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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/27807-8.txt b/27807-8.txt new file mode 100644 index 0000000..2670050 --- /dev/null +++ b/27807-8.txt @@ -0,0 +1,9439 @@ +The Project Gutenberg EBook of Mémoires de Marmontel (3 of 3), by +Jean-François Marmontel + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mémoires de Marmontel (3 of 3) + Mémoires d'un père pour servir à l'Instruction de ses enfans + +Author: Jean-François Marmontel + +Release Date: January 14, 2009 [EBook #27807] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MARMONTEL (3 OF 3) *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + +MÉMOIRES DE MARMONTEL + +PUBLIÉS + +AVEC PRÉFACE, NOTES ET TABLES PAR MAURICE TOURNEUX + +TOME TROISIÈME + +PARIS + +LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES + +Rue de Lille, 7 + +M DCCC XCI + + + + +TABLE ANALYTIQUE DES MÉMOIRES + +TOME PREMIER + +LIVRE I + +But de l'auteur en écrivant ses _Mémoires_.--Description de Bort et de +ses environs.--Souvenirs d'enfance.--Première éducation.--Défaut de +mémoire.--Portrait de la mère de Marmontel et des autres membres de la +famille.--Entrée au collège de Mauriac.--Examen et admission à ce +collège.--Réflexions de Marmontel sur ses premières études.--Le P. +Bourzes, continuateur du P. Vanière.--Moeurs des écoliers de Mauriac, +leurs travaux et leurs plaisirs.--Amalvy, modèle des écoliers.--Querelle +de Marmontel avec le régent du collège.--Studieux emploi des +vacances.--Premières amours.--Marmontel est placé par son père dans une +maison de commerce à Clermont-Ferrand.--Il la quitte presque aussitôt et +se croit une vocation ecclésiastique.--Son admission dans la classe de +philosophie du collège de Clermont.--Velléité de passer chez les +oratoriens de Riom.--Les jésuites lui procurent tout aussitôt des +répétitions.--Promenade à Beauregard et bienveillant accueil de +Massillon.--Nouvelles vacances sous le costume ecclésiastique.--Mort du +père de Marmontel.--Désespoir et maladie de l'auteur. + +LIVRE II + +Séjour de Marmontel à Saint-Bonnet, et au château de Linars, comme +précepteur.--Retraite au séminaire de Limoges.--Entretiens littéraires +de Marmontel avec les directeurs du séminaire.--Présentation à l'évêque +(Coetlosquet).--Plaisanterie du comte de Linars et ses +conséquences.--Hospitalité d'un curé de campagne et de sa +nièce.--Comment les jésuites de Clermont entendaient agrandir leur +collège.--Démarches du P. Nolhac auprès de Marmontel pour l'engager à +entrer dans la société.--Voyage de Bort à Toulouse; proposition de +mariage avec la fille d'un muletier.--Au moment d'entrer au noviciat des +jésuites, Marmontel consulte sa mère; réponse de celle-ci.--Premiers +succès de l'auteur comme répétiteur de philosophie.--Il obtient une +bourse au collège Sainte-Catherine.--Concours aux Jeux floraux.--Lettre +de Voltaire.--Succès académiques.--Soutenance brillante de +thèse.--Démêlés d'un boursier de Sainte-Catherine et d'un grand +vicaire.--Pénitence au séminaire de Calvet.--Hésitation sur le choix +d'une carrière.--Nouveau voyage à Bort.--Entretien de l'auteur et de sa +mère; triste état de la santé de celle-ci.--Billet de Voltaire.--La +Petite académie.--Départ de Toulouse.--Incidents de voyage.--Arrivée à +Paris. + +LIVRE III + +Première visite à Voltaire et conseils de celui-ci.--Premier logement et +premières ressources.--Vauvenargues.--Bauvin.--L'_Observateur +littéraire_.--Prix à l'Académie française.--Grande pénurie.--Procédé +délicat de Voltaire.--Marmontel précepteur du jeune Gilly, et introduit +dans la famille Harenc.--Société choisie de Mme Harenc.--Nouveau prix de +poésie à l'Académie française.--Mort de la mère de Marmontel.--Lecture +de _Denys le tyran_, tragédie, aux acteurs de la +Comédie-Française.--Rivalité de Mlle Gaussin et de Mlle Clairon au sujet +d'un des principaux rôles.--Distribution des autres rôles et +répétitions.--Lecture de _Denys_ devant les conseillers favoris de +Voltaire et de Mlle Clairon.--Résultat de leur délibération.--Tour d'un +escroc gascon.--Plaidoyer de Boubée, avocat de Toulouse, pour Cammas, +peintre de la ville, accusé de séduction.--Favier.--Générosité de Mme +Harenc--Première représentation et succès de _Denys_.--Épître à Voltaire +sur la mort de Vauvenargues.--Monet présente Marmontel à Mlle +Navarre.--Séjour à Avenay.--Singulier aveu échappé à Mlle +Navarre.--Fureur et départ de Marmontel.--Retour à Paris; réception que +lui font ses amis.--Inquiétudes, chagrin et désespoir d'un amant +trahi.--Visite du chevalier de Mirabeau.--Autre visite du même et de +Mlle Navarre.--Consolations prodiguées à l'auteur par Mlle +Clairon.--Reprise de _Denys le tyran_.--Un caprice de Clairon.--Démarche +délicate de la part de Mlle Broquin.--Tentatives de rapprochement de la +part de Clairon; refus de Marmontel.--Bons procédés du duc de Duras +envers lui.--Lecture d'_Aristomène_ à Voltaire.--Première +représentation.--Action dramatique et maladie de Roselly.--Interruption +et reprise d'_Aristomène_. + +LIVRE IV + +Liaison de Marmontel et de Mlle Marie Verrière.--Colère du maréchal de +Saxe.--Double rupture.--Mariage de La Popelinière.--Son train de maison +à Passy.--Lecture d'_Aristomène_ chez Mme de Tencin.--Découverte de la +cheminée secrète de Mme de La Popelinière, et conséquences de cette +découverte.--Plaisirs, spectacles et distractions de tout genre offerts +par La Popelinière à ses hôtes.--_Cléopâtre_, tragédie de +Marmontel.--_Les Héraclides_, autre tragédie.--Incident de la première +représentation.--Liaison de Marmontel avec d'Alembert, Mlle de +Lespinasse, Diderot, d'Holbach, Helvétius, Grimm et J.-J. +Rousseau.--Faveur de Marmontel auprès de Mme de Pompadour.--Elle lui +conseille de tenter de nouveau la fortune dramatique.--_Égyptus_, +tragédie.--Sa chute.--L'auteur obtient de M. de Marigny l'emploi de +secrétaire des bâtiments du roi.--Le prince de +Kaunitz.--Mercy-Argenteau, Starhemberg, Seckendorf.--Milord d'Albemarle +et Mlle Gaucher, dite _Lolotte_.--Liaison de Lolotte avec le comte +d'Hérouville; son mariage et sa fin.--Conseils de Mme de Tencin à +Marmontel.--Livrets de divers ballets ou divertissements pour +Rameau.--Liaison avec Cury et les autres intendants des +Menus-Plaisirs.--Tribou.--Lolotte.--Contraste de cette société avec +celle des philosophes.--Voltaire et la mort de Mme du Châtelet.--Son +désir de plaire à la cour.--Motifs de sa disgrâce.--Faveur de Crébillon +auprès du roi et de Mme de Pompadour.--Rivalité dramatique de Voltaire +et de Crébillon (_Sémiramis_, _Oreste_, _Rome sauvée_).--Départ de +Voltaire pour la Prusse ajourné, puis brusquement décidé; causes de ces +retards et de ce revirement.--Discussion de Voltaire et d'un +coutelier.--Départ de Marmontel pour Versailles. + +TOME DEUXIÈME + +LIVRE V + +Entrée en fonctions de l'auteur auprès de M. de Marigny.--Qualités et +défauts de celui-ci.--Vie de Marmontel à Versailles, à Marly, à +Fontainebleau, à Compiègne.--Nouvelles liaisons; l'abbé de La Ville, +Dubois, premier commis de la guerre, Cromot du Bourg, Bouret, Mme +Filleul.--Mariage de la soeur aînée de Marmontel avec M. Odde.--Emploi +qu'obtient celui-ci.--Mme de Chalut.--Vers faits, à sa prière, pour la +convalescence du Dauphin.--Plaisant embarras des jeunes époux au moment +de remercier l'auteur.--Éducation d'Aurore de Saxe faite aux frais du +Dauphin.--Portrait de Quesnay.--Mme de Marchais.--Réforme du costume au +théâtre tentée par Mlle Clairon.--Remarques de Marmontel sur ses +rapports avec Marigny.--Sur l'exil de Voltaire.--Sa collaboration à +l'_Encyclopédie_.--Entrevue avec Mme de Pompadour, sollicitations et +conseils.--Origine et fortune politique de Bernis.--Rapports de l'auteur +avec lui durant son passage au ministère des affaires +étrangères.--Singulière maladie guérie par un singulier remède de +Genson.--Attribution de la direction du _Mercure_ à Louis de Boissy, sur +le conseil de Marmontel.--Reconnaissance, puis embarras de +Boissy.--Origine des _Contes moraux_.--Marmontel titulaire du brevet, à +la mort de Boissy.--Autre place de secrétaire du comte de Gisors, +proposée à Marmontel, refusée par Suard et acceptée par Deleyre.--Retour +de l'auteur à Paris. + +LIVRE VI + +Changements et progrès apportés à la composition du _Mercure_; +collaborateurs recrutés par Marmontel: Malfilâtre, Colardeau, Thomas, +J.-D. Le Roy, C.-N. Cochin.--Gallet et Panard.--Portrait de Mme +Geoffrin.--Principaux habitués de son salon: d'Alembert, Dortous de +Mairan, Marivaux, Chastellux, Morellet, Saint-Lambert, Thomas, Mlle de +Lespinasse, Raynal, Galiani, Caraccioli, le comte de Creutz, Carle Van +Loo, Soufflot, Boucher, Le Moyne, La Tour, le comte de Caylus.--Autres +convives des petits soupers de Mme Geoffrin: Gentil-Bernard, Mme de +Brionne, Mme de Duras, Mme d'Egmont, le prince Louis de Rohan.--Soupers +chez Pelletier, fermier général, avec Gentil-Bernard, Monticourt, +Collé.--Séjour de Marmontel à Chennevières, chez Cury.--Parodie de +_Cinna_, rimée par celui-ci.--Marmontel en cite quelques vers chez Mme +Geoffrin.--Il est accusé d'en être l'auteur, et s'en défend inutilement +auprès des ducs d'Aumont et de Choiseul.--Lettre de cachet qui l'envoie +à la Bastille.--Préparatifs de sa captivité.--Accueil bienveillant du +gouverneur.--Installation et premier repas.--Un menu maigre et un menu +gras.--Prévenances de M. d'Abadie.--Interrogatoire subi par Marmontel au +sujet d'un sieur Durand, familier du salon de Mme Harenc.--Inquiétude +que cette formalité cause à Marmontel.--Lettre de Mlle S** [Sau***?], et +réponse du prisonnier.--Sa sortie et sa première visite à M. de +Sartine.--Sermon de Mme Geoffrin, et regrets qu'elle en témoigne le +lendemain.--Entrevue avec Choiseul.--Réponses de Marmontel aux +inculpations dont il est l'objet.--Vains efforts du premier ministre +pour lui faire rendre le brevet du _Mercure_.--Ce que ce journal devint +sous l'abbé de La Garde et ses successeurs. + +LIVRE VII + +Réflexions de Marmontel sur son passé à cette date et sur ses projets +d'avenir.--Sa situation et celle de sa famille.--Voyage en compagnie de +Gaulard.--Séjour à Bordeaux.--Mésaventures de Le Franc de +Pompignan.--Arrêts à Toulouse, Béziers, Montpellier, Nîmes, Avignon, +Aix, Marseille.--Retour par Lyon et Genève.--Visite à Voltaire.--Son +enthousiasme pour l'acteur L'Écluse.--Mme Denis comparée par son oncle à +Mlle Clairon.--Genève et J.-J. Rousseau.--Huber et Cramer.--Le théâtre +de Voltaire à Tournay.--Lecture de _Tancrède_ et de _la +Pucelle_.--Rentrée à Paris.--L'_Épître aux poètes_, de Marmontel, est +couronnée par l'Académie française.--Origine d'_Annette et +Lubin_.--Séjours à la Malmaison, à Croix-Fontaine, à Sainte-Assise, à +Saint-Cloud, à Maisons-Alfort.--Intrigues académiques.--Présentation par +Marmontel de sa _Poétique française_ au roi, au Dauphin, à Mme de +Pompadour, à Choiseul et à Praslin.--Candidature au fauteuil de +Bougainville.--Conduite généreuse de Thomas dans cette +circonstance.--Caractère ombrageux de Marivaux.--Singuliers griefs du +président Hénault et de Moncrif contre Marmontel.--Mort de Cury.--Mlle +de Lespinasse, ses origines, sa société, ses amours, sa mort.--Société +du baron d'Holbach.--Motifs respectifs qui avaient éloigné Buffon et +J.-J. Rousseau du parti encyclopédique.--Promenades de d'Holbach et de +ses amis aux environs de Paris. + +LIVRE VIII + +Récit fait par Diderot à Marmontel des origines de sa rupture avec +Rousseau.--Relations de Jean-Jacques avec le baron d'Holbach et avec +Hume.--Séjour de Marmontel à Saumur, près de sa soeur et de son +beau-frère.--Visite au comte d'Argenson, exilé aux Ormes.--Un bel esprit +de l'académie d'Angers, et ses habiletés oratoires.--Maladies de +l'auteur.--Conception de _Bélisaire_.--Lectures faite par l'auteur à +Diderot et au prince héréditaire de Brunswick.--Démêlés de l'auteur avec +les censeurs de la Sorbonne.--Conférence avec M. de Beaumont, archevêque +de Paris, et les docteurs de la Sorbonne.--Plaisanteries de Voltaire et +de Turgot au sujet des propositions condamnables extraites de +_Bélisaire_ par les casuistes.--Succès du livre dans diverses cours +étrangères.--Voyage de Mmes Filleul et de Séran aux eaux +d'Aix-la-Chapelle, où Marmontel les accompagne.--M. et Mme de Marigny +(née Filleul) les y rejoignent.--Entretiens de Marmontel et des évêques +de Noyon (Broglie) et d'Autun (Marbeuf).--_Discours en faveur des +paysans du Nord_.--Portrait de Mme de Séran.--Sa présentation à la +cour.--Tête-à-tête avec le roi.--Correspondance de Louis XV et de la +jeune comtesse.--Rencontre de Marmontel avec le prince et la princesse +de Brunswick.--Voyage à Spa avec Mme de Séran, M. et Mme de +Marigny.--Imprudences funestes commises par Mme Filleul.--Politesses +faites à Marmontel par Bassompierre, contrefacteur de ses oeuvres, à +Liège.--Cabinet du chevalier Verhulst à Bruxelles.--Mort de Mme +Filleul.--Son caractère, sa philosophie.--Déception de Marmontel au +sujet d'une nièce de Mme Gaulard. + +LIVRE IX + +Séjours à Ménars.--Séjour à Maisons.--Le comte de Creutz présente Grétry +à Marmontel.--_Le Huron_.--_Lucile_, _Sylvain_, _l'Ami de la maison_, +_Zémire et Azor_.--_Le Connaisseur_.--Épilogue des relations de Louis XV +et de Mme de Séran.--Marmontel vient loger dans l'hôtel de Mlle +Clairon.--Encore la parodie de _Cinna_.--Entrevue de Marmontel et du duc +d'Aumont.--Séjour du prince royal de Suède (Gustave III) à +Paris.--Maladie de l'auteur.--Soins que lui prodiguent Bouvart et Mlle +Clairon.--Rapports de Marmontel et du duc d'Aiguillon; retouches à un +mémoire de Linguet, fureur de celui-ci.--Nomination de Marmontel au +poste d'historiographe de France.--Succès de _Zémire et Azor_ sur le +théâtre de la cour, à Fontainebleau.--Discussion de l'auteur et du +costumier.--_L'Ami de la maison_ est moins bien accueilli.--_La Fausse +Magie_.--_La Voix des pauvres, épître sur l'incendie de +l'Hôtel-Dieu_.--_Ode à la louange de Voltaire_.--Séjour de Marmontel +chez Mme de Séran, au château de La Tour, en Normandie.--Liaison avec +Mme de L. P ***.--Matériaux recueillis par l'auteur pour une histoire du +règne de Louis XV.--Rapprochement opéré par Marmontel entre le duc de +Richelieu et plusieurs membres de l'Académie française.--Communication +des manuscrits de Saint-Simon.--Nouvelle collaboration à +l'_Encyclopédie_.--Suicide de Bouret.--Sacre de Louis XV.--Portrait de +la maréchale de Beauvau.--Querelle des gluckistes et des +piccinistes.--Marmontel se range parmi ceux-ci.--_Roland_, +opéra.--Liaison de l'auteur et des frères Morellet. + +TOME TROISIÈME + +LIVRE X + +Mort de Mme Odde et de ses enfants.--Inquiétudes de Marmontel sur son +propre avenir.--Mme et Mlle de Montigny, soeur et nièce de MM. +Morellet.--Prédiction de l'abbé Maury à Marmontel.--Projets de +bonheur.--Mariage de l'auteur et de Mlle de Montigny.--Liaison des +nouveaux époux avec Mme d'Houdetot et Saint-Lambert.--Portrait de Mme +Necker.--Mort du premier né de Mme Marmontel.--Inquiétude pour le second +enfant.--Séjour à Saint-Brice.--Promenades à Montmorency.--Réflexions +sur les ouvrages et le caractère de Rousseau.--Mort de +Voltaire.--_Polymnie_, poème satirique sur la querelle des gluckistes et +des piccinistes.--Retraite de Necker.--Mme de Vermenoux.--_Atys_, +opéra.--Rapports de l'auteur avec Turgot.--Départ du comte de Creutz et +du marquis de Caraccioli.--Mort de d'Alembert.--Nouvelle maladie de +Marmontel et nouveaux soins de Bouvart.--_Didon_, opéra, musique de +Piccini.--Son succès à la cour et à Paris. + +LIVRE XI + +Élection de Marmontel comme secrétaire perpétuel de l'Académie +française.--Concert de M. de La Borde.--Réunion des amis de l'auteur à +sa maison de campagne.--Mort d'un troisième enfant.--_Pénélope_, +opéra.--_Le Dormeur éveillé_.--Succès de «lecteur» obtenus par Marmontel +aux séances publiques de l'Académie française.--Candidature de l'abbé +Maury.--Son différend avec La Harpe.--Son élection.--Mort et portrait de +Thomas.--Élection de Morellet.--_Éloge de Colardeau_.--Poème sur la mort +du duc de Brunswick.--Présents du comte d'Artois et du prince de +Brunswick à ce sujet.--Situation prospère du ménage de +Marmontel.--Liaison avec M. et Mme Desèze.--Procédés généreux de Calonne +à l'égard de l'Académie française.--Plan général d'instruction publique +demandé par Lamoignon à Marmontel.--Éloge de Sainte-Barbe et de ses +méthodes d'enseignement. + +LIVRE XII + +Coup d'oeil sur les causes de la Révolution.--Portrait de Louis +XVI.--Rentrée en grâce du comte de Maurepas; son passé, ses vues, sa +politique, ses principes.--Renvoi de Terray.--Vues de Turgot, son +successeur.--Émeute de 1775.--Renvoi de Turgot.--Passage aux affaires de +Clugny et de Taboureau.--Ils sont remplacés par Necker.--Plans et vues +de celui-ci; ses discussions avec Turgot.--Compte rendu au roi par +Necker (1781).--Réfutation de Bourboulon.--Disgrâce de Sartine.--Ligue +de Maurepas et de toute la cour contre Necker.--Sa démission est +acceptée.--Ses successeurs, Joly de Fleury, d'Ormesson, +Calonne.--Réputation, caractère et imprévoyance de celui-ci.--Première +assemblée des notables (22 février 1787).--Discussion, sur le déficit, +entre Necker et Calonne.--Exil de Necker.--Disgrâce de Calonne et de +Miroménil.--Bouvard de Fourqueux est nommé contrôleur général, et +Lamoignon garde des sceaux.--Notes confidentielles de Montmorin +communiquées à Marmontel--Loménie de Brienne est nommé ministre des +finances. + +LIVRE XIII Portrait de Brienne.--Ses luttes contre le Parlement au sujet +des édits sur le timbre et sur l'impôt territorial.--Lit de +justice.--Exil du Parlement à Troyes.--Continuation de la lutte.--Séance +royale.--Mouvement d'opinion en faveur de la réunion des Etats +généraux.--Exil du duc d'Orléans à Villers-Cotterets.--Lit de justice (8 +mai 1788).--Examen du nouveau système judiciaire.--Résistance des Etats +de Bretagne et de Dauphiné.--Ressources désastreuses imaginées par +Brienne.--Sa démission.--Situation déplorable du Trésor et de +l'agriculture.--Impopularité et suicide de Lamoignon.--Projets de +Necker.--Seconde convocation des notables (3 novembre 1788).--Opinion de +six bureaux touchant le mode de représentation du tiers aux Etats +généraux.--Conseil d'État du 27 décembre 1788.--Choix de Versailles pour +lieu de réunion des États.--Ce que voulait Necker et ce qui aurait pu +arriver. + +LIVRE XIV + +Marmontel membre de l'assemblée primaire du district des Feuillants et +de l'assemblée électorale.--Rôle de Duport.--Influence des avocats dans +ces réunions préliminaires.--Target élu président de l'assemblée +électorale aux Heu et place d'Angran d'Alleray.--Échec de Marmontel +contre Sieyès.--Dialogue de l'auteur et de Chamfort.--Ouverture des +États généraux.--Discours du roi.--Exposé présenté par Necker. + +LIVRE XV + +Contestation entre le tiers et les deux autres ordres au sujet du mode +de délibération et de la vérification des pouvoirs.--Arrêté pris le 10 +juin par le tiers touchant cette vérification.--Autre arrêté (17 juin) +spécifiant que le tiers s'appellerait désormais Assemblée +nationale.--Embarras de Necker.--Projet d'une séance royale et d'une +déclaration que devait lire le roi.--Discours du duc de Luxembourg, +président de l'ordre de la noblesse, au roi.--Serment du Jeu de +paume.--Adhésion de deux archevêques, de deux évêques et de cent +quarante-cinq députés du clergé au tiers.--Séance royale du 23.--Motifs +de l'abstention de Necker.--Disparates sensibles dans la déclaration lue +par le roi.--Décret du tiers touchant l'inviolabilité des +députés.--Necker offre sa démission.--Il est acclamé par le peuple, et +par l'Assemblée.--Union des communes.--Division des deux autres +ordres.--Réunion plénière (27 juin).--Ovation à la famille royale et à +Necker.--Symptômes d'agitation et bruits alarmants.--Rassemblements et +motions au Palais-Royal.--Délivrance des gardes-françaises enfermés à +l'Abbaye.--Adresse du peuple à l'Assemblée. + +LIVRE XVI + +Imprévoyance de la cour.--Adresse au roi (rédigée par +Mirabeau).--Réponse du roi.--Du droit de veto.--Renvoi des +ministres.--Agitation dans Paris.--Charge du prince de +Lambesc.--L'agitation redouble; on court aux armes.--Promesse imprudente +de Flesselles.--Formation d'une armée citoyenne et adoption d'une +cocarde.--Pillage du magasin d'armes des Invalides. + +LIVRE XVII + +Attaque et reddition de la Bastille.--Récit d'Élie, l'un des vainqueurs, +recueilli par Marmontel.--Massacre de de Launey, de ses principaux +officiers et de Flesselles.--Motion du baron de Marguerittes à +l'Assemblée nationale.--Discours du roi.--Réception, à Paris, de la +députation choisie par l'Assemblée.--Discours de La Fayette et de +Lally-Tolendal.--Visite du roi à l'Hôtel de ville.--Discours de +Lally-Tolendal. + +LIVRE XVIII + +Discussion de la prérogative royale touchant la nomination des +ministres.--Meurtre de Foulon et de Bertier.--Massacres commis en +province.--Retour de Necker et arrêté d'amnistie qu'il obtient des +électeurs de Paris.--Improbation des districts.--Épuisement des +finances.--Abandon des privilèges (4 août).--Journées des 5 et 6 +octobre.--Retour du roi et de l'Assemblée à Paris.--Précis des autres +événements accomplis jusqu'à la séparation de la Constituante.--Départ +et adieux de l'abbé Maury.--Entrée en fonctions de l'Assemblée +législative.--Départ de Marmontel et de sa famille pour la +Normandie.--Journée du 10 août et ses conséquences.--Lorry, ancien +évèque d'Angers, vient chercher un abri auprès de Marmontel.--Sommaire +des événements depuis la réunion de la Convention nationale (21 +septembre 1792) jusqu'à la mort du Dauphin (20 prairial an III-8 juin +1795). + +LIVRE XIX + +Commencement de la Terreur.--Maladie et mort de Charpentier, précepteur +des enfants de Marmontel.--Dom Honorat.--Retour à Abbeville; réflexions +de l'auteur sur sa situation actuelle.--Gravité croissante des +événements publics.--Lois du 10 mars 1793, du 22 prairial an II (10 juin +1794).--Excès commis par Carrier, Collot d'Herbois et Le Bon.--Le 9 +thermidor.--Fermeture du club des Jacobins.--Journée du 1er +prairial.--Constitution des deux Conseils et du Directoire.--Pouvoirs +étendus confiés à celui-ci. + +LIVRE XX + +Retour de Marmontel sur lui-même.--Nouveaux _Contes moraux_.--Cours de +grammaire, de logique, de métaphysique et de morale, rédigés pour ses +enfants.--Rédaction des présents _Mémoires_.--Aveu de l'auteur à ce +sujet.--Assemblée primaire du canton de Gaillon. + + + + +MÉMOIRES D'UN PÈRE POUR SERVIR À L'INSTRUCTION DE SES ENFANS + + + + +LIVRE X + +Tant que le Ciel m'avoit laissé dans Mme Odde une soeur tendrement +chérie, et qui m'aimoit plutôt d'un amour filial que d'une amitié +fraternelle, sûr d'avoir dans son digne et vertueux époux un véritable +ami, dont la maison seroit la mienne, dont les enfans seroient les +miens, je savois où vieillir en paix. L'estime et la confiance qu'Odde +s'étoit acquises, l'excellente réputation dont il jouissoit dans son +état, me rendoient son avancement facile et assuré; et, n'eût-il fait +que conserver l'emploi qu'il avoit à Saumur, ma petite fortune ajoutée à +la sienne nous auroit fait vivre dans une honnête aisance. Ainsi, +lorsque le monde et moi nous aurions été las, ennuyés l'un de l'autre, +ma vieillesse avoit un asile honorable et plein de douceur. Dans cette +heureuse confiance, je me laissois aller, comme vous avez vu, au courant +de la vie, et sans inquiétude je me voyois sur mon déclin. + +Mais lorsque j'eus perdu ma soeur et ses enfans; lorsque, dans sa +douleur, Odde, abandonnant une ville où il ne voyoit plus que des +tombeaux, et, renonçant à son emploi, se fut retiré dans sa patrie, mon +avenir, si serein jusqu'alors, s'obscurcit à mes yeux; je ne vis plus +pour moi que les dangers du mariage, ou que la solitude d'un triste +célibat et d'une vieillesse abandonnée. + +Je redoutois dans le mariage des chagrins domestiques qu'il m'auroit été +impossible d'essuyer sans mourir, et dont je voyois mille exemples; mais +un malheur plus effrayant encore étoit celui d'un vieillard obligé, ou +d'être le rebut du monde, en y traînant une ennuyeuse et infirme +caducité, ou de rester seul, délaissé, à la merci de ses valets, livré à +leur dure insolence et à leur servile domination. + +Dans cette situation pénible, j'avois tenté plus d'une fois de me donner +une compagne, et d'adopter une famille qui me tînt lieu de celle que la +mort avoit moissonnée autour de moi; mais, par une heureuse fatalité, +aucun de mes projets ne m'avoit réussi, lorsque je vis arriver à Paris +la soeur et la nièce de mes amis MM. Morellet. Ce fut un coup du Ciel. + +Cependant, tout aimables qu'elles me sembloient l'une et l'autre: la +mère, par un caractère de franchise, de cordialité, de bonté; la fille, +par un air de candeur et de modestie qui, joint à la beauté, +l'embellissoit encore; toutes les deux, par un langage où j'aperçus sans +peine autant d'esprit que de raison, je n'imaginois pas qu'à cinquante +ans passés je fusse un mari convenable à une personne qui n'avoit guère +que dix-huit ans. Ce qui m'éblouissoit en elle, cette fleur de jeunesse, +cet éclat de beauté, tant de charmes que la nature avoit à peine achevé +de former, étoit ce qui devoit éloigner de moi l'espérance, et, avec +l'espérance, le désir de la posséder. + +Je ne vis donc pour moi, dans cette agréable aventure, que l'avantage +d'une nouvelle et charmante société. + +Soit que Mme de Montigny fût prévenue en ma faveur, soit que ma bonhomie +lui convînt au premier abord, elle fut bientôt avec l'ami de ses frères +comme avec un ancien ami qu'elle-même auroit retrouvé. Nous soupâmes +ensemble. La joie qu'ils avoient tous d'être réunis, anima ce souper. +J'y pris la même part que si j'eusse été l'un des leurs. Je fus invité à +dîner pour le lendemain, et successivement se forma l'habitude de nous +voir presque tous les jours. + +Plus je causois avec la mère, plus j'entendois parler la fille, plus je +trouvois à l'une et à l'autre ce naturel aimable qui m'a toujours +charmé. Mais, encore une fois, mon âge, mon peu de fortune, ne me +laissoient voir pour moi aucune apparence au bonheur que je présageois à +l'époux de Mlle de Montigny, et plus de deux mois s'étoient écoulés sans +que l'idée me fût venue d'aspirer à ce bonheur-là. + +Un matin, l'un de mes amis, et des amis de MM. Morellet, l'abbé Maury, +vint me voir, et me dit: «Voulez-vous que je vous apprenne une nouvelle? +Mlle de Montigny se marie.--Elle se marie? avec qui?--Avec vous.--Avec +moi?--Oui, avec vous-même.--Vous êtes fou, ou vous rêvez.--Je ne rêve +point, et ce n'est point une folie; c'est une chose très sensée, et dont +aucun de vos amis ne doute.--Écoutez-moi, lui dis-je, et croyez-moi, car +je vous parle sérieusement. Mlle de Montigny est charmante; je la crois +accomplie, et c'est pour cela même que je n'ai jamais eu la folle idée +de prétendre au bonheur d'être son époux.--Eh bien! vous le serez sans y +avoir prétendu.--À mon âge?--Bon! à votre âge! Vous êtes jeune encore, +et en pleine santé.» Alors le voilà qui déploie toute son éloquence à me +prouver que rien n'étoit plus convenable; que je serois aimé; que nous +ferions un bon ménage; et, d'un ton de prophète, il m'annonça que nous +aurions de beaux enfans. + +Après cette saillie, il me laissa livré à mes réflexions; et, tout en me +disant à moi-même qu'il étoit fou, je commençai à n'être pas plus sage. + +Mes cinquante-quatre ans ne me semblèrent plus un obstacle si effrayant; +la santé, à cet âge, pouvoit tenir lieu de jeunesse. Je commençai à +croire que je pouvois inspirer non pas de l'amour, mais une bonne et +tendre amitié; et je me rappelai ce que disoient les sages: que l'amitié +fait plus de bons ménages que l'amour. + +Je croyois avoir remarqué, dans cette jeune et belle personne, du +plaisir à me voir, du plaisir à m'entendre: ses beaux yeux, en me +regardant, avoient un caractère d'intérêt et de bienveillance. J'allai +jusqu'à penser que, dans les attentions dont m'honoroit sa mère, dans le +plaisir que témoignoient ses oncles à me voir assidu chez eux, il +entroit peut-être quelque disposition favorable au voeu que je n'osois +former. Je n'étois pas riche; mais cent trente mille francs, solidement +placés, étoient le fruit de mes épargnes. Enfin, puisqu'un ami sincère, +l'abbé Maury, trouvoit cette union non seulement raisonnable, mais +désirable des deux côtés, pourquoi moi-même aurois-je pensé qu'elle fût +si mal assortie? + +J'étois engagé ce jour-là à dîner chez MM. Morellet. Je m'y rendis avec +une émotion qui m'étoit inconnue. Je crois même me souvenir que je mis +un peu plus de soin à ma toilette; et dès lors je donnai une attention +sérieuse à ce qui commençoit à m'intéresser vivement. Aucun mot n'étoit +négligé, aucun regard ne m'échappoit; je faisois délicatement des +avances imperceptibles, et des tentatives légères sur les esprits et sur +les âmes. L'abbé ne sembloit pas y faire attention; mais sa soeur, son +frère et sa nièce, me paroissoient sensibles à tout ce qui venoit de +moi. + +Vers ce temps, l'abbé fit un voyage à Brienne en Champagne, chez les +malheureux Loménie, avec lesquels il étoit lié depuis sa jeunesse; et, +en son absence, la société devint plus familière et plus intime. + +Je savois bien que de flatteuses apparences pouvoient rendre trompeur +l'attrait d'une première liaison; je savois quelle illusion pouvoit +faire la grâce unie à la beauté; deux ou trois mois de connoissance et +de société étoient bien peu pour s'assurer du caractère d'une jeune +personne. J'en avois vu plus d'une dans le monde que l'on n'avoit +instruite qu'à feindre et à dissimuler; mais on m'avoit dit tant de bien +du naturel de celle-ci, et ce naturel me sembloit si naïf, si pur et si +vrai, si éloigné de toute espèce de dissimulation, de feinte et +d'artifice; la bonté, l'innocence, la tendre modestie, en étoient si +visiblement exprimées dans son air et dans son langage, que je me +sentois invinciblement porté à le croire tel qu'il s'annonçoit; et, si +je n'ajoutois pas foi à tant de vraisemblance, il falloit donc me défier +de tout, et ne croire jamais à rien. + +Une promenade aux jardins de Sceaux acheva de me décider. Jamais ce lieu +ne m'a paru si beau, jamais je n'avois respiré l'air de la campagne avec +tant de délices; la présence de Mlle de Montigny avoit tout embelli: ses +regards répandoient je ne sais quoi d'enchanteur autour d'elle. Ce que +j'éprouvois n'étoit pas ce délire des sens que l'on appelle amour: +c'étoit une volupté calme, et telle qu'on nous peint celle des purs +esprits. Le dirai-je? il me semble que je connus alors pour la première +fois le vrai sentiment de l'amour. + +Jusque-là le plaisir des sens avoit été le seul attrait qui m'eût +conduit. Ici je me sentis enlevé hors de moi par de plus invincibles +charmes; c'étoient la candeur, l'innocence, la douce sensibilité, la +chaste et timide pudeur, une honnêteté dont le voile ornoit la grâce et +la beauté; c'étoit la vertu, couronnée des fleurs de la jeunesse, qui +ravissoit mon âme encore plus que mes yeux; sorte d'enchantement mille +fois au-dessus de tous ceux des Armides que j'avois cru voir dans le +monde. + +Mon émotion étoit d'autant plus vive qu'elle étoit retenue... Je brûlois +d'en faire l'aveu; mais à qui l'adresser? et comment seroit-il reçu? La +bonne mère y donna lieu. Dans l'allée où nous nous promenions, elle +étoit à deux pas de nous avec son frère. + +«Il faut, me dit-elle en souriant, que j'aie bien de la confiance en +vous pour vous laisser ainsi causer avec ma fille tête à tête.--Madame, +lui dis-je, il est juste que je réponde à cette confiance, en vous +disant de quoi nous nous entretenions. Mademoiselle me faisoit la +peinture du bonheur que vous goûtez à vivre ensemble tous les quatre en +famille; et moi, à qui cela faisoit envie, j'allois vous demander si un +cinquième, comme moi, par exemple, gâteroit la société.--Je ne le crois +pas, me répondit-elle; demandez plutôt à mon frère.--Moi, dit le frère +avec franchise, je trouverois cela très bon.--Et vous, +Mademoiselle?--Moi, dit-elle, j'espère que mon oncle l'abbé sera de +l'avis de maman; mais, jusqu'à son retour, permettez-moi de garder le +silence.» + +Comme on ne doutoit pas qu'il ne fût de l'avis commun, mon intention une +fois déclarée, et la mère, la fille et l'oncle étant d'accord, je ne +dissimulai plus rien. Je crus même m'apercevoir qu'un sentiment qui +m'occupoit sans cesse trouvoit quelque accès dans le coeur de celle qui +en étoit l'objet. + +L'abbé se fit attendre, enfin il arriva; et, quoique tout se fût arrangé +sans son aveu, il le donna. Le lendemain, le contrat fut signé. Il y +institua sa nièce son héritière après sa mort et après la mort de sa +soeur; et moi, dans cet acte dressé et rédigé par leur notaire, je ne +pris d'autre soin que de rendre, après moi, ma femme heureuse et +indépendante de ses enfans. + +Jamais mariage ne s'est fait sous de meilleurs auspices. Comme la +confiance entre Mlle de Montigny et moi étoit mutuelle et parfaite, et +que nous nous étions bien persuadés l'un l'autre du voeu que nous allions +faire à l'autel, nous l'y prononçâmes sans trouble et sans aucune +inquiétude[1]. + +Au retour de l'église, où Chastellux et Thomas avoient tenu sur nous le +voile nuptial, on voulut bien nous laisser seuls quelques momens; et ces +momens furent employés à nous bien assurer l'un l'autre du désir de nous +rendre mutuellement heureux. Cette première effusion de deux coeurs que +la bonne foi d'un côté, l'innocence de l'autre, et des deux côtés +l'amitié la plus tendre, unissent à jamais, est peut-être l'instant le +plus délicieux de la vie. + +Le dîner, après la toilette, fut animé d'une gaieté du bon vieux temps. +Les convives étoient d'Alembert, Chastellux, Thomas, Saint-Lambert, un +cousin de MM. Morellet, et quelques autres amis communs. Tous étoient +occupés de la nouvelle épouse; et, comme moi, ils en étoient si charmés, +si joyeux, qu'à les voir on eût dit que chacun en étoit l'époux. + +Au sortir de table, on passa dans un salon en galerie, dont la riche +bibliothèque de l'abbé Morellet formoit la décoration. Là, un clavecin, +des pupitres, annonçoient bien de la musique; mais quelle musique +nouvelle et ravissante on alloit entendre! L'opéra de _Roland[2]_, le +premier opéra françois qui eût été mis en musique italienne, et, pour +l'exécuter, les plus belles voix et l'élite de l'orchestre de l'Opéra. + +L'émotion qu'excita cette nouveauté eut tout le charme de la surprise. +Piccini étoit au clavecin; il animoit l'orchestre et les acteurs du feu +de son génie et de son âme. L'ambassadeur de Suède et l'ambassadeur de +Naples assistèrent à ce concert; ils en étoient ravis. Le maréchal de +Beauvau fut aussi de la fête. Cette espèce d'enchantement dura jusqu'au +souper, où furent invités les chanteurs et les symphonistes. + +Ainsi se passa ce beau jour, l'époque et le présage du bonheur qui s'est +répandu sur tout le reste de ma vie, à travers les adversités qui l'ont +troublé souvent, mais qui ne l'ont point corrompu. + +Il étoit convenu que nous habiterions ensemble, les deux oncles, la mère +et nous, que nous payerions un cinquième par tête dans la dépense du +ménage; et cet arrangement me convenoit à tous égards. Il réunissoit +l'avantage de la société domestique à celui d'une société toute formée +du dehors, et dont nous n'avions qu'à jouir. + +J'ai fait connoître une partie de ceux que nous pouvions appeler nos +amis; mais il en est encore dont je n'ai pas voulu parler comme en +passant, et sur lesquels mes souvenirs se plaisent à se reposer. + +Vous avez, mes enfans, entendu dire mille fois par votre mère, et dans +sa famille, quel étoit pour nous l'agrément de vivre avec M. de +Saint-Lambert et Mme la comtesse d'Houdetot, son amie; et quel étoit le +charme d'une société où l'esprit, le goût, l'amour des lettres, toutes +les qualités du coeur les plus essentielles et les plus désirables, nous +attiroient, nous attachoient, soit auprès du sage d'Eaubonne, soit dans +l'agréable retraite de la Sévigné de Sannois. Jamais deux esprits et +deux âmes n'ont formé un plus parfait accord de sentimens et de pensées; +mais ils se ressembloient surtout par un aimable empressement à bien +recevoir leurs amis. Politesse à la fois libre, aisée, attentive; +politesse d'un goût exquis, qui vient du coeur, qui va au coeur, et qui +n'est bien connue que des âmes sensibles. + +Nous avions été, Saint-Lambert et moi, des sociétés du baron d'Holbach, +d'Helvétius, de Mme Geoffrin; nous fûmes aussi constamment de celle de +Mme Necker; mais, dans celle-ci, je datois de plus loin que lui: j'en +étois presque le doyen. + +C'est dans un bal bourgeois, circonstance assez singulière, que j'avois +fait connoissance avec Mme Necker, jeune alors, assez belle, et d'une +fraîcheur éclatante, dansant mal, mais de tout son coeur. + +À peine m'eut-elle entendu nommer qu'elle vint à moi avec l'air naïf de +la joie. «En arrivant à Paris, me dit-elle, l'un de mes désirs a été de +connoître l'auteur des _Contes moraux_. Je ne croyois pas faire au bal +une si heureuse rencontre. J'espère que ce ne sera pas une aventure +passagère. Necker, dit-elle à son mari en l'appelant, venez vous joindre +à moi pour engager M. Marmontel, l'auteur des _Contes moraux_, à nous +faire l'honneur de nous venir voir.» M. Necker fut très civil dans son +invitation; je m'y rendis. Thomas étoit le seul homme de lettres qu'ils +eussent connu avant moi; mais bientôt, dans le bel hôtel où ils allèrent +s'établir, Mme Necker, sur le modèle de la société de Mme Geoffrin, +choisit et composa la sienne. + +Étrangère aux moeurs de Paris, Mme Necker n'avoit aucun des agrémens +d'une jeune Françoise. Dans ses manières, dans son langage, ce n'étoit +ni l'air, ni le ton d'une femme élevée à l'école des arts, formée à +l'école du monde. Sans goût dans sa parure, sans aisance dans son +maintien, sans attrait dans sa politesse, son esprit, comme sa +contenance, étoit trop ajusté pour avoir de la grâce. + +Mais un charme plus digne d'elle étoit celui de la décence, de la +candeur, de la bonté. Une éducation vertueuse et des études solitaires +lui avoient donné tout ce que la culture peut ajouter dans l'âme à un +excellent naturel. Le sentiment en elle étoit parfait; mais, dans sa +tête, la pensée étoit souvent confuse et vague. Au lieu d'éclaircir ses +idées, la méditation les troubloit; en les exagérant, elle croyoit les +agrandir; pour les étendre, elle s'égaroit dans des abstractions ou dans +des hyperboles. Elle sembloit ne voir certains objets qu'à travers un +brouillard qui les grossissoit à ses yeux; et alors son expression +s'enfloit tellement que l'emphase en eût été risible, si l'on n'avoit +pas su qu'elle étoit ingénue. + +Le goût étoit moins en elle un sentiment qu'un résultat d'opinions +recueillies et transcrites sur ses tablettes. Sans qu'elle eût cité ses +exemples, il eût été facile de dire d'après qui et sur quoi son jugement +s'étoit formé. Dans l'art d'écrire, elle n'estimoit que l'élévation, la +majesté, la pompe; les gradations, les nuances, les variétés de couleur +et de ton, la touchoient foiblement. Elle avoit entendu louer la naïveté +de La Fontaine, le naturel de Sévigné; elle en parloit par ouï-dire, +mais elle y étoit peu sensible.. Les grâces de la négligence, la +facilité, l'abandon, lui étoient inconnus. Dans la conversation même, la +familiarité lui déplaisoit. Je m'amusois souvent à voir jusqu'où elle +portoit cette délicatesse. Un jour, je lui citois quelques expressions +familières que je croyois, disois-je, pouvoir être reçues dans le style +élevé, comme: _faire l'amour, aller voir ses amours, commencer à voir +clair; prenez votre parti; pour bien faire, il faudroit; non, vois-tu: +faisons mieux_, etc. Elle les rejeta comme indignes du style noble. +«Racine, lui dis-je, a été moins difficile que vous: il les a toutes +employées», et je lui en fis voir les exemples. Mais son opinion, une +fois établie, étoit invariable; et l'autorité de Thomas ou celle de +Buffon étoient pour elle un article de foi. + +On eût dit qu'elle réservoit la rectitude et la justesse pour la règle +de ses devoirs. Là, tout étoit précis et sévèrement compassé; les +amusemens même qu'elle sembloit vouloir se procurer avoient leur raison, +leur méthode. + +On la voyoit tout occupée à se rendre agréable à sa société, empressée à +bien recevoir ceux qu'elle y avoit admis, attentive à dire à chacun ce +qui pouvoit lui plaire davantage; mais tout cela étoit prémédité, rien +ne couloit de source, rien ne faisoit illusion. + +Ce n'étoit point pour nous, ce n'étoit point pour elle qu'elle se +donnoit tous ces soins: c'étoit pour son mari. Nous le faire connoître, +lui concilier nos esprits, faire parler de lui avec éloge dans le monde, +et commencer sa renommée, tel fut le principal objet de la fondation de +sa société littéraire. Mais il falloit encore que son salon, que son +dîner, fussent pour son mari un délassement, un spectacle: car, en +effet, il n'étoit là qu'un spectateur silencieux et froid. Hormis +quelques mots fins qu'il plaçoit çà et là, personnage muet, il laissoit +à sa femme le soin de soutenir la conversation. Elle y faisoit bien son +possible; mais son esprit n'avoit rien d'avenant à des propos de table. +Jamais une saillie, jamais un mot piquant, jamais un trait qui pût +réveiller les esprits. Soucieuse, inquiète, sitôt qu'elle voyoit la +scène et le dialogue languir, ses regards en cherchoient la cause dans +nos yeux. Elle avoit même quelquefois la naïveté de s'en plaindre à moi. +«Que voulez-vous, Madame, lui disois-je, on n'a pas de l'esprit quand on +veut, et l'on n'est pas toujours en humeur d'être aimable. Voyez M. +Necker lui-même, s'il est tous les jours amusant.» + +Les attentions de Mme Necker et tout son désir de nous plaire n'auroient +pu vaincre le dégoût de n'être à ses dîners que pour amuser son mari. +Mais il en étoit de ces dîners comme de beaucoup d'autres, où la +société, jouissant d'elle-même, dispense l'hôte d'être aimable, pourvu +qu'il la dispense de s'occuper de lui. + +Lorsque Necker a été ministre, ceux qui ne l'avoient pas connu dans sa +vie privée ont attribué son silence, sa gravité, son air de tête, à +l'arrogance de son nouvel état. Mais je puis attester qu'avant même +qu'il eût fait fortune, simple associé du banquier Thélusson, il avoit +le même air, le même caractère silencieux et grave, et qu'il n'étoit ni +plus liant, ni plus familier avec nous. Il recevoit civilement sa +compagnie; mais il n'avoit avec aucun de nous cette cordialité qui +flatte, et qui donne à la politesse une apparence d'amitié. + +Sa fille a dit de lui qu'il _savoit tenir son monde à distance_. Si +telle avoit été l'intention de son père, en le disant elle auroit trahi +bien légèrement le secret d'un orgueil au moins ridicule. Mais la vérité +simple étoit qu'un homme accoutumé dès sa jeunesse aux opérations +mystérieuses d'une banque, et enfoncé dans les calculs des spéculations +commerciales, connoissant peu le monde, fréquentant peu les hommes, très +peu même les livres, superficiellement et vaguement instruit de ce qui +n'étoit pas la science de son état, devoit, par discrétion, par +prudence, par amour-propre, se tenir réservé pour ne pas donner sa +mesure; aussi parloit-il librement et abondamment de ce qu'il savoit +bien, mais sobrement de tout le reste. Il étoit donc adroit et sage, et +non pas arrogant. Sa fille est quelquefois une aimable étourdie. + +À l'égard de Mme Necker, elle avoit parmi nous des amis qu'elle +distinguoit; et je fus toujours de ce nombre. Ce n'étoit pas que nos +esprits et nos goûts fussent bien d'accord: j'affectois même d'opposer +mes idées simples et vulgaires à ses hautes conceptions; et il falloit +qu'elle descendît de ces hauteurs inaccessibles pour communiquer avec +moi. Mais, quoique indocile à la suivre dans la région de ses pensées, +et plus dominé par mes sens qu'elle n'auroit voulu, elle ne m'en aimoit +pas moins. + +Sa société avoit pour moi un agrément bien précieux, celui d'y retrouver +l'ambassadeur de Naples et celui de Suède, deux hommes dont j'ai le plus +regretté l'absence et la perte. L'un, par sa bonhomie et sa cordialité, +autant que par ses goûts et ses lumières, me rendoit tous les jours son +commerce plus désirable; l'autre, par sa tendre amitié, par sa douce +philosophie, par je ne sais quelle suave odeur de vertu naïve et +modeste, par je ne sais quoi de mélancolique et d'attendrissant dans son +langage et dans son caractère, m'attachoit plus intimement encore. Je +les voyois chez moi, chez eux, chez nos amis, le plus souvent qu'il +m'étoit possible, et jamais assez à mon gré. + +Heureux dans mes sociétés, plus heureux dans mon intérieur domestique, +j'attendois, après dix-huit mois de mariage, les premières couches de ma +femme, comme l'événement qui mettroit le comble à mes voeux. Hélas! +combien cruellement je fus trompé dans mes espérances! Cet enfant, si +ardemment désiré, étoit mort en venant au monde. Sa mère, étonnée, +inquiète de ne pas entendre ses cris, demandoit à le voir; et moi, +immobile et tremblant, j'étois encore dans le salon voisin à attendre sa +délivrance, lorsque ma belle-mère vint me dire: «Venez embrasser votre +femme et la sauver du désespoir; votre enfant est mort en naissant.» Je +crus sentir mon coeur meurtri du coup que ces mots y portèrent. Pâle et +glacé, me soutenant à peine, je me traînai jusqu'au lit de ma femme, et +là, faisant un effort sur moi-même: «Ma bonne amie, lui dis-je, voici le +moment de me prouver que vous vivez pour moi. Notre enfant n'est plus, +il est mort avant d'avoir vu la lumière.» La malheureuse jeta un cri qui +me perça le coeur, et tomba évanouie entre mes bras. Comme elle lira ces +_Mémoires_, passons sur ces momens cruels, pour ne pas rouvrir sa +blessure, qui n'a que trop longtemps saigné. + +À son second enfant, je la vis résolue à le nourrir de son lait; je m'y +opposai: je la croyois trop foible encore. La nourrice que nous avions +choisie étoit, en apparence, la meilleure possible: l'air de la santé, +la fraîcheur, un teint, une bouche de rose, de belles dents, le plus +beau sein, elle avoit tout, hormis du lait. Ce sein étoit de marbre, +l'enfant dépérissoit; il étoit à Saint-Cloud; et, en attendant que sa +mère fût en état d'aller le voir, le curé du village nous avoit promis +d'y veiller: il nous en donnoit des nouvelles; mais le cruel nous +abusoit. + +En arrivant chez la nourrice, nous fûmes douloureusement détrompés. «Mon +enfant pâtit, me dit sa mère; vois comme ses mains sont flétries; il me +regarde avec des yeux qui implorent ma pitié. Je veux que cette femme me +l'apporte à Paris, et que mon accoucheur la voie.» Elle vint; il fut +appelé, il visita son sein, il n'y trouva point de lait. Sur-le-champ il +alla nous chercher une autre nourrice; et aussitôt que l'enfant eut pris +ce nouveau sein, où il puisoit à pleine source, il en trouva le lait si +bon qu'il ne pouvoit s'en rassasier. + +Quelle fut notre joie de le voir revenir à vue d'oeil et se ranimer comme +une plante desséchée et mourante que l'on arrose! Ce cher enfant étoit +Albert, et nous semblions avoir un doux pressentiment des consolations +qu'il nous donne. + +Ma femme, pour garder la nourrice auprès d'elle et faire respirer un air +pur à l'enfant, désira d'avoir une maison de campagne; et un ami de MM. +Morellet nous prêta la sienne à Saint-Brice. + +Dans ce village étoient deux hommes estimables, intimement unis +ensemble, et avec qui moi-même je fus bientôt lié. L'un étoit le curé, +frère aîné de l'abbé Maury, homme d'un esprit sage et d'un caractère +excellent; l'autre étoit un ancien libraire appelé Latour[3], homme +doux, paisible, modeste, d'une probité délicate, et aussi obligeant pour +moi qu'il étoit charitable envers les pauvres du village. Sa +bibliothèque fut la mienne. + +Je travaillois à l'_Encyclopédie_. Je me levois avec le soleil; et, +après avoir employé huit ou dix heures de la matinée à répandre sur le +papier cette foule d'observations que j'avois faites dans mes études, je +donnois le reste du jour à ma femme et à mon enfant. Il faisoit déjà nos +délices. + +À mesure que le bon lait de notre jeune Bourguignonne faisoit couler la +santé dans ses veines, nous voyions sur son petit corps, sur tous ses +membres délicats, les chairs s'arrondir, s'affermir; nous voyions ses +yeux s'animer; nous voyions son visage se colorer et s'embellir. Nous +croyions voir aussi sa petite âme se développer, et son intelligence +éclore. Déjà il sembloit nous entendre, et commençoit à nous connoître; +son sourire et sa voix répondoient au sourire, à la voix de sa mère; je +le voyois aussi se réjouir de mes caresses. Bientôt sa langue essaya ces +premiers mots de la nature, ces noms si doux qui, des lèvres de +l'enfant, vont droit au coeur du père et de la mère. + +Je n'oublierai jamais le moment où, dans le jardin de notre petite +maison, mon enfant, qui n'avoit encore osé marcher sans ses lisières, me +voyant à trois pas de lui à genoux, lui tendant les mains, se détacha +des bras de sa nourrice, et, d'un pied chancelant, mais résolu, vint se +jeter entre mes bras. Je sais bien que l'émotion que j'éprouvai dans ce +moment est un plaisir que la bonne nature a rendu populaire; mais +malheur à ces coeurs blasés à qui, pour être émus, il faut des +impressions artificielles et rares! Une femme de nos amis disoit de moi +assez plaisamment: «Il croit qu'il n'y a que lui au monde qui soit +père.» Non, je ne prétends pas que, pour moi, l'amour paternel ait des +douceurs particulières; mais, ce bonheur commun ne fût-il accordé qu'à +moi, je n'y serois pas plus sensible. Ma femme ne l'étoit pas moins aux +premières délices de l'amour maternel; et vous concevez qu'auprès de +notre enfant nous n'avions l'un et l'autre à désirer aucun autre +spectacle, aucune autre société. + +Notre famille, cependant, et quelques-uns de nos amis, venoient nous +voir tous les jours de fêtes. L'abbé Maury étoit du nombre, et il +falloit entendre comme il se glorifioit d'avoir présagé mon bonheur. + +Nous voyions aussi quelquefois nos voisins, le curé de Saint-Brice, le +bon Latour et sa digne femme, qui aimoit la mienne. + +Nous faisions assez fréquemment des promenades solitaires; et le but de +ces promenades étoit communément cette châtaigneraie de Montmorency que +Rousseau a rendue célèbre. + +«C'est ici, disois-je à ma femme, qu'il a rêvé ce roman d'_Héloïse_, +dans lequel il a mis tant d'art et d'éloquence à farder le vice d'une +couleur d'honnêteté et d'une teinte de vertu.» + +Ma femme avoit du foible pour Rousseau; elle lui savoit un gré infini +d'avoir persuadé aux femmes de nourrir leurs enfans, et d'avoir pris +soin de rendre heureux ce premier âge de la vie. «Il faut, disoit-elle, +pardonner quelque chose à celui qui nous a appris à être mères.» + +Mais moi qui n'avois vu, dans la conduite et dans les écrits de +Rousseau, qu'un contraste perpétuel de beau langage et de vilaines +moeurs; moi qui l'avois vu s'annoncer pour être l'apôtre et le martyr de +la vérité, et s'en jouer sans cesse avec d'adroits sophismes; se +délivrer par la calomnie du fardeau de la reconnoissance; prendre dans +son humeur farouche et dans ses visions sinistres les plus fausses +couleurs pour noircir ses amis; diffamer ceux des gens de lettres dont +il avoit le plus à se louer, pour se signaler seul et les effacer tous, +je faisois sentir à ma femme, par le bien même que Rousseau avoit fait, +tout le mal qu'il auroit pu s'abstenir de faire si, au lieu d'employer +son art à servir ses passions, à colorer ses haines, ses vengeances, ses +cruelles ingratitudes, à donner à ses calomnies des apparences +spécieuses, il eût travaillé sur lui-même à dompter son orgueil, son +humeur irascible, ses sombres défiances, ses tristes animosités, et à +redevenir ce que l'avoit fait la nature, innocemment sensible, +équitable, sincère et bon. + +Ma femme m'écoutoit tristement. Un jour elle me dit: «Mon ami, je suis +fâchée de vous entendre parler souvent mal de Rousseau. L'on vous +accusera d'être ému contre lui de quelque inimitié personnelle, et +peut-être d'un peu d'envie. + +--Pour de la personnalité dans mon aversion, elle seroit, lui dis-je, +très injuste, car il ne m'a jamais offensé, et il ne m'a fait aucun mal. +Il seroit plus possible qu'il y eût de l'envie, car je l'admire assez +dans ses écrits pour en être envieux, et je m'accuserois de l'être si je +me surprenois à médire de lui; mais j'éprouve au contraire, en vous +parlant des maladies de son âme, cette tristesse amère que vous +ressentez à m'entendre.--Pourquoi donc, reprit-elle, dans vos écrits, +dans vos discours, le traiter si sévèrement? Pourquoi insister sur ses +vices? N'y a-t-il pas de l'impiété à troubler la cendre des morts?--Oui, +la cendre des morts qui n'ont, lui dis-je, laissé aucun exemple, aucun +souvenir pernicieux pour les vivans; mais des poisons assaisonnés dans +les écrits d'un éloquent sophiste et d'un corrupteur séduisant; mais des +impressions funestes qu'il a faites sur les esprits par de spécieuses +calomnies; mais tout ce qu'un talent célèbre a laissé de contagieux +doit-il passer à la faveur du respect que l'on doit aux morts, et se +perpétuer d'âge en âge? Certainement j'y opposerai, soit en +préservatifs, soit en contre-poisons, tous les moyens qui sont en mon +pouvoir; et, ne fût-ce que pour laver la mémoire de mes amis des taches +dont il l'a souillée, je ne laisserai, si je puis, à ce qui lui reste de +prosélytes et d'enthousiastes, que le choix de penser que Rousseau a été +méchant ou qu'il a été fou. Ils m'accuseront, moi, d'être envieux; mais +tant d'hommes illustres à qui j'ai rendu le plus juste et le plus pur +hommage attesteront que jamais l'envie n'a obscurci dans mes écrits la +justice et la vérité. J'ai épargné Rousseau tant qu'il a vécu, parce +qu'il avoit besoin des hommes, et que je ne voulois pas lui nuire. Il +n'est plus; je ne dois aucun ménagement à la réputation d'un homme qui +n'en a ménagé aucune, et qui, dans ses Mémoires, a diffamé les gens qui +l'ont le plus aimé.» + +À l'égard d'_Héloise_, ma femme convenoit du danger de cette lecture; et +ce que j'en ai dit dans un _Essai sur les romans_ n'eut pas besoin +d'apologie. Mais moi-même avois-je toujours aussi sévèrement jugé l'art +qu'avoit mis Rousseau à rendre intéressant le crime de Saint-Preux, le +crime de Julie, l'un séduisant son écolière, l'autre abusant de la bonne +foi, de la probité de Wolmar? Non, je l'avoue, et ma morale, dans ma +nouvelle position, se ressentoit de l'influence qu'ont nos intérêts +personnels sur nos opinions et sur nos sentimens. + +En vivant dans un monde dont les moeurs publiques sont corrompues, il est +difficile de ne pas contracter au moins de l'indulgence pour certains +vices à la mode. L'opinion, l'exemple, les séductions de la vanité, et +surtout l'attrait du plaisir, altèrent dans de jeunes âmes la rectitude +du sens intime: l'air et le ton léger dont de vieux libertins savent +tourner en badinage les scrupules de la vertu, et en ridicule les règles +d'une honnêteté délicate, font que l'on s'accoutume à ne pas y attacher +une sérieuse importance. Ce fut surtout de cette mollesse de conscience +que me guérit mon nouvel état. + +Le dirai-je? il faut être époux, il faut devenir père, pour juger +sainement de ces vices contagieux qui attaquent les moeurs dans leur +source, de ces vices doux et perfides qui portent le trouble, la honte, +la haine, la désolation, le désespoir, dans le sein des familles. + +Un célibataire, insensible à ces afflictions qui lui sont étrangères, ne +pense ni aux larmes qu'il fera répandre, ni aux fureurs et aux +vengeances qu'il allumera dans les coeurs. Tout occupé, comme l'araignée, +à tendre ses filets et à guetter l'instant d'y envelopper sa proie, ou +il retranche de sa morale le respect des droits les plus saints, ou, +s'il lui en revient quelque souvenir, il les regarde comme des lois +tombées en désuétude. Ce que tant d'autres se permettent de faire, ou +s'applaudissent d'avoir fait, lui paroît, sinon légitime, du moins très +excusable: il croit pouvoir jouir de la licence des moeurs du temps. + +Mais, lorsque lui-même il s'est mis au nombre de ceux que les séductions +d'un adroit corrupteur peuvent rendre malheureux pour toute la vie; +lorsqu'il voit que les artifices, le langage flatteur et attrayant d'un +jeune fat, n'ont qu'à surprendre ou l'innocence d'une fille, ou la +foiblesse d'une femme, pour désoler le plus honnête homme, et lui-même +peut-être un jour; averti par son intérêt personnel, il sent combien +l'honneur, la foi, la sainteté des moeurs conjugales et domestiques, sont +pour un époux, pour un père, des propriétés inviolables; et c'est alors +qu'il voit d'un oeil sévère ce qu'il y a de criminel et de honteux dans +de mauvaises moeurs, de quelque décoration que le revête l'éloquence, et +sous quelques dehors de bienséance et d'honnêteté que le déguise un +industrieux écrivain. + +Je blâmois donc Rousseau, mais, en le blâmant, je m'affligeois que de +tristes passions, un sombre orgueil et une vaine gloire eussent gâté le +fond d'un si beau naturel. + +Si j'avois eu la passion de la célébrité, deux grands exemples m'en +auroient guéri, celui de Voltaire et celui de Rousseau; exemples +différens, opposés sous bien des rapports, mais pareils en ce point que +la même soif de louange et de renommée avoit été le tourment de leur +vie. + +Voltaire, que je venois de voir mourir, avoit cherché la gloire par +toutes les routes ouvertes au génie, et l'avoit méritée par d'immenses +travaux et par des succès éclatans; mais sur toutes ces routes il avoit +rencontré l'envie et toutes les furies dont elle est escortée. Jamais +homme de lettres n'avoit essuyé tant d'outrages, sans autre crime que de +grands talens et l'ardeur de les signaler. On croyoit être ses rivaux en +se montrant ses ennemis; ceux qu'en passant il fouloit aux pieds +l'insultoient encore dans leur fange. Sa vie entière fut une lutte, et +il y fut infatigable. Le combat ne fut pas toujours digne de lui, et il +eut encore plus d'insectes à écraser que de serpens à étouffer. Mais il +ne sut jamais ni dédaigner ni provoquer l'offense: les plus vils de ses +agresseurs ont été flétris de sa main; l'arme du ridicule fut +l'instrument de ses vengeances, et il s'en fit un jeu redoutable et +cruel. Mais le plus grand des biens, le repos, lui fut inconnu. Il est +vrai que l'envie parut enfin lasse de le poursuivre, et l'épargner au +moins sur le bord du tombeau. Dans le voyage qu'on lui permit de faire à +Paris, après un long exil, il jouit de sa renommée et de l'enthousiasme +de tout un peuple reconnoissant des plaisirs qu'il lui avoit donnés. Le +débile et dernier effort qu'il faisoit pour lui plaire, _Irène_ fut +applaudie comme l'avoit été _Zaïre_; et ce spectacle, où il fut +couronné, fut pour lui le plus beau triomphe. Mais dans quel moment lui +venoit cette consolation, ce prix de tant de veilles? Le lendemain je le +vis dans son lit. «Eh bien! lui dis-je, enfin êtes-vous rassasié de +gloire?