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+The Project Gutenberg EBook of Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en Mer,
+Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Ge, by Eugène Sue
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en Mer, Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin.
+ romans maritimes.
+
+Author: Eugène Sue
+
+Release Date: December 2, 2009 [EBook #30582]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ATAR-GULL ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net);
+produced from images of the Bibliothèque nationale de
+France (BNF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+ROMANS,
+
+NOUVELLES ET HISTOIRES
+
+MARITIMES.
+
+Deuxième Série.
+
+IMPRIMÉ PAR BÉTHUNE ET PLON.
+
+ATAR GULL.
+
+Un Corsaire,
+
+Le Parisien en Mer,
+
+Voyages et Aventures sur Mer, de Narcisse Gelin.
+
+Romans maritimes,
+
+PAR EUGÈNE SUE.
+
+_NOUVELLE ÉDITION._
+
+PARIS.
+
+LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN
+
+_ÉDITEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE D'ÉLITE_,
+
+9, RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS.
+
+MDCCCXLI.
+
+
+
+
+TABLE.
+
+
+Dédicace.
+
+À M. Fenimore Cooper.
+
+
+ATAR-GULL.
+
+
+LIVRE I.
+
+CHAP. I.--La _Catherine_.
+
+ II.--L'Ouragan.
+
+ III.--Le Courtier.
+
+ IV.--La Vente.
+
+
+LIVRE II.
+
+CHAP. I.--L'Inconnue.
+
+ II.--La Hyène.
+
+ III.--Monsieur Brulart.
+
+ IV.--Arthur et Marie.
+
+ V.--Que le bon Dieu vous punit de faire la traite.
+
+
+LIVRE III.
+
+CHAP. I.--Le Faux Pont.
+
+ II.--Atar-Gull.
+
+ III.--Mystère.
+
+ IV.--Opium.
+
+ Songe.
+
+
+LIVRE IV.
+
+CHAP. I.--La Frégate.
+
+ II.--Une Ruse.
+
+ III.--Le Colon.
+
+ IV.--Le Père et le Fils.
+
+
+LIVRE V.
+
+CHAP. I.--Fête.
+
+ II.--Les Empoisonneurs.
+
+ III.--La veille des Noces.
+
+ IV.--Le Départ.
+
+ V.--Rencontre.
+
+ VI.--Songe.
+
+
+LIVRE VI.
+
+CHAP. I.--La rue Tirechape.
+
+ II.--Atar-Gull.
+
+ III.--Le Baptême.
+
+ IV.--Le Prix de Vertu.
+
+
+UN CORSAIRE.
+
+
+LE PARISIEN EN MER.
+
+CHAP. I.
+
+ II.
+
+ III.
+
+ IV.
+
+
+VOYAGES ET AVENTURES SUR MER DE NARCISSE GELIN.
+
+CHAP. I.
+
+ II.
+
+ III.
+
+
+FIN DE LA TABLE.
+
+
+
+
+ATAR-GULL.
+
+
+ À
+ LA MÉMOIRE DE
+ MON GRAND-PÈRE,
+ FEU M. LE CHEVALIER JOSEPH SUE,
+ PROFESSEUR À L'ÉCOLE ROYALE DE PEINTURE
+ ET SCULPTURE,
+ MEMBRE DE L'ACADÉMIE ROYALE
+ DES BEAUX-ARTS,
+ CONSEILLER ET CENSEUR ROYAL.
+
+EUGÈNE SUE.
+
+
+
+
+À MONSIEUR
+
+FENIMORE COOPER.
+
+
+Me pardonnez-vous, Monsieur, de répondre publiquement à la lettre si
+flatteuse que vous avez bien voulu m'écrire au sujet de mon premier
+ouvrage?
+
+Cette vanité de jeune homme impatient de mettre tout le monde dans la
+confidence de sa bonne fortune littéraire est sans doute blâmable; mais,
+sentant le besoin de donner quelques explications sur ce nouveau livre,
+j'ai pensé qu'elles acquerraient bien plus d'importance et de valeur en
+vous étant adressées, à vous, Monsieur, qui avez créé le _roman
+maritime_ d'une manière si originale et si puissante, et qui partagez
+avec Goëthe, Byron, Schiller et Walter-Scott le rare et précieux
+privilège d'être un des _types_ de la littérature étrangère et
+contemporaine.
+
+Je suis persuadé comme vous, Monsieur, que si l'esprit général de notre
+nation pouvait arriver peu à peu à comprendre tout ce qu'il y a de
+forces, de ressources, de moyens de défense ou de conquêtes commerciales
+dans la marine, la France pourrait devenir l'égale de toute puissance
+européenne sur l'Océan.
+
+C'est aussi cette conviction profonde, Monsieur, qui m'a donné le
+courage de publier quelques essais maritimes; car, venant après vous,
+il fallait un tel mobile pour oser entreprendre une tâche aussi
+périlleuse.
+
+J'ai long-temps agité la question de savoir si je ne devais pas choisir
+pour sujet de romans quelques-uns de ces merveilleux faits d'armes si
+nombreux dans nos annales maritimes; mais j'ai estimé qu'il était mieux
+de débuter modestement comme peintre de _genre_.
+
+Et puis aussi que le public, plus familiarisé avec l'idiome, la langue,
+les habitudes des marins par mes premières esquisses, pourrait prêter
+une attention moins distraite alors par l'étrangeté de ses mœurs, à une
+fabulation toute historique, d'une portée plus large et d'un intérêt
+plus national.
+
+Vous trouverez peut-être, Monsieur, que j'ai bien abusé, dans
+_Atar-Gull_, de cette licence que vous nous accordez, de commettre des
+meurtres flagrants et atroces pour exciter la sensibilité du lecteur;
+mais je me débattais en vain sous la fatale influence de l'effrayant
+sujet que j'avais embrassé, et, comme _Macbeth_, de Shakespeare, ma
+_férocité_ n'a pas eu de bornes, parce qu'un crime était la conséquence,
+la déduction logique d'un autre crime.
+
+Aussi, Monsieur, j'ai une terrible crainte de passer pour un _homme
+abominable_, faisant de l'horreur à plaisir.
+
+Et pourtant, à la faveur de cette peinture trop exacte (je le crois) de
+la traite des noirs, de leur esclavage et de ses résultats, j'ai voulu,
+non élever une polémique bâtarde et usée sur des droits que plusieurs
+contestent, mais bien poser des faits, des chiffres, au moyen desquels
+chaque partie adverse pourra établir ses comptes.--L'addition seulement
+reste à faire.
+
+Maintenant, Monsieur, je vais vous soumettre le plan que j'ai cru devoir
+suivre pour parfaire ce livre.
+
+Permettez-moi seulement une question.
+
+Ne vous est-il pas souvent arrivé de rencontrer par hasard, dans le
+monde, un homme que vous ne connaissiez pas, et que vous regardiez
+pourtant avec une curieuse attention, tant sa physionomie vous frappait?
+
+La tournure originale, incisive de quelques phrases, vous étonnait, et
+vous écoutiez avidement...--Alors, tombant sous le charme d'une
+conversation rapide, étincelante, animée, n'éprouviez-vous pas je ne
+sais quelle sympathie pour cet être si singulier qui, apparaissant là
+comme isolé au milieu de ce monde bruyant et tumultueux, semblait
+presque fantastique, tant il y avait d'imprévu, de charme et de mystère
+dans cette rencontre?...
+
+Et puis, malheur! un importun vous frappait sur l'épaule, vous
+détourniez la tête avec humeur... et malheur... car l'inconnu était
+peut-être Byron, Châteaubriand, Bonaparte?
+
+Et il avait disparu... et vous ne le revoyiez plus... plus jamais....
+Aussi y pensiez vous toujours avec un sentiment de tristesse douce et de
+regrets.... En un mot, cette soirée, cette heure de conversation
+_datait_ dans votre vie, n'est-ce pas?
+
+Et laissez-moi, Monsieur, citer à l'appui de ceci deux faits personnels;
+il ne s'agit ici ni de Byron, ni de Châteaubriand, ni de Bonaparte, mais
+d'hommes qui ne manquaient pas de supériorité.
+
+Un jour, j'étais à Saint-Pierre (_Martinique_), et comme notre frégate
+devait mettre le lendemain à la voile, j'allai le soir faire mes adieux
+à une excellente et digne famille, dont les soins touchants et
+empressés m'avaient arraché à une mort cruelle;--j'arrivai, et, après
+quelques moments d'une causerie amicale, on annonça le curé de ***.
+
+Figurez-vous, Monsieur, un homme jeune encore, pâle, le front saillant,
+des yeux vifs et noirs, une parole sobre et austère, et le ton de la
+meilleure compagnie.
+
+On parla politique.--Je ne sais par quel misérable préjugé je
+m'attendais à une discussion étroite et hargneuse, ou à un dédaigneux
+mutisme de la part du prêtre.--Point: le prêtre causa long-temps, et sa
+conversation âpre et nerveuse, ses idées claires, fortes et neuves sur
+les affaires du temps, m'étonnèrent à un point extrême.
+
+--On parla beaux-arts, musique, peinture: même supériorité, même science
+toujours naïve, saine et vigoureuse.... Et je me souviens qu'il nous
+fit, entre autres choses, une curieuse et poétique dissertation sur
+l'influence du polythéisme et du christianisme dans les arts, tout à
+l'avantage de la dernière croyance.
+
+On parla statique, géométrie, mécanique; il en raisonna comme un habile
+praticien, et le colon chez lequel je me trouvai lui demanda même
+pourquoi il ne faisait pas exécuter en grand l'admirable moulin à sucre
+qu'il avait inventé.
+
+Enfin, Monsieur, vaincu par les sollicitations de mon hôte, qui
+jouissait de ma stupéfaction, nous allâmes au presbytère. Il était, je
+crois, minuit.
+
+Ici, le prêtre nous chanta de sa musique, nous montra de sa peinture,
+voulut bien nous lire un de ses livres, un manuscrit remarquable sur la
+liberté des cultes, nous expliqua ses machines à moudre les cannes
+singulièrement simplifiées.
+
+Que vous dirai-je, Monsieur? ce prêtre résumait en lui tous les prodiges
+de l'intelligence et du savoir. Simple, pauvre et bon, d'une infatigable
+activité d'esprit, ne dormant presque pas, et passant sa vie à fouiller
+les racines de l'arbre de la science; en un mot c'était presqu'un
+_Faust_, à la damnation près (je le suppose du moins).
+
+Enfin, Monsieur, ces heures rapides passèrent; je restai sous le charme
+jusqu'à trois heures du matin; à cinq heures, j'étais en route pour la
+Jamaïque, et je ne devais plus revoir ce prêtre singulier, je ne l'ai
+plus revu; peut-être a-t-il fini ses jours sous le ciel brûlant des
+tropiques, car sa santé était faible et usée par l'étude... peut-être ce
+génie ardent et inconnu est enseveli sous une pierre obscure.
+
+Une autre fois, en Grèce, quelques jours avant le combat de Navarin, je
+vis pendant une heure, à Anti-Paros, un descendant du célèbre Panajotti,
+favori du visir Kropoli; cet intrépide vieillard avait puissamment
+contribué au soulèvement de son pays, connu Byron, égalé Canaris; d'une
+finesse d'esprit exquise, d'un jugement droit et éprouvé, il me parla
+longuement de la Grèce, et jamais la position vraie de ce malheureux
+pays, son avenir, ses ressources, n'ont été plus poétiquement exposés
+que par ce vieux Grec à longs cheveux blancs, au costume pittoresque,
+assis sur un fragment de marbre aux sculptures effacées, prophétisant
+l'avenir de cette nation, qui fut toujours un prétexte dans les mains
+des puissances européennes.
+
+Je quittai, et ne vis plus qu'une fois cet homme extraordinaire: ce fut
+le lendemain du combat du 20 octobre: il passait rapidement dans un
+canot le long de notre vaisseau, et se rendait, je crois, auprès de
+l'amiral, comme envoyé du gouvernement grec.
+
+Cette longue et fatigante digression, Monsieur, tend à établir ceci, que
+souvent des êtres, tantôt remarquables par une grande puissance
+d'organisation, tantôt par des vices ou des vertus portés à l'excès...
+mais toujours frappants, saillants, d'une espèce à part, traversent
+notre existence, rapides et éphémères; comme ces météores que nous ne
+voyons qu'un moment, et qui s'éteignent pour toujours.
+
+Or, Monsieur, je me suis demandé pourquoi, dans les romans maritimes,
+surtout, dont le cercle est immense, dont les scènes sont souvent
+séparées entre elles par des milliers de lieues, on ne tenterait pas de
+jeter cet imprévu, ces apparitions soudaines qui brillent un instant et
+s'effacent pour ne plus reparaître.
+
+Pourquoi, au lieu de suivre cette sévère unité d'intérêt distribué sur
+un nombre voulu de personnages qui, partant du commencement du livre,
+doivent, bon gré, malgré, arriver à la fin pour contribuer au dénoûment
+chacun pour sa quote-part;
+
+Pourquoi, dis-je, en admettant une idée philosophique, ou un fait
+historique qui traverserait tout le livre, on ne grouperait pas autour
+des personnages qui, ne servant pas de cortége obligé à l'abstraction
+morale qui serait le pivot de l'ouvrage, pourraient être abandonnés en
+route, suivant l'opportunité ou l'exigeante logique des événements.
+
+Alors, Monsieur, le lecteur éprouverait peut-être cette impression que
+j'ai tâché de rendre sensible, cette impression qui résulte de la
+subite apparition d'un homme extraordinaire que l'on ne voit qu'une fois
+et dont on se souvient toujours.
+
+Je sais, Monsieur, qu'il faudrait un prodigieux talent pour arriver à ce
+résultat, d'attacher l'intérêt du lecteur sur un personnage pendant le
+tiers de l'action, je suppose, puis de faire disparaître ce personnage
+et renverser l'intérêt sur celui qui le remplace, afin d'arriver ainsi
+au dénoûment de l'ouvrage.
+
+Mais s'il était possible de réussir, je crois qu'on aurait surmonté
+l'écueil inévitable que les romans maritimes semblent offrir par les
+distances et les événements qui doivent nécessairement rendre l'unité
+d'intérêt et de lieu au moins bien difficile.
+
+Car enfin, Monsieur, un navire est en route; avant d'arriver à sa
+destination, il touche dans dix pays différents: là, des mœurs
+étrangères, insolites, qui n'offrent aucun rapport entre elles, et
+peut-être là dix actions, dix puissants motifs d'intérêt, de quoi faire
+un beau livre; le vaisseau part, on ne se revoit plus, les amitiés
+commençantes sont brisées, l'amour brusquement tranché à sa première
+phase. Adieu l'unité d'intérêt.
+
+Somme toute, ainsi qu'on l'a déjà dit, n'est-ce pas aussi une unité
+d'intérêt qu'un fait ou une idée morale, qui, traversant tout un livre,
+sert de pivot, de lien, aux événements ou aux personnages qui gravitent
+autour?
+
+Et le roman de marine surtout ne peut-il pas vivre d'épisodes qui
+seraient déplacés dans tout autre genre de composition?
+
+Je sais qu'il était donné à un talent tel que le vôtre, Monsieur,
+d'encadrer, de resserrer dans le cycle de l'unité, les scènes immenses
+que vous avez décrites, et de résoudre un problème insoluble pour tout
+autre; mais c'est parce que je reconnais l'impossibilité d'atteindre à
+cette hauteur que je tâche de faire excuser le système contraire que
+j'ai adopté.
+
+J'ose croire, Monsieur, que vous ne verrez dans tout ceci la moindre
+idée de fonder, d'établir une théorie quelconque; je vais seulement
+au-devant de la critique qui pourrait, à juste titre, me reprocher
+d'avoir essayé de mettre en relief dans ce livre trois personnages au
+lieu d'un, sur lequel toute l'attention du lecteur devait être
+concentrée.
+
+Je ne terminerai pas cette trop longue lettre, Monsieur, sans vous
+exprimer encore toute ma reconnaissance pour les encouragements que vous
+avez daigné donner à des ébauches bien imparfaites sans doute.
+
+EUGÈNE SUE.
+
+Paris, ce 15 mai 1831.
+
+
+
+
+ATAR-GULL.
+
+
+
+
+LIVRE I.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+ Jamais d'enfants, jamais d'épouse!
+ Nul cœur près du mien n'a battu;
+ Jamais une bouche jalouse
+ Ne m'a demandé: «D'où viens-tu?»
+
+ VICTOR HUGO.--Ode XXI, t. 2.
+
+ --Où peut-on être mieux
+ Qu'au sein de sa famille?
+
+ _Vieil air._
+
+LA CATHERINE.
+
+
+Voyez ce brick, il glisse bien timidement sur la mer des Tropiques, car
+c'est à peine si cette brise légère et folle peut gonfler ses larges
+voiles grises.
