Chourlot.
+M'est avis que, puisque vous le teniez, il fallait le mettre dans
+l'impossibilité de nuire.
+
+--L'assassiner? Y penses-tu, Chourlot?
+
+--Quand on rencontre une vipère, on l'écrase.
+
+--Bah! celle-ci a épuisé son venin.
+
+--Puissiez-vous dire vrai, Monsieur Valleroy, et n'avoir pas à regretter
+un jour votre bonté!
+
+Durant la semaine qui suivit cet événement, les habitants de
+Saint-Baslemont assistèrent à un autre départ. Mais loin d'être pour eux
+une délivrance, celui-ci devait exciter leurs regrets. Le P. David les
+quittait pour se rendre à Rome, où il allait reprendre le joug
+monastique sous lequel il voulait finir sa vie. Depuis longtemps, il
+partageait et consolait leurs douleurs. Grands et petits lui avaient
+voué autant d'affection que de reconnaissance. Tout ce qu'avait appris
+Bernard pendant ces deux années, tout ce qu'il savait, les
+développements de son esprit, la maturité de ses jugements, l'élévation
+de son âme, c'est au P. David qu'il en était redevable non moins qu'aux
+tragiques événements dans lesquels il avait puisé l'expérience, le
+sang-froid, l'énergie. En le perdant, il perdait un maître indulgent,
+patient et sûr, une source inépuisable de sages conseils. La séparation
+fut cruelle, et Bernard pleurait quand, au moment de s'éloigner, le P.
+David voulut bénir les amis qu'il laissait derrière soi. Le jour de son
+départ fut un jour de tristesse et de deuil.
+
+Maintenant, l'existence des habitants de Saint-Baslemont allait revêtir
+une physionomie nouvelle. Aux troubles de Paris, à ces agitations
+révolutionnaires au milieu desquelles ils avaient vécu de longs jours,
+succédait pour eux le calme réconfortant de la libre vie des champs. En
+quelques semaines, ils en avaient ressenti si vivement les salutaires
+effets que, venus dans les Vosges avec le dessein de n'y faire qu'une
+halte, Bernard, tante Isabelle et Valleroy tombèrent d'accord pour y
+demeurer jusqu'au moment où la France serait pacifiée. Les intérêts de
+Bernard n'exigeaient pas sa présence à Paris, pas plus que celle de
+Valleroy; Kelner suffisait à les défendre. En revanche, ils justifiaient
+son séjour à Saint-Baslemont, où manquait depuis longtemps l'oeil du
+maître, où manquait surtout pour l'exploitation du domaine la main
+habile et vigoureuse de l'intendant des Malincourt. Il était donc décidé
+qu'on ne retournerait pas à Paris de si tôt, et comme après les épreuves
+antérieures, la perspective de quelques mois à passer loin du bruit des
+villes et dans la paix de la campagne offrait une rare douceur, la
+décision rendait tout le monde heureux.
+
+On touchait alors à la fin de l'automne. Au-dessus des bois effeuillés
+et jaunis, le vent froid des hautes montagnes annonçait l'hiver. Mais la
+neige ne tombait pas encore et fréquemment le soleil se montrait. On
+partait alors pour de grandes promenades d'où les enfants rapportaient
+appétit, force et santé. Nina se développait à miracle. Sous son visage
+de chérubin brun, dans le flot de ses cheveux noirs, perçait la beauté
+de la jeune fille en éclosion.
+
+Ce n'était pas seulement une fraternelle tendresse que Bernard
+nourrissait pour elle: c'était aussi une admiration passionnée qui ne
+tolérait ni les critiques ni même les maternelles remontrances de tante
+Isabelle. Cette admiration était d'ailleurs réciproque, car Nina
+considérait son chevalier comme le plus accompli des chevaliers comme le
+plus beau, le plus vigoureux, le plus habile, et à la voir près de lui,
+on devinait aisément qu'elle tirait vanité de ce protecteur dont ses
+exigences enfantines et ses caprices ne lassaient jamais la patience.
+Quoi quelle voulût, quoi qu'elle demandât, Bernard s'ingéniait toujours
+à la satisfaire. Rien ne se pouvait de plus touchant que les témoignages
+de son incessante sollicitude pour la mignonne créature que la destinée
+avait introduite et fixée au foyer des Malincourt.
+
+Quant à lui, il se transformait à vue d'oeil. Il allait vers, seize ans
+et avait presque la taille d'un homme. Bien qu'encore un peu grêle, sa
+poitrine s'élargissait. Son visage s'était virilisé; l'expression
+pénétrante et grave de son regard s'accentuait. Sa démarche, ses gestes,
+son allure décelaient le noble sang dont il était issu. Sous cette
+séduisante enveloppe, battait un coeur fier, généreux, sensible, une âme
+ardente, toujours prête à s'enthousiasmer au spectacle des actions
+éclatantes et des mâles vertus. Tout en lui révélait qu'il était d'assez
+forte trempe pour affronter les luttes de la vie. Son esprit de
+résolution, sa raison s'affirmaient en toutes circonstances avec tant de
+spontanéité que Valleroy lui-même en subissait l'empire et qu'après
+avoir été longtemps les guide il se laissait tenant guider volontiers.
+
+Au moment où commençait l'hiver de 1794, le bonheur semblait, revenu au
+château de Saint-Baslemont. Bernard en aurait joui sans contrainte si
+l'absence de son frère n'eût entretenu dans son coeur une plaie toujours
+saignante. Mais cette absence incompréhensible et mystérieuse se
+prolongeait. Après avoir vainement attendu Armand, après avoir
+patiemment attendu de ses nouvelles, Bernard, déçu dans son attente, ne
+savait que penser ni comment s'y prendre pour s'éclairer sur le sort de
+ce frère chéri duquel il ne pouvait dire s'il était vivant ou s'il était
+mort.
+
+Dès les premiers froids, la neige avait étendu sur le sol, en couches
+épaisses, son tapis blanc et ouaté. Le pays des Vosges, dans le cercle
+de ses montagnes, était comme enseveli sous ce linceul. Les routes
+devenant impraticables, il semblait séparé du reste du monde. Les
+nouvelles du dehors n'arrivaient plus que rarement à Saint-Baslemont. On
+n'en connaissait guère que ce que racontait Kelner dans les lettres
+qu'il écrivait une ou deux fois par mois, que ce qu'on apprenait par
+quelques rares voyageurs. Les uns et les autres décrivaient l'état de
+Paris, ses agitations incessantes la lutte qui s'engageait entre les
+thermidoriens et les royalistes, les progrès de l'esprit réactionnaire,
+activés par ceux-ci, combattus par ceux-là. Unies quand il s'était agi
+de renverser Robespierre, ces deux factions maintenant se menaçaient, et
+leur accidentelle alliance était en train de se rompre.
+
+Paris, si longtemps dominé par la Terreur, se prononçait pour les
+royalistes. La Convention, à l'effet de lui résister, cherchait un point
+d'appui du côté des jacobins, qui commençaient à reprendre espoir. À la
+veille de se séparer, l'Assemblée discutait une constitution nouvelle,
+qui devait, sous le nom de Constitution de l'an III, remplacer celle
+qui, dans les mains de Robespierre, était devenue l'instrument des maux
+de la France et qu'elle ne considérait plus qu'avec horreur.
+
+Aux frontières, les hostilités duraient encore. Des seize armées que la
+France avait opposées à ses ennemis, il en restait huit. Au Nord, au
+Midi, avec des fortunes diverses, elles défendaient son territoire. Mais
+la Prusse et l'Espagne demandaient la paix. Les Autrichiens et les
+Anglais étaient seuls disposés à continuer la guerre, les premiers en
+Allemagne et en Italie, les seconds sur les mers et en Vendée, où ils
+soutenaient de leur or et de leurs conseils l'insurrection non encore
+abattue.
+
+Les causes de troubles et de conflits étaient donc innombrables.
+L'avenir restait obscur tant à cause des difficultés du dehors que des
+rivalités du dedans. Mais, en attendant qu'il se réalisât, la société
+française se livrait au bonheur de vivre, sans regarder au delà de
+l'heure présente.
+
+Ces événements n'avaient à Saint-Baslemont que des échos affaiblis. Ils
+n'altéraient pas la sérénité de l'existence et ne troublaient en rien le
+repos réparateur que goûtaient Bernard, tante Isabelle et Valleroy.
+Quand tombait la neige ou la pluie, ils restaient enfermés. Le travail,
+l'étude, les occupations usuelles remplissaient leurs instants. La
+pétulance juvénile de Nina les égayait. Dès qu'un rayon de soleil se
+montrait dans le ciel, on allait courir les bois. Le soir, à la veillée,
+devant les flammes dansantes sur les bûches énormes entassées dans la
+cheminée, on commentait les incidents de la promenade, à défaut de
+mieux.
+
+Ce long hiver durant lequel Bernard vécut comme dans une retraite fut
+salutaire à son corps et à son esprit. L'exercice et l'air sain des
+montagnes imprimèrent la vigueur à son organisme, en même temps que son
+instruction se complétait par des lectures suivies. La salle où se
+trouvait la bibliothèque devint son séjour préféré. Il y passait des
+heures et des heures sans se lasser. Il en dévora tous les volumes,
+s'attachant de préférence à ceux qui racontaient des batailles,
+d'éclatants faits d'armes, la vie de soldats illustres. Ces récits
+flattaient son goût pour les choses de la guerre, qu'avaient fait
+naître, depuis 1792, les périls de la patrie attaquée de toutes parts et
+l'héroïsme déployé par ses défenseurs. Cette patrie devenue l'objet de
+son culte, il brûlait de la défendre. Il s'y préparait en ne négligeant
+aucune occasion d'admirer ceux qui l'avaient défendue et qu'il se
+proposait d'imiter.
+
+Au printemps, les relations de Saint-Baslemont avec le reste de la
+France se renouèrent. On put recevoir régulièrement les journaux de
+Paris. Les lettres de Kelner devinrent plus fréquentes, et on cessa de
+vivre dans l'ignorance complète de ce qui se passait au dehors. Alors
+Bernard s'intéressa aux événements plus encore qu'il ne l'avait fait
+jusque-là. Mais c'est le mouvement des armées engagées sur le Rhin et en
+Italie qu'il suivait de préférence au mouvement des partis dans Paris.
+Sa pensée le conduisait anxieux, fiévreux, passionné, à la suite des
+soldats français. Il pleurait sur leurs défaites, applaudissait à leurs
+victoires, accordant à peine une attention dédaigneuse aux luttes
+politiques qui présageaient la guerre civile. Il suivait dans leurs
+campagnes les généraux de la République: Pichegru, Moreau, Jourdan,
+Kellermann, Moncey, Hoche, Marceau, Kléber, Championnet, Lefebvre,
+d'autres encore, destinés, les uns, à une glorieuse carrière, les
+autres, à une mort prochaine, non moins glorieuse. Il connaissait leurs
+noms, leur valeur, leurs exploits, tandis qu'il n'aurait pu dire quels
+hommes étaient Barras, Tallien, Fouché, ni ceux qui, par eux et avec
+eux, allaient devenir les maîtres de la France, en attendant celui qui
+devait les éclipser tous, Bonaparte, dont à ce moment les services
+étaient encore trop obscurs pour être admirés et commentés dans un
+village perdu du département des Vosges.
+
+C'est ainsi que le temps s'écoula heureux et paisible pour les habitants
+du château de Saint-Baslemont.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII
+
+LES DERNIERS MÉFAITS DU CITOYEN PRÉSIDENT
+
+
+Vers la fin de l'été de 1795, une après-midi du mois de vendémiaire,
+Valleroy rentrait d'une promenade sur les terres de Saint-Baslemont
+quand il vit une voiture qu'escortaient deux gendarmes à cheval
+s'arrêter sut la place du château devant la grille, et descendre de
+cette voiture trois personnages. Il pressa le pas et les rejoignit au
+moment où ils pénétraient dans la cour d'honneur. De loin, il n'avait
+reconnu aucun d'eux. Mais, en les abordant, il éprouva la même sensation
+que s'il se fût trouvé à l'improviste en présence d'une bande de
+malfaiteurs. L'un de ces personnages était Joseph Moulette.
+
+Si violent fut le saisissement de Valleroy que, d'abord, il perdait son
+ordinaire sang-froid, affolé par le retour inattendu du sinistre coquin
+parti de Saint-Baslemont, un an auparavant, misérable, vêtu de haillons,
+proscrit, et qui s'y présentait maintenant en brillant équipage, les
+pistolets à sa ceinture et, des pieds à la tête, transformé. Assurément,
+ce retour ne présageait rien de bon. Il suffisait de voir le méchant
+sourire qui voltigeait sur la face patibulaire du citoyen président pour
+comprendre, bien qu'il affectât de garder le silence et de s'effacer
+derrière ses compagnons, qu'il revenait triomphant, animé de mauvais
+desseins, avide de reprendre sa revanche, ainsi qu'un messager de
+malheur.
+
+Comme Valleroy s'était trouvé aux prises avec d'autres périls, la
+nécessité de faire face à celui-ci lui rendit bientôt son énergie. Les
+individus qu'accompagnait Joseph Moulette lui étaient inconnus. Mais ils
+portaient une écharpe sur leur habit à longues basques et à larges
+revers, une cocarde rouge à leur chapeau, autour des reins une ceinture
+à laquelle attenait un sabre, et il n'eut aucune peine à deviner leur
+qualité. Celui qui semblait le plus important des deux s'empressa
+d'ailleurs de la décliner.
+
+--Nous sommes délégués par le district d'Épinal, citoyen, dit-il, et
+envoyés vers toi pour procéder à une enquête sur des faits qui te
+concernent.
+
+--Je suis à vos ordres, citoyens, répondit Valleroy. Si vous voulez
+entrer dans la maison, nous pourrons causer librement.
+
+Marchant devant eux, il traversa la cour et les introduisit dans une
+salle au rez-de-chaussée. En y entrant, celui qui avait déjà parlé
+s'allongea dans un fauteuil avec un air de grande fatigue, et, d'un
+geste lassé, jeta son chapeau sur une table.
+
+--Vous arrivez d'Epinal? demanda Valleroy en essayant de se donner des
+airs niais.
+
+--Sans débrider, répondit le délégué. Nous sommes partis au petit jour.
+
+--Mais alors, vous devez avoir besoin de vous réconforter! Le délégué
+consulta du regard ses compagnons et répondit:
+
+--II est certain qu'un verre de vin et une croûte de pain seraient les
+bienvenus.
+
+--Je vais vous faire servir une collation, reprit Valleroy.
+
+--Nous acceptons, et, avec le consentement du citoyen Joseph Moulette
+ici présent, nous t'autorisons à nous envoyer deux ou trois bonnes
+bouteilles de ce vin vieux de Moselle dont la cave du château de
+Saint-Baslemont était abondamment pourvue, à ce qu'il paraît, au temps
+du tyran Capet. Tu permets, citoyen Moulette?
+
+--Je permets, dit froidement celui-ci.
+
+Valleroy était stupéfait.
+
+--Je ne vois pas en quoi le consentement du citoyen Moulette...
+
+Le délégué l'interrompit.
+
+--Tu verras tout à l'heure, citoyen Valleroy. Mais, d'abord, fais-nous
+servir; nous causerons ensuite.
+
+Quoiqu'il ne comprît rien à ce langage, Valleroy ne s'attarda pas à
+discuter. Il sortit, saisissant avec empressement l'occasion qui lui
+était offerte d'être seul un moment, de se recueillir et d'aviser aux
+moyens de conjurer le danger qui venait d'éclater. Dans quel but le
+district d'Épinal envoyait-il des délégués à Saint-Baslemont? De quelle
+mission étaient-ils chargés? Pourquoi Joseph Moulette les
+accompagnait-il? Autant de questions auxquelles Valleroy était empêché
+de répondre. Mais la présence des nouveaux venus, leur langage, leurs
+allures, les airs mystérieux et compassés que se donnait Joseph Moulette
+en disaient assez pour prouver à Valleroy que la sécurité des habitants
+de Saint-Baslemont était menacée. En moins de temps qu'il n'en faut pour
+l'exprimer, cette conviction se forma dans son esprit, et, du même coup,
+il conçut tout un plan, d'une exécution rapide et facile, à l'effet de
+mettre à l'abri du péril mystérieux qu'il devinait sans le voir les
+êtres aimés confiés à sa garde.
+
+Une fois hors de la pièce où venaient d'entrer les délégués, il aperçut
+Chourlot. Le vieux brave homme avait assisté à leur arrivée. Saisi
+d'inquiétude, il attendait anxieux, le moment de se trouver seul avec
+Valleroy. Il allait l'interroger. Celui-ci lui coupa la parole.