--Ah! mon ami, s'écria-t-il, vous me parlez de gloire, et je suis +au supplice, et je me meurs dans des tourmens affreux!» + +Ainsi finit l'un des hommes les plus illustres dans les lettres, et l'un +des plus aimables dans la société. Il étoit sensible à l'injure, mais il +l'étoit à l'amitié. Celle dont il a honoré ma jeunesse fut la même +jusqu'à sa mort; et un dernier témoignage qu'il m'en donna fut l'accueil +plein de grâce et de bonté qu'il fit à ma femme, lorsque je la lui +présentai. Sa maison ne désemplissoit pas du monde qui venoit le voir, +et nous étions témoins de la fatigue qu'il se donnoit pour répondre +convenablement à chacun. Cette attention continuelle épuisoit ses +forces; et, pour ses vrais amis, c'étoit un spectacle pénible. Mais nous +étions de ses soupers, et là nous jouissions des dernières lueurs de cet +esprit qui alloit s'éteindre. + +Rousseau étoit malheureux comme lui et par la même passion; mais +l'ambition de Voltaire avoit un fond de modestie, vous pouvez le voir +dans ses lettres; au lieu que celle de Rousseau étoit pétrie d'orgueil, +la preuve en est dans ses écrits. + +Je l'avois vu dans la société des gens de lettres les plus estimables +accueilli et considéré: ce ne fut pas assez pour lui, leur célébrité +l'offusquoit; il les crut jaloux de la sienne. Leur bienveillance lui +fut suspecte. Il commença par les soupçonner, et il finit par les +noircir. Il eut, malgré lui, des amis; ces amis lui firent du bien, leur +bonté lui fut importune. Il reçut leurs bienfaits; mais il les accusa +d'avoir voulu l'humilier, le déshonorer, l'avilir; et la plus odieuse +diffamation fut le prix de leur bienfaisance. + +On ne parloit de lui dans le monde qu'avec un intérêt sensible. La +critique elle-même étoit pour lui pleine d'égards et tempérée par des +éloges. Elle n'en étoit, disoit-il, que plus adroite et plus perfide. +Dans le repos le plus tranquille, il vouloit toujours ou se croire, ou +se dire persécuté. Sa maladie étoit d'imaginer dans les événemens les +plus fortuits, dans les rencontres les plus communes, quelque intention +de lui nuire, comme si dans le monde tous les yeux de l'envie avoient +été attachés sur lui. Si le duc de Choiseul avoit fait conquérir la +Corse, ç'avoit été pour lui ôter la gloire d'en être le législateur; si +le même duc alloit souper, à Montmorency, chez la maréchale de +Luxembourg, c'étoit pour usurper la place qu'il avoit coutume d'occuper +auprès d'elle à table. Hume, à l'entendre, avoit été envieux de +l'accueil que lui avoit fait le prince de Conti. Il ne pardonnoit pas à +Grimm d'avoir eu sur lui quelque préséance chez Mme d'Épinay; et l'on +peut voir dans ses Mémoires comment son âpre vanité s'est vengée de +cette offense. + +Ainsi, pour Voltaire et pour lui, la vie avoit été perpétuellement, mais +diversement agitée. Elle avoit eu pour l'un des peines souvent bien +cuisantes, mais des jouissances très vives; pour l'autre, ce n'étoient +que des flots d'amertume, sans presque aucun mélange de joie et de +douceur. Assurément à aucun prix je n'aurois voulu de la condition de +Rousseau; il n'avoit pu l'endurer lui-même, et, après avoir empoisonné +ses jours, je ne suis point surpris qu'il en ait volontairement abrégé +la triste durée. + +Pour Voltaire, j'avoue que je trouvois sa gloire encore trop chèrement +payée par toutes les tribulations qu'elle lui avoit fait éprouver, et je +disois encore: «Moins d'éclat et plus de repos.» + +Restreint dans mon ambition, d'abord par le besoin de mesurer mon vol à +la foiblesse de mes ailes, et puis encore par l'amour de ce repos de +l'esprit et de l'âme qui accompagne un travail paisible, et que je +croyois le partage de l'humble médiocrité, j'aurois été content de cet +heureux état. Ainsi, renonçant de bonne heure à des tentatives +présomptueuses, j'avois, pour ainsi dire, capitulé avec l'envie, et je +m'étois réduit à des genres d'écrire dont on pouvoit sans peine +pardonner le succès. Je n'en fus pas plus épargné; et j'éprouvai que les +petites choses trouvent encore, dans de petites âmes, une envieuse +malignité. + +Mais je m'étois fait deux principes: l'un, de ne jamais provoquer dans +mes écrits l'offense par l'offense; l'autre, d'en mépriser l'attaque et +de n'y répondre jamais. Je fus trente ans inébranlable dans ma +résolution; et toute la rage des Fréron, des Palissot, des Linguet, des +Aubert et de leurs semblables, n'avoit pu m'irriter contre eux. + +Pourquoi donc, au moment de la querelle sur la musique, avois-je été +moins impassible? C'est que je n'étois pas le seul insulté par mes +adversaires, et que j'avois à venger un artiste inhumainement attaqué +dans ses intérêts les plus chers. + +Piccini étoit père de famille, et d'une famille nombreuse qui subsistoit +du fruit de son travail; son caractère paisible et doux le rendoit plus +intéressant encore. Je le voyois seul, sans intrigue, travailler de son +mieux à plaire à un nouveau public; et je voyois en même temps une +cabale impitoyable l'assaillir avec furie, comme un essaim de guêpes. +J'en témoignai mon indignation; la cabale en fut irritée, et les guêpes +tournèrent contre moi tous leurs aiguillons. + +Les chefs de la cabale avoient une presse à leurs ordres pour imprimer +leurs facéties, et un journal pour les répandre. J'y étois insulté tous +les jours. Je n'avois pas la même commodité pour me défendre; et, quand +je l'aurois eue, cette petite guerre n'auroit pas été de mon goût. +Cependant je voulois m'égayer à mon tour, car me fâcher contre des +railleurs, c'eût été faire un triste personnage. + +J'imaginai de mettre en action leur intrigue et de les peindre au +naturel, n'ayant, pour les rendre plaisans, qu'à rimer leur propre +langage. Ils imprimoient leur prose, je récitois mes vers; et tous les +jours c'étoit à qui feroit mieux rire son monde. + +C'est ainsi que fut composé mon poème sur la musique pour la défense de +Piccini; peut-être aurois-je mieux fait de laisser parler _Roland, Atys, +Didon_, etc.; mais je n'ai pas toujours fait ce qu'il y avoit de mieux à +faire; et j'avoue que, cette fois, je ne crus pas son injure et la +mienne assez vengées par le silence du mépris. Au reste, si d'une +dispute aussi frivole et aussi éphémère j'ai fait un poème en douze +chants, ce sont les incidens qui m'y ont engagé, et par une pente +insensible. J'aurois pu, je l'avoue, mieux employer mon temps; mais mon +travail habituel exigeoit du relâche, et c'étoient ces momens de +dissipation et de délassement que je donnois à _Polymnie_. + +Le temps de mon séjour à Saint-Brice fut marqué par un événement d'un +intérêt plus sérieux: ce fut la retraite de M. Necker du ministère des +finances[4]. J'ai déjà dit que son caractère n'étoit rien moins que +séduisant. Il ne m'avoit jamais donné lieu de croire qu'il fût mon ami. +Je n'étois pas le sien; mais, comme il me marquoit autant d'estime et de +bienveillance que j'en pouvois attendre d'un homme aussi froidement +poli, et que, de mon côté, j'avois une haute opinion de ses talens, de +ses lumières, de l'ambition qu'il avoit eue de se signaler dans sa place +en faisant le bien de l'État, je m'affligeai de sa retraite. + +J'avois d'ailleurs pour Mme Necker la plus sincère vénération, car je +n'avois vu en elle que bonté, sagesse et vertu; et l'affection +particulière dont elle m'honoroit méritoit bien que je prisse part à un +événement dont je ne doutois pas qu'elle ne fût très affectée. + +Lorsque je l'appris à Saint-Brice, les croyant déjà retirés dans leur +maison de campagne à Saint-Ouen, je m'y rendis sur l'heure. Ils n'y +étoient pas arrivés encore, et, poursuivant ma route, j'allois les +trouver à Paris. Je les rencontrai en chemin. «Vous veniez nous voir? me +dit Necker; montez dans notre voiture, et venez à Saint-Ouen.» Je les y +accompagnai. Nous fûmes seuls toute la soirée avec Germany[5], frère de +Necker, et ni le mari ni la femme ne me dissimulèrent leur profonde +tristesse. Je tâchai de la diminuer en parlant des regrets qu'ils +laisseroient dans le public, et de la juste considération qui les +suivroit dans leur retraite; en quoi je ne les flattois pas. «Je ne +regrette, me dit Necker, que le bien que j'avois à faire, et que +j'aurois fait si l'on m'en eût laissé le temps.» + +Pour moi, je ne voyois alors, dans sa situation, qu'une retraite +honorable, une fortune indépendante, du repos, de la liberté, des +occupations dont il auroit le choix, une société qui n'étoit pas de +celles que la faveur attire et que la défaveur éloigne; et, dans son +intérieur, tout ce que la vie privée et domestique pouvoit avoir de +douceur pour un homme sage. Mais j'avoue que je parlois d'après mes +goûts plus que d'après les siens: car je pensois bien que, sans +l'occupation des affaires publiques et l'influence qu'elles donnent, il +ne pouvoit être content. Sa femme parut sensible au soin que je prenois +d'affoiblir l'impression du coup dont il étoit frappé. Ainsi ma liaison +avec eux, bien loin d'être affoiblie par cet événement, n'en fut que +plus étroite. + +Ma femme, pour l'amour de moi, répondoit à leurs prévenances et à leurs +invitations, mais elle avoit pour M. Necker une aversion insurmontable. +Elle avoit apporté de Lyon la persuasion que M. Necker étoit la cause de +la disgrâce de M. Turgot, le bienfaiteur de sa famille; et, à l'égard de +Mme Necker, elle ne trouvoit pas en elle cet air attrayant qu'elle avoit +elle-même avec ses amis. + +Bien différente et bien plus aimable étoit une autre Genevoise, la belle +Vermenoux[6], la plus intime amie de M. et Mme Necker. Depuis que +j'avois fait connoissance avec elle, chez ces époux dont elle avoit +formé les noeuds, je l'avois toujours cultivée; mais son amitié pour ma +femme depuis mon mariage fut pour nous un nouveau lien. + +Mme de Vermenoux, au premier abord, étoit l'image de Minerve; mais sur +ce visage imposant brilloit bientôt cet air de bonté, de douceur, cette +sérénité, cette gaieté naïve et décente qui embellit la raison, et qui +rend la sagesse aimable. L'inclination dont elle et ma femme se prirent +mutuellement fut de la sympathie, si l'on n'entend par là que le parfait +accord des esprits, des goûts et des moeurs. Avec quel plaisir cette +femme, habituellement solitaire et naturellement recueillie, nous voyoit +arriver à sa maison de campagne de Sèvres! avec quelle joie son âme se +livroit aux douceurs de l'intimité, et s'épanouissoit dans les petits +soupers que nous allions faire à Paris avec elle! Assez jeune encore +pour goûter les charmes de la vie, la mort nous l'enleva; mais, en la +regrettant, j'ai reconnu depuis que, pour elle, de plus longs jours +n'auroient été remplis que de tristesse et d'amertume. Plus tard, elle +auroit trop vécu. + +J'en reviens à Saint-Brice et au tendre intérêt qui nous y occupoit, +dans ce temps-là, ma femme et moi: c'étoit sa nouvelle grossesse. Le bon +air, l'exercice, la vie réglée de la campagne, lui avoient été +favorables; et, l'hiver nous ayant ramenés à Paris, elle y mit au monde +le plus beau de nos enfans. Ainsi, pour nous encore, tout sembloit +prospérer; et, jusque-là, rien de plus doux que la vie que nous menions. + +_Atys_[7], en dépit de l'envie, avoit le même succès qu'avoit eu +_Roland_. Les beaux airs de ces deux opéras, chantés au clavecin, +faisoient les délices de notre société dans les concerts de la comtesse +d'Houdetot et de sa belle-soeur, Mme de La Briche. + +Celle-ci, bonne musicienne et chantant avec goût, quoiqu'avec une foible +voix, avoit la rare modestie de réunir chez elle des talens qui +effaçoient les siens; et, loin d'en témoigner la moindre jalousie, elle +étoit la première à les faire briller. Parfait modèle de bienséance, +sans aucune affectation, aisée dans sa politesse, facile dans ses +entretiens, ingénue dans sa gaieté, contant bien, causant bien, elle +étoit simplement et naturellement aimable. Son langage et son style +étoient purs et même élégans: mais, sensible jusqu'à l'amitié, rien de +passionné n'altéroit la douceur et l'égalité de son âme. Ce n'étoit +point la femme que l'on auroit désirée pour être vivement ému, mais +c'étoit celle qu'on auroit choisie pour jouir d'un bonheur tranquille. + +En parlant de mes anciennes sociétés, j'ai dit que j'y avois vu M. +Turgot; mais, soit que nos moeurs et nos caractères ne se convinssent pas +assez, soit que ma liaison avec M. Necker lui déplût encore davantage, +il ne m'avoit jamais témoigné que de la froideur. Cependant, comme +ancien ami de l'abbé Morellet, il avoit pris part à mon mariage, et je +dus à ma femme quelques marques de ses bontés: j'y répondis avec +d'autant plus de respect qu'il étoit disgracié, et que je le voyois +sensible à sa disgrâce. + +Cependant je perdois successivement mes anciens amis. L'ambassadeur de +Suède, rappelé auprès de son roi pour être son ministre de confiance, me +fut enlevé pour toujours. Celui de Naples nous quitta pour aller être +vice-roi en Sicile. L'une et l'autre séparation me fut d'autant plus +douloureuse qu'elle devoit être éternelle. Les lettres de Caraccioli +étoient remplies de ses regrets. Il ne cessoit de m'appeler en Sicile +avec ma famille, offrant de m'envoyer à Marseille un navire pour nous +transporter à Palerme. + +J'ai dit quelle étoit, depuis quarante ans, mon amitié pour d'Alembert, +et quel prix je devois attacher à la sienne. Depuis la mort de Mlle de +Lespinasse, il étoit consumé d'ennui et de tristesse. Mais quelquefois +encore il laissoit couler, dans la profonde plaie de son coeur, quelques +gouttes du baume de cette amitié consolante. C'étoit surtout avec ma +femme qu'il se plaisoit à faire diversion à ses peines. Ma femme y +prenoit l'intérêt le plus tendre. Lui et Thomas, les deux hommes de +lettres dont les talens et les lumières auroient dû lui en imposer le +plus, étoient ceux avec qui elle étoit le plus à son aise. Il n'y avoit +pour elle aucun amusement préférable à leur entretien. + +Thomas sembloit encore avoir longtemps à vivre pour la gloire et pour +l'amitié. + +Mais d'Alembert commençoit à sentir les déchiremens de la pierre; et +bientôt il n'exista plus que pour souffrir et mourir lentement dans les +plus cruelles douleurs. + +Dans une foible esquisse de son éloge[8], j'ai essayé de peindre la +douce égalité de ce caractère, toujours vrai, toujours simple, parce +qu'il étoit naturel, éloigné de toute jactance, de toute dissimulation, +_mêlé de force et de foiblesse, mais dont la force étoit de la vertu, et +la foiblesse de la bonté_. + +En le pleurant, j'étois loin de penser à lui succéder dans la place de +secrétaire perpétuel de l'Académie françoise. Je fus moi-même sur le +point de le suivre au tombeau, frappé d'une fièvre maligne semblable à +celle dont Bouvart m'avoit déjà sauvé, et dont il me guérit encore. +Combien ne dois-je pas bénir la mémoire d'un homme à qui deux fois j'ai +dû la vie, et qui, jusqu'à la défaillance de ses esprits et de ses +forces, n'a cessé de donner les soins les plus tendres à mes enfans! + +À peine étois-je en convalescence qu'il fallut aller donner à +Fontainebleau le nouvel opéra que j'avois fait avec Piccini. Cet opéra +étoit _Didon_. Comme il étoit tout entier de moi, je l'avois construit à +mon gré; et, pour y faire faire un pas de plus à notre nouvelle musique, +j'avois profité du moment où une marque de faveur que Piccini venoit +d'obtenir avoit ranimé son génie. Voici ce qui s'étoit passé. + +Cette année (1783), le maréchal de Duras, gentilhomme de la chambre en +exercice, me demanda si je n'avois rien fait de nouveau, et me témoigna +le désir d'avoir à donner à la reine, à Fontainebleau, la nouveauté d'un +bel opéra. «Mais je veux, me dit-il, que ce soit votre ouvrage. On ne +vous sait pas assez de gré de ce que vous faites pour rajeunir les vieux +opéras de Quinault.» Je reconnus à ce langage mon confrère à l'Académie, +et ses anciennes bontés pour moi. + +«Monsieur le maréchal, lui dis-je, tant que mon musicien Piccini sera +découragé comme il l'est, je ne puis rien promettre. Vous savez avec +quelle rage on lui a disputé le succès de _Roland_ et d'_Atys_; ils ont +réussi l'un et l'autre, et jusque-là le vrai talent a triomphé de la +cabale; mais, dans l'_Iphigénie en Tauride_, il a succombé, quoiqu'il +s'y fût surpassé lui-même. + +«L'entrepreneur de l'Opéra, de Vismes, pour grossir sa recette par le +concours des deux partis, a imaginé de faire jouter Gluck et Piccini sur +un même sujet: il leur a fourni deux poèmes de l'_Iphigénie en Tauride_. +Gluck, dans le poème barbare qui lui est échu en partage, a trouvé des +horreurs analogues à l'énergie de son style, et il les a fortement +exprimées. Le poème remis à Piccini, tout mal fabriqué qu'il étoit, se +trouvoit susceptible d'un intérêt plus doux; et, au moyen des +corrections que l'auteur y a faites sous mes yeux, il a pu donner lieu à +une musique touchante. Mais, après la forte impression qu'avoit faite +sur les yeux et sur les oreilles le féroce opéra de Gluck, les émotions +qu'a produites l'opéra de Piccini ont paru foibles et légères. +L'_Iphigénie_ de Gluck est restée au théâtre dont elle s'étoit emparée; +celle de Piccini n'a pu s'y soutenir, il en est consterné; et vous seul, +Monsieur le maréchal, pouvez le relever de son abattement.--Que faut-il +faire pour cela? me demanda-t-il.--Une chose, lui dis-je, très facile et +très juste: changer en pension la gratification annuelle qui lui a été +promise lorsqu'on l'a fait venir en France, et lui en accorder le +brevet.--Très volontiers, me dit le maréchal. Je demanderai pour lui +cette grâce à la reine, et j'espère l'obtenir.» + +Il la demanda, il l'obtint; et, lorsque Piccini alla avec moi l'en +remercier: «C'est à la reine, lui dit-il, qu'il faut marquer votre +reconnoissance en composant pour elle cette année un bel opéra.--Je ne +demande pas mieux, me dit Piccini en nous en allant; mais quel opéra +ferons-nous?--Il faut faire, lui dis-je, l'opéra de _Didon_; j'en ai +depuis longtemps le projet dans la tête. Mais je vous préviens que je +veux m'y développer; que vous aurez de longues scènes à mettre en +musique, et que dans ces scènes je vous demanderai un récitatif aussi +naturel que la simple déclamation. Vos cadences italiennes sont +monotones: la parole est plus variée, plus soutenue dans ses accens, et +je vous prierai de la noter comme je vous la déclamerai.--Eh bien! me +dit-il, nous verrons.» Ainsi fut formé le dessein de donner au récitatif +cette facilité, cette vérité d'expression, qui fut si favorable au jeu +de la célèbre actrice à qui le rôle de Didon étoit destiné. + +Le temps nous pressoit: j'écrivis très rapidement le poème; et, pour +dérober Piccini aux distractions de Paris, je l'engageai à venir +travailler près de moi dans ma maison de campagne: car j'en avois acquis +une très agréable, où nous vivions réunis en famille dans la belle +saison. En y arrivant, il se mit à l'ouvrage; et, lorsqu'il l'eut +achevé, l'actrice qui devoit jouer le rôle de Didon, Saint-Huberty, fut +invitée à venir dîner avec nous. Elle chanta son rôle d'un bout à +l'autre à livre ouvert, et l'exprima si bien que je crus la voir au +théâtre. + +Elle alloit faire un voyage en Provence: elle voulut y emporter son rôle +pour l'étudier chemin faisant; et, pendant son absence, on s'occupa des +répétitions. Ce fut dans ce temps-là que j'essuyai cette maladie qui me +mit au bord du tombeau. Quand vint le moment de me rendre à +Fontainebleau, je n'étois pas encore bien rétabli, et ma femme, inquiète +sur ma convalescence, voulut m'accompagner. + +Ce fut là qu'en dînant chez Mme de Beauvau nous entendîmes parler pour +la première fois des vues qu'on avoit sur moi pour cette place de +secrétaire de l'Académie, que d'Alembert avoit rendue si difficile à +remplir après lui. + +Cette difficulté, dont l'homme le plus vain auroit pu être intimidé, +n'étoit pas la seule qui me retînt. La place demandoit une assiduité +dont je me croyois incapable. C'étoit donc bien sincèrement que je me +refusois à l'honneur qu'on vouloit me faire; mais on m'opposa des motifs +auxquels je crus devoir me rendre, et il fut décidé que je serois du +nombre des aspirans à cette place. Seulement je me réservai de ne pas la +solliciter. + +La circonstance m'étoit favorable pour les suffrages de la cour. Le +succès de _Didon_ y fut complet[9]; et aux éloges que l'on donnoit à la +musique de Piccini on mêloit aussi quelques mots de louanges pour +l'auteur du poème. «C'est le seul opéra, disoit le roi, qui m'ait +intéressé.» Il le redemanda deux fois. + +Ce succès me fut très sensible; ma femme en jouissoit, et c'étoit là +pour moi l'objet le plus intéressant. Le voyage eut pour elle un +agrément inexprimable. Les promenades dans la forêt, les rendez-vous de +chasse, les courses de chevaux, les parties de plaisir à Thomery, où, à +dîner, l'on nous donnoit de somptueuses matelotes, et pour fruits +d'excellens raisins; tous les jours de spectacle, des places dans la +loge de Mme d'Angiviller, dont la maison étoit la nôtre, et qui, à +l'envi de son époux, mettoit une grâce touchante à nous attirer; +l'attention de la nombreuse et bonne compagnie qui sans cesse abondoit +chez elle; enfin tous les plaisirs que pouvoit réunir une cour jeune et +magnifique, et tout ce qui personnellement pouvoit témoigner à ma femme +qu'elle étoit estimée et chérie dans la société qui environnoit la cour: +tout cela, dis-je, fit pour elle et pour moi, du séjour de +Fontainebleau, un continuel enchantement. + +Deux incidens nous y causèrent un peu d'inquiétude: le premier fut une +apparence de rechute et quelque ressentiment de fièvre que j'éprouvai au +commencement du voyage. Les médecins de la cour en auroient fait une +maladie, si ma femme eût voulu les croire; mais, sans aucun de leurs +remèdes, et en me faisant déjeuner tous les jours avec un panier de beau +raisin bien mûr, elle me rendit la santé. L'autre incident fut la petite +vérole d'Albert, que nous avions amené avec nous; mais, l'éruption ne +s'étant déclarée qu'à la fin du voyage, sur-le-champ nous partîmes, et +Albert fut remis dans les mains de notre ami Bouvart, qui prit de lui le +même soin qu'il auroit eu de son enfant. + + + + +LIVRE XI + + +À notre retour à Paris, l'Académie françoise ayant été convoquée pour +l'élection de son secrétaire perpétuel, sur vingt-quatre voix électives +j'en réunis dix-huit. Mes deux concurrens étoient Beauzée et Suard. + +Le succès de _Didon_ fut le même à Paris qu'il avoit été à la cour; et +cet opéra fit pour nous les plaisirs de l'hiver, comme avoient fait +_Roland_ et _Atys_ dans leur nouveauté. + +L'ancien banquier de la cour, M. de La Borde, ajouta ses concerts à ceux +de la comtesse d'Houdetot et de Mme de La Briche[10]: ce fut l'occasion +de ma connoissance avec lui. + +Il avoit deux filles à qui la nature avoit accordé tous les charmes de +la figure et de la voix, et qui, écolières de Piccini, rendoient +l'expression de son chant plus douce et plus touchante encore. + +Prévenu par les politesses de M. de La Borde, j'allois le voir, j'allois +dîner quelquefois avec lui; je le voyois honorable, mais simple, jouir +de ses prospérités sans orgueil, sans jactance, avec une égalité d'âme +d'autant plus estimable qu'il est bien difficile d'être aussi fortuné +sans un peu d'étourdissement. De combien de faveurs le Ciel l'avoit +comblé! Une grande opulence, une réputation universelle de droiture et +de loyauté, la confiance de l'Europe, un crédit sans bornes; et, dans +son intérieur, six enfans bien nés, une femme d'un esprit sage et doux, +d'un naturel aimable, d'une décence et d'une modestie qui n'avoient rien +d'étudié, excellente épouse, excellente mère, telle enfin que l'envie +elle-même la trouvoit irrépréhensible. + + Che non trova l'invidia ove l'emende. + + ARIOSTE. + +Que manquoit-il aux voeux d'un homme aussi complètement heureux? Il a +péri sur un échafaud, sans autre crime que sa richesse, et dans cette +foule de gens de bien qu'un vil scélérat envoyoit à la mort. Cette +affreuse calamité ne nous menaçoit point encore, et, dans mon humble +médiocrité, je me croyois heureux moi-même. Ma maison de campagne avoit +pour moi, dans la belle saison, encore plus d'agrément que n'avoit eu la +ville. Une société choisie, composée au gré de ma femme, y venoit +successivement varier nos loisirs, et jouir avec nous de cette opulence +champêtre que nous offroient, dans nos jardins, l'espalier, le verger, +la treille, les légumes, les fruits de toutes les saisons: présens dont +la nature couvroit sans frais une table frugale, et qui changeoient un +dîner modique, en un délicieux festin. + +Là régnoient une innocente joie, une confiance, une sécurité, une +liberté de penser dont on connoissoit les limites, et dont on n'abusoit +jamais. + +Vous nommerai-je tous les convives que l'amitié y rassembloit? Raynal, +le plus affectueux, le plus animé des vieillards; Célésia[11], ce Génois +philosophe qui ressembloit à Vauvenargues; Barthélemy[12], qui, dans nos +promenades, faisoit penser à celles de Platon avec ses disciples; +Bréquigny[13], qui avoit aussi de cette aménité et de cette sagesse +antique; Carbury[14], l'homme de tous les temps et de tous les pays par +la riche variété de son esprit et de ses connoissances; Boismont[15], +tout François dans ses moeurs, mais singulier par le contraste de ses +agrémens dans le monde et de ses talens dans la chaire; Maury, plus fier +de nous divertir par un conte plaisant que de nous étonner par un trait +d'éloquence, et qui, dans la société, nous faisoit oublier l'homme +supérieur pour ne montrer que l'homme aimable; Godard[16], qui avoit +aussi la verve d'une gaieté pleine d'esprit; Desèze, qui bientôt vint +donner à nos entretiens encore plus d'essor et de charmes. + +«Nous sommes trop heureux, me disoit ma femme, il nous arrivera quelque +malheur.» Elle avoit bien raison! Apprenez, mes enfans, combien, dans +toutes les situations de la vie, la douleur est près de la joie. + +Cette bonne et sensible mère avoit nourri le troisième de ses enfans. Il +étoit beau, plein de santé; nous croyions n'avoir plus qu'à le voir +croître et s'embellir encore, quand tout à coup il est frappé d'une +stupeur mortelle. Bouvart accourt; il emploie, il épuise tous les +secours de l'art, sans pouvoir le tirer de ce funeste assoupissement. +L'enfant avoit les yeux ouverts; mais Bouvart s'aperçut que la prunelle +étoit dilatée; il fit passer une lumière: les yeux et la paupière +restèrent immobiles. «Ah! me dit-il, l'organe de la vue est paralysé; le +dépôt est formé dans le cerveau; il n'y a plus de remède.» Et, en disant +ces mots, le bon vieillard pleuroit; il ressentoit le coup qu'il portoit +à l'âme d'un père. + +Dans ce moment cruel, j'aurois voulu éloigner la mère; mais, à genoux au +bord du lit de son enfant, les yeux remplis de larmes, les bras étendus +vers le ciel, et suffoquée de sanglots: «Laissez-moi, disoit-elle, ah! +laissez-moi du moins recevoir son dernier soupir.» Et combien ses +sanglots, ses larmes, ses cris, redoublèrent lorsqu'elle le vit expirer! +Je ne vous parle point de ma douleur; je ne puis penser qu'à la sienne. +Elle fut si profonde que de plusieurs années elle n'a pas eu la force +d'en entendre nommer l'objet. Si elle en parloit elle-même, ce n'étoit +qu'en termes confus: _Depuis mon malheur_, disoit-elle, sans pouvoir se +résoudre à dire: _Depuis la mort de mon enfant_. + +Dans la triste situation où étoient mon esprit et mon âme, de quoi +pouvois-je m'occuper qui ne fût analogue à l'amour maternel et à la +tendresse conjugale? Le coeur plein de ces sentimens dont j'avois devant +moi le plus touchant modèle, je conçus le dessein de l'opéra de +_Pénélope_. Ce sujet me saisit; plus je le méditois, plus je le trouvois +susceptible des grands effets de la musique et de l'intérêt théâtral. + +Je l'écrivis de verve, et dans toute l'illusion que peut causer un sujet +pathétique à celui qui en peint le tableau. Mais ce fut cette illusion +qui me trompa. D'abord je me persuadai que la fidélité de l'amour +conjugal auroit sur la scène lyrique le même intérêt que l'ivresse et le +désespoir de l'amour de Didon; je me persuadai encore que, dans un sujet +tout en situations, en tableaux, en effets de théâtre, tout +s'exécuteroit comme dans ma pensée, et que les convenances, les +vraisemblances, la dignité de l'action, y seroient observées comme dans +les programmes que j'en avois tracés à de mauvais décorateurs et à des +acteurs maladroits. Le contraire arriva; et, dans les momens les plus +intéressans, toute illusion fut détruite. Ainsi la belle musique de +Piccini manqua presque tous ses effets. Saint-Huberty la relevoit, aussi +admirable dans le rôle de Pénélope qu'elle l'avoit été dans celui de +Didon; mais, quoiqu'elle y fût applaudie toutes les fois qu'elle +occupoit la scène, elle fut si mal secondée que, ni à la cour, ni à +Paris[17], cet opéra n'eut le succès dont je m'étois flatté; et c'est à +moi qu'en fut la faute. Je devois savoir de quelles gens ineptes je +faisois dépendre le succès d'un pareil ouvrage, et ne pas y compter +après ce que j'ai dit de _Zémire et Azor_. + +Je n'avois pas été plus heureux dans le choix d'un sujet d'opéra-comique +que j'avois fait avec Piccini pour le Théâtre-Italien; et, quand j'y +pense, j'ai peine à concevoir comment je fus séduit par ce sujet du +_Dormeur éveillé_, qui, dans les _Mille et une Nuits_, pouvoit être +amusant, mais qui n'avoit rien de comique: car le véritable comique +consiste à se jouer d'un personnage ridicule; et celui d'Assan ne l'est +pas[18]. + +En général, après des succès, on doit s'attendre à trouver le public +plus difficile et plus sévère. C'est une réflexion que je ne faisois pas +assez; je devenois plus confiant quand j'aurois dû être plus timide, et +au théâtre ma vanité en fut punie par des disgrâces. + +On m'accordoit plus d'indulgence aux assemblées publiques de l'Académie +françoise; là je ne briguois point des applaudissemens; je n'y parlois +que pour remplir les simples fonctions de ma place, ou pour suppléer les +absens. Si quelquefois j'y payois à mon tour le tribut de l'homme de +lettres, c'étoit sans ostentation. Les morceaux de littérature que j'y +lisois n'avoient rien de brillant, mais n'avoient rien d'ambitieux. +C'étoit le fruit de mes études et de mes réflexions sur le goût, sur la +langue, sur les caprices de l'usage, sur le style, sur l'éloquence, tous +sujets convenables à l'esprit d'un auditoire académique et habitué parmi +nous. Aussi cet auditoire étoit-il bénévole; et je croyois m'y voir au +milieu d'un cercle d'amis. + +Cette faveur dont je jouissois dans nos assemblées publiques, jointe à +l'exacte discipline que je faisois observer, sans aucune partialité, +dans nos séances particulières, m'y donnoit quelque poids et assez de +crédit. Le clergé me savoit bon gré des égards qu'on y avoit pour lui; +la haute noblesse n'étoit pas moins contente de ces respects d'usage +qu'on lui rendoit à mon exemple; et, à l'égard des gens de lettres, ils +me savoient assez jaloux de l'égalité académique pour me laisser le soin +d'en rappeler les droits, si quelqu'un les eût oubliés. Plusieurs même, +persuadés que, dans nos élections, je ne cherchois que le mieux +possible, me consultoient pour joindre leur suffrage à ma voix. Ainsi, +sans brigue et sans intrigue, j'avois de l'influence, et j'en usai, +comme il étoit juste, pour vaincre les obstacles que l'on s'efforçoit +d'opposer à l'élection de l'un de mes amis. + +L'abbé Maury, dans sa jeunesse, ayant prêché au Louvre, avec un grand +succès, le panégyrique de saint Louis devant l'Académie françoise, et, +depuis, celui de saint Augustin à l'assemblée du clergé de France, +bientôt célèbre dans les chaires de Paris, et appelé à prêcher à +Versailles l'Avent et le Carême devant le roi, avoit acquis des droits +incontestables à l'Académie françoise, et il ne dissimula point que tel +étoit l'objet de son ambition. + +Ce fut alors que s'élevèrent contre lui les rumeurs de la calomnie; et, +comme c'étoit aux oreilles de l'Académie que ces bruits devoient +parvenir, on avoit soin de les adresser en droiture à son secrétaire. +J'écoutai tout le mal qu'on voulut me dire de lui; et, quand j'eus tout +bien entendu, le prenant en particulier: «Vous êtes attaqué, lui dis-je, +et c'est à moi de vous défendre; mais c'est à vous de me donner des +armes pour repousser vos ennemis.» Alors je lui expliquai, article par +article, tous les torts qu'on lui attribuoit. Il m'écouta sans +s'émouvoir; et, avec une facilité qui m'étonna, il réfuta ces +accusations, me démontrant la fausseté des unes, et, pour les autres, me +mettant sur la voie de tout vérifier moi-même. + +La seule qu'il ne put d'abord démentir que vaguement, parce qu'elle +étoit vague, lui étoit intentée par un académicien qui l'accusoit de +perfidie et de noirceur. L'accusateur étoit La Harpe, avec lequel il +avoit été en grande liaison. + +«Puisqu'il m'accuse de perfidie, j'aurois droit, me dit l'abbé Maury, de +lui en demander la preuve. Je l'en dispense, et c'est moi qui me charge +de prouver qu'il me calomnie, pourvu toutefois qu'il s'explique et qu'il +articule des faits. Mettez-moi vis-à-vis de lui.» + +Je proposai cette entrevue, et l'accusateur l'accepta; mais je ne voulus +pas être seul témoin et arbitre; et, en les invitant tous les deux à +dîner, je demandai qu'il me fût permis d'admettre à ce dîner deux +académiciens des plus intègres et des plus sages, M. Thomas et M. +Gaillard. + +Le dîner se passa paisiblement et décemment; mais, au sortir de table, +nous étant retirés tous les cinq dans un cabinet: «Messieurs, dis-je à +nos deux arbitres, M. La Harpe croit avoir à se plaindre de M. l'abbé +Maury; celui-ci prétend que la plainte n'est pas fondée; nous allons les +entendre. Parlez, Monsieur de La Harpe, vous serez écouté en silence; et +de même en silence M. l'abbé Maury sera entendu après vous.» + +L'accusation étoit grave. Il s'agissoit d'une satire que l'abbé Maury +auroit conseillée à un Russe, ami de La Harpe, de faire contre lui, dans +le temps qu'ils étoient tous les trois de la même société. Le comte de +Shouvalof, le seul témoin que La Harpe auroit pu produire, étoit +retourné en Russie; et, comme on ne pouvoit l'entendre, on ne pouvoit le +réfuter. + +L'abbé Maury, dans sa défense, fut donc réduit à discuter l'accusation +elle-même, et ce fut par les circonstances qu'il fallut démontrer +qu'elle se démentoit. C'est ce qu'il fit avec tant d'ordre, de +précision, de clarté, avec une présence d'esprit et de mémoire si +merveilleuse que nous en fûmes confondus. Enfin, dans cette discussion, +il serra de si près son adversaire, et avec tant de force, que celui-ci +resta muet. L'avis unanime des trois témoins fut donc que La Harpe +n'avoit aucun reproche à faire à l'abbé Maury; et il y eut devant nous, +entre eux, une apparence de réconciliation. + +«Je n'en crois pas moins, me dit La Harpe, ce que m'a certifié mon ami +Shouvalof.--Vous pouvez le croire, lui dis-je; mais, en honnête homme, +vous n'avez plus droit de le dire; et, sans compter mon opinion, celle +de deux hommes aussi justes, aussi impartiaux que Thomas et Gaillard, +doit vous fermer la bouche. Pour moi, si, dans le monde, j'entendois +répéter vos plaintes, trouvez bon que je rende compte de ce qui vient de +se passer chez moi.» + +Je pris le même soin d'éclaircir tous les autres faits imputés à l'abbé +Maury. Je les trouvai tous supposés, et non seulement dénués de preuves, +mais dépourvus de vraisemblance. Dès lors on eut beau s'obstiner à me +dire du mal de lui, je répondis que, dans la louange comme dans la +satire, les épithètes gratuites ne prouvoient que la bassesse du +flatteur ou la malice du médisant; je défiai même les malveillans +d'articuler un fait que je ne fusse en état de détruire; et, de tout mon +crédit, j'engageai mes confrères à consoler un grand talent d'une grande +persécution en le recevant à l'Académie. Il fut reçu, et dès lors rien +ne fut plus intime que notre mutuelle amitié. + +L'abbé Maury avoit, dans le caractère, un excès d'énergie et de +véhémence qu'il contenoit difficilement, mais qu'il me laissoit modérer. +Quand je trouvois en lui des mouvemens impétueux à réprimer, je les lui +reprochois avec une franchise qui le soulevoit quelquefois, mais qui ne +l'irritoit jamais. Il étoit violent et doux, et aussi juste que +sensible. + +Un jour, dans son impatience, il me dit que j'abusois trop de +l'ascendant que j'avois pris sur lui. «Je n'ai, lui dis-je, et ne veux +avoir sur vous d'autre ascendant que celui de la raison animée par +l'amitié; et, si j'en use, ce n'est que pour vous empêcher de vous nuire +à vous-même. Je connois la bonté, la droiture de votre coeur; mais vous +avez encore trop de feu et trop de verdeur dans la tête. Votre esprit +n'est pas mûr, et cette sève qui en fait la force a besoin d'être +tempérée. Vous savez avec quel plaisir je loue en vous ce qui est +louable; avec la même sincérité je reprendrai ce qui sera répréhensible; +et, lorsque je croirai qu'une vérité dure vous sera nécessaire, je vous +estime trop pour croire avoir besoin de l'adoucir. Au reste, c'est ainsi +que j'entends être votre ami. Si la condition vous déplaît, vous n'avez +qu'à le dire, je cesserai de l'être.» Pour toute réponse, il m'embrassa. + +«Ce n'est pas tout, repris-je: cette sévérité dont je me fais un devoir +envers vous en est un pour vous envers moi; vous avez les défauts qui +sont naturels à la force, et moi j'ai ceux de la foiblesse. La trempe de +votre âme peut donner à la mienne plus de vigueur et de ressort; et +j'exige de vous de ne me passer rien qui sente la mollesse et la +timidité. Ainsi, dans l'occasion, je pourrai vous donner des conseils de +prudence et de modération, et vous m'en donnerez de résolution et de +fermeté courageuse.» La convention fut réciproque, et par là furent +écartés les nuages qu'auroit élevés entre nous l'amour-propre ou la +vanité. + +La même année que mon ami fut reçu à l'Académie, elle perdit Thomas, +l'un de ses plus illustres membres, et l'un des hommes les plus +recommandables par l'intégrité de ses moeurs et l'excellence de ses +écrits. + +L'_intégrité_, l'égalité d'une vie irrépréhensible: le rare éloge, mes +enfans! et qui l'a mérité, cet éloge, mieux que Thomas? Il est bien vrai +qu'une partie en étoit due à la nature: il étoit né sage, et il eut la +sagesse de tous les âges de la vie. Tempérant, sobre et chaste, aucun +des vices de la mollesse, du luxe et de la volupté, n'eut accès dans son +âme. Aucune passion violente n'en troubla la tranquillité, il ne connut +des plaisirs sensuels que ce qui en étoit innocent; encore n'en +jouissoit-il qu'avec une extrême réserve. Toute la force et la vigueur +qu'avoit en lui l'organe de la pensée et du sentiment s'étoient réunies +en un point, l'amour du vrai, du juste et de l'honnête, et la passion de +la gloire. Ce fut là le mobile, le ressort de son âme, le foyer de son +éloquence. + +Il vécut dans le monde, sans jamais s'y livrer ni à des goûts frivoles, +ni à de vains amusemens: il ménageoit toutes les foiblesses; il n'en +avoit aucune. Sensible à l'amitié, il la cultivoit avec soin, mais il la +vouloit modérée; il en chérissoit les liens, il en auroit redouté la +chaîne; elle occupoit les intervalles de ses travaux, de ses études, +mais elle ne lui en déroboit rien, et une solitude silencieuse avoit +pour lui des charmes qu'il préféroit souvent au commerce de ses amis. Il +se laissoit aimer, et autant qu'on vouloit, mais il aimoit à sa mesure. + +Dans la société commune, il paroissoit timide; il n'y étoit +qu'indifférent. Rarement l'entretien y fixoit son attention. Étoit-il +tête à tête, ou dans un petit cercle, lorsqu'on lui cédoit la parole sur +quelqu'un des objets qu'il avoit médités, il étonnoit par l'élévation et +l'abondance de ses idées, et par la dignité de son élocution; mais dans +la foule il s'effaçoit, et son âme sembloit alors se retirer en +elle-même. Aux propos légers et plaisans il sourioit quelquefois, il ne +rioit jamais. Il ne voyoit les femmes qu'en observateur froid, comme un +botaniste voit les fleurs d'une plante, jamais en amateur des grâces et +de la beauté. Aussi les femmes disoient-elles que ses éloges les +flattoient moins que les injures passionnées et véhémentes de Rousseau. + +Thomas étoit, par complexion et par principes, un stoïcien, à la vertu +duquel il n'auroit fallu que de grandes épreuves. Il auroit été, je le +crois, un Rutilius dans l'exil, un Thraséas ou un Séranus sous Tibère, +mieux qu'un Sénèque sous Néron, un Marc-Aurèle sur le trône; mais, placé +dans un temps de calme et sous des règnes modérés, la fortune lui refusa +et ses hautes faveurs et ses rigueurs extrêmes. Sa sagesse et sa +modestie n'eurent à se garantir d'aucune des séductions de la +prospérité; aucune adversité n'éprouva sa constance. Libre, exempt des +inquiétudes auxquelles on s'expose en devenant époux et père, il ne fut +éprouvé par aucun des grands intérêts de la nature. Isolé autant que +peut l'être, dans l'état social, un simple individu, il n'eut pas même +un ennemi qui fût digne de sa colère. + +Ce n'est donc que par ses écrits que l'on peut se former une haute idée +de son caractère. C'est là qu'on trouve partout l'empreinte d'un coeur +droit, d'une âme élevée; c'est là que se montrent le courage de la +vérité, l'amour de la justice, l'éloquence de la vertu. + +L'Académie françoise jeta les fondemens de la réputation de Thomas en +proposant, pour le prix d'éloquence, les éloges de nos grands hommes. +Personne, dans cette carrière, ne put le passer ni l'atteindre; et il se +surpassa lui-même dans l'éloge de Marc-Aurèle. L'élévation et la +profondeur étoient les caractères de sa pensée. Jamais orateur n'a mieux +embrassé ni mieux pénétré ses sujets. Avant d'entamer un éloge, il +commençoit par étudier la profession, l'emploi, l'art dans lequel son +héros s'étoit signalé; et c'est ainsi qu'il louoit Maurice de Saxe en +militaire instruit, Duguay-Trouin en homme de mer, Descartes en +physicien, d'Aguesseau en jurisconsulte, Sully en administrateur, +Marc-Aurèle en philosophe moraliste, égal en sagesse à Apollonius et à +Marc-Aurèle lui-même. C'est ainsi qu'en ne voulant faire qu'une préface +à ces éloges, il composa, sous le nom d'_Essais_, le plus savant et le +plus beau traité de morale historique, à propos des éloges donnés dans +tous les temps avec plus ou moins de justice et de vérité, selon les +moeurs des siècles et le génie des orateurs: ouvrage qui n'a pas la +célébrité qu'il mérite. + +Vous concevez qu'une tension continuelle et une hauteur monotone +devoient être le défaut des écrits de Thomas. Il manquoit à son +éloquence ce qui fait le charme de l'éloquence de Fénelon et de +Massillon dans la prose, de l'éloquence de Virgile et de Racine dans les +vers; l'effusion d'une âme sensible et l'intérêt qu'elle répand. Son +style étoit grave, imposant, et n'étoit point aimable. On y admiroit +tous les caractères d'une beauté virile; les femmes y auroient désiré +quelques traits de la leur. Il avoit de l'ampleur, de la magnificence, +jamais de la variété, de la facilité; jamais la souplesse des grâces; et +ce qui le rendoit admirable quelques momens le rendoit fatigant et +pénible à la longue. On lui reprochoit particulièrement d'épuiser ses +sujets, et de ne rien laisser à penser au lecteur: ce qui pouvoit bien +être en lui un manque de goût et d'adresse, mais ce qui n'en étoit pas +moins un très rare excès d'abondance. + +Dans un temps où j'aurois eu moi-même si grand besoin d'un censeur +rigide et sincère, Thomas, bien plus jeune que moi, m'avoit pris pour le +sien. Je le louois avec franchise et souvent même avec transport; mais +je ne lui dissimulois pas que j'aurois voulu dans son style plus de +modulation, moins de monotonie. «Vous ne touchez qu'une corde, lui +disois-je; il est vrai qu'elle rend de beaux sons, mais sont-ils assez +variés?» Il m'écoutoit d'un air triste et modeste, et peut-être se +disoit-il que ma critique étoit fondée; mais l'austérité de ses moeurs +avoit passé dans son éloquence; pour la rendre plus souple, il auroit +craint de l'amollir. + +Il ne tint pas à moi qu'il n'employât plus utilement les années qu'il +donna au poème du czar. Je lui faisois voir clairement que ce poème +manqueroit d'unité et d'intérêt du côté de l'action; et, en lui mettant +sous les yeux tous les modèles de l'épopée: «Homère, lui disois-je, a +chanté la colère d'Achille dans l'_Iliade_, le retour d'Ulysse à Ithaque +dans l'_Odyssée_; Virgile, la fondation de l'empire romain; le Tasse, la +délivrance de la cité sainte; Milton, la chute du premier homme; +Voltaire, la conquête de la France par Henri de Bourbon, héritier des +Valois. Vous, qu'allez-vous chanter? quel événement, quelle action +principale sera le terme de vos récits? Vous raconterez les voyages du +czar, sa guerre contre Charles XII, la désobéissance et la mort de son +fils, les factions détruites dans ses États, la discipline militaire +établie dans ses armées, les arts et les sciences transplantés dans son +empire, la ville de Pétersbourg fondée au bord de la Baltique: et ce +sont bien là les matériaux d'un poème historique, d'un éloge oratoire, +mais je n'y vois point le sujet unique et simple d'un poème épique.» Il +convenoit qu'il n'y avoit point de réponse à mon objection; mais, s'il +n'avoit pas, disoit-il, une action dramatique à nouer et à dénouer, il +avoit dans le czar un très grand caractère à peindre. Avant que de me +consulter, il avoit déjà composé quatre chants des voyages du czar en +Hollande, en Angleterre, en France, en Italie. Ce magnifique vestibule +renfermoit de grandes beautés; il espéra trouver les moyens d'achever +l'édifice; il reconnut enfin qu'il tentoit l'impossible; et, au bout de +neuf ans, il me témoigna le regret de n'avoir pas suivi le conseil que +je lui donnois d'abandonner son entreprise. + +Un projet que je lui connoissois, et qu'il auroit supérieurement bien +rempli, étoit d'écrire, sur l'histoire de France, des discours dans le +genre de ceux de Bossuet sur l'histoire universelle. Il n'auroit pas eu, +comme Bossuet, l'avantage de donner aux événemens une chaîne mystérieuse +dans l'ordre de la Providence; mais, sans sortir de l'ordre politique et +moral, il en auroit tiré des leçons salutaires et des résultats +importans. + +Thomas a laissé en mourant une haute opinion de lui plutôt qu'une +renommée éclatante; et l'on doit le compter parmi les écrivains +illustres plutôt que dans le nombre des écrivains célèbres. Les femmes +contribuent essentiellement à la célébrité, et il ne les eut pas pour +lui. + +J'eus, cette même année de la mort de Thomas, la consolation de voir +entrer à l'Académie l'abbé Morellet, avec des titres moins brillans que +l'abbé Maury, mais non pas moins solides. Esprit juste, ferme, éclairé, +nourri d'une saine littérature, et plein de connoissances rares sur les +objets d'utilité publique, il s'étoit distingué par des écrits d'un +style sage et pur, d'une raison sévère, d'une méthode exacte. Dans un +autre genre, on connoissoit de lui des ouvrages de plaisanterie d'un ton +excellent, pleins de goût et d'un sel très fin et très piquant. Lucien, +Rabelais et Swift, lui avoient appris à manier l'ironie et la raillerie, +et leur disciple étoit devenu leur rival. Ainsi mes amis les plus chers +venoient s'asseoir auprès de moi et remplacer à l'Académie ceux que je +perdois tous les ans. + +En voyant cette foule de gens de lettres passer successivement chez les +morts, je fis réflexion que je pouvois bientôt les suivre, et qu'il +étoit temps de songer à mon testament littéraire, et de choisir ce que +je voulois qui restât de moi après moi. Ce fut dans cet esprit que je +rédigeai l'édition de mes oeuvres. J'en ai suffisamment parlé dans mes +préfaces; il ne reste qu'à indiquer l'occasion et l'intention de +quelques-uns de mes écrits. + +Dans le temps que d'Alembert étoit secrétaire de l'Académie françoise, +il avoit fort à coeur de rendre intéressantes nos assemblées publiques, +et celles de nos séances particulières où les souverains assistoient. +Personne ne contribuoit autant que lui à les bien remplir. Cependant +quelquefois il n'y pouvoit suffire, et c'étoit pour lui un chagrin +véritable que de s'y voir abandonné. Alors il recouroit à moi, se +plaignant de la négligence de tant de gens de lettres qui composoient +l'Académie, et me conjurant de l'aider à soutenir l'honneur du corps. + +Dans ces occasions pressantes, je composois des morceaux de poésie ou de +prose, que j'adaptois aux circonstances, comme les trois discours en +vers sur l'éloquence, sur l'histoire, sur l'espérance de se +survivre[19]. Ce dernier, lu à la réception de Ducis, successeur de +Voltaire, eut le mérite de l'à-propos, et fit sur l'assemblée une vive +impression. + +Des morceaux de prose que je lisois, celui dont le public parut le plus +content, ce fut l'éloge de Colardeau, à la réception de La Harpe[20]; +mais ce qui me toucha bien plus moi-même fut le succès qu'obtint +l'esquisse de l'éloge de d'Alembert, et celui du petit poème sur le +dévouement et la mort de Léopold de Brunswick. Je crois devoir, sur +celui-ci, me permettre quelque détail, pour exposer nettement ma +conduite. + +Le trait d'humanité et de dévouement héroïque du jeune prince Léopold de +Brunswick ayant sensiblement touché le jeune comte d'Artois, ce prince +avoit proposé à l'Académie françoise un prix de mille écus pour le poème +où cette belle action seroit le plus dignement célébrée. + +J'étois alors secrétaire perpétuel de l'Académie, et, en ma qualité de +juge, il m'étoit interdit de me présenter au concours; mais, comme il +arrivoit assez souvent que le prix même de poésie, dont nous laissions +le sujet libre et au choix des poètes, n'étoit pas accordé, j'eus +quelque inquiétude qu'il ne se présentât rien d'assez digne de celui-ci; +et alors quelle honte et quelle humiliation pour la littérature +françoise! quel dégoût même pour l'Académie d'avouer aux yeux de +l'Europe qu'un si beau sujet auroit été manqué! + +Comme j'en étois plein et fortement ému, je ne pus résister au désir de +le traiter moi-même, bien résolu à ne laisser connoître mon ouvrage +qu'après qu'il seroit décidé que nul autre n'auroit le prix. + +Je laissai donc passer sous les yeux de l'Académie tous les poèmes mis +au concours; mais ils furent tous rejetés. Enfin, voyant qu'on +s'affligeoit que le plus vertueux héroïsme ne fût pas dignement loué, je +confiai à l'Académie l'essai que j'avois fait, sans aspirer au prix. +Elle voulut bien l'approuver; et le comte d'Artois, à qui l'on fut +obligé d'annoncer le mauvais succès du concours, apprit en même temps ce +que l'un des membres de l'Académie avoit fait pour y suppléer. Le prince +ordonna que le même concours fût encore ouvert pour l'année suivante; +mais il voulut connoître en secret mon ouvrage, et il me permit de +l'envoyer au prince régnant de Brunswick. + +Peu de jours après, le comte d'Artois me fit dire, par M. de Vaudreuil, +qu'il avoit commandé pour moi une très riche boîte d'or. Je répondis +que, dans toute autre occasion, je recevrois avec respect les présens du +frère du roi, mais que dans celle-ci je ne pouvois rien accepter qui me +fît soupçonner d'avoir voulu m'attirer une récompense; que cette riche +boîte ne seroit qu'un _prix_ déguisé; que, si le prince avoit la bonté +de m'en donner une de carton sur laquelle fût son portrait, je la +recevrois comme un don très précieux pour moi; mais que je n'en voulois +point d'autre. M. de Vaudreuil insista; mais il me vit si ferme dans ma +résolution qu'il renonça à l'espérance de l'ébranler; et ce fut la +réponse qu'il rapporta à M. le comte d'Artois. + +«Marmontel ne consulte les bienséances que pour lui-même, lui dit le +prince; mais il ne me convient pas à moi de lui faire un présent +mesquin»; et, après avoir réfléchi un moment: «Eh bien! reprit-il, je +lui donnerai mon portrait en grand.» + +Le bailli de Crussol, son gentilhomme de la chambre, fut chargé d'en +faire faire une belle copie, et le cadre en fut décoré des attributs les +plus honorables pour moi. + +Le prince régnant de Brunswick ne reçut pas moins favorablement mon +hommage; il y répondit par une lettre de sa main et pleine de bonté, à +laquelle étoient jointes deux médailles d'or frappées en mémoire de son +vertueux frère. + +Ce fut vers ce temps-là qu'à sa quatrième grossesse ma femme convint +avec moi de la nécessité de prendre son ménage; mais, comme la +séparation se fit de bon accord avec ses oncles et sa mère, nous nous +éloignâmes le moins qu'il fut possible. Ma femme ne fut pas insensible à +l'agrément d'être chez elle à la tête de sa maison. Pour moi j'éprouvai, +je l'avoue, un grand soulagement de vivre avec l'abbé Morellet dans une +pleine indépendance, et il en fut lui-même bien plus à son aise avec +moi. Il avoit fait venir auprès de lui une autre nièce jeune, aimable, +pleine de talent et d'esprit, aujourd'hui Mme Chéron[21], à qui ma femme +cédoit son logement. Ainsi tout se passa de la meilleure intelligence. + +Ce qui rendoit notre nouvelle situation encore plus agréable, c'étoit +l'aisance où nous avoit mis un accroissement de fortune. Sans parler du +casuel assez considérable que me procuroient mes ouvrages, la place de +secrétaire de l'Académie françoise, jointe à celle d'historiographe des +bâtimens, que mon ami M. d'Angiviller m'avoit fait accorder à la mort de +Thomas, me valoient un millier d'écus. Mon assiduité à l'Académie y +doubloit mon droit de présence. J'avois hérité, à la mort de Thomas, de +la moitié de la pension de deux mille livres qu'il avoit eue, et qui fut +partagée entre Gaillard et moi, comme l'avoit été celle de l'abbé +Batteux. Mes logemens de secrétaire au Louvre et d'historiographe de +France à Versailles, que j'avois cédés volontairement, me valoient +ensemble dix-huit cents livres. Je jouissois de mille écus sur le +_Mercure_. Mes fonds dans l'entreprise de l'île des Cygnes[22] étoient +avantageusement placés; ceux que j'avois mis dans les octrois de la +ville de Lyon me rendoient l'intérêt légal, comme ceux que j'avois +placés dans d'autres caisses. Je me voyois donc en état de vivre +agréablement à Paris et à la campagne; et dès lors je me chargeai seul +de la dépense de Grignon[23]. La mère de ma femme, sa cousine et ses +oncles, y avoient leurs logemens lorsqu'il leur plaisoit d'y venir; mais +c'étoit chez moi qu'ils venoient. + +Je me donnai une voiture, qui, trois fois la semaine, dans une heure et +demie, me menoit de ma campagne au Louvre, et, après la séance de +l'Académie, me ramenoit du Louvre à ma campagne. + +Dès lors, jusqu'à l'époque de la Révolution, je ne puis exprimer combien +la vie et la société eurent pour nous d'agrément et de charme. Ma femme +étoit heureusement accouchée de son quatrième enfant. M. et Mme +d'Angiviller l'avoient tenu sur les fonts de baptême; ils s'en étoient +fait une fête, et nous avoient donné, dans cette occasion, les plus vifs +témoignages d'une tendre amitié. Leur filleul Charles leur devint cher +comme s'il eût été leur enfant. + +Nous fîmes, peu de temps après, l'heureuse acquisition d'une autre +société d'amis dans M. et Mme Desèze. Tout ce qu'un naturel aimable peut +avoir d'attrayant, ma femme le trouva dans Mme Desèze; aussi se +prirent-elles de cette inclination qui naît de la conformité de deux +bonnes et belles âmes. + +À l'égard de M. Desèze[24], je ne crois pas qu'il y ait au monde une +société plus désirable que la sienne. Une gaieté naïve, piquante, +ingénieuse; une éloquence naturelle, qui, dans la conversation même la +plus familière, coule de source avec abondance; une prestesse, une +justesse de pensée et d'expression qui, à tout moment, semble inspirée; +et, mieux que tout cela, un coeur ouvert, plein de droiture, de +sensibilité, de bonté, de candeur: tel étoit l'ami que l'abbé Maury me +faisoit désirer depuis longtemps, et que me procura le voisinage de nos +campagnes. + +De Brevannes, où Desèze, dans la belle saison, passoit ses momens de +repos, de Brevannes, dis-je, à Grignon, il n'y avoit guère que la Seine +à passer, et que la plaine qu'elle arrose; nos deux coteaux se +regardoient. Un jeune homme que nous aimions, et qui nous aimoit l'un et +l'autre, nous fit confidence à tous les deux du désir mutuel que nous +avions de nous connoître. Dès nos premières entrevues, nous voir, nous +goûter, nous chérir, désirer de nous voir encore, en fut l'effet +simultané; et, tout éloignés que nous sommes, cet attachement est le +même. Au moins, de mon côté, rien, dans ma solitude, ne m'a plus occupé +ni plus intéressé que lui. Desèze est l'un des hommes rares dont on peut +dire: Il faut l'aimer, si on ne l'a point aimé encore; il faut l'aimer +toujours dès qu'on l'aime une fois. _Cras amet qui nunquam amavit, qui +jam amavit cras amet._ (CATUL.) + +Le jeune homme qui avoit pris soin de nous lier ensemble étoit ce +Laborie[25], connu dès l'âge de dix-neuf ans par des écrits qu'on eût +attribués sans peine à la maturité de l'esprit et du goût; nouvel ami, +qui, de son plein gré, et par le mouvement d'une âme ingénue et +sensible, étoit venu s'offrir à moi, et que j'avois bientôt appris à +estimer et à chérir moi-même. + +Dans cet aimable et heureux caractère, le besoin de se rendre utile est +une passion habituelle et dominante. Plein de volonté pour tout ce qui +lui semble honnête, la vitesse de son action égale celle de sa pensée. +Je n'ai jamais connu personne d'aussi économe du temps; il le divise par +minutes, et chaque instant en est employé ou utilement pour lui-même, ou +plus souvent encore utilement pour ses amis. + +Les changemens de ministres apportèrent encore quelques améliorations +dans ma fortune. + +Le traitement d'historiographe de France, qui autrefois étoit de mille +écus, avoit été réduit à dix-huit cents livres par je ne sais quelle +mesquine économie. Le contrôleur général d'Ormesson trouva juste de le +remettre sur l'ancien pied. + +L'on sait qu'en arrivant au contrôle général, M. de Calonne annonça son +mépris pour une étroite parcimonie. Il vouloit, en particulier, que les +travaux des gens de lettres fussent honorablement récompensés. En ma +qualité de secrétaire perpétuel de l'Académie françoise, il me fit prier +de l'aller voir. Il me témoigna l'intention de bien traiter l'Académie; +me demanda s'il y avoit pour elle des pensions, comme il y en avoit pour +l'Académie des sciences et pour l'Académie des belles-lettres: je lui +répondis qu'il n'y en avoit aucune; à quoi pouvoit monter, pour les plus +assidus, le produit du droit de présence: je l'assurai qu'il ne pouvoit +aller qu'à huit ou neuf cents livres, le jeton n'étant que de trente +sous. Il me promit d'en doubler la valeur. Il voulut savoir quel étoit +le traitement du secrétaire: je répondis qu'il étoit de douze cents +livres. Il trouva que c'étoit trop peu. En conséquence, il obtint du roi +que le jeton seroit de trois livres, et que le traitement du secrétaire +seroit de mille écus. Ainsi mon revenu d'académicien put se monter à +quatre mille cinq ou six cents livres. + +J'obtins encore un nouveau degré de faveur et de nouvelles espérances +sous le ministère de M. de Lamoignon, garde des sceaux. Voici quelle en +fut l'occasion. + +L'une des vues de ce ministre étoit de réformer l'instruction publique +et de la rendre florissante; mais, comme il n'avoit pas lui-même les +connoissances nécessaires pour se former un plan, un système d'études +qui remplît ses intentions, il consulta l'abbé Maury, pour lequel il +avoit beaucoup d'estime et d'amitié. Celui-ci, ne se croyant pas assez +instruit sur des objets dont il ne s'étoit pas spécialement occupé; lui +conseilla de s'adresser à moi; et le ministre le pria de m'engager à +l'aller voir. + +Dans l'entretien que nous eûmes ensemble, je vis qu'en général il +concevoit en homme d'État et dans toute son étendue le projet qu'il +avoit formé. Mais les difficultés, les moyens, les détails, ne lui en +étoient pas assez connus: pour nous assurer l'un et l'autre si j'avois +bien saisi son plan, je le priai de me permettre de le développer dans +un mémoire que je lui mettrois sous les yeux; mais je le prévins que, +dans les réformes, rien ne me sembloit plus à craindre que l'ambition de +tout détruire et de tout innover; que j'avois beaucoup de respect pour +les anciennes institutions; que je déférois volontiers aux leçons de +l'expérience, et que je regardois les abus, les erreurs, les fautes +passées, comme ces mauvaises herbes qui se mêlent au pur froment, mais +qu'il faut extirper d'une main légère et prudente pour ne pas nuire à la +moisson. + +Mon mémoire fut divisé en huit articles principaux: la distribution des +écoles et des objets de l'enseignement selon l'utilité commune ou les +convenances locales; les établissemens relatifs à l'un et à l'autre de +ces objets; la discipline; la méthode; les relations graduelles, et +l'exacte correspondance des extrémités à leur centre; la surveillance +générale; les moyens d'encouragement; la connoissance et l'emploi des +hommes que l'instruction auroit formés. + +Dans l'ensemble et dans les rapports de cette vaste composition, j'avois +pris pour modèle l'institut des jésuites, où tout étoit soumis à une +règle unique, surveillé, maintenu, régi par une autorité centrale, et +mis en action par un mobile universel. La plus grande difficulté étoit +de substituer au lien d'une société religieuse, et à l'esprit de corps +qui l'avoit animée, un motif d'intérêt et un ressort d'émulation qui +réduisît la liberté aux termes de l'obéissance: car les moeurs et la +discipline à établir dans la classe des maîtres comme dans celle des +disciples devoient être la base de cette institution. Il falloit donc +que, non seulement dans leur état actuel, mais dans leur perspective et +dans leurs espérances, les places y fussent désirables; et, afin que +l'exclusion ou le renvoi fût une peine, je demandai que la persévérance +et la durée de ces fonctions honorables eussent progressivement des +avantages assurés. + +Le garde des sceaux approuva mon plan dans toutes ses parties; et, pour +ce qui demanderoit des récompenses encourageantes, il m'assura que rien +n'y seroit épargné. «Nul professeur homme de mérite ne vieillira dans +l'obscurité, me dit-il; nul écolier distingué dans son cours d'études ne +demeurera sans emploi. Vous promettez de me faire connoître, des +extrémités du royaume, l'élite des talens; moi, je m'engage à les +placer. Je vois que nous nous entendons, ajouta-t-il en me serrant la +main; nous nous accorderons ensemble; je compte sur vous, Marmontel; +comptez sur moi de même, et pour la vie.» + +Comme l'abbé Maury m'avoit assuré que le garde des sceaux étoit un homme +droit et franc, je n'eus aucune peine à prendre avec lui l'engagement +qu'il me proposoit; et, en achevant de développer et de perfectionner +mon plan, je crus travailler pour sa gloire. + +J'avois formé à la campagne une liaison qui, dans ce travail, me fournit +de grandes lumières. + +Le cinquième de mes enfans, Louis, venoit de naître, et sa mère étoit sa +nourrice. L'aîné des trois qui me restoient, Albert, étoit dans sa +neuvième année; Charles avoit quatre ans accomplis, lorsque je pris la +résolution de les faire élever chez moi; et, sur la réputation du +collège de Sainte-Barbe, ce fut là que je cherchai, pour eux, un +précepteur formé aux moeurs et à la discipline de cette maison, renommée +tant par la vie laborieuse et frugale qu'on y menoit que par la +supériorité des études que l'on faisoit à cet école. + +L'excellent jeune homme que j'y avois pris, et que la mort m'a enlevé, +Charpentier[26], nous faisoit sans cesse l'éloge de Sainte-Barbe. Car +une singularité remarquable de cette maison étoit la tendre affection +que conservoient pour elle ceux qui en étoient sortis. Il ne parloit +qu'avec