+
+Écoutez le murmure sourd et mélancolique de l'Océan; on dirait le bruit
+confus d'une grande cité qui s'éveille; voyez comme les vagues se
+soulèvent à de longs intervalles et déroulent avec calme leurs immenses
+anneaux; quelquefois, une mousse blanche et frémissante jaillit du
+sommet diaphane des deux lames qui se rencontrent, se heurtent,
+s'élèvent ensemble et retombent en poussière humide après un léger
+choc.
+
+Oh! qu'elle est scintillante et nacrée cette frange d'écume qui se
+découpe sur les flancs bruns du navire! comme le cuivre de la carène
+étincelle en reflets d'or au milieu de ces eaux vertes et limpides! que
+le soleil brille doucement au travers de ces voiles arrondies qui
+projettent au loin leurs ombres tremblantes!
+
+Et par l'auge de saint Pierre, c'est un vaillant brick que celui-ci,
+qui, mollement bercé sur une mer paresseuse, semble s'y jouer comme une
+dorade par le beau temps.
+
+Au souffle de cette petite brise, il continue honnêtement son chemin
+vers le sud-est, arrivant sans doute d'Europe où il se sera défait de
+toute sa cargaison, car il navigue sur son lest et montre presque deux
+pieds de cuivre hors de l'eau.
+
+Il fait à bord une chaleur excessive, et le soleil ardent de l'équateur
+calcine le pont, malgré la double tente qui couvre la dunette.
+
+Dans ce navire, tout était propre, luisant, frotté il y régnait un ordre
+admirable, un arrangement minutieux des plus petits détails; on eût dit
+un de ces comptoirs d'acajou soigneusement cirés, qui font la gloire et
+le bonheur d'un respectable fabricant de bonneteries.
+
+Les fenêtres ouvertes à la brise laissaient pénétrer dans la dunette un
+courant d'air vif et frais qui soulevait de jolis rideaux de toile de
+Perse, et une vaste moustiquaire dont les plis légers entouraient un
+lit suspendu.
+
+L'ameublement de cette petite cabine était fort simple, deux chaises,
+quelques instruments de mathématiques, un porte-voix, une malle, une
+table à roulis, et sur la table deux verres et une cruche de genièvre.
+
+Au-dessus, le portrait d'une femme grasse et rebondie, souriant à un
+gros enfant joufflu qui lui offrait une rose, je crois, et dans le fond
+du tableau un chat angora, l'œil vif, la patte en l'air, jouant avec une
+bobine de coton.
+
+Quel portrait! quelle femme! quel enfant! quelle rose! quel chat!
+
+Tout cela fade et blanc, faux et lourd, laid, guindé, plâtré et pourtant
+on y trouvait je ne sais quelle naïveté d'expression qui n'était pas
+sans charmes: on reconnaissait dans cette peinture informe une bonne
+nature de femme heureuse et gaie, et jusqu'à ce gros enfant rouge comme
+sa rose; tout semblait respirer le bonheur et la joie.--Et puis
+au-dessus du tableau pendait, soigneusement accrochée à un clou, une
+vieille couronne de bleuets toute fanée.
+
+L'équipage du brick, accablé par la chaleur, s'était sans doute retiré
+dans le faux pont, et tout dormait à bord, excepté le marin qui maniait
+le gouvernail et trois matelots couchés au pied du grand mât.
+
+Le timonier fit alors tinter huit fois une petite cloche placée près de
+lui, et cria d'une voix forte:
+
+--Allons, vous autres, relevez le quart.
+
+Le bruit causé par cette manœuvre réveilla sans doute l'habitant de la
+dunette, car la moustiquaire s'agita, on entendit tousser, remuer,
+grogner, et un homme en sortit, après s'être frotté vingt fois les yeux
+en bâillant d'une étrange manière.
+
+C'était M. Benoît (Claude-Borromée-Martial), capitaine et propriétaire
+du brick la _Catherine_, de trois cents tonneaux, doublé et chevillé en
+cuivre (le brick).
+
+M. Benoît (Claude-Borromée-Martial) était court, replet, fortement
+coloré, un peu chauve, avait le nez gros et rouge, les lèvres épaisses,
+le menton rentré, les joues pleines et lisses, et de petits yeux d'un
+bleu clair qui exprimaient une parfaite quiétude; en somme, c'était bien
+la plus honnête physionomie du monde. Une veste et un pantalon de toile
+rayée composaient toute sa toilette; et lorsqu'après avoir entouré son
+cou d'un madras, couvert sa tête grisonnante d'un grand chapeau de
+paille, il sortit de sa dunette la figure calme et reposée, l'air
+souriant, satisfait, les mains croisées derrière le dos,... vrai,
+n'eussent été les feux dévorants de l'équateur qui faisaient étinceler
+l'Océan comme un miroir au soleil, la chaleur étouffante et le plancher
+mobile du brick,... on eût pris M. Benoît pour un bon campagnard humant
+l'air parfumé du matin dans son bosquet de tilleuls fleuris, et allant
+s'asseoir sur le frais gazon pour respirer à son aise la bonne odeur de
+ses jasmins tout brillants de gouttes de rosée.
+
+--Eh bien, garçon--dit-il au timonier en lui pinçant joyeusement
+l'oreille--la _Catherine_ file donc devant la brise comme une demoiselle
+respectueuse devant sa mère? (car les comparaisons de M. Benoît étaient
+toujours chastes.)
+
+--Oui, capitaine; mais elle se tortille comme une déhanchée, la vilaine.
+Tenez... quel coup de roulis... et cet autre....
+
+--Ah dam, mon garçon, si nous avions quelques quinteaux de fer dans
+notre cale, elle serait appuyée, cette pauvre _Catherine_; mais arrive
+notre chargement, et tu la verras ne pas plus broncher que l'armoire à
+linge que j'ai à Nantes dans ma petite salle à manger, où je reçois mes
+amis--disait naïvement le bon capitaine en étouffant un soupir de
+regret.
+
+À ce moment, un grand homme, brun et décharné, descendit des haubans de
+misaine et sauta sur le pont.
+
+--Je ne l'ai plus revue--dit-il au capitaine Benoît en lui rendant sa
+lunette--il faut qu'elle soit cachée dans la brume, car elle épaissit
+diablement, la brume,... et le soleil, hein... est-il foncé?...
+
+--Le fait est, Simon, que le soleil a l'air du four de campagne que
+_Catherine_ faisait rougir au feu pour dorer le macaroni que j'aimais
+tant... (Ici nouveau soupir.) Mais, dis-moi, cette goëlette... elle me
+tracasse.
+
+--Disparue, capitaine, disparue; j'avais d'abord craint que ce ne fût
+une goëlette de guerre, mais non; un gréement tenu comme la teignasse
+d'un mousse malpropre, des mâts de hune, et des flèches de perroquet à
+faire chavirer le bon Dieu, s'il s'embarquait à bord,... et....
+
+--Simon,... Simon,... tu recommences, je n'aime pas à t'entendre
+blasphémer comme un païen; tu fais le philosophe, et ça te jouera un
+tour... tu verras.
+
+--Allons, bon, motus; mais je vous le dis, cette goëlette n'est point un
+bâtiment de guerre pour sûr; d'ailleurs, les croiseurs anglais ou
+français ne visitent jamais ce côté de la ligne; ainsi ne craignez rien.
+
+--Je ne crains rien non plus; j'ai, exprès, choisi ce côté de la ligne,
+parce que je n'ai pas de concurrents; mes affaires n'en vont pas plus
+mal; encore un ou deux jours, et nous verrons le père Van-Hop.... Il
+devient retors en diable; par exemple, le _bois d'ébène_[1] renchérit.
+Ah! il est passé ce bon temps où, pour quelques caisses de
+quincailleries, j'en chargeais mon brick à ne savoir où mettre les
+pieds....
+
+--Alors--dit Simon--on se moquait pas mal du déchet.
+
+--Un tiers, Simon, toujours un tiers de déchet, parce qu'il faut,
+vois-tu, que le bois d'ébène fasse son jeu dans le faux pont, à cause de
+l'humidité et de la chaleur.
+
+--Aussi, capitaine, ce qui reste est fameux!! et on peut le vendre à la
+Jamaïque pour en faire des pioches et des chariots, sans craindre qu'il
+éclate--répondit Simon en riant.
+
+--Farceur,... et pourtant c'est une partie toujours _très-demandée_ par
+ces messieurs des colonies.
+
+--Cordieu! capitaine, si vous croyez qu'il ne faut pas plus de temps au
+chanvre pour pousser que pour s'user une fois qu'il est tressé en
+cordage,... et que le bon Dieu n'a qu'à souffler pour....
+
+--Ah ça, Simon, encore! tu ne veux donc pas finir?... Silence donc, tu
+vas nous attirer quelque chose de là-haut; tais-toi, viens plutôt causer
+de _Catherine_ et boire une gorgée de _gyn_.
+
+Le capitaine et son second entrèrent dans la dunette et s'attablèrent.
+
+--Tiens, Simon--dit Benoît en montrant le portrait qui ornait sa petite
+chambre--vois donc, on croirait que _Catherine_ nous regarde, et
+_Thomas_, donc,... est-il ressemblant! Jusqu'à _Moumouth_ qui a l'air de
+me reconnaître avec sa patte levée; et puis c'est cette couronne-là
+qu'ils m'ont donnée le jour de ma fête... à la saint Claude.... Pauvres
+chers amours; allez,... je pense à vous.--Et il soupira profondément.
+Le digne homme!...
+
+--Le fait est, capitaine, que vous pouvez vous vanter de faire un crâne
+père de famille--dit l'autre avec l'accent d'une intime conviction.
+
+--Aussi une fois cette campagne finie--reprit Benoît--je plante mes
+choux; car, après tout, qu'est-ce que je veux, moi? je n'ai pas
+d'ambition. Ah! mon Dieu! une petite maison blanche, des volets verts,
+et un rond d'acacias sous lequel on dîne avec une paire d'amis et sa
+chère _Catherine_,... sa chère _épouse_.--Et les yeux du capitaine
+Benoît pétillaient de plaisir en contemplant avec amour le portrait de
+ce qu'il appelait son _épouse_.
+
+--C'est qu'aussi, capitaine, votre épouse... ah! votre épouse est digne
+d'être aimée,... elle a, sacredieu! une paire de _bossoirs_, que....
+
+--Simon, ah! Simon....
+
+--Pardon, capitaine; c'est le gyn, il est fameux, et ça monte; à propos
+de gyn, capitaine.... Mais voyez donc quel calme, quel beau temps! ça
+réjouit le cœur. À propos de gyn, on dit, et j'en suis sûr, qu'il n'y a
+rien de bon pour la santé comme de faire bouillir dans du tafia une
+pomme de pin piquée d'une douzaine de piments enragés, et gros comme le
+poing de poivre de Cayenne; on mêle ça avec le rhum ou le genièvre, et
+mordieu, capitaine, c'est à regretter de n'avoir pas le gosier large,
+large comme une manche à vent, pour s'en abreuver à flots.
+
+--Bigre! ça doit gratter un peu--dit Benoît en hochant la
+tête--(pardonnez-lui ce juron: _bigre_ avec _fichtre_, c'étaient les
+seuls qu'il se permit).
+
+--Du tout, capitaine, c'est un velours, c'est doux comme le duvet d'une
+jeune mouette, un baume pour l'estomac.... J'ai connu un
+quartier-maître-voilier, un nommé _Béquet_, qui s'est guéri avec ça d'un
+affreux catarrhe qu'il avait pris à _Terre-Neuve_ sur un banc de glaces.
+
+--Ça, c'est vrai comme _Catherine_ n'a qu'un œil. Simon, à ta santé, mon
+garçon.
+
+--Ne me croyez pas si vous voulez.... À la vôtre, capitaine. Mais voyez
+donc quel temps!
+
+--Au fait, Simon, quel joli calme! il fait presque frais; oh! le beau
+soleil!... À ta santé.... Un temps comme celui-là, vois-tu, ça donne
+envie de boire.
+
+--Capitaine, ceci est physique.... Mettez une éponge imbibée au soleil,
+et vous verrez la chose. À la vôtre....
+
+--Ah! Simon... c'est toi qui me fais l'effet de l'éponge, car tu
+t'imbibes joliment--répondit maître Benoît, qui commençait à être fort
+gai, très-gai, on ne peut plus gai.
+
+--Dis donc, Simon....
+
+--Capitaine....
+
+--Si tu es raisonnable et que le père Van-Hop ne m'écorche pas trop en
+revenant de la Jamaïque... nous relâcherons quelque part.
+
+Et en parlant de parcourir ainsi presque le quart du globe, le bonhomme
+n'y mettait pas plus d'importance que s'il eût dit:--En revenant du
+faubourg, si j'ai fait un bon marché, nous entrerons prendre quelque
+chose dans une taverne.
+
+--Vrai... bien vrai?
+
+--Foi d'homme! Simon, et alors... deux ou trois bonnes journées.... Des
+farces--dit à voix basse et mystérieusement Benoît en couvrant à moitié
+sa bouche avec sa main gauche.
+
+--C'est ça, capitaine, des folies, nous rirons, je dépense ma solde en
+deux jours; allez donc, des voitures, des femmes, des oranges, des
+gants, des bas, des chaînes de montres, un castor en poil et des
+bretelles! Allez donc... tout le tremblement à la voile!
+
+--Et c'est vrai, et allez donc--répétait Benoît à moitié gris, en
+frappant sur la table avec son gobelet de fer-blanc.--Et allez donc...
+nous nous amuserons joliment.... Quel beau temps!... Ah! ouf! mais il ne
+faudra pas que Catherine sache... bigre!!!!
+
+--Pardieu... capitaine... je le crois bien.... À sa santé.... Nous
+relâcherons à Cadix.... Ah! capitaine... capitaine, je vous vois déjà
+sur la place San-Antonio.... Tonnerre du diable!... C'est là qu'il y a
+des femmes! des yeux grands comme les écubiers d'une frégate, des
+dents... comme des râteliers de tournage, et puis comme dit la chanson:
+
+ Y una popa,
+ Caramba!
+ Como un bergantin.
+
+Ah! bah! faut jouir de la vie; au bout du mât la hune.
+
+--C'est vrai Simon, d'un jour à l'autre on peut avaler sa gaffe[2]...
+et, bigre! on a raison de!...
+
+À ce moment, le capitaine fut interrompu par un bruit infernal, et le
+brick donna une telle bande sur babord, que les bouts-dehors des basses
+vergues plongèrent d'un pied dans l'eau.
+
+_Benoît_ et _Simon_ s'attendaient si peu à cette effroyable secousse,
+qu'ils furent jetés sur la cloison.
+
+--C'est une saute de vent[3]--cria Benoît tout-à-fait dégrisé et se
+précipitant hors de la dunette.
+
+--Ce qui nous annonce un ouragan.... Ainsi nous allons rire--dit Simon
+en suivant son capitaine.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+ Et la moitié du ciel pâlissait, et la brise
+ Défaillait dans la voile, immobile et sans voix,
+ Et les ombres couraient, et sous leur teinte grise,
+ Tout, sur le ciel et l'eau, s'effaçait à la fois.
+
+ Et dans mon âme aussi, pâlissant à mesure,
+ Tous les bruits d'ici-bas tombaient avec le jour,
+ Et quelque chose en moi, comme dans la nature,
+ Pleurait, priait, souffrait, bénissait tour à tour.
+
+ DE LAMARTINE.--_Harmonies_, liv. II, h. II .
+
+ Hélas! quand la mer roule sur des catholiques,
+ c'est qu'ils sont obligés d'attendre
+ plusieurs semaines qu'une messe leur ôte
+ un boisseau de charbons ardents du purgatoire;
+ car, tant qu'on ignore ce qu'ils
+ sont devenus, les gens ne veulent pas risquer
+ leur argent pour les âmes des morts;
+ il en coûte trois francs pour faire dire une
+ messe!
+
+ BYRON.--_Don Juan_, ch. II , st. LVI .
+
+L'OURAGAN.
+
+
+Heureux matelot! ta vie est accidentée d'une manière si piquante; tout à
+l'heure du calme, du soleil, un balancement doux comme celui qu'une
+jeune Indienne imprime à l'érable rouge festonné de guirlandes d'apios,
+qui cache parmi ses fleurs le berceau de son fils.
+
+Alors l'insouciance, la molle paresse, une causerie sans suite,
+capricieuse et vagabonde; alors tes gais souvenirs de terre, le vieux
+chant de ton pays, et une bouteille de ce genièvre poivré qui réjouit
+tant le cœur et y verse la poésie à flots; car la poésie à toi, bon
+marin, c'est l'espérance!... L'espérance de voir dans l'avenir des
+combats dont tu sors vainqueur, une grosse orgie, un ancrage sûr où ton
+navire puisse dormir pendant que tu sèmes à terre les piastres, les
+gourdes, les onces, les moïdors, que sais-je, moi? car en vérité tu as
+des monnaies de toutes sortes, brave homme; le ciel sait où tu les
+prends.... Enfin, le genièvre te montre tout cela à travers son prisme
+jaune et brillant comme la topaze. Tu poignardes ton ennemi, tu serres
+ton or, tu baises les joues d'une joyeuse fille.... Tiens, des sequins;
+tiens, des peziques... en voici! cordieu! en voici, achète des robes à
+falbalas comme la femme d'un amiral, fais-toi belle et donne-moi le
+bras....