+
+--Ecoute-moi, lui dit-il, et n'oublie aucune des instructions que je
+vais te donner. Notre salut à tous en dépend. Ce que veulent ces
+gens-là, je l'ignore. Mais Joseph Moulette est avec eux. Par conséquent,
+leurs intentions sont perfides.
+
+--Je vous l'avais bien dit, que ce coquin nous jouerait un vilain tour!
+objecta Chourlot. Vous vous êtes montré généreux envers lui. Il en a
+profité pour nous nuire.
+
+--Je que j'ai fait, je le ferais encore, si c'était à recommencer,
+répliqua Valleroy. Je ne suis pas un assassin et je n'avais pas le droit
+de me faire justicier. Les récriminations d'ailleurs sont maintenant
+inutiles, et nous ne devons songer qu'à nous tirer de la situation où
+nous sommes.
+
+--Que dois-je faire? demanda Chourlot.
+
+--Tu vas servir aux citoyens du vin, du pain, de la viande froide, des
+fruits, ce que tu trouveras à l'office, du vin surtout. Tu en feras
+autant pour leur postillon, à qui tu promettras de prendre soin de ses
+chevaux, et pour les deux gendarmes que tu installeras avec lui dans la
+cuisine. Puis, quand tu les verras attablés, tu monteras sur le siège de
+leur voiture et tu la conduiras au bas du parc. Une fois là, tu
+attendras M. le chevalier. Il ne tardera pas à te rejoindre avec ma
+femme et Nina, et tous trois partiront pour une destination que je leur
+aurai indiquée. Quand ils seront partis, tu viendras me le dire.
+
+--Mais, vous, Monsieur Valleroy?
+
+--Ne t'inquiète pas de moi. Je filerai quand il en sera temps. Après
+notre départ, et si notre absence devait se prolonger, tu demeureras ici
+et, quoi qu'il arrive, tu laisseras faire sans protester. Si même il
+faut feindre de nous oublier et de nous trahir tu feindras. M'as-tu
+compris?
+
+--Je vous ai compris. Mais que redoutez-vous donc?
+
+--La vengeance de Joseph Moulette, et je veux la déjouer.
+
+Tu vois que j'ai besoin de compter sur ton activité, sur ta présence
+d'esprit pour exécuter mes ordres. Il faut que, dans une demi-heure, M.
+le chevalier ne soit plus à Saint-Baslemont.
+
+--Je cours, je cours, répondit Chourlot. Seulement, si, au lieu de
+prendre la voiture des délégués, vous preniez une des nôtres?
+
+--Ce serait du temps de perdu, et les moments sont comptés. Va, mon bon
+Chourlot, et souviens-toi que je fais appel aujourd'hui à ton vieux
+dévouement, à ce même dévouement qu'invoquait, il y a trois ans, notre
+maître, au moment de s'enfuir.
+
+À ce moment, Bernard, tante Isabelle et Nina étaient réunis dans la
+bibliothèque du château. Tous les jours, ils s'y trouvaient ainsi, à la
+même heure, l'heure de l'étude, assis autour d'une grande table. À l'un
+des bouts de cette table, Bernard lisait; à l'autre bout, Nina, un
+modèle sous les yeux, prenait sa leçon d'écriture, surveillée par tante
+Isabelle, qui s'était improvisée professeur pour l'instruire. Comme les
+croisées de la bibliothèque donnaient sur le parc, ils ignoraient
+l'arrivée des délégués du district d'Epinal et ne se doutaient pas qu'à
+côté d'eux, commençaient de graves événements qui, de nouveau, allaient
+bouleverser leur existence. Aussi, furent-ils surpris en voyant
+apparaître Valleroy; non qu'il ne lui fût jamais arrivé de venir
+assister au travail de Bernard et de Nina, mais, parce qu'à l'expression
+de sa physionomie, ils devinèrent qu'il avait hâte de leur parler.
+Bernard quitta sa place pour aller au-devant de lui; tante Isabelle se
+leva, dominée par le pressentiment d'un malheur, et Nina resta, la plume
+en l'air, une expression de crainte dans les yeux.
+
+--Joseph Moulette est revenu, dit Valleroy, sans attendre qu'on
+l'interrogeât.
+
+--Il a été assez imprudent pour revenir! s'écria Bernard. Vas-tu, une
+fois de plus, le laisser s'échapper?
+
+--Il n'est pas revenu seul, continua Valleroy. Deux délégués du district
+d'Epinal l'accompagnent, escortés eux-mêmes par deux gendarmes.
+
+--Oh! mais c'est une expédition! observa tante Isabelle.
+
+--Quel en est le but? reprit Bernard.
+
+--Je ne sais encore, puisque je n'ai pu m'entretenir avec ces puissants
+personnages. Mais, quel qu'il soit, m'est avis qu'ils ont en tête de
+détestables desseins. Je serai mieux instruit tout à l'heure. Toutefois,
+comme j'entends ne pas vous mettre à leur merci, vous partirez sur le
+champ tous les trois.
+
+--Ne partez-vous pas avec nous? dit tante Isabelle alarmée déjà.
+
+--Je ne peux pas partir sans avoir conversé avec nos voyageurs, sans
+m'être enquis de leurs projets, ni m'exposer à laisser derrière moi un
+danger inconnu. Mais soyez sans crainte. Avant la fin du jour, je vous
+rejoindrai.
+
+--En quel lieu? demanda Bernard.
+
+--Au bourg de Darney.
+
+--À quatre lieues d'ici! C'est un long trajet pour des piétons.
+
+--Il est court, pour de bons chevaux. Au moment où je vous parle, une
+voiture attelée stationne en bas du parc, où vous allez vous rendre. Tu
+prendras les rênes, Bernard, et tu conduiras, bon train, tante Isabelle
+et Nina à Darney, où tu m'attendras avec elles. Tu auras soin de
+renvoyer ici l'équipage sous la conduite d'un homme sûr, afin qu'il soit
+restitué à ses propriétaires, les citoyens délégués du district
+d'Épinal, à qui je l'emprunte pour quelques heures. Nous ne sommes pas
+des voleurs, nous!
+
+--Tu as l'esprit ingénieux, Valleroy, fit Bernard en riant.
+
+Je me demande seulement comment tu nous rejoindras.
+
+--C'est mon affaire. Je vous rejoindrai.
+
+--Et alors, que ferons-nous?
+
+--Ce que les circonstances exigeront.
+
+Ce fut dit avec tant de force que ni tante Isabelle, ni Bernard ne
+songèrent à résister. Accoutumés à l'intrépide sang-froid dont Valleroy
+avait fait preuve en maintes circonstances périlleuses, ils savaient
+qu'on pouvait se confier à lui, et ses rapides conseils les trouvèrent
+prêts à obéir.
+
+--En route donc, dit résolument Bernard.
+
+--Oui, pressez-vous, fit Valleroy, il n'y a pas un instant à perdre.
+
+Tante Isabelle se hâtait de jeter dans un sac de voyage ses rares
+bijoux, un peu d'or, de couvrir Nina d'une mante, d'en prendre une pour
+elle-même, un vêtement chaud pour Bernard. Ces préparatifs terminés,
+elle embrassa son mari, très émue, mais sans défaillance, se mettant
+courageusement à la hauteur du péril qu'il s'agissait de conjurer.
+Valleroy l'étreignit entre ses bras et, après elle, leur fille adoptive
+et le cher chevalier. Puis il les accompagna jusqu'à l'une des portes du
+château du côté du parc, et resta là les regardant s'éloigner.
+
+Quand il les eut vus disparaître au détour d'une avenue qui descendait
+vers l'endroit où attendait la voiture, il soupira en essuyant du doigt
+une larme. Mais cet attendrissement ne dura pas. À cette heure, il avait
+mieux à faire qu'à s'attendrir. Une fois seul, il courut aux écuries.
+Des nombreux et superbes chevaux qu'elles contenaient autrefois, au
+temps de la splendeur de Saint-Baslemont, il n'en restait que deux.
+Employés maintenant à tous les usages, ils avaient perdu leur ardeur.
+L'un, cependant, était encore assez agile pour fournir une longue
+course. Valleroy le sella, sans le détacher, de manière à l'avoir sous
+la main et prêt à partir au moment opportun. Quant à ceux des gendarmes,
+il les enferma sous clé dans l'arrière-écurie. Puis, ces précautions
+prises, il revint à pas comptés vers la salle où l'attendaient les
+délégués et Joseph Moulette. Il trouva les deux personnages officiels
+attablés, le teint haut monté en couleur et la face épanouie. Trois
+bouteilles vides attestaient qu'ils avaient agréablement employé la
+durée de son absence. Quant à Joseph Moulette, assis avec eux, il
+s'abstenait de manger et de boire, et le regard dédaigneux dont il les
+enveloppait exprimait le blâme muet que leur intempérance mettait sur
+ses lèvres.
+
+--Voilà un drôle qui tient à ne pas laisser sa raison dans les pots,
+pensa Valleroy. C'est donc qu'il médite quelque crime. Attention!
+
+Comme pour justifier cette opinion, Joseph Moulette, en le voyant
+entrer, lui dit d'un accent de froide sévérité:
+
+--Tu as bien tardé, citoyen Valleroy!
+
+--Le temps m'était-il mesuré, citoyen Moulette?
+
+--Les citoyens t'attendent pour t'interroger.
+
+--Me voici prêt à leur répondre.
+
+Joseph Moulette fit aux délégués un signe à la fois impérieux et
+suppliant. Ce signe fut compris et l'un d'eux, se tournant vers
+Valleroy, lui parla:
+
+--Une grave accusation pèse sur toi, citoyen, et nous sommes ici pour
+nous informer de ce qui peut la fortifier ou la réduire à néant. Avant
+de commencer notre enquête, j'ai le devoir de t'interroger et je vais le
+remplir.
+
+--Je remplirai le mien en répondant sans détours.
+
+--Savais-tu qu'après la mort du ci-devant comte et de la ci-devant
+comtesse, propriétaires de ce château, leurs biens avaient été
+confisqués au profit de la nation? Ne me réponds pas que tu l'ignorais.
+Nous savons le contraire.
+
+--Alors, pourquoi m'interrogez-vous? observa railleusement Valleroy.
+
+L'observation décontenança le citoyen délégué, préparé déjà par quelques
+verres de vin à une défaite facile. Il adressa à Joseph Moulette, dans
+un regard éteint, une interrogation.
+
+--Cède-moi la parole, dit ce dernier. Ce n'est pas un interrogatoire
+qu'il y a lieu de faire subir au citoyen, mais un acte d'accusation
+qu'il faut lui signifier.
+
+--Et je l'aime mieux ainsi, répliqua Valleroy. Voyons ton acte
+d'accusation, citoyen président.
+
+Celui-ci continua:
+
+--L'an dernier, à Paris, après thermidor, tu t'es présenté au Comité de
+sûreté générale, et, surprenant sa bonne foi, tu as fait restituer ce
+château de Saint-Baslemont à celui que tu appelles ton maître, le
+ci-devant chevalier Bernard de Malincourt. Tu n'as obtenu cette
+restitution qu'à l'aide d'un mensonge. Contrairement à la vérité, et
+profitant d'une erreur, tu as affirmé que le ci-devant chevalier n'avait
+pas émigré. C'était faux. Non seulement il avait émigré, mais tu ne
+l'ignorais pas, puisque tu vécus avec lui à Coblentz, où vous conspiriez
+tous deux contre la République et contre la liberté. J'ai été le témoin
+de vos complots et j'en fus la victime.
+
+--Où veux-tu en venir, citoyen président?
+
+--A ceci, c'est que la restitution prononcée au profit du ci-devant
+chevalier de Malincourt, n'ayant été obtenue que par un subterfuge
+coupable, elle est nulle en fait et en droit; qu'en conséquence, ce
+château n'a pas cessé d'appartenir à la nation, et que c'est faussement
+que le ci-devant chevalier s'en prétend propriétaire. Il le prétend sans
+droit et c'est sans droit aussi qu'il l'habite et que tu l'habites avec
+lui. Tu ne seras donc pas surpris si les citoyens délégués vous
+signifient à tous deux un arrêté d'expulsion.
+
+--Un arrêté d'expulsion! Pris par qui?
+
+--Par le Comité de sûreté générale, qui l'a transmis au district
+d'Epinal avec l'ordre de l'exécuter. Injonction vous est faite à ton
+prétendu maître et à toi de vider les lieux. Et pour que tu n'en
+ignores, voici l'arrêté.
+
+Joseph Moulette tira d'une des poches de son habit une liasse de papiers
+et de cette liasse une feuille, couverte d'écriture qu'il brandit
+triomphalement.
+
+--Est-ce tout? demanda Valleroy.
+
+--Ce n'est pas tout, reprit Joseph Moulette. Écoute encore. Le château
+appartenant à la nation, elle avait le droit de le vendre. Elle l'a
+vendu, et c'est moi qui en ai été l'acquéreur. Voici l'arrêté de mise en
+vente et l'acte qui me déclare propriétaire au lieu et place de la
+nation. Tu verras que je suis ici chez moi.
+
+Il tira deux autres feuilles de sa liasse de papiers et les présenta à
+Valleroy.
+
+--Est-ce tout? répéta Valleroy.
+
+--Non, ce n'est pas tout. Mais ce qui reste à dire doit être dit par le
+représentant de la loi. Parle citoyen délégué.
+
+Durant cette scène, le citoyen délégué, un moment perdu dans les
+brouillards du vin, s'était retrouvé et ressaisi. Il se leva et dit à
+Valleroy:
+
+--J'ai l'ordre de procéder à ton arrestation, citoyen, et à celle du
+ci-devant chevalier. Voici les mandats, ajouta-t-il, en désignant deux
+autres feuilles que Joseph Moulette agitait en souriant haineusement.
+
+--Et quand nous serons arrêtés, que fera-t-on de nous?
+
+--Vous serez conduits à Epinal et incarcérés pour être soumis aux
+formalités judiciaires.
+
+Valleroy était un peu pâle. Mais son attitude comme sa voix marquait
+qu'il conservait toute sa présence d'esprit. Soudain, son visage
+s'éclaira d'un sourire. Par la croisée, il venait d'apercevoir Chourlot,
+dont le retour lui annonçait que Bernard était en sûreté.
+
+--Je proteste contre les infamies que vous venez de débiter, dit-il avec
+gravité. Je ne souscris ni à l'arrêté d'expulsion, ni à l'arrêté qui
+dépouille mon maître au profit d'un coquin. Libre à toi, Joseph
+Moulette, de nous chasser d'ici et de t'y mettre à notre place. Tu n'y
+resteras pas longtemps, car, si tu viens de Paris, moi j'irai et
+j'obtiendrai justice.
+
+--Pour aller à Paris, il faut être libre. Tu oublies que tu es décrété
+d'arrestation, fit Joseph Moulette en ricanant.
+
+--Est-ce toi qui m'arrêteras? demanda Valleroy.
+
+--Je suis ici à cet effet. Je t'arrêterai, j'arrêterai ton chevalier,
+celui que tu appelais ton neveu!
+
+--Pour ce qui est de lui, je t'en défie.
+
+--Un enfant en rébellion contre les lois! Et Joseph Moulette levait les
+épaules.
+
+--Il est parti, répliqua froidement Valleroy.
+
+--Eh bien, tu payeras pour deux et tu sauras comment je me venge. Holà!
+gendarmes!
+
+Le citoyen président, en poussant ce cri, avait ouvert une croisée pour
+le faire mieux entendre du dehors. Il le répéta d'une voix exaspérée.
+Mais les gendarmes étaient lents à se montrer.
+
+--Prêtez-moi main forte, citoyens délégués, reprit-il. À nous trois nous
+en aurons raison.
+
+Ils se précipitèrent sur Valleroy. Mais il s'attendait à leur agression,
+et, comme ils croyaient le tenir, il s'arma de deux chaises à l'aide
+desquelles il fit le vide autour de lui, avant de les leur jeter dans
+les jambes. Puis, pendant qu'ils s'efforçaient de se débarrasser de cet
+obstacle inattendu, Valleroy, d'un bond, sauta dans la cour par la
+fenêtre ouverte. Joseph Moulette, furieux et hurlant, se précipita à sa
+poursuite. Valleroy courait du côté des écuries. Il y entra par une
+porte qu'il ferma derrière lui et contre laquelle vint s'abattre Joseph
+Moulette, s'obstinant à vouloir passer par celle-là, sans remarquer
+qu'un peu plus loin il y en avait une autre par où sortit tout à coup
+celui qu'il poursuivait. Mais, maintenant il était à cheval et
+traversait la cour d'un furieux galop pour atteindre la grille. Comme il
+y arrivait, une détonation retentit. C'était Joseph Moulette qui venait
+de tirer sur lui un coup de pistolet, sans l'atteindre. Dans son
+trouble, il avait mal visé. La balle alla se loger dans un des piliers
+de l'entrée, après avoir rasé la tête du cavalier qui s'élançait sur la
+route.