enthousiasme des moeurs, de la discipline, des études de +Sainte-Barbe. Il ne parloit qu'avec une profonde estime des supérieurs +de la maison et des professeurs qu'il y avoit laissés. Ils étoient ses +amis; il désiroit que j'en fisse les miens. Je lui permis de me les +amener, et la cordialité avec laquelle je les reçus leur rendit ma +maison de campagne agréable. + +Sainte-Barbe avoit une annexe à Gentilly, village voisin de Grignon. Les +supérieurs, les professeurs de l'une et de l'autre maisons, se +réunissoient quelquefois pour venir dîner avec moi. Ils s'intéressoient +aux études de mes enfans. Les jours où la jeune école de Gentilly avoit +des exercices publics, mes enfans y étoient invités, et ils étoient +admis à cet examen des études. C'étoit pour eux un bon exemple et un +objet d'émulation; mais, pour moi, c'étoit une source d'observations et +de lumières: car, dans ce cours facile, régulier et constant des études +de Sainte-Barbe, je devois trouver une cause, et cette cause ne pouvoit +être qu'une bonne et solide organisation. + +C'est de quoi je me fis instruire dans le plus grand détail; et, au +moyen de ces conférences, je me croyois en état de mettre la dernière +main à mon plan de l'instruction nationale, quand tout à coup, par des +mouvemens qui bouleversoient le ministère, M. de Lamoignon en fut +écarté, et fut exilé à Bâville. + +Bientôt les intérêts de la chose publique et les inquiétudes sur le sort +de l'État s'emparèrent de mes esprits; ma vie privée changea de face, et +prit une couleur qui, nécessairement, va se répandre sur le reste de mes +_Mémoires_. + + + + +LIVRE XII + + +Je n'écris pas l'histoire de la Révolution. _Quæ contentio divina et +humana cuncta permiscuit, eoque vecordiæ processit uti studiis civilibus +bellum finem faceret_ (SALLUST., _Jug_.). Mais, si la vie de l'homme est +un voyage, puis-je vous raconter la mienne sans dire à travers quels +événemens, et par quels torrens, quels abîmes, quels lieux peuplés de +tigres et de serpens, elle a passé? Car c'est ainsi que je me retrace +les dix années de nos malheurs, presqu'en doutant si ce n'est pas un +violent et funeste songe. + +Cette effroyable calamité sera partout décrite en traits de sang: les +souvenirs n'en sont que trop ineffaçables; mais elle a eu des causes +dont on ne peut assez observer la nature, car il en est des maladies du +corps politique comme de celles du corps humain: pour juger avec +vraisemblance quel en sera le terme, ou quel en eût été le préservatif, +il faut remonter à leur source; et c'est ainsi que des lumières du passé +l'on peut éclairer l'avenir. + +Quoique depuis longtemps la situation des affaires publiques et la +fermentation des esprits dans tous les ordres de l'État parussent le +menacer d'une crise prochaine, il est vrai cependant qu'elle n'est +arrivée que par l'imprudence de ceux qui se sont obstinés à la croire +impossible. + +La nation, constamment fidèle à ses lois, à ses rois, à son ancienne +constitution, contente, par instinct, de la portion de liberté, de +propriété, de prospérité, de gloire et de puissance dont elle jouissoit, +ne se lassoit point d'espérer dans les vices et les erreurs de +l'ancienne administration quelque amendement salutaire. + +Cette espérance avoit surtout repris courage à l'avènement de Louis XVI +à la couronne; et, en effet, dès lors, si la volonté d'un jeune roi +plein de droiture et de candeur eût été secondée comme elle devoit +l'être, tout étoit réparé sans aucune convulsion. + +Louis XVI, élevé au trône à l'âge de vingt ans, y apportoit un sentiment +bien précieux lorsqu'il est modéré, bien dangereux quand il est +excessif, la défiance de soi-même. Le vice de son éducation avoit été +tout le contraire de celui qu'on reproche à l'éducation des princes: on +l'avoit trop intimidé; et, tant qu'avoit vécu son aîné, le duc de +Bourgogne, on lui avoit trop fait sentir, du côté de l'intelligence, la +supériorité qu'avoit sur lui ce prince réellement prématuré. + +La situation du Dauphin étoit donc l'inquiétude et la perplexité d'une +âme qui pressent sa destinée et ses devoirs, et qui n'ose espérer de +pouvoir les remplir, lorsqu'il se vit tout à coup chargé du gouvernement +d'un empire. Son premier sentiment fut la frayeur de se trouver roi à +vingt ans; son premier mouvement fut de chercher un homme assez sage et +assez habile pour l'éclairer et le conduire. De tels hommes sont +toujours rares; et pour un choix peut-être alors plus difficile que +jamais, ce fut de sa famille que le jeune roi prit conseil. Rien de plus +important, et pour l'État et pour lui-même, que l'avis qui résulteroit +de cette délibération. Il s'agissoit de commencer son éducation +politique, de diriger ses vues, de former son esprit; et en lui la +nature avoit tout disposé pour recevoir les impressions du bien. Un sens +droit, une raison saine, une âme neuve, ingénue et sensible, aucun vice, +aucune passion, le mépris du luxe et du faste, la haine du mensonge et +de la flatterie, la soif de la justice et de la vérité, et, avec un peu +de rudesse et de brusquerie dans le caractère, ce fonds de rectitude et +de bonté morale qui est la base de la vertu; en un mot, un roi de vingt +ans, détaché de lui-même, disposé à vouloir tout ce qui seroit bon et +juste; et, autour de lui, un royaume à régénérer dans toutes ses +parties, les plus grands biens à faire, les plus grands maux à réparer; +c'est là ce qui attendoit l'homme de confiance que Louis XVI auroit +choisi pour guide. Il prit le comte de Maurepas (mai 1774). + +Après trente ans de ministère, un long exil, et un plus long temps de +disgrâce sous le feu roi pour une faute assez légère, et dont la famille +royale ne lui avoit jamais su mauvais gré, Maurepas avoit acquis dans sa +retraite la considération que donnent la vieillesse et un malheur peu +mérité, soutenu avec bienséance. Son ancien ministère n'avoit été marqué +que par le dépérissement de la marine militaire; mais, comme la timide +politique du cardinal de Fleury avoit frappé de paralysie cette partie +de nos forces, la négligence de Maurepas avoit pu être commandée; et, +dans une place fictive, dispensé d'être homme d'État, il n'avoit eu à +déployer que ses qualités naturelles, les agrémens d'un homme du monde +et les talens d'un homme de cour. + +Superficiel et incapable d'une application sérieuse et profonde, mais +doué d'une facilité de perception et d'intelligence qui démêloit dans un +instant le noeud le plus compliqué d'une affaire, il suppléoit dans les +conseils par l'habitude et la dextérité à ce qui lui manquoit d'étude et +de méditation. Aussi accueillant, aussi doux que son père étoit dur et +brusque; un esprit souple, insinuant, flexible, fertile en ruses pour +l'attaque, en adresses pour la défense, en faux-fuyans pour éluder, en +détours pour donner le change, en bons mots pour déconcerter le sérieux +par la plaisanterie, en expédiens pour se tirer d'un pas difficile et +glissant; un oeil de lynx pour saisir le foible ou le ridicule des +hommes; un art imperceptible pour les attirer dans le piège, ou les +amener à son but; un art plus redoutable encore de se jouer de tout, et +du mérite même, quand il vouloit le dépriser; enfin l'art d'égayer, de +simplifier le travail du cabinet, faisoit de Maurepas le plus séduisant +des ministres; et, s'il n'avoit fallu qu'instruire un jeune roi à manier +légèrement et adroitement les affaires, à se jouer des hommes et des +choses, et à se faire un amusement du devoir de régner, Maurepas eût +été, sans aucune comparaison, l'homme qu'on auroit dû choisir. Peut-être +avoit-on espéré que l'âge et le malheur auroient donné à son caractère +plus de solidité, de consistance et d'énergie; mais, naturellement +foible, indolent, personnel; aimant ses aises et son repos; voulant que +sa vieillesse fût honorée, mais tranquille; évitant tout ce qui pouvoit +attrister ses soupers ou inquiéter son sommeil; croyant à peine aux +vertus pénibles, et regardant le pur amour du bien public comme une +duperie ou comme une jactance; peu jaloux de donner de l'éclat à son +ministère, et faisant consister l'art du gouvernement à tout mener sans +bruit, en consultant toujours les considérations plutôt que les +principes, Maurepas fut dans sa vieillesse ce qu'il avoit été dans ses +jeunes années, un homme aimable, occupé de lui-même, et un ministre +courtisan. + +Une attention vigilante à conserver son ascendant sur l'esprit du roi et +sa prédominance dans les conseils le rendoient aisément jaloux des choix +même qu'il avoit faits, et cette inquiétude étoit la seule passion qui +dans son âme eût de l'activité. Du reste, aucun ressort, aucune vigueur +de courage, ni pour le bien ni pour le mal, de la foiblesse sans bonté, +de la malice sans noirceur, des ressentimens sans colère, l'insouciance +d'un avenir qui ne devoit pas être le sien; peut-être assez sincèrement +la volonté du bien public, lorsqu'il pouvoit le procurer sans risque +pour lui-même; mais cette volonté aussitôt refroidie, dès qu'il y voyoit +compromis ou son crédit ou son repos: tel fut jusqu'à la fin le +vieillard qu'on avoit donné pour guide et pour conseil au jeune roi. + +Comme il lui fut aisé de voir que le fond du caractère de ce prince +étoit la franchise et la bonté, il s'étudia d'abord à lui paroître bon +et simple. Le roi ne lui déguisoit pas cette excessive timidité que les +premières impressions de l'enfance lui avoient laissée. Il sentit donc +que le plus sûr moyen de captiver sa bienveillance étoit de lui rendre +faciles ces devoirs qui l'épouvantoient. Il employa le talent qu'il +avoit de simplifier les affaires à lui en alléger le fardeau; mais, soit +qu'il regardât les maux invétérés comme n'ayant plus de remède, soit que +son indolence et sa légèreté ne lui eussent pas permis de les +approfondir, soit qu'il les négligeât comme des maladies provenant d'un +excès de force et de santé, ou comme des vices de complexion inhérens au +corps politique, il dispensa le jeune roi de s'en fatiguer la pensée, +l'assurant que tout iroit bien, pourvu que tout fût sagement et +modérément dirigé. + +L'excuse du cardinal de Fleury dans ses inquiétudes pusillanimes étoit +qu'un édifice qui avoit duré plus de treize cents ans devoit pencher +vers sa ruine, et qu'il falloit, en l'étayant, craindre de l'ébranler; +le prétexte de Maurepas, dans son indolente sécurité, étoit, au +contraire, qu'un royaume aussi vigoureusement constitué n'avoit besoin, +pour se rétablir, que de ses forces naturelles, et qu'il falloit le +laisser subsister avec ses vices et ses abus. + +Mais le mauvais état des finances n'est pas un mal qui se laisse +longtemps pallier et dissimuler; la détresse et le discrédit accusent +bientôt le ministre qui le cache et qui le néglige, et, tant qu'on n'en +a pas trouvé le vrai remède, il empire au lieu de guérir. + +On avoit donné à Louis XV l'abbé Terray pour un ministre habile. Vingt +ans d'exercice au Palais, au milieu d'une foule de plaideurs mécontens, +l'avoient endurci à la plainte; il ne l'étoit guère moins au blâme, et +il se croyoit obligé par état d'être en butte à la haine publique. +Maurepas l'éloigna, et mit à sa place Turgot, également recommandé par +ses lumières et ses vertus. + +Celui-ci sentoit vivement que la réduction des dépenses, l'économie des +revenus et des frais de perception, l'abolition des privilèges onéreux +au commerce et à l'agriculture, et une plus égale distribution de +l'impôt sur toutes les classes, étoient les vrais remèdes qu'il falloit +appliquer à la grande plaie de l'État, et il le persuadoit sans peine à +un roi qui ne respiroit que la justice et l'amour de ses peuples; mais +bientôt Maurepas, voyant que cette estime et cette confiance du jeune +roi pour son nouveau ministre alloient trop loin, fut jaloux de son +propre ouvrage, et s'empressa de le briser. + +Dans un pays où tant de monde vivoit d'abus et de désordres, un homme +qui portoit la règle et l'épargne dans les finances, un homme inflexible +au crédit, incorruptible à la faveur, devoit avoir autant d'ennemis +qu'il faisoit de mécontens et qu'il en alloit faire encore. Turgot avoit +trop de fierté et de candeur dans le caractère pour s'abaisser aux +manèges de cour: on lui trouva de la roideur, on lui attribua des +maladresses; et le ridicule, qui, parmi nous, dégrade tout, l'ayant une +fois attaqué, Maurepas se sentit à son aise pour le détruire. Il +commença par écouter, par encourager d'un sourire la malice des +courtisans. Bientôt lui-même il avoua que, dans les vues de Turgot, il +entroit plus de l'esprit de système que du solide esprit +d'administration; que l'opinion publique s'étoit méprise sur l'habileté +de ce prétendu sage; qu'il n'avoit dans la tête que des spéculations et +des rêves philosophiques, nulle pratique des affaires, nulle +connoissance des hommes, nulle capacité pour le maniement des finances, +nulles ressources pour subvenir aux besoins pressans de l'État; un +système de perfection qui n'étoit pas de ce monde et n'existoit que dans +les livres; une recherche minutieuse de ce mieux idéal auquel on +n'arrive jamais; et, au lieu des moyens de pourvoir au présent, des +projets vagues et fantastiques pour un avenir éloigné; beaucoup d'idées, +mais confuses; un grand savoir, mais étranger à l'objet de son +ministère; l'orgueil de Lucifer, et, dans sa présomption, le plus +inflexible entêtement. + +Ces confidences du vieillard, divulguées de bouche en bouche pour les +faire arriver à l'oreille du roi, avoient d'autant plus de succès +qu'elles n'étoient pas absolument dénuées de vraisemblance. Turgot avoit +autour de lui des hommes studieux, qui, s'étant adonnés à la science +économique, formoient comme une secte, estimable sans doute quant à +l'objet de ses travaux, mais dont le langage emphatique, le ton +sentencieux, quelquefois les chimères enveloppées d'un style obscur et +bizarrement figuré, donnoient prise à la raillerie. Turgot les +accueilloit et leur témoignoit une estime dont ils faisoient eux-mêmes +trop de bruit en l'exagérant. Il ne fut donc pas difficile à ses ennemis +de le faire passer pour le chef de la secte, et le ridicule attaché au +nom d'_économistes_ rejaillissoit sur lui. + +D'ailleurs il étoit assez vrai que, fier de la droiture de ses +intentions, Turgot ne se piquoit ni de dextérité dans le maniement des +affaires, ni de souplesse et de liant dans ses relations à la cour. Son +accueil étoit doux et poli, mais froid. On étoit sûr de le trouver +juste, mais inflexible dans ses principes; et le crédit et la faveur ne +s'accommodoient pas de la tranquillité inébranlable de ses refus. + +Quoiqu'en deux ans, par le moyen des réductions et des économies, il eût +considérablement diminué la masse des anticipations dont le Trésor étoit +chargé, on trouvoit encore qu'il traitoit en maladie chronique +l'épuisement et la ruine des finances et du crédit. La sagesse de son +régime, ses moyens d'amélioration, les encouragemens et les soulagemens +qu'il donnoit à l'agriculture, la liberté rendue au commerce et à +l'industrie, ne promettoient que des succès lents et que des ressources +tardives, lorsqu'il y avoit des besoins urgens auxquels il falloit +subvenir. + +Son système de liberté pour toute espèce de commerce n'admettoit dans +son étendue ni restriction ni limites; et, à l'égard de l'aliment de +première nécessité, quand même cette liberté absolue n'auroit eu que des +périls momentanés, le risque de laisser tarir pour tout un peuple les +sources de la vie n'étoit point un hasard à courir sans inquiétude. +L'obstination de Turgot à écarter du commerce des grains toute espèce de +surveillance ressembloit trop à de l'entêtement. Ce fut par là que son +crédit sur l'esprit du roi reçut une atteinte mortelle. + +Dans une émeute populaire qu'excita la cherté du pain en 1775, le roi, +qui avoit pour lui encore cette estime dont Maurepas étoit jaloux, lui +donna toute confiance, et lui laissa tout pouvoir d'agir. Turgot n'eut +pas la politique de demander que Maurepas fût appelé à ce conseil secret +où le roi se livrait à lui, et, de plus, il eut l'imprudence de +s'engager hautement à prouver que l'émeute étoit commandée. Le Noir, +lieutenant de police, fut renvoyé sur le soupçon d'avoir été +d'intelligence avec les auteurs du complot. Il est certain que le +pillage des boutiques de boulangers avoit été libre et tranquille. +L'émeute avoit aussi une marche préméditée qui sembloit accuser un plan; +et, quant au personnage à qui Turgot l'attribuoit, je n'oserois pas dire +que ce fût sans raison. Dissipateur nécessiteux, le prince de Conti, +plein du vieil esprit de la Fronde, ne remuoit au Parlement que pour +être craint à la cour; et, accoutumé dans ses demandes à des +complaisances timides, un respect aussi ferme que celui de Turgot devoit +lui paraître offensant. Il étoit donc possible que, par un mouvement du +peuple de la ville et de la campagne, il eût voulu semer le bruit de la +disette, en répandre l'alarme, et ruiner dans l'esprit du roi le +ministre importun dont il n'attendoit rien. Mais, qu'il y eût plus ou +moins d'apparence dans cette cause de l'émeute, Turgot n'en put donner +la preuve qu'il avoit promise; ce faux pas décida sa chute. + +Maurepas fit entendre au roi que cette invention d'un complot chimérique +n'étoit que la mauvaise excuse d'un homme vain, qui ne vouloit ni +convenir ni revenir de son erreur; et que, dans une place qui demandoit +toutes les précautions de l'esprit de calcul et toute la souplesse de +l'esprit de conduite, une tête systématique, entière et obstinée dans +ses opinions, n'étoit pas ce qu'il lui falloit. + +Turgot fut renvoyé (mai 1776), et les finances furent livrées à Clugny, +lequel parut n'être venu que pour y faire le dégât avec ses compagnons +et ses filles de joie, et qui mourut dans le ministère, après quatre ou +cinq mois d'un pillage impudent, dont le roi seul ne savoit rien. +Taboureau prit sa place, et, en honnête homme qu'il étoit, il s'avoua +bientôt incapable de la remplir. On lui avoit donné pour second, sous le +titre de directeur du Trésor royal, un homme dont lui-même il reconnut +la supériorité. Sa modestie honora sa retraite. Et, en qualité de +directeur général des finances, Necker lui succéda. + +Ce Genevois, qui depuis a été le jouet de l'opinion, et si diversement +célèbre, étoit alors l'un des banquiers les plus renommés de l'Europe. +Il jouissoit dans son état de la confiance publique et d'un crédit très +étendu. Du côté des talens, il avoit fait ses preuves, et, sur des +objets analogues au Ministère des finances, ses écrits avoient annoncé +un esprit sage et réfléchi; mais, pour lui, un autre mérite auprès de +Maurepas étoit la haine de Turgot. Voici la cause de cette haine. + +Turgot, pour le commerce, l'industrie et l'agriculture, ne pouvoit +souffrir le régime réglementaire de Colbert; il regardoit comme un droit +inhérent à la propriété une liberté sans réserve de disposer, chacun à +son gré, de son bien et de ses talens; il vouloit qu'on laissât +l'intérêt personnel se consulter lui-même et se conduire, persuadé qu'il +se conduirait bien, et que de l'action réciproque des intérêts +particuliers résulterait le bien général. Necker, plus timide, pensoit +que l'intérêt, dans presque tous les hommes, avoit besoin d'être conduit +et modéré; qu'en attendant qu'il eût reçu les leçons de l'expérience, il +seroit bon d'y suppléer par la sagesse des règlemens; que ce n'étoit +point à la cupidité privée qu'il falloit confier le soin du bien public; +que, si, pour la tranquillité et pour la sûreté d'une nation entière, la +liberté civile, la liberté morale, devoient être restreintes et soumises +à des lois, il étoit juste aussi que la liberté du commerce pût être +modérée, et même suspendue, toutes les fois surtout qu'il y alloit du +salut commun; que la propriété des biens de première nécessité n'étoit +pas assez absolument individuelle pour donner à une partie de la nation +le droit de laisser périr l'autre, et qu'autant il seroit injuste de +tenir ces biens à vil prix, autant il le seroit de les laisser monter à +une valeur excessive; qu'enfin, laisser le riche avare dicter au pauvre +avec trop d'empire la dure loi de la nécessité, ce seroit mettre la +multitude à la merci du petit nombre, et qu'il étoit de la sagesse et du +devoir de l'administration de tenir entre eux la balance. + +«L'avarice, disoit Turgot, ne sera point à craindre où régnera la +liberté, et le moyen d'assurer l'abondance, c'est de laisser aux objets +de commerce une pleine circulation. Le blé sera cher quelquefois; mais +la main-d'oeuvre sera chère, et tout sera mis au niveau.» + +«Quand le prix du blé montera progressivement, disoit Necker, sans doute +il réglera le prix de l'industrie et de tous les salaires, et personne +n'en souffrira; mais, quand le blé s'élèvera subitement à une valeur +excessive, le peuple aura longtemps à souffrir avant que tout soit de +niveau.» + +Dans ce système de surveillance et de liberté modérée, Necker avoit fait +l'éloge de Colbert, et cet éloge avoit eu du succès. C'étoit un double +crime que Turgot ne pardonnoit pas. Ce zélateur de la liberté, du +commerce et de l'industrie se croyoit infaillible dans son opinion, et, +lui attribuant toujours le caractère de l'évidence, il regardoit celui +qui ne s'y rendoit pas comme étant de mauvaise foi[27]. + +Jusque-là cependant les principes de Necker ne s'étoient point +développés; mais, lorsque Turgot donna sa loi en faveur de la libre +exportation des grains, non seulement de province à province, mais au +dehors et dans tous les temps, Necker se permit de lui dire qu'il y +voyoit quelque danger, et qu'il auroit à lui communiquer, sur cette +branche de commerce, des observations qui peut-être méritoient son +attention. Ces mots réveillèrent l'antipathie de Turgot pour le système +des lois prohibitives. Il répondit que, sur cet objet, son opinion étoit +invariable, mais qu'au surplus chacun étoit le maître d'en dire sa +pensée et de la publier. + +Necker lui répondit que ce n'avoit pas été son intention, mais que, +puisqu'il lui en laissoit la liberté, peut-être en feroit-il usage. À +quelque temps de là parut son livre sur les lois relatives au commerce +des grains; et, au moment de la nouveauté de ce livre, survint l'émeute +dont je viens de parler. Turgot ne douta point que l'un n'eût contribué +à l'autre, quoiqu'il sût bien que le peuple qui pille les boutiques de +boulangers n'en prend pas conseil dans les livres. + +Les amis de Turgot, plus animés que lui, auroient voulu qu'il se vengeât +de Necker en le renvoyant à Genève; il le pouvoit, car il avoit encore +toute la confiance du roi. Sa droiture et son équité le sauvèrent de +cette honte; mais il a conservé jusqu'au tombeau sa haine contre un +homme dont le seul tort avoit été d'avoir accepté son défi et combattu +son opinion. + +Du moment que Necker eut en main l'administration des finances, son +premier soin et son premier, travail furent d'en débrouiller le chaos. +Clugny y avoit laissé un déficit annuel de vingt-quatre millions[28]; +et, dans ce temps-là, ce vide paroissoit énorme; il falloit le remplir. +Necker en sut trouver les moyens. Ces moyens étoient, d'un côté, de +simplifier la perception des revenus publics, et d'en nettoyer les +canaux; de l'autre, de voir quels étoient les faux-fuyans de la dépense, +et d'en réformer les abus. + +Le roi, pour être aussi économe que son ministre, n'avoit qu'à se +défendre d'une trop facile bonté. Ce fut donc pour le préserver des +séductions journalières que Necker obtint de lui de suspendre et de +différer, jusqu'à la fin de chaque année, la décision des grâces qu'il +auroit à répandre, afin d'en voir la somme entière avant de la +distribuer. + +Ainsi Necker alloit s'assurer, par de simples économies, un superflu qui +l'eût mis en état de soulager le Trésor public, lorsque le signal de la +guerre l'avertit qu'il auroit besoin de ressources plus abondantes, tant +pour former incessamment une marine respectable que pour l'armer et la +pourvoir. Ces dépenses urgentes devoient monter, par an, à cent +cinquante millions. Le crédit seul pouvoit y faire face, et le crédit +étoit perdu: les infidélités de l'administration l'avoient ruiné pendant +la paix; il falloit ou le rétablir, ou succomber, car l'impôt même le +plus onéreux ne peut suffire aux frais d'une guerre dispendieuse; et +l'Angleterre, notre ennemie, trouvoit alors à emprunter jusqu'à deux et +trois cents millions à un intérêt modéré. On a depuis fait un reproche à +Necker de ses emprunts; il falloit l'adresser, ce reproche, à la guerre, +qui les rendoit indispensables, et qui, elle-même, ne l'étoit pas. + +L'art de Necker, pour relever et pour soutenir le crédit, fut d'éclairer +la confiance, en faisant voir dans les réserves que lui assuroit +l'économie une base solide et un gage assuré des emprunts qu'il alloit +ouvrir. Le même plan qu'il s'étoit tracé pour les épargnes de la paix +lui servit à se procurer les fonds que demandoit la guerre. On savoit +qu'il avoit sans cesse sous les yeux des tableaux complets et précis de +la situation des finances, et, pour ainsi dire, la balance à la main +dans toutes ses opérations, pour n'excéder jamais, dans ses engagemens, +ses facultés et ses ressources. Ce fut avec cet esprit d'ordre qu'ayant +trouvé le crédit détruit après quinze ans de paix, il sut le rétablir au +milieu d'une guerre qui exigeoit les plus grands efforts, et que, malgré +le déficit de 1776, malgré les dépenses de cette guerre, et quatre cent +douze millions d'emprunts faits pour la soutenir, il fut en état +d'annoncer au roi, en 1781, dans le compte qu'il lui rendit, que les +revenus ordinaires excédaient alors de dix millions deux cent mille +livres la dépense ordinaire et annuelle de l'État. C'étoit avertir les +Anglois que, sans aucun nouvel impôt, et même sans aucune nouvelle +économie, la France alloit avoir des fonds pour deux campagnes: car dix +millions de revenus libres suffisoient pour avoir deux cents millions +d'emprunts, résultat bien capable de hâter une bonne paix. Necker n'en +fut pas moins taxé de vanité pour avoir publié ce compte. + +Dans un ministre habile, cette manière ouverte d'exposer ses opérations +et la situation des affaires a sans doute ses avantages, et le succès en +est infaillible chez une nation réfléchie et capable d'application; +mais, pour une nation légère, qui, sur parole et sans examen, juge les +hommes et les choses, cette méthode a ses périls; et Necker dut bien les +prévoir. Il n'y a de sûreté à prendre un tel public pour juge que +lorsque les objets que l'on met sous ses yeux sont d'une évidence +palpable: or, pour la multitude, les états de finance n'auront jamais +cette clarté. Personne, dans le monde, ne veut pâlir sur des calculs. Il +est donc bien facile de troubler l'opinion sur l'exactitude d'un compte; +et, dès que le doute s'élève, c'est un nuage que la malignité ne manque +jamais de grossir. Necker, en faisant une chose exemplaire pour les +ministres à venir, satisfaisante pour le roi, imposante pour +l'Angleterre, encourageante pour la nation, rassurante pour le crédit, +en fit donc une très hardie, très périlleuse pour lui-même. + +Je l'ai vu, dans le temps, muni de pièces justificatives; tous les +articles de son compte en étoient appuyés; l'estime publique sembloit +même le dispenser de les produire, et le premier élan de l'opinion fut +pour lui, et tout à sa gloire. + +Mais, aussitôt qu'il se trouva un homme assez audacieux pour l'attaquer, +cet agresseur fut accueilli par l'envie et la malveillance avec une +pleine faveur. Dans un mémoire il accusoit Necker d'infidélité dans son +compte, et ce mémoire passoit de main en main, d'autant plus recherché +qu'il étoit manuscrit[29]. Un ministre économe ne manque jamais +d'ennemis: Necker en avoit en foule, et il en avoit de puissans. +Maurepas, sans se déclarer, les rallioit autour de lui; et c'est ici +l'un des exemples des misérables intérêts d'amour-propre auxquels tient +si souvent le destin des États. + +Maurepas étoit président du conseil des finances, et, dans un compte où +Necker exposoit la situation des finances d'une manière si honorable +pour lui-même, Maurepas n'étoit pas nommé. Ce fut aux yeux du vieux +ministre une réticence injurieuse: il la dissimula, mais il ne la +pardonna point. + +Un autre grief fut la disgrâce d'un ministre, créature de Maurepas, ou +plutôt de sa femme, et que Necker fit renvoyer. Maurepas, qui n'avoit +jamais eu d'excuse pour se laisser dominer par les femmes, étoit +pourtant subjugué par la sienne. Cette complaisance assidue, qui est +l'adulation de tous les momens, et qui, surtout pour la vieillesse et +dans l'adversité, a tant de douceur et d'empire, l'avoit soumis et +captivé comme auroit fait l'amour. Il s'étoit fait une habitude d'aimer +ou de haïr tout ce qu'aimoit ou haïssoit la compagne de sa disgrâce; et +Sartine étoit l'un des hommes qu'affectionnoit le plus la comtesse de +Maurepas. + +Sartine, ci-devant lieutenant de police, possédoit en circonspection, en +discrétion, en souplesse, tous les menus talens de la médiocrité; mais +du détail obscur de la police de Paris au ministère de la marine, au +milieu des hasards d'une guerre de mer, la distance étoit effrayante: +jamais Sartine n'avoit acquis la plus légère des connoissances +qu'exigeoit cette grande place; et, s'il y avoit un homme à opposer à +l'amirauté d'Angleterre, au fort de cette guerre qui embrasoit les deux +mondes, assurément ce n'étoit pas lui. Le mauvais succès des opérations +répondit à la profonde incapacité de celui qui les dirigeoit: nul plan, +nul accord, nul ensemble; des dépenses énormes, des revers désastreux; +autant de flottes sorties de nos ports, autant de proies pour l'ennemi; +le commerce et les colonies à l'abandon, les convois enlevés, les +escadres détruites; et, sans compter la perte irréparable de nos +matelots et la ruine de nos chantiers, plus de cent millions de dépenses +extraordinaires jetés tous les ans dans la mer, pour nous en voir +honteusement chassés, malgré tout le courage et tout le dévouement de +notre marine guerrière: tels étoient les droits de Sartine pour être +soutenu et protégé par Maurepas. + +Necker, qui gémissoit de voir le déplorable usage qu'on faisoit de tant +de trésors, et à quelles mains la fortune et la gloire d'une grande +nation étoient abandonnées, n'en redoubloit pas moins d'efforts pour +subvenir aux besoins de la guerre et pour en soutenir le poids. Il étoit +convenu avec Sartine qu'au delà des fonds que le Trésor royal lui +faisoit tous les ans, celui-ci, dans les cas pressans, pourroit user du +crédit personnel du trésorier de la marine jusqu'à la concurrence de +cinq à six millions; et il comptoit sur son exactitude à se tenir dans +ces limites, lorsqu'il apprit du trésorier lui-même que, par obéissance +pour son ministre, il avoit porté la somme de ses avances et de ses +billets sur la place à vingt-quatre millions payables dans trois mois. +Ce fut comme un coup de massue pour le directeur des finances: car, +n'ayant pris aucune mesure pour faire face à un engagement qu'on lui +avoit dissimulé, il alloit arriver au terme sans savoir comment le +remplir. Il y pourvut; mais, soit qu'il y eût de la part de Sartine de +la mauvaise volonté, ou seulement de l'imprudence, Necker ne vit plus +pour lui-même de sûreté à travailler avec un tel homme; il s'en plaignit +au roi, et lui demanda décidément ou sa retraite, ou celle de Sartine. + +Maurepas étoit à Paris, retenu par la goutte. Le roi, avant de prendre +une résolution, lui écrivit pour le consulter. «Lorsqu'il reçut la +lettre du roi, m'a dit le duc de Nivernois, nous étions auprès de son +lit, sa femme et moi. Il nous la lut. L'alternative fut longtemps +débattue; mais enfin, se décidant lui-même: «Il faut, nous dit-il, +sacrifier Sartine; nous ne pouvons nous passer de Necker.» + +Le roi, en renvoyant Sartine, consulta Necker sur le choix du successeur +qu'il devoit lui donner, et Necker lui indiqua le maréchal de Castries. +L'on sait combien les événemens et la conduite de la guerre firent +applaudir un tel choix. Le vieux ministre n'en fut que plus jaloux; et +son cabinet fut dès lors comme un centre d'activité pour la cabale +ennemie de Necker. Elle croyoit avoir aussi une protection dans les +princes frères du roi. + +Quelque réservée que fût à leur égard la conduite de Necker, on avoit +cru s'apercevoir qu'elle leur sembloit trop rigide; mais, ce qui étoit +bien plus vrai, cette rigidité déplaisoit à leur cour, et, les échanges, +les cessions, les ventes, toutes les affaires que les gens en crédit +avoient coutume de négocier avec le roi, ayant à redouter, dans ce +directeur des finances, un examinateur clairvoyant et sévère, il leur +tardoit à tous d'en être délivrés. + +Plus de pièges tendus à la facilité du roi, plus de faveurs surprises, +plus de grâces légèrement et furtivement échappées; surtout plus de +moyens de cacher, comme dans les recoins du portefeuille des ministres, +les articles secrets d'un bail, d'un marché ou d'un privilège, et dans +tous les réduits obscurs du labyrinthe des finances les bénéfices +clandestins que l'on se seroit procurés. L'homme qui coupoit la racine à +tant d'abus ne pouvoit manquer d'être haï. Le mémoire qui l'accusoit +d'en avoir imposé au roi fut donc vivement appuyé. + +Malheur à moi si je faisois tomber sur les princes frères du roi le plus +léger soupçon d'avoir voulu favoriser la calomnie! mais le mensonge +savoit prendre à leurs yeux les couleurs de la vérité, comme les plus +vils intérêts avoient pris les couleurs du zèle. + +Bourboulon, l'auteur du mémoire, trésorier du comte d'Artois, s'étoit +rendu agréable à ce prince. Fier de sa protection, il alloit donc tête +levée, et, s'avouant l'accusateur de Necker, il le défioit de lui +répondre. Tant d'assurance avoit un air de vérité, et en imposoit au +public. Bien des gens avoient peine à croire que Necker eût tout à coup +changé si merveilleusement la situation des finances; et, sans lui faire +un crime du compte spécieux qu'il en avoit rendu, ils pensoient que ce +compte avoit été fait avec art pour entretenir le crédit, annoncer des +moyens de soutenir la guerre et nous faciliter la paix. Maurepas +accueilloit cette opinion d'un air d'intelligence, et sembloit applaudir +à la pénétration de ceux qui devinoient si bien. + +Mais Necker ne crut pas devoir s'accommoder d'une semblable apologie, +et, incapable de composer avec l'opinion sur l'article de son honneur, +il demanda au roi qu'il lui permît de mettre sous ses yeux, en présence +de ses ministres, le mémoire de Bourboulon, et d'y répondre article par +article. Le roi y consentit, et Maurepas, Miroménil, Vergennes, trois +ennemis de Necker, assistèrent à ce travail. Le mémoire y fut lu et +démenti, d'un bout à l'autre, par des pièces qui constatoient la +situation des finances, et dont le compte rendu au roi n'étoit qu'un +développement. + +À ces preuves incontestables les trois ministres n'eurent pas l'ombre +d'un doute à opposer; mais, lorsque le roi demanda en confidence à +Maurepas ce qu'il pensoit de ces calculs et de ce compte de finance: «Je +le trouve, Sire, aussi plein de vérité que de modestie», répondit le +vieux courtisan. + +Après cet examen, il falloit que la fausseté de l'accusation fût punie, +ou que Necker fût soupçonné de s'en être mal défendu. Il avoit méprisé +les libelles injurieux qui n'attaquoient que sa personne; mais devoit-il +négliger de même celui qui décrioit son administration? Plus le roi +étoit juste et reconnu pour l'être, plus on devoit croire impossible que +Bourboulon fût encore souffert dans la maison des princes, s'il étoit +convaincu de mensonge et de calomnie. Or, après cette conviction, il +restoit dans sa place, et se montroit partout, même au souper du roi. + +Dans cette conjoncture, sur laquelle j'insiste, à cause des suites +funestes que la résolution de Necker alloit avoir, il avoit trois partis +à prendre: l'un de se fier davantage à sa propre réputation, de tout +dissimuler, et de tout endurer jusqu'à la mort de Maurepas, qui n'étoit +pas bien éloignée; l'autre de se défendre tout simplement en faisant +imprimer sur deux colonnes le mémoire de Bourboulon et les pièces qui +démentoient ce mémoire calomnieux; l'autre de demander au roi que son +accusateur, convaincu de calomnie, en fût puni. Le premier eût été +l'avis des esprits les plus sages. «Que n'a-t-il attendu? (me dit le duc +de Nivernois lui-même, après la mort de Maurepas) six mois de patience +nous l'auroient conservé»; et la paix fût venue, et les finances, +rétablies par un bon économe sous le meilleur des rois, nous auroient +fait longtemps jouir de son règne et de ses vertus. Le second eût été +encore un parti raisonnable, car, le public ayant les pièces sous les +yeux, la vérité eût été manifeste et le détracteur confondu. Mais de +prétendus amis de Necker ne pensèrent pas qu'il fût digne de lui +d'entrer en lice avec un pareil agresseur. Il falloit, selon moi, le +mépriser ou le combattre. Il demanda qu'il fût puni. Il est vrai qu'il +étoit tous les jours menacé de libelles encore plus atroces et plus +infâmes; et, si on ne faisoit pas un exemple de Bourboulon, il étoit +impossible que Necker, abandonné par la haine du vieux ministre à +l'insolence et à la rage d'une cabale autorisée, ne perdît pas au moins +une partie de cette considération qui étoit l'âme de son crédit. Ce fut +au nom de ce crédit, de cette opinion puissante, sans laquelle il ne +pouvoit rien, qu'il demanda, pour toute peine, que son détracteur fût +chassé de la maison du comte d'Artois. La réponse de Maurepas fut qu'il +demandoit l'impossible. «C'est donc, insista Necker, au roi lui-même à +rendre témoignage à la vérité par quelque marque de la confiance dont il +m'honore», et ce qu'il demanda fut l'entrée au Conseil d'État. Je dois +dire qu'il regardoit comme un grand mal que dans ce conseil, où se +délibéroit ce qui dépend le plus de la situation des finances, +l'administrateur des finances ne fût pas admis de plein droit; et il +avoit raison d'y croire sa présence au moins très utile. Mais Maurepas +ne vit ou feignit de ne voir dans une demande si juste qu'une vanité +déplacée. «Qui? vous, lui dit-il, au Conseil? Et vous n'allez point à la +messe.--Monsieur le comte, répondit Necker, cette raison n'est bonne ni +pour vous ni pour moi. Sully n'alloit pas à la messe, et Sully entroit +au conseil.» Maurepas, dans cette réponse, ne saisit que le ridicule de +se comparer à Sully; et, au lieu de l'entrée au Conseil, il lui offrit +de demander pour lui les entrées du cabinet. Necker ne dissimula point +qu'il regardoit cette offre comme une dérision, et il demanda sa +retraite. + +C'étoit là ce qu'on attendoit avec une vive impatience dans le salon de +Maurepas; et la marquise de Flamarens, sa nièce, ne me l'a pas +dissimulé. Mais lui, feignant de ne pas consentir à ce qu'il désiroit le +plus, refusa de présenter au roi la démission de Necker, et finit par +lui dire que c'étoit à la reine qu'il falloit la remettre, s'il étoit +résolu décidément à la donner. + +La reine, qui l'écoutoit favorablement et qui lui marquoit de l'estime, +sentit la perte que le roi alloit faire, et, voyant que Necker +persistoit dans sa résolution, elle exigea qu'il prît au moins +vingt-quatre heures pour y réfléchir mûrement. + +Necker, en se consultant lui-même, se retraça le bien qu'il avoit fait, +pensa au bien qu'il auroit fait encore, sentit d'avance l'amertume des +regrets qu'il auroit après y avoir renoncé; et, ne pouvant se persuader +qu'un vieillard au bord de la tombe voulût être envers lui obstinément +injuste, il se détermina à le voir encore une fois. + +«Monsieur, lui dit-il, si le roi veut bien me témoigner qu'il est +content de mes services, il peut m'en donner une marque qui ne sera pour +moi qu'un moyen de le mieux servir: c'est la direction des marchés de la +guerre et de la marine.--Ce que vous demandez, dit Maurepas, offenseroit +les deux ministres.--Je ne le crois pas, reprit Necker; mais, au +surplus, tant pis pour le ministre qui, dans l'examen des dépenses qu'il +lui est impossible d'apprécier lui-même, m'envieroit un travail qu'il +abandonne à ses commis.» Le dernier mot de l'un fut que cela n'étoit pas +proposable; la dernière résolution de l'autre fut d'aller supplier la +reine de faire agréer sa démission. La reine la reçut et le roi +l'accepta. Voilà de quelle source ont dérivé tous nos malheurs. Nous +allons les voir se grossir et se déborder par torrens, jusqu'à nous +entraîner dans la plus profonde ruine. + +On peut trouver peu vraisemblable la facilité qu'eut le roi à se priver +d'un homme habile et qui l'avoit si bien servi; mais ce bien étoit +altéré par des insinuations adroites et perfides. Necker lui étoit peint +comme un homme rempli d'orgueil, et d'un orgueil inexorable. On avoit, +disoit-on, voulu lui faire entendre qu'en supposant dans le mémoire de +Bourboulon des erreurs de calculs, ces erreurs n'étoient pas des crimes; +qu'il n'y avoit pas lieu d'exiger qu'un prince, qu'un frère du roi, +déshonorât un homme à lui, en le chassant pour avoir déplu à un ministre +des finances; mais rien n'avoit pu l'apaiser. On lui avoit offert de +demander pour lui et d'obtenir de Sa Majesté une faveur dont s'honoroit +la plus haute noblesse, les entrées du cabinet; mais il les avoit +dédaignées. Comme il se croyoit nécessaire, il prétendoit faire la loi; +il se comparoit à Sully, et ne demandoit rien de moins qu'à dominer dans +les conseils, à surveiller tous les ministres, en un mot, _à s'asseoir +sur le trône à côté du roi_. + +Le désintéressement avec lequel Necker avoit voulu servir l'État +contribuoit encore à le faire passer pour un altier républicain, qui +vouloit qu'on lui dût sans rien devoir lui-même; et, pour en dire ma +pensée, en refusant, comme il avoit fait, les appointemens de sa place, +Necker avoit dû s'attendre qu'on expliqueroit mal cette fierté, +humiliante pour tous ceux qui ne l'avoient pas, et qui ne pouvoient pas +l'avoir. + +Enfin, pour ne laisser au roi aucun regret sur le renvoi de Necker, on +avoit trouvé le moyen de lui persuader que, si c'étoit un mal, ce mal +étoit inévitable. + +L'un des projets de Necker étoit, comme l'on sait, d'établir dans tout +le royaume des assemblées provinciales. Or, pour faire sentir au roi +l'utilité de ces assemblées, Necker, dans un mémoire qu'il lui avoit lu +dans son travail, et qui n'étoit que pour lui seul, avoit exposé d'un +côté les inconvéniens de l'autorité arbitraire confiée à des intendans, +et l'abus qu'en faisoient leurs agens subalternes; de l'autre côté, +l'avantage qu'il y auroit pour le roi à se rapprocher de ses peuples, et +à gagner leur confiance personnelle et immédiate, afin de moins dépendre +de l'entremise des parlemens. Ce mémoire, surpris et divulgué en même +temps que Bourboulon faisoit courir le sien, déplut à la magistrature, +et l'indisposa contre Necker autant qu'il le falloit pour donner lieu au +vieux ministre de faire entendre au roi que, dans l'esprit des +parlemens, Necker étoit un homme perdu; que les corps ne pardonnoient +point; que celui qui les avoit une fois offensés les trouveroit à jamais +intraitables; que cette mésintelligence seroit une hydre à combattre +sans cesse; que Necker le sentoit lui-même, et qu'en se retirant pour +d'autres causes simulées, il reconnoissoit que la place n'étoit plus +tenable pour lui. + +Une singularité remarquable, et qui seule feroit connoître l'insouciance +de Maurepas, c'est que, lorsqu'il rentra dans son salon, tout joyeux du +départ de Necker, ses amis lui ayant demandé quel homme il mettroit à sa +place, il avoua qu'il n'y avoit point pensé. + +«Ce fut, m'a dit sa nièce, le cardinal de Rohan qui, se trouvant là par +hasard, lui désigna Fleury»; et Fleury[30] fut nommé. + +Cet ancien conseiller d'État, esprit fin, souple, insinuant, avoit pour +lui ses relations et ses affinités dans la magistrature; c'étoit, aux +yeux de Maurepas, un avantage considérable: car, ne voyant dans les +finances qu'une guerre de chicane entre la cour et le Parlement, pour +lui, le plus habile contrôleur général seroit celui qui sauroit le mieux +se ménager des véhicules et des facilités pour faire passer les édits. +Il s'étoit fait lui-même un point capital d'acquérir la bienveillance +des parlemens, et il vouloit qu'à son exemple un administrateur des +finances eût avec eux cette souplesse qui, par des moyens doux, obtient +ce que l'autorité commanderoit à peine. + +Fleury, sous ce rapport, remplit assez bien son attente. Il fit passer, +sans aucun obstacle, pour cinquante millions d'impôts. Necker lui avoit +laissé deux cents millions de fonds dans les coffres du roi. C'en étoit +plus qu'il n'en auroit fallu à un ministre habile et bien famé pour être +dans l'aisance; mais, avec ces secours, Fleury tomba dans la détresse, +manqua de ce crédit que l'estime publique n'accorde qu'à la bonne foi. + +Six mois après la mort de Maurepas, Fleury fut renvoyé; et le roi, pour +avoir au moins un honnête homme à la tête des finances, y appela +d'Ormesson[31]. + +Malheureusement celui-ci n'avoit que de la probité. Médiocre en tout le +reste, étranger aux finances, dépourvu de moyens, assailli de +nécessités, pressé par des gens en crédit, et réduit à l'alternative ou +de se retirer ou de se soutenir par d'indignes condescendances, il +n'hésita point dans le choix, et, avec son intégrité, il aima mieux +descendre du ministère que de s'y dégrader. + +Un poste aussi glissant, où l'on ne faisoit que des chutes, auroit dû, +ce semble, effrayer l'ambition des aspirans; elle n'en étoit que plus +âpre; et, dans toutes les avenues de la faveur, il n'y avoit pas un +intrigant qui, avec quelque légère teinture des affaires, ne crût +pouvoir prétendre à remplacer celui qui venoit de tomber. + +Dans cette foule, un homme d'esprit et de talent se distinguoit, c'étoit +Calonne. Il avoit pris, pour réussir, une manière d'autant plus +singulière qu'elle étoit simple. Loin de dissimuler son ambition, il +l'avoit annoncée; et, au lieu de l'austérité dont s'étoient armés +quelques-uns de ses prédécesseurs, il s'étoit paré d'agrément, +d'aménité, surtout de complaisance pour les femmes; il étoit connu +d'elles pour le plus obligeant des hommes, et, dans les confidences +qu'il faisoit de ses vues à celles qui étoient en crédit, il n'est point +d'espérances dont il ne fût prodigue pour se concilier leurs voix. Aussi +ne cessoient-elles de vanter ses lumières, son habileté, son génie. Il +n'étoit guère moins attrayant pour les hommes, par une politesse aisée +et naturelle qui marquoit les distinctions, sans en rendre aucune +offensante, et par un air de bienveillance qui sembloit être favorable à +toutes les ambitions. À chaque mutation nouvelle, c'étoit lui +qu'appeloient toutes les voix des gens du monde. Enfin il fut nommé, et, +en arrivant à Fontainebleau, où étoit la cour, on eût dit qu'il tenoit +en main la corne d'abondance; on l'accompagnoit en triomphe (9 novembre +1783). + +D'abord, se croyant à la source d'une richesse intarissable, sans +calculer ni les besoins ni les dépenses qui l'attendoient; ivre de sa +prospérité, dans laquelle il s'imaginoit voir bientôt celle de l'État; +dédaignant toute prévoyance, négligeant toute économie, comme indigne +d'un roi puissant; persuadé que le premier art d'un homme en place étoit +l'art de plaire; livrant à la faveur le soin de sa fortune, et ne +songeant qu'à se rendre agréable à ceux qui se font craindre pour se +faire acheter, il se vit tout à coup environné de louange et de vaine +gloire. On ne parloit que des grâces de son accueil et des charmes de +son langage. Ce fut pour peindre son caractère qu'on emprunta des arts +l'expression de _formes élégantes_; et _l'obligeance_, ce mot nouveau, +parut être inventé pour lui. Jamais, disait-on, le ministère des +finances n'avoit été rempli avec autant d'enjouement, d'aisance et de +noblesse. La facilité de son esprit dans l'expédition des affaires +étonnoit tout le monde, et la gaieté avec laquelle il traitoit les plus +sérieuses le faisoit admirer comme un talent prodigieux. Ceux même enfin +qui osoient douter qu'il fût le meilleur des ministres étoient forcés de +convenir qu'il en étoit le plus charmant. On publioit que son travail +avec le roi n'étoit qu'un jeu, tant sa légèreté y semoit d'agrément; +rien d'épineux, rien de pénible, nul embarras pour le présent, nulle +inquiétude pour l'avenir. Le roi étoit tranquille, et tout le monde +étoit content, lorsqu'au bout de trois ans et quelques mois de ce +brillant et riant ministère, fut révélé le secret funeste de la ruine de +l'État. + +Ce fut alors que l'on vit dans Calonne des ressources et du courage. +Après avoir inutilement épuisé tous les moyens de ranimer le crédit +expirant, il vit que sa seule espérance étoit dans quelque coup d'éclat +qui donnât aux édits l'aspect d'une restauration de la chose publique; +et, pour les montrer revêtus d'une autorité imposante, il demanda au roi +une assemblée de notables, où il exposeroit la situation des finances, +afin d'aviser avec elle au moyen de remplir le vide qu'il y avoit +trouvé, disoit-il, et que la guerre dans les deux Indes avoit dû +augmenter encore. + +Cette assemblée fut ouverte à Versailles le 22 février 1787. Le travail +que Calonne y présenta étoit vaste et hardi; et peut-être méritoit-il +plus de faveur qu'il n'en obtint, car il touchoit aux grands moyens +d'accroître la somme de l'impôt, et en même temps de la rendre plus +légère en la divisant. Mais les notables étoient du nombre de ceux +qu'alloient frapper les nouvelles impositions; et c'est à quoi, bien +malheureusement pour eux et pour l'État, ils n'avoient jamais pu +consentir. Des projets de Calonne, les uns furent jugés confus et +captieux, d'autres pleins de difficultés qui les rendoient +impraticables, d'autres enfin mauvais, quand même ils auroient pu +s'exécuter. Tel fut le résultat des observations des notables sur la +partie de son travail qui avoit subi leur examen, car il ne fut pas même +discuté jusqu'au bout. + +Sa base étoit l'impôt territorial en nature, dont l'avantage auroit été +de suivre l'accroissement progressif des valeurs. Si cependant on +l'avoit trouvé trop difficile à percevoir, il en auroit changé le mode, +pourvu qu'il eût été perçu également sur tous les biens-fonds. Mais on +ne voulut pas même entrer en conciliation avec lui; et, pour le fond +ainsi que pour la forme, les notables articulèrent que cet impôt étoit +inadmissible, et en même temps déclarèrent que sur toute espèce d'impôt +ils refusoient de délibérer, à moins qu'on ne mît sous leurs yeux des +états détaillés de la recette et de la dépense, dans lesquels on pût +voir comment s'étoit formé le _déficit_; que si, d'après l'examen des +comptes, une subvention nouvelle étoit indispensable, ils consentiroient +que l'imposition en fût égale sur tous les biens. + +La réponse du roi fut telle qu'ils l'avoient prévue. Il leur fut défendu +d'insister sur cet examen; mais l'éclaircissement que refusoit Calonne, +lui-même il l'avoit provoqué, en se faisant un procès avec Necker sur +l'origine du déficit. Voici comment il s'étoit engagé dans ce défilé +périlleux. + +En 1787, à l'ouverture de l'assemblée, le déficit, de l'aveu de Calonne, +montoit à cent quinze millions; et, comme il avoit besoin de croire +qu'une partie considérable de ce déficit existoit avant lui, il le crut +et l'avança dans l'assemblée des notables. + +Necker, averti que, dans cette assemblée, Calonne devoit accuser +d'infidélité tous les comptes rendus avant son ministère, lui écrivit +qu'ayant donné l'attention la plus scrupuleuse au compte qu'il avoit +rendu en 1781, il le tenoit pour parfaitement juste; «et comme j'ai +rassemblé, ajoutoit-il, les pièces justificatives de tous les articles +qui en étoient susceptibles, je me trouve heureusement en état de prêter +à la vérité toute sa force. Je crois donc, Monsieur, être en droit de +vous demander ou de n'altérer en aucune manière la confiance due à +l'exactitude de ce compte, ou d'éclairer vos doutes en me les +communiquant.» + +Calonne, avec une promesse assez légère de ne point attaquer ce compte, +éluda l'éclaircissement. Necker insista, et, pour réponse à la lettre la +plus pressante, il reçut un billet poliment ironique, avec un exemplaire +du discours que Calonne venoit de prononcer dans l'assemblée des +notables, et dans lequel il avoit avancé qu'en 1781 il y avoit un +déficit considérable entre les revenus et les dépenses ordinaires. +Necker, en même temps, fut instruit que, dans le grand comité des +notables qui s'étoit tenu chez _Monsieur_, Calonne avoit expressément +dit que cette somme étoit de cinquante-six millions. + +Alors ce fut au roi que Necker se plaignit que, sans avoir voulu +l'entendre, le contrôleur général des finances se fût permis de +l'accuser. «Sire, disoit-il dans sa lettre, je serois l'homme du monde +le plus digne de mépris si une pareille inculpation avoit le moindre +fondement; je dois la repousser au péril de mon repos et de mon bonheur, +et je viens supplier humblement Votre Majesté de vouloir bien permettre +que je paroisse devant mon accusateur public, ou à l'assemblée des +notables, ou dans le grand comité de cette assemblée, et toujours en +présence de Votre Majesté.» Cette lettre fut sans réponse; mais Necker +ne se crut pas obligé d'entendre ce silence du roi comme on vouloit +qu'il l'entendît. «Le roi, dit-il dans le mémoire qu'il publia, n'a pas +jugé à propos d'adhérer à ma demande; mais, pénétré de l'étendue de sa +bonté et de sa justice, je me soumets avec confiance à l'obligation qui +m'est imposée par l'honneur et la vérité.» + +Dans ce mémoire il convenoit qu'en 1776 Clugny avoit laissé dans les +finances un vide de vingt-quatre millions; il convenoit aussi que, +depuis la mort de Clugny (en octobre 1776) jusqu'au mois de mai 1781, +époque où il s'étoit lui-même retiré des finances, l'accroissement des +charges avoit monté à quarante-cinq millions; mais, en même temps, il +montroit comment il avoit rempli ce vide, tant en économie qu'en +bonifications dans les revenus de l'État. C'étoit à discuter et à +réfuter ces calculs que les notables prétendoient que Calonne étoit +obligé; et il faut convenir que, trop légèrement, il s'y étoit engagé +lui-même. + +Necker avoit rendu ses calculs les plus clairs qu'il étoit possible; sa +véracité reconnue y ajoutoit encore un grand poids. Le livre qu'il +venoit de publier sur les finances avoit fortifié sa réputation +personnelle; ses moeurs, ses talens, ses lumières, avoient dans l'opinion +publique une consistance d'estime qu'il n'auroit pas fallu essayer +d'ébranler sans de forts et puissans moyens. + +Necker fut exilé pour avoir osé se défendre. Ce fut encore un tort que +se donna Calonne; il falloit ou l'entendre avant de l'attaquer, ou +trouver juste et bon qu'il eût repoussé son attaque. Il lui imputoit son +mauvais succès dans l'assemblée des notables; mais il devoit savoir que, +dans cette assemblée, un ennemi bien plus réel travailloit à le ruiner. + +Le roi avoit de la répugnance à se détacher de Calonne: il goûtoit son +travail, il étoit persuadé de la bonté de ses projets; mais, prévoyant +qu'ils seroient rebutés par le Parlement comme ils l'étoient par les +notables, il se fit violence, et il le renvoya. Il savoit que Miroménil, +le garde des sceaux, étoit l'ennemi de Calonne, et qu'il avoit de tout +son pouvoir contrarié ses opérations; il le congédia en même temps que +lui, comme en le lui sacrifiant (Calonne le 8 avril, Miroménil le 9). +Fourqueux[32] fut appelé au ministère des finances; les sceaux furent +donnés au président de Lamoignon. + +Il n'étoit pas possible que Fourqueux tînt longtemps en place; mais on +l'avoit indiqué au roi en attendant qu'on eût achevé de détruire ses +préventions contre un homme qu'on vouloit lui donner pour ministre de +confiance, et dont on attendoit le salut de l'État. + +La situation de l'esprit du roi, en ce moment, est exprimée au naturel +dans les détails que je vais transcrire. + +«Lorsque le roi me chargea de sa lettre pour M. de Fourqueux (dit le +comte de Montmorin dans les notes qu'il m'a remises), je crus devoir lui +représenter que je trouvois le fardeau des finances trop au-dessus des +forces de ce bon magistrat. Le roi parut sentir que mes inquiétudes +étoient fondées. «Mais qui donc prendre?» me dit-il. Je lui répondis +qu'il m'étoit impossible de ne pas être étonné de cette question, tandis +qu'il existoit un homme qui réunissoit sur lui les voeux de tout le +public; que, dans tous les temps, il étoit nécessaire de ne pas +contrarier l'opinion publique en choisissant un administrateur des +finances; mais que, dans les circonstances critiques où il se trouvoit, +il ne suffisoit pas de ne pas la contrarier, et qu'il étoit +indispensable de la suivre. J'ajoutai que, tant que M. Necker +existeroit, il étoit impossible qu'il eût un autre ministre des +finances, parce que le public verroit toujours avec humeur et avec +chagrin cette place occupée par un autre que lui. Le roi convint des +talens de M. Necker; mais il m'objecta les défauts de son caractère, et +je reconnus facilement les impressions qu'avoit données contre lui M. de +Maurepas dans l'origine, et que MM. de Vergennes, de Calonne, de +Miroménil et de Breteuil, avoient gravées plus profondément. Je ne +connoissois pas personnellement M. Necker; je n'avois que des doutes à +opposer à ce que le roi me disoit de son caractère, de sa hauteur et de +son esprit de domination. Il y a apparence que, si je l'eusse connu +alors, j'eusse décidé son rappel. J'aurois peut-être dû insister +davantage, même en ne le connoissant pas; mais j'arrivois à peine dans +le ministère, il n'y avoit pas six semaines que j'y étois entré; et +d'ailleurs un peu de timidité, pas assez d'énergie, m'empêcha d'être +aussi pressant que j'aurois pu l'être. Que de maux j'aurois évités à la +France! que de chagrins j'aurois épargnés au roi! (Qu'auroit-il dit s'il +avoit prévu que, pour avoir manqué ce moment de changer le cours de nos +funestes destinées, il seroit massacré lui-même par un peuple rendu +féroce, et que, trois mois après sa mort, le roi périroit sur un +échafaud?) Il fallut, poursuit-il, aller remettre à M. de Fourqueux la +lettre qui lui étoit adressée, et même vaincre sa résistance; j'en avois +l'ordre positif. Cependant, il est certain qu'on avoit offert la place à +M. de La Millière: la reine l'avoit fait venir; le roi s'étoit trouvé +chez elle à l'heure qu'elle lui avoit donnée; et tous les deux le +pressèrent fort d'accepter; mais il eut assez de bon sens pour ne pas +céder à leurs instances. M. de Fourqueux fit d'abord assez de +difficultés; mais enfin il se détermina. À peine fut-il en place que +l'opinion modeste qu'il avoit de lui-même ne fut que trop bien +confirmée. + +«Cependant, les affaires étoient dans un état de stagnation absolue, +ajoute M. de Montmorin; le crédit achevoit de se détruire de jour en +jour; les moyens factices et dispendieux que M. de Calonne avoit +employés pour soutenir la Bourse, venant à manquer tout à coup, +produisoient une baisse journalière et considérable dans les effets; le +Trésor royal étoit vide; on voyoit comme très prochaine la suspension +des payemens, on n'imaginoit d'autre ressource qu'un emprunt, et il +étoit impossible de le tenter dans un moment de détresse aussi +désespérant. L'humeur gagnoit dans l'assemblée des notables, l'esprit en +devenoit mauvais, et déjà on commençoit à y murmurer: «les _États +généraux_». Dans ces circonstances, il étoit nécessaire d'avoir un homme +qui dominât l'opinion. M. de Lamoignon et moi nous nous communiquâmes +nos idées, et nous convînmes que le seul homme sur qui l'on pût fonder +quelque espérance étoit M. Necker; mais je lui parlai des obstacles que +j'avois déjà trouvés dans l'esprit du roi, et je lui annonçai que ces +obstacles deviendroient encore plus insurmontables par la présence du +baron de Breteuil. Nous conférâmes avec celui-ci, essayant de le +convertir, mais inutilement. Enfin, après une longue séance, nous nous +décidâmes à monter chez le roi; et, lorsque tous les trois nous fûmes +entrés en matière sur le changement qu'exigeoit le ministère des +finances, je parlai avec force de la nécessité de rappeler celui que +demandoit la voix publique. Le roi me répondit (à la vérité avec l'air +de la plus profonde douleur): «Eh bien! il n'y a qu'à le «rappeler.» +Mais alors le baron de Breteuil s'éleva avec une extrême chaleur contre +cette résolution à moitié arrachée; il représenta l'inconséquence qu'il +y auroit à rappeler, pour le mettre à la tête de l'administration, un +homme qui étoit à peine arrivé au lieu qu'on lui avoit prescrit pour son +exil: «Combien une pareille conduite auroit de foiblesse! quelle force +elle donneroit à celui qui, placé ainsi par l'opinion, n'en auroit +l'obligation qu'à elle et à lui-même!» Il s'étendit longuement et +fortement sur l'abus que M. Necker ne manquerait pas de faire d'une +semblable position. Il peignit son caractère des couleurs les plus +propres à faire impression sur un roi naturellement jaloux de son +autorité, et qui avoit un pressentiment confus qu'on vouloit la lui +arracher, mais qui la croyoit encore entière dans ses mains, et qui +vouloit la conserver. Il y avoit des raisons fort spécieuses dans ce que +venoit de dire le baron de Breteuil; mais elles l'auroient été moins +qu'elles auroient encore produit l'effet qu'elles obtinrent sur le roi, +qui n'avoit cédé à mon avis qu'avec une extrême répugnance, peut-être +uniquement parce qu'il nous croyoit tous les trois d'accord. +L'archevêque de Toulouse fut donc proposé et accepté sans résistance. +Cependant le roi nous dit qu'il passoit pour avoir un caractère inquiet +et ambitieux, et que peut-être nous nous repentirions de lui avoir +indiqué ce choix; mais il ajouta qu'il avoit lieu de croire qu'on lui +avoit exagéré les défauts de ce prélat; que, depuis quelque temps, les +préventions qu'il avoit eues contre lui s'étoient affoiblies, et qu'il +avoit été content de plusieurs mémoires sur l'administration qu'il lui +avoit fait parvenir.» + +Je n'ai rien omis de ces détails, soit parce qu'ils feront connoître +l'âme du roi, son caractère un peu trop facile peut-être, mais simple, +naturel et bon; soit surtout parce qu'on y voit se former l'anneau +principal de la chaîne de nos malheurs. + + + + +LIVRE XIII + + +Brienne s'étoit distingué dans les états de Languedoc; il y avoit montré +le talent de sa place, et, dans un petit cercle d'administration, on +avoit pu le croire habile. Comme Calonne, il avoit cet esprit vif, +léger, résolu, qui en impose à la multitude. Il avoit aussi quelque +chose de l'adresse de Maurepas; mais il n'avoit ni la souplesse et +l'agrément de l'un, ni l'air de bonhomie et d'affabilité de l'autre. +Naturellement fin, délié, pénétrant, il ne savoit ni ne vouloit cacher +l'intention de l'être. Son regard, en vous observant, vous épioit; sa +gaieté même avoit quelque chose d'inquiétant, et, dans sa physionomie, +je ne sais quoi de trop rusé disposoit à la méfiance. Du côté du talent, +une sagacité qui ressembloit à de l'astuce; de la netteté dans les +idées, et assez d'étendue, mais en superficie; quelques lumières, mais +éparses; des aperçus plutôt que des vues; un esprit à facettes, si je +puis m'exprimer ainsi; et, dans les grands objets, de la facilité à +saisir les petits détails, nulle capacité pour embrasser l'ensemble; du +côté des moeurs, l'égoïsme ecclésiastique dans toute sa vivacité, et +l'âpreté de l'avarice réunie au plus haut degré à celle de l'ambition. +Dans un monde qui effleure tout et n'approfondit rien, Brienne savoit +employer un certain babil politique, concis, rapide, entrecoupé de ces +réticences mystérieuses qui font supposer, au delà de ce que l'on dit, +ce qu'on auroit à dire encore, et laissent un vague indéfini à l'opinion +que l'on donne de soi. Cette manière de se produire en feignant de se +dérober, cette suffisance mêlée de discrétion et de réserve, cette +alternative de demi-mots et de silences affectés, et quelquefois une +censure légère et dédaigneuse de ce qui se faisoit sans lui, en +s'étonnant qu'on ne vît pas ce qu'il y avoit de mieux à faire, c'étoit +là bien réellement l'art et le secret de Brienne. Il ne montrait de lui +que des échantillons: encore bien souvent n'étoient-ils pas de son +étoffe. Cependant, presque dans tous les cercles d'où partoient les +réputations, personne ne doutoit qu'il n'arrivât au ministère la tête +pleine de grandes vues et le portefeuille rempli des projets les plus +lumineux. Il arriva; et son portefeuille et sa tête, tout se trouva +également vide. + +Dans le naufrage de Calonne, ce furent ses débris qu'il parut avoir +ramassés; ce furent ses édits du timbre et de l'impôt territorial qu'il +présenta au Parlement. Il pouvoit se faire un appui de l'autorité des +notables; et, entre les deux grands écueils des États généraux et de la +banqueroute, il avoit un puissant moyen de les réduire à reconnoître la +nécessité des impôts. Il ne sut que les renvoyer. Rien ne fut statué ni +conclu dans cette assemblée. + +Il entendoit le cri de la nation qui demandoit le rappel de Necker; et, +en le sollicitant lui-même auprès du roi, il se fût honoré, il se fût +affermi dans la place éminente qu'il occupoit, il se fût soulagé du +fardeau des finances, il eût assuré son repos, fait bénir son élévation, +couvert d'un voile de dignité l'indécence de sa fortune, dissimulé tout +à son aise son oisive incapacité; en un mot, il se fût conduit en homme +habile et en honnête homme. Il n'en eut jamais le courage. Cette fatale +peur d'être effacé, d'être primé, le lui ôta. Inutilement ses amis le +pressoient d'appeler à son secours l'homme invoqué par la voix publique: +il répondoit: «Le roi et la reine n'en veulent pas.