+
+Mais tout-à-coup le ciel se couvre, l'Océan mugit, le vent gronde;
+laisse là ton verre à moitié plein, n'achève ni ton projet, ni ta
+chanson, ni ton sourire, et brave la mort, car elle est menaçante....
+
+Or, aussi à bord de la _Catherine_, on était généralement d'avis qu'elle
+menaçait.
+
+L'équipage monta sur le pont, triste, silencieux, car on n'était pas
+encore au fort du péril, on l'attendait, on le voyait arriver, et cette
+conscience d'un danger prochain, inévitable, avait assombri toutes les
+figures.
+
+Le brick s'était fièrement redressé, quoiqu'il eût perdu son petit mât
+de hune dans la bourrasque. Mais les vagues commencèrent à s'enfler, et
+le ciel se couvrit de vapeurs glauques et rougeâtres comme la fumée d'un
+incendie, qui, se reflétant sur les eaux, voilèrent d'une teinte grise
+et lugubre cet Océan tantôt si frais et si bleu.
+
+--C'est un échantillon de ce que l'ouragan nous promet, et il
+tiendra--avait dit Benoît qui s'y connaissait; aussi, à peine les
+huniers étaient-ils amenés qu'un mugissement sourd se fit entendre, et
+une large zone de nuages sombres, noirs, qui semblait unir le ciel et la
+mer, s'avança rapidement du nord-ouest en chassant devant elle un banc
+d'écume bouillonnante, effroyable preuve de la fureur des vagues qui
+accouraient avec la tempête....
+
+Benoît et Simon se serrèrent la main, en échangeant un coup d'œil
+sublime.
+
+Ces physionomies, naguère insignifiantes comme la brise folle qui se
+jouait dans les cordages du vaisseau, parurent sortir d'un sommeil
+léthargique; ces hommes vulgaires, ces nains pendant le calme
+grandirent... grandirent avec l'ouragan, et se dressèrent géants
+intrépides au premier choc de la tempête.
+
+Ce qu'il y avait de mesquin et de plat dans la figure du capitaine
+disparut; ce front tout à l'heure stupide se releva brillant d'une
+incroyable audace qui semblait défier le ciel! ce regard terne devint
+éclatant, et un sourire de dédain et de supériorité donna une admirable
+expression à cette bouche si niaise.
+
+C'est qu'aussi, en présence de ces instants décisifs, de ces imminentes
+questions de vie ou de mort, les petits détails de beauté
+conventionnelle s'effacent, l'âme seule se reflète sur le visage, et si,
+au moment du péril, cette âme s'est réveillée puissante et vigoureuse,
+elle imprimera toujours un caractère noble et grandiose aux traits de
+l'homme qui osera lutter contre la nature en furie.
+
+--Enfants,--cria le capitaine, car déjà l'ouragan hurlait plus fort que
+le tonnerre,--enfants, ne craignez rien, ne n'est que de l'eau et du
+vent, dépassez le mât de hune qui nous reste; toi, Simon, cours à
+l'avant, nous essaierons de tenir la cape avec la grand'voile au bas
+ris, tâche de la faire amurer... et toi, timonier, veille bien à la
+barre, mettez-vous deux, trois s'il le faut, pour gouverner; car je
+crois que le vent va s'entêter contre le brick comme un enfant mutin
+contre son père... aussi, mes garçons, ne lui cédons pas... c'est d'un
+mauvais exemple.
+
+À peine Benoît achevait-il ces mots, que l'ouragan tombait à bord.
+
+La _Catherine_ tourbillonna long-temps sur des lames affreuses qui se
+brisaient entre elles, et disparut même au milieu d'une pluie d'écume
+soulevée par la violence de la tempête qui sifflait dans les manœuvres,
+pendant que les craquements de la membrure se succédaient secs et
+précipités, comme le bruit d'un marteau sur une enclume; inondé par
+d'énormes masses d'eau qui, s'abattant sur le pont avec un horrible
+fracas, le balayaient dans toute sa longueur; soulevé sur le dos
+monstrueux des vagues, et lancé dans un abîme sans fond, le malheureux
+brick semblait devoir s'engloutir à chaque instant.
+
+--Tenez-vous aux haubans et aux râteliers--criait Benoît--ce n'est rien,
+ça rafraîchit, il fait si chaud!... et puis la propreté de _Catherine_
+sera faite pour demain... et vous, loffez... loffez... ou sinon....
+
+Il ne put achever, une montagne d'eau qui s'élevait à la hauteur des
+hunes, déferlant contre la dunette, se déroula sur le pont, le couvrit
+de débris et se retira par la proue en emportant deux hommes qui
+disparurent au milieu des flots; ces deux hommes venaient, je crois,
+d'épouser les deux sœurs, deux Nantaises fraîches et roses; ils
+s'aimaient beaucoup, une forte amitié de matelots; toujours de quart
+ensemble, toujours ivres ensemble, toujours se battant ensemble, l'un
+s'était marié pour faire comme l'autre, l'autre se jeta à l'eau pour
+sauver son ami ou faire comme lui,--se noyer.--Or, ils finirent ainsi
+qu'ils avaient commencé:--ensemble!
+
+Simon s'était fortement accroché à une drisse; quand la vague fut
+écoulée, il se releva fièrement, le front intrépide, ruisselant d'eau,
+ses cheveux collés sur ses joues.
+
+Un matelot, jeté violemment sur la drôme par cette dernière lame,
+s'était cassé le bras, et hurlait très-fort.
+
+--Veux-tu fermer la bouche, braillard--lui dit Simon--ou tu avaleras la
+première _baleine_[4] qui tombera à bord.
+
+Les cris redoublaient.
+
+--Après tout, je m'en moque--dit Simon--fais la pompe si ça t'amuse....
+
+Il fallait bien tâcher de consoler et d'égayer ce pauvre blessé.
+
+--Et toi, mon bon _Caiot_--disait le capitaine Benoît au
+timonier--attention....
+
+--Oh! capitaine--répondit celui-ci en s'essuyant le front--tant que le
+navire gouvernera, _n'y a pas de soin_, ça balance, c'est, sauf respect,
+comme le tape-cul qui est à Nantes au _Panier fleuri_; autant jouer à ça
+qu'à autre chose, et on n'a pas à craindre les plats-dos....
+
+--Défiez-vous... défiez-vous, capitaine--cria Simon, car il vit arriver
+avec fracas une énorme lame qui, se dressant menaçante, resta immobile
+pendant cet espace si court où le sommet est tenu en équilibre sur sa
+base... mais la violence du vent la fit pencher; elle plia sur
+elle-même, se déroula pesamment en poussant devant elle une nappe d'eau
+blanchissante, vint s'abattre avec fracas sur l'arrière du brick, et il
+disparut encore sous cette vague qui tonnait comme la foudre....
+
+La commotion fut si violente, que le safran du gouvernail, heurté par le
+travers, donna une affreuse secousse à la barre: Les trois hommes qui
+la tenaient furent renversés sur le pont, et par suite de ce malheureux
+accident, le brick venant au vent, la grande voile faceilla et fut
+masquée en grand.
+
+Benoît sortait alors de dessous la vague qui venait de se retirer, et
+tenait embrassé le portrait de sa femme, qu'il avait repêché au milieu
+des débris de la dunette:
+
+--Je ne laisse pas comme cela enlever Catherine...--disait-il--car ma
+pauvre épouse....
+
+Il ne put achever, en voyant la position critique du navire.
+
+--Nous sommes perdus--s'écria-t-il, et d'un bond il se précipita sur la
+barre pour laisser arriver et tâcher de démasquer.
+
+Impossible... il était trop tard....
+
+Le grand mât résista, à peine deux secondes, plia... cria... se rompit
+avec un bruit éclatant, brisa le gréement qui se tenait du côté du vent,
+tomba sur le bastingage du babord... et de là dans la mer, en entraînant
+les haubans, qui l'attachaient toujours au navire.
+
+Ce qu'il y avait d'horrible dans cette position, c'est que ce mât,
+poussé par les lames furieuses, allait et revenait contre le brick
+auquel il tenait encore par une partie de ses manœvres, et, agissant
+comme un bélier sur ses flancs, menaçait d'y faire une trouée qui l'eût
+coulé à fond.
+
+Une seule chose restait à faire, c'était de couper les cordages qui
+liaient cette poutre au brick[5].
+
+--Il n'y a pas à balancer, c'est dangereux, mais il y va de notre
+peau--dit Benoît, en s'amarrant aussitôt au bout d'une manœuvre, et d'un
+saut il fut à cheval sur le bastingage, sa hache à la main.
+
+--_Catherine_ et _Thomas_--dit le brave homme, en enjambant le
+plat-bord--c'est pour vous....
+
+Il s'élança....
+
+Mais une main de fer saisit la corde au moment où il allait sauter, et
+le digne Benoît fut un instant suspendu en l'air, puis halé à bord par
+son ami Simon.
+
+--Ah! gredin--s'écria Benoît--tu veux donc faire sombrer le brick? et il
+dirigea sa hache sur Simon, qui évita le coup....
+
+--Diable! vous devenez vif, capitaine, je voulais vous dire que ce n'est
+pas là votre place.... Pour cette besogne vous ne verriez pas assez
+clair, Catherine et Thomas vous brouilleraient la vue....
+
+Et il sauta sur le bastingage.
+
+--Mon bon Simon--dit Benoît en l'arrêtant par la jambe--jure-moi....
+
+--Sacré mille tonnerres, mille millions, de diables, voulez-vous me
+lâcher?... sacré....
+
+--Ce n'est pas comme ça que je voulais te faire jurer, mais amarre-toi,
+pour l'amour de Dieu... amarre-toi....
+
+Simon ne l'entendait plus, il s'était déjà jeté à la mer, afin
+d'atteindre le mât et de s'y cramponner pour le débarrasser de son
+gréement.
+
+Le vent se calmait, mais la houle était toujours très-forte.
+
+--Pauvre Simon... il est cuit--dit Benoît, en voyant son second, tâchant
+de se tenir à cheval sur cette poutre ronde qui roulait à chaque lame et
+s'avançait vers le flanc du brick.
+
+La position de Simon était horriblement dangereuse, car il risquait à
+tout moment d'être écrasé contre le navire.
+
+--Encore un coup de hache, Simon--criait Benoît--et nous sommes parés.
+Ah... mon Dieu... Simon... Simon... défie la vague... à la mer...
+jette-toi à la mer... tu vas... Simon... Ah!...
+
+Et le capitaine poussa un cri affreux en mettant la main devant ses
+yeux.
+
+Simon avait eu la tête broyée entre le mât et le brick; mais aussi,
+grâce à son intrépide sang-froid, le navire était sauvé d'une position
+bien critique, je vous assure.
+
+L'ouragan s'apaisait peu à peu comme toutes les bourrasques des mers des
+Tropiques qui tombent aussi rapidement qu'elles s'élèvent; le vent se
+régla, les nuages chassèrent rapidement vers le sud.
+
+Quand Benoît eut accordé quelques moments à sa douleur et à ses regrets,
+il fit nettoyer le pont des débris de manœuvre et de charpente qui
+l'encombraient, amurer la misaine, et, profitant d'un vent bon frais,
+mit le cap au sud-est.
+
+Comme on le pense bien, l'expression grandiose de M. Benoît sembla
+disparaître avec le danger et la tempête;--une fois la brise réglée, le
+navire en route... il redevint l'homme grossier, vulgaire, niais, mais
+honnête, faisant la traite des nègres avec autant de conscience et de
+probité qu'il est possible d'en mettre dans les affaires, et ne croyant
+pas agir plus mal que s'il eût vendu des bestiaux ou des denrées
+coloniales, ne pensant enfin qu'à s'amasser une fortune indépendante
+pour vivre tranquillement le reste de ses jours et assurer l'avenir de
+sa petite famille. Le digne père!
+
+Il veilla toute la nuit et pensa même plus à Simon qu'à sa chère
+Catherine: Simon naviguait avec lui depuis si long-temps! Simon
+connaissait ses habitudes, lui était dévoué, s'occupait des minutieux
+détails de l'emménagement des nègres à bord, avec une patience, une
+humanité qui charmaient le capitaine; jamais les noirs ne manquaient de
+vivres, et, sauf le _déchet_, qu'on ne pouvait éviter, la cargaison
+arrivait toujours aux colonies, grâce à cette paternelle administration,
+arrivait, dis-je, toujours saine et bien portante. Simon était son
+factotum. À Nantes il menait promener Thomas ou allait au marché avec
+madame Benoît, un panier au bras; enfin, Simon était pour le capitaine
+un être inappréciable, un ami véritable et dévoué.
+
+Aussi, en attendant le jour, M. Benoît s'essuya-t-il plus d'une fois les
+yeux.
+
+Il était encore plongé dans ses douloureux regrets, lorsque le matelot
+de vigie cria:--terre à babord.
+
+--Déjà--dit Benoît, en montant sur son banc de quart--je ne me croyais
+pas si près des côtes, heureusement elles sont açores. Toi, timonier,
+tiens cette montagne ouverte d'un quart, avec ce bouquet de palmiers,
+jusqu'à ce que tu arrives à l'embouchure de la rivière Rouge.
+
+--Enfin nous y voilà--dit le capitaine--pourvu que le père Van-Hop ait
+de quoi me radouber et me regréer.... Je ne parle pas du bois
+d'ébène,... c'est le plus fin courtier de la côte d'Afrique, et il
+connaît les bons endroits, le compère... mais, il va m'écorcher. Ah! si
+mon pauvre Simon était là au moins... mais non... plus jamais!... Ah!
+mon Dieu, plus jamais!... comme c'est triste!...
+
+Et le bon homme mouilla son troisième mouchoir à tabac à carreaux bleus,
+précieusement marqué, par sa chère Catherine, d'un C et d'un B en coton
+rouge.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+ Borné dans sa nature; infini dans ses vœux,
+ L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux,
+ soit que, déshérité de son antique gloire,
+ De ses destins perdus il garde la mémoire,
+ Soit que de ses désirs l'immense profondeur
+ Lui présage de loin sa future grandeur.
+
+ DE LAMARTINE.--_Méditation_ II.
+
+ Le commerce, ah! Monsieur, le commerce!
+ c'est le lien des Nations, la fraternité de la
+ grande famille, la providence du pauvre, la sécurité
+ du riche, ah!... Monsieur, le commerce!
+
+ WANDRYK, _Essai d'économie politique pratique._
+
+LE COURTIER.
+
+
+Le soleil se levant pur, radieux, caraissait la surface de l'Océan,
+comme pour le consoler de la tempête de la nuit, et le sourd murmure des
+vagues encore agitées par un reste de houle, ressemblait aux derniers
+grondements d'un chien qui s'apaise à la vue de son maître.
+
+La _Catherine_ entra dans la rivière des _Poissons_, située vers le sud
+de la côte occidentale de l'Afrique, et, remorquée par sa chaloupe,
+commença de remonter le courant pour gagner une petite anse dessinée par
+un des contours du fleuve.
+
+Ce fleuve coulait lentement au travers d'une majestueuse forêt, et ses
+eaux tranquilles reflétaient un ciel bleu, des arbres verts chargés
+d'oiseaux et de fruits de toutes couleurs.
+
+Ici le mimosa aux feuilles grêles et dentelées, l'ébénier avec ses
+élégantes girandoles jaunes, les sabris aux gousses rouges appuyés sur
+des abricotiers sauvages; là des saules courbés par le courant qui
+entraînait leur longue chevelure lisse et argentée, tandis que des
+lianes flexibles les entouraient d'un réseau de fleurs pourpres.
+
+Quelquefois un large et brusque rayon de soleil, perçant ce sombre
+feuillage, l'illuminait en partie, de sorte qu'on pouvait voir la tête
+et le col orangé d'un _didrick_ briller vivement éclairés, pendant
+qu'une ombre capricieuse, venant durement trancher ce coloris éclatant,
+voilait d'une terne demi-teinte le reste de son corps et les longues
+plumes blanches de sa queue.
+
+Ainsi, lorsqu'un rapide jet de lumière, pénétrant par une étroite
+entrée, traverse une salle obscure, on voit aussitôt tourbillonner au
+milieu de l'axe de ce rayon une foule d'atomes scintillants.
+
+Ainsi tout ce qui, dans le bois, se trouvait inondé de cette nappe de
+clarté resplendissante, étincelait de mille feux; c'étaient des
+perroquets rouges agitant leurs ailes d'un noir velouté, des flamands
+roses, des colibris nuancés d'or et d'azur, et des cardinaux incarnats
+avec leur aigrette ondoyante et soyeuse.