+
+À ce moment, à la porte des cuisines, apparurent les gendarmes et le
+postillon.
+
+--Misérables! leur cria Joseph Moulette, grâce à votre négligence, le
+coquin nous échappe... Courez derrière lui à pied, à cheval, en voiture,
+comme vous voudrez; mais ramenez-le moi mort ou vif, sinon je vous
+envoie au Conseil de guerre.
+
+Il y eut une minute d'affolement. Les gendarmes cherchaient de tous
+côtés leurs chevaux, le postillon sa voiture, les délégués, au milieu de
+la cour, se répandaient en gestes désespérés, tandis que Joseph Moulette
+écumait, debout sur la route où se formaient autour de lui des groupes
+de paysans attirés par cet esclandre.
+
+--Poursuivez-le, cria-t-il. Au nom de la loi, je vous ordonne de le
+poursuivre.
+
+Mais personne ne bougeait, et Valleroy gagnait du terrain. Bientôt, il
+disparut au détour de la route en envoyant un adieu, dans un geste
+railleur, à Joseph Moulette, qui s'arrachait les cheveux. Tout à coup,
+Chourlot apparut dans la cour, sortant du château, ayant sur le visage
+une expression d'ahurissement, comme s'il ne comprenait pas les causes
+de cette agitation. Le postillon et les gendarmes s'élancèrent vers lui.
+
+--Ma voiture, où est-elle? cria le premier.
+
+--Et nos chevaux? ajoutèrent les seconds.
+
+--La voiture est sous la remise, les chevaux sont à l'écurie,
+répondit-il.
+
+Le postillon et les gendarmes coururent vers l'endroit qu'il désignait.
+Mais la porte de la petite écurie était fermée à clé. Quant à la
+voiture, elle avait disparu.
+
+--Voilà qui est bien extraordinaire, murmurait Chourlot, en feignant la
+surprise, tandis que les gendarmes enfonçaient la porte.
+
+Joseph Moulette revenait dans la cour.
+
+--Qui es-tu, toi? demanda-t-il à Chourlot.
+
+--Un pauvre valet de ferme, obligé, pour gagner son pain, de servir les
+aristocrates.
+
+--Sais-tu où est le ci-devant chevalier de Malincourt?
+
+--Il est parti ce matin, avec la citoyenne Valleroy, pour une
+destination inconnue.
+
+--Vous le voyez, citoyens délégués, reprit Joseph Moulette, nous avons
+été trahis. Notre visite avait été annoncée, et les coupables se sont
+dérobés à la vengeance des lois.
+
+Et comme les gendarmes, ayant retrouvé leurs chevaux, se mettaient en
+selle pour courir après Valleroy, il les arrêta d'un geste.
+
+--Toute poursuite serait inutile, dit-il. Le coquin a sur vous une trop
+grande avance. Vous ne l'atteindriez pas. Demeurez ici et attendez mes
+ordres.
+
+Puis il rentra dans la maison avec les délégués, en ordonnant à Chourlot
+de le suivre. Chourlot s'empressa d'obéir.
+
+--La République sait toujours retrouver ses ennemis, lui dit alors
+Joseph Moulette, et le citoyen Valleroy n'échappera pas au châtiment
+qu'ont mérité ses crimes. Sous peu de jours, le Comité de sûreté
+générale sera averti de ce qui vient de se passer et prendra les mesures
+nécessaires pour assurer l'exécution de ses volontés. Malheur à toi si,
+dans ces circonstances, tu as été le complice de ceux que tu servais.
+
+--Leur complice, moi? prétexta Chourlot. Mais, si j'avais su que vous
+vouliez vous emparer d'eux, je vous les aurais livrés! Je suis patriote.
+
+--Voilà de bonnes paroles et je te félicite de ces sentiments. S'ils
+sont sincères, tu apprendras avec satisfaction que le ci-devant
+chevalier de Malincourt n'a plus aucun droit sur ce domaine, et que,
+désormais, c'est à moi qu'il appartient. Voici les pièces légales qui
+m'en déclarent propriétaire.
+
+--Me garderez-vous à votre service? demanda Chourlot avec une inquiétude
+jouée.
+
+--Oui, si tu me promets de me servir avec dévouement et fidélité.
+
+--Mettez-moi à l'épreuve, et vous verrez qu'on peut compter sur moi.
+
+--Alors, occupe-toi de faire préparer un bon souper ainsi que des
+chambres pour cette nuit. Je pense, citoyens, que vous accepterez mon
+hospitalité fraternelle, ajouta t-il en s'adressant aux délégués, et que
+vous ne rentrerez pas à Épinal avant demain.
+
+--N'y rentreras-tu pas avec nous? demanda l'un d'eux.
+
+--Non, j'attends ici mes associés de Paris, car vous pensez bien que ce
+n'est pas pour ressusciter les traditions des aristocrates et pour y
+vivre dans un luxe antirépublicain que j'ai acheté ce château. Je l'ai
+acheté pour le démolir et pour en vendre les terres morcelées.
+
+Et plus bas il ajouta en riant:
+
+--Ce sera ma vengeance.
+
+Chourlot sortait en ce moment. Il eut le temps de recueillir ces paroles
+menaçantes.
+
+--Ah! bandit, murmura-t-il, si quelqu'un porte un jour une main
+sacrilège sur le château de Saint-Baslemont, ce ne sera pas toi!
+
+Jusqu'au soir, Joseph Moulette fit aux citoyens délégués les honneurs de
+son château. Il voulut le leur montrer des caves aux greniers et les
+promener à travers les avenues de son parc. Avec eux, il s'occupa
+ensuite de rédiger un rapport détaillé sur les événements qui venaient
+de s'accomplir, rapport que le district d'Epinal devait envoyer au
+Comité de sûreté générale. Enfin, à 8 heures, ils se mirent à table,
+déjà consolés de leur déconvenue de la journée. À ce moment, un paysan
+ramenait leur voiture à Saint-Baslemont. Ils apprirent de sa bouche qu'à
+Darney, dans l'après-midi, Valleroy, Bernard, tante Isabelle et Nina
+avaient pris le coche qui faisait en ce temps la route de Nancy à Paris.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII
+
+LES CHAUFFEURS
+
+
+Le lendemain, à la tombée du jour, dans la grande salle du château de
+Saint-Baslemont, autour d'un luxueux couvert, vingt convives achevaient
+un repas qui durait depuis midi. À en juger par le nombre des plats et
+des bouteilles vides que Chourlot, aidé de deux camarades, employés
+comme lui sur les terres du château, entassait dans un coin, au fur et à
+mesure qu'il en débarrassait la table, le banquet avait été copieux et
+largement arrosé. Ce qui le prouvait encore, c'étaient les couleurs
+écarlates plaquées aux joues des convives par l'afflux du sang surexcité
+et l'expression mourante de leurs yeux où se devinait la fatigue des
+estomacs gorgés à l'excès. À la place d'honneur, Joseph Moulette,
+majestueux et solennel, présidait. À sa droite et à sa gauche, il était
+flanqué des deux délégués du district d'Épinal, dont il avait retardé le
+départ, afin de se faire honneur de leur présence aux agapes offertes
+par lui au maire, aux officiers municipaux et aux notables de
+Saint-Baslemont, à l'occasion de son installation en qualité de
+propriétaire.
+
+Ah! il avait utilement employé son temps, Joseph Moulette, depuis le
+jour où il était parti de Saint-Baslemont, fugitif, après y avoir trouvé
+un refuge durant quelques heures. Pendant plusieurs mois, il s'était
+caché dans les montagnes des Vosges, errant, misérable, vendant ses
+services comme valet de ferme, n'osant rester dans le même endroit au
+delà de quelques semaines, de peur d'être reconnu et dénoncé comme
+jacobin, ne s'approchant des centres habités que pour y recueillir les
+nouvelles de Paris et s'informer des progrès de la contre-révolution.
+
+Ce supplice avait duré jusqu'à l'été de 1796. À ce moment, ayant appris
+que le gouvernement des thermidoriens, menacé par les royalistes,
+recherchait l'appui des anciens partisans de la Terreur, il s'était
+dirigé vers Épinal. Il y était rentré un soir, à la dérobée, comme un
+voleur. Mais, dès le lendemain, il osait se montrer publiquement dans
+les rues, où ses amis et ses complices, naguère proscrits comme lui,
+tenaient de nouveau le haut du pavé, retrouvaient leur crédit et leur
+influence. Une fois de plus, royalistes et prêtres se cachaient; une
+fois de plus, les jacobins devenaient puissants. À la faveur de ces
+dispositions nouvelles, Joseph Moulette partait pour Paris. Là, le
+courant de l'opinion était hostile aux thermidoriens. Les sections de la
+capitale s'armaient contre la Convention et contre les Comités où
+siégeaient Barras, Tallien, Carnot. Mais ceux-ci résistaient. Ils
+accueillaient à bras ouverts quiconque se déclarait pour eux, Joseph
+Moulette avait retrouvé en place des amis d'autrefois. C'est par eux
+qu'il avait sollicité et obtenu les arrêtés et les ordres à l'aide
+desquels il s'était présenté, tête haute et triomphant, au château de
+Saint-Baslemont, où il poursuivait une vengeance qu'il voulait
+éclatante.
+
+Maintenant, il avait réussi; il était bel et bien maître, seul maître du
+domaine. Afin d'établir publiquement ses droits, il avait convié les
+autorités du village à s'asseoir à sa table de châtelain frais émoulu et
+bon patriote. Tous ceux qu'il avait appelés étaient venus, non qu'ils
+fussent disposés à fêter le personnage qui osait se parer de la
+dépouille des Malincourt, mais parce que son invitation ressemblait à un
+ordre et que le temps n'était pas encore arrivé où les honnêtes gens
+cesseraient d'avoir peur des terroristes. Si, dans l'enivrement de sa
+facile victoire, il avait conservé assez de sang-froid pour observer ses
+convives, il aurait deviné, à leur attitude embarrassée, à leurs gestes
+compassés, à leur visage contraint, qu'ils n'étaient là qu'à
+contre-coeur, et que, tout en se courbant devant lui, ils souhaitaient
+que quelque événement soudain l'emportât aussi vite qu'il était venu.
+Mais, loin de comprendre cet état d'esprit, loin de pressentir les
+malédictions qu'ils appelaient sur sa tête, il croyait les avoir
+éblouis, en se montrant à eux protégé par deux des plus farouches
+suppôts de la Terreur, et s'être à jamais assuré leur docilité.
+
+Le repas terminé, il se leva. Tous suivirent son exemple, quittèrent la
+salle où la nuit naissante allongeait ses ombres, et entrèrent derrière
+lui dans un salon brillamment éclairé par la flamme de cent bougies.
+Démeublé en partie depuis le départ du comte et de la comtesse de
+Malincourt, ce salon, sous l'ardente clarté qui tombait des candélabres
+et d'un lustre, semblait pauvre et nu. Joseph Moulette, mécontent, en
+fit la remarque à Chourlot.
+
+--Valleroy, malgré le retour du jeune maître, s'est toujours refusé à
+remettre le château dans son ancien état, répondit froidement le brave
+homme, qui jouait son rôle en habile comédien.
+
+--Mais où sont les meubles? demanda Joseph Moulette. Il y avait sans
+doute des tapisseries sur ces murs, des tapis sur ces planchers, des
+rideaux aux fenêtres, des objets de prix dans ces vitrines, des livres
+dans ces bahuts. Qu'a-t-on fait de ces objets?
+
+--On les a enfermés dans des coffres.
+
+--Avec l'argenterie probablement, avec des bijoux, des portraits. Où
+sont-ils, ces coffres?
+
+--Cachés dans des souterrains du château.
+
+--Tu les feras monter demain et nous les ouvrirons.
+
+--Croyez-vous que ce soit prudent, citoyen? demanda Chourlot.
+
+--Je ne comprends pas ta question. Précise...
+
+--Depuis quelques jours, des bandes de chauffeurs et de pillards se sont
+montrées dans le pays. Peut-être convient-il d'éviter de les attirer ici
+par l'étalage de vos richesses.
+
+--Je ne crains ni les chauffeurs ni les pillards, répliqua avec hauteur
+Joseph Moulette. Tu exécuteras l'ordre que je viens de te donner.
+
+Chourlot s'inclina en signe d'obéissance et disparut. Alors Joseph
+Moulette regarda autour de lui. Les convives, en ce moment, formaient un
+groupe dont les deux délégués occupaient le centre. Ceux-ci parlaient
+avec animation aux paysans, qui les écoutaient, déférents et silencieux,
+et le citoyen président, qui s'était approché, entendit tomber de leur
+bouche, dans le silence, des mots qui lui étaient familiers; devoirs
+civiques... complots liberticides... audace des aristocrates... infamies
+de Pitt et Cobourg. Il comprit que les hauts personnages plaidaient la
+cause du peuple et de la liberté et appelaient la foudre sur la tête des
+ennemis de la République. Il attendit la fin de ces harangues
+éloquentes. Puis, quand personne ne parla plus, il parla lui-même.
+
+--Les ennemis de la République, fit-il d'un accent dramatique, il y en a
+partout. Mais qu'ils tremblent! Le châtiment qui les attend sera
+terrible; ils seront, écrasés...
+
+Et comme un frisson passait dans l'âme de ses auditeurs, il ajouta:
+
+--Doivent être tenus pour tels les émigrés, nobles ou non, les prêtres,
+les accapareurs et ces brigands qui infestent nos campagnes et y portent
+l'effroi. C'est à ces bandits que nous devons faire une guerre
+incessante et implacable. Peut-être certains d'entre eux en veulent-ils
+à mes jours. Mais je ne les crains pas, car s'ils venaient m'attaquer
+ici, les braves patriotes de Saint-Baslemont voleraient à mon secours.
+N'est-ce pas, braves patriotes que vous sauriez me défendre?...
+
+Et comme la réponse lui parut manquer d'unanimité et d'enthousiasme, il
+ajouta:
+
+--Si je périssais sans avoir été défendu, la République saurait venger
+un de ses plus vaillants serviteurs, en punissant les lâches qui
+auraient laissé triompher le crime et succomber la vertu.
+
+--Bien dit, Joseph Moulette, répliqua l'un des délégués, en accentuant
+par ce mot les menaces que venait de proférer le citoyen président.
+Mais, tu es en sûreté, puisque nous te mettons sous la garde des
+habitants de cette commune, toi et tes propriétés.
+
+Un grand silence succéda à ces discours, et Joseph Moulette en profita
+pour entraîner les délégués hors du groupe où ils venaient de pérorer.
+Une fois à l'écart, il leur dit à voix basse:
+
+--Merci pour le secours que vous venez de me donner. Mais j'attends de
+vous un autre service. La population de ce pays est imbue de préjugés
+aristocratiques; elle s'est abreuvée du lait du modérantisme. Je ne me
+sens pas en sûreté au milieu d'elle. Quand vous serez rentrés à Épinal,
+obtenez qu'on m'envoie quelques soldats pour me garder et pour assurer
+dans ce pays le respect et l'exécution des lois.
+
+Les délégués promirent à Joseph Moulette d'obtempérer à son désir.
+Cependant, l'heure qu'ils avaient fixée pour leur départ approchait.
+Chourlot vint les avertir que leur voiture les attendait, et que les
+gendarmes qui devaient les suivre étaient prêts à monter à cheval. Les
+délégués se dirigèrent vers la porte. Joseph Moulette les accompagna
+jusque dans la cour, suivi des autres convives, puis, quand, après un
+échange d'adieux, l'équipage se mit en marche, le citoyen président leva
+son chapeau en criant:
+
+--Vive la République une et indivisible! Meurent les aristocrates!
+
+Quelques voix répétèrent ces cris jusqu'au moment où voiture et chevaux
+se perdirent dans les brumes grises de la nuit. Alors, Joseph. Moulette
+rentra dans le château en compagnie des notables de Saint-Baslemont, et
+les entretiens recommencèrent. Mais ils n'offraient plus l'intéressante
+vivacité de ceux de tout à l'heure, comme si les délégués, en partant,
+avaient emporté l'âme de la réunion. Les conversations se traînaient
+dans des banalités et des lieux communs, et plus Joseph Moulette
+multipliait ses questions, moins on mettait d'empressement à lui
+répondre.
+
+--Je ne vous retiens pas, braves patriotes, dit-il alors. Je me
+reprocherais de vous séparer plus longtemps de vos familles.
+Rejoignez-les et répétez à vos épouses et à vos fils les patriotiques
+propos que vous avez entendus.