--Il dépend de vous, +lui dit Montmorin, de persuader à la reine que Necker vous est +nécessaire, et moi je me fais fort de le persuader au roi.» Brienne, +pressé de si près, répondit: «Je puis m'en passer.» Ainsi périssent les +empires. + +Importuné d'entendre le public demander Necker avec instance, il se +plaisoit à le voir en butte à des écrivains faméliques, qu'il payoit, +disoit-on, pour le calomnier. Cependant il se voyoit perdu dans le vide +de ses idées. En moins de cinq mois, il essaya de deux contrôleurs +généraux, Villedeuil et Lambert; tous les deux furent sans ressource. Un +nouveau conseil des finances, un comité consultatif, tout lui étoit bon, +excepté Necker, et tout lui étoit inutile. Jusqu'aux dernières +extrémités, il crut pouvoir user d'expédiens; rien ne lui réussit. +Égaré, flottant sans boussole, et ne sachant quel mouvement donner au +timon de l'État, enfin, dans sa conduite et dans son caractère, toujours +opposé à lui-même, irrésolu dans sa témérité, pusillanime dans son +audace; osant tout, abandonnant tout presque aussitôt après l'avoir osé, +il ne cessa de compromettre et d'affoiblir l'autorité royale, et se +rendit à la fois lui-même odieux par son despotisme, méprisable par son +étourderie et par son instabilité. + +Pour gagner la faveur publique, il débuta par vouloir établir des +assemblées provinciales; et, en les rendant électives et dépendantes de +la commune, il fit légèrement et sans aucune réflexion ce qui en auroit +demandé le plus. Tout despotique qu'il étoit, il eût voulu se montrer +populaire et passer pour républicain. Il soutint mal ce personnage. + +Après avoir congédié les notables, il envoya au Parlement ses deux édits +du timbre et de l'impôt territorial, comme s'ils avoient dû passer de +prime abord, sans aucune difficulté. Ce fut là cependant que de jeunes +têtes bouillantes commencèrent à remuer ces bornes respectables, ces +questions de droit public, si critiques, si délicates, qu'on agita +bientôt avec tant de chaleur et de témérité; mais il ne s'en mit point +en peine. Il parut même, durant les séances et les débats du Parlement, +avoir oublié son talent favori, l'adresse et l'insinuation. Nulle +négociation, aucune conférence, aucune voie ouverte aux moyens de +conciliation; il voulut tout franchir, tout enlever de vive force. Tant +d'arrogance et de roideur souleva la magistrature, et, dans tous les +parlemens du royaume, fut prise en même temps la résolution de rebuter +les nouveaux édits avant qu'on les y eût envoyés; mais à cette +insurrection qui menaçoit l'autorité royale Brienne n'opposa que le +dédain des voies conciliatrices, et l'abandon de la chose publique au +hasard des événemens. + +Le Parlement de Paris lui demandoit la communication des états de +finance: cette demande étoit fondée. Pour déterminer les subsides dans +leur somme et dans leur durée sur les vrais besoins de l'État, le +Parlement devoit savoir quels étoient ces besoins: le droit de +remontrances emportoit le droit d'examen; et, à moins d'exiger de lui +une obéissance d'esclave, on ne pouvoit lui refuser de l'éclairer sur +ses devoirs. Ce fut ce que Brienne ne voulut point entendre; il ne vit +pas qu'il étoit plus nécessaire que jamais qu'il y eût au nom du peuple +une forme de délibération et d'acceptation des impôts, et que, si on +disputoit aux parlemens le droit, tel quel, de vérifier et de consentir +les édits, la nation se donneroit des représentans moins traitables. +C'étoit là ce que le ministre et le Parlement, d'intelligence, devoient +prévoir et prévenir. + +Pour trancher la difficulté, Brienne fit tenir au roi un lit de justice +à Versailles, où, par exprès commandement, furent enregistrés l'édit du +timbre et celui de l'impôt territorial; ce vieil enfant étoit étranger à +son siècle. Le lendemain, le Parlement ayant déclaré nulle et illégale +la transcription des deux édits sur ses registres, l'expédient que +trouva Brienne fut d'exiler le Parlement et d'en disperser tous les +membres. + +Le garde des sceaux Lamoignon, homme d'un caractère ferme et franc, mais +d'un esprit sage, combattit victorieusement dans le conseil cet avis de +Brienne: il fit sentir que des magistrats dispersés seroient +inaccessibles à toute négociation, et il conclut en disant au roi que, +si la translation des cours souveraines pouvoit quelquefois être utile, +l'exil individuel des magistrats seroit toujours une imprudence du +ministère. + +Brienne, pour qui cette idée de translation parut toute nouvelle, +l'adopta sur-le-champ, et fit signer au roi des lettres patentes qui +transféroient le Parlement de Paris à Troyes. Le garde des sceaux +demanda quelque délai; il fut mal écouté; et Brienne, en présence du +roi, lui dit: «Vos idées sont excellentes, mais vous êtes trop lent dans +vos résolutions.» À peine le Parlement fut-il arrivé à Troyes que +Brienne, en conférant avec le garde des sceaux, se souvint, comme par +hasard, que la présence de cette cour lui seroit nécessaire pour ses +emprunts du mois de novembre. «Si j'y avois pensé plus tôt, +s'écria-t-il, je ne l'aurois pas exilé; il faut le rappeler bien vite.» +Et aussitôt ses émissaires furent mis en activité. (C'est du garde des +sceaux que je tiens ces détails.) + +Lamoignon, membre du Parlement avant d'être garde des sceaux, avoit fait +connoître ses vues pour la réforme de nos lois; on le savoit occupé des +moyens de simplifier la procédure et d'en diminuer les longueurs et les +frais; c'étoit, aux yeux de son ancien corps, une espèce d'hostilité qui +l'y faisoit craindre et haïr. Brienne, instruit de cette aversion du +Parlement pour le garde des sceaux, imagina de lui en promettre le +renvoi s'il vouloit se rendre traitable. «Ma lettre de créance est +partie, dit-il à Lamoignon après avoir écrit.--Quelle lettre? demanda +Lamoignon.--Celle, lui répondit Brienne, où j'ai promis votre disgrâce +si l'on se met à la raison; mais n'en soyez pas moins tranquille.» + +La lettre arrive à Troyes; elle est communiquée, et une révolution +soudaine s'opère dans tous les esprits. On se persuade que l'exil, les +coups d'autorité, le despotisme du ministre, viennent de celui qui +médite dès longtemps la ruine de la magistrature. «_Brienne, livré à +lui-même, auroit été plus foible et plus timide; ce caractère de vigueur +qu'on lui voyoit prendre et quitter à tous momens n'étoit pas le sien; +il l'empruntoit de Lamoignon; c'étoit lui qu'il falloit détruire; rien +ne devoit coûter pour perdre l'ennemi commun._» Ce fut à cette condition +que passa l'édit des vingtièmes: car, pour ceux de l'impôt territorial +et du timbre, il avoit fallu que Brienne consentît à les retirer. Mais +il comptoit sur un emprunt considérable; et c'étoit pour lui un triomphe +que d'avoir abusé et ramené le Parlement. Je ne dois pas omettre que, +pour se donner plus de poids et de dignité dans sa négociation, il avoit +voulu engager le roi à le nommer premier ministre, et que l'issue de +cette tentative, d'abord assez mal accueillie, fut d'être déclaré +ministre principal. + +Le Parlement se rendit à Versailles; tout parut réconcilié; et Brienne, +le même jour, dit au garde des sceaux: «J'ai bien fait, comme vous +voyez; et, si je n'avois pas promis à ces gens-là votre disgrâce, nous +courions risque, vous et moi, de n'être pas longtemps ici.» Mais, en +croyant s'être joué du Parlement, Brienne s'abusoit lui-même. + +Aux termes de l'édit qu'on devoit lui passer, il comptoit que les deux +vingtièmes seroient perçus exactement sur tous les biens-fonds, sans +exception aucune, et dans la proportion de leurs revenus effectifs. Le +Parlement prétendit, au contraire, que cet édit ne devoit rien changer à +l'ancienne perception; qu'il n'autorisoit ni recherche, ni vérification +nouvelle; et tous les parlemens se liguèrent ensemble pour déclarer que, +si on exerçoit sur les biens une inquisition fiscale, ils s'y +opposeroient hautement. Ils étoient appuyés dans cette opposition par un +parti considérable; le clergé, la noblesse, tous les gens en crédit, +faisoient cause commune avec la haute magistrature. Misérable avarice +qui les a tous perdus! Ce fut là ce qui, tout à coup, lia ce parti +redoutable des corps privilégiés contre le ministère; et, pour +l'intimider, leur cri de guerre fut: _les États généraux_. + +Comme parmi les vices de l'esprit personnel se trouvent quelquefois les +vertus de l'esprit public, il est possible que, dans le nombre des têtes +exaltées dans le clergé et dans la noblesse, il en y eût quelques-unes à +qui les vieux abus d'une autorité déréglée fissent vouloir de bonne foi, +comme un remède unique et nécessaire, la convocation des États généraux; +mais, à considérer la masse et l'ensemble des hommes, cet appel à la +nation ne pouvoit être qu'une menace feinte, ou qu'une résolution +aveuglément passionnée. On devoit bien savoir que, pour les corps +privilégiés et les classes favorisées, le plus redoutable des tribunaux +étoit celui du peuple; que, surchargé d'impôts, ce ne seroit pas lui qui +leur accorderoit d'en être exempts plus que lui-même; et, ces corps +ayant tout à craindre de la discussion de leurs privilèges, il est peu +vraisemblable qu'ils eussent mieux aimé les livrer aux débats d'une +assemblée populaire que d'en traiter avec un ministre raisonnable et +conciliant. Brienne, au lieu de faire sentir au Parlement combien sa +demande étoit hasardeuse, ne songea qu'à lui échapper, et fit proposer +aux provinces de s'abonner pour les vingtièmes. Plusieurs y +consentirent; d'autres, encouragées par la résistance des parlemens, ne +voulurent entendre à aucune composition. + +Le combat s'engageoit: les forces de réserve des parlemens, les arrêts +de défense, alloient paroître et menaçoient de poursuivre comme exacteur +et comme concussionnaire quiconque, dans l'imposition et la perception +des vingtièmes, se conformeroit aux édits; tout alloit être en feu d'une +extrémité du royaume à l'autre, lorsque, tout à coup, affectant une +autre espèce d'assurance, le ministre fit rendre un arrêt du conseil par +lequel le roi déclarait que le bon état de ses finances lui permettoit +de n'exiger, dans les vingtièmes, aucune nouvelle extension. En même +temps, il fit rédiger un édit de soixante millions d'emprunt, à dix pour +cent de rente viagère, et il fut décidé que le roi en personne iroit au +Parlement faire enregistrer cet édit. + +Deux jours avant la séance royale, le garde des sceaux, s'étant rendu à +Paris, y reçut la visite d'un homme qu'un esprit turbulent et audacieux +avoit fait remarquer à la tête de la jeune magistrature, dont il s'étoit +fait l'orateur. C'étoit Duval d'Épréménil, conseiller aux enquêtes. Il +dit à Lamoignon qu'un emprunt de soixante millions ne remédieroit à +rien; qu'il falloit en ouvrir un de cinq cents millions, distribué en +cinq années, employer ce temps et ces fonds à rétablir l'ordre dans les +finances, et convoquer après les États généraux. + +Brienne, en recevant la lettre où Lamoignon lui faisoit part de cet +avis, en tressaillit de joie; et, ne doutant pas que le message ne lui +vînt des enquêtes, il répondit qu'il «ne balançoit point à profiter de +cette ouverture. Par là, je n'aurai plus d'ici à cinq ans, disoit-il, +aucun démêlé avec le Parlement.» Incontinent il ordonna de dresser un +édit de quatre cent vingt millions d'emprunts, qui se succéderaient dans +l'espace de cinq années, au bout desquelles il promettoit la convocation +des États généraux. En attendant, il annonçoit pour cinquante millions +d'économies, tant en réduction de dépense qu'en bénéfice de recette; ce +qui feroit face à l'emprunt. Mais, comme si, dans la séance qu'il alloit +faire tenir au roi, il eût voulu soulever les esprits au lieu de les +calmer, il y fit prendre au roi et au garde des sceaux le ton le plus +sévère; il y fit rappeler au Parlement ses anciennes maximes sur le +pouvoir absolu des rois et sur leur pleine indépendance; il lui opposa +les paroles consignées dans ses arrêts, «qu'au roi seul appartenoit la +puissance souveraine dans le royaume; qu'il n'étoit comptable qu'à Dieu +seul de l'exercice du pouvoir suprême; que le pouvoir législatif +résidoit dans la personne du souverain, sans dépendance et sans +partage»; et, quant aux États généraux, l'on se tint sur la défensive, +en disant «qu'au roi seul appartenoit le droit de les convoquer; que lui +seul devoit juger si cette convocation étoit utile ou nécessaire; que +les trois ordres assemblés ne seroient pour lui qu'un conseil plus +étendu, et qu'il seroit toujours l'arbitre souverain de leurs +représentations et de leurs doléances». Rien de plus inutile dans cette +circonstance que la hauteur de ce langage. L'effervescence des esprits +n'en devint que plus vive; les têtes s'enflammèrent, la séance fut +orageuse. Le roi, croyant n'y recueillir que des conseils et des +lumières, avoit permis qu'on opinât à haute voix; nombre d'opinans +abusèrent de cette liberté jusqu'à l'indécence; et une censure amère et +violente, se mêlant aux opinions, fit trop sentir au roi qu'au lieu de +ses édits, c'étoit sa conduite et son règne qu'on prétendoit avoir le +droit d'examiner. Il se contint durant l'espace de sept heures que +tinrent les opinions; et, affecté jusqu'au fond de l'âme de la licence +qu'on se donnoit, il ne laissa pas échapper un seul mouvement +d'impatience. Ainsi dès lors s'éprouvoit cette patience dont il a eu +tant de besoin. + +Cependant le grand nombre des opinions se terminoit à demander la +convocation des États généraux pour le mois de mai de l'année suivante; +et d'Épréménil disoit au roi: «Je le vois, ce mot désiré, prêt à +échapper de vos lèvres; prononcez-le, Sire, et votre Parlement souscrit +à vos édits.» Si le roi eût cédé, il est indubitable que les édits +auroient passé; mais Brienne lui avoit recommandé de n'entendre à aucune +condition, et de s'en tenir au principe que, «partout où le roi étoit +présent, sa volonté faisoit la loi». + +Enfin, malgré le silence du roi et le refus qu'exprimoit ce silence, on +a cru que, s'il avoit permis de recueillir les voix, le plus grand +nombre auroit encore été pour l'acceptation des édits. Mais, +ponctuellement exact à observer ce qui lui étoit prescrit par son +ministre, il ordonna l'inscription des édits sans aller aux opinions, et +fit enregistrer de même une déclaration qui mettoit en vacance tous les +parlemens du royaume. Le duc d'Orléans, qui dès lors commençoit à jouer +son rôle, protesta, en présence du roi, contre cet acte d'autorité; et, +dès que le roi fut sorti, l'assemblée, où les pairs étoient encore, +adhéra, par un arrêté, à la protestation du prince. + +Le lendemain, la grande députation du Parlement fut mandée à Versailles. +Le roi biffa l'arrêté de la veille, défendit sur le même objet toute +nouvelle délibération, exila le duc d'Orléans à Villers-Cotterets, et +deux conseillers de grand'chambre, Fréteau et Sabatier, l'un au château +de Ham, l'autre au Mont-Saint-Michel. + +Dès lors la ligue des parlemens fut générale contre le ministère; et +Brienne, désespérant de les soumettre, résolut de les anéantir. À ce +hardi projet, qu'il porta au conseil, étoit joint celui d'une cour +plénière et permanente pour l'enregistrement des lois. + +Dans ce conseil, Lamoignon combattit l'idée de la cour plénière, mais +inutilement. Avec plus de succès, il s'opposa à la destruction de la +haute magistrature; «moyen trop violent, dit-il, et que Maupeou avait +déshonoré». Il y substitua le projet d'affoiblir l'influence du +Parlement de Paris et sa force de résistance, en érigeant dans son +ressort des bailliages considérables, dont la compétence éteindroit le +plus grand nombre des procès, et rendroit inutiles les chambres des +enquêtes, tumultueuses et bruyantes, dont on vouloit se délivrer. Cette +manière simple et sûre de réduire les parlemens par l'accroissement des +bailliages, devoit être agréable aux peuples; elle abrégeoit la +procédure, épargnoit aux plaideurs les frais des longs voyages, les +lenteurs des appels, les rapines de la chicane; et, à l'égard d'un +ressort aussi vaste que celui de Paris, ce projet portoit avec lui +l'évidence de sa bonté. Brienne y voulut englober tous les parlemens du +royaume, et, sans calculer quelle masse de résistance il auroit à +vaincre, il chargea le garde des sceaux d'en rédiger le plan et d'en +dresser l'édit. En même temps il lui traça une forme de cour plénière +qu'il croyoit assez imposante pour assurer aux lois le respect et +l'obéissance. Cette grande opération fut le secret du lit de justice du +8 mai 1788. Mais le silence que l'on gardoit sur ce qui devoit s'y +passer, l'ordre donné aux gouverneurs des provinces de se rendre à leurs +postes, les paquets envoyés aux commandans des villes où résidoient les +parlemens, peut-être aussi quelque infidélité des imprimeurs ayant +éventé le projet d'attaquer la magistrature, elle se mit en garde; et, +trois jours avant le lit de justice (le 5 mai), le Parlement assemblé +protesta contre tout ce qui s'y feroit, avec promesse et sous le serment +le plus saint de ne reprendre ses fonctions que dans le même lieu, et +tout le corps ensemble, sans souffrir qu'aucun de ses membres en fût +exclu ni séparé. + +Dès qu'à Versailles on fut averti de la résolution et de l'engagement +que le Parlement avoit pris, et que d'Épréménil en étoit le moteur, +Brienne obtint du roi l'ordre pour arrêter cet homme dangereux; et +d'Épréménil, au moment qu'on venoit l'enlever chez lui, s'étant sauvé +dans la grand'chambre, qui étoit alors en séance, il y fut pris, et +conduit prisonnier aux îles Sainte-Marguerite. + +Le lit de justice qui, le 8 mai, fut tenu à Versailles, le fut le même +jour par les gouverneurs des provinces dans tous les parlemens du +royaume; et les lois qu'on y promulgua, presque toutes conformes aux +voeux de la nation, y trouvèrent partout la même résistance. + +L'administration de la justice mieux distribuée dans les provinces, les +tribunaux moins éloignés, les appels moins fréquens, les grandes causes +réservées aux cours supérieures, les moindres terminées en moins de +temps et à moins de frais, la réforme de l'ordonnance criminelle promise +et déjà commencée, un mois de surséance accordé au coupable après sa +sentence de mort, la torture abolie et la sellette supprimée, un +dédommagement accordé par la loi à l'innocent qu'elle auroit poursuivi, +l'obligation imposée au juge, en infligeant la peine, de qualifier le +délit, tout cela sembloit désirable; les États généraux promis avant le +terme de cinq ans, la parole donnée du roi de les rendre périodiques; +toutes les lois bursales acceptées et consenties par la nation +elle-même, et, pour la vérification des autres lois, un tribunal exprès, +où ne seroient jugées que les causes de forfaiture: il n'y avoit encore +là rien qui, pour l'avenir, parût devoir être alarmant. Mais, d'un côté, +en attendant la convocation des États généraux, l'on voyoit, dans les +parlemens, renverser la seule barrière qui jusque-là pût s'opposer au +despotisme des ministres; de l'autre, cette cour plénière, dont le nom +seul auroit été une cause de défaveur, présentoit une idée de tribunal +oligarchique, d'autant plus redoutable qu'il seroit revêtu de toute la +force publique et de tout l'appareil des lois. + +Ce tribunal, où siégeroient les officiers de la couronne et les +commandans des armées, les pairs et les grands du royaume, des +magistrats choisis au gré du roi dans ses conseils, et cette +grand'chambre du Parlement, de tous temps fidèle et soumise à l'autorité +souveraine, paraissoit devoir être un contre-poids trop fort pour +l'assemblée des États. + +Ainsi, dans ce lit de justice, la nation ne vit qu'un despotisme déguisé +sous de spécieux avantages. Le cours de la justice suspendu dans tout le +royaume y excitoit un murmure universel; et, dans Paris, cette milice +praticienne (la basoche), qui étoit dévouée au Parlement, inondoit les +cours du palais. La bourgeoisie étoit tranquille; elle savoit que la +querelle du Parlement avec la cour venoit d'un refus de souscrire à +l'égale imposition des vingtièmes sur tous les biens, et ce refus ne la +disposoit pas à se liguer avec la classe privilégiée. Mais il y a dans +Paris une masse de peuple qui, observant d'un oeil envieux et chagrin les +jouissances qui l'environnent, souffre impatiemment de n'avoir en +partage que le travail et la pauvreté, et qui, dans l'espérance vague de +quelque changement heureux pour lui, s'empresse d'accourir au premier +signal du désordre, et de se rallier au premier factieux qui lui promet +un sort plus doux. Ce fut par cette multitude que fut fortifié à +l'entour du palais, en présence du Parlement, le parti de ses +défenseurs. La magistrature se fit protéger par la populace, et sous les +yeux de la grande police furent impunément commis tous les excès de la +plus grossière licence: pernicieux exemple, que l'on n'a que trop imité! +Ce fut donc par le Parlement que fut d'abord provoquée l'insurrection et +la révolte. La bonté du roi ne se lassa point d'épargner les voies de +rigueur. Il fit poster des gardes aux avenues du palais; mais il leur +fit prescrire de n'employer leurs armes qu'à mettre en sûreté la vie et +le repos des citoyens. Ce fut ainsi que le tumulte fut contenu et +réprimé sans violence. Cependant, soit par l'inaction d'une police +timide et foible, soit par l'impulsion de ceux qui, en excitant le +trouble, répondoient de l'impunité, les mouvemens séditieux parmi le +peuple de Paris alloient toujours croissant. + +Dans les provinces, le despotisme des parlemens, chacun dans son +ressort, la sécurité dont jouissoient leurs membres dans les vexations +qu'ils exerçoient sur leurs voisins, leur arrogance, leur orgueil, +n'étoient pas faits pour rendre leur cause intéressante; mais, par leurs +relations et leurs intelligences dans la classe privilégiée, ils +formoient avec elle un parti nombreux et puissant. Le peuple même +s'étoit laissé persuader que la cause des parlemens étoit la sienne. Il +croyoit en Bretagne qu'il s'agissoit d'un impôt sur les salins; on lui +disoit ailleurs qu'il étoit menacé de nouvelles concussions; et les +magistrats s'abaissoient jusqu'à répandre eux-mêmes ces mensonges. + +Brienne, au milieu de ces agitations, apprit que la noblesse de Bretagne +envoyoit douze députés pour dénoncer au roi l'iniquité de son lit de +justice. Aussitôt le ministre de la maison du roi, le baron de Breteuil, +eut ordre de faire avancer la maréchaussée jusqu'à Senlis pour les y +attendre et pour les renvoyer. L'ordre fut mal exécuté, les députés +passèrent; mais, à peine arrivés, ils furent mis à la Bastille. +Incontinent la noblesse bretonne, au lieu de douze députés, en envoya +cinquante-quatre. Ceux-ci furent admis à l'audience du roi, et les douze +autres relâchés. Le baron de Breteuil, accusé par Brienne de le mal +seconder, ne dissimula point sa répugnance à faire ce qu'il n'approuvoit +pas, et il demanda sa retraite. + +Dans ce même temps, la province de Dauphiné leva l'étendard de la +liberté, en se donnant à elle-même cette constitution qui, vantée comme +un modèle, a eu depuis tant d'influence. Dans la nouvelle forme que le +Dauphiné donnoit à ses états, le tiers avoit la moitié des voix. +Brienne, avec sa légèreté naturelle, autorisa cette disposition, ne +voyant jamais rien au delà du moment. Enfin, réduit par sa foiblesse et +par l'insurrection générale des parlemens à capituler avec eux, il +consentit à ce qu'il avoit refusé avec le plus de résistance, et, par un +arrêt du conseil du 8 août, il fit promettre au roi de convoquer les +États généraux le mois de mai suivant, résolution tardive, qui ne fit +qu'annoncer la fin d'un ministre aux abois. + +Les finances étoient ruinées, les coffres du roi vides, plus de nouvel +impôt, plus de nouvel emprunt, plus d'espérance de crédit, et de tous +côtés les besoins les plus urgens; les rentes sur la ville, le prêt même +des troupes, tout alloit manquer à la fois. Il n'en falloit pas moins +pour forcer Brienne à reconnoître son incapacité, ou du moins +l'impuissance où il étoit de tirer la chose publique de cet abîme de +misère. Il voulut achever de se déshonorer, et, par un arrêt du conseil +du 16 août, il déclara que les deux cinquièmes des payemens sur le +Trésor royal se feroient en billets d'État. La malédiction publique +fondit sur lui comme un déluge. Alors enfin il se résolut à demander le +rappel de Necker; mais Necker refusa de s'associer avec lui. Il répondit +que, «s'il avoit encore quelque espérance d'être utile à l'État, cette +espérance étoit fondée sur la confiance dont la nation l'honoroit, et +que, pour conserver quelque crédit lui-même, on savoit quelle condition +il étoit obligé de mettre à son retour». «Cette réponse est mon arrêt, +dit Brienne au garde des sceaux; il faut céder la place»; et il donna sa +démission (23 août 1788). + +Il ne laissoit au Trésor royal que quatre cent mille livres de fonds, +soit en argent, soit en autres valeurs; et, la veille de son départ, il +y envoya prendre les vingt mille livres de son mois de ministre, qui +n'étoit point encore échu: exactitude d'autant plus remarquable que, +sans compter les appointemens de sa place, et six mille livres de +pension attachée à son cordon bleu, il possédoit en bénéfices six cent +soixante-dix-huit mille livres de rente, et que, tout récemment encore, +une coupe de bois dans l'une de ses abbayes lui avoit valu un million. + +La considération dont Necker avoit joui s'étoit accrue dans sa disgrâce; +mais autant l'estime publique devoit l'encourager, autant devoit +l'inquiéter la situation du royaume. + +Alentour de la capitale, soixante lieues carrées de pays, et du pays le +plus fertile, absolument dévastées par la grêle à la veille de la +moisson; la récolte mauvaise dans tout le reste du royaume; le prix des +blés exagéré encore par la crainte de la famine, et, dans l'urgente +nécessité d'en faire venir du dehors, aucun fonds ni aucun crédit; tous +les effets royaux décriés sur la place et presque sans valeur; toute +voie interdite et aux emprunts et aux impôts; d'un côté, la recette +nécessairement appauvrie; de l'autre, la dépense forcément augmentée, +et, au lieu des contributions auxquelles sont soumis les habitans de la +campagne, des secours pressans à répandre dans les lieux que la grêle +venoit de ruiner; les tribunaux dans l'inaction; partout la licence +impunie et la police intimidée; la discipline même chancelante parmi les +troupes, et attaquée dans ce principe d'obéissance et de fidélité qui en +est le nerf et le ressort; tout l'ancien droit public discuté et mis en +problème; enfin toutes les classes et tous les ordres de l'État, sans +convenir les uns avec les autres, ni chacun d'eux avec lui-même, sur ce +que devoient être les États généraux, s'accordant à les demander avec +les plus vives instances, et jusque-là ne voulant entendre à aucune +subvention: telle étoit la crise effrayante où Necker trouvoit le +royaume. + +Son premier soin fut de rétablir l'ordre; l'interdiction des parlemens +fut révoquée, la justice reprit son cours, et les lois de la police leur +force et leur action. Le Trésor, vide à l'arrivée de Necker, parut tout +à coup se remplir; les caisses en furent ouvertes; et, si le désolant +arrêt du 16 août ne fut pas révoqué d'abord, au moins fut-il comme +annulé: tout fut payé en espèces sonnantes; et, quelques semaines après, +un nouvel arrêt du conseil acheva d'effacer la honte de la faillite de +Brienne. + +En laissant tomber ce ministre disgracié dans le mépris, la haine +publique s'étoit jetée sur Lamoignon, regardé comme son complice; il +fallut le sacrifier. Cependant, comme je dois plus à la vérité qu'à +l'opinion, j'oserai dire que le roi perdit dans Lamoignon un bon +ministre, et l'État un bon citoyen. Trompé par la réputation que Brienne +avoit usurpée, Lamoignon n'avoit vu d'abord rien de meilleur à faire que +de se lier avec lui, sous la promesse réciproque d'agir ensemble et de +concert. Il ne fut pas longtemps à reconnoître en lui une tête vide et +légère; mais, en le voyant s'engager dans des défilés dangereux, il +l'avertit souvent, l'arrêta quelquefois, et ne l'abandonna jamais. Le +tort ou le malheur de Lamoignon fut d'être mal associé. Il vouloit +ardemment le bien, il aimoit tendrement le roi: il m'a dit à moi-même +qu'il ne connoissoit pas un meilleur ni un plus honnête homme; et lui, +plein de ce vieil esprit d'intégrité de ses ancêtres, il sembloit avoir +pris pour ses vertus de caractère le courage et la loyauté. La haine +même des parlemens étoit un éloge pour lui. L'estime, et, en secret, la +confiance du roi, l'avoient suivi dans sa retraite de Bâville. Mais, ou +le chagrin de l'exil, ou quelque peine domestique, lui fit abandonner la +vie (le 18 mai 1789), et lui épargna des spectacles dont il seroit mort +de douleur. + +Necker avoit pris dans le conseil un ascendant qu'on n'aura point de +peine à concevoir en voyant ce qu'avoit produit son retour dans le +ministère. Un hiver aussi rude et plus long que celui de 1709 faisoit +paroître encore plus étonnantes les ressources de ce ministre. Aucun +nouvel impôt, aucun nouvel emprunt connu; et, au moyen d'un peu de +lenteur qui n'excitoit aucune plainte, les rentes, les pensions, les +dettes exigibles, régulièrement acquittées; et, de tous les pays du +monde, les blés affluant dans nos ports pour nous sauver de la famine; +des secours accordés aux malheureux dans les campagnes; des soulagemens +aux malades, aux vieillards, aux enfans délaissés dans les hôpitaux; des +frais immenses pour assurer, pour accélérer l'arrivée des subsistances: +tels étoient les services que Necker rendoit à l'État; et il est +vraisemblable que, si, sans intervalle, conservé dans le ministère, on +lui eût laissé mettre à profit le bénéfice de la paix, dans la situation +prospère où l'on auroit vu le royaume, personne n'eût pensé aux États +généraux, personne au moins n'en eût parlé. + +Mais, la parole du roi une fois engagée de les assembler au mois de mai, +il étoit difficile à Necker de l'y faire manquer sans s'aliéner les +esprits. D'ailleurs, il ne l'a pas dissimulé lui-même, il souhaitoit +dans le fond de son âme la convocation des États. + +«Je pensai, dit-il en parlant de sa conduite à cette époque, je pensai +qu'en entretenant la tranquillité dans le royaume, en soutenant +l'édifice chancelant des finances, en subvenant à la disette des +subsistances, et en aplanissant ainsi toutes les voies au plus grand et +au plus désiré des événemens, j'aurois rempli suffisamment ma tâche, +j'aurois acquitté mes devoirs d'homme public, de bon citoyen et de +fidèle serviteur d'un roi qui vouloit le bien de l'État.» Quant aux +motifs qui l'animoient, il nous les a expliqués de même. «J'avois connu, +dit-il[33], mieux que personne, combien étoit instable et passager le +bien qu'on pouvoit faire sous un gouvernement où les principes +d'administration changeoient au gré des ministres, et les ministres au +gré de l'intrigue. J'avois observé que, dans le cours passager de +l'administration des hommes publics, aucune idée générale n'avoit le +temps de s'établir, aucun bienfait ne pouvoit se consolider.» Il se +souvenoit de ce cabinet de Maurepas, où lui-même _il montoit avec +crainte et mélancolie, lorsqu'il falloit entretenir de réforme et +d'économie un ministre vieilli dans le faste et les usages de la cour_. +C'étoit la vive impression qu'avoient faite sur lui _les contrariétés, +les dégoûts, les obstacles qu'il avoit essuyés lui-même et les combats +qu'il avoit eus à livrer et à soutenir_, qui lui faisoit regarder les +États généraux comme un port de salut pour la chose publique. + +Mais, si cette convocation avoit ses avantages, elle avoit aussi ses +dangers; et la forme surtout qu'on lui auroit donnée pouvoit être d'une +importance grave et d'une extrême conséquence. + +Necker parut d'abord ne pas vouloir prendre sur lui le risque de cette +première opération. Il demanda au roi de rappeler auprès de lui cette +assemblée de notables dont il avoit éprouvé le zèle, pour se consulter +avec eux. + +Les exemples du temps passé, pour la composition des États généraux, +étoient inconstans et divers; mais le plus grand nombre de ces exemples +étoient favorables à la classe privilégiée, et, si celui de 1614 étoit +suivi, comme le Parlement le demandoit et croyoit l'obtenir, l'ordre de +la noblesse et celui du clergé s'assuroient la prépondérance. Leurs +droits, leurs privilèges, leur seroient conservés et garantis pour +l'avenir; et, en échange du service que le Parlement leur auroit rendu, +il seroit constitué lui-même, dans l'intervalle des assemblées, leur +représentant perpétuel. Mais, dans la classe populaire, l'esprit public +avoit pris un caractère qui ne s'accordoit plus avec les prétentions de +la classe parlementaire et féodale. Le laboureur dans les campagnes, +l'artisan dans les villes, l'honnête bourgeois occupé de son négoce, ou +de son industrie, ne demandoient qu'à être soulagés; et, livrés à +eux-mêmes, ils n'auroient député que des gens paisibles comme eux. Mais +dans les villes, et surtout à Paris, il existe une classe d'hommes qui, +quoique distingués par l'éducation, tiennent au peuple par la naissance, +font cause commune avec lui, et, lorsqu'il s'agit de leurs droits, +prennent ses intérêts, lui prêtent leurs lumières, et lui donnent leurs +passions. C'étoit dans cette classe que se formoit depuis longtemps cet +esprit novateur, contentieux, hardi, qui acquéroit tous les jours plus +de force et plus d'influence. + +L'exemple tout récent de l'Amérique septentrionale, rendue à elle-même +par son propre courage et par le secours de nos armes, nous étoit sans +cesse vanté. Le voisinage des Anglois, l'usage plus fréquent de voyager +dans leur pays, l'étude de leur langue, la vogue de leurs livres, la +lecture assidue de leurs papiers publics, l'avide curiosité de ce qui +s'étoit dit et passé dans leur Parlement, la vivacité des éloges qu'on +donnoit à leurs orateurs, l'intérêt qu'on prenoit à leurs débats, enfin +jusqu'à l'affectation de se donner leurs goûts, leurs modes, leurs +manières, tout annonçoit une disposition prochaine à s'assimiler avec +eux; et véritablement ce spectacle de liberté publique et de sûreté +personnelle, ce noble et digne usage du droit de propriété dans +l'acceptation volontaire et l'équitable répartition de l'impôt +nécessaire aux besoins de l'État, avoit droit d'exciter en nous des +mouvemens d'émulation. C'étoit d'après de tels exemples que des hommes +instruits, remuans et audacieux avertissoient partout le peuple de ne +pas oublier ses droits, et le ministre d'en prendre soin. + +Le ministre ne demandoit qu'à maintenir les droits du peuple, car la +ligue des parlemens, du clergé et de la noblesse contre l'autorité +royale l'avoit réduit à regarder le peuple comme le refuge du roi. Mais, +contre une si grande masse de résistance et de crédit, il se sentoit +trop foible, et il avoit besoin d'être fortement appuyé. + +Il n'étoit pas bien sûr de l'être par l'assemblée des notables. Cette +assemblée où domineroient l'église, l'épée et la robe, et dans laquelle +les notables des villes n'auroient pas même le tiers des voix, ne devoit +guère être favorable aux communes. + +Mais, quel que fût le résultat des délibérations, le mouvement seroit +donné aux esprits dans tout le royaume, et les grands intérêts de la +chose publique, agités dans cette assemblée, le seroient encore plus +vivement au dehors. C'étoit de là surtout que le ministre attendoit sa +force, et peut-être cet appareil de consultation n'étoit-il qu'une lice +ouverte à l'opinion nationale, ou qu'un signal pour elle de se +manifester. Le roi l'y avoit invitée par un arrêt du conseil, avant le +renvoi de Brienne. Il étoit donc probable que l'opinion publique en +imposeroit aux notables. Déjà se montrant populaires dans leur première +assemblée de 1787, non seulement ils avoient consenti, mais ils avoient +demandé eux-mêmes que, dans les assemblées provinciales que proposoit +Calonne, le nombre des membres du tiers état fût égal à celui des +membres du clergé et de la noblesse réunis. La question sembloit donc +jugée par eux-mêmes, et Necker ne faisoit que leur laisser l'honneur de +confirmer leur décision. La même disposition, dans les états de +Dauphiné, avoit été hautement louée et proclamée comme un modèle. Ainsi, +de tous côtés, les notables étoient avertis d'être populaires; et il n'y +avoit aucune apparence qu'ils voulussent ou qu'ils osassent cesser de +l'être après l'avoir été. + +Ce fut dans cette confiance que la même assemblée de 1787 fut convoquée +de nouveau le 5 octobre 1788, et se réunit à Versailles le 3 novembre de +la même année. + +Mais, lorsqu'il y fut question de composer dans les États ce conseil +national, ce tribunal suprême où seraient discutés leurs droits, leurs +privilèges, et tous les plus grands intérêts de leur rang et de leur +fortune, chacun des ordres ne s'occupa que des dangers qu'il alloit +courir. + +Les objets sur lesquels on avoit à délibérer furent proposés en +questions, dont les principales étoient: Quel devoit être le nombre +respectif des députés de chaque ordre? Quelle avoit été et quelle +pouvoit être leur forme de délibérer? Quelles conditions seroient +nécessaires pour être électeur et pour être éligible dans l'ordre du +clergé et dans celui du tiers, soit dans les communautés des campagnes, +soit dans celles des villes? Ces deux qualités devoient-elles avoir pour +titre une mesure de propriété réelle, ou seulement une quotité? et +quelle quotité dans l'imposition? + +L'assemblée étoit divisée en six bureaux, présidés chacun par un prince; +et le roi demandoit que, sur chacune des questions proposées, les +bureaux ayant formé chacun leur voeu définitif, ces avis motivés et +suffisamment développés lui fussent tous remis, avec le compte des +suffrages qu'auroit eus chaque opinion. + +Dans le bureau présidé par _Monsieur_, les opinions se partagèrent sur +le nombre des députés que chaque ordre devoit avoir; et, à la pluralité +de treize contre douze, il fut décidé que chaque députation seroit +composée de quatre députés, un de l'église, un de la noblesse, et deux +du tiers état. + +Les cinq autres bureaux, les uns à l'unanimité, les autres à la grande +pluralité des voix, demandèrent que le nombre des représentans fût égal +pour chacun des trois ordres, et que le roi fût supplié de ne pas +laisser porter atteinte à cette égalité de suffrages, qu'ils regardoient +comme la sauvegarde de l'État et comme le plus ferme appui de la +constitution et de la liberté civile et politique. Ils reconnoissoient +tous qu'aucune délibération ne pouvoit être prise légalement sans le +concours des trois ordres; que deux n'auroient pas droit d'engager le +troisième, et qu'ainsi le _veto_ d'un seul lui suffiroit pour garantir +sa liberté; mais ce principe même fondoit pour eux le droit de l'égalité +respective. «Telle est en France, disoient-ils, la balance des forces +publiques; elle ne donne pas au tiers état un ascendant injuste sur les +deux autres ordres, mais elle lui assigne la même mesure de pouvoir; +elle ne l'autorise pas à leur donner la loi, mais elle ne permet pas +qu'il la reçoive. Or la députation double, si elle lui étoit accordée, +détruiroit ce rapport d'égalité et d'indépendance: elle conduiroit à la +forme de délibérer par tête; elle en inspireroit la pensée; elle en +feroit chercher les moyens; et qui pourroit en calculer les pernicieuses +conséquences? Vers cet objet seroit dirigée la première délibération des +États, et son effet seroit d'y produire la plus dangereuse +fermentation.» + +Ainsi la seconde question, savoir: quelle seroit la forme de délibérer? +ne fut pas même mise en doute; et, à l'exception du bureau de +_Monsieur_, qui en laissoit le choix aux États, tous demandèrent +l'opinion par ordre. + +Les raisons du parti de la minorité pour demander en faveur du tiers la +double représentation étoient qu'en supposant qu'on opinât par ordre, il +étoit juste et naturel que, dans une assemblée où les lois, les arts, +l'industrie, le commerce, l'agriculture, les finances, seroient sans +cesse mis en délibération, la classe instruite par état de tous ces +objets fût au moins d'égale force avec la classe qui n'en faisoit pas +son étude; qu'il devoit arriver souvent que l'objet de la délibération +fût de nature à exiger l'opinion par tête; qu'alors surtout le droit +qu'auroit le tiers de pouvoir opposer deux voix aux deux autres voix +réunies étoit aussi incontestable que le droit qu'il avoit de ne pas se +laisser éternellement dominer. + +Personne, ajoute-t-on, ne peut disputer aux États généraux le droit de +régler leur police intérieure et de déterminer la manière dont les +suffrages seront donnés et recueillis. Or, par exemple, sur l'impôt, il +seroit impossible, à moins d'une injustice manifeste, qu'on prît la voix +de l'opinion par tête, si de trois voix le tiers n'en avoit qu'une: car, +la noblesse et le clergé étant sur cet article inséparables d'intérêts, +ils le seroient d'opinions, et il n'y auroit plus que deux partis, dont +l'un seroit double de l'autre. + +À l'égard des élections, tous les bureaux, séduits par ce principe que +la confiance devoit seule déterminer le choix, rendirent les conditions +du droit d'élire et d'être élu les plus légères qu'il fût possible: nul +égard à la propriété; et, moyennant une contribution modique, tout +domicilié auroit dans son bailliage le droit d'être électeur et seroit +éligible. De même tout ecclésiastique ayant en bénéfice ou en propriété +le revenu d'un curé de village pouvoit être électeur et pouvoit être +élu. + +Cependant les mêmes questions s'agitoient hors de l'assemblée; le public +s'en étoit saisi, et, dans les entretiens comme dans les écrits, la +cause du peuple étoit plaidée avec chaleur et véhémence. + +Dès l'ouverture de l'assemblée des notables, dans le comité que +_Monsieur_ présidoit, le prince de Conti dénonçant ces écrits dont la +France étoit inondée: «Veuillez, _Monsieur_, avoit-il dit, représenter +au roi combien il est important pour la stabilité de son trône, pour les +lois et pour le bon ordre, que tous les nouveaux systèmes soient +proscrits à jamais, et que la constitution et ses formes anciennes +soient maintenues dans leur intégrité.» Si Necker avoit été frappé de +cette prévoyance comme il auroit dû l'être, il n'eût pas fait répondre +par le roi que cet objet n'étoit pas l'un de ceux pour lesquels il avoit +assemblé les notables. + +Toutes les villes du royaume s'occupant de l'objet des députations, on y +faisoit valoir, en faveur du tiers état, non seulement le droit des neuf +dixièmes de la nation, en concurrence avec les deux vingtièmes, mais le +droit plus incontestable que donnoit dans l'État à cette classe +laborieuse l'importance de ses travaux. Brave et docile dans les armées, +infatigable dans les campagnes, industrieuse dans les villes; sûreté, +richesse, abondance, force, lumière, jouissance de toute espèce, tout +venoit d'elle; et à cette classe productrice et conservatrice de tous +les biens un petit nombre d'hommes, pour la plupart oisifs et richement +dotés, disputoient le droit d'être admise en nombre égal avec leurs +députés dans le conseil national; et, pour la tenir subjuguée, ils se +seroient arrogé sur elle l'éternel ascendant de la pluralité. C'étoit +ainsi que les sociétés populaires s'animoient elles-mêmes à défendre +leurs droits; et cette liberté naissante, qu'il eût été aussi nécessaire +que difficile de réprimer, gagnoit tous les esprits. + +Vint enfin le moment où des opinions de l'assemblée des notables, et des +réclamations des villes et des provinces du royaume, il fallut que le +roi formât une résolution. Ce fut l'objet du conseil d'État du 27 +décembre 1788. Necker y fit le rapport des opinions des bureaux sur les +points les plus importans, singulièrement sur le nombre des députés pour +chacun des trois ordres; et, après avoir mis dans la balance les +autorités, les exemples, les réflexions, les motifs pour et contre, +donnant lui-même son opinion: «Je pense, dit-il, que le roi peut et doit +appeler aux États généraux un nombre de députés du tiers état égal au +nombre des députés des deux autres ordres réunis, non pour forcer, comme +on pourroit le craindre, la délibération par tête, mais pour satisfaire +le voeu général et raisonnable des communes de son royaume.» + +L'avis de Necker fut celui du conseil, et le roi décida qu'on y +conformeroit les lettres de convocation. Ainsi, sur l'article essentiel, +Necker parut n'avoir consulté les notables que pour s'autoriser de leur +opinion si elle étoit favorable au peuple, ou pour la rejeter si elle ne +l'étoit pas, et pour donner le temps à celle des provinces de se +déclarer hautement. + +Necker ne dissimula point qu'il souhaitoit de voir établir, et d'une +manière durable, un juste rapport entre les revenus et les dépenses de +l'État, un prudent emploi du crédit, une égale distribution des impôts, +un plan général de bienfaisance, un système éclairé de législation; +par-dessus tout une garantie continuelle de la liberté civile et de la +liberté politique; et tous ces avantages, il ne les espéroit des États +généraux qu'autant que les communes y feroient respecter leurs justes +réclamations. Le _veto_ de l'un des trois ordres, s'ils opinoient par +chambre, lui sembloit un obstacle invincible et perpétuel aux meilleures +résolutions. Il vouloit donc que l'on pût recourir à l'opinion par tête: +ce qui ne seroit équitable qu'autant que les communes seroient en nombre +égal avec l'église et la noblesse. C'étoit de ces deux ordres ligués +avec les parlemens qu'étoit venue la résistance à la perception des +vingtièmes; c'étoit pour rompre cette ligue qu'on avoit recours aux +communes. Alors encore le langage des communes étoit l'expression des +sentimens les plus convenables et pour l'autorité royale et pour la +personne du roi. Ce fut à ce langage que le ministre fut trompé. + +On vient de voir que les notables, en réduisant à une contribution +modique le droit d'élire et d'être élu, l'avoient rendu indépendant de +toute propriété réelle, au risque d'y laisser introduire un grand nombre +d'hommes indifférens sur le sort de l'État. Necker, dans l'illusion +qu'il avoit le malheur de se faire à lui-même sur l'attention qu'auroit +le peuple à bien choisir ses députés, et sur le caractère de sagesse et +de probité qu'un saint respect pour leurs fonctions imprimeroit aux +députés du peuple, crut devoir, comme les notables, gêner le moins +possible la liberté des élections, et fixer au plus bas la quotité +d'imposition qui donnerait droit d'être élu. Ce fut l'une de ses +erreurs. En accordant au tiers état l'égalité du nombre, il devoit bien +prévoir qu'une partie du clergé se rangeroit du côté du peuple; et à ce +clergé populaire il donna cependant tous les moyens de se trouver en +force dans les premières élections: tous les curés y étoient admis, +tandis qu'il n'accordoit aux collégiales qu'un représentant par +chapitre. Les curés devoient donc être élus en grand nombre, et aller +grossir aux États le parti auquel ils tenoient, et par les noeuds du +sang, et par leurs habitudes, et surtout par la vieille haine qu'ils +couvoient pour le haut clergé. + +Cependant, comme cet avantage étoit trop évident s'il étoit décidé que +l'on opineroit par tête, le ministre accordoit aux premiers ordres la +liberté de n'opiner ainsi que de leur plein consentement, source de +dissensions où infailliblement les plus foibles succomberoient. + +C'est ici le moment critique où la conduite de ce ministre cesse d'être +irrépréhensible et a besoin d'apologie. Jamais homme ne fut plus éloigné +que lui de l'infidélité perfide dont l'a fait accuser l'iniquité des +temps; mais, quant à la sécurité de sa confiance en un peuple que la +Ligue et la Fronde lui avoient dû faire assez connoître, il est trop +vrai que rien ne sauroit l'excuser. + +Sans doute, pour remplir et les devoirs d'homme public, et ceux de +citoyen, et ceux de serviteur d'un roi jeune et vertueux, comme il le +dit lui-même, il falloit «éclairer sa justice, diriger ses inclinations, +et le faire jouir de la première des faveurs du trône, de la félicité +des peuples et de leurs touchantes bénédictions». Mais il falloit +éclairer sa sagesse en même temps que sa justice; l'avertir, en le +conduisant, des risques qu'il alloit courir; ne pas couvrir de fleurs le +bord du précipice, prendre soin de l'en garantir, et voir si, au lieu de +bénédictions, ce ne seroient pas des outrages et des affronts sanglans +qu'il l'exposoit à recevoir. Le roi s'abandonnoit à la prudence de son +ministre; c'étoit pour celui-ci une obligation sacrée d'être +précautionné, timide et méfiant. Necker ne le fut pas assez. Il y avoit +de grands maux à craindre; il ne sut prévoir que le bien. + +Cet esprit solitaire, abstrait, recueilli en lui-même, naturellement +exalté, se communiquoit peu aux hommes, et peu d'hommes étoient tentés +de se communiquer à lui; il ne les connoissoit que par des aperçus ou +trop isolés, ou trop vagues; et de là ses illusions sur le caractère du +peuple, à la merci duquel il mettoit l'État et le roi. + +La lutte continuelle qu'il avoit eue à soutenir contre toutes les +factions de l'intérêt particulier lui avoit donné de la cour et du monde +une opinion peu favorable, et il en jugeoit sainement; mais du gros de +la nation il s'étoit fait, comme à plaisir, une opinion fantastique et +infiniment trop flatteuse. Il s'étoit entendu louer, bénir, exalter par +ce peuple; il avoit joui de sa confiance, de son amour, de ses regrets: +c'étoit lui qui l'avoit vengé des noirceurs de la calomnie; c'étoit sa +voix qui de l'exil l'avoit rappelé au ministère, et qui l'y soutenoit +encore. Lié par la reconnoissance, il ne l'étoit pas moins par ses +propres bienfaits; et, personnellement obligé envers le peuple à le +croire sensible et juste, il se persuadoit qu'il le seroit toujours. +Ainsi son propre exemple lui en fit oublier d'autres qui l'auroient +averti de l'inconstance de ce peuple, de sa légèreté, de sa facilité à +passer d'un excès à l'autre, à se laisser corrompre, égarer, irriter, +jusqu'à la frénésie et la plus brutale fureur. + +Dans une classe au-dessus du peuple, mais attenant au peuple, il ne +voulut pas voir combien de passions obscures et timides n'attendoient, +pour se déceler, s'allumer, éclater ensemble, qu'un foyer qui les +réunît. La vanité, l'orgueil, l'envie, l'ambition de dominer, ou du +moins d'abaisser ceux que d'un oeil jaloux on voyoit au-dessus de soi; +des intérêts plus vils et des vices plus bas encore, les spéculations de +la cupidité, les calculs des âmes vénales, tous germes éternels de +factions et de discordes, étoient des élémens que Necker sembloit +n'avoir point démêlés. L'idée abstraite et séduisante d'une nation +douce, aimable, généreuse, préoccupoit tous ses esprits. + +Dans cette espèce d'enivrement, il ne crut point accorder trop de faveur +au parti populaire. Après lui avoir assuré une pluralité constante, il +voulut ajouter l'avantage du lieu à cet avantage du nombre. La sûreté, +la liberté, la tranquillité des délibérations demandoient +essentiellement un lieu inaccessible aux insultes du peuple, un lieu +aisé à garantir de toute espèce de tumulte; et lui, sa première pensée +fut de placer les États généraux dans Paris, au milieu du peuple le plus +nombreux, le plus facile à émouvoir, à soulever, et le plus redoutable +dans ses soulèvemens: ce ne fut que par déférence pour l'avis du conseil +qu'il se contenta de les établir à Versailles, _statio malefida +carinis_. + +Celle des salles qu'on destinoit aux assemblées générales, et dans +laquelle, entre les trois ordres, s'agiteroient les plus grands intérêts +de l'État, fut entourée de galeries, comme pour inviter le peuple à +venir assister aux délibérations, appuyer son parti, insulter, menacer, +effrayer le parti contraire, et changer la tribune en une scène de +théâtre, où par ses applaudissemens il exciteroit ses acteurs. Je marque +ces détails, parce qu'ils ont été de l'importance la plus grave. Mais M. +Necker ne vouloit se figurer les assemblées des États que comme un +spectacle paisible, imposant, solennel, auguste, dont le peuple auroit à +jouir. Ses espérances ne laissoient pas d'être mêlées d'inquiétudes; +mais, comme il attribuoit un grand pouvoir aux idées morales, il se +flattoit que le plus sûr moyen de prévenir les troubles qui pouvoient +naître de la dissension des ordres étoit de les animer tous de cet +enthousiasme du bien public qui rend facile et doux le plus grand +sacrifice des intérêts de corps et des intérêts personnels. Il en fit le +premier essai dans la publication de son rapport au Conseil d'État du 27 +décembre 1788; et ce fut par l'exemple du roi lui-même qu'il espéra +d'exciter dès lors cette émulation généreuse. + +En rappelant l'aveu que le roi lui avoit fait _qu'il n'avoit eu depuis +quelques années que des instans de bonheur_: «Vous le retrouverez, Sire, +ce bonheur, lui dit-il, et vous en jouirez; vous commandez à une nation +qui sait aimer. Si des nouveautés politiques, auxquelles elle n'est pas +faite encore, l'ont pu distraire pour un temps de son caractère naturel, +bientôt fixée par vos bienfaits, et affermie dans sa confiance par la +pureté de vos intentions, elle ne pensera plus qu'à jouir de l'ordre +heureux et constant dont elle vous sera redevable. Elle ne sait pas +encore, cette nation reconnoissante, tout ce que vous avez dessein de +faire pour son bonheur. Vous l'avez dit, Sire, aux ministres qui sont +honorés de votre confiance: non seulement vous voulez ratifier la +promesse que vous avez faite de ne mettre aucun nouvel impôt sans le +consentement des États, mais vous voulez encore n'en proroger aucun sans +cette condition. Vous voulez de plus assurer le retour des États +généraux, en les consultant sur l'intervalle des convocations et sur les +moyens de donner à ces dispositions une stabilité durable. Pour former +un lien solide entre l'administration particulière de chaque province et +la législation générale, vous voulez que les députés de chaque partie du +royaume se concertent ensemble sur le plan le plus convenable, et Votre +Majesté est disposée à y donner son assentiment. Votre Majesté veut +encore prévenir de la manière la plus efficace le désordre que +l'inconduite ou l'incapacité de ses ministres pourroit introduire dans +les finances; et, dans le nombre des dépenses que vous voulez fixer, +vous n'exceptez pas même celles qui tiennent plus particulièrement à +votre personne. Votre Majesté se propose d'aller au-devant du voeu bien +légitime de ses sujets, en invitant les États généraux à examiner +eux-mêmes la grande question qui s'est élevée sur les lettres de cachet. +Vous ne souhaitez, Sire, que le maintien de l'ordre, et vous voulez +abandonner à la loi tout ce qu'elle peut exécuter. C'est par le même +principe que Votre Majesté est impatiente de recevoir les avis des États +généraux sur la mesure de liberté qu'il convient d'accorder à la presse +et la publication des ouvrages relatifs à l'administration. Enfin, Sire, +vous préférez, avec raison, aux conseils passagers de vos ministres, les +délibérations durables des États généraux de votre royaume; et, quand +vous aurez éprouvé leur sagesse, vous ne craindrez pas de leur donner +une stabilité qui puisse produire la confiance, et les mettre à l'abri +des variations dans les sentimens des rois vos successeurs.» + +Ce discours du ministre, imprimé, publié, répandu dans tout le royaume +comme le gage solennel des intentions du roi, lui donnoit un droit +légitime à la confiance des peuples; et si, d'après ces dispositions, +les États avoient bien voulu se constituer le conseil suprême d'un roi +qui ne vouloit que ce qui étoit juste, et qui vouloit tout ce qui étoit +juste; d'un roi qui, de concert avec la nation, étoit déterminé à poser +sur des bases inébranlables les bornes mêmes de son pouvoir et la +colonne de la liberté, de la félicité publique, la monarchie françoise, +sans changer de nature, devenoit le gouvernement le plus doux, le plus +modéré, le plus stable qui fût jamais. Le roi, dans ce conseil +législatif de la nation, alloit présider comme un père, consulter avec +ses enfans, régler, concilier leurs droits en ami plutôt qu'en arbitre, +et rédiger avec eux en lois les moyens de les rendre heureux. C'étoit +dans cet esprit que le ministre croyoit tout disposer pour donner à la +nation et conserver à la couronne ce caractère de grandeur, de puissance +et de majesté, qu'elles devoient avoir ensemble, et que l'une sans +l'autre ne pouvoit avoir pleinement (car c'est ainsi que le roi +l'annonçoit). + +Mais, dans une nation pétulante et légère, qui tout à coup veut être +libre avant d'avoir appris à l'être, il n'est que trop naturel que la +première fougue des esprits les emporte au delà des bornes de cette +liberté; et, ces bornes