+
+Et puis le beau rayon s'arrêtait à la surface du fleuve, s'y
+réfléchissait, jouait un instant, sur des nénufars blancs, des
+campanules bleues, asiles parfumés et flottants d'une myriade d'insectes
+dont les corselets diaprés chatoyaient comme autant de rubis et
+d'émeraudes. Enfin il s'éteignait comme à regret, le beau rayon, en
+laissant sur la surface du fleuve une éblouissante auréole qui
+contrastait avec les ombres vertes et transparentes, projetées par
+l'épaisseur des arbres de la rive.
+
+Quand le brik eut atteint l'endroit désigné pour son mouillage, un petit
+canot, monté par trois marins, remonta plus à l'est le courant du
+fleuve, et arriva bientôt à une partie du rivage qui paraissait mieux
+frayée.
+
+--Sciez... sciez... mes garçons--s'écria Benoît, en se levant du banc de
+l'arrière où il était assis, et donnant une légère impulsion à la barre
+il profita du reste de l'erre de l'embarcation pour accoster.
+
+--Mouille un grappin, _Caiot_--dit-il ensuite à un jeune
+quartier-maître--et si je ne suis pas revenu dans une heure, retourne à
+bord et viens demain matin me prendre ici.
+
+Puis, au moyen d'une planche jetée de la yole au rivage, M. Benoît
+descendit à terre et se mit à suivre un petit sentier dont il paraissait
+connaître parfaitement les détours.
+
+--Pourvu--pensait le digne homme en s'éventant avec les vastes bords de
+son chapeau de paille,--pourvu que ce diable de _Van-Hop_ soit encore à
+son habitation; il doit pourtant savoir que c'est l'époque à laquelle je
+ne manque jamais de venir... quinze jours plus tôt ou plus
+tard...--C'est un drôle de corps que ce père _Van-Hop_, il vit là au
+milieu des bois comme s'il était chez lui; il n'a rien changé de ses
+anciennes habitudes; ça faisait tant, tant rire ce pauvre Simon... ah...
+enfin il faut se faire une raison....
+
+On entendit aboyer un chien.
+
+--Bon!--dit Benoît--je reconnais la voix du vieux César, l'ancien doit
+encore être dans sa cassine.
+
+Les aboiements du chien se rapprochèrent, et l'on distingua en outre une
+voix aigre et perçante, qui disait en grondant:--Ici, César, ici, ne
+vas-tu pas prendre un homme pour une panthère?
+
+Le sentier que suivait le capitaine de la _Catherine_ faisait en cet
+endroit un coude assez brusque, aussi se trouva-t-il tout-à-coup devant
+une maison bâtie en pierre rougeâtre et recouverte d'un toit de plomb;
+de fortes grilles de fer protégeaient les fenêtres, et une large
+palissade semblait défendre l'entrée de cette demeure.
+
+--Eh bien, bonjour, bonjour, père _Van-Hop_--criait Benoît, en tendant
+amicalement la main au propriétaire de cet édifice; mais celui-ci ne
+bougea, et se recula au contraire d'un air maussade comme pour barrer sa
+porte.
+
+Figurez-vous un petit homme sec, grêle, qui ressemblait à une fouine,
+mais propre, mais soigné, mais tiré, comme on dit, à quatre épingles;
+quand il ôta son chapeau de feutre, luisant de vétusté, on vit une
+petite perruque blonde minutieusement peignée: il portait une sorte de
+houppelande grise, à collet, un gilet chocolat à boutons de métal, et
+une culotte de velours foncé, enfin des bottes à revers, un peu
+poudreuses, du linge fort blanc, et de volumineux cachets en graines
+d'Amérique complétaient sa parure.
+
+Il restait là sur le seuil de sa porte, calme et sans crainte, je vous
+le jure; seulement il tenait par contenance un excellent fusil à deux
+coups, avec lequel il badinait, tout en armant et faisant craquer la
+batterie.
+
+Puis il siffla son chien qui s'était mis en arrêt sur maître Benoît.
+
+--Comment--dit ce dernier--comment, père _Van-Hop_, vous ne me
+reconnaissez pas? mais c'est moi... c'est Benoît... votre ami Benoît...
+eh bigre... mettez donc vos lunettes....
+
+Ce que fit prudemment le vieillard; après quoi il s'écria avec un accent
+hollandais fortement prononcé....
+
+--Eh! c'est vous, compère Benoît... mais vous arrivez bientôt... ce
+n'est pas un reproche au moins, au contraire, je suis enchanté de vous
+rendre mes devoirs... mais par quel hasard....
+
+--Un hasard... un hasard de nord-ouest, qui m'a démâté de mon grand mât,
+et m'a poussé chez vous comme si le diable eût soufflé dans ma
+voilure....
+
+--Désolé, mon cher capitaine, désolé; mais ne restez pas à vous rôtir au
+soleil, entrez donc, entrez donc, vous prendrez quelque chose, un pied
+d'éléphant... une tranche de bosse de bison... ou un filet de girafe....
+Holà... holà... _Cham, Stropp_, allons donc, paresseux, servez-nous.
+
+Et à ces cris deux mulâtres qui dormaient sur une natte se levèrent
+lentement pour obéir à leur maître.
+
+Après quelques façons cérémonieuses, telles que--après vous...--non, je
+suis chez moi...--je n'en ferai rien, etc., etc.--_Van-Hop_ et Benoît
+entrèrent dans une maison parfaitement propre et tenue à l'européenne.
+
+Les deux vieux amis s'étant placés devant une table de bois rouge
+soigneusement cirée et honnêtement garnie, la conversation s'engagea.
+
+--Vous dites donc, capitaine Benoît, que votre grand mât?...
+
+--Absent, père Van-Hop, absent; mais ce que je regrette plus que toute
+ma mâture, c'est ce pauvre Simon, vous savez....
+
+--Eh bien... ce que vous appelez _ce pauvre Simon_ est....
+
+--Mort à la mer... mort comme un brave marin, en sauvant le brick....
+Ah!....
+
+Ici, le père Van-Hop articula une espèce d'exclamation sourde et
+caverneuse qu'on pourrait, je crois, formuler ainsi--_Peuh_--mais qui
+exprimait la plus entière indifférence; c'était son habitude quand il
+avait entendu faire une question ou narrer un fait qui ne méritait, à
+son avis, ni intérêt ni réponse....
+
+--_Peuh_--fit donc Van-Hop--faute d'un homme le navire ne reste pas en
+panne... mais faute d'un grand mât, c'est différent.... Aussi ne pouvant
+remplacer votre Simon, je pourrais toujours, je le crois du moins, vous
+fournir un bon mât... voyons... un peu.
+
+Et il tira lentement d'un grand casier un volumineux registre qu'il
+feuilleta quelque temps, puis il posa son doigt décharné sur une des
+pages et continua.
+
+--Oui, j'ai votre affaire, mon brave capitaine, c'est le bas mât d'un
+brick goëlette anglais que le vent a jeté à la côte il y a quelque
+temps, je l'ai en magasin... nous mettrons cela à mille francs... hein?
+c'est donné....
+
+--Bigre! donné... donné... mais vous avez donc un magasin maintenant.
+
+--Peuh--reprit Van-Hop en souriant avec modestie--quand je dis un
+magasin... voyez-vous, je veux dire mon enclos, un coin, où j'ai mis ce
+que j'ai pu retirer de ces débris; j'ai de l'ordre, vous le savez, et
+chez moi tout est casé et étiqueté, et puis j'ai pensé que quelqu'une de
+mes pratiques pourrait en avoir besoin, il ne faut pas songer qu'à soi.
+
+--C'est délicat, et en outre, dans l'occasion, ça rapporte mille
+francs... au moins.
+
+--Peuh--fit le courtier....
+
+--Mais dites-moi, père Van-Hop, une fois mon navire réparé, il me faut
+aussi un chargement.
+
+Alors les petits yeux fauves du vieillard brillèrent de plaisir, son nez
+pointu sembla s'agiter d'un mouvement de merveilleuse olfaction. Il fut
+encore chercher un autre registre coté T N, nº 2, et après l'avoir
+parcouru un instant, il dit en souriant:
+
+--J'ai ce qu'il vous faut, capitaine; mais je ne voulais pas vous
+l'assurer avant d'avoir consulté mon carnet, car j'ai aussi promis un
+chargement à M. Drake, un capitaine anglais, qui doit m'arriver dans une
+quinzaine, et je tiens à remplir mes engagements avec tout le monde....
+Vous ne connaissez pas M. Drake... capitaine?
+
+--Non....
+
+--C'est un fort aimable garçon; par exemple, il est roux, et il louche
+un peu, mais le cœur sur la main, un galant homme, qui ne regarde pas à
+deux noirs de plus ou de moins; il a de la fortune, et fait la traite en
+amateur... parce qu'après tout il faut bien s'occuper à quelque
+chose....
+
+--Payer sa dette à son pays--ajouta Benoît--mais revenons à mon
+chargement.
+
+--Eh bien! digne capitaine, ce chargement est la meilleure, la plus
+favorable occasion du monde; depuis trois mois, les _grands et petits
+Namaquois_ se font une guerre continue, et le roi des grands
+_Namaquois_, mon voisin, à qui j'ai parlé de vous, et qui désire avoir
+l'avantage de faire votre connaissance, capitaine--dit Van-Hop en se
+levant de sa chaise et saluant avec grâce.
+
+--Vous êtes trop honnête... à lui rendre mes devoirs--répondit Benoît
+qui savait vivre.
+
+--Le roi _Taroo_ donc a une admirable partie de petits Namaquois de la
+rivière _Rouge_, dont il se défera au meilleur marché possible; ce sont
+des nègres tous jeunes,... pas trop jeunes pourtant, de vingt à
+trente... des épaules... des poitrails... il faut voir cela, et ensuite
+se nourrissant très-bien, ce qui est rare, et puis très-doux, très-doux;
+mon Dieu! on les mènerait avec un fouet à lanières simples... de vrais
+agneaux... enfin c'est une affaire d'or... ça vous va, n'est-ce pas?
+
+--Y aura-t-il une commission pour vous comme la dernière fois?
+
+--Peuh--fit le courtier--comme je vous attendais d'un moment à l'autre,
+j'ai été au _Kraal_ (village) de _Taroo_, et je l'ai engagé, dans notre
+intérêt commun, à bien diriger ses prisonniers, à les bien soigner, à
+les entretenir le mieux possible; et, vrai, j'ai été dernièrement les
+voir dans leurs parcs... ils sont magnifiques, gras à lard, les
+compères; par exemple, j'ai engagé _Taroo_ a les mettre aux bourgeons de
+calebasse, ça rafraîchit, et donne un beau lustre à la peau.
+
+--Les bourgeons de calebasse ne sont pas méprisables; mais voyez-vous,
+père Van-Hop, de temps en temps deux ou trois figues de Barbarie et un
+grand verre d'eau fraîche, ça vaut peut-être encore mieux... mais il
+faut surtout ne pas oublier le grand verre d'eau après; sans cela, ça
+échauffe horriblement; et puis à terre, il n'est pas mal non plus de les
+faire suer, ça ôte la mauvaise graisse, comme dit le proverbe, _nègre
+gras ne va pas_.
+
+--Possible, capitaine, chacun tond son chien comme il l'entend--reprit
+Van-Hop d'un air piqué.
+
+--Oh! père Van-Hop.... ce n'est pas que je veuille dire que votre
+recette est mauvaise; au contraire, vous vous y entendez... et
+très-bien... vous êtes un malin....
+
+--_Peuh_--que voulez-vous, capitaine, le gouverneur du Cap m'a chassé
+pour une misère; obligé, par la sentence, de m'en éloigner de cinquante
+lieues, je me suis établi dans cette habitation que j'ai achetée d'un
+colon qui redoutait l'entourage; moi, au contraire, au moyen de quelques
+cadeaux, je suis parfaitement avec les hordes voisines; elles n'ont
+aucun intérêt à me faire du mal, puisque je les aide à se débarrasser de
+leurs prisonniers, et après tout je rends service à tout ce monde-là;
+autrefois ils se mangeaient comme des bêtes féroces, et les _Namaquois_
+de la _rivière Rouge_ font encore de ces plaisanteries-là, parce qu'ils
+n'ont aucun moyen d'exportation.
+
+--Bien--se dit Benoît _à parte_--j'ai furieusement envie de rôder par
+là.... C'est une terre promise, j'y aurai le bois d'ébène pour rien,
+j'en suis sûr.
+
+Et il reprit haut:--Comment! ils se mangent? brrrrr... brrrrr... ça fait
+frémir.
+
+--Je le crois bien, aussi il faut voir comme les _grands Namaquois_ se
+défendent, se tuent même, plutôt que de se rendre à leurs ennemis.
+
+--Il faut pourtant espérer que les _petits Namaquois_ finiront par se
+civiliser--observa judicieusement Benoît--par se vendre....
+
+--Parbleu! au moins ça profite à quelqu'un.
+
+C'est ce que je me tue à leur expliquer; en Europe, s'ils ne se
+vendaient pas, on n'en achèterait pas.... Sortez de là si vous pouvez.
+
+--Tenez, voyez-vous, capitaine, dans votre Europe, ils sont cent fois
+plus sauvages que les nègres.... Ah ça... que m'apportez-vous en
+échange?
+
+--Comme à l'ordinaire, des quincailleries, des verroteries, de la
+poudre, des fusils, du plomb en saumon et du fer en barre.
+
+--Très-bien; alors, mon ami, nous nous occuperons d'abord de mettre
+votre brick en état; pendant ce temps-là, j'irai prévenir le roi Taroo
+d'amener ses noirs. Ah ça, vous me restez à souper et à coucher. Demain,
+au point du jour, vous retournerez à votre bâtiment, et moi j'irai au
+Kraal.... C'est convenu... vous le savez, je suis rond en affaire.
+
+Les deux négociants causèrent longuement, soupèrent bien, et furent se
+coucher un peu ivres.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+ Qu'ils sont doux, mais qu'ils sont rapides
+ les moments que les frères et les sœurs passent
+ dans leurs jeunes années, réunis sous
+ l'aile de leurs vieux parents! La famille de
+ l'homme n'est que d'un jour;--le souffle de
+ Dieu la disperse comme une fumée: à peine
+ le fils connaît-il le père, le frère la sœur.
+ Le chêne voit germer ses glands autour de
+ lui: il n'en est pas ainsi des enfants des
+ hommes!
+
+ CHATEAUBRIAND.--_René_.
+
+ --Foi de Dieu, compère, la génisse et le
+ veau cinquante écus marqués?
+
+ --Non, cinquante-cinq....
+
+ --Cinquante.
+
+ --Cinquante-cinq..., c'est donné.
+
+ --Cinquante....
+
+ --Allons, mettons-en cinquante-deux,
+ compère, et rompons la paille.... Nous demanderons
+ ensuite une cruche de vin et une galette
+ de blé noir.
+
+ --Tope,... compère..., ma croix en Dieu.
+
+ --Tope, compère, ma croix en Dieu.--Paille
+ rompue, marché fait.
+
+ CONAM-HEC.--_Mœurs bretonnes_.
+
+LA VENTE.
+
+
+Deux jours après l'entrevue du capitaine Benoît et du respectable
+_Van-Hop_, la _Catherine_ se balançait sur les eaux tranquilles de la
+_rivière aux Poissons_, et, grâce au bas mât de la corvette anglaise
+que le courant avait apporté jusqu'à la hauteur du brick, qui fut ainsi
+remâté au moyen de deux _bigues_ dressés sur les gaillards, il était
+impossible de retrouver à bord la moindre trace des ravages de
+l'ouragan.
+
+Les caillebottis et les panneaux avaient été enlevés, afin d'aérer et de
+sanifier la cale, pendant que l'équipage remplissait les barriques d'une
+eau pure et fraîche. On allait en consommer une si grande quantité!!!
+
+Il était environ midi, et le capitaine Benoît, légèrement vêtu,
+s'occupait à remettre sa dunette en ordre, à poser une foule de clous
+dont la destination était d'avance invariablement fixée; puis il
+s'arrêtait pour considérer un instant le portrait de Catherine et de
+Thomas, et recommençait à ranger, frotter, étiqueter.
+
+Malheureusement, le matelot de veille à l'avant du brick vint l'arracher
+à ces touchantes et modestes occupations d'intérieur, pour lui annoncer
+qu'une pirogue accostait à babord.
+
+C'était un des mulâtres de _Van-Hop_, qui, saluant Benoît, lui dit:
+
+--Mon maître vous attend... capitaine....
+
+--Enfin... il est donc arrivé, le vieux serpent! Je n'y comptais plus.
+
+--Capitaine, il revient du _Kraal_ au moment même avec beaucoup de noirs
+et le roi _Taroo_ qui les escorte; ils n'attendent que vous et les
+marchandises, capitaine.
+
+--_Caiot_--dit Benoît à son quartier-maître, grand et beau garçon qui
+remplaçait le pauvre Simon comme lieutenant du capitaine...--_Caiot_,
+fais armer la chaloupe, mets-y neuf hommes, et embarque à bord les
+caisses et ballots que tu trouveras dans les soutes.
+
+--On est paré--dit _Caiot_ au bout d'une demi-heure.