+
+Les braves patriotes ne se le firent pas dire deux fois. Humbles et
+respectueux, ils défilèrent un à un devant le nouveau châtelain de
+Saint-Baslemont, et bientôt il resta seul avec Chourlot.
+
+--Le citoyen a-t-il des ordres à me donner? demanda ce dernier.
+
+Au lieu de répondre à cette question, Joseph Moulette se jeta dans un
+fauteuil, et, regardant Chourlot bien en face, il lui dit:
+
+--Tu m'as avoué, hier, que tu étais las d'être l'esclave des
+aristocrates et que tu serais heureux de te dévouer à mon service.
+Est-ce bien vrai?
+
+--Je ne mens pas, répondit hypocritement Chourlot.
+
+--Alors, quoi que je te demande, tu le feras?
+
+--Je le ferai.
+
+--Eh bien, je te prends au mot. Je désire, sans attendre jusqu'à demain,
+me rendre compte, dès ce soir, de la valeur des richesses que le
+ci-devant comte de Malincourt fit enfouir autrefois dans les souterrains
+du château. Prends une lanterne et conduis-moi dans ces souterrains.
+Nous examinerons ensemble les objets qu'ils renferment.
+
+Chourlot tressaillit, et son visage exprima le sentiment de révolte qui
+s'emparait de lui. Mais, presque du même coup, il se domina. Son regard,
+où avait passé une flamme, s'éteignit, et ce fut très calme qu'il
+répondit:
+
+--Ce n'est pas en quelques heures, citoyen, que vous pourrez procéder à
+cet examen. Il y faudra plusieurs journées, et, si vous m'en croyez,
+vous remettrez à demain cette longue besogne.
+
+--Je ne remets jamais au lendemain ce que je peux faire la veille,
+répliqua Joseph Moulette. J'ai hâte de savoir si, en achetant le château
+de Saint-Baslemont, mes associés et moi avons fait urne opération
+lucrative. Il me suffira d'un coup d'oeil pour m'en rendre compte.
+
+--Alors, je suis à vos ordres, fit Chourlot. Je vais quérir une
+lanterne.
+
+Il s'éloigna pour revenir bientôt.
+
+--Passe devant et guide-moi, lui dit le citoyen président; je te
+suivrai.
+
+Chourlot obéit. À l'extrémité d'un corridor qui traversait le château
+dans sa largeur, il ouvrit une porte massive. Elle laissa voir les
+premières marches d'un escalier descendant dans les caves. Il s'y
+engagea lentement, afin d'éclairer la marche de Joseph Moulette. Au bas
+de cet escalier, commençait un autre corridor à droite et à gauche
+duquel se voyaient des portes basses. Il en poussa une et introduisit
+Joseph Moulette dans une vaste pièce autour de laquelle étaient rangées
+des bouteilles de vin.
+
+Au milieu de cette pièce, se servant d'une pelle qu'il prit dans un
+coin, il gratta le sol au niveau duquel la terre rejetée à droite et à
+gauche découvrit une large dalle blanche. La dalle soulevée, apparut un
+nouvel escalier plus étroit que le premier et qu'il se mit à descendre.
+Bientôt, les deux hommes se trouvèrent dans un caveau voûté aux murs
+enduits de ciment.
+
+C'est là que, dans de nombreux coffres de toutes tailles, étaient
+cachées les richesses du château de Saint-Baslemont. Pressé de savoir ce
+qu'ils contenaient, Joseph Moulette soulevait les couvercles et les
+laissait aussitôt retomber ébloui par la vision rapide qui frappait ses
+regards: couverts et plats d'argent, aiguières en cristal montées en or,
+pendules artistiques, flambeaux ciselés, coffrets, flacons, écrins sur
+le velours desquels s'étalaient des parures précieuses. Christs en
+ivoire, reliquaires, tout un trésor d'un prix inestimable qui dormait
+depuis plusieurs années, en attendant qu'on le remît en lumière. Puis,
+c'étaient des tableaux de maîtres et des portraits de famille, rangés
+dans des coins, des glaces de Venise avec des cadres en bois sculpté et
+doré, des meubles de grand prix, des tentures et des tapis roulés, tout
+ce qui formait, en d'autres temps, la splendeur et le luxe du château de
+Saint-Baslemont.
+
+Bien qu'il s'efforçât de rester impassible à la vue de ces richesses,
+maintenant devenues siennes, elles déchaînaient dans l'âme de Joseph
+Moulette d'ardentes cupidités. Sous la lueur rougeâtre de la lanterne
+que soulevait Chourlot, les mains du citoyen président les effleuraient,
+toutes tremblantes. Et si violente était son émotion, qu'il ne trouvait
+pas un mot à dire pour exprimer le mépris qu'en sa qualité de bon
+patriote il aurait voulu feindre.
+
+--Vous voyez, citoyen, que ce n'est pas en quelques heures qu'on
+pourrait procéder à l'inventaire de ces trésors.
+
+--Je commencerai demain, répondit Joseph Moulette. Remontons,
+maintenant.
+
+Soudain, ses doigts heurtèrent un coffret revêtu de cuir noir. Il le
+tira à lui, non sans peine, car ce coffret était très lourd. Mais quand
+il voulut l'ouvrir, le couvercle résista.
+
+--Je le garde, fit-il alors. J'essayerai ce soir de forcer la serrure.
+Cela m'amusera.
+
+Lentement, ils reprirent le chemin par lequel ils étaient venus,
+remettant en place la dalle qui cachait l'ouverture du caveau, fermant
+les portes derrière eux, et, quelques instants après, Joseph Moulette
+déposait le coffret sur une table, dans sa chambre, la propre chambre du
+comte de Malincourt, qu'il avait choisie, la veille, pour s'y installer.
+De nouveau, Chourlot se tenait debout, attendant les ordres du maître.
+
+--Tu peux te retirer, lui dit ce dernier. Avant d'aller dormir,
+assure-toi que toutes choses sont en ordre et les portes et croisées
+closes.
+
+Il resta seul dans la vaste chambre, très sévère avec son lit de pied,
+hissé sur une estrade entre de lourdes tentures. Pour combattre la
+fraîcheur de la nuit, on avait allumé du feu. Les flammes qui dansaient
+sur les bûches géantes enterrées sous les cendres, au fond de la haute
+cheminée, éclairaient les murs d'une clarté plus vive que celle des
+bougies.
+
+--On est mieux ici qu'à battre la campagne, pensa Joseph Moulette.
+
+Sur sa face épanouie, un sourire exprima le bien-être qu'il ressentait.
+Un grand calme régnait dans le château. Au dehors, l'ombre et le silence
+enveloppaient le paysage. Un vent très doux soufflait dans les arbres;
+sa rumeur arrivait, affaiblie, aux oreilles de Joseph Moulette, et
+berçait son repos. Il était seul, bien seul, libre de suivre sa pensée
+capricieuse vers l'avenir où elle l'emportait. Il le voyait radieux, cet
+avenir, embelli par la possession des biens dont un habile coup de main
+venait de le rendre maître. Les combats qu'il livrait depuis plusieurs
+années avaient pris fin; les aristocrates étaient vaincus, les bons
+patriotes installés à leur place. Les temps devenaient paisibles, des
+lois rigoureuses protégeaient les nouveaux seigneurs de la France. Et il
+était un de ces heureux, lui! Qu'aurait-il pu souhaiter de plus?
+
+Son regard, perdu dans l'espace, s'arrêta soudain sur le coffret qu'il
+avait rapporté de sa visite dans les souterrains du château. Il s'assit
+devant la table sur laquelle en entrant il l'avait déposé, et, le
+prenant dans ses robustes mains, il essaya de l'ouvrir. Mais la serrure
+était solide, et, faute de clé, le citoyen président restait impuissant
+devant la lourde boite dont il brûlait de connaître le contenu. Il
+n'était pas homme à se résigner à cette impuissance, et brusquement il
+se mit en devoir de faire sauter la serrure. Les pincettes lui servirent
+de levier. Il en introduisit l'extrémité entre les rainures du coffret
+et pesa de tout son poids sur l'autre bout. On entendit un craquement,
+et le couvercle brisé se leva.
+
+Joseph Moulette ne put retenir un cri d'étonnement et de joie. La boîte
+était pleine de pièces d'or, rangées en piles pressées les unes contre
+les autres, de telle sorte qu'il devait y en avoir pour une somme
+considérable. Il voulut les compter et retourna la boîte dont le contenu
+s'éparpilla sur le tapis avec un son métallique. Alors, il plongea dans
+cet amas d'or ses mains brûlantes de fièvre. Pendant quelques instants,
+il les y laissa comme s'il eût espéré trouver un remède contre son
+excitation passagère, et si complètement absorbé qu'il perdit soudain la
+sensation des choses extérieures, emporté haut et loin dans des rêves
+fous dont sa nouvelle fortune lui assurait la réalisation.
+
+Il ne vit donc pas ce qui se passait, au même instant, derrière lui. La
+porte de la chambre s'ouvrait avec lenteur, sans bruit, et un homme
+entrait, marchant d'un pas si léger qu'on ne pouvait l'entendre. Cet
+homme portait un masque sur le visage, un masque noir aux ouvertures
+duquel brillaient des yeux ardents et lumineux, comme ceux d'un chat
+dans la nuit. Une fois le seuil franchi, cet homme, s'étant assuré que
+Joseph Moulette lui tournait le dos, fit un signe d'appel, et quatre
+autres personnages, le visage couvert d'une couche de suie qui les
+défigurait, entrèrent en silence l'un après l'autre. Le dernier venu
+ferma la porte, devant laquelle ils se rangèrent toujours silencieux.
+Alors, celui qui était entré le premier prononça le nom de Joseph
+Moulette à haute et intelligible voix. Joseph Moulette sursauta,
+repoussa violemment sa chaise, et se trouva debout, appuyé dans une
+attitude de défense et de résistance contre la table chargée d'or,
+véritablement pétrifié, une sueur glacée au visage et au coeur la trouée
+aiguë d'une lame effilée.
+
+--Les chauffeurs! murmura-t-il enfin.
+
+Et, comme s'il revenait à lui, il bondit vers l'une des croisées,
+l'ouvrit, et, se penchant au dehors, il appela:
+
+--Au secours! À moi, Chourlot!
+
+Les chauffeurs demeuraient immobiles et impassibles. Mais celui qui
+portait un masque dit:
+
+--N'appelle pas, Joseph Moulette. Personne ne viendra à ton secours.
+Nulle puissance au monde ne peut te soustraire au sort qui t'attend.
+L'heure est venue d'expier tes crimes.
+
+À ce menaçant langage, le citoyen président, qui s'était éloigné de la
+fenêtre, instinctivement, voulut s'en rapprocher, décidé, dans ce péril
+extrême, à sauter de la hauteur du premier étage pour s'enfuir à travers
+le parc. Mais elle était fermée et gardée par deux hommes. Il se
+précipita vers l'autre; elle était également gardée.
+
+--On, ne sort plus, reprit l'homme masqué.
+
+Il fit un signe, et ses complices au visage noir de suie se jetèrent sur
+Joseph Moulette.
+
+--Allez-vous m'assassiner? s'écria le citoyen président, tentant en vain
+de se débattre.
+
+Personne ne lui répondit. On le couchait brutalement par terre, et,
+tandis que trois chauffeurs le clouaient au sol en fixant ses bras au
+long de son corps, un quatrième déroulait un peloton de grosse ficelle
+et ligotait le malheureux des épaules aux genoux. Ce fut fait en un tour
+de main. Lorsque l'opération se termina, il était hors d'état de remuer.
+Cependant, tout en lui infligeant cet abominable traitement, on ne
+l'avait pas encore frappé. Il se demandait, avec une angoisse mêlée
+d'espoir, à quel genre de supplice il allait être soumis. Son
+incertitude fut brève. Une main brutale lui arracha ses bottes et ses
+bas. Bientôt, sous ses jambes et ses pieds nus, il sentait la fraîcheur
+des dalles. Il comprit et fit entendre une plainte. Mais elle ne pouvait
+attendrir ses bourreaux. Ceux-ci, l'ayant soulevé, le portèrent devant
+la cheminée, les pieds nus tendus vers le feu.
+
+--Chauffez! ordonna l'homme masqué.
+
+À ce mot, un lourd tisonnier tenu par un bras ferme tomba sur les bûches
+à demi consumées. Dans un crépitement d'étincelles, les flammes se
+ravivèrent et vinrent lécher les extrémités du patient. Pendant quelques
+secondes il tenta de se raidir contre la douleur. Mais la chaleur devint
+vite intolérable. Un jet de flamme plus violent que les autres la
+transforma en une brûlure lancinante. Alors, aux gémissements, des cris
+succédèrent, des cris déchirants qui redoublaient lorsque le malheureux,
+essayant de plier les genoux pour éloigner ses pieds du feu, des coups
+de bâton sur les jambes l'obligeaient à les étendre.
+
+--Pitié! Pitié! fit-il enfin d'une voix expirante.
+
+Il allait perdre connaissance. Sur un geste de l'homme masqué, son
+corps, raide dans ses liens, fut porté en arrière comme une masse
+inerte, et, de sa poitrine, s'échappa un soupir de délivrance. L'homme
+masqué parla de nouveau:
+
+--Tu es condamné, Joseph Moulette. Tu vas périr et rejoindre tes
+victimes. Mais c'est toi-même qui dois prononcer ton arrêt, après avoir
+confessé tes forfaits.
+
+--Je suis innocent et n'ai rien à confesser, tas de bandits, répondit
+Joseph Moulette, dont le naturel reprenait le dessus en même temps que
+s'apaisait sa souffrance.
+
+--C'est ce que nous allons voir. Chauffez! répéta l'homme masqué.
+
+De nouveau, les pieds furent tendus vers la flamme, et par un
+raffinement de cruauté, posés sur les chenets brûlants.
+
+--Je confesserai tout ce que vous voudrez, hurla Joseph Moulette.
+
+Le misérable se tordait sous les mains de fer qui le maintenaient
+couché; une écume légère blanchissait le coin de ses lèvres et des
+larmes emplissaient ses yeux. Une fois de plus, on l'éloigna de la
+cheminée.
+
+--Tu vois que nous avons les moyens de te faire parler, continua l'homme
+masqué. Parle donc de bonne grâce et réponds à mes questions sans
+détour.
+
+--Interrogez-moi, scélérats, soupira Joseph Moulette en enveloppant les
+chauffeurs d'un regard où se trahissait, sous son involontaire
+résignation, sa rage impuissante.
+
+--Reconnais-tu que tu as envoyé à l'échafaud le comte et la comtesse de
+Malincourt? demanda l'homme masqué. Reconnais-tu qu'ils étaient
+innocents?
+
+--Ils étaient coupables; coupables d'être nobles, coupables d'avoir
+voulu émigrer, coupables d'avoir tramé des complots contre la liberté.
+Ils avaient justement encouru la rigueur des lois.
+
+--Reconnais-tu que leur mort est un crime?
+
+--Je ne le reconnais pas, je ne le reconnaîtrai jamais.
+
+--À ton aise; chauffez, vous autres.
+
+--Non, non, se hâta de supplier Joseph Moulette.
+
+--Alors, avoue que tu as lâchement assassiné les seigneurs de ce
+château.
+
+--Je l'avoue, mais je proteste contre la violence qui m'est faite.
+
+L'homme masqué leva les épaules et continua:
+
+--Reconnais-tu qu'après les avoir assassinés, tu as tenté de faire subir
+le même sort à leur fils et à leur fidèle serviteur Valleroy?
+
+--Valleroy est un traître et...
+
+--Veux-tu, oui ou non, avouer ta perfidie à leur égard?
+
+Si terrible était l'accent de cette question, que Joseph Moulette
+frissonna.
+
+--Eh bien oui, fit-il, vaincu, j'avoue... J'avoue, parce que je suis
+impuissant à me défendre et à faire entendre la vérité.
+
+--Tu reconnais aussi que tu es venu dans ce pays pour dépouiller
+l'héritier des Malincourt, que tu l'as obligé à sortir de sa maison, en
+t'en emparant par le mensonge et la ruse?
+
+--Je le reconnais.
+
+--Et que, lorsque nous t'avons surpris, tu étais en train, de lui voler
+l'or dont cette table est couverte.
+
+--Je le reconnais.
+
+--Donc, tu es assassin et voleur... Veux-tu le déclarer?
+
+Cette fois, Joseph Moulette garda le silence, comme si cet aveu était
+au-dessus de ses forces.
+
+--Faut-il chauffer? demanda l'homme masqué.
+
+Le citoyen président poussa un soupir de colère et répondit:
+
+--Je suis un assassin et un voleur.
+
+--Je renonce à te demander compte de tes autres crimes. Tu les expieras
+avec ceux que tu as confessés et toutes tes victimes seront vengées en
+même temps. Reconnais-tu avoir mérité la mort?