franchies, le reste est le domaine des passions, +de l'erreur et du crime. + + + + +LIVRE XIV + + +Quoique Paris fût comme le foyer de la fermentation excitée dans le +royaume, les assemblées primaires y furent assez tranquilles, et ne +parurent occupées qu'à se donner de bons électeurs pour avoir de bons +députés. + +J'étois du nombre des électeurs nommés par la section[34] des Feuillans; +je fus aussi l'un des commissaires chargés de la rédaction du cahier des +demandes, et je puis dire que, dans ces demandes, il n'y avoit rien que +d'utile et de juste. Ainsi l'esprit de cette section fut raisonnable et +modéré. + +Il n'en fut pas de même de l'assemblée électorale[35]; la majeure partie +en étoit saine en arrivant; mais nous y vîmes fondre une nuée +d'intrigans qui venoient souffler parmi nous l'air contagieux qu'ils +avoient respiré aux conférences de Duport, l'un des factieux du +Parlement. + +Soit que Duport fût de bonne foi dans son dangereux fanatisme, soit +qu'ayant mieux calculé que sa compagnie les hasards qu'elle alloit +courir, il eût voulu se donner à lui-même une existence politique, on +savoit que, chez lui, dès l'hiver précédent, il avoit ouvert comme une +école de républicisme, où ses amis prenoient soin d'attirer les esprits +les plus exaltés ou les plus disposés à l'être. + +J'observai cette espèce d'hommes remuans et bruyans qui se disputoient +la parole, impatiens de se produire, aspirant à se faire inscrire sur la +liste des orateurs. Je ne fus pas longtemps à voir quelle seroit leur +influence; et, en élevant ma pensée d'un exemple particulier à une +induction générale, je reconnus que c'étoit là, de même que dans toutes +les communes, les organes de la faction, gens de palais et de chicane, +et tous accoutumés à parler en public. + +C'est une vérité connue qu'aucun peuple ne se gouverne; que l'opinion, +la volonté d'une multitude assemblée, n'est jamais, ou presque jamais, +qu'une impulsion qu'elle reçoit d'un petit nombre d'hommes, et +quelquefois d'un seul, qui la fait penser et vouloir, qui la meut et qui +la conduit. Le peuple a ses passions; mais ces passions, comme +endormies, attendent une voix qui les réveille et les irrite. On les a +comparées aux voiles d'un navire, lesquelles resteroient oisives et +flottantes si quelque vent ne les enfloit. + +Or, on sait qu'émouvoir les passions du peuple fut de tout temps +l'office de l'éloquence de la tribune; et, parmi nous, la seule école de +cette éloquence populaire étoit le barreau. Ceux même qui, dans la +plaidoirie, n'en avoient pris que la hardiesse, les mouvemens et les +clameurs, avoient sur le vulgaire un très grand avantage. Une raison +froide, un esprit solide et pensant, auquel l'abondance et la facilité +de l'élocution manqueroient au besoin, ne tiendroit pas contre la +véhémence d'un déclamateur aguerri. + +Le moyen le plus sûr de propager dans le royaume la doctrine +révolutionnaire avoit donc été d'engager dans son parti le corps des +avocats, et rien n'avoit été plus facile. Républicain par caractère, +fier et jaloux de sa liberté, enclin à la domination par l'habitude de +tenir dans ses mains le sort de ses cliens, répandu dans tout le +royaume, en possession de l'estime et de la confiance publique, en +relation continuelle avec toutes les classes de la société, exercé dans +l'art d'émouvoir et de maîtriser les esprits, l'ordre des avocats devoit +avoir sur la multitude un ascendant irrésistible; et, les uns par la +force d'une véritable éloquence, les autres par cette affluence et ce +bruit de paroles qui étourdit des têtes foibles et leur en impose avec +des mots, ils ne pouvoient manquer de primer dans les assemblées +populaires et d'y gouverner l'opinion, surtout en s'annonçant pour les +vengeurs des injures du peuple et les défenseurs de ses droits. + +On sent quel intérêt ce corps avoit lui-même à voir changer la réforme +en révolution, la monarchie en république; c'étoit pour lui une +aristocratie perpétuelle qu'il s'agissoit d'organiser. Successivement +destinés à être les moteurs de la faction républicaine, rien ne +convenoit mieux à des hommes ambitieux qui, partout en autorité de +lumières et de talens, seroient, à tour de rôle, appelés aux fonctions +publiques, et seuls, ou presque seuls, les législateurs de la France: +d'abord ses premiers magistrats, et bientôt ses vrais souverains. + +Cette perspective étoit la même non seulement pour les gens de loi, mais +pour toutes les classes de citoyens instruits, où chacun présumoit assez +de ses talens pour avoir la même espérance, avec la même ambition. + +Je ne dispute point à cette ambition un prétexte honnête et louable. +Dans les institutions humaines, il est impossible que tout soit bien; il +est même infiniment rare que tout soit le mieux ou le moins mal +possible. Un gouvernement n'est jamais qu'une machine plus ou moins +sujette à de fréquentes altérations. Il est donc nécessaire, au moins +par intervalles, ou d'en régler les mouvemens, ou d'en remonter les +ressorts; et, quel que soit l'État, monarchique ou républicain, dont on +examine la forme, il n'en est aucun dont la condition ne paroisse +effrayante lorsque dans un même tableau l'on voit accumulés tous les +vices, tous les abus, tous les crimes des temps passés. C'étoit ainsi +que l'on calomnioit le règne de Louis XVI. Quelles que fussent les +erreurs et les fautes qu'il n'avoit pu éviter, lui-même, il ne demandoit +qu'à n'en laisser aucune trace, et personne ne souhaitoit plus vivement +que lui cette réforme salutaire; mais c'étoit sous ce nom vague et +captieux de réforme qu'on déguisoit une révolution; et cette erreur +explique le succès presque universel d'un plan qui, présentant sous +divers aspects l'honnête, l'utile et le juste, s'accommodoit à tous les +caractères et concilioit tous les voeux. + +Les meilleurs citoyens se croyoient d'accord de volonté et d'intention +avec les plus médians; les esprits animés soit de l'amour du bien +public, soit d'un désir de gloire et de domination, soit d'une basse +envie ou d'une infâme ardeur de rapine et de brigandage, suivoient tous +la même impulsion, et de ces mouvemens divers le résultat étoit le même: +la subversion de l'État. C'est là ce qui me semble faire l'apologie d'un +grand nombre d'hommes que l'on a crus pervers, et qui n'ont été +qu'égarés. + +Qu'en effet quelques hommes du naturel des tigres eussent prémédité la +Révolution comme elle s'est exécutée, cela est concevable; mais que la +nation françoise, que le bas peuple même, avant que d'être dépravé, eût +consenti à ce complot barbare, impie et sacrilège, c'est ce que +personne, je crois, n'oseroit soutenir. Il est donc faux que les crimes +de la Révolution aient été les crimes de la nation, et je suis loin de +supposer qu'aucun de mes collègues à l'assemblée électorale ait pu +seulement les prévoir. + +Ce fut, je le crois, avec un aveugle enthousiasme du bien public que +nous arriva cette troupe de gens de loi, soutenue d'un cortège +d'ambitieux républicains qui, comme eux, aspiroient à se rendre célèbres +dans les conseils d'un peuple libre. Target, distingué au barreau, +d'ailleurs bien famé parmi nous, y vint jouer le premier rôle. + +Le gouvernement nous avoit envoyé pour président le lieutenant +civil[36]. Ce fut une fausse démarche, car elle étoit insoutenable. Une +assemblée essentiellement libre devoit avoir un président pris dans son +sein et de son choix. Ce magistrat soutint dignement sa mission: il nous +fit admirer sa fermeté et sa sagesse, mais inutilement. La cause fut +plaidée contradictoirement avec lui par l'avocat Target; et celui-ci, +pour avoir défendu les droits de l'assemblée, en fut proclamé président. + +Athlète exercé dès longtemps dans le pugilat du barreau, armé +d'assurance et d'audace, dévoré d'ambition, et environné d'une escorte +d'applaudisseurs bruyans, il commença par s'insinuer dans les esprits en +homme conciliant et pacifique; mais, lorsqu'il se fut emparé de cette +assemblée de citoyens nouveaux encore dans les fonctions d'hommes +publics, il leva la tête, et se prononça hautement. Au lieu de s'en +tenir, comme il étoit du devoir de sa place, à exposer fidèlement l'état +des questions soumises à l'examen de l'assemblée, à recueillir, à +résumer, à énoncer l'opinion, il la dicta. + +Nos fonctions ne se bornoient pas à élire des députés, nous avions +encore à former, dans leurs mandats, des réclamations, des plaintes, des +demandes; et chacun de ces griefs donnoit lieu à de nouvelles +déclamations. Les mots indéfinis d'égalité, de liberté, de souveraineté +du peuple, retentissoient à nos oreilles; chacun les entendoit, les +appliquoit à sa façon. Dans les règlemens de police, dans les édits sur +les finances, dans les autorités graduelles, sur lesquelles reposoient +l'ordre et la tranquillité publique, il n'y avoit rien où l'on ne +trouvât un caractère de tyrannie, et l'on attachoit une ridicule +importance aux détails les plus minutieux. Je n'en citerai qu'un +exemple. + +Il s'agissoit du mur d'enceinte et des barrières de Paris, qu'on +dénonçoit comme un enclos de bêtes fauves, trop injurieux pour des +hommes. + +«J'ai vu, nous dit l'un des orateurs, oui, citoyens, j'ai vu à la +barrière Saint-Victor, sur l'un des piliers, en sculpture, le +croirez-vous? j'ai vu l'énorme tête d'un lion, gueule béante, et +vomissant des chaînes dont il menace les passans. Peut-on imaginer un +emblème plus effrayant du despotisme et de la servitude?» L'orateur +lui-même imitoit le rugissement du lion. Tout l'auditoire étoit ému; et +moi, qui passois si souvent à la barrière Saint-Victor, je m'étonnois +que cette image horrible ne m'eût point frappé. J'y fis donc ce jour-là +une attention particulière; et, sur le pilastre, je vis pour ornement un +bouclier pendu à une chaîne mince que le sculpteur avoit attachée à un +petit mufle de lion, comme on en voit à des marteaux de porte ou à des +robinets de fontaine. + +L'intrigue avoit aussi ses comités secrets, où l'on dépouilloit tout +respect pour nos maximes les plus saintes, pour nos objets les plus +sacrés. Ni les moeurs ni le culte n'y étoient épargnés. On y montroit, +selon la doctrine de Mirabeau, comme inconciliables et comme +incompatibles, la politique avec la morale, l'esprit religieux avec +l'esprit patriotique, et les vieux préjugés avec les nouvelles vertus. +On y faisoit regarder comme inséparables sous le gouvernement d'un seul +la royauté et la tyrannie, l'obéissance et la servitude, la puissance et +l'oppression. + +Au contraire, dès que le peuple rentreroit dans ses droits d'égalité, +d'indépendance, on exagéroit follement les espérances et les promesses. +Il sembloit que c'étoit par des hommes de l'âge d'or qu'on alloit être +gouverné. Ce peuple libre, juste et sage, toujours d'accord avec +lui-même, toujours éclairé dans le choix de ses conseils, de ses +ministres, modéré dans l'usage de sa force et de sa puissance, ne seroit +jamais égaré, jamais trompé, jamais dominé, asservi par les autorités +qu'il auroit confiées. Ses volontés feroient ses lois, et ses lois +feroient son bonheur. + +Quoique je fusse presque isolé, et que, de jour en jour, mon parti +s'affoiblît dans l'assemblée électorale, je ne cessois de dire à qui +vouloit m'entendre combien cet art d'en imposer par d'impudentes +déclamations me sembloit grossier et facile. Mes principes étoient +connus, je n'en dissimulois aucun; et l'on prenoit soin de divulguer à +l'oreille que j'étois ami des ministres et comblé des bienfaits du roi. +Les élections se firent, je ne fus point élu: on me préféra l'abbé +Sieyès[37]. Je remerciai le Ciel de mon exclusion, car je croyois +prévoir ce qui alloit se passer à l'Assemblée nationale, et dans peu +j'en fus mieux instruit. + +Nous avions à l'Académie françoise un des plus outrés partisans de la +faction républicaine: c'étoit Chamfort, esprit fin, délié, plein d'un +sel très piquant lorsqu'il s'égayoit sur les vices et sur les ridicules +de la société, mais d'une humeur âcre et mordante contre les +supériorités de rang et de fortune, qui blessoient son orgueil jaloux. +De tous les envieux répandus dans le monde, Chamfort étoit celui qui +pardonnoit le moins aux riches et aux grands l'opulence de leurs maisons +et les délices de leurs tables, dont il étoit lui-même fort aise de +jouir. Présens, et en particulier, il les ménageoit, les flattoit, et +s'ingénioit à leur plaire; il sembloit même qu'il en aimoit, qu'il en +estimoit quelques-uns dont il faisoit de pompeux éloges. Bien entendu +pourtant que, s'il avoit la complaisance d'être leur commensal et de +loger chez eux, il falloit que, par leur crédit, il obtînt de la cour +des récompenses littéraires, et il ne les en tenoit pas quittes pour +quelques mille écus de pension dont il jouissoit: c'étoit trop peu pour +lui. «Ces gens-là, disoit-il à Florian, doivent me procurer vingt mille +livres de rente; je ne vaux pas moins que cela.» + +À ce prix, il avoit des grands de prédilection qu'il exceptoit de ses +satires; mais, pour la caste en général, il la déchiroit sans pitié; et, +lorsqu'il crut voir ces fortunes et ces grandeurs au moment d'être +renversées, aucun ne lui étant plus bon à rien, il fit divorce avec eux +tous, et se rangea du côté du peuple. + +Dans nos sociétés, nous nous amusions quelquefois des saillies de son +humeur, et, sans l'aimer, je le voyois avec précaution et avec +bienséance, comme ne voulant pas m'en faire un ennemi. + +Un jour donc que nous étions restés seuls au Louvre, après la séance +académique: «Eh bien! me dit-il, vous n'êtes donc pas député?--Non, +répondis-je, et je m'en console, comme le renard des raisins auxquels il +ne pouvoit atteindre: _Ils sont trop verts_.--En effet, reprit-il, je ne +les crois pas assez mûrs pour vous. Votre âme est d'une trempe trop +douce et trop flexible pour l'épreuve où elle seroit mise. On fait bien +de vous réserver à une autre législature. Excellent pour édifier, vous +ne valez rien pour détruire.» + +Comme je savois que Chamfort étoit ami et confident de Mirabeau, l'un +des chefs de la faction, je crus être à la source des instructions que +je voulois avoir; et, pour l'engager à s'expliquer, je feignis de ne pas +l'entendre. «Vous m'effrayez, lui dis-je, en parlant de détruire; il me +sembloit à moi qu'on ne vouloit que réparer. + +--Oui, me dit-il, mais les réparations entraînent souvent des ruines: en +attaquant un vieux mur, on ne peut pas répondre qu'il n'écroule sous le +marteau, et, franchement, ici l'édifice est si délabré que je ne serois +pas étonné qu'il fallût le démolir de fond en comble.--De fond en +comble! m'écriai-je.--Pourquoi pas? repartit Chamfort, et sur un autre +plan moins gothique et plus régulier. Seroit-ce, par exemple, un si +grand mal qu'il n'y eût pas tant d'étages, et que tout y fût de +plain-pied? Vous désoleriez-vous de ne plus entendre parler d'éminences, +ni de grandeurs, ni de titres, ni d'armoiries, ni de noblesse, ni de +roture, ni du haut ni du bas clergé?» J'observai que l'égalité avoit +toujours été la chimère des républiques, et le leurre que l'ambition +présentoit à la vanité; mais ce nivellement est surtout impossible dans +une vaste monarchie; «et, en voulant tout abolir, il me semble, +ajoutai-je, qu'on va plus loin que la nation ne l'entend, et plus loin +qu'elle ne demande. + +--Bon! reprit-il, la nation sait-elle ce qu'elle veut? On lui fera +vouloir et on lui fera dire ce qu'elle n'a jamais pensé; et, si elle en +doute, on lui répondra comme Crispin au légataire[38]: _C'est votre +léthargie_. La nation est un grand troupeau qui ne songe qu'à paître, et +qu'avec de bons chiens les bergers mènent à leur gré. Après tout, c'est +son bien que l'on veut faire à son insu: car, mon ami, ni votre vieux +régime, ni votre culte, ni vos moeurs, ni toutes vos antiquailles de +préjugés, ne méritent qu'on les ménage. Tout cela fait honte et pitié à +un siècle comme le nôtre; et, pour tracer un nouveau plan, on a toute +raison de vouloir faire place nette. + +--Place nette! insistai-je, et le trône? et l'autel?--Et le trône, et +l'autel, me dit-il, tomberont ensemble: ce sont deux arcs-boutans +appuyés l'un par l'autre; et, que l'un des deux soit brisé, l'autre va +fléchir.» + +Je dissimulai l'impression que me faisoit sa confidence, et, pour +l'attirer plus avant: «Vous m'annoncez, lui dis-je, une entreprise où je +crois voir plus de difficultés que de moyens. + +--Croyez-moi, reprit-il, les difficultés sont prévues et les moyens sont +calculés.» Alors il se développa, et j'appris que les calculs de la +faction étoient fondés sur le caractère du roi, si éloigné de toute +violence qu'on le croyoit pusillanime; sur l'état actuel du clergé, où +il n'y avoit plus, disoit-il, que quelques vertus sans talens, et +quelques talens dégradés et déshonorés par des vices; enfin, sur l'état +même de la haute noblesse, que l'on disoit dégénérée, et dans laquelle +peu de grands caractères soutenoient l'éclat d'un grand nom. + +Mais c'étoit surtout en lui-même que le tiers état devoit mettre sa +confiance. Cet ordre, dès longtemps fatigué d'une autorité arbitraire et +graduellement oppressive jusque dans ses derniers rameaux, avoit sur les +deux autres ordres non seulement l'avantage du nombre, mais celui de +l'ensemble, mais celui du courage et de l'audace à tout braver. «Enfin, +disoit Chamfort, ce long amas d'impatience et d'indignation, formé comme +un orage, et cet orage prêt à crever; partout la confédération et +l'insurrection déclarées, et, au signal donné par la province du +Dauphiné, tout le royaume prêt à répondre par acclamation qu'il prétend +être libre; les provinces liguées, leur correspondance établie, et de +Paris comme de leur centre l'esprit républicain allant porter au loin sa +chaleur avec sa lumière: voilà l'état des choses. Sont-ce là des projets +en l'air?» + +J'avouai qu'en spéculation tout cela étoit imposant; mais j'ajoutai +qu'au delà des bornes d'une réforme désirable la meilleure partie de la +nation ne laisseroit porter aucune atteinte aux lois de son pays et aux +principes fondamentaux de la monarchie. + +Il convint que, dans ses foyers, à ses comptoirs, à ses bureaux, à ses +ateliers d'industrie, une bonne partie de ces citadins casaniers +trouveroient peut-être hardis des projets qui pourroient troubler leur +repos et leurs jouissances. «Mais, s'ils les désapprouvent, ce ne sera, +dit-il, que timidement et sans bruit, et l'on a, pour leur en imposer, +cette classe déterminée qui ne voit rien pour elle à perdre au +changement, et croit y voir tout à gagner. Pour l'ameuter, on a les plus +puissans mobiles: la disette, la faim, l'argent, des bruits d'alarme et +d'épouvante, et le délire de frayeur et de rage dont on frappera ses +esprits. Vous n'avez entendu parmi la bourgeoisie que d'élégans +parleurs. Sachez que tous nos orateurs de tribune ne sont rien en +comparaison des Démosthènes à un écu par tête, qui, dans les cabarets, +dans les places publiques, dans les jardins et sur les quais, annoncent +des ravages, des incendies, des villages saccagés, inondés de sang, des +complots d'assiéger et d'affamer Paris. C'est là ce que j'appelle des +hommes éloquens. L'argent surtout et l'espoir du pillage sont +tout-puissans parmi ce peuple. Nous venons d'en faire l'essai au +faubourg Saint-Antoine; et vous ne sauriez croire combien peu il en a +coûté au duc d'Orléans pour faire saccager la manufacture de cet honnête +Réveillon, qui dans ce même peuple faisoit subsister cent familles. +Mirabeau soutient plaisamment qu'avec un millier de louis on peut faire +une jolie sédition. + +--Ainsi, lui dis-je, vos essais sont des crimes, et vos milices sont des +brigands.--Il le faut bien, me répondit-il froidement. Que feriez-vous +de tout ce peuple en le muselant de vos principes de l'honnête et du +juste? Les gens de bien sont foibles, personnels et timides; il n'y a +que les vauriens qui soient déterminés. L'avantage du peuple, dans les +révolutions, est de n'avoir point de morale. Comment tenir contre des +hommes à qui tous les moyens sont bons? Mirabeau a raison: il n'y a pas +une seule de nos vieilles vertus qui puisse nous servir; il n'en faut +point au peuple, ou il lui en faut d'une autre trempe. Tout ce qui est +nécessaire à la révolution, tout ce qui lui est utile, est juste: c'est +là le grand principe. + +--C'est peut-être celui du duc d'Orléans, répliquai-je; mais je ne vois +que lui pour chef à ce peuple en insurrection, et je n'ai pas, je vous +l'avoue, grande opinion de son courage.--Vous avez raison, me dit-il, et +Mirabeau, qui le connoît bien, dit que ce seroit bâtir sur de la boue +que de compter sur lui. Mais il s'est montré populaire, il porte un nom +qui en impose, il a des millions à répandre, il déteste le roi, il +déteste encore plus la reine; et, si le courage lui manque, on lui en +donnera: car, dans le peuple même, on aura des chefs intrépides, surtout +dès le moment qu'ils se seront montrés rebelles et qu'ils se croiront +criminels: car il n'y a plus à reculer quand on n'a derrière soi pour +retraite que l'échafaud. La peur, sans espérance de salut, est le vrai +courage du peuple. On aura des forces immenses si l'on peut obtenir une +immense complicité. Mais, ajouta-t-il, je vois que mes espérances vous +attristent: vous ne voulez pas d'une liberté qui coûtera beaucoup d'or +et de sang. Voulez-vous qu'on vous fasse des révolutions à l'eau rose?» + +Là finit l'entretien, et nous nous séparâmes, lui sans doute plein de +mépris pour mes minutieux scrupules, et moi peu satisfait de sa fière +immoralité. Le malheureux s'en est puni en s'égorgeant lui-même, +lorsqu'il a connu ses erreurs. + +Je fis part de cet entretien à l'abbé Maury le soir même. «Il n'est que +trop vrai, me dit-il, que dans leurs spéculations ils ne se trompent +guère, et que, pour trouver peu d'obstacles, la faction a bien pris son +temps. J'ai observé les deux partis. Ma résolution est prise de périr +sur la brèche; mais je n'en ai pas moins la triste certitude qu'ils +prendront la place d'assaut, et qu'elle sera mise au pillage. + +--S'il est ainsi, lui dis-je, quelle est donc la démence du clergé et +de la noblesse, de laisser le roi s'engager dans cette guerre?--Que +voulez-vous qu'ils fassent?--Ce qu'on fait dans un incendie: je veux +qu'ils fassent la part au feu; qu'ils remplissent le déficit en se +chargeant de la dette publique; qu'ils remettent à flot le vaisseau de +l'État; enfin qu'ils retirent le roi du milieu des écueils où ils l'ont +engagé eux-mêmes, et qu'à quelque prix que ce soit ils obtiennent de lui +de renvoyer les États généraux avant qu'ils ne soient assemblés. Je veux +qu'on leur annonce qu'ils sont perdus si les États s'assemblent, et +qu'il n'y a pas un moment à perdre pour dissiper l'orage qui va fondre +sur eux.» Maury me fit des objections; je n'en voulus entendre aucune. +«Vous l'exigez, me dit-il; eh bien! je vais faire cette démarche. Je ne +serai point écouté.» + +Malheureusement il s'adressa à l'évêque D'***, tête pleine de vent, +lequel traita mes avis de chimère. Il répondit «qu'on n'en étoit pas où +l'on croyoit en être, et que, l'épée dans une main, le crucifix dans +l'autre, le clergé défendroit ses droits». + +Libre de ma députation de l'assemblée électorale, j'allai chercher dans +ma maison de campagne le repos dont j'avois besoin, et par là je me +dérobai à une société nouvelle qui se formoit chez moi. Elle étoit +composée de gens que je me serois plu à réunir dans des temps plus +paisibles: c'étoient l'abbé de Périgord, récemment évêque d'Autun[39], +le comte de Narbonne et le marquis de La Fayette. Je les avois vus, dans +le monde, aussi libres que moi d'intrigues et de soins: l'un, d'un +esprit sage, liant et doux; l'autre, d'une gaieté vive, brillante, +ingénieuse; le dernier, d'une cordialité pleine d'agrémens et de grâces, +et tous les trois du commerce le plus aimable. + +Mais, dans leurs rendez-vous chez moi, je vis leur humeur rembrunie +d'une teinte de politique; et, à quelques traits échappés, je soupçonnai +des causes de cette altération dont mes principes ne s'accommodoient +pas. Ils s'aperçurent comme moi que, dans leurs relations et dans leurs +conférences, ma maison n'étoit pas un rendez-vous pour eux. Ma retraite +nous sépara. + +Les jours de la semaine où j'allois à l'Académie, je couchois à Paris, +et je passois assez fréquemment les soirées chez M. Necker. Là, me +trouvant au milieu des ministres, je leur parlois à coeur ouvert de ce +que j'avois vu et de ce que j'avois appris. + +Je les trouvois tout stupéfaits, et comme ne sachant où donner de la +tête. Ce qui se passoit à Versailles avoit détrompé M. Necker, et je le +voyois consterné. Invité à dîner chez lui avec les principaux députés +des communes, je crus remarquer, à l'air froid dont ils répondoient à +ses attentions et à ses prévenances, qu'ils vouloient bien de lui pour +leur intendant, mais non pas pour leur directeur. + +M. de Montmorin, à qui je parlai d'engager le roi à se retirer dans +l'une de ses places fortes, et à la tête de ses armées, m'objecta le +manque d'argent, la banqueroute, la guerre civile. + +«Vous croyez donc, ajouta-t-il, le péril bien pressant pour aller si +vite aux extrêmes?--Je le crois si pressant, lui dis-je, que, dans un +mois d'ici, je ne répondrais plus ni de la liberté du roi, ni de sa +tête, ni de la vôtre.» + +Hélas! Chamfort m'avoit rendu prophète; mais je ne fus point écouté, ou +plutôt je le fus par un ministre foible, qui lui-même ne le fut pas. + +Cependant les députés des trois ordres s'étoient rendus à Versailles à +peu près au nombre prescrit: trois cents de l'ordre du clergé, trois +cents de l'ordre de la noblesse et six cents de l'ordre du tiers état, y +compris ceux de la commune de Paris, qui n'arrivèrent que quelques jours +après. + +Ce fut le 5 mai que se fit l'ouverture de l'assemblée. Jamais la nation +n'avoit été si pleinement représentée, jamais tant de si graves intérêts +n'avoient été remis à ses représentans, jamais aussi tant de talens et +de lumières ne s'étoient réunis pour travailler ensemble au grand +ouvrage du bien public; jamais enfin un roi ni meilleur, ni plus juste, +ne s'étoit offert pour y contribuer. Que de bonheur un système aveugle +de révolution a détruit! + +Le roi, dans tout l'appareil de sa majesté, accompagné de la reine et +des deux princes ses frères, des princes de son sang, des pairs de son +royaume, des officiers de sa couronne, de son garde des sceaux et du +ministre de ses finances, se rendit à la salle des États assemblés. + +Il parut avec une dignité simple, sans orgueil, sans timidité, portant +sur le visage le caractère de bonté qu'il avoit dans le coeur, doucement +ému du spectacle et du sentiment que la vue des députés d'une nation +fidèle devoit inspirer à son roi. + +Rien de plus vrai que l'air, le ton, l'accent de l'âme, l'expression +simple et sensible dont il prononça le discours que je vais +transcrire[40]. + +«Messieurs, ce jour que mon coeur attendoit depuis longtemps est enfin +arrivé, et je me vois entouré des représentans de la nation à laquelle +je me fais gloire de commander. Un long intervalle s'étoit écoulé depuis +la dernière tenue des États généraux; et, quoique la convocation de ces +assemblées parût être tombée en désuétude, je n'ai point balancé à +rétablir un usage dont le royaume peut tirer une nouvelle force et qui +peut ouvrir à la nation une nouvelle source de bonheur. + +«La dette de l'État, déjà immense à mon avènement au trône, s'est encore +accrue sous mon règne; une guerre dispendieuse, mais honorable, en a été +la cause; l'augmentation des impôts en a été la suite nécessaire, et a +rendu plus sensible leur inégale répartition. Une inquiétude générale, +un désir immodéré d'innovation, se sont emparés des esprits et +finiroient par égarer totalement les opinions si l'on ne se hâtoit de +les fixer par une réunion d'avis sages et modérés. + +«C'est dans cette confiance, Messieurs, que je vous ai rassemblés, et je +vois avec sensibilité qu'elle a déjà été justifiée par des dispositions +que les deux premiers ordres ont montrées à renoncer à leurs intérêts +pécuniaires. L'espérance que j'ai eue de voir tous les ordres, réunis de +sentimens, concourir avec moi au bien général de l'État, ne sera point +trompée. + +«J'ai déjà ordonné dans les dépenses des retranchemens considérables. +Vous me présenterez à cet égard des idées que je recevrai avec +empressement; mais, malgré les ressources que peut offrir l'économie la +plus sévère, je crains, Messieurs, de ne pouvoir pas soulager mes sujets +aussi promptement que je le désirerois. + +«Je ferai mettre sous vos yeux la situation exacte des finances; et, +quand vous l'aurez examinée, je suis assuré d'avance que vous me +proposerez les moyens les plus efficaces pour y établir un ordre +permanent et affermir le crédit public. Ce grand et salutaire ouvrage, +qui assurera le bonheur du royaume au dedans et sa considération au +dehors, vous occupera essentiellement. + +«Les esprits sont dans l'agitation; mais une assemblée des représentans +de la nation n'écoutera sans doute que les conseils de la sagesse et de +la prudence. Vous aurez jugé vous-mêmes, Messieurs, qu'on s'en est +écarté dans plusieurs occasions récentes; mais l'esprit dominant de vos +délibérations répondra aux véritables sentimens d'une nation généreuse, +et dont l'amour pour ses rois a toujours fait le caractère distinctif. +J'éloignerai tout autre souvenir. + +«Je connois l'autorité et la puissance d'un roi juste, au milieu d'un +peuple fidèle et attaché de tout temps aux principes de la monarchie. +Ils ont fait la gloire et l'éclat de la France; je dois en être le +soutien, et je le serai constamment. Mais tout ce qu'on peut attendre du +plus tendre intérêt au bonheur public, tout ce qu'on peut demander à un +souverain, premier ami de ses peuples, vous pouvez, vous devez l'espérer +de mes sentimens. + +«Puisse, Messieurs, un heureux accord régner dans cette assemblée, et +cette époque devenir à jamais mémorable pour le bonheur et la prospérité +du royaume! C'est le souhait de mon coeur; c'est le plus ardent de mes +voeux; c'est enfin le prix que j'attends de la droiture de mes intentions +et de mon amour pour mes peuples.» + +Ces paroles du roi firent sur l'assemblée la plus favorable impression. + +Le garde des sceaux, selon l'usage, développa les intentions du roi; il +observa que dans l'ancien temps le service militaire étant aux frais de +la noblesse, et la subsistance des veuves, des orphelins, des indigens, +étant prise alors sur les biens du clergé, ce genre de contribution les +acquittoit envers l'État; mais qu'aujourd'hui que le clergé avoit des +richesses considérables, et que la noblesse obtenoit des récompenses +honorifiques et pécuniaires, les possessions de ces deux ordres devoient +subir la loi commune de l'impôt. Parmi les objets qui devoient fixer +l'attention de l'assemblée, il indiqua les changemens utiles que +pouvoient exiger la législation civile et la procédure criminelle; et, +en reconnoissant la nécessité de rendre l'administration de la justice +plus facile, d'en corriger les abus, d'en restreindre les frais, de +tarir la source de ces discussions interminables qui ruinoient les +familles, et de mettre les justiciables à portée d'obtenir un prompt +jugement, il rendit tacitement hommage aux principes de Lamoignon. + +Enfin, par ordre exprès du roi, le directeur général des finances, ayant +pris la parole, en exposa la situation; et, sans dissimuler le mal, il +en indiqua les remèdes. Sur ce tableau, si effrayant dans l'ombre, il +répandit une lumière rassurante, et aux aveux les plus affligeans il +mêla les consolations d'une espérance courageuse. Il fit voir que +l'objet le plus pressant et le plus difficile, l'égalité à établir entre +les revenus et les dépenses fixes, ne demandoit pas même le secours d'un +nouvel impôt; que ce vide seroit rempli par de simples réductions et de +légères économies. Quant aux ressources qui lui restoient pour les +besoins de la présente année, pour les dépenses extraordinaires des deux +suivantes, pour l'amortissement successif des anciennes dettes, pour +diminuer la somme des anticipations, enfin pour acquitter quelques +dettes pressantes et actuellement exigibles, il les indiqua, ces +ressources, dans le casuel progressif des extinctions des rentes +viagères, dans le produit des économies et des nouvelles améliorations, +dans l'accroissement des subsides plus également imposés, plus +régulièrement perçus. Enfin, sûr d'obtenir du temps et du crédit +national le seul moyen légitime et permis d'alléger les charges +publiques, il n'en vouloit point d'autres, et il répudioit, comme +indigne d'un roi et d'une nation magnanime, toute espèce d'altération +dans la foi des engagemens. + +«Que de plus grandes précautions, dit-il, soient prises pour l'avenir, +le roi le désire, le roi le veut; mais à une époque si solennelle, où la +nation est appelée par son souverain à l'environner non pas pour un +moment, mais pour toujours; à une époque où cette nation est appelée à +s'associer en quelque manière aux pensées et aux volontés de son roi, ce +qu'elle désirera de seconder avec le plus d'empressement, ce sont les +sentimens d'honneur et de fidélité dont il est rempli. Ce sera un jour, +Messieurs, un grand monument du caractère moral de Sa Majesté que cette +protection accordée aux créanciers de l'État, que cette longue et +constante fidélité, car, en y renonçant, le roi n'avoit besoin d'aucun +secours; et c'est là peut-être le premier conseil que les machiavélistes +modernes n'auroient pas manqué de lui donner.» + +À ces maximes de justice et de probité Necker ajouta le grand intérêt de +la puissance politique, dont ces principes étoient la base; et, avec la +même éloquence dont il avoit plaidé la cause des créanciers de l'État, +il plaida celle des pensionnaires. Sa loyauté fut applaudie. + +Mais, lorsqu'en parlant de certains mandats conditionnels, où les +engagemens à prendre à l'égard des finances étoient considérés comme un +objet secondaire, qui devoit être précédé de toutes les concessions et +de toutes les assurances que la nation demanderoit, le ministre observa +que les besoins des finances n'étoient que les besoins publics; que les +dépenses de l'État ne concernoient pas moins la nation que le monarque; +qu'il y alloit de sa sûreté, de son repos, de sa défense, de toutes les +commodités de son existence publique, et qu'une obligation aussi absolue +que celle d'y pourvoir ne laissoit pas la liberté de la rendre +conditionnelle; enfin, lorsqu'en supposant même que le roi eût plus +d'intérêt que la nation au rétablissement de l'ordre et du crédit et à +l'acquittement de la dette publique, Necker osa dire aux députés: «Non, +Messieurs (et il est bon de vous le faire observer, afin que vous aimiez +davantage votre auguste monarque), non, ce n'est pas à la nécessité +absolue d'un secours d'argent que vous devez le précieux avantage d'être +assemblés par Sa Majesté en États généraux»; et qu'il leur fit voir, +article par article, que le plus grand nombre des moyens de subvenir aux +besoins de l'État et de remplir le déficit auroient été dans les mains +du roi sans commettre aucune injustice, et par de simples retranchemens +soumis à sa puissance et à sa volonté, alors ceux qui, dans leur système +de domination, vouloient faire subir au roi la loi de la nécessité, +s'offensèrent que son ministre parût vouloir l'en affranchir. On leur +avoit entendu dire que la nation devroit lapider l'homme qui +enseigneroit au roi à se passer de nouveaux secours. + +Necker, il est vrai, vouloit dissuader l'assemblée du droit qu'elle +croyoit avoir de refuser son assistance; mais, en faisant soutenir au +roi la dignité de sa couronne, il laissoit à la nation tous les moyens +de contenir son autorité légitime dans les bornes de l'équité. + +Et en effet, par un commun accord entre le monarque et les peuples, les +dépenses étant fixées, les impôts consentis, les ministres comptables, +les états de recettes et de dépenses publiés, mis sous les jeux de la +nation et vérifiés par elle-même, enfin les abus réformés, et +l'administration soumise aux règles de la plus exacte économie, que +vouloit-on de plus? Et si l'égalité de l'impôt étoit convenue, si le +retour des États généraux étoit réglé, la presse libre comme elle +pouvoit l'être, les lettres de cachet abolies ou confiées à la sagesse +d'un tribunal; si la liberté, la sûreté publique et personnelle, la +propriété, l'égalité de tous les citoyens devant la loi et sous la loi, +étoient rendues inviolables; si tous ces biens étoient non seulement +offerts, mais assurés à la nation, que manquoit-il au succès inouï de +cette première assemblée? Il y manquoit ce caractère d'indépendance et +de domination que les partisans fanatiques d'une démocratie absolue et +despotique vouloient avoir dans leurs décrets. + +«Lorsqu'il en sera temps, leur disoit M. Necker, Sa Majesté appréciera +justement le caractère de vos délibérations; et, s'il est tel qu'elle +l'espère, s'il est tel qu'elle a droit de l'attendre, s'il est tel enfin +que la plus saine partie de la nation le veut et le demande, le roi +secondera vos intentions et vos travaux; il mettra sa gloire à les +couronner, et, l'esprit du meilleur des princes se mêlant, pour ainsi +dire, à celui qui inspirera la plus fidèle des nations, on verra naître +de cet accord le plus grand des biens, la plus solide des puissances.» + +C'étoit ce langage d'une autorité qui se réservoit l'examen et le libre +consentement, c'étoit là ce qui blessoit l'orgueil de la ligue +démocratique. Jaloux de voir le souverain vouloir de son pur mouvement +ce qu'ils prétendoient commander, ils accusoient Necker de revêtir le +despotisme des formes de la bienfaisance. Ils vouloient un roi qui ne +fût plus un roi. + +Cependant, malgré Mirabeau et malgré le libelle violent qu'il publia, le +discours du roi et celui du ministre eurent, dans l'assemblée comme dans +le public, le suffrage des gens de bien. + +L'affluence la plus nombreuse des habitans de Paris s'étoit pressée en +foule jusqu'à Versailles, pour jouir du spectacle de l'ouverture des +États. Et lorsque le roi, à la tête des députés de la nation, se rendit +après l'assemblée à l'église de Saint-Louis, la pompe, l'ordre, la +majesté de cette marche auguste, le silence respectueux d'une foule de +spectateurs dont elle étoit bordée; le roi, au milieu de cette cour +nationale, plein d'une douce et crédule joie, et autour de lui sa +famille, heureuse du même bonheur; tout cela, dis-je, ensemble, fit sur +les âmes une impression si vive et si profonde que des larmes +involontaires couloient de tous les yeux. On croyoit voir les espérances +précéder la marche des États généraux, et les prospérités la suivre; +mais, au milieu de cet appareil de patriotisme et de concorde, le +mouvement sourd qui précède les dissensions orageuses agitoit déjà les +esprits. + + + + +LIVRE XV + + +D'abord, entre les ordres, la contestation s'éleva, comme on l'avoit +prévu, sur la manière de se former. Leur première résolution fut, du +côté du tiers état, de ne jamais délibérer par chambre, et, du côté de +la noblesse et du clergé, de ne jamais délibérer par tête: résolution +qui rompoit dès l'entrée la convocation des États, si chacun des partis +se fût tenu inébranlable. + +Mais le parti des premiers ordres, déjà trop foible, s'affoiblit encore +en prenant mal son point d'appui. Le tiers, pour l'engager à délibérer +en commun, commença par lui demander la vérification des pouvoirs; et il +étoit évidemment fondé à vouloir que ce fût ensemble et en commun que +s'en fît l'examen: ne falloit-il pas se connoître? À quoi s'engageoit-on +en se communiquant les titres de sa légation? Chacun, après cet examen, +n'eût-il pas été libre encore? Les premiers ordres s'y refusèrent. Au +lieu d'attendre le moment et l'occasion de prendre un poste ferme, ils +crurent pouvoir pied à pied disputer le terrain; et une mauvaise +difficulté en débutant fut pour eux une fausse position où ils ne purent +se soutenir. + +Le motif de cette conduite étoit la connoissance que les deux premiers +ordres avoient de leur députation. + +Parmi les nobles, un assez grand nombre de têtes exaltées, les uns par +un esprit de liberté, d'indépendance, les autres par des vues et des +calculs d'ambition, penchoient vers le parti du peuple, où ils +espéroient être honorés, distingués, élevés aux premiers emplois. Dans +le clergé, un plus grand nombre encore, et, comme je l'ai dit, toute la +foule des curés, tenoit au parti des communes par toutes sortes de +liens. Le plus populaire des hommes, c'est un curé, s'il est homme de +bien. Mais un sentiment moins louable, quoiqu'aussi naturel, étoit leur +aversion d'abord pour les évêques, dont la sévérité leur étoit souvent +importune, et puis pour cette classe mitoyenne d'abbés qui étoient +l'objet de leur envie: classe inutile, disoient-ils, et la seule +favorisée; oisive, et fière encore de son oisiveté; dédaigneuse du +ministère, et insultant avec l'orgueil d'une fastueuse opulence à +l'humble médiocrité, quelquefois même à la détresse du pénible état de +pasteur. C'étoit là surtout ce qui aliénoit le bas clergé, et le +repoussoit vers un ordre où l'avoit placé la nature, lequel d'ailleurs +ne négligeoit pas de lui promettre un sort plus doux. + +Or, tant que chacun dans son corps seroit contenu par l'exemple et +retenu par la pudeur, on avoit lieu de croire qu'il y resteroit attaché; +mais si, une fois en délibération et en communauté avec le tiers état, +ils se voyoient enveloppés du parti populaire, il étoit à craindre +qu'ils n'y restassent; et c'étoit ce premier abord qu'on vouloit éviter. +Mais le seul moyen d'empêcher la désertion auroit été de la rendre +honteuse et déshonorante dans l'opinion publique, en se donnant un +caractère de franchise et de loyauté qui ne laissât aucun prétexte à la +bassesse des transfuges. Des commissaires conciliateurs furent nommés +par les trois ordres, et de leurs conférences il ne résulta rien. + +Un monarque plus occupé de lui-même que de l'État, et qui, jaloux de sa +puissance, auroit vu qu'on venoit au moins la restreindre et la +subjuguer, auroit laissé les ordres se fatiguer de leurs débats, et la +discorde rebuter et dissoudre cette dangereuse assemblée; mais le roi, +qui vouloit sincèrement le bien public, espérant engager les ordres à +l'opérer de concert avec lui, ne craignoit rien tant que de les voir se +séparer; et, avec la même bonne foi qu'il les avoit appelés à son aide, +il cherchoit les moyens de les concilier, les pressant _de tout son +amour_ d'y donner leur consentement. + +Le clergé accepta la médiation du roi. La noblesse, se défiant des +conseils du ministre, ne donna son consentement qu'avec des restrictions +qui valoient un refus. Le tiers se dispensa de répondre à l'offre du +roi, attendu, disoit-il, que la noblesse modifiant par des réserves +l'acquiescement qu'elle y sembloit donner, ce ne pouvoit plus s'appeler +un moyen conciliatoire. Le clergé sentoit sa foiblesse; la noblesse prit +son courage pour de la force; le tiers sentit la sienne, il en usa, et +il en abusa. + +L'arrêté qu'il prit le 10 juin, à la presque unanimité, fut de terminer +des délais inutiles, et de passer de l'attente à l'action, toutefois +après avoir fait une dernière tentative et de nouvelles instances au +clergé et à la noblesse d'assister et de concourir à la vérification des +pouvoirs, en les avertissant qu'on y procéderoit tant en l'absence qu'en +présence des classes privilégiées. On ajouta que les communes +exposeroient au roi les motifs de cette grande délibération. + +Le nom de _communes_ que le tiers avoit pris, et le nom de _classes_ +qu'il donnoit aux deux premiers ordres, annonçoit qu'il ne vouloit plus +entre eux et lui de distinction de grades; ainsi, pour la noblesse et le +clergé, plus de milieu à prendre ni de délai à obtenir. Il falloit ou se +réunir au tiers, comme ils l'ont fait depuis, ou, après la vérification +des pouvoirs faite en commun, se retirer chacun des deux ordres de son +côté, se constituer l'un et l'autre parties intégrantes des États +généraux; faire d'eux-mêmes au bien public les plus généreux sacrifices, +se déclarer soumis aux impositions dans la plus exacte équité, +reconnoître l'obligation de garantir la dette nationale et de subvenir +aux besoins de l'État, tenir pour abolie la servitude personnelle, +accorder le rachat de tous les droits onéreux au peuple, améliorer le +sort du clergé inférieur, consacrer les principes d'égalité devant la +loi, de propriété, de sûreté personnelle et publique, de tolérance à +l'égard des cultes; du reste, professer un inviolable attachement aux +principes fondamentaux de la monarchie françoise; porter au pied du +trône et signifier au tiers état ses engagemens solennels, et demander +sur tout le reste la délibération par chambres, en réservant au roi le +droit inaliénable d'accorder ou de refuser sa sanction aux décrets des +États; en même temps, protester contre tous les actes qui les +supposeroient absens; déclarer nuls tous ceux qui les engageroient sans +le concours de leurs suffrages, publier ces résolutions, et, d'après +celles des communes, opérer avec elles; ou, si le tiers s'y refusoit, se +retirer avec la dignité convenable à des hommes qui auroient rempli leur +tâche et fait librement leur devoir. Leur conduite, manifestée dans les +provinces, y auroit rendu odieuse l'ambition du tiers, d'autant que la +chaire évangélique n'étoit pas encore interdite à la vérité courageuse, +et qu'elle y auroit pu retentir. Cet heureux moment fut perdu. + +La noblesse se constitua, mais se tint sur la défensive. Le clergé crut +pouvoir garder une neutralité simulée. «Il attendit, dit Tolendal, qu'il +y eût un vainqueur pour se faire un allié.» + +Depuis leur arrêté du 10, les communes s'étoient occupées à vérifier +leurs pouvoirs. Cette opération finie, ayant jugé que l'oeuvre de la +restauration nationale pouvoit et devoit être commencée sans retard par +les députés présens, il fut décrété (le 15 juin) de la suivre sans +interruption, sans obstacle; et néanmoins que, si les députés absens se +présentoient durant le cours de la session qui alloit s'ouvrir, +l'assemblée les recevroit avec joie, et s'empresseroit, après la +vérification de leurs pouvoirs, de partager avec eux ses travaux. On eut +soin d'ajouter que la représentation nationale seroit une et +indivisible, et qu'il n'appartiendroit qu'à des représentans, légalement +vérifiés et légitimement reconnus, de concourir à former le voeu +national. + +Il ne s'agissoit plus que de savoir quel nom l'assemblée se donneroit. +Celui d'_Assemblée nationale_, le plus ambitieux de tous, fut celui +qu'elle préféra (le 17 juin); et ceux qui n'étoient pas d'avis que les +communes usurpassent le titre de _nation_ furent inscrits sur une liste +qu'on fit circuler dans Paris, forme de dénonciation qui, depuis, a été +mortelle à la liberté des suffrages. + +Le second acte de la toute-puissance que les communes s'attribuèrent fut +de déclarer nulles toutes les contributions qui avoient existé +jusqu'alors, et de poser en principe que, pour le passé même, il avoit +fallu non pas l'assentiment tacite, mais le consentement formel de la +nation pour légitimer les impôts. + +Dès ce moment, le ministre devoit tenir le roi en garde contre cette +usurpation de puissance, et l'engager à rompre une assemblée factieuse, +comme excédant les bornes de ses fonctions, et comme s'arrogeant un +pouvoir qu'elle n'avoit pas. + +Mais le conseil, bien loin d'être en état de prendre une résolution, +n'avoit pas même un plan de conduite et de résistance. Je tiens de l'un +des hommes qui, dans cette Assemblée, ont montré le plus de courage, de +lumières et de talens; je tiens de Malouet qu'ayant lui-même un jour +demandé à Necker, en présence de deux autres ministres, si, contre les +attaques dont le trône étoit menacé, il avoit un plan de défense, Necker +lui répondit qu'il n'en avoit aucun. «S'il est ainsi, répondit Malouet, +tout est perdu.» + +Necker n'étoit déjà plus le ministre que demandoient les circonstances. +Il avoit engagé l'État dans un détroit, et parmi des écueils dont il ne +sut point le tirer. + +Cependant il ne put dissimuler au roi que l'Assemblée s'arrogeoit une +puissance exorbitante; et ce fut pour la contenir que, le 20 du mois, +fut proclamée, pour le 22, une séance royale. Jusque-là il fut ordonné +que les salles seroient fermées et que les États vaqueroient: foible +moyen pour empêcher la réunion d'une partie du clergé avec les communes, +car on en étoit menacé. + +La cour et le conseil étoient remplis d'agitation. La noblesse et le +haut clergé voyoient leur ruine prochaine si le roi les abandonnoit, et +lui demandoient son appui. Il fut donc résolu dans le conseil que le roi +iroit en personne marquer aux députés du peuple les limites de leurs +pouvoirs; les engager à la concorde, au nom du salut de l'État, et, pour +y concourir, manifester lui-même ses intentions bienfaisantes. + +Cette déclaration à rédiger demandoit beaucoup de prudence. Il falloit +éviter, comme deux écueils, de céder aux communes et de les soulever. +Necker, chargé de ce travail, s'appliqua, selon ses principes, à +tempérer sans l'affoiblir le caractère de l'autorité, à ne rien faire +vouloir au roi qui ne fût juste et désirable, et à concilier ce qui +appartenoit à la majesté du monarque avec ce qui lui sembloit dû à la +dignité des représentans de la nation. Son travail fut d'abord adopté; +mais, en son absence, et dans un conseil qui se tint à Marly, on y fit +quelques altérations légères, à ce qu'on assure, mais telles, m'a-t-il +dit lui-même, que la déclaration ne pouvoit plus avoir l'effet qu'on +s'étoit proposé. + +Quel qu'eût été le changement, que je n'ai pu vérifier, il est certain +que le discours manquoit d'ensemble, et qu'il alloit mal à son but. + +Le 20, l'ordre de la noblesse avoit obtenu du roi une audience, dans +laquelle son président, le duc de Luxembourg, portant la parole: «Sire, +lui avoit-il dit, les députés de l'ordre du tiers état ont cru pouvoir +concentrer en eux seuls l'autorité des États généraux. Sans attendre le +concours des deux autres ordres et la sanction de Votre Majesté, ils ont +cru pouvoir convertir leurs décrets en lois. Ils en ont ordonné +l'impression et l'envoi dans les provinces. Ils ont déclaré nulles et +illégales les contributions actuellement existantes; ils les ont +consenties provisoirement pour la nation, mais en limitant leur durée. +Ils ont pensé sans doute pouvoir s'attribuer les droits réunis du roi et +des trois ordres. C'est entre les mains de Votre Majesté que nous +déposons nos protestations à de pareilles entreprises.» + +La noblesse ajoutoit les assurances les plus fortes de zèle, de +fidélité, de courage et de dévouement. + +«Je connois, répondit le roi, les droits attachés à ma naissance; je +saurai les défendre; je saurai maintenir, pour l'intérêt de tous mes +sujets, l'autorité qui m'est confiée, et je ne permettrai jamais qu'on +l'altère. Je compte sur votre zèle pour la patrie, sur votre attachement +à ma personne; et j'attends avec confiance de votre fidélité que vous +adopterez les vues de conciliation dont je suis occupé pour le bonheur +de mes peuples.» + +Et la harangue et la réponse supposoient des mesures et des moyens dont +il eût fallu s'assurer. On oublia trop cette maxime, que l'autorité qui +s'expose à montrer sa faiblesse achève de s'anéantir. + +En attendant la séance royale, les communes n'ayant aucun endroit décent +où s'assembler prirent le premier qui s'offrit. Ce fut un jeu de paume, +rendu célèbre par le serment qu'elles y prononcèrent de ne jamais être +séparées, et de se rassembler partout où les circonstances +l'exigeroient, jusqu'à ce que la constitution du royaume et la +régénération de l'ordre fussent rétablies et affermies sur des bases +solides. On étoit loin de s'être mis en garde contre ces actes de +vigueur. + +La séance annoncée pour le lundi 22 ayant été remise au lendemain, +l'assemblée se transféra du jeu de paume dans l'église de Saint-Louis, +sans doute afin que la sainteté du lieu donnât un caractère plus +imposant à ce qui alloit s'y passer. + +À peine fut-elle établie que, les portes du sanctuaire s'étant ouvertes, +elle en vit sortir et s'avancer au milieu d'elle les archevêques de +Bordeaux[41] et de Vienne[42], l'évêque de Chartres[43] et celui de +Rodez[44], à la tête de cent quarante-cinq députés du clergé. Les +communes les reçurent avec une joie de sacrificateurs à qui on amenoit +des victimes; et le peuple qui remplissoit l'église sembla vouloir, en +les applaudissant, achever de les étourdir sur le sort qui les +attendoit. Le corps des communes, grossi de ce renfort, redoubla +d'assurance et de résolution pour la séance du lendemain. + +Necker se dispensa d'y accompagner le roi. Je dois, sans l'approuver, +expliquer le motif d'une conduite si étrange. Il avoit soutenu +ouvertement, dans le conseil, que la réunion des trois chambres en une +seule étoit inévitable, et qu'il y auroit à la différer le plus grand +danger pour l'État; qu'on devoit voir que les communes étoient +irrévocablement décidées à ne pas reconnoître la délibération par ordre, +et que l'autorité du roi seroit inutilement compromise à les y +contraindre; que, si la résistance étoit la même du côté des deux +premiers ordres, il en arriveroit ou que les États seroient tenus sans +leur concours, ou qu'ils seraient dissous; que l'un entraîneroit la +ruine du clergé et de la noblesse, et l'autre celle du royaume; que, +dans l'épuisement de toutes les ressources, on touchoit au moment fatal +où les payemens même les plus instamment exigibles, ceux du Trésor +royal, ceux de l'Hôtel de ville, le prêt même des troupes, la +subsistance de Paris, tout alloit manquer; que la famine, la +banqueroute, peut-être la guerre civile, menaçoient le royaume, si les +États étoient rompus, ou n'étoient pas incessamment d'accord; et, après +avoir frappé le roi et le conseil de ces vérités alarmantes, il leur +avoit fait adopter une déclaration où il avoit tâché de ménager en même +temps la dignité royale et la fierté républicaine. + +Or, c'étoit là surtout ce qu'on avoit changé dans la déclaration. On +avoit supposé comme principe incontestable ce qui seroit le plus +vivement contesté; on y avoit fait vouloir au roi tout ce que vouloit la +noblesse; on lui faisoit annuler ou défendre tout ce qu'elle ne vouloit +pas. C'étoit lui supposer et la puissance actuelle et la ferme +résolution de rompre et de dissoudre sur-le-champ l'Assemblée en cas de +résistance à son autorité. Or, l'une étoit aussi chancelante que +l'autre. La banqueroute et la guerre civile étoient comme deux spectres +qui épouvantoient le roi. + +Necker, ayant donc appris que son ouvrage étoit changé, et qu'on mettoit +aux prises l'autorité royale avec la liberté publique, crut devoir +s'abstenir de paroître à cette séance, où sa présence eût laissé croire +qu'il adhéroit à ce qui s'étoit fait malgré lui. Sa conduite a fait dire +aux uns qu'il avoit voulu attirer à lui seul la faveur du peuple, aux +autres qu'il avoit donné le signal de la rébellion, et aux plus modérés +qu'uniquement occupé de sa réputation, il avoit tout sacrifié à son +intérêt personnel. + +La déclaration fut lue à l'Assemblée en présence du roi, et l'on n'eut +pas de peine à y reconnoître deux caractères incohérens. Elle étoit +divisée en deux parties. Dans la première se déployoit, comme je l'ai +dit, le pouvoir le plus absolu. Dans l'autre, et à la suite de ces +formules de despotisme, déjà trop rigoureusement employées dans les lits +de justice, venoit un exposé touchant des bonnes intentions du roi, et +des mesures qu'il vouloit prendre pour produire et pour assurer la +prospérité du royaume; et, après avoir appelé les États généraux à +s'occuper avec lui des grands objets d'utilité publique, le roi vouloit +que toutes les lois qu'il auroit sanctionnées dans la tenue actuelle des +États ne pussent jamais être changées sans le consentement des ordres +réunis. Seulement, à l'égard de la force publique, protectrice de +l'ordre et de la sûreté, soit au dedans, soit au dehors, il déclaroit +expressément qu'il vouloit conserver en son entier, et sans la moindre +altération, l'institution de l'armée, ainsi que toute autorité de police +et de discipline sur le militaire, telle que les monarques françois en +avoient constamment joui. + +Si les États avoient voulu devoir au roi une monarchie réglée et +tempérée, le roi la leur donnoit; mais ils ne croyoient pas digne d'eux +de la tenir de lui; et, quelle que fût la nouvelle constitution qu'ils +n'avoient pas méditée encore, ils entendoient qu'elle fût leur ouvrage, +et non pas un bienfait du roi. Ainsi, toute l'attention des esprits se +porta sur la partie de la déclaration qui rappeloit le pouvoir +arbitraire. Ce qu'on y avoit ajouté de plus doux et de plus sensible fut +regardé comme un appât pour amorcer l'obéissance, et comme un foible et +vain palliatif à des actes de despotisme que le roi venoit exercer. + +Les communes furent surtout blessées de cette conclusion du roi, +lorsque, prenant lui-même la parole, il dit: + +«Vous venez, Messieurs, d'entendre le résultat de mes dispositions et de +mes vues. Elles sont conformes au vif désir que j'ai d'opérer le bien +public; et si, par une fatalité qui est loin de ma pensée, vous +m'abandonniez dans une si belle entreprise, seul je ferai le bien de mes +peuples, seul je me considérerai comme leur véritable représentant, et, +connoissant vos cahiers, connoissant l'accord parfait qui existe entre +le voeu le plus général de la nation et mes intentions bienfaisantes, +j'aurai toute la confiance que doit inspirer une si rare harmonie, et je +marcherai vers le but auquel je veux atteindre avec tout le courage et +la fermeté que je dois avoir... C'est moi, jusqu'à présent, qui fais +tout pour le bonheur de mes peuples, et il est rare peut-être que +l'unique ambition d'un souverain soit d'obtenir de ses sujets qu'ils +s'entendent enfin pour accepter ses bienfaits.» + +Ce ton d'autorité, ces mots de _souverain_, de _sujets_, de _bienfaits_, +parurent offensans pour des oreilles républicaines; et, quand le roi +finit par ordonner aux trois ordres de se retirer chacun dans leur +chambre, la résolution tacite des communes fut de ne pas lui obéir. +Ainsi fut perdu tout le fruit des bonnes volontés du roi, et la discorde +s'accrut dans une séance destinée à l'étouffer. + +La séance finie, les communes, dans un silence respectueux, mais sombre, +laissèrent l'ordre de la noblesse accompagner le roi, et se tinrent dans +cette salle, qui, dès ce moment, fut la leur. Inutilement, de la part du +roi, leur ordonna-t-on d'en sortir. Là même, et sur-le-champ, il fut +résolu de persister dans leurs précédens arrêtés, et celui-ci fut pris +tout d'une voix. En même temps on décréta que la personne des députés +seroit inviolable, qu'aucun d'eux, pour ce qu'il auroit dit ou fait dans +l'Assemblée, ne pourroit être poursuivi, arrêté, détenu par le pouvoir +exécutif, ni durant ni après la session; ce décret déclarant infâmes et +traîtres envers la patrie les auteurs, instigateurs ou exécuteurs de +pareils attentats. On y ajouta que, durant la session, la personne des +députés seroit à l'abri de toute poursuite criminelle et même civile, à +moins que l'Assemblée ne fît cesser l'exemption. L'avis en fut ouvert +par Mirabeau, homme intéressé plus que personne à mettre une barrière +entre les lois et lui. + +Un peuple nombreux, envoyé de Paris à Versailles, avoit environné la +salle des États durant la séance royale. Il l'entouroit encore lorsqu'on +lui apprit que Necker alloit demander sa retraite. Ce bruit étoit fondé. + +Le roi, frappé d'étonnement de n'avoir pas vu à sa suite le ministre des +finances, et plus surpris encore de ne pas le trouver dans le palais à +son retour, avoit demandé avec inquiétude à Montmorin si Necker vouloit +le quitter; et, Montmorin lui ayant fait entendre qu'il le croyoit, le +roi l'avoit chargé d'aller lui dire qu'il l'attendoit. + +Ce fut à sept heures du soir, dans le moment où Necker étoit renfermé +seul avec le roi, que le peuple inonda les cours et l'intérieur du +palais, en criant que le roi étoit trompé, et que le peuple redemandoit +M. Necker. + +L'entretien du roi avec son ministre dura une heure entière. Le peuple +en attendit l'issue. Enfin il vit partir le roi pour Trianon sans le +saluer de ce cri de _Vive le roi!_ qu'il méritoit si bien, et, l'instant +d'après, il vit Necker descendre l'escalier et monter dans sa chaise. Ce +fut pour lui qu'en ce moment éclatèrent les voeux et les bénédictions. On +a reproché au ministre d'avoir voulu jouir de son triomphe, et il est +vrai qu'il y aurait eu de l'insolence s'il y avoit eu de l'intention; +mais quoique, par les galeries, Necker pût retourner modestement chez +lui sans se montrer au peuple, il y a eu, ce me semble, trop de rigueur +à lui faire un crime de n'avoir pas eu pour le roi cette respectueuse +attention. + +Necker, assailli par la reconnoissance du peuple et par ses +applaudissemens, accompagné jusqu'à son hôtel, que la même foule +investit, n'y fut pas plus tôt arrivé qu'il y vit accourir non pas une +députation de l'Assemblée, mais l'Assemblée entière, qui, se pressant +autour de lui, le supplioit, au nom de la patrie, au nom du roi +lui-même, au nom du salut de l'État, de ne pas les abandonner. Ce +n'étoit là qu'un jeu de théâtre pour rendre le parti royaliste odieux; +et le dessein d'anéantir le ministre lui-même, s'il n'étoit pas voué au +parti populaire, n'en étoit pas moins pris dans le conseil de la +faction. + +Necker voulut leur faire entendre que, seul, il n'avoit plus le pouvoir +de faire aucun bien. «Nous vous aiderons, s'écria Target, se donnant le +droit de parler au nom de tous, et, pour cela, il n'est point d'efforts, +de sacrifices même, que nous ne soyons disposés à faire.