+
+--Ah ça, mon garçon--reprit le capitaine--je te laisse à bord; fais
+toujours bien aérer l'entrepont, préparer les barres de justice, les
+fers, les menottes; que tout cela soit propre, convenable, décent; enfin
+qu'ils se trouvent ici comme chez eux... ou à peu près.
+
+--_N'y a pas de soin_, capitaine, ça sera gréé à donner envie d'y
+fourrer les pieds et mains; je vais faire balayer le lit de ces
+_messieurs_, et il faudra qu'ils soient bien difficiles s'ils ne sont
+pas contents, car les draps ne feront pas de plis, je vous jure.
+
+--C'est cela, mon garçon; avant tout, l'humanité, vois-tu, parce
+qu'enfin ce sont des hommes comme nous, et une bonne action trouve tôt
+ou tard sa récompense...--ajouta Benoît de la meilleure foi du monde.
+
+Quand les marchandises furent arrimées à bord de la chaloupe, et que
+plusieurs matelots s'y furent placés, M. Benoît descendit dans sa yole,
+et, devançant l'autre embarcation, arriva bientôt près de M. Van-Hop,
+qui l'attendait à sa porte.
+
+--Allons donc, allons donc, capitaine; arrivez donc, flâneur.
+
+--C'est bien plutôt vous, père Van-Hop; deux jours... deux jours
+entiers....
+
+--Si vous croyez que les affaires vont vite avec ces gaillards-là, vous
+vous trompez; ils sont plus adroits qu'on ne le pense, diable! Mais
+enfin le roi Taroo est là dans ma case; vous allez le voir et vous
+entendre avec lui.... Mais vos marchandises!
+
+--Ma chaloupe les apporte; j'ai laissé un homme dans la yole pour
+montrer le chemin aux autres et les conduire ici.
+
+--Avec les marchandises?
+
+--Sans doute... soyez tranquille....
+
+--Bien... très-bien.... Maintenant je vais vous présenter à Sa
+Majesté....
+
+--Dites-moi donc, compère, je ne suis guère en toilette pour me
+présenter devant Sa Majesté... j'ai une barbe de sapeur... et puis une
+veste....
+
+Allez donc, allez donc... ne voulez-vous pas lui donner dans l'œil...
+vieux coquet?--dit plaisamment le courtier en poussant Benoît dans
+l'intérieur de la maison.
+
+Le roi Taroo, majestueusement assis sur la table (au grand déplaisir de
+Van-Hop), les jambes croisées comme un tailleur, fumait dans une grande
+pipe.
+
+C'était un fort vilain nègre de quelque quarante ans, paré de son mieux,
+fièrement coiffé d'un vieux chapeau à trois cornes chargé de petites
+plaques de cuivre, et portant pour tout vêtement une grande canne à
+pomme argentée et un lambeau de ceinture rouge qui lui ceignait à peine
+les reins.
+
+Comme le courtier parlait fort agréablement namaquois, il servit
+d'interprète; et, après une heure de vive et chaleureuse discussion, on
+convint de se fier aux lumières de Van-Hop, qui devait rédiger les bases
+du traité consenti de part et d'autre. Il tira donc une écritoire de
+corne d'un secrétaire de noyer, tailla soigneusement une plume qu'il
+approcha vingt fois de ses yeux, et qu'il imbiba d'encre, à la grande
+satisfaction de Benoît, dont la patience était à bout.
+
+Puis il lut lentement ce qui suit à Benoît, après l'avoir préalablement
+traduit, au roi Taroo.
+
+_Sur l'habitation de l'Anse aux Prés, e... etc._
+
+_Moi, Paul Van-Hop, agissant au nom de... Taroo_ (nom de baptême en
+blanc), _chef du Kraal de Kanti-Opow, tribu des grands Namaquois, je
+vends au nom dudit Taroo, à M. Benoît... (Claude-Borromée-Martial),
+capitaine du brick la_ Catherine, _savoir:_
+
+_Trente-deux nègres, race de petits Namaquois, sains, vigoureux et bien
+constitués, de l'âge de vingt à trente ans; ci contre_. 32 _nègres_.
+
+Item: _Dix-neuf négresses à peu près du même âge, dont deux pleines et
+une ayant un petit de quelques mois... que le vendeur donne, noblement
+par dessus le marché; ci-contre_. 19 _négresses_.
+
+Item: _Onze négrillons et négrillonnes de neuf à douze ans; ci-contre_.
+11 _négrillons_.
+
+_Total_, 32 _nègres_, 19 _négresses_, 11 _négrillons_.
+
+Et le courtier accentuait son addition comme s'il eût dit:
+
+Total: 32 livres 19 sous 11 deniers.
+
+_Lesquels il livre audit Benoît (Claude-Borromée-Martial) moyennant_...
+
+Ici le courtier fut interrompu...
+
+--Mon bon Van-Hop--dit le capitaine--ajoutez: et à dame _Catherine
+Brigitte Loupot_, son épouse, comme étant en communauté de biens,
+meubles et immeubles....
+
+--Ce n'est pas la peine... M. Benoît.
+
+--Si fait, car je dois bien ça... à ma pauvre épouse....
+
+--Comme vous voudrez....
+
+Le chef Taroo, s'étant fait expliquer par Van-Hop le sujet de la
+discussion, et n'y comprenant rien du tout, but deux verres de rhum.
+
+Le courtier continua après avoir accédé au désir de Benoît, et mentionna
+dame Catherine-Brigitte Loupot. Il reprit:
+
+_Moyennant:_
+
+_Vingt-trois fusils complets, garnis de leur baguette, batterie et
+baïonnette;_
+
+--_Cinq quintaux de poudre à tirer_;
+
+--_Vingt quintaux de fer en barre;_
+
+--_Quinze quintaux de plomb en saumon,_
+
+_Et six caisses de verroteries, colliers, bracelets en cuivre et en fil
+de laiton, qu'il s'oblige à remettre à moi, Van-Hop (Paul), agissant au
+nom et place du chef_ Taroo.
+
+Item: _Pour mes frais de commission, déplacement, etc., ledit Benoît
+s'engage à me remettre, dans les vingt-quatre heures, la somme de mille
+livres en argent monnoyé et ayant cours, sans préjudice du marché fait,
+pour lui avoir fourni les matériaux nécessaires pour radouber et remâter
+son brick._
+
+_Fait double entre nous, etc._[6]
+
+Ceci lu et entendu, le chef Taroo agita la tête, et, levant un bras en
+signe d'acquiescement, pinça le nez de l'époux de Catherine, qui
+répondit à cette royale faveur par un salut fort courtois.
+
+--Voici la plume, capitaine--dit Van-Hop--maintenant: signez.
+
+--Tout cela est bel et bon, mais avant de signer, je voudrais voir nos
+_messieurs_ et nos _madames_.
+
+--Rien de plus juste, capitaine, je ne suis pas de ces gens qui, comme
+on dit conseillent d'acheter chat en poche... venez par ici... vous les
+examinerez tout à votre aise.
+
+Ils s'approchèrent alors de l'enclos où l'on avait provisoirement
+renfermé les noirs.
+
+Hommes, femmes, enfants, étaient étendus à terre, les mains liées
+derrière le dos par une corde qui, leur entourant aussi les pieds de
+nœuds assez lâches pour qu'ils pussent marcher, remontait encore faire
+le tour du col et se rattachait enfin au gros palmier qu'on leur faisait
+porter en route sur les épaules, par mesure de prudence.
+
+Benoît examina ces noirs en fin connaisseur.
+
+Il leur fit craquer leurs articulations pour juger de la souplesse des
+membres, puis ouvrir la bouche afin de voir l'état des dents, du palais
+et des gencives;
+
+Élever et abaisser les paupières dans le but de s'assurer si le globe de
+l'œil était pur et limpide;
+
+Regarda la plante de leurs pieds pour y être certain qu'il n'y avait
+aucune trace de _chiques_ ou insectes malfaisants qui déposent leurs
+œufs sous l'épiderme, et causent ainsi du violentes maladies...
+quelquefois le tétanos... par exemple;
+
+Leur frappa doucement le sternum et écouta si la poitrine résonnait _bon
+creux_;
+
+Leur mit le genoux sur l'estomac, sans appuyer trop fort... (oh non
+certes, le cher homme!) mais seulement pour juger si, malgré cette
+pression, la respiration s'échappait facile et sonore....
+
+Enfin, il s'occupa encore long-temps d'apprécier ou de découvrir une
+foule de défauts ou de qualités qu'il nous est impossible d'énumérer
+ici.
+
+Pendant ce long et consciencieux examen, que nous venons de décrire en
+partie, Benoît avait quelquefois souri d'un air de satisfaction: deux
+fois même, à la vue d'une belle et forte nature d'homme, il allongea ses
+lèvres en faisant entendre un léger sifflement admiratif; d'autres fois,
+au contraire, ses sourcils s'étaient contractés, et un énergique hum,
+hum, ou une forte inclination de la tête sur la clavicule gauche avaient
+témoigné de son mécontentement.
+
+Pourtant après quelques réflexions, employées sans doute à supputer les
+chances probables de son marché, il dit à Van-Hop:--J'accepte, compère,
+et vous faites une affaire d'or....
+
+--Peuh... mais, capitaine, avant de partir, examinez donc un peu, je
+vous prie, ce gaillard que le chef _Taroo_ ma donné pour épingles. C'est
+un des plus beaux nègres que j'aie vendus de ma vie; voyez, c'est fort
+comme un bison, grand comme une girafe; mais, par exemple, il est si
+têtu, si têtu, qu'après l'avoir roué de coups, pour l'engager à se
+servir de ses jambes, le roi Taroo a été réduit à le faire apporter ici
+comme un jeune taureau récalcitrant, tenez... plutôt....
+
+Et il lui montrait un nègre qu'on pouvait juger d'une haute et puissante
+stature quoiqu'il fût courbé en deux, ayant les pieds et les mains
+joints et attachés ensemble.
+
+--C'est, je crois, continua Van-Hop, le chef du Kraal ennemi, un petit
+Namaquois; il s'entête, mais quinze jours de régime du bord et des
+colonies, il deviendra doux comme une gazelle.
+
+Taroo, qui les avait suivis, après s'être ingéré de glorieuses rasades
+d'eau-de-vie, s'approcha, et la vue de son ennemi rallumant sans doute
+sa colère et sa haine, il se mit à injurier et menacer bien
+grossièrement le petit Namaquois, mais celui-ci fermait les yeux avec
+une dignité stoïque, et ne répondait à ces invectives que par un chant
+triste et doux.
+
+Ce sang-froid irrita fort le chef Taroo, qui lança une pierre au
+malheureux noir, mais comme elle ne l'atteignit pas, il allait sans
+doute recommencer, lorsque Van-Hop le prit par le bras et lui dit, en
+bon namaquois:
+
+--Doucement, doucement, grand chef, ce prisonnier est à moi maintenant,
+et vous allez me le détériorer... ne confondons pas, s'il vous plaît.
+
+Taroo continua ses cris et ses menaces; ces mots surtout: ATAR-GULL,
+revenaient sans cesse au milieu de ses hurlements sauvages.
+
+--Que diable chante-t-il là? demanda Benoît.
+
+--C'est son nom... il l'appelle à ce qu'il paraît ATAR-GULL.
+
+--Drôle de nom, le premier petit chat qui naîtra de _Moumouth_, c'est le
+chat angora de ma femme, père Van-Hop... je l'appellerai... comment
+dites-vous?
+
+--ATAR-GULL... Dites comme moi... tenez: Atar....
+
+--Atar....
+
+--Bien, très-bien;... Atar... Gull....
+
+--Atar... Gull... Atar Gull....
+
+--Parfait....
+
+--Je le dirai comme ça jusqu'à demain: Atar-Gull; Atar-Gull, c'est égal
+c'est un bien drôle de nom.... Ah ça, combien voulez-vous du compère?...
+
+--Voyons, pour vous, et à cause de votre épouse, mettons cent piastres.
+
+--Cent piastres!... et moi que gagnerais-je donc? Mon Dieu... cent
+piastres... cent piastres!
+
+--Vous le vendrez trois cents à la Jamaïque.... Tenez, comme c'est bâti!
+quelles épaules! quels bras! il est un peu maigre, mais quand il aura
+repris.... Vous verrez... d'abord je vous jure qu'il a du fond....
+
+--Quatre-vingts piastres, et c'est une affaire arrangée, père Van-Hop,
+et vraiment c'est une folie; mais tenez, pour le dire entre nous,
+j'emploierai mon gain a acheter des marabouts et un cachemire que je
+destine à madame Benoît, et puis à faire construire un petit canot pour
+Thomas, qui est fou de marine.
+
+--Allons.... Ah... vous faites de moi tout ce que vous voulez, mais vous
+êtes si bon mari, si bon père... qu'on ne peut rien vous refuser... va
+pour quatre-vingts gourdes.... C'est donné.
+
+Enfin l'affaire conclue, les marchandises livrées à Van-Hop, car Taroo,
+à force de goûter le rhum, était tombé ivre mort; les nègres rafraîchis,
+Benoît obtint que l'escorte du chef de Kraal se joindrait à ses huit
+matelots pour conduire par terre les nègres vendus jusqu'au mouillage
+de la _Catherine_; là, ils devaient être embarqués ou hissés à bord,
+selon la bonne volonté ou la résistance de chacun.
+
+Quant à _Atar-Gull_, un fin _serpent_, comme avait dit le chef _Taroo_,
+Benoît le fit porter à bord de la chaloupe, et le recommanda
+particulièrement à la surveillance du patron.
+
+Toutes ces petites dispositions prises, l'argent compté, les échanges
+faites, Benoît et Van-Hop n'avaient plus qu'à se séparer, jusqu'à la
+première traite, d'autant plus que le capitaine voulait profiter de la
+marée et d'une bonne brise d'est; or, suivant ce sage axiome, _que le
+vent n'attend personne_, il tendit cordialement la main au courtier:
+
+--Allons, père Van-Hop... au revoir.
+
+--Et Dieu fasse que ce soit bientôt, digne capitaine.
+
+--Encore une poignée de main; c'est plaisir que de traiter avec vous,
+père Van-Hop.
+
+Ce bon capitaine, ça me fend le cœur de vous voir partir; mais tenez,
+encore deux ou trois ans de séjour sur la côte, et après vous
+m'emmènerez avec vous en Europe....
+
+--Bien vrai... ce sera une fameuse partie, nous rirons, allez... mais je
+bavarde, et je devrais déjà être à mon bord.... Adieu, adieu, mon
+vieux....
+
+Et ils s'embrassèrent à s'étouffer, c'était à arracher des larmes, à
+attendrir un cœur de roche.
+
+Tenez, père Van-Hop, avec ces bêtises-là vous me feriez pleurer comme un
+veau.... Adieu--dit brusquement Benoît--et d'un saut il fut dans sa
+yole qui descendit le courant du fleuve avec rapidité.
+
+--Encore adieu, digne capitaine--criait Van-Hop, en le saluant de la
+main--bien des choses à madame Benoît, bon voyage....
+
+--Au revoir, compère--répondait Benoît, qui de son côté agita son
+chapeau de paille tant qu'il put apercevoir le courtier sur le rivage.
+
+Deux heures après tous les noirs étaient dûment embarqués, arrimés,
+encaqués dans le faux pont de la _Catherine_, les nègres à babord et les
+négresses à tribord; quant aux négrillons, on les laissa libres.
+
+Atar-Gull fut séparément mis aux fers.
+
+Il est inutile de dire que pendant toutes ces manœuvres, les noirs
+s'étaient laissé prendre, mener, hisser et enchaîner à bord avec une
+insensibilité stupide: ne pensant pas qu'on pût avoir d'autre but que
+celui de les dévorer, ils mettaient, selon la coutume, tout leur courage
+à rester impassibles.
+
+Avant de lever l'ancre, M. Benoît fit faire une bonne distribution de
+morue, de biscuit, et d'eau mêlée d'un peu de rhum.
+
+Mais presqu'aucun nègre n'y voulut toucher, ce qui n'étonna pas le digne
+capitaine, car les noirs, on le sait, restent ordinairement les cinq ou
+six premiers jours du voyage à peu près sans manger; aussi c'est alors
+que le _déchet_ est le plus à craindre; ce moment passé, sauf quelques
+fâcheux résultats de la chaleur et de l'humidité, la proportion des
+pertes est fort minime.
+
+Enfin il mit à la voile par un joli vent frais de sud-est, vers les
+trois heures du soir, et à six heures..... au coucher du soleil, la côte
+d'Afrique ne se dessinait plus au loin que comme une ligne brumeuse et
+étroite.
+
+
+
+
+LIVRE II.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+ Si mon songe de bonheur fut vif,
+ il fut de courte durée.
+
+ CHÂTEAUBRIAND.--_Atala_.
+
+ --Vous voulez être riche?
+
+ Elle l'était, la coquine, deux fois
+ plus qu'elle ne le méritait.
+
+ --Et vous le serez: puisque c'est
+ l'or que vous aimez, il faut aller vous
+ chercher de l'or.
+
+ DIDEROT.--_Ceci n'est pas un
+ conte_.--Vol. VII.