+
+--Je le reconnais.
+
+--Tu vas donc la recevoir, mais la recevoir de la main du seul assassin
+qui se trouve parmi nous, de ta propre main.
+
+Joseph Moulette jeta autour de lui un regard effaré. Il ne comprenait
+pas. Soudain, il vit les chauffeurs se pencher, détendre ses liens, non
+pour le délivrer, mais pour rendre à son bras droit seul la liberté des
+mouvements, et l'un d'eux mettre un poignard dans sa main redevenue
+libre. Alors, il reprit espoir. Armé, il pouvait encore se sauver en
+tuant un ou plusieurs de ses bourreaux, après avoir coupé ses liens.
+L'énergie avec laquelle il serrait entre ses doigts la poignée de l'arme
+trahissait cet espoir soudain et inattendu.
+
+--Frappe-toi! lui dit brusquement l'homme masqué.
+
+--Et si je refuse? demanda Joseph Moulette en se soulevant, appuyé sur
+son bras lié et en agitant l'autre pour atteindre ses bourreaux.
+
+La réponse qu'il provoquait imprudemment ne se fit pas attendre. D'un
+vigoureux coup de pied, il fut précipité devant la cheminée, mais si
+près cette fois que ses jambes nues allèrent heurter les bûches
+incandescentes et en firent jaillir un flot d'étincelles. Une odeur de
+roussi monta dans la chambre avec des hurlements de douleur.
+
+--Bâillonnez-le! fit l'homme masqué. L'ordre fut exécuté. Dans la bouche
+ouverte et convulsée, un mouchoir tordu, roulé, serré, fit l'office
+d'une poire d'angoisse et étouffa les cris. Maintenant, le misérable
+était cloué au sol par les lourdes bottes des chauffeurs. Il ne pouvait
+ni crier, ni remuer. Son bras droit, toujours armé, s'agitait dans le
+vide. Sur la braise ardente, sa chair se grésillait, et la souffrance
+qui le laissait encore vivant était si cuisante qu'elle mettait dans ses
+yeux démesurément agrandis une expression de terreur et de folie
+furieuse qui n'avait plus rien d'humain.
+
+L'homme masqué s'inclina vers lui.
+
+--Tu vois bien que tu feras mieux de mourir et d'abréger ton supplice,
+lui criait-il d'un accent railleur.
+
+Lui-même saisit le bras de Joseph Moulette et posa sur le coeur du
+supplicié la pointe du poignard. La main crispée autour du manche
+s'agita. Un peu de sang rougit la chemise. La lame s'enfonçait d'un seul
+coup dans la poitrine jusqu'à la garde. Une dernière convulsion, un
+bruyant soupir, et ce fut tout. Le club des jacobins d'Épinal n'avait
+plus de président.
+
+Alors, l'homme masqué se releva, arracha son masque et laissa voir la
+vieille face parcheminée de Chourlot.
+
+--Justice est faite, dit-il, nos maîtres sont vengés et leurs héritiers
+ne seront pas dépouillés. Demain, nous le ferons savoir à M. le
+chevalier et à Valleroy. Quant à vous autres, vous témoignerez tous au
+besoin que cet homme s'est donné volontairement la mort.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV
+
+UN PROFIL HISTORIQUE
+
+
+Dans la soirée du 13 vendémiaire, vers 11 heures, la diligence qui
+faisait à cette époque le service de Nancy à Paris s'arrêta toute
+poudreuse devant une auberge située aux portes de Meaux, à côté du
+relais de poste. Tandis que le postillon dételait ses chevaux couverts
+de sueur, qui allaient être remplacés par des chevaux frais, les
+voyageurs descendaient et entraient dans l'auberge où les attendait le
+souper. Parmi eux, se trouvaient Bernard, Valleroy, tante Isabelle et
+Nina, partis quatre jours avant de Darney, où ils s'étaient donné
+rendez-vous. En s'y rencontrant, après s'être enfuis de Saint-Baslemont,
+ils avaient décidé de se rendre à Paris. À Paris seulement ils pouvaient
+organiser «une défense efficace contre les machinations de Joseph
+Moulette, et s'y dérober, s'ils ne parvenaient pas à les déjouée. À
+Paris seulement ils pouvaient obtenir justice contre le scélérat gui
+venait de dépouiller traîtreusement les héritiers de Malincourt. Cette
+résolution une fois prise, ils l'avaient exécutée sans délai. Ayant eu
+la bonne fortune de trouver quatre places disponibles dans la diligence
+venant de Nancy, et qui s'arrêtait à Darney, ils s'étaient mis en route
+quelques, heures après avoir quitté Saint-Baslemont.
+
+Maintenant ils touchaient au terme de leur voyage. Au lever du soleil,
+ils arriveraient à Paris, où Bernard et Valleroy entendaient commencer
+sur-le-champ les démarches qu'ils avaient en vue. Au mois d'octobre, les
+nuits sont déjà froides, et, ce soir-là, le vent soufflait avec
+violence, enveloppant hommes et choses de tourbillons d'une poussière
+sèche qui cinglait et rougissait le visage. Aussi les voyageurs ne
+s'attardaient-ils pas au dehors. À peine descendus de voiture, ils
+s'empressaient d'entrer dans la grande salle de l'auberge, ouverte sur
+la cuisine, où brillait, au fond d'une cheminée monumentale, une flamme
+joyeuse devant laquelle des poulets mis en broche achevaient de se
+rôtir.
+
+Valleroy, ayant avisé dans un coin une table de quatre couverts, en prit
+possession pour ses compagnons et pour lui, et dit à l'aubergiste qui
+s'empressait autour d'eux:
+
+--Vous nous servirez ici.
+
+Et comme tante Isabelle s'asseyait, en plaçant à côté d'elle avec
+sollicitude Nina qui venait de s'éveiller et se frottait les yeux, il
+ajouta en s'adressant à l'enfant:
+
+--Allons, mignonne, assez dormi. Pour le moment, il s'agit de souper. Tu
+feras ensuite un bon somme jusqu'à Paris, où nous serons demain matin.
+
+Ce langage affectueux, le mouvement, la chaleur, la lumière, la
+perspective d'un bon repas rendirent à Nina sa vivacité:
+
+--Où est Bernard? demanda-t-elle en voyant une place vide.
+
+Soudain, elle l'aperçut debout au milieu de la salle. D'un bond, elle
+quitta sa place, courut à lui, et lui prit la main comme pour
+l'entraîner du côté de la table.
+
+--Attends, répondit Bernard.
+
+Elle obéit, demeura immobile et silencieuse, sans comprendre d'abord ce
+qu'il faisait. Comme elle cherchait à savoir, elle vit le regard de son
+ami fixé sur l'une des extrémités de la salle. Le sien suivit
+instinctivement la même direction. Là, se tenait seul, à l'écart et un
+peu perdu dans l'ombre, mangeant très vite et sans doute pressé de
+partir, un petit vieux vêtu de noir qui donnait l'impression d'un
+honnête tabellion de province ayant bon appétit et le désir de
+n'adresser la parole à personne.
+
+C'est ce petit vieux que regardait Bernard et qu'à son tour se mit à
+regarder Nina. Brusquement et comme si leur attention l'eût importuné,
+il se leva et vint au-devant d'eux. Ce mouvement mit son visage en
+pleine lumière, et ils reconnurent le vidame d'Épernon. Mais, avant
+qu'ils l'eussent nommé, il les pressait dans ses bras, en disant:
+
+--Je vous ai reconnus, mes enfants, ainsi que Valleroy et tante
+Isabelle. Je vous ai reconnus au moment où vous êtes entrés. Mais je
+redoutais, un peu les éclats de votre surprise et j'ai gardé le silence.
+
+Et, se penchant vers Bernard, il continua:
+
+--Vous me comprendrez quand vous saurez que je me suis enfui de Paris ce
+matin, afin de me dérober aux vengeances des vainqueurs.
+
+--Quels vainqueurs? demanda Bernard.
+
+--C'est vrai! Vous ne pouvez connaître encore les événements qui se sont
+accomplis ce matin. Je vous les raconterai tout à l'heure.
+
+--Oh! oui, tout à l'heure, Monsieur, dit vivement Bernard. Avant tout,
+j'ai hâte de vous adresser une question.
+
+--Parlez vite, mon enfant, et si je peux vous répondre...
+
+--Savez-vous ce qu'est devenu mon frère?
+
+--Le vicomte Armand? Etes-vous donc sans nouvelles de lui?
+
+--Sans nouvelles, oui, Monsieur, et cela depuis le jour où nous nous
+séparâmes à Coblentz, en 1793. Est-il vivant? Est-il mort? Je l'ignore.
+
+--Il est vivant, n'en doutez pas, se hâta de répondre M. d'Épernon pour
+rassurer Bernard.
+
+--Comment donc ne m'a-t-il pas écrit?
+
+--Avant thermidor, quand régnait la Terreur, il ne pouvait vous écrire
+sans vous compromettre. D'ailleurs, savait-il seulement où vous étiez?
+Depuis, sans doute, il vous a envoyé de ses nouvelles; mais vous ne les
+avez pas reçues. Songez qu'il y a loin de l'Autriche à Paris.
+
+--Il est donc en Autriche? s'écria Bernard.
+
+--Vous l'ignoriez!
+
+--Par qui et comment l'aurais-je su? Et que fait-il dans ce pays
+lointain?
+
+Cette fois, M. d'Épernon ne se pressait pas de répondre, et sons
+attitude indiquait clairement que ce n'était pas par ignorance qu'il
+restait silencieux, mais parce que ce qu'il avait à lui dire lui
+coûtait.
+
+--L'avez-vous vu? demanda Bernard suppliant.
+
+--Non, je ne l'ai pas vu. Mais, à diverses reprises, j'ai rencontré des
+gens qui m'ont parlé de lui, il y a quelques mois encore, et c'est ainsi
+que j'ai appris...
+
+De nouveau M. d'Épernon hésitait.
+
+--Qu'avez-vous appris? Par grâce, Monsieur!...
+
+--J'ai appris qu'il avait pris du service dans l'armée autrichienne!
+
+--Lui! mon frère le vicomte de Malincourt? Un Français dans les rangs
+des ennemis de la France!
+
+Bernard était devenu très pâle et des larmes brillaient dans ses yeux.
+
+--Malheureusement, il n'est pas le seul, reprit tristement M. d'Épernon.
+Que d'émigrés, étreints par la nécessité, se sont engagés dans les
+troupes étrangères! C'était une question de vie et de mort, et votre
+frère...
+
+--C'est bien, Monsieur, c'est bien, ne parlons plus de lui, interrompit
+vivement Bernard.
+
+Et changeant de ton, il ajouta:
+
+--Voulez-vous saluer tante Isabelle?
+
+Elle venait à la rencontre de M. d'Épernon, l'ayant, elle aussi,
+reconnu. Valleroy la suivait, souriant, exprimant sa surprise. Quelques
+instants après, assis tous ensemble à la même table, ils se confiaient
+les circonstances à la suite desquelles ils venaient de se retrouver.
+Valleroy parla le premier; il révéla au vieux gentilhomme les émouvantes
+aventures survenues depuis deux ans: l'arrivée de Bernard à Paris la
+mort de son père et de sa mère, l'échec du complot ourdi pour sauver la
+reine, l'exécution de Guilleragues, de Morfontaine et de Grignan. Le
+vidame d'Épernon ignorait la plupart de ces événements. Il n'en
+connaissait même qu'un seul, la tragique fin de son neveu et de ses deux
+complices. Après avoir donné de nouveaux regrets à leur mémoire, il
+interrogea Valleroy.
+
+--Et maintenant, lui dit-il, qu'allez-vous faire à Paris?
+
+--Nous allons demander justice contre le citoyen Joseph Moulette.
+
+--Justice contre un jacobin! Et à qui la demanderez-vous, grand Dieu!
+
+--Au gouvernement de la République.
+
+--Vous ne savez donc pas ce qui se passe? Vous ignorez donc que les
+Jacobins sont en train de redevenir les maîtres de la France?
+
+--J'ai cru qu'ils tentaient de reconquérir leur ancien pouvoir. La
+criminelle conduite de Joseph Moulette envers Bernard nous a fourni la
+preuve de leurs efforts. Mais je ne pensais pas que ces efforts eussent
+réussi.
+
+--Rien n'est plus vrai pourtant, reprit M. d'Épernon. C'est l'esprit
+jacobin qui de nouveau règne en France. Les pouvoirs de la Convention
+touchent à leur fin. Encore quelques semaines, cette assemblée néfaste
+n'existera plus et la Constitution qu'elle a votée sera mise en
+pratique. Nous aurons une assemblée nouvelle, un gouvernement nouveau,
+mais les principes resteront les mêmes. On prêchera encore au peuple la
+haine des nobles et des prêtres, et comme par le passé, on nous
+persécutera. La persécution est déjà commencée, et j'en suis, comme
+vous, la victime. Les royalistes ont un moment espéré de rétablir la
+monarchie. Mais cet espoir est détruit. Nous avons, été vaincus.
+
+--Vaincus sans combat? demanda Valleroy.
+
+--Après un combat opiniâtre au contraire. Aujourd'hui même, le peuple de
+Paris, que nous avions travaillé depuis le 9 thermidor, s'est soulevé.
+Les sections en armes ont marché contre la Convention pour l'abattre.
+Nous espérions, à la faveur de ce mouvement, nous rendre maîtres du
+pouvoir et préparer le retour du roi. Mais la Convention s'était mise en
+état de nous résister. Elle avait confié à Barras, l'un de ses membres,
+le soin de sa défense. Ce dernier avait investi du commandement
+militaire un jeune général nommé Bonaparte, qu'on dit homme d'énergie et
+qui nous a prouvé ce qu'il vaut.
+
+--Il a déjà combattu à Toulon et en Italie, observa Bernard.
+
+--C'est à lui que nous devons notre défaite, continua M. d'Épernon.
+Grâce aux mesures qu'il avait prises, les sections ont été écrasées, la
+Convention triomphe, et, de nouveau, la France est livrée aux
+terroristes. Pour leur échapper, je me suis enfui de Paris où j'étais
+revenu après la chute de Robespierre. Je n'ai plus d'autre ressource que
+de prendre une fois de plus le chemin de l'exil, et je crains bien, mes
+amis, que vous ne soyez bientôt réduits à en faire autant.
+
+À ces mots, Bernard protesta.
+
+--Lorsque j'ai émigré, dit-il, j'étais un enfant et tenu d'obéir
+aveuglément aux ordres de mon père. Mais, aujourd'hui, je suis un homme,
+libre de mes volontés, et, quoi qu'il arrive, je n'émigrerai pas.
+
+--Bien dit, Bernard, s'écria Valleroy.
+
+--Même si vous êtes décrété d'arrestation? fit M. d'Épernon.
+
+--Même dans ce cas, ni dans aucun cas. J'ai l'âge d'être soldat, et
+c'est aux armées que j'irai servir ma patrie.
+
+Il y eut un court silence; puis Mr d'Épernon reprit:
+
+--Vous êtes jeune, Bernard. Les hommes de votre génération sont sans
+engagements. Ils peuvent faire ce que nous, les vieux, nous ne pouvons
+faire. Je vous envie: oui, je vous envie et je vous approuve.
+
+À ces récits, à ces retours vers le passé, les instants rapidement
+s'étaient enfuis; de nouveau, il fallait se séparer.
+
+La diligence qui se dirigeait vers Paris allait repartir; la chaise de
+poste qui devait emporter M. d'Épernon jusqu'à la frontière l'attendait
+tout attelée dans la cour de l'auberge. En hâte, on échangea de tendres
+adieux auxquels se mêlèrent des larmes. Se reverrait-on jamais? C'est
+sur cette question attristante qu'on se quitta. M. d'Épernon, pressé de
+s'éloigner de la capitale, où il n'aurait pu demeurer qu'au péril de ses
+jours, ses amis, au contraire, pressés d'y rentrer, parce que, quoi
+qu'il leur eût dit pour les détourner du but de leur course, ils
+attendaient des démarches qu'ils allaient entreprendre la réalisation de
+leurs espérances.
+
+À minuit, la diligence qui emportait Bernard roulait dans les plaines de
+la Brie, en route vers Paris. Les rayons de la lune, entrant par les
+vitres couvertes de buée, éclairaient le visage de tante Isabelle et
+celui de Nina, qui, toutes deux, s'étaient endormies. Alors, quand
+Bernard se fut assuré qu'elles ne pouvaient l'entendre, il dit à
+demi-voix:
+
+--Dors-tu, Valleroy?
+
+--Non, cher Bernard. Comment pourrais-je dormir quand je te vois si
+préoccupé, si triste? Qu'as-tu donc?