--Monsieur, lui +dit Mirabeau avec le masque de la franchise, je ne vous aime point, mais +je me prosterne devant la vertu.--Restez, Monsieur Necker, s'écria la +foule, restez, nous vous en conjurons.» Le ministre, sensiblement ému: +«Parlez pour moi, Monsieur Target, dit-il, car je ne puis parler +moi-même.--Eh bien, Messieurs, je reste, s'écria alors Target; c'est la +réponse de M. Necker.» On a su depuis combien le coup que cette scène +portoit au coeur du roi lui fut sensible; et cela même entroit dans +l'intention des acteurs. + +Il n'y avoit aucune espérance de rompre l'union des communes, ni de +vaincre leur résistance. Tous les jours il leur arrivoit des différentes +villes du royaume des félicitations de commande sur leur fermeté +courageuse. Dans ces adresses il étoit dit que, si on semoit des pièges +autour de l'Assemblée nationale, elle n'avoit qu'à tourner ses regards, +qu'elle apercevroit derrière elle vingt-cinq millions de François, qui, +les yeux attachés sur sa conduite, attendoient en silence quel seroit +leur sort et celui de leur postérité. Il ne falloit pas s'attendre à +voir un parti aussi déclaré reculer d'un pas, ni fléchir. + +Il s'en falloit bien que dans l'autre parti la résolution fût aussi +unanime, ni la résistance aussi ferme. On a vu la division arrivée dans +le clergé. La noblesse n'étoit guère plus sûre d'elle-même; déjà +soixante députés de cet ordre avoient désavoué hautement dans leur +chambre le refus que l'on avoit fait de la médiation du roi. Du côté du +clergé, le lendemain de la séance royale, cent soixante curés s'étoient +rendus dans la salle commune. Deux jours après, deux évêques encore, +celui d'Orange[45] et celui d'Autun[46], y avoient passé. Le même jour, +l'humble et doux archevêque de Paris[47] y avoit présenté ses pouvoirs. +Du côté de la noblesse, quarante-sept gentilshommes, et, dans ce nombre, +des hommes remarquables, s'étoient réunis aux communes. Le reste des +deux premiers ordres ne pouvoit différer de suivre cet exemple; et, dans +l'état de crise où étoient les affaires, tout délai étoit dangereux. Le +roi fit pour les décider ce qu'il auroit fallu qu'il fît avant la séance +royale. La lettre qu'il leur adressa, en leur sauvant l'humiliation de +céder aux communes, leur donna lieu de s'honorer d'un sentiment d'amour +pour lui et de respect pour sa volonté. Ce fut à lui qu'ils se +rendirent, et ce jour (le 27 juin) fut marqué par la réunion des trois +ordres dans la salle commune des États généraux. + +Cette réunion solennelle se fit d'abord dans un profond silence; mais, +lorsqu'elle fut consommée, à ce silence respectueux succéda tout à coup +une explosion de joie qui se communiqua et se répandit au dehors. + +Le peuple, susceptible encore de sentimens honnêtes et de douces +émotions, vient d'apprendre que son triomphe est l'ouvrage du roi, et, +doublement heureux de l'obtenir et de le lui devoir, se presse vers ce +palais où quelques jours auparavant l'avoient emporté ses alarmes. Il le +fait retentir du voeu le plus doux des François. Il demande à voir ce bon +roi, à lui montrer comme il sait l'aimer, à le rendre témoin des +transports qu'il lui cause. + +Le roi paroît sur le balcon de son appartement, la reine est avec lui; +et tous les deux entendent leurs noms retentir jusqu'au ciel. De douces +larmes coulent dans leurs embrassemens, et, par un mouvement dont tous +les coeurs sont attendris, la reine serre dans ses bras l'objet de leur +reconnoissance. Alors ce peuple, qui depuis s'est montré si féroce, et +qui étoit encore bon (j'aime à le répéter), saisit l'instant de payer à +la reine ses sentimens d'épouse par un bonheur de mère. Il lui demande à +voir son fils, il demande à voir le Dauphin. Ce précieux et foible +enfant, porté dans les bras de la reine, est présenté par l'amour +maternel à la tendresse nationale. Heureux de ne devoir pas vivre assez +pour voir quels seroient les retours de cette trompeuse faveur! + +«Après le bon roi, le bon ministre», s'écrie alors la multitude; et +d'une commune impulsion elle se précipite vers l'hôtel des finances, +qu'elle fait retentir encore de bénédictions et de voeux. + +Durant la nuit de ce grand jour, Versailles illuminé ne présenta partout +que le tableau de la félicité publique. + +Rien de plus doux que le spectacle d'une nation exaltée par des +sentimens généreux. Mais l'enthousiasme dans le peuple est dangereux +lors même qu'il est le plus louable: car le peuple ne connoît point +d'intervalle entre les extrêmes, et, d'un excès à l'autre, il se laisse +emporter par la passion du moment. Il sentoit alors tout le prix de la +liberté. Mais cette liberté récente, dont il étoit comme enivré, alloit +bientôt le dépraver, en faisant fermenter en lui les élémens de tous les +vices. + +Déjà, sous le nom spécieux de bien public, étoit répandu dans la foule +un esprit de licence, de faction et d'anarchie. L'indépendance et la +perpétuité d'une Assemblée nationale où dominoient les communes, et, +dans cette Assemblée, la souveraineté du peuple transmise et concentrée +dans la volonté de ses représentans, avec le caractère du plus effrayant +despotisme; une constitution qui feroit du royaume une démocratie armée, +sous une ombre de monarchie, gouvernée en réalité par un corps +aristocratique, périodiquement électif, mais toujours élu au gré du +parti dominant: tel étoit le projet formé par la faction républicaine. +Or, on avoit bien calculé qu'on y trouveroit des obstacles, et dans les +assauts qu'on avoit à livrer, ou qu'on avoit à soutenir, on prévoyoit +qu'on auroit besoin d'un peuple ivre de liberté et forcené de rage. + +Ce fut alors que je compris ce que m'avoit prédit Chamfort du système +des factieux pour livrer le bas peuple aux furies de la discorde, et le +tenir sans cesse dans des mouvemens convulsifs de frayeur ou d'aveugle +audace. + +Au chagrin du malaise dans un temps de disette, à la cherté du pain, à +la peur d'en manquer, à cette inquiétude que motivoit assez la +difficulté des convois et qu'on exagéroit encore, on ajoutoit, pour +irriter le peuple, les plus noires suppositions de complots tramés +contre lui. On l'effrayoit pour le rendre terrible, et tous les jours il +devenoit plus ombrageux et plus farouche de défiance et de soupçon. + +Les brigands connus sous le nom de Marseillois, appelés à Paris pour y +être les suppôts de la faction républicaine, gens de rapine et de +carnage, et aussi altérés de sang qu'affamés de butin, en se mêlant +parmi le peuple, lui inspiroient leur férocité[48]. + +La présence des tribunaux le contenoit encore et lui ôtoit l'audace du +crime; mais on croyoit à tous momens le voir franchir cette foible +barrière, et la foule des vagabonds mêlés parmi les factieux et prêts à +les servir augmentoit tous les jours: les ports, les quais, en étoient +couverts, l'Hôtel de ville en étoit investi; ils sembloient, autour du +Palais, insulter à l'inaction de la justice désarmée; on en tenoit douze +mille occupés inutilement à creuser la butte de Montmartre, et payés à +vingt sous par jour. On les y avoit postés comme une arrière-garde qu'on +feroit marcher au besoin. La nuit, une multitude égarée et menaçante se +rassembloit au Palais-Royal. Ses portiques en étoient comblés, le jardin +en étoit rempli, cent groupes s'y formoient pour entendre des délations +calomnieuses et des motions incendiaires. Les plus fougueux déclamateurs +y étoient les mieux écoutés. Mille noirceurs, qu'imaginoit et que +répandoit l'imposture, étoient dans cette enceinte l'aliment des +esprits. C'étoit là qu'on déclamoit avec fureur contre l'autorité +royale, qu'on lui faisoit un crime de la cherté du blé et de la misère +du peuple. C'étoit là qu'aux séditieux, enivrés de folles espérances, ou +troublés de noires terreurs, on marquoit les victimes que l'on dévouoit +à la mort. Nuls hommes publics, non pas même les plus intègres et les +plus respectables, n'étoient sûrs d'y être épargnés. C'étoit de là que +partoient en foule ou des gens effrayés eux-mêmes, ou des gens soudoyés +pour répandre l'alarme et la sédition dans Paris. + +Mais, ce qui passe la vraisemblance, c'est qu'à Versailles même un +peuple qui tenoit toute son existence de la cour se montrât le plus +entêté des maximes républicaines. + +On l'avoit vu, ce peuple, tandis qu'une partie du clergé délibéroit +encore sur la réunion des ordres, insulter ceux des prêtres qu'il +croyoit opposans, et, sur de fausses délations, attaquer le bon +archevêque de Paris, et le poursuivre à coups de pierres dans son +carrosse; on avoit observé que les gardes-françoises, loin de contenir +les mutins, les encourageoient par des signes d'intelligence; et l'on +savoit que dans Paris ces soldats, accueillis, caressés au Palais-Royal, +et défrayés dans les cafés, se disoient les amis du peuple. Le roi, sans +avoir pour lui-même aucune inquiétude, put donc vouloir que, dans Paris +et dans Versailles, le peuple fût soumis à la police accoutumée, et que, +rentré dans l'ordre, il se livrât paisiblement à ses travaux. + +Le roi put croire qu'une faction toujours présente et menaçante ne +laissoit pas aux délibérations de l'Assemblée nationale la liberté qui +devoit en être l'essence; que la sûreté personnelle étoit le fondement +de cette liberté; que la sûreté devoit être pour tous également +inviolable, et que le souverain en étoit le garant. Il put penser que la +salle des assemblées, ouverte comme un théâtre, ne devoit pas être un +foyer de sédition. Il trouva donc à la fois juste et sage de faire +protéger par une garde respectueuse la liberté des opinions et la sûreté +des personnes. En même temps il ordonna que les soldats aux +gardes-françoises, vagabonds dans Paris, fussent remis sous la +discipline, et punis s'ils s'en écartoient. + +Mais le peuple ni ses moteurs ne voulurent souffrir de gêne. La garde +qui entouroit la salle fut forcée, et l'Assemblée fit vers le roi une +députation pour déclarer que les États convoqués libres ne pouvoient +opérer librement au milieu des troupes qui les environnoient. La garde +fut levée, et il fallut laisser la salle ouverte à l'affluence du +public. + +Le roi sentit que le désordre ne feroit qu'aller en croissant, si on +laissoit le peuple exempt de toute crainte; que ce ne seroit plus qu'en +lui cédant qu'on pourroit l'apaiser; qu'au moins, en usant d'indulgence +envers les factieux, falloit-il leur montrer qu'on pouvoit user de +rigueur, et que, n'étant pas sûr d'être obéi par les gardes-françoises, +il étoit temps de faire avancer quelques troupes sur lesquelles on pût +compter. Il en fit donc venir, mais d'abord en très petit nombre, et +bien sincèrement dans l'unique intention de protéger l'ordre public et +le repos des citoyens. Personne n'en doutoit; mais ce repos, cet ordre +même, étoit le coup mortel pour la révolution qu'on vouloit produire. + +On a entendu le roi répondre à la noblesse qu'il connoissoit les droits +attachés à sa naissance et qu'il sauroit les maintenir. Il avoit dit aux +États généraux qu'aucun de leurs projets, aucune de leurs délibérations, +ne pouvoient avoir force de loi sans son approbation spéciale, et que +tous les ordres de l'État pouvoient se reposer sur son équitable +impartialité. Or, dans ce système d'autorité et de puissance +protectrice, et en opposition avec une faction populaire qui se +regardoit elle-même comme le corps législatif unique, absolu et suprême, +et comme le dépositaire de la volonté nationale, le roi, pour tenir ce +langage, ne devoit pas être désarmé; et, dans le cas où il seroit forcé +d'agir comme il avoit parlé, en bon roi, mais en vrai monarque, il étoit +nécessaire qu'il en eût le pouvoir. C'étoit là déterminément ce que le +parti factieux et révolutionnaire ne vouloit pas souffrir. Ses forces +résidoient dans ce ramas de peuple qui suit aveuglément ceux qui se +déclarent pour lui; et, si Versailles étoit gardé, si Paris étoit calme, +ou réprimé par des troupes de ligne, les factieux restoient sans moyens +et sans espérance. + +Ce n'étoit pas encore à des forfaits qu'on excitoit le peuple. +L'anarchie avoit ses dangers qu'on ne se dissimuloit pas; mais, pour +intimider le roi et le parti des gens de bien, dût-il en coûter d'abord +quelque ravage, même un peu de sang innocent, la liberté républicaine +étoit d'un si grand prix qu'il falloit bien lui faire de légers +sacrifices: telles étoient la politique et la morale du plus grand +nombre, et c'étoient les plus modérés; les autres se croyoient permis +tout ce qui leur étoit utile; et, à leur tête, Mirabeau professoit +hautement comme vertus modernes le mépris des devoirs et des droits les +plus saints. + +Il falloit, disoit-on, nourrir le feu du patriotisme; et, pour +l'entretenir, la liberté accordée à la presse faisoit éclore tous les +jours des libelles calomnieux, où l'on dévouoit à la haine et à la +vengeance publique quiconque osoit disputer au peuple le pouvoir de tout +opprimer. Le noble qui, avec quelque chaleur, défendoit la cause des +nobles, un membre du clergé qui, avec quelque éloquence, plaidoit la +cause du clergé, n'étoient rien de moins, dans ces délations, que des +traîtres à la patrie. Dans le tiers état même, l'opinion modérée passoit +pour lâcheté et rendoit suspect son auteur. Ainsi, du côté des communes, +la contrainte et la violence environnoient les deux premiers ordres, et +c'étoient les communes qui sembloient repousser la contrainte et la +violence. Tout ce qui pouvoit animer, irriter, soulever le peuple, étoit +permis et provoqué; tout ce qui pouvoit contenir ou réprimer ses +mouvemens excitoit dans les États même les plus vives réclamations. On +appeloit liberté le droit d'éteindre toute liberté. Le sens de ces +réclamations n'étoit pas équivoque: nous voulons tout pouvoir par le +moyen du peuple, et qu'on ne puisse rien qu'avec nous et par nous. + +Mais, en convoquant les États généraux, le roi avoit-il entendu former +une démocratie, et attribuer aux communes le despotisme menaçant +qu'elles prétendoient exercer? «Que devient, Sire, lui disoient les +ordres opprimés, que devient cette sûreté que vous nous avez garantie? +que devient cette égalité que les communes ont demandée? En +existeroit-il une ombre pour deux ordres qui s'entendroient dénoncer, +dévouer à la fureur du peuple, s'ils ne consentoient pas sans +réclamation à ce que le tiers auroit voulu? Sans doute, autour de cette +salle d'une assemblée législative, il n'auroit point fallu de garde +militaire; mais il n'y falloit pas non plus des troupes de brigands +prêts à nous lapider» Cette garde paisible qu'on disoit offensante pour +l'assemblée des États n'étoit là que pour garantir le calme des opinions +et la liberté des suffrages. Vouloit-on que toute contrainte en fût +bannie? Il falloit éloigner les troupes, et, en même temps, il falloit +écarter ce peuple qui venoit jusque dans l'Assemblée encourager ses +partisans, choisir et marquer ses victimes, et rendre effrayante pour +les foibles la redoutable épreuve de l'appel nominal. + +Les orateurs du peuple faisoient l'éloge de sa bonté, de son équité +naturelle, et cet éloge étoit dû sans doute à une classe de citoyens qui +est l'élite de la commune. Mais au-dessous de cette classe ne voyoit-on +pas ces brigands qui, dans Paris naguère, avoient saccagé la maison d'un +paisible et bon citoyen? et ceux qui, dans l'enceinte des jardins du +Palais-Royal, semoient la calomnie et souffloient la révolte? et ceux +qui, à Versailles, avoient voulu lapider un charitable et pieux +archevêque? et ceux qui avoient enlevé au supplice un fils meurtrier de +son père? et ceux qui depuis, dans Paris, aux portes de l'Hôtel de ville +et à Versailles même, dans le palais du roi, ont commis tant +d'atrocités? et ceux qui les ont applaudies après les avoir provoquées, +et se sont réjouis en voyant promener au bout des lances toutes ces +têtes de citoyens inhumainement massacrés? + +C'étoit donc, disoient les deux ordres qui réclamoient la sûreté +commune, c'étoit donc une dérision cruelle que de confondre ainsi le +peuple qu'il falloit contenir avec celui qu'il falloit protéger. Par un +grossier abus des mots, de la populace on faisoit le peuple, et de ce +peuple la nation, que l'on déclaroit souveraine. + +Les communes demandoient à Paris une garde bourgeoise; mais, en +attendant qu'elle fût organisée, qu'avoit d'inquiétant le petit nombre +de troupes réglées que le roi y avoit fait venir? Tout y étoit +tranquille depuis leur arrivée; mais cette police militaire n'étoit pas +du goût des communes. Leurs émissaires ne cessoient d'agiter le +Palais-Royal, l'infâme repaire du crime; ils y attiroient les soldats +aux gardes, et les y retenoient la nuit. Ce fut ce que le duc du +Châtelet, leur colonel, ne put dissimuler; il y fit prendre à une heure +indue deux de ces soldats vagabonds, et ils furent conduits à la prison +de l'Abbaye. Ce fut le signal d'un soulèvement. L'acte le plus commun de +l'autorité militaire fut traité d'attentat contre la liberté, et, en +moins d'une heure, la prison des deux soldats (qu'on appeloit amis du +peuple) fut assiégée par vingt mille hommes. Les geôliers ayant fait +résistance, on prit des haches et des leviers, les portes furent +enfoncées, et tous les prisonniers, même les criminels, s'échappèrent +pendant la nuit. + +Le lendemain, à l'ouverture de l'Assemblée nationale, arrivent à +Versailles les députés de cette foule mutinée. Dans leur adresse, qui +fut remise au président, il étoit dit que ces deux malheureuses victimes +du despotisme avoient été arrachées de leurs fers; qu'au bruit des +acclamations ils avoient été ramenés au Palais-Royal, où ils étoient +sous la garde du peuple, qui s'en étoit rendu responsable. «Nous +attendons, ajoutoient-ils, votre réponse, pour rendre le calme à nos +concitoyens et la liberté à nos frères.» + +La réponse du président fut qu'en invoquant la clémence du roi +l'Assemblée donnerait l'exemple du respect dû à l'autorité royale, et +qu'elle conjuroit les habitans de Paris de rentrer sur-le-champ dans +l'ordre. Cette réponse foible étoit au moins sincère et conforme au voeu +des communes: car l'Assemblée ne savoit pas que, par les plus insignes +et les plus infâmes brigands, on soulevoit la populace, et que cette +furie qu'on lui avoit inspirée, on l'employoit à faire craindre à la +cour des soulèvemens. L'Assemblée elle-même étoit mue par des ressorts +qui lui étoient inconnus. En son nom et par elle on remuoit le peuple, +par le peuple on la dominoit. Tel a été le mécanisme de la Révolution. + +Le roi fut donc supplié, au nom de l'Assemblée, de vouloir bien employer +au rétablissement de l'ordre les moyens infaillibles de la clémence et +de la bonté, si naturels à son coeur, et il y consentit sans peine; mais, +avant de céder à un mouvement de bonté, il vouloit que l'ordre fût +rétabli. Il ne le fut en aucune manière. Le peuple, sans remettre les +deux soldats dans leur prison, sans renoncer lui-même à ses attroupemens +nocturnes, et en redoublant au contraire de tumulte et de violence, +réclama la promesse du roi d'un ton à ne souffrir aucun retardement, et +il fallut que la discipline et que l'autorité royale fléchissent devant +sa volonté. + +Ce fut alors que les résolutions du conseil parurent prendre quelque +énergie; mais la foiblesse ne sort jamais de son caractère qu'à demi, +d'un pied chancelant, et pour y rentrer plus timide après un inutile +effort. + +L'aventure des soldats aux gardes, l'esprit d'insubordination que le +peuple leur inspiroit, l'audace de ce peuple, le ton qu'il avoit pris, +cette manière de commander en suppliant, cette impatience fougueuse +d'obtenir ce qu'il demandoit, et ce mérite qu'on lui faisoit de +s'apaiser après qu'on lui avoit obéi, enfin ce caractère de liberté +impérieuse et menaçante qu'il annonçoit à tout propos, avoient été dans +les conseils des moyens vivement saisis de faire entendre au roi que le +plus grand des maux, et pour l'État et pour lui-même, seroit de laisser +mépriser l'autorité qu'il avoit en main, et qu'infailliblement on la +mépriseroit si on la voyoit désarmée; qu'on osoit déjà l'attaquer parce +qu'elle se montroit foible, et que des forces redoutables lui pouvoient +seules obtenir le respect et assurer l'obéissance; qu'il falloit que la +multitude tremblât, ou qu'elle fît trembler; que ce n'étoit pas +seulement par des lois que se gouvernoient les États, surtout des États +aussi vastes; que la justice avoit besoin de l'épée et du bouclier; que +la sagesse et l'équité consistoient à savoir user et à ne jamais abuser +de la force; que c'étoit par là que les bons rois se distinguoient des +rois foibles et des tyrans; qu'il eût été à souhaiter, sans doute, que +la tenue des États se fût passée dans une pleine sécurité sans avoir +autour d'eux aucun appareil militaire; qu'il en étoit ainsi dans les +pays où le peuple veut bien se reposer sur la sagesse et la fidélité de +ses représentans; qu'il en seroit de même en France dès que l'ordre et +le calme y seroient rétablis; mais que, tant que le peuple, et la classe +du peuple la plus séditieuse et la plus violente, viendroit mêler +l'insulte et la menace aux délibérations des États généraux, la force +publique avoit droit de s'armer pour le contenir. + +«On croit pouvoir, Sire, ajoutoient ceux qui demandoient l'usage de +l'autorité réprimante, on croit pouvoir apaiser le bas peuple aussi +aisément qu'on l'irrite; après qu'on l'aura fait servir au dessein d'une +subversion générale dans le royaume, on voudra ramener le tigre dans sa +cage et lui faire oublier combien il est terrible quand il veut l'être; +il ne sera plus temps: la bête féroce aura connu sa force et la +foiblesse de ses liens. Que sera-ce, surtout si elle a goûté du sang? +Elle fera trembler longtemps peut-être ceux qui auront osé la déchaîner. +Apprenez-lui donc à ce peuple que, dans vos mains, il est pour lui +encore une justice à redouter. + +«Dès le commencement de votre règne, Sire, on vous a fait réduire et +affoiblir votre maison militaire; et vous, qui vous flattiez de n'avoir +à régner que sur un peuple fidèle et bon, vous avez consenti, dans la +droiture de votre coeur, à cette réduction funeste; mais la discipline et +l'obéissance ne sont pas détruites dans vos armées, et il vous reste +encore assez de forces à opposer à l'audace des factieux. Le despotisme +seroit l'usage de ces forces contre les lois; mais, employées à +maintenir l'ordre et les lois, elles sont le digne cortège de l'autorité +légitime, la sauvegarde de l'État et le soutien de la royauté. + +«Si les membres de l'Assemblée nationale avoient tous votre loyauté, +Sire, ils s'accorderoient tous à demander autour du sanctuaire de la +législation une barrière impénétrable, inaccessible même, d'un côté pour +les troupes, de l'autre pour le peuple; et alors tout seroit égal. Mais +non, c'est pour laisser à cette populace une pleine licence et une +pleine impunité qu'on veut que les troupes s'éloignent. On craint +qu'elle ne soit refroidie et intimidée; on veut qu'elle ose tout sans +avoir rien à craindre; c'est par elle qu'on veut régner. N'avons-nous +pas vu que, du centre aux extrémités du royaume, ce nom de liberté, ce +nom qui, pour la populace, ne veut dire que la licence, a retenti comme +un signal d'insurrection et d'anarchie? La police parmi le peuple, la +discipline dans les armées, partout les lois de l'ordre ont été +dénoncées comme des restes de servitude. L'indépendance et le mépris de +toute espèce d'autorité, voilà ce que présente la face du royaume; et +c'est sur les ruines de la monarchie et avec ses débris que l'on se +vante de créer un empire démocratique. C'est un vil ramas de vagabonds +sans moeurs, sans état, sans aveu, qu'on appelle le peuple souverain. +Mais la nation désire, elle demande que la constitution du royaume soit +réglée et fixée sur des bases fondamentales, et il s'agit de la rendre à +la fois plus régulière et plus constante. C'est à quoi, Sire, les États +sont chargés de travailler avec vous. Par cette ancienne et vénérable +constitution de la monarchie, vous êtes roi; l'autorité suprême, la +force exécutive a été remise en vos mains; vos ancêtres, à qui la nation +l'a confiée, vous l'ont transmise en héritage. La nation ne veut ni +n'entend dépouiller, déposer, déshériter son roi. Et que seroit-ce qu'un +monarque, si ce n'étoit pas le protecteur de tous les droits et de +toutes les libertés? + +«Protégez, Sire, celle de tous les ordres, et n'en laissez opprimer +aucun. Protégez celle des États eux-mêmes; et protégez surtout dans les +villes, dans les campagnes, celle de ces citoyens honnêtes, de ces +cultivateurs paisibles, qui, menacés dans leurs foyers par une populace +oisive et vagabonde, tremblent avec raison que bientôt il ne soit plus +temps de lui remettre le frein des lois. Non, Sire, ce n'est plus au nom +du clergé ni de la noblesse, c'est au nom d'un bon peuple dont vous êtes +le père que nous vous conjurons de ne pas le livrer à la plus cruelle +des tyrannies, à celle de la populace et de ses perfides moteurs.» + +C'étoit ainsi qu'on persuadoit au roi qu'en déployant aux yeux du peuple +une puissance militaire il ne feroit que réprimer et contenir la force +par la force, et laisser au milieu la liberté publique protégée et hors +de danger. + + + + +LIVRE XVI + + +Le roi fit donc avancer des troupes; mais, en prenant une résolution +vigoureuse, il falloit en prévoir les suites, calculer pas à pas les +forces et les résistances, les obstacles et les dangers, et, selon les +événemens, déterminer d'avance sa marche et ses positions. On ne calcula +rien, on ne pourvut à rien, on ne songea pas même à garantir les troupes +de la corruption du peuple de Paris. On ne fit aucune disposition pour +mettre le roi et sa famille à l'abri de l'insulte dans un cas de +révolte; et, dans les faubourgs de Paris, le seul poste imposant, la +Bastille, ne fut pourvue ni de garnison suffisante, ni de vivres pour y +nourrir le peu de soldats qu'il y avoit. Enfin, jusqu'à la subsistance +des troupes que l'on assembloit fut négligée au point que leur pain +n'étoit fait qu'avec des farines gâtées, tandis que les femmes du peuple +venoient leur en offrir d'excellent, avec du vin et des viandes en +abondance, sans compter leurs autres moyens de débauche et de +corruption. + +À cette espèce d'étourdissement où étoient la cour et le conseil le +parti contraire opposoit une conduite raisonnée, progressive et +constante, s'acheminant de poste en poste vers la domination, sans +jamais perdre un temps ni reculer d'un pas. Résolu donc à ne souffrir ni +autour de Versailles, ni autour de Paris, aucun rassemblement, on +délibéra une adresse au roi le 8 juillet (1789). Ce fut l'ouvrage de +Mirabeau, le principal orateur des communes, homme doué par la nature de +tous les talens d'un tribun; bouillant de caractère, mais aussi souple +dans sa conduite que fougueux dans ses passions; habile à pressentir +l'opinion dominante, et, pour paroître la conduire, diligent à la +devancer; lâche de coeur, mais fort de tête et intrépide d'impudence; +corrompu à l'excès et se vantant de l'être; déshonoré dès sa jeunesse +par les vices les plus honteux, mais n'attachant aucun prix à l'honneur; +calculant bien qu'un homme dangereux ne pouvoit être méprisé même en se +rendant méprisable, et résolu à se passer de l'estime attachée aux +moeurs, s'il obtenoit celle qu'arrachent de grands talens devenus +redoutables. + +Voici l'adresse qu'il proposa d'adresser au roi, chef-d'oeuvre +d'éloquence artificieuse et perfide, et qui, applaudie comme elle devoit +l'être, fut adoptée par acclamation (le 9 juillet). + +«Sire, vous avez invité l'Assemblée nationale à vous témoigner sa +confiance; c'étoit aller au-devant du plus cher de ses voeux. Nous venons +déposer dans le sein de Votre Majesté les plus vives alarmes. Si nous en +étions l'objet, si nous avions la foiblesse de craindre pour nous-mêmes, +votre bonté daigneroit encore nous rassurer; et même, en nous blâmant +d'avoir douté de vos intentions, vous accueilleriez nos inquiétudes, +vous en dissiperiez la cause, vous ne laisseriez point d'incertitude sur +la position de l'Assemblée nationale. + +«Mais, Sire, nous n'implorons pas votre protection: ce seroit offenser +votre justice. Nous avons conçu des craintes, et, nous l'osons dire, +elles tiennent au patriotisme le plus pur, à l'intérêt de nos +commettans, à la tranquillité publique, au bonheur du monarque chéri +qui, en nous aplanissant la route de la félicité, mérite bien d'y +marcher lui-même sans obstacle. (Détestable hypocrite!) + +«Les mouvemens de votre coeur, Sire, voilà le vrai salut des François. +Lorsque des troupes s'avancent de toutes parts, que des camps se forment +autour de nous, que la capitale est investie, nous nous demandons avec +étonnement: Le roi s'est-il méfié de la fidélité de ses peuples? S'il +avoit pu en douter, n'auroit-il pas versé dans notre coeur ses chagrins +paternels? Que veut dire cet appareil menaçant? + +«Où sont les ennemis de l'État et du roi qu'il faut subjuguer? où sont +les ligueurs qu'il faut réduire? Une voix unanime répond dans la +capitale et dans l'étendue du royaume: Nous chérissons notre roi; nous +bénissons le Ciel du don qu'il nous a fait de son amour. + +«Sire, la religion de Votre Majesté ne peut être surprise que sous le +prétexte du bien public. Si ceux qui ont donné ce conseil à notre roi +avoient assez de confiance dans leurs principes pour les exposer devant +nous, ce moment amèneroit le plus beau triomphe de la vérité. + +«L'État n'a rien à redouter que des mauvais principes qui osent assiéger +le trône même, et ne respectent pas la couronne du plus pur et du plus +vertueux des princes; et comment s'y prend-on, Sire, pour vous faire +douter de l'attachement et de l'amour de vos sujets? + +«Avez-vous prodigué leur sang? êtes-vous cruel, implacable? avez-vous +abusé de la justice? le peuple vous impute-t-il ses malheurs? vous +nomme-t-il dans ses calamités? ont-ils pu vous dire que le peuple est +impatient de votre joug? Non, non, ils ne l'ont pas fait. La calomnie +n'est du moins pas absurde: elle cherche un peu de vraisemblance pour +colorer ses noirceurs. + +«Votre Majesté a vu tout récemment ce qu'elle peut sur son peuple. La +subordination s'est établie dans la capitale agitée; les prisonniers mis +en liberté par le peuple, d'eux-mêmes ont pris leurs fers; et l'ordre +public, qui peut-être eût coûté des torrens de sang si l'on eût employé +la force, un mot de votre bouche l'a rétabli; mais ce mot étoit un mot +de paix, il étoit l'expression de votre coeur, et vos sujets se font +gloire de n'y résister jamais. Qu'il est beau d'exercer cet empire! +c'est celui de Louis IX, de Louis XII, de Henri IV, c'est le seul qui +soit digne de vous. Nous vous tromperions, Sire, si nous n'ajoutions +pas, forcés par les circonstances: Cet empire est le seul qu'il soit +aujourd'hui possible en France d'exercer. La France ne souffrira pas +qu'on abuse du meilleur des rois, et qu'on l'écarte, par des voies +sinistres, du noble plan qu'il a lui-même tracé. Vous nous appelez pour +fixer, de concert avec vous, la constitution, pour opérer la +régénération du royaume. L'Assemblée nationale vient de vous déclarer +solennellement que vos voeux seront remplis, que vos promesses ne seront +point vaines, que les pièges, les difficultés, les terreurs, ne +retarderont point sa marche et n'intimideront point son courage. + +«Où donc est le danger des troupes? affecteront de dire nos ennemis; et +que veulent dire leurs plaintes, puisqu'ils sont inaccessibles au +découragement? Le danger, Sire, est pressant et universel; il est au +delà de tous les calculs de la prudence humaine. + +«Le danger est pour le peuple des provinces; une fois alarmé sur notre +liberté, nous ne connoissons plus de frein qui puisse le retenir. La +distance seule grossit, exagère tout, double les inquiétudes, les +aigrit, les envenime. Le danger est pour la capitale. De quel oeil le +peuple, au sein de l'indigence, et tourmenté des angoisses les plus +cruelles, se verra-t-il disputer le reste de sa subsistance par une +foule de soldats menaçans? La présence des troupes ameutera, produira +une fermentation universelle; et le premier acte de violence exercé, +sous prétexte de police, peut commencer une suite horrible de malheurs. + +«Le danger est pour les troupes. Des soldats françois, approchés du +centre des discussions, participant aux passions comme aux intérêts des +peuples, pourront oublier qu'un engagement les a faits soldats pour se +souvenir que la nature les fit hommes. + +«Le danger, Sire, menace les travaux qui sont notre premier devoir, et +qui n'auront un plein succès, une véritable permanence, qu'autant que +les peuples les regarderont comme entièrement libres. Il est d'ailleurs +une contagion dans les mouvemens passionnés. Nous ne sommes que des +hommes: la défiance de nous-mêmes, la crainte de paroître foibles, +peuvent nous entraîner au delà du but. Nous serons obsédés d'ailleurs de +conseils violens et démesurés; et la raison calme, la tranquille +sagesse, ne rendent pas leurs oracles au milieu du tumulte, du désordre +et des scènes factieuses. Le danger, Sire, est plus terrible encore, et +jugez de son étendue par les alarmes qui nous amènent devant vous. De +grandes révolutions ont eu des causes bien moins éclatantes: plus d'une +entreprise fatale aux nations s'est annoncée d'une manière moins +sinistre et moins formidable. + +«Ne croyez pas ceux qui vous parlent légèrement de la nation, et qui ne +savent que vous la représenter selon leurs vues: tantôt insolente, +rebelle, séditieuse; tantôt soumise, docile au joug, prompte à courber +la tête pour le recevoir. Ces deux tableaux sont également infidèles. +Toujours prêts à vous obéir, Sire, parce que vous commandez au nom des +lois, notre fidélité est sans bornes comme sans atteinte. Prêts à +résister à tous les commandemens arbitraires de ceux qui abusent de +votre nom, parce qu'ils sont ennemis des lois, notre fidélité même nous +ordonne cette résistance, et nous nous honorerons toujours de mériter +les reproches que notre fermeté nous attire. + +«Sire, nous vous en conjurons au nom de la patrie, au nom de votre +bonheur et de votre gloire, renvoyez vos soldats aux postes d'où vos +conseillers les ont tirés; renvoyez cette artillerie destinée à couvrir +vos frontières; renvoyez surtout les troupes étrangères, ces alliés de +la nation que nous payons pour nous défendre, et non pour troubler nos +foyers: Votre Majesté n'en a pas besoin. Et pourquoi un roi adoré de +vingt millions de François feroit-il accourir à grands frais autour du +trône quelques milliers d'étrangers? Sire, au milieu de vos enfans, +soyez gardé par leur amour. Les députés de la nation sont appelés à +consacrer avec vous les droits éminens de la royauté sur la base +immuable de la liberté du peuple; mais, lorsqu'ils remplissent leur +devoir, lorsqu'ils cèdent à la raison, à leurs sentimens, les +exposeriez-vous au soupçon de n'avoir cédé qu'à la crainte? Ah! +l'autorité que tous les coeurs vous défèrent est la seule pure, la seule +inébranlable; elle est le juste retour de vos bienfaits et l'immortel +apanage des princes dont vous êtes le modèle.» + +Cette harangue insolemment flatteuse, cette menace éloquemment tournée +d'un soulèvement général si le roi, pour la sûreté des bons et l'effroi +des méchans, gardoit auprès de lui une partie de ses armées, s'il +n'abandonnoit pas sa ville capitale à tous les excès de la licence et du +brigandage, et l'Assemblée nationale aux insultes et aux menaces d'une +populace ameutée; cette affectation d'englober des mutins et des +vagabonds révoltés dans les éloges d'un bon peuple; cet avis arrogant +qu'il importoit au roi de leur céder, de leur complaire, et la +déclaration formelle que cet empire étoit le seul qu'il lui fût +désormais possible d'exercer, ne firent pas sur l'esprit du roi l'effet +qu'on en attendoit. À travers ces menaces respectueuses et ces alarmes +hypocrites, il vit trop bien qu'il s'agissoit d'abandonner ou de +maintenir son autorité légitime, qu'on l'exhortoit à se laisser désarmer +et lier les mains; il vit surtout qu'en glissant sur l'article de ses +bonnes intentions, on évitoit de toucher aux faits qui rendoient justes +et nécessaires les précautions qu'il avoit prises. Il fallut donc qu'il +s'expliquât lui-même, et à ce langage plein d'artifice il répondit par +des raisons pleines de force et de candeur. + +«Personne n'ignore, dit-il aux députés, les désordres et les scènes +scandaleuses qui se sont passés et renouvelés à Paris et à Versailles +sous mes yeux et sous les yeux des États généraux. Il est nécessaire que +je fasse usage des moyens qui sont en ma puissance pour remettre et +maintenir l'ordre dans la capitale et dans les environs. C'est un de mes +devoirs principaux que de veiller à la sûreté publique. Ce sont ces +motifs qui m'ont engagé à faire un rassemblement de troupes autour de +Paris. Vous pouvez assurer les États généraux qu'elles ne sont destinées +qu'à réprimer, ou plutôt qu'à prévenir de pareils désordres, à maintenir +l'exercice des lois, à assurer et à protéger même la liberté qui doit +régner dans vos délibérations. Toute espèce de contrainte en doit être +bannie; de même que toute appréhension de tumulte et de violence en doit +être écartée. Ce ne seroient que des gens malintentionnés qui pourroient +égarer mes peuples sur les vrais motifs des mesures de précaution que je +prends. J'ai constamment cherché à faire tout ce qui pouvoit tendre à +leur bonheur, et j'ai toujours eu lieu d'être assuré de leur amour et de +leur fidélité. + +«Si cependant la présence nécessaire des troupes dans les environs de +Paris causoit encore de l'ombrage, je me porterois, sur la demande de +l'Assemblée, à transférer les États généraux à Noyon ou à Soissons, et +je me rendrois à Compiègne.» + +C'est ce qu'il étoit bien sûr que l'on ne demanderoit pas. Rien n'étoit +plus contraire au plan formé que de se séparer du peuple de Paris. Il +étoit donc plus qu'inutile d'en témoigner l'intention; et si, par un +nouveau tumulte, le roi étoit forcé à cette translation, que ne +l'ordonnoit-il? que ne se rendoit-il à Compiègne avec sa maison et une +garde respectable, en déclarant nulle et contraire au droit de sûreté et +de liberté des suffrages toute délibération prise au milieu du trouble +qui agitoit Versailles et Paris? + +Le parti populaire n'eut garde de quitter son poste. Il avoit besoin +d'être soutenu de la populace; c'étoit en l'agitant qu'il se rendoit +lui-même puissant et redoutable. Aussi répondit-il, par l'organe de +Mirabeau, que «c'étoit aux troupes à s'éloigner de l'Assemblée, et non +pas à l'Assemblée à s'éloigner des troupes. Nous avons, dit-il, réclamé +une translation pour l'armée, et non pas pour nous.» + +Dès lors, au moins fut-il bien évident que c'étoit par le peuple que les +communes vouloient agir; et, dans cette lutte d'autorité qui alloit +s'engager, elles vouloient toutes leurs forces et n'en laisser aucune au +roi. + +Il étoit juste cependant que le roi conservât au moins une force de +résistance. Dans les monarchies les plus tempérées, le roi a le droit du +_veto_, et jamais on n'avoit douté de la nécessité de la sanction royale +pour donner aux décrets des députés du peuple la forme et la force des +lois. En effet, comme dépositaire de la puissance exécutive, le roi +avoit le droit d'examiner les lois qu'il devoit faire exécuter; et, par +sa qualité de premier représentant de la nation, il étoit constitué le +surveillant des autres. Dans le tumulte et dans le choc des passions +diverses et des intérêts opposés qui pouvoient diviser une assemblée +politique, il étoit fréquemment à craindre que le résultat d'une +discussion orageuse ne fût pas la résolution la plus sage et la plus +utile. Souvent il en pouvoit passer de contraires au bien public. Une +seule voix au-dessus de l'égalité numérique pouvoit faire une loi d'un +injuste et violent décret. Toutes les fois que l'éloquence passionnée et +la saine raison seroient aux prises, il y avoit peu de sûreté pour le +plus équitable et le meilleur parti. Le roi, dans la législation, étoit +donc un modérateur, un régulateur nécessaire; ce n'étoit donc ni dans la +volonté du roi seul, ni dans celle des députés du peuple, que devoit +résider la plénitude de la puissance législative, mais dans l'accord de +ces deux volontés, et le consentement de l'un aux résolutions de l'autre +formoit cette sanction royale. + +Or, si ce droit d'examiner et de sanctionner les lois, d'y donner son +consentement ou d'y apposer son _veto_, étoit méconnu, contesté, refusé +au monarque; s'il se voyoit ravir son autorité légitime; s'il voyoit son +trône ébranlé, sa couronne avilie, le sceptre de ses pères prêt à se +briser dans ses mains, ne seroit-il pas nécessaire qu'il fût armé pour +les défendre? ne seroit-il pas juste, aux yeux même de la nation, qu'il +apprît aux communes à se renfermer dans les bornes qui leur étoient +marquées, même par leur mandat? + +Ces questions agitées dans le conseil effrayoient les ministres. + +«Tout acte de rigueur, disoient-ils, seroit une démarche également +funeste, soit qu'il fallût la soutenir, soit qu'il fallût l'abandonner; +une hostilité contraire aux sentimens du roi, capable d'allumer entre +son peuple et lui les feux de la guerre civile, et qui rendroit odieux +le pouvoir qu'elle auroit rendu redoutable ou qui l'aviliroit s'il se +laissoit braver.» + +Placés eux-mêmes entre deux écueils, dans un détroit où alloit périr +l'autorité royale, ou ce qu'on appeloit la liberté publique, n'ayant +pour sauver l'une et l'autre ni assez de crédit, ni assez d'influence, +ils employoient auprès du roi tous les moyens de discussion que leur +donnoient son estime et leur zèle: ils ne lui faisoient voir +qu'imprudence et péril dans ce rassemblement de troupes mécontentes et +corruptibles dont on se croyoit assuré. Mais, fussent-elles plus +affermies dans la volonté d'obéir, qui répondroit que c'en seroit assez +de leur approche pour rétablir l'ordre et le calme? Et si on manquoit le +but d'intimider le peuple, si, au lieu de le contenir, on alloit +l'irriter encore, que feroit-on pour le réduire? que feroit-on pour +l'apaiser? Ils voyoient, à la tête du parti populaire, des hommes d'un +naturel pervers; ils y voyoient aussi des fourbes profondément +dissimulés, mais ils présumoient bien encore du caractère national; ils +comptoient un grand nombre de gens de bien dans les communes; et +l'exemple du roi, sa modération, sa loyauté, sa bonté généreuse, y +pouvoient faire prévaloir des sentimens analogues aux siens. Leur +espérance étoit la même que celle de Lally-Tolendal, lorsqu'en parlant à +la noblesse de son bailliage, il lui disoit: «Ils vous trompent, +citoyens nobles, ceux qui vous disent que le tiers n'a réclamé la +justice que pour être injuste, et n'a voulu cesser d'être opprimé que +pour être oppresseur.» Ce bon jeune homme ne tarda point à reconnoître +que lui-même il étoit dans l'illusion; mais ce qu'il espéroit de bonne +foi, Necker, Montmorin, La Luzerne, Saint-Priest, l'espéroient comme +lui. Ainsi, également fidèles à l'État et au roi, les moyens de +conciliation leur sembloient les seuls praticables: car ceux de +corruption n'étoient pas de leur goût, et le roi les eût rebutés. + +L'on conçoit quelle devoit être la perplexité de ce prince; mais tout +l'avertissoit qu'il étoit temps de prendre une conduite ferme, et cette +conduite nouvelle demandoit de nouveaux ministres. + +Le renvoi de ceux-ci fut décidé le 11 juillet. + +Le 12 on en sut, dès le matin, la nouvelle à Paris; mais elle ne fut +divulguée que le soir, à l'heure des spectacles. Une sombre indignation +s'empara de tous les esprits. On ne douta plus qu'à la cour la +résolution d'agir à force ouverte ne fût prise à l'insu du roi, et qu'on +ne voulût malgré lui l'entraîner dans ce dessein funeste, en éloignant +de ses conseils des hommes sages et modérés. Le renvoi de Necker +surtout, dans la crise où étoit le royaume, parut être la preuve qu'on +vouloit ruiner et affamer Paris. À l'instant les spectacles furent +interrompus. On y vit arriver des hommes égarés qui crioient aux +acteurs: «Cessez, retirez-vous, le royaume est en deuil; Paris est +menacé, nos ennemis l'emportent. Necker n'est plus en place, on le +renvoie, il est parti; et avec lui sont renvoyés tous les ministres amis +du peuple.» + +Une frayeur soudaine se répand dans les salles, les acteurs +disparoissent, le public se retire tremblant et consterné; et déjà dans +toute la ville la résolution est formée de demander que Necker et tous +les bons ministres qui pensent comme lui soient rendus à l'État. + +Dans tous les lieux où le peuple a coutume de s'assembler les jours de +fête, la fermentation fut extrême. Le Palais-Royal étoit rempli d'une +foule agitée, comme les flots de la mer le sont dans la tourmente. +D'abord un triste et long murmure, bientôt une rumeur plus redoutable, +s'y fit entendre. On y prit la cocarde verte; les feuilles d'arbres en +tinrent lieu; et, pour signal du soulèvement, le peuple ayant imaginé de +prendre dans la boutique d'un modeleur en cire[49] le buste de Necker et +celui du duc d'Orléans, il les promena dans Paris. + +Une autre foule s'amassoit dans la place de Louis XV, et le tumulte +alloit croissant. Pour le dissiper, on fit avancer quelques troupes. +Leur commandant, le baron de Besenval, s'y étoit rendu avec une +compagnie de grenadiers de gardes-suisses. Le prince de Lambesc vint l'y +joindre à la tête de cinquante dragons de Royal-Allemand. La présence +des troupes acheva d'irriter le peuple. Il se mit à les insulter. Ils +négligèrent ses clameurs; mais, assaillis à coups de pierres, dont +quelques-uns furent blessés, les dragons perdoient patience, lorsque +Besenval donna l'ordre au prince de Lambesc de faire un mouvement pour +obliger le peuple à reculer dans les Tuileries. Ce mouvement se fit avec +tant de mesure que personne du peuple n'en fut renversé ni froissé. Ce +ne fut qu'au moment de la retraite des dragons que fut blessé +légèrement, et de la main du prince, un forcené qui s'obstinoit à lui +fermer le Pont-Tournant. + +Aussitôt dans Paris se répandit le bruit d'un massacre de citoyens dans +le jardin des Tuileries, où couroient, disoit-on, les dragons de Lambesc +à cheval, le sabre à la main, et le colonel à leur tête, égorgeant les +vieillards, écrasant les enfans, renversant les femmes enceintes, ou les +faisant avorter de frayeur. + +En même temps, sur le faux bruit que leur régiment étoit insulté, les +grenadiers des gardes-françoises forcèrent le duc du Châtelet, leur +colonel, à les laisser sortir du jardin de l'hôtel de Richelieu, où il +les tenoit enfermés. Dès lors le régiment aux gardes fut tout entier +livré au peuple; et c'étoit là ce que les factieux désiroient le plus +ardemment. + +Ainsi Paris, sans tribunaux, sans police, sans garde, à la merci de cent +mille hommes errant au milieu de la nuit, et la plupart manquant de +pain, croyoit être au moment d'être assiégé au dehors, d'être saccagé au +dedans. Vingt-cinq mille hommes de troupes étoient postés autour de son +enceinte, à Saint-Denis, à Courbevoie, à Charenton, à Sèvres, à la +Muette, au Champ-de-Mars; et; tandis qu'on le bloqueroit et qu'on lui +couperoit les vivres, il alloit être en proie à un peuple affamé. Telle +fut l'image terrible qui, dans la nuit du 12 au 13 juillet, fut présente +à tous les esprits. + +Mais les brigands eux-mêmes, saisis de la terreur commune, ne commirent +aucun dégât. Les boutiques des armuriers furent les seules qu'on fit +ouvrir, et l'on n'y prit rien que des armes. + +Dès que le jour parut, la ville se trouva remplie d'une populace égarée, +qui, frappant à toutes les portes, demandoit à grands cris des armes et +du pain, et qui, croyant qu'il y avoit un dépôt de fusils et d'épées +dans les souterrains de l'Hôtel de ville, s'y porta pour les faire +ouvrir. Je m'arrête pour expliquer par qui, dans ce moment, l'Hôtel de +ville étoit occupé, et par quelle espèce de tribunal la police y étoit +exercée. + +Le 10 mai, les élections de la commune étant achevées, Target, président +de l'assemblée des électeurs, leur persuada de se tenir en permanence +durant la session des États généraux. La délibération en fut prise du +consentement et au gré de la faction populaire. Ainsi, lorsqu'à la fin +de juin, après la séance royale, les électeurs trouvèrent leur salle +fermée à l'archevêché, ils se firent ouvrir l'Hôtel de ville, et s'y +établirent les agens de l'Assemblée nationale auprès du peuple de Paris. + +Je dois leur rendre ce témoignage que, dans des circonstances difficiles +et périlleuses, chargés du soin de la chose publique, ils s'acquittèrent +de leurs fonctions en bons et braves citoyens. + +Ce fut donc à cette assemblée que, le 13 juillet, le peuple s'adressa +pour demander des armes, dont il y avoit, disoit-il, un amas dans les +caveaux de l'Hôtel de ville; mais, comme ce dépôt n'existoit point, le +peuple eut beau forcer les portes, les fusils de la garde furent les +seuls qu'il y trouva, et ceux-là furent enlevés. + +Cependant, au bruit du tocsin qu'on fit sonner dans toutes les églises, +les districts s'assemblèrent pour aviser aux moyens de pourvoir à la +sûreté de la ville au dedans ainsi qu'au dehors, car il n'étoit pas +moins instant de la défendre des brigands dont elle étoit pleine que des +troupes qui l'entouroient. Dès ce moment, la bourgeoisie forma des +bandes de volontaires qui, dans les places et les jardins publics, +venoient se ranger d'elles-mêmes; mais on manque d'armes; on ne cesse +d'en demander à l'Hôtel de ville. Le prévôt des marchands, le malheureux +Flesselles, y est appelé; il y arrive à travers la foule; il se dit le +père du peuple, et il est applaudi dans cette même place où demain son +corps sanglant sera traîné. + +Les électeurs nomment un comité permanent à l'Hôtel de ville, pour y +être jour et nuit accessible à ce peuple tourmenté de frayeurs. +Flesselles, à la tête du comité, annonce imprudemment qu'il va lui +arriver dix mille fusils de Charleville, et trente mille bientôt après. +Il eut même, dit-on, la funeste légèreté de se jouer des plus impatiens +en les envoyant çà et là dans des lieux où il leur fit croire qu'ils +trouveroient des armes. On y courut, on se vit trompé, et l'on revint le +dénoncer au peuple comme un fourbe qui, en le trahissant, l'insultoit. + +Le comité des électeurs, pour rassurer le peuple, décida qu'une armée +parisienne seroit incontinent formée au nombre de quarante-huit mille +hommes. Tous les districts vinrent s'offrir pour la composer le jour +même. On quitta la livrée verte, et la rouge et bleue prit la place (le +vert étoit la couleur d'un prince qui n'étoit pas républicain[50]). + +Le peuple cependant s'étoit porté au Garde-Meuble, et il en avoit enlevé +les armes précieuses que l'on y conservoit comme des raretés, soit par +la beauté du travail dont elles étoient enrichies, soit à cause de +l'antiquité et par respect pour les héros dont elles rappeloient la +gloire. L'épée de Henri IV fut le butin d'un vagabond. + +Mais, pour tant de milliers d'hommes, ce petit nombre d'armes étoit une +foible ressource. Ils revinrent furieux en demander à l'Hôtel de ville, +disant qu'il y en avoit et accusant les électeurs d'être d'intelligence +avec les ennemis du peuple pour laisser Paris sans défense. Pressé par +ces reproches, que les menaces accompagnoient, le comité imagina +d'autoriser tous les districts à faire fabriquer des piques et autres +armes de cette espèce, et le peuple fut satisfait. + +Mais un meilleur expédient, que les districts prirent d'eux-mêmes, fut +d'envoyer le soir aux Invalides sommer le gouverneur Sombreuil de leur +livrer les armes qu'ils savoient être en dépôt dans l'hôtel. Le +commandant général des troupes, qui avoit un camp tout près de là, et à +qui Sombreuil les adressa, leur demanda le temps d'envoyer à Versailles +pour demander l'ordre du roi, et ce temps lui fut accordé. + +La terreur de la nuit suivante, plus profonde et plus réfléchie, prit un +caractère lugubre; l'enceinte de la ville fut fermée et gardée; des +patrouilles déjà formées en imposoient aux vagabonds. Des feux allumés +dans les rues éclairoient l'épouvante, intimidoient le crime, et +faisoient voir partout des pelotons d'hommes du peuple errant comme des +spectres. Ce silence vaste et funèbre n'étoit interrompu que par la voix +étouffée et terrible de ces gens qui de porte en porte crioient: _Des +armes et du pain!