+
+L'INCONNUE.
+
+
+Dors, va, dors en paix, brave capitaine; allonge tes membres engourdis
+sur la toile fine et blanche tissée par ta Catherine. La vois-tu assise
+au coin d'un feu pétillant, dans les longues soirées d'hiver, l'œil
+fixe, humide; elle quitte quelquefois le travail pour attacher un long
+regard sur ton portrait, tout en jouant avec l'épaisse et rude chevelure
+de _Thomas_, pendant que _Moumouth_, grave et silencieux, lèche et polit
+sa fourrure soyeuse et bigarrée.
+
+Alors elle calcule sans doute avec angoisse le terme de ton voyage, la
+vertueuse épouse! C'est qu'aussi tu l'aimes tant, ta digne femme! pour
+elle, tu braves des dangers sans nombre; pour elle, capitaine Benoît, tu
+te voues corps et âme à un métier atroce, tu passes pour un brigand,
+pour un ignoble vendeur de chair humaine, toi... toi, dont l'âme est si
+naïve et si pure! Tu devras rendre, il est vrai, un bien effrayant
+compte devant Dieu!... mais tu auras au moins procuré à Catherine une
+douce et paresseuse existence. Tu seras tout consolé, brave homme, et tu
+grimaceras encore ton honnête sourire au milieu des flammes de Lucifer,
+en voyant peut-être Catherine, assise dans le ciel, pêle-mêle avec les
+blonds chérubins aux ailes de moire et d'azur.
+
+Comment aussi le retour d'un pareil mari ne ferait-il pas époque dans
+une famille?
+
+Je ne saurais pourtant vous dire au juste si Catherine espère ou redoute
+ce bienheureux retour... peut-être le sait-il... ce grand canonnier de
+marine étendu complaisamment dans le fauteuil unique de M. Benoît,
+coiffé de la _gorra_ de M. Benoît, fumant enfin, dans la meilleure pipe
+de M. Benoît, du tabac de M. Benoît; alors, que Thomas et Moumouth
+regardent par moments cet intrus d'un air craintif et colère.
+
+Eh! mais j'y pense; si, pendant que le brave capitaine trafique avec le
+père Van-Hop, affronte les tempêtes... Catherine... le?...
+
+Bah... bah... dors, va; dors, Claude; dors, Martial; dors, Borromée;
+rêve, rêve le bonheur et la fidélité de ta femme... Un songe heureux,
+vois-tu, frère, c'est encore ce qu'il y a de plus positif dans notre
+tant joyeuse existence... dors, la brise fraîchit, ton autre Catherine
+est en route (et elle est doublée et chevillée en cuivre, celle-ci!...)
+
+Bonne! bonne _Catherine_, elle n'est pas coquette non plus celle-ci. Oh!
+mon Dieu, tous les ans, une pauvre couche de goudron, quelques voiles
+neuves, un coup de peigne dans son gréement, et la voilà pimpante et
+proprette, toujours douce, soumise, obéissante... Ah! digne Benoît,
+c'est à celle-ci que tu devrais borner tes amours... Au lieu de ton gros
+Thomas, tu te serais donné un joli petit sloop, vif, léger, hardi, qui
+eût voltigé autour de ton brick comme un jeune Alcyon auprès de sa mère.
+
+Cette Catherine-ci aurait reçu dix, vingt, trente canonniers... que tu
+n'en eusses pas été jaloux... Certainement non, au contraire, comme vont
+le prouver les événements.
+
+Enfin, dors toujours... le soleil va se lever pur et radieux, si j'en
+crois cette légère vapeur et cette teinte de pourpre qui lutte à
+l'orient contre les dernières ombres de la nuit, et fait pâlir les
+étoiles.
+
+Dors, capitaine; ton second, ton autre Simon, ton fidèle _Caiot_ veille
+pour toi, veille pour tous...
+
+Depuis quelques instants, lui et sa longue-vue, incessamment braqués
+vers le sud-est, observaient dans cette direction avec une infatigable
+curiosité.
+
+--«Je donnerais mon quart de vin pendant huit jours--se disait
+Caiot--pour que le soleil fût haut... Par tous les saints du
+calendrier, il me semble pourtant voir quelque chose... non... si...
+diable de brume... une fois le soleil levé, je serais sûr... allons
+encore... ah! voici enfin une clarté de crépuscule; gueux de fanal, sors
+donc... sors donc... ah! enfin le voilà... est-il rouge ce matin!...
+mais oui... oui... je distingue parfaitement.... c'est une goëlette tout
+au plus à un mille de nous... ah ça... mais... je n'ai jamais vu de
+voilure comme la sienne.... quelles basses voiles... quels huniers!
+quelle mâture penchée sur l'arrière!...
+
+Et en énumérant ces singulières qualités, la figure de Caiot prenait peu
+à peu une expression d'étonnement nuancée d'une légère teinte de
+frayeur.
+
+--Mais--reprit-il en braquant de nouveau sa lunette--elle a l'air
+d'avoir le même cap que nous! on dirait qu'elle navigue dans nos eaux,
+_n'y a pas de soin_; mais il faut toujours prévenir le capitaine.»
+
+D'un bond, Caiot fut à la porte de la dunette; et, après sept minutes
+d'un bruit à réveiller un chanoine, la porte s'ouvrit lentement, et M.
+Benoît apparut sur le pont, tout étonné, débraillé, ébouriffé, se
+tordant les bras, se frottant les yeux encore lourds de son bon gros
+sommeil, et entremêlant cette expressive pantomime de oh!... de brrrr...
+de ah!... il fait frais... brrrr... etc.
+
+--Bigre de Caiot--dit enfin le capitaine qui commençait à avoir des
+idées claires et lucides.
+
+Or, je ne suis pas superstitieux; mais il me semble peu convenable de
+saluer le soleil par un quasi juron, par--bigre de Caiot--car je me
+rappelle toujours en tremblant le sort de ce pauvre Simon (que les
+flammes de l'enfer ne lui soient pas trop ardentes!)
+
+--Bigre de Caiot--fit donc le capitaine--je dormais si bien... Enfin,
+que me viens-tu chanter?
+
+--Je crains que ce ne soit une drôle de ronde.... capitaine; c'est une
+goëlette qui paraît vouloir...
+
+--Ah! mon Dieu... une goëlette... c'est peut-être celle que nous deux ce
+pauvre Simon nous avions déjà signalée!
+
+--C'est possible, capitaine; voici la longue-vue...
+
+--Donne... donne, mon garçon..., ah! mais... oui... bigre... c'est bien
+cela; et tu dis qu'elle a l'air de nous suivre?
+
+--Voyez plutôt, capitaine.
+
+--Ça ne dit rien, on peut faire la même route sans pour cela suivre les
+gens comme des voleurs à la piste.
+
+--Si vous m'en croyez, capitaine, nous laisserons porter un quart de
+plus, nous virerons de bord s'il le faut; et si elle imite en tout notre
+manœuvre, nous serons bien sûrs alors qu'elle veut nous appuyer une
+chasse. Hein?
+
+--Pourquoi faire? nous chasser! ce n'est pas un bâtiment de guerre
+préposé pour empêcher la traite, c'est tenu comme une piguière; si c'est
+un pirate, il doit bien voir à notre air d'où nous venons, et qu'il n'y
+a rien à faire ici pour lui...
+
+--Dam, capitaine... voyez... mais elle approche... elle nous gagne...
+c'est celle-là qui a des jambes... bon, voilà qu'elle grée ses
+catacoës... et toujours le cap sur nous; c'est là que je reconnais
+l'entêtement?--dit Caiot en agitant son index.
+
+--Écoute, garçon, fais venir un peu au vent, après laisse arriver;
+virons enfin de bord... et si elle nous suit toujours, nous lui
+demanderons ce qu'elle nous veut; n'est-ce pas?... c'est plus franc...
+
+D'après cette décision, la _Catherine_ se mit à louvoyer.
+
+Vous vous êtes quelquefois trouvé la nuit, par un ciel voilé, dans une
+de ces longues rues de Cordoue si sombres et si étroites, errant avec
+insouciance et entendant sans l'écouter le bruit sonore et cadencé de
+vos pas, qui retentissait sur les larges dalles des trottoirs.
+
+Abîmé dans une douce et amoureuse pensée; vous marchiez toujours; mais
+votre imagination s'égarait ailleurs, soulevait peut-être cette jalousie
+verte, ces lourds rideaux de soie... que sais-je, moi?
+
+Lorsqu'un autre bruit de pas qui semblait être l'écho de votre marche,
+écho d'abord lointain, puis plus proche, puis enfin tout près de vous,
+appelait votre attention, et vous tirait d'une ravissante rêverie, sans
+doute.
+
+Alors, redressant la tête, élevant votre cape sur vos yeux, et cherchant
+dans votre poche la crosse mignonne et ciselée d'un pistolet,
+chef-d'œuvre d'Ortiz père, doyen des armuriers de Tolède, vous
+ralentissiez fièrement le pas...
+
+On ralentissait le pas derrière vous.
+
+Vous le doubliez...
+
+On le doublait.
+
+Vous quittiez le trottoir gauche...
+
+On quittait le trottoir gauche.
+
+Vous alliez à droite...
+
+On allait à droite...
+
+Vous reveniez à gauche..
+
+On revenait à gauche...
+
+Las enfin, et prenant le milieu de la rue, car, en Espagne, les entrées
+de porte sont dangereuses, vous vous retourniez bravement en disant au
+fâcheux:--Seigneur cavalier; que veut votre grâce?
+
+Et sa grâce pouvait voire luire dans l'ombre le canon damasquiné du
+chef-d'œuvre d'Ortiz père.
+
+--Alors ici le drame se simplifiait ou se compliquait singulièrement.
+
+Eh bien! la _Catherine_ avait exactement agi sur l'Océan comme vous
+aviez agi dans la rue de Cordoue; elle avait
+louvoyé,--viré,--tourné;--la damnée goëlette avait
+louvoyé,--viré,--tourné.
+
+Or le capitaine Benoît, ne conservant plus aucun doute sur les
+intentions de ce navire, n'imita pas votre impertinente fanfaronnade;
+d'abord parce qu'il n'avait pas de canons à bord, et qu'il s'était
+aperçu, dans les différentes manœuvres exécutées par la goëlette,
+qu'elle avait des canons et beaucoup.
+
+Et puis l'âge et l'expérience avaient mûri cette vieille tête grise;
+aussi ordonna-t-il simplement à Caiot de mettre dehors toutes les voiles
+du brick, et de tâcher d'échapper par la fuite à cet infernal curieux.
+
+C'était, vous voyez, un moyen que vous pouviez encore employer pour
+dénouer le drame de la rue de Cordoue.
+
+Le brick marchait comme un poisson; mais la goëlette volait comme un
+oiseau, et on voyait même qu'elle ne déployait pas encore toutes ses
+ressources, se contentant d'observer toujours une honnête distance entre
+elle et le brick.
+
+Celui-ci se couvrit de toile; elle, sans efforts, avec calme, sans
+paraître augmenter sa voilure... doubla sa vitesse et se maintint
+toujours à la même portée.
+
+--C'est infernal--disait Benoît qui, ne comprenant rien à cette
+manœuvre, voyait l'immense supériorité de la goëlette sur son
+brick...--Puisqu'elle marche mieux que moi, pourquoi ne pas profiter de
+son avantage, et me dire tout de suite ce qu'elle veut... au lieu de
+s'amuser avec _Catherine_ comme un chat avec une souris.
+
+Il ne croyait pas dire si juste, le pauvre homme.
+
+--Capitaine... tenez... tenez, la voilà qui ouvre la bouche--dit Caiot
+en voyant l'éclair qui précède un coup de canon...--_n'y a pas de
+soin_--dit-il en levant la tête au long sifflement qui cria dans les
+cordages.
+
+--C'est à boulet!
+
+--Ah ça, mais est-elle bête?--dit Benoît rouge de colère.--Qu'est-ce que
+ces bigres de sauvages-là? et pas un canon à mon bord...--hurlait le
+capitaine en se rongeant les pouces;--aussi a-t-on jamais vu un négrier
+attaqué par un pirate, car ce ne peut être que ça...
+
+Un second éclair brilla, et ce ne fut point un sifflement, mais bien un
+bruit sourd et mat que l'on entendit; c'était un boulet qui se logeait
+dans la préceinte.
+
+--Ah! bigre... bigre... bigre de goëlette... elle va me couler comme une
+outre...
+
+--Capitaine--fit Caiot, pâle et blême comme tout l'équipage que ces
+salves réitérées avaient attiré sur le pont, et qui devisait fort agité
+sur tout ceci--capitaine, elle veut peut-être vous prier de mettre en
+panne?
+
+--J'y pensais, mais c'est bien dur. Allons, allons, brassez tribord, la
+barre sous le vent.
+
+L'effet des voiles se neutralisant, le brick resta immobile; alors aussi
+le feu cessa à bord de la goëlette qui s'approcha tout près de la
+_Catherine_, et on entendit ces mots s'échapper de l'orifice d'un large
+porte-voix:
+
+--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine
+dedans._
+
+--_Avec le capitaine dedans!_--répéta ironiquement Benoît;--plus souvent
+que j'irai... est-ce qu'il se fiche de moi? sans pavillon, sans signe
+de reconnaissance, avec sa tournure de flibustier? ah! oui... pas
+mal... Pauvre Catherine, va, si tu savais que dans ce moment...
+
+Le monologue de Benoît fut interrompu par le porte-voix de la goëlette,
+qui répéta avec le même accent, la même mesure:
+
+--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine
+dedans._
+
+Et puis aussi on vit briller un boute-feu sur les passe-avants de
+l'inconnue.
+
+--Bigre de scie... je t'entends bien--dit Benoît; et tâchant d'éluder la
+question, il répondit à son tour avec volubilité:
+
+--Ohé de la goëlette, d'où venez-vous?--Que voulez-vous du
+capitaine?--Pourquoi ne hissez-vous pas votre pavillon?--De quelle
+nation êtes-vous?--Je ne vous connais pas.--Je suis Français.--Je vais
+de Nantes à la Jamaïque.--Je n'ai rencontré aucun navire.
+
+Le porte-voix de la goëlette, dont on voyait toujours la large gueule,
+laissa déborder ce flux de paroles et de questions; et, après un moment
+de silence, la grosse voix répéta avec le même accent, avec la même
+mesure:
+
+--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine
+dedans._
+
+Et un coup de canon, qui ne blessa personne, partit avec le dernier mot
+de la phrase, en manière de péroraison.
+
+--Le chien, est il taquin!--dit Benoît.--Allons, il faut y mordre. Oh!
+mon pauvre Simon, Simon, où es-tu?... La yole à la mer, Caiot, et quatre
+hommes pour y nager.
+
+--Capitaine--dit Caiot--défiez-vous; ça m'a l'air d'un flibustier.
+
+--Que diable veux-tu qu'il me prenne; il a peut-être besoin d'eau ou de
+vivres...
+
+--C'est encore possible... le canot est paré, capitaine...
+
+Et le malheureux Benoît y descendit à peine vêtu; sans armes, sans
+chapeau... au moment où le maudit porte-voix répétait encore, avec le
+même accent, avec la même mesure:
+
+--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine
+dedans._
+
+--_Le capitaine dedans..._ _le capitaine dedans..._ Il y est, bigre
+d'animal, _dedans..._ On y va... Un instant donc, fichtre!!!!--gromelait
+Benoît comme un domestique récalcitrant qui répond à la vibrante et
+infatigable sonnette d'un maître asthmatique et goutteux.
+
+--Allons toujours donner la pâtée aux moricauds--dit Caiot--car ils
+crient comme des chacals.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+ Hélas! chaque heure dans la société
+ ouvre un tombeau, et fait couler une
+ larme.
+
+ CHÂTEAUBRIAND.--_René_.
+
+ .....Cette scène avait quelque chose
+ d'étrange qui étonnerait l'âme la plus assurée.
+
+ CHARLES NODIER.--_Roi de Bohême_.
+
+ C'est une étrange sensation que produit
+ sur l'oreille le bruit qu'on fait en
+ armant un pistolet, quand vous savez
+ que le moment d'après votre sein va
+ être visé à douze toises de distance ou à
+ peu près;--cent, n'est-ce pas une distance
+ honorable?
+
+ BYRON.--_Don Juan_, ch. IV, XLI.
+
+LA HYÈNE.
+
+
+Plus Benoît approchait de la goëlette, plus il concevait de défiance et
+de soupçons, surtout lorsqu'arrivé tout près, il put distinguer les
+étranges compagnons qui, appuyés sur les bastingages, suivaient
+curieusement les manœuvres de son petit canot.
+
+Ce fut aussi avec un imperceptible battement de cœur que le capitaine
+de _la Catherine_ remarqua deux petits nuages d'une fumée bleuâtre
+qui,--tourbillonnant au-dessus des caronades,--attestaient des
+dispositions encore hostiles de ce singulier navire.
+
+Enfin, Claude-Borromée-Martial accosta la goëlette.