+
+--Le vidame m'a donné des nouvelles d'Armand.
+
+--De bonnes nouvelles?
+
+--Mon frère est soldat dans l'armée autrichienne, murmura Bernard, et je
+crois que j'aimerais mieux qu'il fût mort!
+
+Et le pauvre enfant, qui, depuis quelques instants, s'efforçait de
+contenir ses larmes, les laissa librement couler, tandis que Valleroy,
+sans prononcer une parole, lui prenait les mains et les gardait dans les
+siennes, comme pour bercer sa douleur dans cette paternelle étreinte.
+
+Au lever du jour, la diligence entrait dans Paris et conduisait au
+bureau des Messageries de la rue Notre-Dame des Victoires les voyageurs
+qu'elle transportait. Une heure plus tard, Bernard, Valleroy, tante
+Isabelle et Nina arrivaient en fiacre à l'hôtel de Malincourt, où ils
+étaient reçus par Kelner et par Rose, que comblait de surprise et de
+joie ce retour imprévu.
+
+Dès le lendemain, tandis que Valleroy et Kelner se rendaient au Comité
+de sûreté générale pour s'enquérir des formes sous lesquelles devaient
+être présentées les réclamations des héritiers du comte de Malincourt
+contre le citoyen Joseph Moulette, Bernard sortait seul afin de faire
+une promenade à travers Paris. Il avait hâte de revoir les lieux où
+désormais et jusqu'à la fin de sa vie il devait retrouver vivants les
+poignants souvenirs de sa jeunesse. Il passa par la rue du
+Four-Saint-Germain et devant la boutique de Grignan. Elle s'était
+transformée; on n'y vendait plus de meubles; un pâtissier y débitait ses
+friandises. Transformé aussi le Luxembourg. Le vieux palais avait cessé
+d'être une prison; une armée d'ouvriers le remettait à neuf en vue de
+l'installation du Directoire exécutif qui allait gouverner la France
+pendant cinq ans.
+
+Le Palais de justice, la Conciergerie et l'Hôtel de ville, ces étapes
+d'une route que Bernard ne pourrait jamais plus parcourir sans ressentir
+des impressions douloureuses, conservaient leur physionomie d'autrefois,
+assombrie encore par les pleurs et le sang que leurs murailles avaient
+vu verser. De tous côtés, ce n'étaient que maisons à louer, antiques
+hôtels et vieux mobiliers à vendre. Au fronton des monuments, on lisait
+en gros caractères ces mots sinistres: «Unité, indivisibilité de la
+République; liberté, égalité, fraternité ou la mort.» Au sommet des
+églises, un bonnet phrygien au bout d'une pique remplaçait la croix
+renversée. Mais, en dépit de tant de témoignages de la Terreur non
+encore apaisée, la vie de Paris avait pris un air plus rassurant et plus
+joyeux. La foule qui circulait dans les rues osait sourire, et,
+quoiqu'on fût au lendemain de l'émeute du 13 vendémiaire, quoique les
+rues fussent sillonnées de patrouilles et les maisons assaillies par des
+descentes de police, qui allaient à domicile désarmer les citoyens, on
+devinait que, indifférente ou insensible à ces derniers épisodes d'un
+temps exécré, la population cessait d'avoir peur et s'adonnait de
+nouveau à la douceur de vivre.
+
+Dans le jardin des Tuileries, sur la terrasse des Feuillants, au palais
+Egalité, Bernard rencontra des femmes en parure élégante, poussée
+jusqu'à l'excentricité. Les sans-culottes et les tricoteuses ne
+circulaient plus dans les rues, ni en aussi grand nombre qu'autrefois,
+ni avec la même audace. Sur les murs s'étalaient des affiches annonçant
+des spectacles innombrables, des bals publics, des plaisirs variés.
+Enfin, les brillants équipages, longtemps proscrits, de nouveau se
+montraient et transportaient, à défaut des grands seigneurs de jadis,
+tous morts ou émigrés, les parvenus du moment, les puissants du jour,
+pour la plupart spéculateurs véreux qui s'étaient enrichis pendant la
+Révolution au détriment de ce peuple qu'elle n'avait délivré d'un tyran
+que pour lui en imposer des milliers d'autres.
+
+Bernard avait commencé sa promenade, un trouble amer au coeur. Mais,
+bientôt, il s'était laissé prendre par le mouvement des rues, par les
+vitrines des magasins où réapparaissait le luxe des jours heureux. Il
+n'était si mince épisode qui ne captivât ses regards. Marchands
+ambulants, chanteurs, joueurs de vielle, charlatans, escouades de
+soldats, tout contribuait à le distraire de sa tristesse, et, la
+naturelle gaieté de son âge reprenant le dessus, il se sentait redevenir
+confiant et fort.
+
+Sur les boulevards, à la hauteur de la rue du Mont-Blanc, il se trouva
+soudain arrêté par un flot de foule qui stationnait aux abords de cette
+rue, vers laquelle tous les regards se dirigeaient. Il fit comme la
+foule, il s'arrêta et regarda dans la même direction qu'elle. Alors il
+vit s'avancer vers le boulevard, venant du fond de la rue, un homme à
+cheval, portant l'uniforme des généraux de la République, suivi à une
+courte distance de deux hussards. Cet homme avait des cheveux noirs,
+longs et plats, dont les extrémités cachaient sa nuque et caressaient le
+collet montant de son habit à larges revers. Son visage aux joues
+creuses, éclairé par des yeux où s'allumait, dans un éclat sombre, une
+expression saisissante d'indomptable volonté, ressemblait à celui d'un
+ascète. Il était impassible et impénétrable, ce masque blême qui
+rappelait celui de César.
+
+Mais ce qui frappa Bernard, ce fut l'air d'extrême jeunesse du cavalier.
+C'était à croire qu'il n'avait pas vingt ans.
+
+--Voilà le général Bonaparte! dit une voix.
+
+Le général Bonaparte, le héros du jour, celui qui, la veille, avait
+mitraillé les sections et sauvé la Convention d'une chute irrémédiable,
+celui dont maintenant, et après les avoir longtemps tenus en oubli, on
+vantait les éclatants services en Italie, celui enfin que, depuis
+quelques heures, on commençait à désigner comme le futur commandant en
+chef de l'armée des Alpes, c'était lui. Bernard fut bouleversé. Ses yeux
+s'attachèrent sur le cavalier silencieux qui passait au milieu de la
+foule sans avoir l'air de la voir, et il était déjà loin qu'ils le
+suivaient encore avec admiration. L'enfant rentra très impressionné à
+l'hôtel de Malincourt, si plein de cette vision qu'il n'entendit que
+d'une oreille distraite le récit que lui faisait Valleroy de sa visite
+au Comité de sûreté générale. Et comme Valleroy se plaignait de
+l'accueil qu'il avait reçu dans les bureaux du Comité, des mauvaises
+dispositions des jacobins qui y régnaient en maîtres et qui avaient osé
+opposer à ses justes réclamations les prétendus droits de Joseph
+Moulette, Bernard s'écria:
+
+--Eh bien, j'irai trouver le général Bonaparte et je lui demanderai
+justice! Oui, justice et l'autorisation de servir comme volontaire dans
+les rangs de l'armée qu'il commandera.
+
+--Es-tu donc résolu à être soldat? demanda Valleroy avec émotion.
+
+--Inébranlablement résolu. Il est grand temps qu'on voie un Malincourt
+combattre à l'ombre du drapeau tricolore.
+
+Cette résolution hantait depuis longtemps la pensée de Bernard. Elle
+s'était présentée à son esprit pour la première fois, à Bruxelles, dans
+le cabinet du colonel de Jussac, lorsque, à l'exemple de ce vaillant
+soldat, passionnément dévoué à sa patrie, il avait crié, lui, fils de
+noble et émigré: «Vive la République!» Il avait compris, ce jour-là, que
+quel que ce soit le drapeau sous lequel elle s'abrite, les enfants d'une
+même patrie lui doivent de l'aimer, de la servir et de la défendre. Ces
+sentiments, son voyage de Bruxelles à Paris, en compagnie du sergent
+Rigobert, les avait fortifiés. Pendant le long séjour qu'il venait de
+faire à Saint-Baslemont, la réflexion, des lectures quotidiennes les
+avaient entretenus, et maintenant, après sa rencontre imprévue avec le
+général Bonaparte, ils gonflaient son coeur. Il brûlait du désir de voler
+aux frontières pour combattre les ennemis de son pays, C'était comme un
+accès de patriotisme qui, brusquement, éclatait en lui, après avoir mis
+des années à mûrir sous les impressions successives que subissait son
+âme réfléchie et enthousiaste. Ces dispositions, personne autour de lui
+ne tentait de les contrarier. Dès ce moment, il fut admis que Bernard
+serait soldat. Il n'attendait plus qu'une occasion propice pour mettre
+son projet à exécution. Elle ne tarda pas à se présenter.
+
+Quelques jours après son arrivée à l'hôtel de Malincourt, on reçut une
+lettre de Saint-Baslemont. Elle était de Chourlot, ou plutôt du maître
+d'école du village, qui l'avait écrite sous sa dictée:
+
+«Je dois faire connaître à Monsieur le chevalier, y était-il dit, que le
+lendemain de son départ, est survenu ici un fâcheux événement. Le
+citoyen Joseph Moulette a été trouvé dans sa chambre les pieds rôtis et
+un poignard dans le coeur. On n'a pu établir si la mort était le résultat
+d'un crime ou d'un suicide. Le juge de paix de Saint-Baslemont a été
+immédiatement prévenu. Il a dressé un procès-verbal qui a été envoyé à
+Épinal et a fait enterrer le défunt dans le cimetière de la commune.
+
+»S'il y a eu crime, il est à craindre que les assassins, des chauffeurs
+probablement, restent inconnus. S'il y a eu suicide, on n'en peut
+attribuer la cause qu'à la fièvre chaude ou peut-être à des remords, car
+il paraît que ce Joseph Moulette était un grand scélérat. Le district
+d'Épinal a déclaré que le château de Saint-Baslemont devait faire retour
+à la nation, et moi j'ai pensé que ces détails pourraient être utiles, à
+Monsieur le chevalier.»
+
+--Voilà un bon débarras, dit Valleroy, après avoir lu cette lettre, très
+propre à faciliter nos démarches au Comité de sûreté générale.
+
+Il y retourna le même jour, accompagné de Kelner, le brave suisse ayant
+conservé dans les bureaux des intelligences qui pouvaient servir. Mais
+cette démarche n'avança pas leurs affaires. On leur déclara que le
+château était devenu une fois de plus la propriété de la nation, la
+nation avait le droit et le devoir de le mettre en vente de nouveau.
+
+--Nous n'obtiendrons rien de ces drôles-là, soupirait Valleroy
+découragé. Vois-tu, Bernard, ajouta-t-il, si tu persistes dans ton
+projet de faire appel à la protection du général Bonaparte, le moment
+est venu de l'exécuter, car un miracle peut seul nous faire obtenir
+justice.
+
+--Eh bien, j'irai voir le général, répondit résolument Bernard.
+
+Le lendemain, dès le matin, sans faire part à personne de ses
+intentions, il sortit. Depuis son retour à Paris, il avait repris les
+habits de sa condition, des habits à la mode du jour, lévite en velours
+noir à pèlerine, culotte grise, bottes à revers. Il était coiffé d'un
+chapeau noir en soie bas de forme, orné sur le devant d'une boucle
+d'acier: il avait fière mine sous ce costume, la mine d'un homme de
+race, sans pouvoir cependant être confondu avec ces jeunes incroyables
+qui tenaient le haut du pavé et qu'il méprisait parce qu'ils affectaient
+une mise excentrique. Sa taille svelte, son fin visage au regard grave
+et doux, son élégance naturelle ne pouvaient que prévenir en sa faveur
+le puissant général auquel, avec la téméraire confiance que donne la
+jeunesse, il allait porter ses réclamations.
+
+Depuis la journée du 13 vendémiaire, Bonaparte commandait les forces
+militaires réunies à Paris. En cette qualité, il y avait son quartier
+général dans la rue Neuve-des-Capucines. Bernard connaissait bien ce
+somptueux hôtel, ancienne demeure d'une noble famille, devant lequel il
+lui était arrivé de passer à plusieurs reprises et même de stationner,
+curieux du va-et-vient des officiers à travers la cour pavée qu'il
+fallait traverser pour accéder au perron d'entrée où se tenaient deux
+factionnaires. C'est donc au quartier général qu'il se rendit. Il passa
+sous la haute porte, si fier, l'air si décidé, que le portier, debout
+sur le seuil de sa loge, ne songea même pas à lui demander où il allait
+et ce qu'il voulait. À la suite d'un groupe d'officiers, Bernard gravit
+le monumental escalier de l'hôtel. Au premier étage, il entra derrière
+eux, dans un salon où quelques personnes attendaient, après avoir donné
+leur nom à l'aide de camp de service.
+
+Le coeur de Bernard battait très fort, mais ce n'était ni crainte, ni
+timidité. Enfant, il avait connu les splendeurs de la cour de France;
+plus tard approché les frères du roi dans leur exil. En des
+circonstances mémorables, il s'était agenouillé devant la reine
+Marie-Antoinette captive; il avait subi sans trembler les menaces de
+Fouquier-Tinville. Il n'éprouvait donc aucune appréhension à la pensée
+de se présenter devant Bonaparte. Mais la gloire naissante de ce soldat
+l'éblouissait, et son émotion prenait sa source dans l'admiration même
+qu'excitait en lui cette gloire. Il s'approcha de l'aide de camp pour
+solliciter la faveur d'être introduit auprès du général.
+
+--Que lui voulez-vous? demanda l'officier.
+
+--Je ne peux le dire qu'à lui.
+
+--Avez-vous une lettre d'audience?
+
+--On m'a affirmé que je n'en avais pas besoin et que le général recevait
+tous ceux qui se présentaient pour le voir.
+
+--Il faudrait donc qu'il reçût tout Paris. On vous a trompé, mon jeune
+ami. D'ailleurs, il est occupé. La veuve du général de Beauharnais est
+auprès de lui.
+
+--J'attendrai, répondit froidement Bernard.
+
+Triste et pensif, il se mit à l'écart. Le nom de Beauharnais venait de
+lui rappeler un trait raconté, peu de jours avant, par les gazettes et
+dont tout Paris s'était entretenu. Le général de Beauharnais, quoique
+gentilhomme, était resté au service de la République. Mais ce témoignage
+de son patriotisme n'avait pu le défendre contre les fureurs jacobines.
+Déclaré suspect, décrété d'arrestation, traduit devant le tribunal
+révolutionnaire, condamné, il était monté à l'échafaud quelques jours
+avant le 9 thermidor, ne laissant à sa femme et à son fils unique
+d'autre héritage que le souvenir de ses exploits. Lorsque, au lendemain
+de vendémiaire, la Convention avait ordonné le désarmement général des
+sections, la police s'était présentée chez sa veuve et, malgré ses
+supplications, lui avait enlevé le sabre de son mari, relique précieuse
+qui devait être transmise à son fils. Alors, ce dernier, quoique enfant,
+était venu réclamer ce sabre glorieux au général Bonaparte, qui, touché
+par ses larmes et ses prières, le lui avait fait rendre.
+
+--C'est sans doute afin de le remercier que Mme de Beauharnais s'est
+présentée au quartier général, pensait Bernard. Ce qu'il a fait pour le
+jeune de Beauharnais en lui rendant l'arme de son père, pourquoi ne le
+ferait-il pas pour l'héritier des Malincourt en lui rendant le château
+de ses aïeux?
+
+Et, sur cette question qu'il se posait à lui-même, Bernard, un moment
+découragé par l'accueil de l'aide de camp, reprenait espoir.
+
+Soudain, une porte s'ouvrit. Sur le seuil, apparut le général Bonaparte.
+Il reconduisait Mme de Beauharnais. Elle lui exprimait encore sa
+reconnaissance, et, devant cette jeune femme, séduisante et charmante
+sous les blonds cheveux qui encadraient comme d'une auréole sa beauté,
+il semblait à ce point soumis et subjugué, que Bernard acquit
+instantanément la conviction que, si sa demande était présentée par
+elle, elle serait exaucée. Son parti fut pris aussitôt. Il s'approcha,
+et, s'inclinant devant Mme de Beauharnais:
+
+--Madame, dit-il, je me nomme Bernard de Malincourt. Je suis ici pour
+présenter une requête au général Bonaparte. Mais on vient de me refuser
+sa porte et de me déclarer qu'il ne m'écouterait pas. Daignez intercéder
+pour moi et il consentira à m'entendre.