_ + +Au faubourg Saint-Laurent, la maison des religieux de Saint-Lazare fut +incendiée et saccagée. On croyoit y trouver un magasin de blés. + +Cependant le Palais-Royal étoit plein de ces factieux mercenaires qu'on +employoit à attiser le feu de la sédition; et la nuit s'y passoit en +délations et en motions atroces non seulement contre Flesselles, mais +contre le comité des électeurs, qu'on dénonçoit comme traîtres à la +patrie. + +La veille, cinq milliers de poudre qui sortoient de Paris avoient été +saisis aux barrières et déposés à l'Hôtel de ville, sous la salle des +électeurs. Au milieu de la nuit, le petit nombre de surveillans qui +étoient restés dans cette salle est averti que, du côté du faubourg +Saint-Antoine, quinze mille hommes, la milice affidée des moteurs du +Palais-Royal, viennent forcer l'Hôtel de ville. Parmi les surveillans +étoit un citoyen, Le Grand de Saint-René, homme d'une complexion foible +et valétudinaire, mais d'un fort et ferme courage. «Qu'ils viennent nous +attaquer, dit-il, nous sauterons ensemble.» Aussitôt il ordonna aux +gardes de l'Hôtel d'apporter six barils de poudre dans le salon voisin. +Sa résolution fut connue. Le premier baril apporté fit pâlir les plus +intrépides, et le peuple se retira. Ainsi par un seul homme l'Hôtel de +ville fut gardé. Le royaume eût de même été sauvé si, à la tête des +conseils et des camps, le roi avoit eu de tels hommes; mais lui-même il +recommandoit qu'on épargnât le peuple, et contre lui jamais il ne put +consentir à aucun acte de vigueur; foiblesse vertueuse qui a fait tomber +sa tête sous la hache de ses bourreaux. + +Durant cette nuit effrayante, la bourgeoisie se tenoit enfermée, chacun +tremblant chez soi pour soi et pour les siens; mais, le 14 au matin, ces +frayeurs personnelles cédant à l'alarme publique, la ville entière ne +fut qu'un seul et même peuple: Paris eut une armée; cette armée, +spontanément assemblée à la hâte, connoissoit mal encore les règles de +la discipline, mais l'esprit public lui en tint lieu. Seul il ordonna +tout comme une puissance invisible. Ce qui donnoit ce grand caractère à +l'esprit public, c'étoit l'adresse qu'on avoit eue de fasciner +l'opinion. Les meilleurs citoyens ne voyoient dans les troupes qui +venoient protéger Paris que des ennemis qui portoient la flamme et le +fer dans ses murs, croyoient tous avoir à combattre pour leurs foyers, +pour leurs femmes et leurs enfans. La nécessité, le péril, le soin de la +défense et du salut commun, la résolution de périr ou de sauver ce +qu'ils avoient de plus cher au monde, occupoient seuls toutes les âmes, +et formoient de tous les courages et de toutes les volontés cet accord +surprenant qui, d'une ville immense et violemment agitée, fit une armée +obéissante à l'intention de tous, sans recevoir l'ordre d'aucun: en +sorte qu'une fois tout le monde sut obéir où personne ne commandoit. + +Les armes à feu et la poudre manquoient encore à cette armée, et, le +comité de la ville ayant protesté de nouveau qu'on n'en trouveroit pas +même à l'Arsenal, on retourna aux Invalides. L'ordre que Sombreuil +attendoit de Versailles n'arrivoit point. Le peuple alloit employer la +force; et telle étoit l'irrésolution de la cour, ou telle étoit plutôt +la répugnance du roi pour toute espèce de violence, que dans le +Champ-de-Mars, à deux pas de l'hôtel que l'on venoit forcer, les troupes +n'eurent pas l'ordre de le défendre. Sans vouloir rien céder, on +abandonnoit tout; moyen de tout perdre avec honte. + +Ce fut donc sous les yeux de six bataillons suisses et de huit cents +hommes de cavalerie, tant dragons que hussards, tous immobiles dans leur +camp, que fut ouvert au peuple l'hôtel des Invalides: preuve bien +positive, comme l'a depuis affirmé Besenval, qu'il étoit défendu aux +troupes de tirer sur les citoyens; et ce fut là le grand avantage du +peuple, que le consentement du roi se bornoit à le contenir, sans +permettre de le traiter ni en ennemi, ni en rebelle. On le vit, ce même +ordre, observé dans Paris, aux barrières, aux boulevards, dans la place +de Louis XV. C'étoit aussi ce qui rendoit dans tous les postes +d'alentour les troupes accessibles à la corruption, par la facilité que +l'on donnoit au peuple de communiquer avec elles. + +Ce peuple, hommes et femmes, accostoit le soldat, et, le verre à la +main, lui présentoit l'attrait de la joie et de la licence. «Eh quoi! +lui disoit-il, venez-vous nous faire la guerre? Venez-vous verser notre +sang? Auriez-vous le courage de tirer l'épée contre vos frères, de faire +feu sur vos amis? N'êtes-vous pas, comme nous, François et citoyens? +N'êtes-vous pas, comme nous, les enfans de ce peuple qui ne demande qu'à +être libre et à n'être plus opprimé? Vous servez le roi, vous l'aimez, +et nous aussi nous l'aimons, ce bon roi; nous sommes prêts à le servir. +Il n'est pas l'ennemi de son peuple; mais on le trompe, et l'on vous +commande, en son nom, ce qu'il ne veut pas. Vous servez non pas lui, +mais ces nobles injustes, ces nobles qui vous déshonorent en vous +traitant comme des esclaves. Venez, braves soldats, venez et vengez-vous +du plat de sabre qui vous flétrit. Vive le roi! vive la liberté! +Périssent les aristocrates, nos oppresseurs et vos tyrans!» + +Le soldat, naturellement ami du peuple, n'étoit pas sourd à ce langage. +Il ne voyoit qu'un pas à faire de la misère à l'abondance, de la gêne à +la liberté. Il en désertoit un grand nombre; et, si près de Paris, il +étoit impossible qu'ils ne fussent pas corrompus. + +Le peuple, en présence des troupes du Champ-de-Mars, eut donc toute +licence de fouiller l'hôtel des Invalides. Il y trouva, dans les caveaux +du dôme, vingt-huit mille fusils; et, avec ce butin et les canons de +l'Esplanade traînés dans Paris en triomphe, il revint à l'Hôtel de +ville. Là, il apprit que le gouverneur de la Bastille, le marquis de +Launey, sommé de fournir à son tour des munitions et des armes, +répondoit qu'il n'en avoit point. À l'instant un cri général se fit +entendre dans la place de Grève: «Allons attaquer la Bastille!» + + + + +LIVRE XVII + + +Cette résolution parut inopinée et soudaine parmi le peuple; mais elle +étoit préméditée dans le conseil des chefs de la Révolution. La +Bastille, comme prison d'État, n'avoit cessé d'être odieuse par l'usage +souvent inique qu'en avoit fait, sous les précédens règnes, le +despotisme des ministres; et, comme forteresse, elle étoit redoutable, +surtout à ces faubourgs populeux et mutins que dominoient ses murs, et +qui, dans leurs émeutes, se voyoient sous le feu du canon de ses tours. +Pour remuer à son gré ce peuple et le faire agir hardiment, la faction +républicaine vouloit donc qu'il fût délivré de ce voisinage importun. +Les gens de bien les plus paisibles et même les plus éclairés vouloient +aussi que la Bastille fût détruite, en haine de ce despotisme dont elle +étoit le boulevard; en quoi ils s'occupoient bien plus de leur sécurité +que de leur sûreté réelle: car le despotisme de la licence est mille +fois plus redoutable que celui de l'autorité, et la populace effrénée +est le plus cruel des tyrans. Il ne falloit donc pas que la Bastille fût +détruite, mais que les clefs en fussent déposées dans le sanctuaire des +lois. + +La cour la croyoit imprenable; elle l'auroit été, ou l'attaque et le +siège en auroient coûté bien du sang, si elle avoit été défendue; mais +l'homme à qui la garde en étoit confiée, le marquis de Launey, ne +voulut, ou n'osa, ou ne sut faire usage des moyens qu'il avoit d'en +rendre la résistance meurtrière; et cette populace, qui l'a si lâchement +assassiné, lui devoit des actions de grâces. + +De Launey avoit espéré d'intimider le peuple; mais il est évident qu'il +voulut l'épargner. Il avoit quinze pièces de canon sur les tours; et, +quoi qu'en ait dit la calomnie pour pallier le crime de son assassinat, +pas un seul coup de canon de ces tours ne fut tiré. Il y avoit de plus, +dans l'intérieur du château, trois canons chargés à mitraille, braqués +en face du pont-levis. Ceux-ci auroient fait du carnage dans le moment +que le peuple vint se jeter en foule dans la première cour; il n'en fit +tirer qu'un, et qu'une seule fois. Il étoit pourvu d'armes à feu de +toute espèce, de six cents mousquetons, de douze fusils de rempart d'une +livre et demie de balle, et de quatre cents biscaïens. Il avoit fait +venir de l'Arsenal des caissons, des boulets, quinze mille cartouches et +vingt milliers de poudre. Enfin, pour écraser les assiégeans, s'ils +s'avançoient jusqu'au pied des murs de la place, il avoit fait porter +sur les deux tours du pont-levis un amas de pavés et de débris de fer; +mais, dans tous ces apprêts pour soutenir un siège, il avoit oublié les +vivres; et, enfermé dans son château avec quatre-vingts invalides, +trente-deux soldats suisses et son état-major, il n'avoit, le jour de +l'attaque, pour toutes provisions de bouche, que deux sacs de farine et +un peu de riz; preuve que tout le reste n'étoit rien qu'un épouvantail. + +Le petit nombre de soldats suisses qu'on lui avoit envoyés étoient des +hommes sûrs et disposés à se défendre; les invalides ne l'étoient pas, +il devoit bien le savoir; mais du moins n'auroit-il pas dû les exposer à +la peur de mourir de faim. Trop inférieur à sa position, et dans cet +étourdissement dont la présence du péril frappe une tête foible, il le +regardoit d'un oeil fixe, mais trouble, et plutôt immobile d'étonnement +que de résolution. Malheureusement, cette prévoyance qui lui manquoit, +personne dans les conseils ne l'eut pour lui. + +Pour enivrer un peuple de son premier succès, on a outrément exalté, +comme un exploit, l'attaque et la prise de la Bastille. Voici ce que +j'en ai appris de la bouche même de celui qui fut proclamé et porté en +triomphe comme ayant conduit l'entreprise et comme en étant le héros. + +«La Bastille n'a point été prise de vive force, m'a dit le brave Élie; +elle s'est rendue avant même d'être attaquée; elle s'est rendue sur la +parole que j'ai donnée, foi d'officier françois, et de la part du +peuple, qu'il ne seroit fait aucun mal à personne si on se rendoit.» +Voilà le fait dans sa simplicité, et tel qu'Élie me l'a attesté; en +voici les détails écrits sous sa dictée. + +Les avant-cours de la Bastille avoient été abandonnées. Quelques hommes +déterminés ayant osé rompre les chaînes du pont-levis qui fermoit la +première, le peuple en foule y étoit entré. De là, sourd à la voix des +soldats qui, du haut des tours, s'abstenoient de tirer sur lui et lui +crioient de s'éloigner, il voulut se porter vers les murs du château. Ce +fut alors qu'on fit feu sur lui; et, mis en fuite, il se sauva sous les +abris des avant-cours. Un seul mort et quelques blessés jetèrent +l'épouvante jusqu'à l'Hôtel de ville, et l'on y vint, au nom du peuple, +demander instamment que l'on fît cesser le carnage en employant la voie +des députations. Il en arriva deux, l'une par l'Arsenal et l'autre du +côté du faubourg Saint-Antoine. «Avancez, leur crioient les invalides du +haut des tours, nous ne tirerons pas sur vous, avancez avec vos +drapeaux. Le gouverneur va descendre, on va baisser le pont du château +pour vous introduire, et nous donnerons des otages.» Déjà le drapeau +blanc étoit arboré sur les tours, et les soldats y tenoient leurs fusils +renversés en signe de paix; mais ni l'une ni l'autre députation n'osa +s'avancer jusqu'à la dernière avant-cour. Cependant la foule du peuple +s'y pressoit vers le pont-levis, en faisant feu de tous côtés. Les +assiégés eurent donc lieu de croire que ces apparences de députation +n'étoient qu'une ruse pour les surprendre; et, après avoir inutilement +crié au peuple de ne pas avancer, ils se virent contraints de tirer à +leur tour. + +Le peuple, repoussé une seconde fois, et furieux d'avoir vu tomber +quelques-uns des siens sous le feu de la place, s'en vengea selon sa +coutume. Les casernes et les boutiques de l'avant-cour furent pillées, +le logement du gouverneur fut livré aux flammes. Un coup de canon à +mitraille et une décharge de mousqueterie avoient écarté cette foule de +pillards et d'incendiaires, lorsqu'à la tête d'une douzaine de braves +citoyens, Élie, s'avançant jusqu'au bord du fossé, cria qu'on se rendît, +et qu'il ne seroit fait aucun mal à personne. Alors il vit, par une +ouverture du tablier du pont-levis, une main passer et lui présenter un +billet. Ce billet fut reçu au moyen d'une planche qu'on étendit sur le +fossé; il étoit conçu en ces mots: + + _Nous avons vingt milliers de poudre; nous ferons sauter le château + si vous n'acceptez pas la capitulation._ + + Signé: DE LAUNEY. + +Élie, après avoir lu le billet, cria qu'il acceptoit; et, du côté du +fort, toutes hostilités cessèrent. De Launey cependant, avant de se +livrer au peuple, vouloit que la capitulation fût ratifiée et signée à +l'Hôtel de ville, et que, pour garantir sa sûreté et celle de sa troupe, +une garde imposante les reçût et les protégeât; mais les malheureux +invalides, croyant hâter leur délivrance, firent violence au gouverneur, +en criant de la cour: «La Bastille se rend!» + +Ce fut alors que de Launey, saisissant la mèche d'un canon, menaça, +résolut peut-être d'aller mettre le feu aux poudres. Les sentinelles qui +les gardoient lui présentèrent la baïonnette; et, malgré lui, sans plus +de précaution ni de délai, il se vit forcé de se rendre. + +D'abord, le petit pont-levis du fort étant ouvert, Élie entra avec ses +compagnons, tous braves gens, et bien déterminé à tenir sa parole. En le +voyant, le gouverneur vint à lui, l'embrassa, et lui présenta son épée +avec les clefs de la Bastille. + +«Je refusai, m'a-t-il dit, son épée, et je n'acceptai que les clefs.» +Les compagnons d'Élie accueillirent l'état-major et les officiers de la +place avec la même cordialité, jurant de leur servir de garde et de +défense; mais ils le jurèrent en vain. + +Dès que le grand pont fut baissé (et il le fut sans qu'on ait su par +quelle main), le peuple se jeta dans la cour du château, et, plein de +furie, il se saisit de la troupe des invalides. Les Suisses, qui +n'étoient vêtus que de sarraux de toile, s'échappèrent parmi la foule; +tout le reste fut arrêté. Élie et les honnêtes gens qui étoient entrés +les premiers avec lui firent tous leurs efforts pour arracher des mains +du peuple les victimes qu'eux-mêmes ils lui avoient livrées; mais sa +férocité se tint obstinément attachée à sa proie. Plusieurs de ces +soldats à qui on avoit promis la vie furent assassinés, d'autres furent +traînés dans Paris comme des esclaves. Vingt-deux furent amenés à la +Grève, et, après des humiliations et des traitemens inhumains, ils +eurent la douleur de voir pendre deux de leurs camarades. Présentés à +l'Hôtel de ville, un forcené leur dit: «Vous avez fait feu sur vos +concitoyens; vous méritez d'être pendus, et vous le serez sur-le-champ.» +Heureusement les gardes-françoises demandèrent grâce pour eux; le peuple +se laissa fléchir; mais il fut sans pitié pour les officiers de la +place. De Launey, arraché des bras de ceux qui vouloient le sauver, eut +la tête tranchée sous les murs de l'Hôtel de ville. Au milieu de ses +assassins, il défendit sa vie avec le courage du désespoir; mais il +succomba sous le nombre. Delosme-Salbray, son major, fut égorgé de même. +L'aide-major, Mirai, l'avoit été près de la Bastille. Person, vieux +lieutenant des invalides, fut assassiné sur le port Saint-Paul, comme il +retournoit à l'hôtel. Un autre lieutenant, Caron, fut couvert de +blessures. La tête du marquis de Launey fut promenée dans Paris par +cette même populace qu'il auroit foudroyée s'il n'en avoit pas eu pitié. + +Tels furent les exploits de ceux qu'on a depuis appelés les héros et les +vainqueurs de la Bastille. Le 14 juillet 1789, vers les onze heures du +matin, le peuple s'y étoit assemblé; à quatre heures quarante minutes, +elle s'étoit rendue; à six heures et demie, on portoit la tête du +gouverneur en triomphe au Palais-Royal. Au nombre des vainqueurs, qu'on +a fait monter à huit cents, ont été mis des gens qui n'avoient pas même +approché de la place. + +Le peuple, après cette conquête, ivre de son pouvoir, mais sans cesse +nourri de soupçons et d'inquiétudes, et d'autant plus farouche qu'il +frémissoit encore des dangers qu'il avoit courus, ne montra plus que le +caractère d'un tyran ombrageux et cruel. On devoit savoir que, pour lui, +de la licence au crime il n'y avoit de barrière que la crainte des +châtimens; et, dans un temps de trouble et de sédition, la défense de la +Bastille étoit, pour le repos public, un objet de haute importance. On +vient de voir à quel excès elle avoit été délaissée. Ni Broglie, +ministre et général, ni le conseil du roi, ni le parti des nobles, +personne ne s'étoit avisé de savoir si la garnison en étoit sûre et +suffisante, si elle avoit du pain et des vivres, et si le commandant +étoit un homme d'un courage assez froid et assez ferme pour la défendre. +On l'avoit supposée inutile ou inattaquable, ou plutôt on sembloit +l'avoir mise en oubli. + +Il n'en est pas moins vrai que, si de Launey avoit fait usage de son +artillerie, il eût épouvanté Paris. Il se souvint sans doute qu'il +servoit un bon roi, et, parmi le peuple, chacun le savoit comme lui. + +Paris, au moment de l'attaque, s'étoit porté vers la Bastille. Les sexes +et les âges, tout venoit se confondre autour de ces remparts hérissés de +canons. Qu'est-ce donc qui les rassuroit? Le roi permet qu'on menace son +peuple, mais le roi ne veut pas que son peuple soit écrasé. Quelle leçon +funeste on a donnée aux rois par l'exemple de celui-ci! + +Le soir, le peuple, encore plus altéré de sang, poussé au crime par le +crime, demande la tête de Flesselles, qui, le matin, dit-il, lui a +refusé des armes, et qui, d'intelligence avec la cour, l'a trahi, l'a +trompé, et s'est joué de lui avec la dernière insolence; et la Grève et +l'Hôtel de ville retentissoient de ces clameurs; mais le foyer de la +fermentation et de la rage populaire, ce n'étoit point la Grève, c'étoit +le district de Saint-Roch, le quartier du Palais-Royal: c'étoit là que +Flesselles avoit été proscrit. + +Durant l'attaque de la Bastille, le malheureux avoit assisté au comité +de l'Hôtel de ville, assailli d'une troupe de brigands qui l'accabloient +d'injures et qui lui annonçoient la mort. Après deux heures de silence +et d'angoisses, il avoit résolu de passer de la salle du comité dans la +grande salle, pour demander au peuple à être entendu et jugé par +l'assemblée générale des électeurs, las de vivre, et voulant mourir +plutôt que d'endurer une si cruelle agonie. En effet, c'étoit se livrer +à une mort certaine que d'aller se jeter dans cette foule impitoyable. +Il y passa, et il y prit séance dans le cercle des électeurs. Il se +voyoit couché en joue de toutes parts; mais, d'autres incidens ayant +fait diversion à la fureur dont il étoit l'objet, il profita de ce +relâche; et, se penchant vers un ecclésiastique qui étoit auprès de lui +(c'étoit l'abbé Fauchet), il lui tendit la main, le conjurant tout bas +de se rendre à la hâte au district de Saint-Roch. «On y veut ma tête, +ajouta-t-il, et c'est de là que partent toutes les accusations intentées +contre moi. Allez, et dites-leur que je ne demande que le temps de me +justifier.» Fauchet, s'étant ému pour lui d'un sentiment de compassion, +alla implorer cette grâce, et l'implora inutilement. Il s'agissoit +d'épouvanter ceux qui, comme Flesselles, se croiroient par devoir +attachés au parti du roi; et, pour vaincre la probité par la terreur, il +falloit encore des victimes. Le peuple n'étoit pas encore assez habitué +au crime; et, pour l'y aguerrir, on vouloit l'y exercer. Le district, +conducteur de l'insurrection, fut donc inexorable, et Flesselles ne +revit plus celui dont il attendoit son salut. + +Ici je dois faire observer quels étoient, à l'Hôtel de ville, ceux qu'on +y envoyoit demander la tête de Flesselles. «C'étoient, nous dit un +fidèle témoin[51], des hommes armés comme des sauvages; et quels hommes? +de ceux qu'on ne se souvient pas d'avoir jamais rencontrés au grand +jour. D'où sortoient-ils? qui les avoit tirés de leurs réduits +ténébreux? + +«À la tête du comité des électeurs, nous dit le même témoin, Flesselles +marquoit encore quelque assurance: on le vit jusqu'au moment fatal +écoutant tout le monde avec un air d'empressement et d'affabilité si +naturel qu'il s'en seroit tiré, si le parti de le faire périr n'avoit +pas été pris irrévocablement. Il fut témoin de la joie féroce qu'on fit +éclater à la vue de cette lance au bout de laquelle étoit la tête du +gouverneur de la Bastille. Il fut témoin des efforts que firent, dans +ces momens, quelques bons citoyens pour arracher au peuple quelques-unes +de ses victimes. Il entendit les cris de ceux qui demandoient que +lui-même il leur fût livré. + +«Cependant, parmi tant d'horreurs, hasardant tout pour échapper, et se +croyant oublié un moment, il osa sortir de sa place et se glisser parmi +la foule. Il l'avoit percée en effet; mais ceux qui l'avoient poursuivi +dans cette salle, et qui sans doute avoient promis sa mort, le +poursuivoient encore en lui criant: «Au Palais-Royal! au +Palais-Royal!--Soit», leur dit-il en sortant; et, le moment d'après, sur +l'escalier de l'Hôtel de ville, un de ces brigands lui cassa la tête +d'un coup de pistolet. Cette tête fut aussi promenée dans Paris en +triomphe, et ce triomphe fut applaudi. Il en fut de même du meurtre des +soldats invalides que l'on voyoit égorger dans les rues, tant le délire +de la fureur avoit étouffé dans les âmes tout sentiment d'humanité! + +«J'ai remarqué, ajoute mon témoin en se servant d'une expression de +Tacite, que, si, parmi le peuple, peu de gens alors osoient le crime, +plusieurs le vouloient, et tout le monde le souffroit. Ils n'étoient pas +de la nation, ces brigands qu'on voyoit remplir l'Hôtel de ville, les +uns presque nus, et les autres bizarrement vêtus d'habits de diverses +couleurs, hors d'eux-mêmes, et la plupart ou ne sachant ce qu'ils +vouloient, ou demandant la mort des proscrits qu'on leur désignoit, et +la demandant d'un ton auquel, plus d'une fois, il ne fut pas possible de +résister.» + +Si l'Assemblée nationale eût voulu pressentir les maux dont le royaume +étoit menacé par cette effroyable anarchie; si elle avoit prévu +l'impuissance où elle seroit elle-même de faire rentrer dans les liens +d'une autorité légitime cette bête féroce qu'elle auroit déchaînée; si +ceux qui la flattoient avoient pensé qu'un jour peut-être eux-mêmes ils +en seroient la proie, ils en auroient frémi d'une salutaire frayeur. +Mais, pour se donner à soi-même une autorité dominante, on ne songea +qu'à désarmer celle qui seule auroit pu tout sauver. + +La bourgeoisie de Paris, se laissant aveugler sur ses intérêts +véritables, se livra aux transports d'une joie insensée quand il fut +décidé que la Bastille seroit détruite. On n'eût pas vu avec plus +d'allégresse, sous le règne de Louis XI, les cages de fer se briser. +L'histoire rendra cependant ce témoignage à la mémoire de Louis XVI que, +de sept prisonniers qui se trouvèrent à la Bastille, aucun n'y avoit été +enfermé sous son règne. + +Tandis que la ville de Paris se déclaroit hautement soulevée contre +l'autorité royale, les moteurs de la rébellion triomphoient à +Versailles, en paroissant gémir des malheurs et des crimes qu'ils +avoient commandés; et, pour en effrayer le roi, ils l'en affligeoient +tous les jours. «Vous déchirez de plus en plus mon coeur, leur dit-il +enfin, par le récit que vous me faites des malheurs de Paris. Il n'est +pas possible de croire que les ordres que j'ai donnés aux troupes en +soient la cause.» Non, ils ne l'étoient pas, car ils se réduisoient à +maintenir la police et la paix. + +Cependant l'Assemblée demandoit au roi, avec les plus vives instances, +l'éloignement des troupes, le renvoi des nouveaux ministres et le rappel +des précédens. Il commença par ordonner le renvoi des troupes qui +étoient au Champ-de-Mars; mais le départ des autres camps n'étoit pas +ordonné, et dans Paris, qui se croyoit toujours menacé d'un assaut, +cette nuit du 14 au 15 juillet fut terrible encore. Le peuple, toujours +plus farouche, frémissoit de peur et de rage; les motions du +Palais-Royal étoient des listes de proscription. Le lendemain, à travers +une foule d'opinions diverses qui agitoient l'Assemblée nationale, la +voix du baron de Marguerittes[52] se fit entendre. «Ce n'est pas, +dit-il, dans une circonstance aussi affligeante qu'il faut discourir: +toute parole superflue est un crime de lèse-humanité. Je persiste dans +l'avis que je proposai hier d'envoyer au roi sur-le-champ de nouveaux +députés, lesquels lui diront: «Sire, le sang coule, et c'est celui de +vos sujets. Chaque jour, chaque instant, ajoute aux désordres affreux +qui règnent dans la capitale et dans tout le royaume. Sire, le mal est à +son comble; c'est en éloignant les troupes de Paris et de Versailles, +c'est en chargeant les députés de la nation de porter en votre nom des +paroles de paix, que le calme peut se rétablir. Oui, Sire, il est un +moyen digne de vous, et surtout de vos vertus personnelles: ce moyen, +fondé sur l'amour inaltérable des François pour leur roi, est de mettre +en ce jour toute votre confiance dans les représentans de votre fidèle +nation. Nous vous conjurons, Sire, de vous réunir sans délai à +l'Assemblée nationale pour y entendre la vérité, et aviser, avec le +conseil naturel de Votre Majesté, aux mesures les plus promptes pour +rétablir le calme et l'union, et assurer le salut de l'État.» + +Cet avis adopté par acclamation, une députation nouvelle alloit se +rendre auprès du roi, lorsque le duc de Liancourt vint annoncer que le +roi lui-même alloit venir, et qu'il apportoit les dispositions les plus +favorables. + +Cette nouvelle causoit dans l'Assemblée la plus sensible joie, et tous +les gens de bien la faisoient éclater, lorsque Mirabeau se hâta de la +réprimer: «Le sang de nos frères coule à Paris, dit Mirabeau; cette +bonne ville est dans les horreurs des convulsions pour défendre sa +liberté et la nôtre; et nous pourrions nous abandonner à quelque +allégresse avant de savoir qu'on va rétablir le calme, la paix et le +bonheur! Quand tous les maux du peuple devroient finir, serions-nous +insensibles à ceux qu'il a déjà soufferts? Qu'un morne respect soit le +premier accueil fait au monarque par les représentans d'un peuple +malheureux. Le silence des peuples est la leçon des rois.» + +Comme si le sang répandu, comme si les crimes du peuple, les crimes +commandés par lui-même et par ses complices, avoient pu s'imputer au +roi! Cependant, malgré l'évidence d'une si noire calomnie, la véhémence +de ce discours replongeoit l'Assemblée dans un triste silence, lorsque +le roi parut; et, debout, au milieu des députés qui, debout comme lui, +l'écoutoient, il leur parla ainsi: + +«Messieurs, je vous ai assemblés pour vous consulter sur les affaires +les plus importantes de l'État. Il n'en est point de plus instante et +qui affecte plus sensiblement mon coeur que les désordres affreux qui +règnent dans la capitale. Le chef de la nation vient avec confiance au +milieu de ses représentans leur témoigner sa peine, et les inviter à +trouver les moyens de ramener l'ordre et le calme. Je sais qu'on a donné +d'injustes préventions; je sais qu'on a osé publier que vos personnes +n'étoient point en sûreté. Seroit-il donc nécessaire de vous rassurer +sur des bruits aussi coupables, démentis d'avance par mon caractère +connu? Eh bien! c'est moi qui ne suis qu'un avec ma nation; c'est moi +qui me fie à vous. Aidez-moi dans cette circonstance à assurer le salut +de l'État; je l'attends de l'Assemblée nationale. Le zèle des +représentans de mon peuple, réunis pour le salut commun, m'en est un sûr +garant; et, comptant sur la fidélité et l'amour de mes sujets, j'ai +donné ordre aux troupes de s'éloigner de Paris et de Versailles. Je vous +autorise et vous invite même à faire connoître mes intentions à la +capitale.» + +Après la réponse du président, qui se terminoit à demander au roi pour +l'Assemblée une communication toujours libre et immédiate avec sa +personne, le roi s'étant retiré, l'Assemblée entière se mit en foule à +sa suite, et forma son cortège depuis la salle jusqu'au palais. + +Ce fut sans doute un spectacle majestueux que ce cortège national +accompagnant le roi à travers une multitude qui faisoit retentir les +airs d'acclamations et de voeux, tandis que, du haut du balcon de la +façade du château, la reine, embrassant le Dauphin, le présentoit au +peuple, et sembloit le recommander aux députés de la nation; mais ce +triomphe étoit réellement celui des factieux, auxquels le roi venoit de +se livrer. Les confidens de la Révolution étoient encore en petit +nombre; le reste étoit de bonne foi; mais les fourbes, au fond de leur +coeur, insultant à la noble sincérité du roi et à la crédule simplicité +de la multitude, s'applaudissoient des pas rapides qu'ils faisoient +faire à leur puissance, et laissoient exhaler ces sentimens de joie et +d'amour mutuel qu'ils sauroient réprimer lorsqu'il en seroit temps. + +La nombreuse députation que l'on fit partir pour Paris y fut reçue, dès +la barrière jusqu'à l'Hôtel de ville, par une armée de cent mille hommes +diversement armés d'instrumens de carnage: scène évidemment préparée, +comme pour étaler les moyens qu'on avoit de se faire obéir si le roi +n'avoit point cédé; et à cet appareil terrible se mêloit une joie de +conquérans de cette liberté sans frein qui n'avoit produit que des +crimes, et dont les meilleurs citoyens eux-mêmes se laissoient encore +enivrer. Un blocus, un siège, une famine, un massacre, étoient les noirs +fantômes dont on les avoit effrayés; et, en voyant éloignées les troupes +que l'on croyoit chargées de commettre ces crimes, Paris ne croyoit plus +rien avoir à craindre. + +Arrivés à l'Hôtel de ville, les députés furent applaudis, couronnés +comme les sauveurs et les libérateurs d'une ville assiégée; calomnie +perpétuelle que le marquis de La Fayette, dans le discours qu'il +prononça, se dispensa de démentir, n'osant rendre hommage aux intentions +du roi, dans la crainte d'offenser le peuple. + +Il eût été naturel, il eût été juste de rappeler dans ce moment ce que +le roi avoit dit tant de fois, qu'il n'avoit assemblé des troupes que +pour maintenir dans Paris l'ordre, la sûreté, le calme, et pour servir +de sauvegarde au repos des bons citoyens. Ce fut là ce que La Fayette +passa sous silence. + +«Messieurs, dit-il, voici enfin le moment le plus désiré par l'Assemblée +nationale: _le roi étoit trompé_, il ne l'est plus. Il est venu +aujourd'hui au milieu de nous, sans armes, sans troupes, sans cet +appareil inutile aux bons rois. Il nous a dit qu'il avoit donné ordre +aux troupes de se retirer: _oublions nos malheurs_, ou plutôt ne les +rappelons que pour en éviter à jamais de pareils.» + +À son tour, le sincère et courageux Lally-Tolendal se fit entendre; et, +pour donner à mon récit toute la vérité qu'il peut avoir, c'est le sien +que je vais transcrire[53]. + +«Dans la salle où nous fûmes reçus, il y avoit, dit-il, des citoyens de +toutes les classes. Un peuple immense étoit sur la place, et j'éprouvai +qu'on eût pu facilement, si tout le monde s'étoit accordé à le vouloir, +tourner toute leur exaltation du côté de l'ordre et de la justice. Ils +tressailloient en m'entendant parler de l'honneur du nom françois. +Lorsque je leur dis qu'ils seroient libres, que le roi l'avoit promis, +qu'il étoit venu se jeter dans nos bras, qu'il se fioit à eux, qu'il +renvoyoit ses troupes, ils m'interrompirent par des cris de _Vive le +roi!_ Lorsque je leur dis: «Nous venons de vous apporter la paix de la +part du roi et de l'Assemblée nationale», ce fut à qui répéteroit: _La +paix! la paix!_ Lorsque j'ajoutai: «Vous aimez vos femmes, vos enfans, +votre roi, votre patrie», tous répondirent mille fois: _Oui_. Lorsque +enfin, les pressant davantage, je hasardai de leur dire: «N'est-ce pas +que vous ne voudriez pas déchirer tout ce que vous aimez par des +discordes sanglantes? n'est-ce pas qu'il n'y aura plus de proscriptions? +La loi seule en doit prononcer. Plus de mauvais citoyens; votre exemple +les rendra bons», ils répétèrent encore: «_La paix, et plus de +proscriptions!_» + +Ainsi dès lors rien n'étoit plus facile que de rétablir l'ordre et que +d'entretenir la plus heureuse intelligence entre le monarque et son +peuple. Le roi ne désiroit rien tant que d'être aimé, et à ce prix rien +ne lui étoit pénible. La ville de Paris venoit de se donner Bailly pour +maire, et La Fayette pour commandant de sa milice. Le roi, qui seul +auroit dû nommer à ces deux places, agréa sans difficulté les choix que +la ville avoit faits. Elle avoit demandé le rappel de Necker: Necker fut +rappelé, ainsi que Montmorin, La Luzerne et Saint-Priest, qui avoient +partagé sa disgrâce; et les nouveaux ministres prévinrent leur renvoi en +donnant leur démission. Enfin Paris, de nouveau travaillé par ses +perfides _agitateurs_, désira que le roi vînt lui-même à l'Hôtel de +ville dissiper ses fausses alarmes, et le roi s'y rendit (le 17 juillet +1789), sans autre garde que la milice bourgeoise de Versailles et de +Paris, au milieu de deux cent mille hommes armés de faux, de pioches, de +fusils et de lances, traînant des canons avec eux. + +À l'arrivée du roi, et sur son passage, toute acclamation en sa faveur +étoit défendue, et, si aux cris de _Vive la nation!_ quelques-uns +ajoutoient _Vive le roi!_ des brigands apostés leur imposoient silence. +Le roi s'en aperçut, et il dévora cette injure. Après avoir entendu à la +barrière la harangue du maire Bailly, dans laquelle il lui disoit que, +si Henri IV avoit conquis sa ville, cette ville à son tour venoit de +conquérir son roi, il reçut à l'Hôtel de ville la cocarde républicaine, +il la reçut sans répugnance; et, comme sa réconciliation avec son peuple +étoit sincère, il lui montra tant de candeur et de bonté qu'enfin tous +les coeurs en furent émus. Les félicitations des orateurs portèrent +l'émotion jusqu'à l'enthousiasme, et, lorsque Lally-Tolendal prit la +parole, ce ne furent plus que des élans de sensibilité et des transports +d'amour. + +«Eh bien, citoyens, leur dit-il, êtes-vous satisfaits? Le voilà, ce roi +que vous demandiez à grands cris, et dont le nom seul excitoit vos +transports lorsqu'il y a deux jours nous le proférions au milieu de +vous. Jouissez de sa présence et de ses bienfaits. Voilà celui qui vous +a rendu vos assemblées nationales, et qui veut les perpétuer; voilà +celui qui a voulu établir vos libertés, vos propriétés, sur des bases +inébranlables; voilà celui qui vous a offert, pour ainsi dire, d'entrer +avec lui en partage de son autorité, ne se réservant que celle qui lui +étoit nécessaire pour votre bonheur, celle qui doit à jamais lui +appartenir, et que vous-mêmes devez le conjurer de ne jamais perdre. Ah! +qu'il recueille enfin des consolations! que son coeur noble et pur +emporte d'ici la paix dont il est si digne! et puisque, surpassant les +vertus de ses prédécesseurs, il a voulu placer sa puissance et sa +grandeur dans votre amour, n'être obéi que par l'amour, n'être gardé que +par l'amour, ne soyons ni moins sensibles, ni moins généreux, que notre +roi, et prouvons-lui que même sa puissance, que même sa grandeur, ont +plus gagné mille fois qu'elles n'ont sacrifié. + +«Et vous, Sire, permettez à un sujet qui n'est ni plus fidèle ni plus +dévoué que tous ceux qui vous environnent, mais qui l'est autant +qu'aucun de ceux qui vous obéissent, permettez-lui d'élever sa voix vers +vous, et de vous dire: «Le voilà, ce peuple qui vous idolâtre, ce peuple +que votre seule présence enivre, et dont les sentimens pour votre +personne sacrée ne peuvent jamais être l'objet d'un doute. Regardez, +Sire, consolez-vous en regardant tous les citoyens de votre capitale; +voyez leurs yeux, écoutez leurs voix, pénétrez dans leurs coeurs qui +volent au-devant de vous. Il n'est pas ici un seul homme qui ne soit +prêt à verser pour vous, pour votre autorité légitime, jusqu'à la +dernière goutte de son sang. Non, Sire, cette génération françoise n'est +pas assez malheureuse pour qu'il lui ait été réservé de démentir +quatorze siècles de fidélité. Nous périrons tous, s'il le faut, pour +défendre un trône qui nous est aussi sacré qu'à vous et à l'auguste +famille que nous y avons placée il y a huit cents ans. Croyez, Sire, +croyez que nous n'avons jamais porté à votre coeur une atteinte +douloureuse qu'elle n'ait déchiré le nôtre; qu'au milieu des calamités +publiques, c'en est une de vous affliger, même par une plainte qui vous +avertit, qui vous implore et qui ne vous accuse jamais. Enfin, tous les +chagrins vont disparoître, tous les troubles vont s'apaiser. Un seul mot +de votre bouche a tout calmé. Notre vertueux roi a rappelé ses vertueux +conseils; périssent les ennemis publics qui vouloient encore semer la +division entre la nation et son chef! Roi, sujets, citoyens, confondons +nos coeurs, nos voeux, nos efforts, et déployons aux yeux de l'univers le +spectacle magnifique d'une de ses plus belles nations, libre, heureuse, +triomphante sous un roi juste, chéri, révéré, qui, ne devant plus rien à +la force, devra tout à ses vertus et à notre amour.» + +Tolendal fut vingt fois interrompu par des cris de _Vive le roi!_ Le +peuple étoit ravi d'être rendu à ses sentimens naturels; le roi les +partageoit, et son émotion les lui exprimoit plus vivement que n'eût +fait l'éloquence. Mais, si ces sentimens avoient été durables entre son +peuple et lui, il auroit été trop puissant au gré des factieux qui +vouloient le réduire à n'être plus qu'un fantôme de roi. + + + + +LIVRE XVIII + + +Dans l'Assemblée nationale, du côté ides communes, il y avoit comme dans +le peuple deux esprits et deux caractères: l'un, modéré, foible et +timide: c'étoit celui du plus grand nombre; l'autre, fougueux, outré, +violent et hardi: c'étoit celui des factieux. On avoit vu d'abord +celui-ci, pour ménager l'autre, n'annoncer que des vues raisonnables et +pacifiques. On avoit entendu l'un de ses organes conjurer le clergé, _au +nom d'un Dieu de paix,_ de se réunir avec l'ordre où l'on méditoit sa +ruine. Nous venons de voir Mirabeau, dans sa harangue au roi, affecter +un respect et un zèle hypocrites; mais, lorsque après s'être assuré de +la résolution et du dévouement du bas peuple, de la mollesse, de la +nonchalance, de la timidité, de la classe aisée et paisible, ce parti se +vit en état de maîtriser l'opinion, il cessa de dissimuler. + +Dès le lendemain du jour où le roi étoit allé de si bonne foi se livrer +à l'Assemblée nationale, on entreprit de poser en principe qu'elle avoit +droit de s'ingérer dans la formation du ministère; et les deux orateurs +qui sur ce point attaquèrent de front la prérogative royale furent +Mirabeau et Barnave, l'un et l'autre doués d'une éloquence populaire: +Mirabeau, avec plus de fougue et par élans passionnés, souvent aussi en +fourbe et avec artifice; Barnave, avec plus de franchise, plus de nerf +et plus de vigueur. Tous les deux avoient appuyé l'avis d'ôter au roi le +libre choix de ses ministres, droit que Tolendal et Mounier avoient +fortement défendu en soutenant que, sans cette liberté dans le choix des +objets de sa confiance, le roi ne seroit plus rien. Le décret résultant +de cette discussion l'avoit laissée irrésolue; mais la question, une +fois engagée, n'en étoit pas moins le signal de la lutte des deux +pouvoirs. + +Pour ce combat, il falloit aux communes une force toujours active et +menaçante. De là tous les obstacles qu'éprouva Tolendal dans sa motion +du 20 juillet. C'est encore lui qu'il faut entendre. + +«À partir du point où nous étions, il étoit évident, dit-il, qu'il n'y +avoit plus à redouter pour la liberté que les projets des factieux ou +les dangers de l'anarchie. L'Assemblée nationale n'avoit à se mettre en +garde que contre l'excès même de sa propre puissance. Il n'y avoit pas +un moment à perdre pour rétablir l'ordre public. Déjà l'on avoit la +nouvelle que la commotion éprouvée dans la capitale s'étoit fait sentir +non seulement dans les villes voisines, mais dans les provinces +lointaines. Les troubles s'annonçoient dans la Bretagne; ils existoient +dans la Normandie et dans la Bourgogne; ils menaçoient de se répandre +dans tout le royaume. Des émissaires, partis évidemment d'un point +central, couroient par les chemins, traversant les villes et les +villages sans y séjourner, faisant sonner le tocsin, et annonçant tantôt +des troupes étrangères et tantôt des brigands, criant partout aux armes, +plusieurs répandant de l'argent.» + +En effet, j'en voyois moi-même traversant à cheval le hameau où j'étois +alors, et nous criant qu'autour de nous des hussards portoient le ravage +et incendioient les moissons, que tel village étoit en feu et tel autre +inondé de sang. Il n'en étoit rien, mais dans l'âme du peuple la peur +excitoit la furie, et c'étoit ce qu'on demandoit. + +Les mains pleines de lettres qui attestoient les excès impunément commis +de toutes parts, Tolendal se rendit à l'Assemblée nationale, et y +proposa un projet de proclamation, qui, après avoir présenté à tous les +François le tableau de leur situation, de leurs devoirs et de leurs +espérances, les invitoit tous à la paix, mettoit en sûreté leur vie et +leurs propriétés, menaçoit les méchans, protégeoit les bons, maintenoit +les lois en vigueur et les tribunaux en activité. + +«Ce projet, nous dit-il, fut couvert d'applaudissemens: on demanda une +seconde lecture, et les acclamations redoublèrent. Mais quel fut mon +étonnement lorsque je vis un parti s'élever pour le combattre!... +Suivant l'un, ma sensibilité avoit séduit ma raison. Ces incendies, ces +emprisonnemens, ces assassinats, étoient des contrariétés qu'il falloit +savoir supporter, comme nous avions dû nous y attendre. Suivant l'autre, +mon imagination avoit créé des dangers qui n'existoient pas. Il n'y +avoit de danger que dans ma motion...: danger pour la liberté, parce +qu'on ôteroit au peuple une inquiétude salutaire qu'il falloit lui +laisser; danger pour l'Assemblée, qui alloit voir Paris se déclarer +contre elle si elle acceptoit la motion; danger pour le pouvoir +législatif, qui, après avoir brisé l'action si redoutable de l'autorité, +alloit lui en rendre une plus redoutable encore.» + +Le meurtre de Bertier, intendant de Paris, celui de Foulon, son +beau-père, massacrés à la Grève, leurs têtes promenées, et le corps de +Foulon traîné et déchiré dans le Palais-Royal, faisoient voir que la +populace, ivre de sang, en étoit encore altérée, et sembloient crier à +l'Assemblée de se hâter d'admettre la motion de Tolendal. Lui-même il va +nous dire le peu d'impression que fit cet horrible incident. + +«Le lendemain (21 juillet), je fus éveillé par des cris de douleur. Je +vis entrer dans ma chambre un jeune homme pâle, défiguré, qui vint se +précipiter sur moi, et qui me dit en sanglotant: «Monsieur, vous avez +passé quinze ans de votre vie à défendre la mémoire de votre père, +sauvez la vie du mien, et qu'on lui donne des juges. Présentez-moi à +l'Assemblée nationale, et que je lui demande des juges pour mon père. +«C'étoit le fils du malheureux Bertier. Je le conduisis sur-le-champ +chez le président de l'Assemblée. Le malheur voulut qu'il n'y eût point +de séance dans la matinée. Le soir, il n'y avoit plus rien à faire pour +cet infortuné. Le beau-père et le gendre avoient été mis en pièces. + +«On croit bien, poursuit Tolendal, qu'à la première séance je me hâtai +de fixer l'attention générale sur cet horrible événement. Je parlai au +nom d'un fils dont le père venoit d'être massacré, et un fils qui étoit +en deuil du sien (c'étoit Barnave) osa me reprocher de sentir lorsqu'il +ne falloit que penser. Il ajouta ce que je ne veux même pas répéter (_le +sang qu'on a versé étoit-il donc si précieux?_), et, chaque fois qu'il +élevoit les bras au milieu de ses déclamations sanguinaires, il montroit +à tous les regards les marques lugubres de son malheur récent (_les +pleureuses_), et les témoins incontestables de son insensibilité +barbare.» + +Mais telle étoit parmi les factieux la dépravation des esprits qu'une +cruauté froide y passoit pour vertu et l'humanité pour foiblesse. +Trente-six châteaux démolis ou brûlés dans une seule province; en +Languedoc, un M. de Barras coupé par morceaux devant sa femme enceinte +et prête d'accoucher; en Normandie, un vieillard paralytique jeté sur un +bûcher ardent, et tant d'autres excès commis, étoient ou passés sous +silence dans l'Assemblée, ou traités d'épisodes, si quelqu'un les y +dénonçoit. + +Il étoit de la politique des factieux de ne laisser au peuple faire +aucun retour sur lui-même. Refroidi un moment, il auroit pu sentir qu'on +l'égaroit, qu'on le trompoit; que ces ambitieux ne faisoient de lui leur +complice que pour en faire leur esclave, et que, de crime en crime, ils +vouloient le réduire au point de ne plus voir pour lui de salut qu'en +exécutant tous ceux qu'ils lui commanderoient. Aussi la proclamation +proposée par Tolendal ne passa-t-elle enfin que lorsqu'on en eut +retranché ce qui pouvoit modérer le peuple. Encore, de peur de donner +trop d'authenticité à cette proclamation pacifique, tout affoiblie +qu'elle étoit, ne voulut-on pas qu'elle fût envoyée par le roi dans les +provinces du royaume, et lue en chaire dans les églises, mais seulement +qu'on s'en remît aux députés du soin de la faire passer, chacun d'eux, à +leurs commettans. + +Le 31 juillet fut un jour remarquable par le retour de Necker, et par +l'espèce de triomphe qu'il obtint à l'Hôtel de ville. + +En revenant de Bâle, où il avoit reçu les deux lettres de son rappel, +l'une du roi, l'autre de l'Assemblée nationale, Necker avoit sur sa +route vu les excès auxquels les peuples se livroient; il avoit tâché de +les calmer, de répandre sur son passage des sentimens plus doux, et +d'inspirer partout l'horreur de l'injustice et de la violence. Il +trouvoit les chemins couverts de François que les événemens de Paris, +que les assassinats commis près de l'Hôtel de ville, avoient glacés +d'horreur et d'effroi, et qui s'en alloient chercher une autre contrée. +Instruit de ces scènes sanglantes, dès lors son voeu le plus aident avoit +été de détourner le peuple de Paris de ses aveugles barbaries, de le +ramener à des sentimens d'humanité, et de lui faire effacer la tache que +ces criminelles violences imprimoient au caractère de la nation. Je +parle ici d'après lui-même; et, quelques erreurs, quelques fautes, +quelques torts, qu'on lui attribue, personne au moins ici ne doutera de +sa sincérité. Dans cette confiance, je lui cède la parole pour un récit +qui, sans être moins vrai, en sera plus intéressant. + +«Heureuse et grande journée pour moi (le 28 juillet 1789), nous a-t-il +dit[54], belle et mémorable époque de ma vie, où, après avoir reçu les +plus touchantes marques d'affection de la part d'un peuple immense, +j'obtins de ses nombreux députés rassemblés à l'Hôtel de ville, et de +lui-même ensuite, avec des cris de joie, non seulement l'entière liberté +du prisonnier que j'avois défendu (le baron de Besenval), niais une +amnistie générale, un oubli complet des motifs de plainte et de +défiance, une généreuse renonciation aux sentimens de haine et de +vengeance dont on étoit si fort animé, enfin une sorte de paix et de +réunion avec ce grand nombre de citoyens qui, les uns, avoient déjà fui +de leur pays, les autres étoient prêts à s'en éloigner! Cette honorable +détermination fut le prix de mes larmes: je l'avois demandée au nom de +l'intérêt que j'inspirois dans ce moment; je l'avois demandée comme une +reconnoissance de mon dernier sacrifice; je l'avois demandée comme la +seule et unique récompense à laquelle je voulois jamais prétendre. Je me +prosternai, je m'humiliai de toutes les manières pour réussir. Je fis +agir enfin toutes les puissances de mon âme; et, secondé de l'éloquence +d'un citoyen généreux et sensible (Clermont-Tonnerre), j'obtins l'objet +de mes voeux; et cette première faveur me fut accordée d'une voix +unanime, et avec tous les élans d'enthousiasme et de bonté qui pouvoient +me la rendre plus chère.» + +Voici quelle fut la délibération de l'assemblée générale des électeurs à +l'Hôtel de ville, le même jour 31 juillet. + +«Sur le discours vrai, sublime et attendrissant de M. Necker, +l'assemblée des électeurs, pénétrée des sentimens de justice et +d'humanité qu'il respire, a arrêté que le jour que ce ministre si cher, +si nécessaire, a été rendu à la Fiance, devoit être un jour de fête. En +conséquence elle déclare, au nom des habitans de cette capitale, +certaine de n'être pas désavouée, qu'elle pardonne à tous ses ennemis, +qu'elle proscrit tout acte de violence contraire au présent arrêté, et +qu'elle regarde désormais comme les seuls ennemis de la nation ceux qui +troubleront par aucun excès la tranquillité publique. + +«Arrête en outre que le présent arrêté sera lu au prône de toutes les +paroisses, publié à son de trompe dans toutes les rues et carrefours, et +envoyé à toutes les municipalités du royaume, et les applaudissemens +qu'il obtiendra distingueront les bons François.» + +C'étoit le salut de l'État, mais la ruine de projets qui ne pouvoient +réussir que par le trouble et la terreur. + +«Dès la nuit même de ce jour mémorable, poursuit Necker, tout fut +changé. Les chefs de la démocratie avoient d'autres pensées. Nuls ne +vouloient encore de bonté, ni d'oubli, ni d'amnistie; ils avoient besoin +de toutes les passions du peuple; ils avoient besoin surtout de ses +défiances, et ils ne vouloient non plus, à aucun prix, qu'un grand +événement important pût être rapporté à mes voeux et à mon influence. On +assembla donc les districts, et l'on sut les animer contre une +déclaration que leurs représentans, que les anciens électeurs nommés par +eux, qu'une assemblée générale de l'Hôtel de ville, avoient adoptée +d'une voix unanime, et que le premier voeu du peuple avoit ratifiée. +L'Assemblée nationale étoit mon espérance dans cette malheureuse +contrariété; mais elle accueillit l'opinion des districts, et je vis +renverser de fond en comble l'édifice de mon bonheur. À quoi cependant +ce bonheur s'étoit-il attaché? À retenir au milieu de nous ceux qui, par +leurs richesses et par leurs dépenses, entretenoient le travail et +encourageoient l'industrie; à voir les idées de persécution remplacées +par un sentiment de confiance et de magnanimité; à prévenir cette +exaspération, suite inévitable des craintes et des alarmes que l'on +dédaigne de calmer; à préserver la nation Françoise de ces effrayans +tribunaux d'inquisition désignés sous le nom de Comités des recherches; +à rendre enfin la liberté plus aimable en lui donnant un air moins +farouche, et en montrant comme elle peut s'allier aux sentimens de +douceur, d'indulgence et de bonté, le plus bel ornement de la nature +humaine et son premier besoin. Ah! combien de malheurs auroient été +prévenus si la délibération prise à l'Hôtel de ville n'avoit pas été +détruite, si le premier voeu du peuple, si ce saint mouvement n'avoit pas +été méprisé!» + +Lorsque Necker parloit ainsi, il étoit loin de prévoir quels attentats, +quelles atrocités, mettroient le comble aux forfaits passés. + +Mais dès lors il devoit sentir combien lui-même il seroit déplacé et +misérablement inutile parmi des hommes dédaigneux de tous principes de +morale et de tous sentimens de justice et d'humanité. + +C'étoit en exerçant le plus violent despotisme qu'on avoit fait annuler +l'arrêté de l'Hôtel de ville; et ce que Necker a passé sous silence, cet +autre témoin que personne n'a osé démentir, Tolendal, l'a dit hautement. + +«À l'entrée de la nuit, les factieux s'étoient rassemblés dans ce +Palais-Royal, fameux désormais par tous les genres de crimes, après +l'avoir été par tous les genres de dépravation; dans ce Palais-Royal, où +l'histoire sera obligée de dire que l'on corrompoit les moeurs, que l'on +débauchoit les troupes, que l'on traînoit les cadavres des morts, et que +l'on proscrivoit les têtes des vivans. Là ils avoient juré de faire +révoquer l'arrêté de l'Hôtel de ville, et ils s'étoient mis en marche. +Un district effrayé avoit communiqué son effroi à plusieurs autres; le +tocsin avoit sonné; la troupe avoit grossi; l'Hôtel de ville avoit +craint de se voir assiégé; enfin, sur la réclamation de plusieurs +districts seulement, la commune de Paris avoit été forcée de céder, et +l'assemblée des électeurs, par un nouvel arrêté, avoit rétracté celui du +matin, en disant qu'elle l'expliquoit.» + +Le 1er août, lorsqu'à l'élection du président, Thouret fut nommé au +scrutin, à l'instant même le frémissement des factieux et leur menace se +firent entendre dans l'Assemblée. L'élection fut dénoncée au +Palais-Royal comme une trahison; Thouret y fut proscrit s'il acceptoit +la présidence; on le menaça de venir l'assassiner dans sa maison; il se +démit, et ce fut comme le coup mortel pour la liberté de l'Assemblée, le +plus grand nombre étant celui des âmes foibles à qui la peur imposoit +silence ou commandoit l'opinion. + +Les tribunaux étoient eux-mêmes épouvantés; les lois étoient sans force, +et le peuple les méprisoit. Il avoit entendu déclarer nuls les anciens +édits; il refusoit de payer des impôts antérieurement établis; personne +n'osoit l'y contraindre, et la faction lui laissoit croire qu'elle l'en +avoit délivré. + +Cependant les fonds des finances étoient tous épuisés et leurs sources +presque taries. Necker vint exposer à l'Assemblée la détresse où il se +trouvoit, et demander qu'elle autorisât un emprunt de trente millions à +cinq pour cent. Cet intérêt modique fut malignement chicané; on le +morcela d'un cinquième; et, le public ne voyant plus dans Necker qu'un +ministre contrarié et mal voulu dans les communes, le signal de sa +décadence fut le terme de son crédit. + +Une contribution patriotique fut la ressource momentanée que l'Assemblée +mit en usage; et, au surplus, laissant le ministre se travailler +d'inquiétudes pour subvenir aux besoins de l'État, elle entama l'ouvrage +d'une constitution qu'elle s'autorisa elle-même à créer, non seulement +sans les pouvoirs et l'aveu de la nation, mais au mépris des défenses +expresses que la nation elle-même lui avoit faites dans ses mandats de +toucher aux anciennes bases et aux principes fondamentaux de la +monarchie existante. + +Jusque-là on n'avoit cessé d'espérer mettre un terme aux usurpations des +communes, et tous les moyens de conciliation avoient été mis en usage. +Le 4 août, la séance du soir avoit été marquée par des résolutions et +par des sacrifices qui auroient dû tout pacifier. Le clergé et la +noblesse avoient fait, par acclamation, l'abandon de leurs privilèges. +Ces renonciations, faites avec une sorte d'enthousiasme, avoient été +reçues de même, et la très grande pluralité de l'Assemblée les regardoit +comme le sceau d'une pleine et durable réconciliation. Le bon archevêque +de Paris avoit proposé qu'un _Te Deum_ en fût chanté en actions de +grâces; Tolendal, qui ne perdoit jamais de vue le salut de l'État, avoit +fait la motion que Louis XVI fût proclamé _restaurateur de la liberté +françoise_; l'une et l'autre proposition avoient enlevé toutes les voix. +Enfin, le roi lui-même avoit consenti sans réserve à toutes les +renonciations faites et rédigées en décret dans la séance du 4 août; +mais il refusoit son acceptation pure et simple à la déclaration ambiguë +des droits de l'homme et aux dix-neuf articles de la constitution qui +lui avoient été présentés. Il y avoit même d'autres articles auxquels on +prévoyoit qu'il refuseroit sa sanction; et, quoique le veto qu'il se +réservoit ne fût que suspensif, c'en étoit assez pour arrêter le +mouvement révolutionnaire. Il falloit franchir cet obstacle; et, si on +vouloit forcer sa résistance, le roi pouvoit bien prendre une résolution +à laquelle il s'étoit longtemps refusé. + +Ce fut là bien réellement ce qui fit former le projet d'avoir le roi à +Paris, et ce qui fit envoyer à Versailles (le 5 octobre 1789) trente +mille séditieux avec des canons à leur tête, et une foule de ces femmes +immondes que l'on fait marcher en avant dans toutes les émeutes. Le +prétexte de leur mission étoit d'aller se plaindre de la cherté du pain. + +Je ne décrirai point la brutalité de cette populace conduite à +Versailles pour enlever le roi et sa famille. La procédure du Châtelet a +révélé cet horrible mystère, ce crime dont l'Assemblée eut beau vouloir +laver le duc d'Orléans et Mirabeau. Les faits en sont consignés dans les +mémoires du temps que mes enfans liront. Ils y verront, en frémissant, +les fidèles gardes, du corps, à qui le roi avoit défendu de tirer sur le +peuple, massacrés jusque sur le seuil de l'appartement de la reine, et +leurs têtes portées au bout des piques sous les fenêtres du palais; ils +verront cette reine, éperdue et tremblante pour le roi et pour ses +enfans, s'enfuir de son lit, qu'on vient percer à coups de baïonnettes, +et allant se jeter dans les bras du roi, où elle croyoit mourir; ils les +verront, ces augustes époux, au milieu d'un peuple farouche, opposer à +sa rage la plus magnanime douceur, lui montrer leurs enfans afin de +l'attendrir, et lui demander ce qu'il veut que l'on fasse pour +l'apaiser: Que le roi vienne avec nous à Paris. Ce fut la réponse du +peuple, et l'aveu du complot qu'on lui faisoit exécuter. + +Ce qu'on ne peut oublier, c'est que la nuit où cette horde sanguinaire +remplissoit les cours du château, quelques voix s'étant élevées dans la +salle des députés pour proposer d'aller en corps se ranger à côté du roi +et réprimer les mouvemens du peuple, Mirabeau réfuta insolemment cette +motion, en disant qu'il ne seroit pas de la dignité de l'Assemblée +nationale de se déplacer: il n'avoit garde de vouloir s'opposer à son +propre ouvrage. + +Le roi pouvoit encore s'éloigner; tout étoit préparé pour son départ; +ses carrosses, ses gardes, l'attendoient, lui et sa famille, aux grilles +de l'Orangerie; quelques amis fidèles le pressoient de saisir le temps +où le peuple, dispersé dans Versailles, alloit se livrer au sommeil; +mais un plus grand nombre, tremblans et larmoyans, le conjuroient à +genoux de ne pas les abandonner. Trompé par la sécurité de La Fayette, +qui répondoit que tout seroit bientôt tranquille, le roi, par la +fatalité de son étoile ou de son caractère, se livra à sa destinée, et +perdit le moment qu'il ne devoit plus retrouver. + +Dès qu'il fut arrivé aux Tuileries avec sa famille, l'Assemblée déclara +qu'elle ne pouvoit rester séparée de la personne du roi; elle vint +elle-même s'établir à Paris (le 19 octobre 1789); et, dans ces +translations, le bon peuple crut voir le gage de sa sûreté. + +Le premier acte du roi, à Paris, fut son acceptation des premiers +articles de la constitution et la sanction des droits de l'homme. + +Ces Mémoires ne sont point l'histoire de la Révolution; vous la lirez +ailleurs, mes enfans, et vous verrez, depuis cette époque du 19 octobre, +la suite de tant d'événemens mémorables, et tous faciles à prévoir après +les premiers succès d'un parti vainqueur: les biens du clergé déclarés +nationaux le 2 novembre; la création des assignats le 21 décembre; le +nombre, la forme et la fabrication de cette monnaie, déterminés le 17 +avril 1790; la noblesse et tous les titres abolis le 19 juin suivant; la +fuite du roi le 21 juin 1791; son retour à Paris le 25; enfin +l'acceptation de la constitution entière par le roi le 3 septembre, et +la promulgation de cet acte le 28 du même mois. + +Là se termina la session de l'Assemblée constituante; et ce fut alors +que s'éloigna de moi cet ami qui, dans les travaux et les périls de la +tribune, avoit si dignement rempli ses devoirs et mes espérances, et qui +venoit d'être appelé à Rome pour y être comblé d'honneurs, l'abbé Maury, +cet homme d'un talent si rare et d'un courage égal à ce rare talent. + +En vous parlant de lui, je ne vous ai donné, mes enfans, que l'idée d'un +bon ami, d'un homme aimable; je dois vous le faire connoître en qualité +d'homme public, et tel que ses ennemis eux-mêmes n'ont pu s'empêcher de +le voir: invariable dans les principes de la justice et de l'humanité; +défenseur intrépide du trône et de l'autel; aux prises tous les jours +avec les Mirabeau et les Barnave; en butte aux clameurs menaçantes du +peuple des tribunes; exposé aux insultes et aux poignards du peuple du +dehors, et assuré que les principes dont il plaidoit la cause +succomberoient sous le plus grand nombre; tous les jours repoussé, tous +les jours sous les armes, sans que la certitude d'être vaincu, le danger +d'être lapidé, les clameurs, les outrages d'une populace effrénée, +l'eussent jamais ébranlé ni lassé. Il sourioit aux menaces du peuple; il +répondoit par un mot plaisant ou énergique aux invectives des tribunes, +et revenoit à ses adversaires avec un sang-froid imperturbable. L'ordre +de ses discours, faits presque tous à l'improviste, et durant des heures +entières, l'enchaînement de ses idées, la clarté de ses raisonnemens, le +choix et l'affluence de son expression, juste, correcte, harmonieuse, et +toujours animée sans aucune hésitation, rendoient comme impossible de se +persuader que son éloquence ne fût pas étudiée et préméditée; et +cependant la promptitude avec laquelle il s'élançoit à la tribune et +saisissoit l'occasion de parler forçoit de croire qu'il parloit +d'abondance. + +J'ai moi-même plus d'une fois été témoin qu'il dictoit de mémoire le +lendemain ce qu'il avoit prononcé la veille, en se plaignant que dans +ses souvenirs sa vigueur étoit affoiblie et sa chaleur éteinte. «Il n'y +a, disoit-il, que le feu et la verve de la tribune qui puissent nous +rendre éloquens.» Ce phénomène, dont on a vu si peu d'exemples, n'est +explicable que par la prodigieuse capacité d'une mémoire à laquelle rien +n'échappoit, et par des études immenses; il est vrai qu'à ce magasin de +connoissances et d'idées, que Cicéron a regardé comme l'arsenal de +l'orateur, Maury ajoutoit l'habitude et la très grande familiarité de la +langue oratoire; avantage inappréciable que la chaire lui avoit donné. + +Quant à la fermeté de son courage, elle avoit pour principe le mépris de +la mort et cet abandon de la vie, sans lequel, disoit-il, une nation ne +peut avoir de bons représentans, non plus que de bons militaires. + +Tel s'étoit montré l'homme qui a été constamment mon ami, qui l'est +encore et le sera toujours sans que les révolutions de sa fortune et de +la mienne apportent aucune altération dans cette mutuelle et solide +amitié. + +Le moment où, peut-être pour la dernière fois nous embrassant, nous nous +dîmes adieu, eut quelque chose d'une tristesse religieuse et +mélancolique. «Mon ami, me dit-il, en défendant la bonne cause, j'ai +fait ce que j'ai pu; j'ai épuisé mes forces, non pas pour réussir dans +une assemblée où j'étois inutilement écouté, mais pour jeter de +profondes idées de justice et de vérité dans les esprits de la nation et +de l'Europe entière. J'ai eu même l'ambition d'être entendu de la +postérité. Ce n'est pas sans un déchirement de coeur que je m'éloigne de +ma patrie et de mes amis; mais j'emporte la ferme espérance que la +puissance révolutionnaire sera détruite.» + +J'admirai cette infatigable persévérance de mon ami; mais, après l'avoir +vu lutter inutilement contre cette force qui entraînoit ou qui +renversoit tout ce qui s'opposoit à ses progrès rapides, je conservois +peu d'espérance de vivre assez pour voir la fin de nos malheurs. + +L'Assemblée législative, installée le 1er octobre 1791, suivit et même +exagéra l'esprit de l'Assemblée constituante. Je ne fais encore que +rappeler des dates pour arriver à ce qui m'est personnel. + +Le 29 novembre, décret qui invite le roi à requérir les princes de +l'Empire de ne pas souffrir les armemens des princes fugitifs. + +Le 14 décembre, le roi prononce, sur sa déclaration à ces princes, un +discours applaudi. + +Le 1er janvier 1792, décret d'accusation contre les frères de Louis XVI. + +Le 1er mars, mort de l'empereur Léopold. + +Le 29 mai, assassinat de Gustave III, roi de Suède. + +Le 20 avril, déclaration de guerre de la France au nouveau roi de +Hongrie et de Bohême. + +Au mois de juin, le roi refuse sa sanction à deux décrets; et c'est là +le prétexte du soulèvement des faubourgs que l'on envoie en masse et en +tumulte aux Tuileries. + +Le roi, qui les entend menacer avec des cris sauvages et par d'horribles +imprécations d'enfoncer les portes de son appartement, ordonne qu'on les +ouvre. Il se présente d'un air calme pour entendre leur pétition. On lui +demande de sanctionner les décrets auxquels il a refusé son acceptation. +«Ma sanction est libre, répond le roi; et ce n'est ici le moment ni de +la solliciter, ni de l'obtenir.» + +Deux jours après, dans sa proclamation contre cet acte de violence, il +déclara qu'on n'auroit jamais à lui arracher son consentement pour ce +qu'il croiroit juste et convenable au bien public, mais qu'il +exposeroit, s'il le falloit, sa tranquillité et sa sûreté même pour +faire son devoir. + +Cette résistance auroit été le frein du despotisme populaire. La libre +acceptation des lois, et le droit que le roi s'étoit réservé de +suspendre celles qu'il n'approuveroit pas, étoit l'article fondamental +d'une monarchie tempérée, et du serment qu'on avoit prêté librement, +dans tout le royaume, à la nation, à la loi et au roi; mais cela seul +eût arrêté le mouvement révolutionnaire, et la faction ne vouloit pas +que son pouvoir fût limité. + +Le 31 juillet fut marqué par l'arrivée des Marseillois à Paris, sorte de +satellites qu'on avoit à ses ordres pour les grandes exécutions. + +Le 3 août, au nom des sections de Paris, Pétion présente à l'Assemblée +une pétition pour la déchéance du roi. + +Le 6, on fait répandre aux Tuileries le bruit que le roi veut s'enfuir. + +Ce fut alors que, par un pressentiment trop fidèle de ce qui alloit se +passer, ma femme me pressa de quitter cette maison de campagne qu'elle +avoit tant aimée, et d'aller chercher loin de Paris une retraite où, +dans l'obscurité, nous pussions respirer en paix. + +Nous ne savions où diriger nos pas; le précepteur de nos enfans décida +notre irrésolution. Ce fut lui qui nous assura qu'en Normandie, où il +étoit né, nous trouverions sans peine un asile paisible et sûr; mais il +falloit du temps pour nous le procurer, et, en arrivant à Évreux, nous +ne savions encore où aller reposer notre tête. Le maître de l'auberge où +nous descendîmes avoit, à deux pas de la ville, dans le hameau de +Saint-Germain, une maison assez jolie, située au bord de l'Iton, et à la +porte des jardins de Navarre; il nous l'offrit. Charmés de cette +position, ce fut là que nous nous logeâmes, en attendant que plus près +de Gaillon, lieu natal de Charpentier, sa famille nous eût trouvé une +demeure convenable. + +Si, dans l'état pénible où étoient nos esprits, un séjour pouvoit être +délicieux, celui-là l'eût été pour nous; mais à peine étions-nous +arrivés à Évreux que nous apprîmes l'épouvantable événement du 10 août. + +À Paris, dès le point du jour, de ce jour qui devoit en amener de si +funestes, les places et les rues adjacentes aux Tuileries s'étoient +remplies d'hommes armés avec un train d'artillerie. C'étoit le peuple +des faubourgs, soutenu par la bande des Marseillois, qui venoit assiéger +le roi dans son palais. + +Ce malheureux prince n'avoit pour défense qu'un petit nombre de gardes +suisses, et, quoiqu'on ait dit qu'il y avoit dans le jardin des +Tuileries une foule de braves gens qui se seroient rangés autour de sa +personne s'il avoit voulu se montrer, sans doute il ne crut pas la +résistance ou permise ou possible; on lui conseilla de se rendre avec sa +famille au sein de l'Assemblée nationale; il s'y réfugia. + +Cependant ses braves soldats suisses, qui, fidèles à leurs consignes, +défendoient dans les cours l'approche du palais, se virent obligés de +tirer sur le peuple. Ils l'avoient repoussé, et tenoient ferme dans leur +poste, lorsqu'ils apprirent que le roi s'étoit retiré. Alors ils +perdirent courage, et, s'étant dispersés, ils furent presque tous +massacrés dans Paris. + +Le roi fut transféré et enfermé avec sa femme, ses enfans et sa soeur, +dans la prison de la tour du Temple (le 13 août). + +Le 31 août, le maire et le procureur-syndic de la ville (Pétion et +Manuel) se présentèrent à l'Assemblée, à la tête d'une députation, au +nom de laquelle Tallien, son orateur, annonça «qu'on avoit enfermé +nombre de prêtres perturbateurs, et que, sous peu de jours, le sol de la +liberté seroit purgé de leur présence». + +Le 2 septembre, au couvent des Carmes du Luxembourg, au séminaire de +Saint-Firmin, rue Saint-Victor, à l'abbaye Saint-Germain-des-Prés, +plusieurs prélats et un grand nombre de prêtres furent égorgés. Le +carnage dura jusqu'au 6 à l'hôtel de la Force. + +Le 8, les prisonniers d'Orléans, envoyés à Versailles, y furent +massacrés. + +Ce fut dans ces jours d'épouvante et de frémissement que vint loger +auprès de nous, dans le hameau de Saint-Germain, un homme que je croyois +m'être inconnu. Dans son déguisement, j'eus tant de peine à me rappeler +où j'avois pu le voir qu'il fut obligé de se nommer: c'étoit Lorry[55], +évêque d'Angers. Notre reconnoissance fut attendrie par le malheur de sa +situation, qu'il ne laissoit pas de soutenir avec un courage assez +ferme. + +Nous voilà donc en société et en communauté de table, comme il le désira +lui-même; et, dans un meilleur temps, cette liaison fortuite nous auroit +été réciproquement agréable. Logés ensemble au bord d'une jolie rivière, +dans la plus belle saison de l'année, ayant pour promenades des jardins +enchantés