+
+(Ce fut, je crois, un vendredi du mois de juillet 18..... à sept heures
+vingt-neuf minutes du matin.)
+
+Au moment où Benoît se disposait à monter à bord, un coup de sifflet
+aigu, modulé, retentit fortement; cette marque de déférence qui, dans la
+civilité nautique, signale toujours l'arrivée d'un personnage de
+distinction, rassura un peu notre bon capitaine.
+
+--Ils ne sont pas encore si sauvages qu'ils en ont l'air--dit-il en se
+hissant au moyen de tire-veilles qu'on lui avait jetées avec galanterie.
+
+Il arriva sur le pont de la _Hyène_ (la goëlette s'appelait _la Hyène_).
+
+Là, ma foi, n'eût été la grâce toute courtoise avec laquelle on avait
+sifflé pendant qu'il grimpait à bord, là, Benoît eût senti une bien
+poignante inquiétude, croyez-moi; car il put considérer à loisir ce
+hideux équipage.
+
+Quelles figures, bon Dieu!
+
+Certes, l'équipage de _la Catherine_ n'était pas tout composé de timides
+adolescents qui venaient de se séparer pour la première fois d'une bonne
+vieille mère, en emportant sa sainte bénédiction, qui s'essuyaient les
+yeux au seul souvenir de ses cheveux blancs si vénérables, qu'ils
+baisaient chaque matin avec respect et joie en disant:--Bonjour, mère!
+
+Avant le départ, tous n'avaient pas été murmurer une humble prière à la
+bonne Vierge qui protège les pauvres marins, et puis offrir naïvement
+sur son autel une modeste couronne de paquerettes des bois.
+
+Et lorsque le soleil, disparaissant le soir sous un immense dais de
+pourpre et d'or, semblait changer la mer en un océan de feu, et inondait
+encore le brick d'une clarté flamboyante, certes, bien peu allaient
+d'habitude se prosterner sur le pont et unir leurs voix reconnaissantes
+en un religieux cantique, dont les touchantes paroles se mêlaient aux
+majestueuses et sublimes harmonies de la nature.
+
+Ce n'étaient pas non plus de chastes et d'honnêtes pensées qui venaient
+sourire à leur ardente imagination, et dont ils se berçaient le soir en
+s'endormant balancés dans un hamac.
+
+Certes, ils n'avaient pas de ces visages frais, roses et candides, de
+ces fronts blancs et purs qui se colorent d'une si voluptueuse rougeur
+au premier regard d'une femme; ils ne soulevaient pas timidement de ces
+beaux yeux voilés de longs cils de soie, de ces yeux qui disent à seize
+ans, avec une mélancolie si douce:--Oh!... comme j'aimerais une femme
+qui voudrait de moi... mais, mon Dieu, quelle femme voudra de moi?...
+
+Revenons aux marins de Benoît; non certes, ils n'étaient pas ainsi; je
+l'avouerai même, ils se montraient un peu blasphémateurs,--un peu
+buveurs,--un peu querelleurs,--un peu tueurs,--un peu joueurs,--un peu
+voleurs,--un peu adonnés aux négresses, aux Espagnoles, aux Indiennes,
+aux Japonaises, aux Américaines, aux Haïtiennes, même aux Namaquoises,
+grandes ou petites, cela dépendait de la route qu'ils suivaient.
+
+Mais, grand Dieu! quelle différence avec l'équipage de _la Hyène_; quels
+hommes! ou plutôt quels démons!
+
+Laids, sales, déchirés, couverts de méchants haillons, noirs de poudre
+et de fange, basanés, cuivrés, bronzés, cicatrisés; les cheveux et la
+barbe longs, malpropres, les yeux farouches et creux, les ongles
+crochus, et des jurements! des plaisanteries! ah!
+
+C'était à donner la chair de poule à l'honnête Benoît, qui, après tout,
+faisait, si vous voulez, un petit trafic que quelques personnes
+réprouvent; mais au moins le faisait-il honnêtement, en conscience, et,
+après tout, comme il le disait avec beaucoup de justesse d'esprit: Pour
+soutenir les colonies; car, sans colonies, adieu sucre, adieu café,
+adieu indigo, etc.
+
+Ces réflexions, je vous le dis, vinrent en foule assaillir le capitaine
+Benoît, lorsqu'il fut sur le pont de _la Hyène_.
+
+Et ce pont avait aussi, comme tous ces atroces visages, une expression,
+une physionomie particulière.
+
+C'étaient des manœuvres mêlées et confondues, des armes jetées çà et là,
+pour qu'on pût les trouver toujours prêtes; un plancher humide et
+boueux, couvert, en quelques endroits, de larges taches d'un rouge noir;
+des canons en état de faire feu, mais remplis de crasse et de rouille;
+puis, sur quelques affûts, encore des traces de ce même rouge noir,
+mêlées de certains débris membraneux séchés et racornis au soleil, que
+Benoît reconnut en frissonnant pour être des restes de lambeaux de chair
+humaine!
+
+Oh! c'est alors qu'il regretta le pont de son brick, si blanc, si
+propre, si net! son gréement lisse et peigné, les jalousies vertes de sa
+petite chambre, ses jolis rideaux de toile perse, bigarrés et émaillés
+de fleurs comme un parterre... et sa moustiquaire diaphane... et son lit
+où il dormait si bien... et son verre de gyn, humé lentement en
+compagnie de ce pauvre Simon, tout en causant de Catherine et de Thomas,
+de ses riants projets pour l'avenir, de sa modeste ambition et de son
+espoir de finir ses jours par une belle soirée d'automne, à l'ombre des
+acacias qu'il avait plantés, entouré de deux ou trois générations de
+petits Benoît.
+
+Oh! mon Dieu, Montaigne a bien raison! _Comme la fatalité nous masche!_
+
+--Tu as b.... renâclé pour venir au lof, vieux marsouin--lui dit un
+homme à figure repoussante, et qui n'avait qu'un œil; cet intrigant
+était à peine vêtu d'un pantalon déchiré, d'une vieille, vieille chemise
+de laine rouge, sale et grasse, et ceint d'une corde au travers de
+laquelle passait la lame d'un grand couteau à manche de bois.
+
+Ici Benoît rassembla sa dignité, son courage, et répondit sans émotion:
+
+--Vous aviez seize canons et je n'en avais pas un... c'est pas cher
+d'amariner les gens à ce prix-là, bigre!
+
+--C'est pour cela, mon gros souffleur, qu'il faut gouverner droit, parce
+que la raison est toujours du côté des canons... et tu vois si nous
+sommes raisonnables...
+
+Dit le gentilhomme, en lui faisant observer que les gaillards étaient
+parfaitement garnis...
+
+--Enfin--reprit Benoît avec impatience--vous m'avez hélé; que
+voulez-vous de moi? je perds la brise; est-ce que vous allez m'embêter
+encore long-temps comme ça?
+
+--N'y a que le commandant qui puisse te répondre; en attendant, sois
+calme et ronge ton câble, ça t'empêchera de grincer des gencives...
+
+--Le commandant! ah! vous avez un commandant ici, ça doit être du
+propre--dit imprudemment Benoît, avec une sorte de moue dédaigneuse.
+
+--Mords ta langue, vieille carogne, ou je te l'arrache pour la jeter aux
+requins!
+
+--Mais, bigre d'enfer...--s'écria le malheureux capitaine...--enfin que
+me voulez-vous?... est-ce de l'eau ou des vivres?
+
+--De l'eau et des vivres, toujours de l'eau et des vivres, même du rhum,
+ça ne peut jamais nuire.
+
+--Dites donc cela tout de suite... Ohé!... toi, Jean-Louis--cria Benoît
+à un de ses canotiers--rallie le bord et apporte dans la yole...
+
+--Toi--dit l'interlocuteur de Benoît en s'adressant au matelot
+précité--toi, Jean-Louis, je _t'infuse_ deux balles dans les reins si tu
+fais mine de pousser au large.
+
+--Oh! quelle bigre, bigre de scie!... vous ne voulez donc ni eau ni
+vivres?
+
+--Nous irons nous-mêmes en chercher à ton bord, vieille bête...
+
+--Comme je danse--fit Benoît.
+
+--Tu verras, que je te dis.... et sans toi encore.
+
+Ici, le capitaine de _la Catherine_, au lieu de répondre, clignota des
+yeux, enfla sa joue gauche en la soulevant avec sa langue, et tapa
+légèrement sur cette proéminence du bout de son index.
+
+Cette pantomime bien inoffensante, vous le voyez, parut pourtant
+insultante au gentilhomme; car, d'un revers de sa large main, noire et
+velue, il étendit le pauvre Benoît sur le pont, en disant:
+
+--Est-ce que tu prends _le Borgne_ pour un mousse, dis donc...
+attachez-moi cet animal-là par les pattes, vous autres...
+
+Ce qui fut fait malgré les _bigres_ et les _fichtres_ réitérés de
+Benoît.
+
+Les matelots de son embarcation étaient tenus en respect par _le Borgne_
+et ses honnêtes amis.
+
+Une grosse tête, hideuse et crépue, sortit du panneau en criant:
+
+--_Le Borgne_... _le Borgne_, le commandant demande ce qu'on déralingue
+sur le pont.
+
+--C'est le vieux caïman qui gouverne le brick _que l'on fait se
+taire_...
+
+La grosse tête disparut.
+
+Puis elle reparut.
+
+--Eh!--dit le vilain mousse--eh! _le Borgne_, le commandant ordonne
+qu'on lui apporte le _monsieur_.
+
+Et, bon gré mal gré, l'honnête Benoît fut affalé par le panneau, et se
+trouva auprès d'une petite porte qui donnait dans la cabine du seigneur
+et maître de _la Hyène_.
+
+Là, le misérable entendit une voix, oh! une voix de tonnerre qui
+hurlait:
+
+--Mais qu'on le coupe en deux comme une pastèque, ce vieux gueux-là...
+s'il se rebiffe... Ah! on l'a apporté!... eh bien! qu'on lui délie les
+quilles, et qu'il entre... nous allons nous voir le blanc des yeux.
+
+ * * * * *
+
+Ici, Claude-Martial-Borromée pensa à Catherine et à Thomas, boutonna sa
+veste, passa la main dans ses cheveux gris, toussa deux fois... se
+moucha... Et entra...
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+ Peut-être, messieurs, ne savez-vous
+ pas ce que c'est que le pal?...
+
+ JULES JANIN.--_L'Âne mort._
+
+ Je frissonnai, et je crus que ma
+ dernière heure était arrivée.
+
+ P. MÉRIMÉE.--_L'Enlèvement de la redoute._
+
+MONSIEUR BRULART.
+
+
+En vérité, il méritait bien de commander _la Hyène_ et son hideux
+équipage.
+
+Telle fut la première réflexion du capitaine Benoît, lorsqu'il se trouva
+face à face avec ce personnage.
+
+Figurez-vous un homme d'une taille athlétique, avec un visage pâle et
+plombé, un front plissé, un nez long et mince, d'épais sourcils d'un
+noir de jais, et des yeux d'un bleu clair et vitreux d'une fixité
+insupportable; un menton large et carré, des joues creuses, recouvertes
+d'une barbe épaisse à moitié longue, et puis enfin une bouche bordée de
+lèvres minces et blafardes, agitées par un tremblement convulsif presque
+continuel qui, par exemple, laissaient voir, pourquoi ne l'avouerait-on
+pas, de fort belles dents parfaitement rangées.
+
+Pour tout vêtement, il portait une grosse chemise bleue à moitié usée
+qu'il attachait ordinairement autour de ses reins avec un bout de
+bitord; aussi Benoît put-il admirer à son aise la force puissante de ses
+membres musculeux, bruns et velus.
+
+Seulement ses mains, toutes malpropres, toutes noires qu'elles étaient,
+témoignaient, par leur forme longue et effilée, par la délicatesse de
+leurs contours, témoignaient, dis-je, d'une grande distinction de
+race...
+
+Le commandant Brulart, car il avait un nom et s'appelait Brulart, même
+aucuns disent un nom ancien, un nom historique, qui, déjà illustre sous
+François Ier, fit pâlir plus d'une fois les généraux de
+Charles-Quint; quant à moi, je ne crois guère à ces dires; toujours
+est-il que M. Brulart était assis sur un vieux coffre, et avait devant
+lui une petite table tachée de graisse et de vin sur laquelle il
+s'appuya quand il vit entrer Benoît.
+
+Ce fut donc la tête dans ses mains, les coudes sur la table, son regard
+clair et perçant attaché sur le bon homme, qu'il s'apprêta à engager la
+conversation.
+
+Benoît, voulant lui épargner la peine de commencer, prit la parole avec
+dignité:
+
+--Saurai-je enfin pourquoi...--mais M. Brulart l'interrompit de sa
+grosse voix:
+
+--_Pourquoi toi-même!_ chien; au lieu de m'interroger, réponds....
+pourquoi as-tu été si long-temps à mettre ton _ourque_ en panne?
+
+À ces mots, le front de M. Benoît se colora d'une vive et légitime
+indignation; il fût peut-être resté impassible pour une injure adressée
+à lui personnellement, mais insulter son brick... _sa Catherine!_
+appeler son joli navire une _ourque!_ c'était plus qu'il n'en pouvait
+supporter; aussi reprit-il vivement:
+
+--Mon brick n'est pas une _ourque_, entendez-vous, malhonnête, et si je
+n'avais pas un bas mât trop pesant, je rendrais les huniers à votre
+bateau...
+
+Ici M. Brulart fit trembler la goëlette aux éclats de son gros rire, et
+continua sans changer de position.
+
+--Tu mériterais bien, vieille carcasse démâtée, que je te fisse amarrer
+à une ligne de lock, et que je te f.... à la mer... à la remorque de ma
+goëlette... pour que tu puisses juger si elle file bien;... mais je te
+réserve mieux que ça... oui, mon vieux, mieux que ça--dit Brulart en
+voyant l'air étonné de Benoît.--Mais ce n'est pas encore l'heure;
+dis-moi, d'où viens-tu?
+
+--Je viens de la côte d'Afrique, je fais la traite, j'ai mon chargement,
+et je vais à la Jamaïque pour y vendre mes noirs...
+
+--Je savais tout cela mieux que toi, je te le demandais pour voir si tu
+mentirais...
+
+--Vous le saviez?...
+
+--Je te suis depuis Gorée...
+
+--C'est donc vous... que j'ai vu avant l'ouragan... dans la brume...
+
+--Un peu... ainsi touche-là, confrère, salut!...--dit Brulart en tirant
+une mèche de ses épais cheveux noirs, comme si c'eût été la corne d'un
+chapeau; ah!... nous faisons la traite! et moi aussi... j'en suis
+enchanté.
+
+--J'étais sûr que nous nous entendrions--dit Benoît un peu rassuré par
+cette parité d'état.
+
+--Mais, dis-moi, tes noirs, où les as-tu pris? car l'ouragan nous a
+séparés, et je ne t'ai retrouvé que cette nuit.
+
+--Sur la côte... à l'embouchure de la _rivière des Poissons_; ils m'ont
+été vendus par un chef de _Kraal_, des grands _Namaquois_, c'est une
+partie de _petits Namaquois_ qui provenait d'une prise faite pendant la
+guerre.
+
+--Ah! vraiment...
+
+--Mon Dieu, oui, et j'avais même eu l'idée, si mon chargement n'eût pas
+été complet, de descendre jusqu'au _fleuve Rouge_, qui est à peu près à
+trente lieues dans le sud de la rivière des Poissons.
+
+--Pour?
+
+--Pour compléter mon chargement avec des _grands Namaquois_, car ils se
+sont fait des prises des deux côtés; et si les grands Namaquois vendent
+les petits, les petits mangent les grands Namaquois.
+
+--Ah! ils les mangent!
+
+--Ils les mangent à la croque-au-sel...--répéta Benoît tout-à-fait
+rassuré, en faisant l'agréable--ainsi, commandant, vous voyez que
+puisqu'ils les mangent, ils les vendraient peut-être, et à bon marché
+aussi, et je vous enseigne cet endroit comme _un bon coin_.
+
+--Oh! moi, je prends mes cargaisons de noirs ailleurs.... c'est une
+combinaison à part.... une espèce de tontine dans laquelle _j'amortis_
+beaucoup...
+
+--Ah!--fit Benoît ouvrant ses petits yeux--c'est une tontine...
+pourrais-je en être?
+
+--Comment! mon brave, tu y es déjà!...
+
+--Déjà....--dit Benoît, qui n'y comprenait rien.
+
+--Déjà.... Mais, dis-moi, tu as quitté la rivière des Poissons?
+
+--Hier soir... mais cette tontine...
+
+--Bien;--ton estime t'éloigne de la rivière?...
+
+--De vingt lieues environ.... et cette tontine que?...
+
+--Et tu es sûr que les _petits Namaquois du fleuve Rouge_ ont aussi fait
+prisonniers des _grands Namaquois_?