+
+Bonaparte s'était retourné, surpris, une expression de mécontentement
+sur le visage. Quant à Mme de Beauharnais, elle souriait d'un sourire de
+bienveillance et d'intérêt, en enveloppant Bernard d'un regard
+affectueux.
+
+--Général, dit-elle, vous vous êtes offert tout à l'heure à exaucer mes
+désirs. Permettez donc que j'intervienne pour cet enfant, en faveur de
+sa jeunesse et de l'illustre nom qu'il porte. Recevez-le, écoutez-le,
+et, si vous le pouvez, accueillez favorablement sa demande. Il n'est
+pas, en ce moment, de meilleur moyen de me faire votre cour.
+
+--Oh! merci, Madame, s'écria Bernard.
+
+Alors il sentit la main de Bonaparte qui s'appuyait familièrement sur
+son épaule et il entendit le général dire à demi-voix, en saluant Mme de
+Beauharnais:
+
+--Il sera fait selon vos ordres, Madame.
+
+Une minute après, Bernard se trouvait seul en présence du soldat à
+l'autorité duquel il avait osé recourir.
+
+--Exposez-moi ce qui vous amène, dit celui-ci.
+
+--Debout devant une table couverte de papiers et de plans, il
+feuilletait machinalement un dossier, comme s'il lui eût été impossible
+de rester inoccupé, même en accordant une audience. Alors Bernard lui
+raconta brièvement son histoire, sa fuite à Coblentz, son retour en
+France, la mort tragique de ses parents, ses efforts pour sauver la
+reine, sa rentrée à Saint-Baslemont et son départ, précipité quand
+Joseph Moulette était venu s'emparer de ses biens.
+
+--Maintenant cet homme est mort, ajouta-t-il; le château qu'il m'avait
+volé est redevenu la propriété de la nation, et c'est afin d'obtenir
+qu'on me le rende, mon général, que je viens à vous.
+
+--Savez-vous que vous êtes passible des lois de la République, Monsieur?
+objecta froidement Bonaparte. Vous avez émigré et, par conséquent, vous
+n'aviez pas le droit de rentrer en France sans autorisation.
+
+Bernard ne se laissa pas décontenancer par cette parole sévère et
+hautaine.
+
+--J'avais douze ans quand j'ai émigré, répondit-il avec assurance. Je
+n'ai pas été libre d'agir autrement. Mais j'ai abrégé autant que je l'ai
+pu la durée de mon séjour à l'étranger et saisi la première occasion qui
+m'a été offerte de rentrer dans mon pays.
+
+--Vous y êtes revenu pour conspirer, pour vous associer à des fauteurs
+de complots.
+
+--Pour arracher à sa prison et à la mort, une femme, une reine, la veuve
+du prince qu'on m'avait accoutumé à considérer comme mon roi, s'écria
+Bernard. Ce que j'ai fait, mon général, si vous aviez été à ma place, si
+vous aviez porté le nom que je porte, vous l'eussiez fait aussi.
+
+Bonaparte releva brusquement son visage au teint bilieux, et ses yeux
+clairs et perçants s'arrêtèrent étonnés sur le jeune audacieux qui osait
+adressée cet appel indirect, à sa générosité.
+
+--Avec l'éducation que vous avez reçue et dans les milieux où vous avez
+vécu, vous avez dû apprendre à haïr la République, ajouta-t-il.
+
+--Je n'ai appris qu'à aimer la France, affirma Bernard.
+
+--Et maintenant, qu'avez-vous à lui offrir en échange de ce que vous
+êtes venu réclamer de moi?
+
+--J'ai à lui offrir mon bras, mon sang, toute ma vie.
+
+--Vous voulez être soldat?
+
+--Oui, mon général, et en même temps que je demande justice, je
+sollicite l'honneur de marcher à l'avant-garde de l'armée que vous
+commanderez.
+
+Un éclair traversa le regard de Bonaparte. D'un geste affectueux et
+familier, il prit l'oreille de Bernard et en serra l'extrémité entre ses
+doigts, en disant:
+
+--Bien, jeune homme. Voilà des sentiments dignes d'un Français. Ils vous
+assurent ma protection. Rédigez votre requête aujourd'hui; apportez-la
+moi demain et je la mettrai sous les yeux de Barras, en me portant
+garant de votre loyauté, de votre courage et de votre volonté de servir
+sous les drapeaux de la République. Quel âge avez-vous?
+
+--Seize ans passés, mon général.
+
+Bonaparte revint vers la table, y prit une plume et tirant à lui une
+feuille de papier il y traça quelques lignes.
+
+--Vous vous présenterez aux bureaux de la place avec l'ordre que voici,
+dit-il. On y recevra votre engagement. Conduisez-vous de manière à
+mériter les éloges de vos chefs; j'aurai l'oeil sur vous.
+
+Les mains de Bernard tremblaient quand il reçut de celles de Bonaparte
+le billet que celui-ci venait d'écrire.
+
+--Ah! mon général, dit-il, je n'oublierai jamais que c'est à vous que
+j'aurai dû d'entrer dans la carrière des armes et je saurai m'y montrer
+digne de la protection que vous m'avez accordée.
+
+Il sortit ivre de joie.
+
+Vers la fin de la semaine suivante, deux gendarmes se présentaient
+successivement dans la même journée au ci-devant hôtel de Malincourt. Le
+premier était porteur d'un décret du Comité de l'Intérieur qui
+réintégrait l'héritier du comte et de la comtesse dans la possession du
+château de Saint-Baslemont; le second venait remettre au jeune
+volontaire l'ordre de rejoindre à Nice la cinquième demi-brigade des
+grenadiers d'infanterie, appartenant à l'armée des Alpes dans laquelle
+il était incorporé.
+
+Bonaparte avait tenu sa promesse; c'était maintenant à Bernard à tenir
+la sienne.
+
+Ce fut un triste jour, un jour de deuil et de larmes, que celui où, il
+dut s'arracher aux étreintes de Valleroy, de tante Isabelle et de Nina.
+Ils allaient quitter Paris en même temps que lui, mais c'était pour
+remonter vers l'Est, pour retourner à Saint-Baslemont, tandis que
+lui-même descendrait vers le Midi. Afin d'affronter les émotions de
+cette heure douloureuse, il avait fait provision d'énergie et, aux
+douleurs de la séparation, il s'était promis d'opposer tout son courage.
+
+Mais, au dernier moment, énergie et courage s'évanouirent. Il redevint,
+pour quelques instants, l'enfant timide et doux à qui Valleroy s'était
+passionnément dévoué, qu'il avait protégé contre de pressants et
+fréquents périls et qui lui gardait au fond de l'âme une reconnaissance
+égale à sa tendresse. En quittant ce fidèle ami de sa maison, ce vieux
+compagnon d'infortune, Bernard avait le coeur déchiré, impuissant à
+s'arracher à ces bras vigoureux, qui tant de fois s'étaient croisés
+autour de son corps frêle et qui maintenant ne se résignaient pas à s'en
+détacher.
+
+--Ne nous oublie pas, mon Bernard, soupirait Valleroy. Quoi qu'il
+arrive, souviens-toi que, toujours et pour toujours, Valleroy appartient
+à Malincourt.
+
+--Valleroy et tante Isabelle, ajoutait celle-ci d'une, voix que les
+pleurs étouffaient.
+
+Et Nina sanglotait aussi.
+
+--Reviens bientôt, Bernard, suppliait-elle, car ta petite amie sera
+malheureuse jusqu'à ton retour...
+
+--Sois digne de ton nom, de tes aïeux, reprenait Valleroy.
+
+--Nous prierons pour vous matin et soir, continuait tante Isabelle.
+
+--Nous t'aimerons éternellement, promettait Nina. Et lui ne pouvait que
+répéter:
+
+--Mes amis! Mes chers amis!
+
+Ah! la vie n'est pas rose tous les jours. Il n'est pas de bonheur
+qu'elle ne fasse expier. Bernard payait de ses sanglots et de ses
+déchirements la patriotique joie qui gonflait son coeur d'adolescent au
+moment où il allait combattre pour sa patrie.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV
+
+PREMIÈRES ARMES
+
+
+En mars 1796, le volontaire Bernard de Malincourt était à Nice depuis
+cinq mois, dans la division du général Masséna. Cette division faisait
+partie de l'armée des Alpes en formation. Par suite de la rigueur de la
+saison, du manque de vêtements, de chaussures et de vivres, l'hiver qui
+finissait avait été dur pour les soldats de la République. Les
+ressources du trésor national étant épuisées depuis longtemps,
+l'administration de la Guerre en était réduite à fermer l'oreille aux
+plaintes et aux prières des généraux qui réclamaient des secours pour
+leurs troupes. Bernard avait souffert, comme les camarades, des
+privations imposées à l'armée, mais vaillamment supporté sa souffrance,
+grâce à sa belle jeunesse, à sa robuste santé, à son goût passionné pour
+l'état militaire.
+
+Ardemment attaché à ses nouveaux devoirs, il s'était appliqué à l'étude
+de son métier. En quelques semaines, il avait acquis les connaissances
+techniques qui, son courage et les circonstances aidant, allaient
+faciliter son avancement. Quoiqu'il n'eût pas encore dix-sept ans, toute
+sa personne respirait une dignité si haute, tant de mâle énergie, sa
+parole trahissait tant de volonté, une raison si mûre, le tout sous une
+attrayante enveloppe de naturel et de simplicité que, bien vite autour
+de lui, on s'était accoutumé à le respecter et à l'aimer. Dans sa
+compagnie on le désignait sous le nom du «petit gentilhomme, et ses
+chefs eux-mêmes, séduits par sa bonne grâce et sa fière mine,
+pressentant qu'un jour il serait leur égal, se plaisaient à l'appeler
+ainsi et à lui témoigner, sous cette forme, leur estime et leur
+bienveillance. Pour lui, il attendait avec impatience l'ouverture de la
+campagne. Il brûlait de se mesurer avec les Piémontais qui, de l'autre
+côté des Alpes, défendaient la route de Turin, et avec les Autrichiens
+qui gardaient la route de la Lombardie. Avec le printemps revenu et les
+longues journées et la tiédeur de la température, on ne parlait plus que
+d'une prochaine mise en marche de l'armée et on s'attendait, chaque
+matin, à recevoir l'avis de la nomination du général en chef.
+
+La nouvelle de cette nomination arriva enfin. Le commandement des
+troupes destinées à marcher en Italie était confié à Bonaparte. Ce
+général était encore un inconnu pour la plupart de ses futurs soldats.
+Mais Bernard, qui le connaissait se réjouit.
+
+--J'aurai l'oeil sur vous, lui avait dit Bonaparte.
+
+Et cette phrase résonnait, pleine de promesses, à l'oreille de Bernard.
+Le 2 avril, à 9 heures du matin, la demi-brigade à laquelle il
+appartenait était rangée aux portes de Nice, dans une plaine sur le bord
+de la mer. Elle allait être passée en revue par le commandant en chef.
+Un tiède soleil répandait sa claire lumière sur les flots bleus de la
+Méditerranée, sur les rochers du rivage, sur les avenues d'aloès et de
+palmiers, qui sillonnaient de toutes parts le paysage. Par cette matinée
+féerique, les soldats oubliaient leurs maux passés. Ils ne songeaient
+plus qu'ils avaient eu faim et froid, qu'ils étaient chaussés de bottes
+éculées, vêtus d'uniformes en lambeaux. L'enthousiasme qui échauffait
+leurs âmes effaçait le souvenir de leurs dures épreuves.
+
+Quand le général Bonaparte apparut à cheval, à la tête de son
+état-major, quand son regard s'arrêta sur eux, ils furent saisis d'une
+émotion indicible. Ils reconnaissaient en lui celui qui devait leur
+donner la victoire. Il leur parla et sa parole les électrisait. Il les
+engageait à être patients, à se résigner à souffrir encore. Mais, en
+même temps, il leur disait que leurs souffrances touchaient à leur
+terme, et, la main tendue vers l'Italie, il leur promettait de les
+conduire dans les plus fertiles plaines du monde. Quand il eut fini de
+se faire entendre, de toutes parts des acclamations s'élevèrent. Dans le
+bruit des clairons vibrait l'âme même de la patrie, qui de nouveau se
+réveillait et se préparait à la conquête du monde.
+
+Très pâle, le coeur agité, la fièvre aux yeux, Bernard, placé au premier
+rang de sa compagnie, assistait à ce spectacle, maintenant convaincu
+que, sous peu de jours, il verrait enfin l'ennemi. Lorsque Bonaparte
+passa près de lui, il se redressa vivement et demeura immobile au port
+d'arme, étouffant, par respect pour la discipline, le cri de
+reconnaissance et d'admiration qui brûlait ses lèvres. Mais le général
+l'avait aperçu et reconnu. Et, au passage, il lui envoya un sourire.
+Trois jours après, Bernard quittait Nice avec sa division. Le
+surlendemain, il campait avec elle, vingt lieues, plus loin, à Albenga,
+sur la route de Gênes.
+
+Le projet de Bonaparte était de passer les Alpes au-dessus de Savone, de
+descendre en Piémont, et, une fois là, de se placer entre l'armée
+autrichienne, concentrée aux environs d'Alexandrie, sous les ordres du
+général de Beaulieu, et l'armée sarde, commandée par le général de
+Colli, protégeant Turin. Après un court repos à Albenga, la division
+Masséna se portait sur la route de Savone qui traverse la montagne et
+s'occupait d'y élever des redoutes. C'est là que le 10 avril, un des
+lieutenants de Beaulieu, le comte d'Argenteau, vint l'attaquer et que
+Bernard vit le feu pour la première fois. Vivement repoussé, d'Argenteau
+se replia sur le village de Montenotte et s'y retrancha, tandis que les
+soldats français, la nuit venue, se préparaient à coucher sur leurs
+positions. Cette soirée, Bernard la passa avec plusieurs «de ses
+camarades; dans une chaumière, au bord d'un chemin dont les troupes de
+la division Masséna occupaient toutes les issues.
+
+Vers 11 heures, comme la fatigue l'accablait, il se jeta sur la terre
+durcie qui formait le plancher de la cabane, et, la tête sur son sac, il
+ferma les yeux et s'endormit. Mais brusquement on le réveilla. Il fut
+debout en un clin d'oeil et vit devant lui son sergent. Il l'interrogea.
+
+--Qu'y a-t-il, sergent?
+
+--Il y a, mon petit gentilhomme, que nous déménageons sans tambours ni
+trompettes, histoire d'aller surprendre l'Autrichien chez lui!
+
+--Nous marchons sur Montenotte?
+
+--Tu l'as dit, sur Montenotte où on ne nous attend pas. On se mit en
+route dans un profond silence. Quoique deux divisions, celle de Masséna
+et celle d'Augereau, fussent en mouvement, on n'entendait presque aucun
+bruit. La nuit n'était pas très claire, elle l'était assez cependant
+pour que les soldats pussent se guider par les nombreux petits chemins
+qui allaient sur le village où d'Argenteau passait la nuit. Le général
+autrichien avait pris pour se garder les précautions les plus
+minutieuses. Mais soit que ses ordres eussent été mal exécutés, soit que
+la rigueur des consignes se fut relâchée à la faveur de cette nuit
+paisible qui éloignait toute idée de surprise, les troupes françaises
+arrivèrent devant son camp vers minuit, sans avoir été signalées.
+
+Quand les sentinelles autrichiennes donnèrent l'alarme, c'était déjà
+trop tard. Les Français pénétraient dans la place avec impétuosité. En
+quelques instants, ils s'emparaient de quatre drapeaux, et de cinq
+canons, faisaient deux mille prisonniers, rendaient libre la route que
+se proposait de suivre Bonaparte pour gagner le Piémont, et
+inauguraient, par un avantage marqué, cette série de combats qui
+allaient se succéder durant cinq jours, aboutir à la défaite de l'armée
+austro-sarde et permettre à Bonaparte de marcher sur Turin.
+
+Pendant le combat d'avant-garde, engagé le matin sur la route de Savone.
+Bernard n'avait pas eu l'occasion de tirer un coup de fusil. Au moment
+de l'attaque, il se trouvait en arrière, et elle était déjà repoussée,
+quand sa compagnie recevait l'ordre de se porter en avant sur les talons
+de l'ennemi. Mais, à Montenotte, il n'en fut pas de même. Il était parmi
+ceux qui se jetèrent les premiers sur les Autrichiens, et, pendant plus
+d'une heure, il combattit effectivement, à travers les rues du village
+où il fallait conquérir les maisons l'une après l'autre et en déloger
+l'ennemi. Il ne cessait de tirer que pour croiser la baïonnette, très
+excité, mais n'ayant rien perdu de sa présence d'esprit, et tout aussi
+attentif à se défendre qu'à profiter de toute bonne occasion pour
+frapper.