et une superbe forêt, parfaitement d'accord dans nos opinions, +dans nos goûts et dans nos principes, les souvenirs d'un monde où nous +avions vécu étoient pour nous des sujets d'entretien d'une abondance +inépuisable; mais toutes ces douceurs étoient empoisonnées par les +chagrins dont nous étions continuellement abreuvés. + +La Convention prit, le 11 septembre, la place de la Législative. Son +premier décret fut l'abolition de la royauté. + +Cependant, au nom de la liberté républicaine, des colonnes de +volontaires accouroient aux armes; nous nous trouvions sur leur passage, +et notre repos en étoit troublé. D'ailleurs, l'approche de l'hiver +rendoit humide et malsain le lieu où nous étions: il fallut le quitter, +et ce ne fut pas sans regret que nous y laissâmes le bon évêque. Nous +nous retirâmes, ma femme et moi, à Couvicourt. + +Le 11 décembre, le roi comparut à la barre de la Convention; il y fut +interrogé. Il demanda deux avocats, Tronchet et Target, pour conseils. + +Target refusa son ministère à ces fonctions vénérables; le vertueux +Malesherbes s'empressa de s'offrir pour le remplacer; on y consentit. + +Tronchet et Malesherbes demandèrent à se donner pour adjoint l'honnête +et sensible Desèze, et l'on y consentit encore. + +Le 26, le roi comparut pour la seconde fois et avec ses trois +défenseurs. Desèze porta la parole, mais le roi ne lui avoit permis, +dans sa défense, aucun appareil oratoire. En lui obéissant, Desèze n'en +fut que plus touchant. + +Le 17 janvier 1793, la peine de mort fut prononcée à la pluralité de 366 +voix contre 353. + +Le roi interjeta l'appel à la nation. L'appel fut rejeté. + +Le 19, il fut décidé, à la pluralité de 380 voix contre 310, qu'il ne +seroit point sursis à l'exécution de la sentence, et, le 21, Louis XVI +eut la tête tranchée sur la place de Louis XV. + +Son confesseur, au pied de l'échafaud, lui dit ces mots à jamais +mémorables: «Fils de saint Louis, montez au ciel.» + +Le roi sur l'échafaud voulut parler au peuple; Santerre, commandant +l'exécution, et l'un des moteurs du faubourg Saint-Antoine, ordonna aux +tambours de battre ensemble pour étouffer sa voix. + +Cette exécution fut suivie, à peu d'intervalle, de celle des trois +autres prisonniers du Temple. Le 21 janvier, le roi avoit péri sur +l'échafaud; le 16 octobre, la reine, son épouse, éprouva le même sort; +le 21 floréal (10 mai) de l'année suivante, Élisabeth, soeur du roi, +termina, sous la même hache, son innocente vie, et, le 20 prairial (8 +juin) de la même année, le Dauphin mourut au Temple. + + + + +LIVRE XIX + + +La Révolution françoise auroit eu, dans l'ancienne Rome, un exemple +honorable à suivre. Louis XVI n'avoit aucun des vices des Tarquins, et +l'on n'avoit à l'accuser ni d'orgueil ni de violence; sans autre raison +que d'être lasse de ses rois, la France pouvoit les expatrier avec toute +leur race. + +Mais le 21 janvier 1793 commença et dut commencer le règne de la +Terreur. + +On parut concevoir le vaste, l'infernal projet de dépraver le peuple en +masse, d'associer les vices et les crimes, de propager de mauvaises +moeurs par de mauvaises lois, et de réaliser, dans la corruption +générale, tout ce qu'on attribue aux ténébreux génies du genre humain. + +Les opinions religieuses, la croyance en un Dieu, la pensée d'un avenir, +pouvoient retenir l'homme sur la pente du crime; l'autorité des pères +pouvoit réprimer les enfans; la morale, par ses principes d'humanité, +d'équité, de pudeur, pouvoit régénérer des races corrompues. Le projet +de dépravation fut formé sous tous ces rapports. Nous entendîmes +proclamer l'incrédulité, le blasphème; nous vîmes le libertinage +affecter le mépris d'un Dieu, le sacrilège insulter les autels, et le +crime s'enorgueillir de l'espérance du néant; nous vîmes rompre tous les +noeuds de subordination formés par la nature; les enfans, rendus par les +lois indépendans des pères, n'eurent qu'à souhaiter leur mort pour être +sûrs, sans leur aveu et en dépit de leur volonté, de se partager leur +dépouille. Le noeud conjugal étoit encore le moyen de perpétuer les +vertus domestiques, et de tenir liés ensemble les époux l'un à l'autre +et avec leurs enfans: on rendit ce lien fragile à volonté; le mariage ne +fut plus qu'une prostitution légale, qu'une liaison passagère, que le +libertinage, le caprice, l'inconstance, pouvoient former et dissoudre à +leur gré. Enfin, l'honnêteté, la foi publique, la décence, le respect de +soi-même et de l'opinion, la vénération qu'inspiroit la sainte image de +la vertu, offroient encore un point de ralliement aux âmes susceptibles +des mouvemens du repentir, des impressions de l'exemple. Tout cela fut +détruit. On professa, on érigea en maximes de moeurs républicaines +l'impudence du vice, l'audace de la honte, l'émulation de la licence, +jusqu'à la plus effrénée dissolution; et le système de Mirabeau et du +duc d'Orléans, ce système dépravateur d'une génération entière, parut +régner en France. Ainsi s'étoit formé ce despotisme révolutionnaire, ce +colosse de fange pétri et cimenté de sang. + +Tout confinés que nous étions dans notre chaumière d'Abloville, où nous +avions passé en quittant Couvicourt, nous ne laissions pas de redouter +un siècle si corrompu pour nos enfans, et nous employions tous nos soins +à les prémunir d'une éducation salutaire et préservative, lorsque la +mort presque soudaine de leur fidèle instituteur vint ajouter à nos +chagrins une affliction domestique qui acheva de nous accabler. Une +fièvre pourprée, d'une extrême malignité, nous enleva cet excellent +jeune homme. Nos enfans doivent se souvenir de la douleur que nous causa +sa perte, et de la frayeur que nous eûmes de les voir exposés eux-mêmes +à l'air contagieux d'une maladie pestilentielle. + +Nous ne savions que devenir, leur mère et moi, et notre dernière +ressource étoit d'aller chercher un refuge dans quelque hôtellerie de +Vernon, lorsqu'on nous suggéra l'idée de demander l'asile à un vénérable +vieillard qui, dans le village d'Aubevoie, peu éloigné du nôtre, +habitoit une maison assez considérable pour nous y loger tous sans qu'il +en fût incommodé. Cette circonstance de ma vie a quelque chose de +romanesque. + +Le vieillard, qui, touché de notre situation, s'empressa de nous +accueillir, étoit l'un des religieux qu'on avoit expulsés de la +chartreuse voisine. Son nom étoit dom Honorat. Il étoit plus âgé que +moi. Ses moeurs rappelaient celles des solitaires de la Thébaïde. Cet +homme de bien sembloit être envoyé du ciel pour nous édifier et pour +nous consoler. Il respirait la piété, mais une piété douce, indulgente, +affectueuse et charitable, une piété évangélique. Il se permettoit +rarement de dîner avec nous; mais une heure l'après-dînée, et un peu +plus longtemps le soir, il venoit nous entretenir des grands objets +qu'il méditoit sans cesse, de la Providence divine, de l'immortalité de +l'âme, de la vie à venir, de la morale de l'Évangile; et tout cela +couloit de source, simplement et du fond du coeur, avec une foi vive et +une onction touchante. Il y auroit eu de la cruauté à lui marquer des +doutes sur ce qui faisoit la consolation de sa vieillesse et de sa +solitude. L'âme du bon vieillard étoit sans cesse dans le ciel, et il +nous étoit aussi doux de nous y élever avec lui qu'il auroit été +inhumain de vouloir l'en faire descendre. Il nous releva de l'abattement +où nous avoit mis la mort du roi; et, en rappelant les mots du +confesseur, _Fils de saint Louis, montez au ciel_: «Oui, disoit-il avec +confiance, il est à présent devant Dieu, et je suis bien sûr qu'il +implore le pardon de ses ennemis.» Il pensoit de même des vertueux +martyrs du 2 septembre. + +L'adoucissement qu'un pieux solitaire pouvoit trouver à sa situation en +communiquant avec nous importuna le maire d'Aubevoie. Au bout de +dix-huit jours il vint me faire entendre qu'il seroit temps de nous +retirer. Heureusement l'air de notre maison étoit purifié; et, après +avoir convenablement témoigné notre reconnoissance à celui qui nous +avoit si bien reçus, nous retournâmes dans nos foyers. + +Elle étoit à moi, cette humble et modique demeure; j'en avois fait +l'acquisition; mais quelle décadence elle annonçoit dans notre fortune +passée! Je venois de quitter, près de Paris, une maison de campagne qui +faisoit mes délices, un jardin où tout abondoit; et, comme d'un coup de +baguette, ce riant séjour se changeoit en une espèce de chaumière bien +étroite et bien délabrée! C'étoit là qu'il falloit tâcher de nous +accommoder à notre situation, et, s'il étoit possible, vivre aussi +honorablement dans la détresse que nous avions vécu dans l'abondance. +L'épreuve étoit pénible: mes places littéraires étoient supprimées, +l'Académie françoise alloit être détruite[56]; la pension d'homme de +lettres, qui étoit le fruit de mes travaux, n'étoit plus d'aucune +valeur. Le seul bien solide qui me restât étoit cette modique ferme de +Paray, que la sage prévoyance de ma femme m'avoit fait acquérir. Il +avoit fallu mettre bas ma voiture, et renvoyer jusqu'au domestique dont +ma vieillesse auroit eu besoin. Mais, dans cette masure, où nous avions +à peine l'indispensable nécessaire, ma femme avoit le bon esprit et +l'art de restreindre notre dépense en simplifiant nos besoins, et je +puis dire que ce malaise de notre état nous touchoit foiblement en +comparaison de la calamité publique. Le soin que je donnois à +l'instruction de mes enfans, la tendre part que prenoit leur mère à leur +éducation morale, et, s'il m'est permis de le dire, la bonté de leur +naturel, étoient pour nous, dans notre solitude, une ressource +inexprimable. Ils nous consoloient d'un malheur qui n'étoit pas le +malheur de leur âge. Au moins évitions-nous de les en affliger. «L'orage +passe sur leur tête, disions-nous en leur souriant, et nous avons pour +eux l'espérance d'un temps plus calme et plus serein.» + +Mais l'orage alloit en croissant: nous le voyions s'étendre sur la +nation entière; ce n'étoit point une guerre civile, car l'un des deux +partis étoit soumis et désarmé; mais, d'un côté, c'étoit une haine +ombrageuse; de l'autre, une sombre terreur. + +Des millions d'hommes à soudoyer dans les armées, beaucoup d'autres +dépenses excessives, absorboient infiniment plus de richesses que n'en +pouvoient fournir les contributions de l'État, ni la vente des biens du +clergé et des émigrés. Le papier-monnoie, multiplié par milliards, se +détruisoit lui-même; sa chute accélérée entraînoit celle du crédit. Le +commerce étoit ruiné. La guerre ne donnoit pas assez de ressources dans +les pays conquis. Il fut décrété (le 10 mars 1793) que les biens des +condamnés seroient acquis à la République; et ce fut ce qu'on appela +battre monnoie avec la guillotine sur cette place de la Révolution, que +l'on fit regorger de sang. + +C'est pour cela que la richesse fut une cause de proscription, et que +non seulement des hommes recommandables par leur mérite, les +Malesherbes, les Nicolaï, les Gilbert de Voisin, mais des hommes +notables pour leur fortune, un Magon, un La Borde, un Duruey, un +Serilly, une foule de financiers, furent envoyés à la mort. Aussi, +lorsque le vieux Magon fut amené devant le tribunal révolutionnaire, et +qu'on lui demanda son nom: «Je suis riche», répondit-il, et il ne daigna +pas en dire davantage. + +Pour donner plus de latitude aux tables de proscriptions, les dénoncés +étoient désignés sous des qualifications vagues d'ennemis du peuple, +d'ennemis de la liberté, d'ennemis de la Révolution, enfin sous le nom +de _suspects;_ et l'on tenoit pour _suspects_ tous ceux qui, soit par +leur conduite, soit par leurs relations, soit par leurs propos, se +seroient montrés partisans de la tyrannie (c'est-à-dire de la royauté) +ou ennemis de la République, et en général ceux à qui l'on auroit refusé +des certificats de _civisme_. Or, en les refusant, ces certificats, on +étoit dispensé d'expliquer le motif et la cause de ce refus (décret du +30 janvier 1793); l'accusation et le jugement étoient aussi dispensés de +la preuve. Dans un décret portant peine de mort contre _les ennemis du +peuple_ (du 22 prairial an II), il étoit dit: «Sont réputés _tels_ ceux +qui cherchent à anéantir la liberté par force ou par ruse, à avilir la +Convention nationale et le gouvernement révolutionnaire dont elle est le +centre, à égarer l'opinion et empêcher l'instruction du peuple, à +dépraver les moeurs et corrompre la conscience publique, enfin à altérer +la pureté des principes révolutionnaires. La preuve nécessaire pour les +condamner, ajoutoit ce décret, sera toute espèce de document matériel ou +moral qui peut naturellement obtenir l'assentiment d'un esprit juste et +raisonnable. La règle des jugemens est la conscience des jurés éclairés +par l'amour de la patrie. Leur but est le triomphe de la patrie, la +ruine de ses ennemis. S'il existe des documens du genre ci-dessus, il ne +sera point entendu de témoins.» + +C'est avec ce langage équivoque et perfide qu'une charlatanerie +hypocrite institua la jurisprudence et la procédure arbitraire de nos +tribunaux criminels. Point de preuves, point de témoins, la conscience +des jurés; et de quels jurés! des organes et des suppôts de Robespierre, +de Lebon, de Carrier, de Francastel, et de tant d'autres tigres +insatiables de sang humain. + +L'un des bourreaux ambulans de la faction avoit fait graver sur son +cachet, pour emblème, une guillotine; un autre, à son dîner, en avoit +une sur une table, avec laquelle il s'amusoit à trancher la tête au +poulet qu'on lui avoit servi; et, tandis que ceux-là se faisoient un jeu +de l'instrument de leur barbarie, d'autres se vantoient à la Convention +de leur économie et de leur diligence à exécuter ses décrets. «Fusiller, +c'est trop long, lui écrivoit l'un d'eux; on y dépense de la poudre et +des balles. On a pris le parti de les mettre (les prisonniers) dans de +grands bateaux au milieu de la rivière; à demi-lieue de la ville, on +coule le bateau à fond. Saint-Florent et les autres endroits, +ajoutoit-il, sont pleins de prisonniers. Ils auront aussi le baptême +patriotique.» Je n'ai pas besoin de dire quels frissonnemens d'horreur +nous causoient ces railleries de cannibales. Ce qui faisoit frémir +l'humanité, les noyades de Carrier sur la Loire, les canonnades à +mitraille de Collot d'Herbois à Lyon, obtenoient la mention honorable au +bulletin. Les atrocités de Lebon dans le Pas-de-Calais n'étoient que des +formes _un peu acerbes_ qu'il falloit lui passer, et on les lui passoit. + +Un parti formidable se forma tout à coup dans le sein de la Convention +contre Robespierre; Tallien le dénonça. Sur-le-champ il fut mis hors de +la loi (le 9 thermidor), surpris, arraché de l'Hôtel de ville où il +s'étoit réfugié, et traîné sur cet échafaud (le 10) où tous les jours il +faisoit périr tant d'innocens. + +Après la mort de Robespierre, les comités, le tribunal révolutionnaire, +furent renouvelés, et la Convention désavoua leurs cruautés passées; +mais elle déclara (22 frimaire an III) «qu'elle ne recevroit aucune +demande en revision de jugemens rendus par les tribunaux criminels, +portant confiscation de biens au profit de la République et exécutés +pendant la Révolution». + +Cependant la fermentation des esprits n'étoit pas éteinte. La société +des Jacobins n'oublioit pas qu'elle avoit été toute-puissante; elle se +voyoit écartée, et ne pouvoit souffrir que cette puissance anarchique, +qui étoit sa sanglante conquête, fût usurpée par un parti qui n'étoit +plus le sien. On avoit beau la ménager, elle sentoit le frein, elle le +rongeoit en silence. On voulut l'affoiblir en l'épurant, et les comités +réunis furent chargés de présenter le mode de cette épuration (le 13 +vendémiaire). On défendit toute correspondance et toute relation entre +les sociétés populaires (le 25 vendémiaire); mais le feu couvoit sous la +cendre, et empêcher ce feu de se communiquer étoit encore un vain +projet. + +On se mit en défense contre les dénonciations par un décret de garantie +qui régloit la manière dont il seroit dorénavant procédé au jugement +d'un membre de la représentation nationale (le 8 brumaire); mais cette +garantie dans un soulèvement n'étoit pas une sûreté, et le tumulte +commençoit à être menaçant autour de la salle des Jacobins (le 19). On +ordonna que cette salle fût fermée, et ce décret fut envoyé aux armées +et aux sociétés populaires (le 10). Les mouvemens du peuple au centre de +Paris et dans le faubourg Saint-Antoine n'en furent que plus furieux. + +Pour fortifier le parti contraire à la ligue des Jacobins, on fit +rentrer dans la Convention, le 18 frimaire, les soixante-dix députés mis +en arrestation le 3 octobre 1793, et trois des anciens terroristes, +convaincus des excès qu'ils avoient commis à Nantes, furent condamnés à +la peine de mort. L'acte d'accusation fut prononcé contre +Fouquier-Tainville, accusateur public, et il fut condamné avec quinze de +ses complices. En même temps Collot d'Herbois, Barère et Billaud de +Varenne furent mis en jugement. + +Enfin la Convention tout entière prêta le serment de poursuivre jusqu'à +la mort les continuateurs de Robespierre. + +Les Jacobins sembloient aux abois. Des jeunes gens rassemblés dans le +jardin du Palais-Royal y avoient brûlé un mannequin dans le costume du +jacobinisme, et en avoient porté les cendres dans l'égout Montmartre, +avec cette inscription sur l'urne funéraire: _Panthéon des Jacobins du 9 +Thermidor_. + +Telle étoit cependant l'inquiétude de l'Assemblée que, parmi tous ces +actes de vigueur, elle ne laissa pas de donner un signal d'alarme et de +détresse. Car j'appelle ainsi le décret où, prévoyant le cas de sa +dissolution, elle arrêtoit que, «ce cas arrivant, tous les représentas +qui auroient pu échapper au fer parricide se réuniroient au plus tôt à +Châlons-sur-Marne». L'événement prouva qu'il avoit été bien prévu. + +Le 1er prairial, des femmes du peuple ayant forcé les portes de la salle +de l'Assemblée, avec des cris et des insultes qui interrompirent les +délibérations, à l'instant les hommes en foule y pénétrèrent avec elles, +et la tête d'un des députés fut portée sur le bureau. C'en étoit fait si +le peuple avoit profité du moment d'épouvante qu'il avoit répandue; +mais, les révoltés s'amusant à s'emparer des sièges qu'on leur +abandonnoit, l'un d'eux, appelé Romme, eut l'imprudente vanité de +s'asseoir sur le fauteuil du président, et de perdre le temps à y +prononcer des décrets. Par ces décrets, il ordonnoit l'arrestation des +membres des comités du gouvernement, l'élargissement de tous les détenus +depuis le 9 thermidor, le rappel de Barère, de Collot d'Herbois et de +Billaud de Varenne. Cette folle jactance d'autorité endormit la fureur +du peuple; et, tandis qu'il donnoit des lois, l'un des députés entre +dans la salle à la tête de la force armée, chasse et disperse la +multitude, et rend à l'Assemblée le courage et la liberté. + +Dès lors le sang des terroristes recommença de couler à grands flots, et +les moteurs de la sédition populaire furent exécutés en présence du +peuple. + +Ainsi, entre le despotisme et l'anarchie, la force armée étoit le seul +arbitre, et les chefs du parti vaincu alloient périr sur l'échafaud. + +Ce ne fut qu'un spectacle pour la saine partie de la nation, qui +redoutoit également l'anarchie et le despotisme. + +On sentit enfin la nécessité de régénérer la République, en changeant +non le fond, mais la forme d'un gouvernement républicain de nom et +réellement despotique, et en feignant de diviser les pouvoirs pour les +balancer. Tel fut l'objet et l'artifice de la nouvelle constitution. +Dans ce simulacre des lois fondamentales, qu'une commission fut chargée +de fabriquer, et qu'elle présenta le 5 messidor de l'an III, deux +conseils de législation et un directoire exécutif composoient le corps +dépositaire de la puissance nationale. + +Les deux conseils, l'un de cinq cents et l'autre de deux cent cinquante +députés, choisis tous les ans à la pluralité des voix dans les +assemblées électorales, étoient revêtus du pouvoir, l'un de proposer, et +l'autre d'accepter, de sanctionner les lois ou de les refuser, comme +étant le régulateur, le modérateur de celui qui en avoit seul +l'initiative. Jusque-là l'intérêt public, si les choix étoient libres et +assez éclairés, pouvoit être en de bonnes mains; mais à ces deux +conseils on ajouta un directoire exécutif, armé de la force publique, +pour maintenir l'ordre et les lois; et ce fut là que s'établit et se +retrancha le despotisme le plus absolu et le plus tyrannique dont on ait +jamais vu d'exemple. + +Les cinq membres qui composoient le directoire devoient être pris dans +le nombre de cinquante candidats que proposeroit le conseil des cinq +cents, et c'étoit au conseil des deux cent cinquante (dit des Anciens) +qu'il appartenoit de les choisir. + +Ces pentarques seroient successivement amovibles; d'abord, un tous les +ans devoit être exclu et remplacé par la voie du sort, et dans la suite +chacun ne sortiroit qu'au bout de ses cinq ans de règne et dans l'ordre +de succession. + +De là vint, pour le dire en passant, que les habiles ne se pressèrent +pas d'être du nombre des élus, que le sort pouvoit exclure au bout d'un +ou deux ans, et qui, d'ailleurs, devoient courir les risques d'une +première tentative. + +Mais tous avoient droit de prétendre à ces éminentes dignités de l'État, +et d'y passer plus d'une fois. Aussi leur premier soin avoit-il été de +composer la commission des rédacteurs de l'acte constitutionnel des plus +ardens, des plus adroits, des plus ambitieux républicains; et ceux-ci +s'étoient appliqués à donner à cette oligarchie roulante le plus +d'autorité, de force et de consistance possible. + +La gestion des plus grandes affaires de l'État, la politique, les +finances, les relations au dehors, le commerce et les alliances, la +guerre et la paix, les armées, leur formation, leur conduite, le choix +des généraux et leur destitution, la nomination aux emplois militaires, +appartenoient exclusivement à ce conseil des cinq. Au dedans, la police, +l'usage de la force armée, le droit de la faire agir, le droit +d'inspection sur la trésorerie et sur les préposés à la perception des +impôts, le maniement des deniers publics, leur distribution aux besoins +de l'État, sans jamais en être comptables; le choix et l'emploi des +ministres, travaillant sous leurs ordres et révocables à leur gré, la +surveillance des tribunaux, la dépendance immédiate des autorités +constituées et des agens qu'ils emploieroient dans toutes les parties de +l'Administration; enfin le droit d'avoir dans les départemens, jusque +dans les moindres communes, des commissaires attitrés, et le droit de +casser les élections que le peuple auroit faites de ses magistrats, de +ses juges: telles étoient les attributions prodiguées au Directoire par +l'acte constitutionnel, sans compter ce qu'il y ajouta. + +Ainsi tous les moyens de dominer, d'intimider et de corrompre: l'usage +de la force armée; la disposition du trésor de l'État; l'intérêt qu'on +auroit dans les armées, dans les finances, dans tous les emplois +mercenaires, de gagner la faveur de ces pentarques tout-puissans; le +dévouement des chefs pour les auteurs de leur fortune, l'exemple qu'ils +en donneroient aux soldats et aux subalternes; parmi les magistrats du +peuple, la crainte d'être déposés, le désir d'être maintenus; dans +l'assemblée nationale, l'ambition d'avoir pour amis les promoteurs aux +grandes places et ceux qui tenoient dans leurs mains les récompenses et +les peines, selon qu'on les auroit bien ou mal servis: tout cela, +dis-je, fit pour le Directoire une puissance devant laquelle les +conseils furent anéantis. + +Mais il falloit d'abord que la constitution fût reçue, et les peuples +pouvoient s'apercevoir qu'on ne leur proposoit qu'une tyrannie +habilement masquée et savamment organisée; il falloit de plus prendre +garde que l'esprit n'en fût changé dans l'Assemblée qu'alloient former +les prochaines élections; et ce fut à quoi l'on pourvut de la manière la +plus hardie. + + + + +LIVRE XX. + + +Les événemens dont je viens de rappeler le souvenir ont tellement occupé +ma pensée qu'à travers tant de calamités publiques je me suis presque +oublié moi-même. L'impression que faisoit sur moi cette foule de +malheureux étoit si vive et si profonde qu'il est bien naturel que ce +qui ne touchoit que moi me soit très souvent échappé. Ce n'est pas +cependant que; par des diversions de travail et d'études, je n'eusse +tâché de me défendre de ces réflexions fatigantes dont la continuité +pouvoit se terminer par une noire mélancolie ou par une fixité d'idées, +plus dangereuse encore pour le foible et fragile organe du bon sens. + +Tant que mon imagination put me distraire par d'amusantes rêveries, je +fis de nouveaux _Contes_, moins enjoués que ceux que j'avois faits dans +les plus beaux jours de ma vie et les rians loisirs de la prospérité, +mais un peu plus philosophiques et d'un ton qui convenoit mieux aux +bienséances de mon âge et aux circonstances du temps[57]. + +Lorsque ces songes me manquèrent, je fis usage de ma raison, et +j'essayois de mieux employer le temps de ma retraite et de ma solitude +en composant, pour l'instruction de mes enfans, un _Cours élémentaire_ +en petits traités de _grammaire_, de _logique_, de _métaphysique_ et de +_morale_, où je recueillis avec soin ce que j'avois appris dans mes +lectures en divers genres, pour leur en transmettre les fruits. + +Quelquefois, pour les égayer ou pour les instruire d'exemples, +j'employois nos soirées d'hiver à leur raconter, au coin du feu, de +petites aventures de ma jeunesse, et ma femme, s'apercevant que ces +récits les intéressoient, me pressa d'écrire pour eux les événemens de +ma vie. + +Ce fut ainsi que je fus engagé à écrire ces volumes de mes _Mémoires_. +J'avouerai bien, comme Mme de Stael, que je ne m'y suis peint qu'en +buste; mais j'écrivois pour mes enfans. + +Ces souvenirs étoient pour moi un soulagement véritable, en ce qu'ils +effaçoient, au moins pour des momens, les tristes images du présent par +les doux songes du passé. + +Cependant je touche à l'époque où l'intérêt de la chose publique vint me +saisir plus fortement, plus étroitement que jamais. Par mon devoir de +citoyen, je fus appelé à cette assemblée primaire du canton de Gaillon, +où alloit être proposée la nouvelle constitution. C'étoit le moment +d'observer où en étoit l'esprit national, et ce moment étoit +intéressant: car le problème alloit être mis en délibération et résolu +simultanément par la pluralité des voix dans la totalité des assemblées +primaires. + +Dans celle où j'assistai, il me fut évident que deux partis se +balançoient... + + + + +NOTES + +[1: D'après une note relevée sur les registres de Saint-Roch avant 1871, +le mariage fut célébré le 11 octobre 1777. L'acte, dont M. Bégis possède +une copie, énonce ainsi l'état civil de la fiancée: Marie-Adélaïde +Lerein de Montigny, fille de Louis-René de Montigny et de Françoise +Morellet, rue Saint-Honoré, ci-devant paroisse Saint-Pierre de la ville +de Lyon.] + +[2: _Roland_, tragédie lyrique de Quinault, réduite en trois actes par +Marmontel, musique de Piccini, représentée le 17 janvier 1778.] + +[3: Louis-François Delatour, imprimeur et bibliographe (1727-1807), +auteur, entre autres travaux, du _Catalogue des livres imprimés et +manuscrits de la bibliothèque de M. de Lamoignon_ (1770, in-folio), dont +il effectua la revision précisément «dans sa solitude chérie de +Saint-Brice», ainsi que le constatait une note jointe à un exemplaire +possédé depuis par Barbier.] + +[4: Le 21 mai 1781.] + +[5: Louis Necker (1730-1804) avait pris, pour se distinguer de son +frère, le nom d'une propriété qu'il possédait aux environs de Genève.] + +[6: Anne-Germaine Larrivée, dame Girardot de Vermenoux, née à Genève en +1740, morte à Montpellier le 27 décembre 1783. Un pastel de Liotard, +conservé dans la famille de Tronchin, la représente offrant un sacrifice +à Esculape, et une terre cuite de son buste a été vendue en 1828 à la +vente posthume de Houdon.] + +[7: _Atys_, tragédie lyrique de Quinault, réduite en trois actes par +Marmontel, musique de Piccini, représentée le 22 février 1780, et +fréquemment reprise jusqu'en 1792.] + +[8: Voyez tome II, note 74.] + +[9: _Didon_, tragédie lyrique en trois actes, représentée à +Fontainebleau le 16 octobre 1783, et, sur le théâtre de l'Opéra, le 1er +décembre suivant. Selon M. Th. de Lajarte, _Didon_ fut jouée deux cent +cinquante fois de 1783 à 1826.] + +[10: Mlle Adélaïde-Edmée Prévost, nièce de Lemaistre, trésorier de +l'ordinaire des guerres, qui la dota richement et lui fit épouser, en +1780, Alexis-Janvier de La Live de La Briche, frère de La Live de Jully, +de La Live d'Épinay et de Mme d'Houdetot. De cette union naquit, en +1781, une fille qui épousa M. Molé, plus tard premier ministre sous le +règne de Louis-Philippe.] + +[11: Pierre-Paul Célésia (les anciennes éditions portent Silesia), dont +il est plusieurs fois question dans les lettres de Galiani à Mme +d'Épinay, et qui fit un séjour en France en 1781.] + +[12: L'auteur du _Voyage du jeune Anacharsis._] + +[13: L.-G. Oudart Feudrix de Bréquigny, célèbre érudit, membre de +l'Académie française (1714-1794).] + +[14: Le comte Marin Carbury de Céphalonie, lieutenant-colonel au service +de la Russie et directeur du corps des cadets, auteur du _Monument de +Pierre le Grand_ (Paris, Nyon, 1777, in-folio, 12 pl.), relation des +travaux employés pour transporter à Saint-Pétersbourg le rocher sur +lequel fut érigée la statue équestre due à Falconet et à son élève, Mlle +Collot.] + +[15: L'abbé Nicolas Thyrel de Boismont (1715-1786), membre de l'Académie +française.] + +[16: Jacques Godard, avocat au Parlement (1762-1791), député de Paris à +l'Assemblée législative.] + +[17: _Pénélope_ fut représentée le 2 novembre 1785 à Fontainebleau, et, +le 9 décembre suivant, à Paris.] + +[18: Un opéra-comique portant le même titre, paroles de M. de +Ménilglaise, musique de J.-B. de La Borde, avait été joué sans succès à +Fontainebleau, aux spectacles de la cour, en novembre 1764; _le Dormeur +éveillé_ de Marmontel, musique de Piccini, y fut mieux accueilli le 14 +novembre 1783, ainsi que, le 22 juin suivant, à la Comédie-Italienne.] + +[19: Ces trois discours sont reproduits dans le tome XVII des _Oeuvres_ +de l'auteur (1787).] + +[20: J'ignore où a paru cet _Éloge de Colardeau_, dont aucun +bibliographe n'a parlé.] + +[21: Mlle Beltz, mariée à Louis-Claude Chéron, littérateur, député à +l'Assemblée législative, mort préfet de la Vienne le 13 novembre 1807.] + +[22: Cette entreprise était une boyauderie, autorisée par lettres +patentes du 29 janvier 1766, et sur laquelle on trouvera des +renseignements curieux dans le _Guide des étrangers_ de Thiéry (II, +620).] + +[23: Ce fut au mois de juin 1782 que Collé, veuf depuis un an, vendit +«bon marché», dit-il, sa maison de Grignon à Marmontel, et qu'il loua un +appartement meublé à Saint-Cloud. Il mourut à Paris le 3 novembre 1783. +(_Correspondance inédite_ de Collé, publiée par H. Bonhomme, 1864, p. +261.)] + +[24: Le futur défenseur de Louis XVI.] + +[25: Antoine-Athanase Roux de Laborie (1769-1840) s'était vu couronner +dès 1788, par l'Académie de Rouen, pour un _Éloge du cardinal +d'Estouteville_, imprimé la même année. Il a joué depuis, sous le +premier Empire et la Restauration, un rôle diplomatique assez équivoque, +au sujet duquel on peut consulter la _Biographie_ Rabbe.] + +[26: Jules Quicherat, qui a cité ce passage dans son _Histoire de +Sainte-Barbe_ (II, 386), ne donne aucun renseignement sur Charpentier. +Il signale, en revanche, un article de Marmontel, dans le _Mercure_ du +13 février 1790, en faveur de Sainte-Barbe et des avantages que +présentaient ses méthodes d'enseignement.] + +[27: Dupont (de Nemours) a réfuté tout ce passage dans la première des +deux lettres qu'il adressa, en 1805, au _Publiciste_, au _Journal de +Paris_ et au _Journal du Commerce_, et qui furent réunies sous ce litre: +_Sur quelques erreurs de M. Marmontel relatives à M. Turgot_. Paris, +Delance, an XIII, in-8, 18 p.] + +[28: La seconde lettre de Dupont (de Nemours) a pour objet de démontrer +l'inexactitude de cette assertion.] + +[29: Il fut imprimé peu après sous ce titre: _Réponse du sieur +Bourboulon, officier employé dans les finances de Mgr le comte d'Artois, +au «Compte rendu au roi par M. Necker»_. Londres, 1781, in-8.] + +[30: Jean-François Joly de Fleury (1718-1802), fils du procureur général +au Parlement, contrôleur général de mai 1781 à avril 1783.] + +[31: Henri-François Lefèvre d'Ormesson (1787-1807) ne garda le +portefeuille que jusqu'au 8 novembre 1783.] + +[32: Bouvard de Fourqueux ne fut contrôleur général que pendant vingt et +un jours, ce qui fit dire qu'il avait perdu sa place au «vingt et un».] + +[33: _Sur l'administration de M. Necker par lui-même_ (Amsterdam, 1791, +in-12), p. 10.] + +[34: Paris était alors divisé en soixante districts, réduits par la loi +du 22 juin 1790 à quarante-huit sections.] + +[35: C'est dans cette assemblée que Marmontel eut le courage de voter +seul contre la dénonciation de l'arrêt du Conseil qui supprimait le +_Journal des États généraux_ de Mirabeau. Le trait a été signalé par +Bailly dans ses _Mémoires_ et relevé par Sainte-Beuve.] + +[36: Denis-François Angran d'Alleray (1715-1794), conseiller d'État, +ancien procureur au grand Conseil, lieutenant civil depuis 1774.] + +[37: M. Jules Flammermont me fait observer qu'il y a une contradiction +flagrante entre l'allusion de Marmontel à son échec, qui eut lieu le 19 +mai, et le passage du dialogue avec Maury, où l'auteur demande qu'on +empêche à tout prix la réunion des États généraux, ouverts le 5 du même +mois.] + +[38: De Regnard.] + +[39: Talleyrand.] + +[40: Le tome Ier des _Miscellanies of Philobiblon Society_ (Londres, +1854, petit in-4°) renferme les divers brouillons de ce discours; les +cinq premiers sont de la main de Necker, Rayneval, Saint-Priest, +Nivernois et Barentin, dont les noms ont été inscrits par le roi en tête +de chacune de ces minutes. Louis XVI avait lui-même jeté sur le papier +trois autres projets: le premier est remanié par la reine, le second +annoté par Montmorin, le troisième ne porte pas d'observations. Le texte +définitivement adopté est pour les cinq premiers paragraphes, et à part +quelques variantes insignifiantes, celui que Montmorin avait amendé, et +pour les trois derniers, celui du troisième brouillon de Louis XVI, sauf +les deux lignes de la fin. + +Ces curieux autographes, communiqués à la _Philobiblon Society_ par B. +Mouckton Milnes, provenaient, paraît-il, de Danby Seymour, frère de +Henry Seymour, qui avait épousé en 1775 la comtesse de Paothou, née de +La Martellière, attachée à la cour de Marie-Antoinette.] + +[41: Jérôme-Marie Champion de Cicé (1735-1810), archevêque de Bordeaux +en 1781, et garde des sceaux du 5 août 1789 au 21 novembre 1790.] + +[42: Jean-Georges Le Franc de Pompignan (1715-1790), évêque du Puy et +archevêque de Vienne, que Voltaire n'épargna pas plus que son frère en +1760. Voyez tome II, livre VII.] + +[43: Jean-Baptiste-Joseph de Lubersac (1740-1822), évêque de Chartres de +1780 à 1790.] + +[44: Colbert de Seignelay de Castlehill (1736-1808), évêque de Rodez en +1784, émigré en 1793.] + +[45: Guillaume-Louis du Tillet, évêque d'Orange de 1774 à 1790.] + +[46: Talleyrand.] + +[47: Antoine-Éléonore-Léon Leclerc de Juigné de Neuchelles (1728-1811), +archevêque de Paris de 1781 à 1790.] + +[48: Ce passage est, à la date où le place Marmontel, un véritable +anachronisme: le bataillon de fédérés connu sous le nom de _Marseillais_ +ne fut recruté qu'après le 20 juin 1792, et ne fit son entrée à Paris +que quelques jours avant le 10 août.] + +[49: Le célèbre Curtius.] + +[50: Le comte d'Artois.] + +[51: Les premières lignes de cette citation sont empruntées à la +relation bien connue de J. Dusaulx: _De l'insurrection parisienne et de +la prise de la Bastille_. Mais la suite n'est pas de l'écrivain auquel +Marmontel l'attribue, et je n'ai pas retrouvé le texte qu'il avait sous +les yeux.] + +[52: J.-A. Teissier, baron de Marguerittes (1745-1794), député de la +noblesse de la sénéchaussée de Nîmes et de Beaucaire.] + +[53: Ce passage, ainsi que les trois autres que l'on trouvera plus loin, +sont extraits du _Mémoire de M. le comte de Lally-Tolendal, ou Seconde +Lettre à ses commettants_, Paris, Desenne, janvier 1792, in-8.] + +[54: _Sur l'administration de M. Necker, par lui-même_ (Amsterdam, 1791, +in-12), p. 87.] + +[55: Michel-François Couet du Vivier de Lorry, évêque d'Angers de 1782 à +1791.] + +[56: Elle le fut le 10 août 1792.] + +[57: Publiés après la mort de l'auteur sous le titre de _Nouveaux Contes +moraux_: Paris, J.-B. Garnery et Maradan; Strasbourg, les frères +Levrault, an IX (1801), 4 vol. in-8 et in-12; portrait gravé par +Tassaert, d'après Boilly, et quatre figures de Monnet, gravées par +L'Épine. Une partie de ces contes avait paru dans le _Mercure_, de 1789 +à 1792. Le premier est intitulé _la Veillée_; c'est celui auquel +l'auteur a fait deux fois allusion (voyez tome II, livre VII).] + + + + +INDEX ALPHABÉTIQUE + + + + +Abadie (François-Jérôme d'), ou de l'Abadie, gouverneur de la Bastille. +II. + +_Abloville_ (ou plus exactement _Habloville_) (Eure), III. + +Académie des Jeux floraux. I. + +Académie française. I, II, III. + +_Académie (La petite)_, société littéraire de Toulouse. I. + +_Acanthe et Céphise_, pastorale, musique de Rameau, paroles de +Marmontel. I. + +Aiguillon (Armand de Vignerot, duc d'). II. + +_Aix-la-Chapelle_. II. + +Albemarle (Guillaume-Anne Keppel, milord). I. + +Albois (Mme d'), tante de Marmontel. I, II. + +_Alcibiade_, conte, par Marmontel. II. + +Alembert (Jean-François Le Rond, dit d'). I, II, III. + +_Amadis_, opéra, musique de Lully, paroles de Quinault. II. + +Amalvy, camarade de Marmontel. I. + +Ambelot (Chevalier d'). I. + +_Ami de la maison (L')_, opéra, paroles de Marmontel, musique de Grétry. +II. + +Angiviller (Charles-Claude de Flahaut de La Billarderie, comte d'). I, +II, III. + +Angran d'Alleray (Denis-François). III. + +_Annette et Lubin_, conte, par Marmontel. II. + +Ansely, négociant anglais établi à Bordeaux. II. + +Argenson (Marc-Pierre de Voyer de Paulmy, comte d'). II. + +Argental (Charles-Augustin de Ferriol, comte d'). I, II. + +_Aristomène_, tragédie de Marmontel. I. + +Armagnac (Françoise-Adélaïde de Noailles, princesse d'). II. + +Arnaud (D'). Voyez Baculard. + +Artois (Charles-Philippe, comte d'). III. + +_Alys_, opéra de Quinault, réduit par Marmontel, musique de Piccini. +III. + +_Aubevoie_ (Eure). III. + +Aumont (Louis-Marie-Augustin, duc d'). I, II. + +Aurore, fille naturelle de Maurice de Saxe et de Marie Rinteau, dite +Verrière. I, II. + +_Avenay_ (Marne). I, 186. + + + + +B*** (Mlle). V. Broquin. + +Baculard d'Arnaud (François-Thomas Marie). I. + +Balme (Le P. Jean-Pierre), jésuite. I. + +Balot de Sauvot. I. + +Barbot (Le président Jean de). II. + +Barère (Bertrand). III. + +Barnave (Antoine-Pierre-Joseph-Marie). III. + +Bassompierre, libraire et imprimeur liégeois. II. + +Bauvin (Jean-Grégoire). I. + +Beauménard (Mlle). I. + +Barthélemy (L'abbé Jean-Jacques). II, III. + +Beaumont (Christophe de), archevêque de Paris. II. + +_Beauregard_, maison de campagne de l'évêché de Clermont. I. + +Beauvau (Charles-Juste, maréchal, prince de). II. + +Beauvau (Marie-Charlotte de Rohan-Chabot, princesse de), femme du +précédent. II. + +Beauzée (Nicolas). II, III. + +_Belle (La), et la Bête_, conte, par Marmontel. V. _Zémire et Azor_. + +_Bélisaire_, par Marmontel. II. + +Belle-Isle (Charles-Louis Auguste Fouquet, maréchal, duc de). II. + +_Bergère des Alpes (La)_, conte, par Marmontel. II. + +Bernard (Pierre-Joseph), dit Gentil-Bernard. II. + +Bernis (François-Joachim de Pierres, abbé, puis cardinal de). I, II. + +Bertier de Sauvigny (Louis-Bénigne-François). III. + +Besenval (Pierre-Victor, baron de). III. + +Billaud-Varenne (Jacques-Nicolas). III. + +Biron (Duc de). I. + +Bissy (Claude de Thiard, comte de). II. + +Blois (Mme de). II. + +Blondel de Gagny (Barthélemy-Augustin). II. + +Boismont (L'abbé Nicolas Thyrel de). III. + +Boissy (Louis, de). II. + +_Bordeaux_. II. + +_Bort_ (Corrèze). I. + +Boubée, avocat à Toulouse. I. + +Boucher (François). II. + +_Boucle (La) de cheveux enlevée_, poème de Pope, traduit par Marmontel. +I. + +Bourboulon (De). III. + +Bourdaloue (Sermons du P. Louis). I. + +Bouret (Michel-Étienne). II. + +Bouret de Villaumont (Mme), née Gaillard. II. + +_Bourges_ (Archevêque de). V. La Rochefoucauld. + +Bournon (M. Fernand), cité. II. + +Bourzis (Le P. Jean), jésuite. I. + +Bouvart (Michel-Philippe). II, III. + +Brancas (Buffile-Hyacinthe-Toussaint de), comte de Céreste. I. + +Brancas-Céreste (Louis, marquis de). I. + +Bréquigny (Louis-Georges Oudart Feudrix de). II, III. + +Breteuil (Louis-Auguste Le Tonnelier, baron de). III. + +Brienne. V. Loménie. + +Brionne (Louise-Charlotte de Grammont, comtesse de). II. + +Broglie (Charles de), évêque, comte de Noyon. II. + +Broglie (Charles-François, comte de). II. + +Brogue (Victor-François, maréchal, duc de). III. + +Broquin (Mlle). I. + +Brunswick-Wolfenbuttel (Karl-Wilhelm, duc de). II, III. + +Brunswick-Wolfenbuttel (Princesse Auguste de Hanovre, duchesse de), +femme du précédent. II. + +Buffon (Georges-Louis Leclerc, comte de). II. + +Bury, domestique de Marmontel. II. + +Bussy, commis des affaires étrangères. II. + + + + +Caillot (Joseph). II. + +Calonne (Charles-Alexandre de). III. + +_Calvet_ (Séminaire de). I. + +Cammas, peintre toulousain. I. + +Campardon (M. Émile), cité. I. + +Caraccioli (Dominique, marquis de). II, III. + +Carbury de Céphalonie (Marin). III. + +Caron, lieutenant des invalides de la Bastille. III. + +Carrier (J.-B.). III. + +Castries (Charles-Eugène-Gabriel de La Croix, marquis de). I, II. + +Catherine II, impératrice de Russie. II. + +Caylus (Ch.-Ph. de Tubières de Pestels de Levi, comte de). II. + +Celésia (Pierre-Paul). III. + +Chabrillant (N... Desfourniels, comtesse de). I. + +Chalut de Vérin (Geoffroy). I, II. + +Chalut de Vérin (Élisabeth de Varanchan, dame). I, II. + +Chamfort (Sébastien-Roch-Nicolas). III. + +Champion de Cicé (Jérôme-Marie), archevêque de Bordeaux. III. + +Chantilly (La). V. Favart (Mme). + +Charpentier, précepteur des enfants de Marmontel. III. + +Chastellux (François-Jean, chevalier, puis marquis de). II, III. + +Chauvelin (Henri-Philippe, abbé de). I. + +Chauvelin (Jacques-Bernard de). I. + +Cheminais (_Sermons_ du P. Timoléon). I. + +_Chennevières-lès-Louvres_ (Seine-et-Oise). II. + +Chéron (Mlle Beltz, dame), nièce de Morellet. III. + +Chevrier (L'abbé), censeur. II. + +Choiseul (César-Gabriel, comte de), duc de Praslin. I, II. + +Choiseul (Étienne-François, comte de Stainville, puis duc de). II. + +Choiseul-Beaupré (François-Martial, comte de). I. + +Choiseul-Beaupré (Charlotte-Rosalie de Romanet, comtesse de). II. + +Cideville (Pierre-Robert Lecornier de). I. + +Clairon (Claire-Joseph Lerys, dite). I, II. + +Clairval (J.-B. Guinard, dit). II. + +Clément (Mme). I. + +_Cléopâtre_, tragédie de Marmontel. I. + +_Clermont-Ferrand_. I. + +Clugny de Muy (Jean-Étienne-Bernard de). III. + +Cochin (Charles-Nicolas). II. + +Coetlosquet (Jean-Gilles du), évêque de Limoges. I. + +Cogé (L'abbé François-Marie). II. + +Colardeau (Ch.-Pierre). II. + +Colbert de Seignelay de Castelhill, évêque de Rodez. III. + +Colin, homme d'affaires de Mme de Pompadour. II. + +Collé (Charles). II. + +Collot d'Herbois (Jean-Marie). III. + +_Connaisseur (Le)_, livret d'opéra-comique écrit puis détruit par +Marmontel. II. + +Contades (Louis-Georges-Érasme, marquis de), maréchal de France, II. + +Contades (Marquis de), fils du précédent. II. + +Conti (Louis-François, prince de). III. + +Coste de Pujolas (Louis). III. + +_Couvicourt_ (Eure). III. + +Cramer (Gabriel). II. + +Crébillon (Prosper Jolyot de). I. + +Crébillon (Claude-Prosper Jolyot de), fils du précédent. II. + +Creutz (Charles-Philippe, comte de). II, III. + +_Croix-Fontaine_ (Château de Bouret à). II. + +Cromot du Bourg (Jules-David). II. + +Crussol (Le bailli de). III. + +Curtius (Kreutz, dit). III. + + + + +Dancourt (Mlle). V. La Popelinière (Mme de). + +Darimath (La). V. Durancy. + +Dauphin (Le). V. Louis de France. + +Dauphine (La). V. Marie-Josèphe de Saxe. + +Debon (L'abbé). I. + +Decebié (Le P. Ignace), jésuite. I. + +Delatour (Louis-François). III. + +Deleyre (Alexandre). II. + +Delille (L'abbé Jacques). II. + +Denis (Marie Mignot, dame), nièce de Voltaire. I, II. + +_Denys le Tyran_, tragédie de Marmontel. I. + +Desfourniels (Mme). I. + +Destouches (Mme Lobreau-), directrice du théâtre de Lyon. II. + +Desèze (Raymond). III. + +Diderot (Denis). I, II. + +_Didon_, opéra, paroles de Marmontel, musique de Piccini. III. + +Dorlif. II. + +_Dormeur éveillé (Le)_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de +Piccini. + +Du Bocage (Marie-Anne Le Page, dame Fiquet). II. + +Dubois, premier commis au ministère de la guerre. II. + +Du Chatelet (Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise). I. + +Du Chatelet (Duc), colonel des gardes-françaises. III. + +Duclos (Charles Pinot-). I, II. + +Du Deffand (Marie-Anne de Vichy-Chamrond, dame). I, II. + +Duménil (Marie-Françoise Marchand, dite). I. + +Dupin de Francueil (Claude-Louis de). I. + +Dupont (de Nemours). III. + +Duport (Adrien). III. + +Du Puget (Henri-Gabriel). II. + +Durancy (François Fieuzal, dit). I. + +Durancy (Françoise-Marine Dessuslefour, dite Darimath, dame). I. + +Durancy (Madeleine-Céleste Fieuzal, dite), fille des précédents. II. + +Durand (M.). ami de Mme Harenc et de Marmontel. II. + +Durant, camarade de Marmontel. I. + +Duras (Emmanuel-Félicité de Durfort, duc de). I, II, III. + +Duras (Louise-Henriette-Philippine, marquise, puis duchesse de). II. + +Durif, camarade de Marmontel. I. + +Duruey (Joseph), ancien receveur général. III. + +Du Tillet (Guillaume-Louis), évèque d'Orange. III. + + + + +Edgeworth de Firmont (L'abbé). III I. + +Egmont (Jeanne-Sophie-Louise-Armande-Septimanie de Richelieu, comtesse +d'). II. + +_Egyptus_, tragédie, par Marmontel. I. + +Eue, vainqueur de la Bastille. III. + +Élisabeth (Madame). III. + +_Encyclopédie_ (Supplément à l'). II. + +_Épitre aux poètes_, par Marmontel. II. + +Épréménil (Jean-Jacques Duval d'). III. + +_Esquille_ (Collège de l'), à Toulouse. I. + +Estrades (Élisabeth-Charlotte Huguet de Sémonville, comtesse d'). II. + + + + +_Fausse Magie (la)_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de +Grétry. II. + +Favart (Marie-Justine-Benoîte Cabaret-Duronceray, dame). I. + +Favier (Jean). I. + +Filleul (Marie-Catherine-Irène du Buisson de Longpré, dame). II. + +Flavacourt (Fr.-Marie de Fouilleuse, marquis de). I. + +Flamarens (Mme de). III. + +Flammermont (M. Jules), cité. III. + +Flesselles (Jacques de). III. + +Fleurieu (Jacques-Annibal et Marc-Antoine-Louis Claret de). II. + +Fleury (Le bailli de). I. + +Fleury (André-Hercule, cardinal de). I. + +Fontenelle (Bernard Le Bovier de). I. + +Forest (L'abbé). I. + +Foulon (Joseph-François). III. + +Fourqueux (Bouvard de). III. + +Francastel (Marie-Pierre-Adrien). III. + +Frédéric II, roi de Prusse. I, II. + +Frétéau de Saint-Just (Emmanuel-Marie). III. + +Friesen (Henri-Auguste, comte de). I. + + + + +Gagny. V. Blondel de Gagny. + +Gaillard (Gabriel-Henri). III. + +Galiani (L'abbé Ferdinand). II. + +Gallet, épicier et convive du Caveau. II. + +_Garches_ (Seine-et-Oise). II. + +_Garges_. V. Garches. + +Garville, ami de Mlle Clairon. II. + +Gatti (Angelo). II. + +Gaucher (Mme Louise, dite Lolotte, plus tard comtesse d'Hérouville). I. + +Gaulard (Catherine-Suzanne Josset, dame). II. + +Gaulard, fils de la précédente. II. + +Gaussin (Jeanne-Catherine Gaussem, dite). I. + +Genson, vétérinaire. II. + +Geoffrin (Marie-Thérèse Rodet, dame). I, II. + +Germani. V. Necker (Louis). + +Gevigland (Noël-Marie de). II. + +Gilbert de Voisin (Pierre), ancien président à mortier au Parlement de +Paris. III. + +Gilly, directeur de la compagnie des Indes. I. + +Gisors (Comte de). II. + +_Gloire (La) de Louis XIV, perpétuée dans le roi son successeur_, poème +par Marmontel. I. + +Godard (Jacques). III. + +Goutelongue, promoteur de l'archevêché de Toulouse. I. + +Grandval (François-Charles Racot de). I. + +Grétry (André-Ernest-Modeste). II. + +Grimm (Frédéric-Melchior). I. + +Guiffrey (M. Jules), cité. I. + +_Guirlande (La), ou les Fleurs enchantées_, ballet, musique de Rameau, +paroles de Marmontel. I. + +Gustave III, roi de Suède. II, III. + + + + +Harenc (Mme). I. + +Harenc de Presle. I. + +Helvétius (Claude-Adrien). I, II. + +Hénault (Charles-Jean-François). II. + +_Henriade (La)_, de Voltaire, préface par Marmontel. I. + +_Héraclides (Les)_, tragédie, par Marmontel. I. + +Hérouville (Antoine de Ricouard, comte d'). I. + +Hérouville (Mme d'). V. Gaucher. + +Hertzberg (Comte de). II. + +Holbach (Paul-Henri Thiry, baron d'). I, II. + +Honorat (Dom). III. + +Houdetot (Élisabeth-Sophie-Françoise de La Live, comtesse d'). II, III. + +Huber (Jean). II. + +Hume (David). II. + +_Huron (Le)_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de Grétry. +II. + + + + +_Incas (Les)_, par Marmontel. II. + +_Irène_, tragédie, par Voltaire. III. + + + + +Jaucourt (Louis, chevalier de). II. + +Jélyotte (Pierre). I. + +Joly de Fleury (Jean-François). III. + +Juigné (Ant.-Éléonore-Léon Leclerc de), archevêque de Paris. III. + +Jullien (M. Ad.), cité. I. + + + + +Kaunitz (Wenceslas-Antoine, comte de Rietberg, prince de). I. + + + + +La Borde (J.-B. Benjamin de). III. + +Laborie (Antoine-Athanase Roux de). III. + +La Briche (Adélaïde-Edmée Prévost, dame de La Live de). III. + +La Bruère (Charles-Antoine Le Clerc de). II. + +Lacome (Mlle). I. + +La Fayette (M.-J.-P. Roch-Yves-Gilbert Motier, marquis de). III. + +La Ferté (Denis-Pierre-Jean Papillon de). II. + +La Garde (Philippe Bridard de). II. + +La Harpe (Jean-François de). III. + +Lally-Tolendal (Trophime-Gérard, comte de). III. + +Lambesc (Charles-Eugène de Lorraine-d'Elbeuf, prince de). III. + +Lamoignon (Chrétien-François II de). III. + +_Languedoc_ (Canal du). II. + +Lantage (M. de). II. + +Lany. I. + +La Popelinière (Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de). I, II. + +La Popelinière (Thérèse des Hayes, dame Le Riche de). I. + +La Roche-Aymon (Charles-Antoine de), archevêque de Toulouse. I. + +La Rochefoucauld de Roye (Frédéric-Jérôme de), archevêque de Bourges. I. + +La Ruette (J.-L.). II. + +La Ruette (Mme). II. + +La Sablière (M. de). II. + +La Rue (_Sermons_ du P. de). I. + +La Tour (Maurice-Quentin de). II. + +_La Tour_ (Château de), appartenant à Mme de Séran. II. + +Latour. V. Delatour. + +Lattaignant (Gabriel-Charles, abbé de). I. + +Launey (Bernard-René Jourdan de), gouverneur de la Bastille. III. + +La Ville (L'abbé Jean-Ignace de). II. + +Lavirotte (Louis-Anne de). I. + +Le Bon (Joseph). III. + +L'Écluze, dentiste et acteur de l'Opéra-Comique. II. + +Le Fèvre (L'abbé), docteur de Sorbonne. II. + +Le Franc de Pompignan (Jean-Jacques, marquis). II. + +Le Franc de Pompignan (Jean-Georges), évèque du Puy et archevêque de +Vienne. III. + +Le Grand de Saint-René. III. + +Le Kain (Henri-Louis Cain, dit). II. + +Lemierre (Antoine-Martin). II. + +Lemoyne (Jean-Baptiste). II. + +Le Noir (Jean-Charles-Pierre). III. + +Léopold II, empereur d'Autriche. III. + +Le Roy (Julien-David). II. + +Lespinasse (Julie-Jeanne-Éléonore Lespinasse, dite de). I, II. + +Lessart. V. Valdec. + +_Limoges_ (Évèque de). V. Coëtlosquet. + +Linars (Claude-Anne, comte de). I. + +Linars (Annet-Charles, marquis de). I. + +Linguet (Simon-Nicolas-Henri). II. + +Lolotte. V. Gaucher. + +Loménie de Brienne (Étienne-Charles), archevêque de Toulouse. II, III. + +Lorry (Michel-François Couet du Vivier de). III. + +L'Osiliére (M. de). I. + +Losme-Salbray (De), major de la Bastille. III. + +Louis XV. II. + +Louis de France, dauphin. II. + +Louis XVI. II, III. + +Lowendal (Ulric-Frédéric Woldemar, comte de), maréchal de France. I. + +L. P*** (Mme de). II. + +Lubersac (J.-B. Joseph de), évèque de Chartres. III. + +_Lucile_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de Grétry. II. + +Luxembourg (Le duc de). III. + + + + +Magon de La Balue (J.-B.), négociant. III. + +Mailubois (Yves-Marie Desmarets, comte de). II. + +Mairan (J.-J. Dortous de). I, II. + +Malesherbes (Chrétien-Guillaume de Lamoignon de). III. + +Maleseigne (M. de). II. + +Malfilatre (Jacques-Ch.-L. Clinchamp de). II. + +_Malmaison (La)_, propriété de Mme Harenc. II. + +Maloet (Dr P.-L.-M.). I. + +Malosse (Le P. Jacques-Antoine), jésuite. I. + +Malouin (Paul-Jacques). II. + +Maniban (Jean-Gaspard de), président au parlement de Toulouse. I. + +Manuel (Pierre). III. + +Marbeuf (Yves-Alexandre de), évêque d'Autun. II. + +Marchais (Élisabeth-Josèphe de Laborde, baronne de), plus tard comtesse +d'Angiviller. II. + +Margueritte (J.-A. Teissier, baron de). III. + +Marie-Antoinette. II, III. + +Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France. II. + +Marigny (Abel-François Poisson, marquis de). I, II. + +Marigny (Marie-Françoise-Julie-Constance Filleul, marquise-de), femme du +précédent. II. + +Marivaux (Pierre Carlet Chamblain de). I, II. + +Marmontel (Mme), femme de l'auteur. V. Montigny (Mlle Leyrin de). + +Massillon (_Sermons_ de Jean-Baptiste). I. + +Masson (M. Frédéric), cité. II. + +Maurepas (Jean-Frédéric Phélypeaux, comte de). III. + +Maurepas (Mme de). III. + +_Mauriac_ (Collège de). I. + +Maury (Jean-Siffrein, abbé). III. + +Maury (L'abbé), curé de Saint-Brice, frère du précédent. + +_Ménars_ (Château de). II. + +Mercy-Argenteau (Florimond-Claude, comte de). I. + +Mirabeau (Louis-Antoine Riquetti, chevalier de). I. + +Mirabeau (Victor Riquetti marquis de), dit l'_Ami des hommes_. I. + +Mirabeau (Gabriel-Honoré Riquetti, marquis de). III. + +Miray, aide-major de la Bastille. III. + +Miroménil (Armand-Thomas Hue de). III. + +Monclar (J.-P.-Fr. de Ripert de). II. + +Moncrif (François-Augustin Paradis de). II. + +Monet (Jean). I. + +Monsieur. V. Provence (Comte de). + +_Montauban_ (Académie des belles-lettres, ou Société littéraire de). I. + +Montesquieu (Charles de Secondat, baron de). I. + +Montgaillard (Marquis de). I. + +Monticourt. II. + +Montigny (Mme Leyrin de), soeur de Morellet, et belle-mère de Marmontel. +II, III. + +Montigny (Mlle Marie-Adélaïde Leyrin de), fille de la précédente et +femme de Marmontel. II, III. + +Montmorin Saint-Herem (Armand-Marc de), III. + +Montullé (Jean-Baptiste-François de). II. + +Montullé (Mme de). II. + +Mora (Pignatelli, marquis de). II. + +Morellet (L'abbé André). II, III. + +Morin, répétiteur au collège de Toulouse. I. + + + + +Narbonne-Lara (Comte Louis de). III. + +Navarre (Marie-Gabrielle Hévin de). I. + +Necker (Jacques). III. + +Necker (Sophie Curchod de Nasse, dame), femme du précédent. III. + +Necker (Louis), dit de Germani, frère et beau-frère des précédents. III. + +Nicolai (Famille de). III. + +Nolhac (Le P.), jésuite. I. + + + + +_Observateur littéraire (L')_, journal fondé par Marmontel et Bauvin. I. + +Odde, camarade, et plus tard beau-frère de Marmontel. I, II, III. + +Odde (Mme), soeur de Marmontel et femme du précédent. II, III. + +_Ode à la louange de Voltaire_, par Marmontel. II. + +Olivet (L'abbé Joseph Thoulier d'). II. + +Orléans (Louis-Philippe-Joseph, duc d'), plus tard Philippe-Égalité. +III. + +_Ormes_ (Château des), propriété de la famille d'Argenson. II. + +Ormesson (Henri-François Lefèvre d'). III. + +Orry (Philibert), marquis de Fulvy. I. + + + + +Paar (Comte de). I. + +Panard (Charles-François). II. + +Panckoucke (Charles-Joseph). II. + +Parrenin (Le P. Dominique). II. + +Pattulo, Irlandais. II. + +Paulmy (Marc-Antoine-René de), marquis d'Argenson. II. + +Pelletier, fermier général. II. + +_Pénélope_, opéra, paroles de Marmontel, musique de Piccini. III. + +Person, lieutenant des invalides de la Bastille. III. + +Pétion (Jérôme). III. + +Piccini (Nicolo). II, III. + +Pompadour (Jeanne-Antoinette Poisson, dame Lenormant d'Étioles, marquise +de). I, II. + +Portail (Jacques-André). II. + +Provence (Louis-Xavier, comte de). III. + +Poultier de Nainville (Pierre), intendant de Lyon. II. + +Prades (Jean-Martin, abbé de). I. + +Praslin. V. Choiseul. + +_Pucelle (La)_, poème par Voltaire. II. + +Pujalou, étudiant du collège Sainte-Catherine à Toulouse. I. + +Puvigné (Mlle). I. + + + + +Quesnay (François). II. + + + + +Radonvilliers (L'abbé Claude-François Lizarde de). II. + +Rameau (Jean-Philippe). I. + +Raynal (L'abbé Guillaume-Thomas). I, II. + +Regewski (M.-M.). II. + +Reynal (Jean). I. + +Riballier (L'abbé Ambroise). II. + +Ribou. I. + +Richelieu (Louis-François-Armand Du Plessis, duc de). I, II. + +Rigal, avocat. I. + +_Riom_ (Collège des Oratoriens de). I. + +Robespierre (Maximilien-Marie-Isidore de). III. + +Robinet (J.-B. René). II. + +Rohan (Louis, prince et cardinal de). II. + +Rohan (Marie-Sophie de Courcillon de Dangeau, duchesse de Pecquigny, +puis de). II. + +_Roland_, opéra, paroles de Marmontel, musique de Piccini. II, III. + +Romme (Gilbert). III. + +Roquelaure (Jean-Armand de Bossuejouls, comte de), évêque de Senlis. II. + +Roselly (Raisouche-Montet, dit). I. + +Rosetti (Mlle), maîtresse de Papillon de La Ferté. II. + +Rousseau (Jean-Jacques). I, II, III. + +Roussille (L'abbé), de l'Académie d'Angers. II. + +Roux (Augustin). II. + +Rupin (M. Ernest), cité. I.. + + + + +S*** [Sau...?] (Mlle). II. + +Sabatier de Cabres (L'abbé). III. + +Saint-Amand, receveur général du tabac à Toulouse. II. + +_Saint-Bonet_ (Corrèze). I. + +_Saint-Brice_ (Seine-et-Oise). III. + +_Saint-Ferréol_ (Bassin de). II. + +Saint-Florentin (Louis Phélypeaux, comte de), duc de La Vrillière. II. + +_Saint-Germain_ (Eure). III. + +Saint-Hilaire (Mlle), maîtresse de Blondel de Gagny. II. + +Saint-Huberty (Anne-Antoinette Clavel, dite). III. + +Saint-Lambert (Charles-François de), I, II, III. + +Saint-Simon (_Mémoires_ du duc de). II. + +_Sainte-Assise_ (Château de), appartenant à M. de Montullé. II. + +_Sainte-Barbe_ (Collège). III. + +_Sainte-Catherine_ (Collège), à Toulouse. I. + +Saldern (M. de), ministre de Russie. II. + +Sartine (Antoine-Raymond-Jean-Gualbert, comte de). II, III. + +Saurin (Bernard-Joseph). II. + +Saxe (Hermann-Maurice, comte de), maréchal de France. I. + +_Scrupule (Le)_, conte, par Marmontel. II. + +Seckendorf (comte de). I. + +Séguier (Antoine-Louis). II. + +Séguier (Jean-François). II. + +Séran (Adélaïde de Bullioud, comtesse de). II. + +Serilly (Ant. Megret de), ancien trésorier général de la guerre. III. + +_Soliman II_, conte, par Marmontel. II. + +Sombreuil (Charles-François Vérot, marquis de). III. + +Soufflot (Jacques-Germain). II. + +Sourdis (René-Louis d'Escoubleau, marquis de). I. + +Stael-Holstein (Anne-Louise-Germaine Necker, baronne de). III. + +Starhemberg (Georges-Adam, comte de). I. + +Stuart (Mlle). II. + +Suard (J.-B. Antoine). II, III. + +_Sybarites (Les), ou Sybaris_ (troisième acte des _Surprises de +l'Amour_), paroles de Marmontel, musique de Rameau. I. + +_Sylvain_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de Grétry. II. + + + + +Taboureau des Réaux, contrôleur général. III. + +_Tancrède_, tragédie de Voltaire. II. + +Target (Guy-Joseph). III. + +Tencin (Claudine-Alexandrine Guéfin, marquise de). I. + +Terray (Labbé Joseph-Marie). II, III. + +Thermes de Julien, à Paris. I. + +Thibouville (Henri de Lambert d'Herbigny, marquis de). I. + +Thiriot (Nicolas-Claude). I. + +Thomas (Antoine-Léonard). II, III. + +Thouret (Jacques-Guillaume). III. + +_Tournay_ (Château de), ou des _Délices_. II. + +Toury, camarade de Marmontel. I. + +Tribou (Pierre). I. + +Tronchet (François-Denis). III. + +Talleyrand-Périgord (Charles-Maurice de). III. + +Tallien (Jean-Lambert). III. + +Turgot (Anne-Robert-Jacques). II, III. + + + + +Vaissière (L'abbé). I. + +Valarché, camarade de Marmontel. I. + +Valdec de Lessart (J.-M. Antoine-Claude). I. + +_Valenciennes_ (Nord). II. + +Vanière (Le P. Jacques), jésuite. I. + +Van Loo (Charles-André, dit Carle). I, II. + +Van Loo (Anne-Antoinette-Charlotte Somis, dame), femme du précédent. I. + +Vaucanson (Jacques de). I. + +Vaudesir (Georges-Nicolas Baudard de). II. + +Vaudreuil (Comte de). III. + +Vauvenargues (Luc de Clapiers, marquis de). I. + +_Venceslas_, tragédie de Rotrou, retouchée par Marmontel. II. + +Vermenoux (Anne-Germaine Larrivée, dame Girardot de). III. + +Vernet (Joseph). II. + +Verhulst (Gabriel-François-Joseph de). II. + +Verrière (Marie Rinteau, dite). I. + +Villars (Honoré-Armand, duc de). II. + +Villaumont. V. Bouret. + +Villeroy (Duchesse de). II. + +_Voix (La) des pauvres, épître sur l'incendie de l'Hôtel-Dieu_, par +Marmontel. II. + +Voltaire (François-Marie Arouet de). I, II, III. + + + + +Watelet (Claude-Henri). II. + + + + +_Zémire et Azor_, opéra-comique, paroles de Marmontel, musique de +Grétry. II. + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires de Marmontel (3 of 3), by +Jean-François Marmontel + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE MARMONTEL (3 OF 3) *** + +***** This file should be named 27807-8.txt or 27807-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/7/8/0/27807/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/27807-8.zip b/27807-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..b2c9861 --- /dev/null +++ b/27807-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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