+
+À la première détonation, au premier sifflement de balle à ses oreilles,
+son intrépidité, un moment ébranlée pendant la marche en avant, lui
+était revenue tout entière, et, loin de l'affaiblir, la vue du sang et
+l'odeur de la poudre l'excitaient, le jetaient dans une sorte de
+griserie sous l'empire de laquelle il était entraîné. De ce qui se
+passait hors de sa portée, il ne voyait rien et ne savait rien. Pour
+lui, l'intérêt du combat était entièrement concentré dans l'espace
+resserré où, avec une poignée d'hommes, il s'évertuait à repousser
+l'ennemi. C'était maintenant sur la place du village où l'avaient
+conduit les péripéties de cette lutte nocturne. De tous côtés, les
+Autrichiens fuyaient. Mais il en restait, encore une centaine, qui
+s'étaient retranchés dans l'église. L'officier qui les commandait avait
+planté lui-même sous le porche le drapeau de son régiment, et ce
+drapeau, maintenant criblé de balles, semblait marquer la ligne que
+cette poignée d'hommes, électrisée par son chef, s'était juré de ne pas
+laisser franchir.
+
+Par trois fois les Français s'étaient élancés à l'assaut de l'église, et
+par trois fois, une fusillade nourrie les avait obligés à reculer, en
+décimant leurs rangs. Assaillants et assiégés s'exaspéraient de leurs
+pertes inutiles, ceux-ci comprenant qu'ils étaient condamnés, à périr
+jusqu'au dernier et que rien ne les empêcherait de succomber; ceux-là
+rendus furieux par la rançon de sang et de vies humaines, dont la valeur
+de leurs adversaires les contraignait à payer une victoire désormais
+certaine. Et dans l'ombre de la nuit où passaient tour à tour la blanche
+lueur de pâles rayons de lune perçant les nuages, et la clarté rougeâtre
+de quelques torches allumées dans le temple dévasté, c'était une folle
+poussée d'hommes se ruant les uns sur les autres et ne se séparant
+qu'après avoir mis entre eux de nouveaux cadavres et fait couler des
+flots de sang.
+
+Du côté des Autrichiens, ce qui tirait l'oeil, c'était la silhouette de
+l'officier qui les commandait. Elle se dessinait, svelte et claire dans
+un uniforme blanc, toujours bondissante, à travers les groupes des
+soldats et autour du drapeau, de telle sorte que c'est en vain que les
+Français la prenaient pour cible. À droite, à gauche, partout, on ne
+voyait qu'elle, et incessamment, elle se dérobait. Soudain, une grêle de
+balles s'abattit sur la hampe du drapeau. Elle s'inclina, cassée par le
+milieu. L'officier s'élança pour la saisir et en prévenir la chute. Mais
+lui-même chancela, en portant la main à sa poitrine. Cette fois, il
+était atteint.
+
+Du côté des Français, un soldat, en le voyant tomber, se jeta sur le
+drapeau. Il s'en empara et, comme la silhouette blanche de l'officier
+s'abîmait parmi les cadavres, il brandit son trophée, en criant en
+allemand aux Autrichiens épouvantés:
+
+--Braves gens, rendez-vous!
+
+À ces accents, on vit l'officier renversé se redresser d'un mouvement
+automatique, sa main tremblante saisir par le bras le soldat français,
+le tirer à lui comme pour le dévisager et, dans la rumeur tumultueuse
+que mêlaient les vainqueurs aux gémissements des vaincus, deux voix,
+déchirées par le désespoir, se firent entendre.
+
+--Bernard! Bernard! criait l'une.
+
+--Armand, mon frère! répondit l'autre.
+
+Et les deux fils du comte de Malincourt, effarés et frémissants, en se
+retrouvant les armes à la main, fondaient en larmes, tandis que le plus
+jeune s'agenouillait et recevant entre ses bras le corps de l'aîné qui
+venait de perdre connaissance, le couvrait de baisers et de larmes.
+
+Au petit jour, dans un coin de l'église, dévastée, transformée en
+ambulance, Bernard se tenait agenouillé devant un matelas sur lequel son
+frère était étendu. Depuis plusieurs heures, le pauvre enfant demeurait
+immobile à la même place, anxieusement penché sur le cher blessé, qui
+s'était assoupi après avoir été pansé en hâte par un chirurgien
+militaire. Du projectile, entré dans la poitrine et logé sous le poumon
+gauche, on pouvait redouter d'irréparables ravages, de telle sorte que
+Bernard ne savait ce qu'il devait craindre et encore moins ce qu'il
+pouvait espérer. En suivant avec sollicitude le sommeil de son frère, en
+le regardant si fier et si beau sous la pâleur livide du visage, en
+écoutant cette respiration oppressée et sifflante, il se demandait avec
+effroi si, après avoir connu la douleur de voir ses parents aller au
+supplice, il connaîtrait cette autre douleur de perdre ce frère adoré,
+tombé dans les rangs ennemis, frappé par une balle française, et de le
+perdre au moment où il le retrouvait.
+
+Devant l'imminence de la catastrophe qu'il redoutait, une question se
+dressait, terrible, dans sa pensée. Le coup auquel son frère allait
+peut-être succomber, qui l'avait porté? N'était-ce pas lui? Il essayait
+alors de reconstituer le combat et de ressusciter le moment décisif où
+Armand était tombé. Il aurait voulu savoir s'il avait une responsabilité
+quelconque dans l'événement. Mais c'est là justement ce que son esprit
+obscurci et troublé ne pouvait discerner. Et ce doute affreux déchirait
+son coeur, mettait sur ses lèvres des malédictions contre les luttes
+fratricides qui arment les peuples les uns contre les autres, éteignait
+comme dans des flots de sang et de pleurs l'enthousiasme qui naguère
+gonflait son âme quand, par l'imagination, il voyait se dérouler devant
+lui, brillante et glorieuse, sa carrière de soldat. Ah! maintenant, elle
+lui semblait criminelle, cette carrière, et peut-être l'eût-il, ce
+jour-là, prise en horreur, s'il n'eût été retenu par le caractère des
+engagements qu'il avait contractés et par un souci supérieur, obsédant
+et puissant, de se dévouer à son pays, de le défendre et au besoin de
+mourir pour lui.
+
+La gloire des armes! Il la voyait à cette heure dans toute sa beauté
+sinistre. Son frère mourant, tué par lui peut-être, et tout autour de
+cette couche improvisée, d'autres grabats dressés en hâte d'où montaient
+des gémissements et des râles. Et un peu partout, des cadavres allongés
+dans des flaques de sang, des vêtements en lambeaux, des sacs éventrés,
+des débris d'armes dans des débris de murailles écroulées; partout la
+dévastation, la ruine, la mort. Sur ces abominations, le jour montait
+dans les brumes grisâtres du matin, un jour de printemps clair et
+joyeux, fouetté par une brise fraîche, toute chargée des senteurs des
+premières feuilles. Qu'importaient au ciel bleu, au soleil qui
+s'allumait vers l'Orient par-dessus les Alpes, aux fleurs, aux pousses
+nouvelles, que leur importaient ces sanglants témoignages de la folie
+des hommes! L'impassible nature, poursuivant sa marche, allait
+resplendir au-dessus d'eux, et verser aux vivants l'oubli des morts.
+
+Bernard, abîmé dans son angoisse, aurait voulu ne pas penser à ces
+choses, mais elles l'assaillaient, l'obsédaient, le dominaient. En même
+temps, le passé s'implantait en maître dans sa mémoire et y revivait
+avec la précision de la réalité. C'était comme un tableau se déroulant
+devant lui et ramenant à son souvenir les innombrables épisodes de sa
+vie encore si courte et déjà si pleine. En se rappelant tout ce qu'il
+avait vu, tout ce qu'il avait souffert, il s'attendrissait, il pleurait
+sur lui-même, sur ses parents suppliciés, sur les défunts compagnons de
+ses tragiques aventures, sur la cruauté des bourreaux, sur l'infortune
+des victimes et aussi sur les aberrations des partis, cause initiale de
+la guerre civile et de la guerre étrangère.
+
+Et une violente protestation s'élevait en lui, une révolte de tout son
+être qui grondait dans sa poitrine et soudain s'apaisait dans une
+ardente prière que sa bouche d'adolescent accoutumée à implorer le ciel
+aux heures de détresse envoyait vers le Dieu qui a créé les hommes non
+pour qu'ils se haïssent, mais pour qu'ils s'aiment. Et alors, il se
+sentait pris d'une pitié profonde pour ceux qui souffrent et d'une
+clémence infinie pour ceux qui font souffrir, les uns et les autres
+instruments mystérieux de desseins qu'ils ignorent et qui précipitent
+l'humanité vers les destinées inconnues qu'elle doit parcourir.
+
+Tout à coup, ses méditations douloureuses furent interrompues. Son frère
+se réveillait. Il le vit se soulever et promener fiévreusement autour de
+lui ses yeux égarés, en disant d'une voix rauque:
+
+--Où suis-je?
+
+--Vous êtes auprès de moi, cher Armand.
+
+--Auprès de toi, Bernard! Mais que signifie cet uniforme? Tu es donc
+soldat? Ah! oui, je me souviens; tout à l'heure, nous combattions l'un
+contre l'autre.
+
+Et couvrant son front de ses mains tremblantes, il murmura:
+
+--Oh! les frères ennemis!
+
+--Non, Armand, non, pas ennemis, mais réconciliés.
+
+--Et dire que j'aurais pu te tuer, mon Bernard! Te tuer, toi que je
+chéris! Mais le ciel a voulu m'éviter ce grand crime. Il m'a désarmé à
+temps. C'est égal, mon frère, je ne me consolerai jamais.
+
+--De quoi ne vous consolerez-vous pas, Armand?
+
+--D'avoir porté les armes contre la France.
+
+Et il retomba, des sanglots plein la gorge, sur sa couchette qui trembla
+sous les convulsions de ses membres meurtris.
+
+--Mon frère, par grâce, revenez à vous, supplia Bernard: vous me
+désespérez.
+
+--Je ne suis pas coupable, cependant, soupira Armand. C'est pour Dieu et
+le roi que je combattais.
+
+Après cette crise, le blessé parut s'apaiser. Mais son agitation, en se
+dissipant, en cessant de le soutenir, le laissait tel que l'avait fait
+sa blessure, c'est-à-dire d'une faiblesse extrême, par suite de tout le
+sang qu'il perdait depuis quelques heures. Il ne parlait plus que très
+doucement, avec lenteur, comme s'il eût cherché des mots pour exprimer
+sa pensée.
+
+--Donne-moi des nouvelles de nos amis, Bernard; de Valleroy, d'abord?
+
+--Valleroy appartient toujours à Malincourt. C'est un coeur fidèle et
+vaillant. Je lui dois d'avoir traversé, sans y périr, tous les dangers
+que j'ai courus.
+
+--Et où est-il, ce serviteur éprouvé?
+
+--Il est à Saint-Baslemont.
+
+--La République n'a donc pas confisqué notre château?...
+
+--Elle nous l'avait pris; elle nous l'a rendu.
+
+--Oui, c'était bien assez d'avoir mis à mort nos parents.
+
+--Vous avez connu ce malheur, mon frère?
+
+--Par une gazette française que je lus un soir, à Londres. Ah! comme, en
+ce moment, j'aurai voulu me trouver près de toi, mon Bernard! Mais
+comment te rejoindre? Et puis, savais-je seulement où tu étais? C'est
+cette cruelle ignorance qui m'a empêché de t'écrire, de te donner de mes
+nouvelles...
+
+--Je vous ai cru mort.
+
+--Et tu ne te trompais pas, car, je le suis, vois-tu; c'est maintenant
+comme si je l'étais.
+
+--Mon frère aimé, ne parlez pas ainsi.
+
+--Pourquoi se dissimuler la vérité? Avec l'uniforme que tu portes, tu
+dois avoir le courage de la regarder en face, et la vérité, c'est que je
+suis flambé.
+
+--Non, non, s'écria Bernard, nous vous guérirons. Armand secoua la tête
+en se frappant le coeur comme pour marquer que le mal avait son siège là,
+et qu'il était incurable. Puis, pour détourner l'entretien, il ajouta en
+souriant:
+
+--Tu ne m'as rien dit de ta petite amie Nina?
+
+--Elle est auprès de Valleroy avec tante Isabelle, répondit Bernard qui
+s'efforçait, lui aussi, de sourire pour cacher sa douleur. En épousant
+tante Isabelle, Valleroy a adopté l'enfant.
+
+--Valleroy, marié! Puisse-t-il être heureux... Et la fillette
+aime-t-elle toujours son chevalier?
+
+--Tout autant que son chevalier la chérit.
+
+Il y eut un silence; puis Armand reprit, moitié sérieux, moitié
+plaisant:
+
+--Je me figure qu'un jour, dans quelques années, cette petite Nina sera
+une charmante châtelaine pour Saint-Baslemont, et une aimable compagnie
+pour Bernard de Malincourt.
+
+Les joues pâlies de Bernard se teignirent d'une légère rougeur.
+
+--Vous vous fatiguez à parler, Armand, dit-il.
+
+--Malheureusement, continua ce dernier, d'une voix qui s'éteignait, je
+ne serai plus là pour le voir.
+
+Ses yeux se fermèrent; il demeura immobile, sans abandonner la main de
+Bernard qu'il avait prise dans la sienne. Celui-ci aurait voulu se
+dégager, se mettre à la recherche du chirurgien, le ramener auprès de
+son frère. Mais trop forte était l'étreinte du mourant.
+
+--Reste là, Bernard, fit-il tout à coup; ne me quitte pas.
+
+--Laissez-moi appeler le médecin, Armand.
+
+--À quoi bon! Ni lui, ni personne ne pourrait me sauver. Ma blessure est
+mortelle; je l'ai compris en sentant pénétrer en moi la balle qui l'a
+faite. Que du moins je m'en aille en paix, toi à mes côtés. Il m'eût été
+doux d'avoir un prêtre en ce moment. Mais, à défaut de son assistance,
+j'ai la tienne, mon frère... Et à toi, je peux dire, comme à un
+confesseur, que ma conscience est en repos. J'ai aimé Dieu et mon roi!
+Je meurs dans la religion de mes parents et digne d'eux. Si j'ai pris
+les armes contre mon pays, c'est que j'ai cru que son intérêt même me le
+commandait. Je crois bien que je me suis trompé; mais ce n'est pas pour
+cette erreur involontaire dont je suis durement puni que le ciel voudra
+me châtier davantage.
+
+Sa voix devenait plus faible. Bernard, dont il continuait à étreindre la
+main, comprit que la mort venait; il se raidit contre sa douleur, et
+dévorant ses larmes pour ne pas en donner au mourant le spectacle, il se
+courba sur lui en disant:
+
+--Apaisez-vous, mon frère adoré, ne songez qu'à vivre pour votre petit
+Bernard.
+
+--Oh! mon petit Bernard n'a plus besoin de moi, répondit Armand d'un
+accent qui s'éteignait. C'est maintenant un homme mûri par les épreuves
+et préparé aux luttes de la vie. Il portera vaillamment le nom de
+Malincourt; il relèvera notre maison, et la perpétuera, toujours fidèle
+à la tradition de nos aïeux... Adieu, mon Bernard, adieu, ou plutôt, au
+revoir... Dieu m'appelle. Je vais revoir nos parents... Mon frère, en
+leur nom, je te bénis... Tu prieras pour le repos de mon âme et, dès que
+tu le pourras, tu ramèneras mon corps à Saint-Baslemont...
+Embrasse-moi...
+
+Les lèvres de Bernard se posèrent sur le front de son frère au moment où
+la mort y déposait aussi son baiser, Alors, le pauvre enfant
+s'agenouilla désespéré devant le petit lit où Armand de Malincourt
+venait de rendre l'âme, et il laissa couler librement ses pleurs.
+
+À ce moment, dans l'espace où maintenant resplendissait le soleil,
+retentit et monta un battement de tambour, que d'autres battements
+successifs vinrent bientôt grossir. C'était l'appel qui éveillait les
+troupes endormies après le combat de la nuit et leur annonçait que le
+moment était venu de se mettre en marche.
+
+Quelques instants plus tard, elles couvraient la route de leurs masses
+sombres et bruyantes. Bernard était à son rang, la tête haute malgré sa
+douleur. Après avoir donné à son frère, dans le cimetière de Montenotte,
+une sépulture provisoire, il redevenait soldat, et le
+«petit-gentilhomme», mêlé aux bataillons de la République, allait suivre
+le drapeau tricolore dans ses pérégrinations glorieuses à travers
+l'Italie.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Fils d'émigré, by Ernest Daudet
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK FILS D'ÉMIGRÉ ***
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+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
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+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
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+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
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+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
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+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
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+
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+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
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+status under the laws that apply to them.
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