+
+--Sûr, sûr, c'est leur chef _Taroo_ qui me l'a dit; mais vous voyez,
+commandant, que je m'amuse aux lanternes; tout ce que je puis faire pour
+vous, c'est de vous donner six tonnes d'eau et deux barils de biscuit;
+vous concevez qu'avec près de quatre-vingts noirs à bord et vingt hommes
+d'équipage, c'est beaucoup;... mais nous causerons de la tontine, et
+vrai, comme Catherine est mon épouse, je me _saigne_ pour vous.
+
+--C'est le mot--dit Brulart, en souriant d'une façon singulière.
+
+--Je ne puis pas faire un fifrelin de plus--ajouta Benoît d'un air
+décidé.
+
+--Je te jure pourtant, moi, par tous les reins que j'ai brisés!...--cria
+Brulart. Et il leva sa tête d'entre ses mains.
+
+--Par tous les crânes que j'ai fendus.--Et il se dressa debout.
+
+--Par tous les gosiers que j'ai échancrés!--Et il marcha sur Benoît.
+
+--Par tous les navires que j'ai pillés.--Et il regarda le malheureux
+capitaine sous le nez.
+
+--Que tu feras davantage pour moi, _monsieur des grands Namaquois_.
+
+--Me trahirais-tu?--demanda Benoît pâle comme la mort.
+
+--Si je-te-tra-his?...
+
+Et à peine Brulart avait-il terminé ces mots, qui furent accentués
+lentement, qu'un rire tout homérique ou plutôt tout méphistophélétique,
+ou mieux encore, un vrai rire de hyène, souleva sa large poitrine.
+
+--Ah! gredin... bigre de forban...--dit l'honnête Benoît en lui sautant
+au cou....
+
+Mais Brulart, saisissant les deux bras de Benoît, les emprisonna dans
+son poignet de fer, tandis que de l'autre main il dénoua la corde qui
+lui servait de ceinture, et en quelques minutes Benoît fut ficelé, lié,
+enchevêtré, de manière à ne pouvoir faire le plus léger mouvement; après
+quoi Brulart le posa en travers sur son grand coffre, en lui disant:
+
+--À tout à l'heure, nous allons rire... _confrère_.
+
+Et il monta sur le pont au bruit des imprécations, des injures, des
+bigres, des hurlements du malheureux Benoît, qui sautait par soubresauts
+sur son coffre comme un poisson sur le sable.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+ Oh!... lui dit-il en mourant; oh! mon
+ Anna, coupe les boucles de mes longs cheveux
+ qui ressemblent aux tiens...
+
+ --Au moins, se dit à part la douce fille, je
+ pourrai donner des bagues à mes amants,
+ sans dégarnir ma chevelure.--Ils me suivront
+ au tombeau... qui, je te le jure, est entr'ouvert,
+ mon adoré...--reprit-elle tout
+ haut.
+
+ Une larme brilla dans les yeux ardents
+ du moribond.
+
+ _(Historique.)_
+
+ Ils auraient dû vivre invisibles dans l'épaisseur
+ des bois, comme les rossignols mélodieux;
+ ils n'auraient jamais dû habiter
+ ces vastes solitudes appelées société, où tout
+ est vice et haine: chaque créature née libre
+ se plaît dans un secret asile. Les oiseaux les
+ plus doux ne nichent qu'avec une compagne,
+ l'aigle prend seul son essor, la
+ mouette et les corbeaux se réunissent en
+ troupes sur les cadavres, comme font les
+ mortels.
+ BYRON.--_Don Juan_, ch. IV, XXIX.
+
+ARTHUR ET MARIE.
+
+
+Pour en finir une bonne fois avec tous les antécédents, vrais ou faux,
+attribués à Brulart, nous rapportons ici l'anecdote suivante.
+
+À peine âgé de vingt-sept ans, le comte Arthur de Valbelle avait déjà
+mené une existence passablement orageuse; doué par la nature d'une
+puissance physique et intellectuelle extraordinaire, jeune encore, il
+s'était livré avec emportement à tous les excès, à toutes les débauches,
+et conséquemment beaucoup diminué le patrimoine considérable que lui
+avait légué son père.
+
+Il vit par hasard dans le monde, où il allait très-peu, une jeune fille
+fort belle, mais sans fortune...
+
+Par hasard aussi il en devint éperdûment amoureux; c'était son premier
+amour véritable. Or, un premier amour de débauché, c'est, on le sait, la
+passion la plus frénétique, la plus violente qu'on puisse imaginer.
+
+La jeune fille, fort belle, répondit bien à la passion frénétique, mais
+comme elle était aussi sage que jolie, mais comme sa tante, qui l'avait
+élevée, s'était mariée quatre fois et possédait naturellement une
+prodigieuse expérience de ce bas monde, on n'accorda ni un baiser, ni un
+serrement de main avant l'union civile et religieuse.
+
+Arthur avait remarqué dans Marie (la fille fort belle s'appelait Marie)
+une tête ardente, des idées exaltées, et surtout un profond instinct du
+confortable qui n'attendait que la jouissance d'une fortune brillante
+pour se développer.
+
+Or, avant de signer le contrat, il lui dit à peu près ceci:
+
+--Marie, j'ai des vices, des défauts, et même des ridicules....
+
+La jeune fille sourit... en montrant deux rangées de petites perles
+blanches.
+
+--Marie, je suis violent, emporté, querelleur, et jusqu'à présent
+malheureux en duels comme en amour.
+
+La jeune fille soupira, en le regardant avec, un air de compassion
+touchant et sincère. Mais il fallait voir quels yeux!... et comme les
+soupirs allaient bien à cette gorge de vierge!
+
+--Marie, j'avais beaucoup d'argent, beaucoup; les chevaux, les chiens,
+la table et les femmes m'en ont absorbé une furieuse quantité.
+
+La jeune fille sourit avec indifférence... en levant ses jolies épaules
+rondes....
+
+--Marie, il me reste, je crois, trois cents et quelques mille francs,
+vous avez dix-neuf ans, des émotions toutes fraîches à satisfaire; la
+vie est neuve pour vous; le luxe, les plaisirs, le tourbillon enivrant
+d'une grande ville, vous sont inconnus... et, par conséquent, doivent
+vous faire grande envie. Pour répondre à tous ces besoins, j'ai peu
+d'argent, et beaucoup de défauts; mais enfin voulez-vous de moi?
+
+La jeune fille lui ferma la bouche avec sa main mignonne et potelée.
+
+Arthur l'épousa donc; De quoi ses amis rirent beaucoup. Sa femme,
+jusqu'alors froide et réservée, se livra à tout le délire d'une première
+passion; brune, jeune, ardente, elle sympathisa vite avec l'âme
+brûlante, le caractère fougueux de son mari.
+
+Chose étrange! la possession n'affaiblit par leur ivresse, et les
+plaisirs du jour naissaient des souvenirs de la veille.
+
+On l'a dit, quoique le patrimoine du comte eût singulièrement maigri, il
+avait encore une honnête rotondité de cent mille écus au moment du
+mariage.
+
+Mais, comme avant tout, le comte adorait son idole, son dieu, sa Marie,
+son dieu resplendissait de pierreries, ne foulait que le satin et le
+cachemire, et n'aventurait jamais ses petits pieds sur le pavé des rues
+ou la poussière des promenades.
+
+Et le malheureux patrimoine desséchait, fondait à vue d'œil que c'était
+pitié!!!
+
+Or un jour, sur les trois heures du soir, quatre mois après leur
+mariage, et le lendemain du retour du comte, qui avait fait une légère
+absence, ils étaient couchés tous deux, beaux de leur pâleur, de leurs
+traits fatigués:
+
+--Arthur--disait Marie, en peignant ses longs cheveux noirs qu'elle
+avait si beaux, avec ses jolis doigts blancs un peu amaigris--Arthur...
+encore un mois de pareil bonheur... et puis mourir... dis, mon ange,
+nous aurons usé tous les plaisirs, depuis la molle et douce extase
+jusqu'au spasme nerveux et convulsif, et pourtant notre ivresse est
+toujours renaissante.... Nous sommes trop heureux... il est impossible
+que cela dure... devançons l'heure des regrets qui viendrait peut-être!
+veux-tu, dis, mon amour?... veux-tu mourir bientôt... un charbon
+parfumé, ma bouche sur ta bouche, et nous nous en irons comme
+toujours... ensemble....
+
+Et la délicieuse créature, sa tête entre les mains, ses coudes à
+mignonnes fossettes, appuyés sur les riches dentelles de son oreiller,
+attachait ses grands yeux battus et voilés sur la pâle figure de son
+mari.
+
+Arthur se dressa de toute la hauteur de son buste, son regard
+flamboyait, et une incroyable expression d'étonnement et de joie,
+rayonnait sur son front.... Il était plongé dans une ravissante
+béatitude... cette idée lui était venue à lui... cinq jours avant, et au
+fait:
+
+À vingt-huit ans, il avait vécu autant qu'il est possible de vivre avec
+un corps de fer, une âme de feu, et des tonnes d'or;--cette passion
+qu'il éprouvait pour sa femme semblait résumer toutes ses passions, car
+il l'aimait de tout l'amour qu'il avait eu pour les chevaux, les chiens,
+le jeu, le vin et les filles d'opéra ou d'ailleurs.
+
+Et puis aussi le misérable patrimoine était devenu si étique, si
+souffreteux, si chétif, si diaphane, qu'on voyait la misère au travers.
+
+Et puis aussi, l'accord parfait qui avait existé jusque-là entre
+_pouvoir_ et _volonté_ (eût dit Scudéry) avait disparu... qu'aurait-il
+regretté?...
+
+Aussi Arthur ne répondit rien. Il est de ces sensations qu'aucune
+langue humaine ne peut exprimer;--deux grosses larmes roulèrent sur ses
+joues flétries... ce fut sa seule, son unique réponse....
+
+Mais le dévoûment de Marie eut une si inconcevable influence sur cet
+être énergique, qu'il l'exalta pour quelque temps encore à un degré de
+puissance inouïe et presque surnaturelle... il faut avouer que cette
+influence magique ne s'étendit pourtant pas jusqu'au patrimoine, car
+quinze jours après il était défunt. Le patrimoine! Oh! bien défunt... et
+lui donc... _Bone Deus!_ pauvre Arthur!.....
+
+ * * * * *
+
+--C'est donc aujourd'hui--disait Marie, toujours belle, quoiqu'amincie,
+car avant son mariage elle était un peu grasse, un peu colorée....
+
+--C'est ce soir....--répondit-il tendrement.
+
+--As-tu écrit?...--demanda-t-elle.
+
+--Sois tranquille, on n'inquiétera personne, chère et bonne Marie--et
+ils arrivèrent calmes et joyeux dans les bois de Ville-d'Avray, car ils
+avaient abandonné l'idée de l'asphyxie; c'est commun, au lieu qu'avec un
+bon poison rapide comme la foudre, on peut quitter la vie sous un bel
+ombrage frais et riant; justement on était en juillet.
+
+--Ce n'est pas une femme, c'est un ange--disait Arthur, en voyant Marie
+déboucher toute heureuse, toute souriante, un petit flacon de cristal
+mince, friable, et rempli d'une belle liqueur limpide, verte comme
+l'émeraude.
+
+Ils s'étendirent tous deux sous un chêne magnifique, dans un épais
+taillis, désert et reculé; l'air était tiède, le ciel pur, le soleil à
+son déclin.
+
+--Devine, cher adoré... comment nous allons partager cette douce
+liqueur?--dit la jeune femme, en jetant son bras blanc et potelé autour
+du cou de son mari, et le baisant au front.
+
+--Je ne sais, mon ange--répondit Arthur avec insouciance, en comptant
+sous ses lèvres les palpitations du cœur de Marie.
+
+--Eh bien!--dit-elle avec un regard ardent et passionné, pendant qu'un
+frisson voluptueux semblait courir par tout son corps--eh bien! mon
+Arthur, nous mettrons ce mince cristal à moitié entre nos dents... et
+nous le briserons au milieu d'un de ces baisers délirants... tu sais....
+
+--Oh! viens... donc....--dit Arthur.....
+
+ * * * * *
+
+Le soleil se coucha.
+
+Le lendemain, à la nuit, le comte sortit comme d'un affreux sommeil, la
+langue rude et sèche... le gosier brûlant, et des battements d'artères à
+lui rompre le crâne....
+
+Il était à la même place que la veille. Il sentit aussi mille pointes
+aiguës lui déchirer les entrailles.
+
+Pour lors il se tordit, cria, mordit la terre, car il souffrait des
+douleurs atroces....
+
+Dans un moment de calme, il chercha le cadavre de Marie avec angoisse.
+
+Elle n'y était plus....
+
+Les douleurs le reprenant, il se tordit de nouveau, hurla tant et si
+bien, qu'un honnête garde-chasse le recueillit, l'emmena dans sa maison
+et le soigna comme un fils.
+
+L'incroyable force de tempérament du comte résista à cette violente
+secousse, et au bout de quinze jours il fut presque hors de danger.
+
+Mais qu'était devenue Marie? c'est ce qu'il ne put savoir.
+
+Un matin le brave garde-chasse apporta avec _sa petite note pour les
+bons soins donnés à Monsieur_ (ce qui cotait l'humanité du garde-chasse
+à dix francs par jour), apporta, pour distraire son hôte, un numéro de
+l'honnête _Journal de Paris_.
+
+Le comte se mit à le lire, et sa figure prit une expression bien
+étrange.
+
+_Deux cents francs de récompense à qui ramènera chez M. M***, rue***, un
+lévrier blanc, de grande taille, marqué de taches jaunes aux oreilles,
+fort méchant, et mordant au nom de_ Vairdaw.
+
+Ce n'est pourtant pas cela qui pouvait faire craquer si violemment les
+dents du comte les unes contre les autres... continuons:
+
+_Le nommé Chavard a été condamné à cinq ans de travaux forcés et à la
+marque, pour avoir volé avec effraction, escalade nocturne, et à main
+armée, cinq choux et un lapin blanc; mais, vu les circonstances
+atténuantes (Chavard jouissait, avant ce crime, d'une bonne réputation,
+et veuf, père de cinq petits enfants, vivait d'une industrie qui renait
+d'être détruite par l'invention d'une nouvelle machine à vapeur fort
+économique, employée par un banquier millionnaire)._
+
+_Vu ces circonstances, on lui fait remise de la marque, etc., etc._
+
+Ce n'était pourtant pas non plus cette conséquence d'une civilisation
+très-avancée qui faisait pâlir le comte et rouler ses yeux sanglants
+dans leur orbite; voyons autre chose, nous y sommes, je crois:
+
+_Depuis quinze jours environ, le comte Arthur de *** a disparu de son
+domicile; il y a tout lieu de croire qu'un suicide a mis fin à ses
+jours, et que des affaires dérangées et des chagrins domestiques
+l'auront poussé à cette extrémité, d'autant plus que l'on assure que
+madame la comtesse de *** est partie la veille même ou le lendemain de
+la disparition de son mari, avec le fils d'un des plus riches banquiers
+de la capitale; ils ont pris, dit-on, la route de Marseille._
+
+C'est cela pour sur qui terrifia le comte et le fit tomber sur son lit
+sans connaissance. Pendant cet évanouissement douloureux et poignant
+comme un cauchemar par une nuit d'été, lourde et chaude, il lui sembla
+voir des êtres fantastiques, hideux et flamboyants, qui, en se
+rapprochant les uns des autres, formaient un sens, comme s'ils eussent
+été les signes animés d'une langue inconnue.
+
+Et il lut les mots suivants qui étincelaient et tournaient rapides,
+rapides comme la roue d'un moulin: «Une jeune et jolie femme ne renonce
+jamais au luxe et aux plaisirs....
+
+»Pour se tuer, surtout....
+
+»Elle t'a joué, sot....
+
+»Elle a aimé ton or, quand tu avais de l'or....
+
+»Elle a aimé ta jeunesse et ta beauté, quand tu avais de la jeunesse et
+de la beauté....
+
+»L'orange est sucée, adieu l'écorce....
+
+»Elle en aime un autre qui a de l'or, comme tu avais de l'or; de la
+beauté, comme tu avais de la beauté....
+
+»Elle a voulu se débarrasser de toi....
+
+»Elle a compté sur ta niaise exaltation....
+
+»Et puis sur ta ruine....
+
+»Et puis sur son sang-froid et son adresse pendant que tu te livrerais à
+un dernier transport frénétique et convulsif....
+
+»Et elle rit de toi avec son amant--son amant--son amant....
+
+»Car elle te croit mort--mort--mort...»
+
+Ici le comte fit un bond affreux, se réveilla, se dressa raide sur ses
+pieds, tout d'une pièce, la bouche écumante, et tomba en travers de son
+lit, les yeux grands, ouverts, fixes, presque sans pouls et faisant
+entendre un râlement sourd et étouffé....
+
+Ce fut encore le bon garde-chasse qui le tira de cette nouvelle crise,
+qui le combla de nouveaux soins, toujours à dix francs la journée
+d'affection et d'attachement.
+
+Quand le comte put se lever et marcher, il lui donna un diamant pour
+aller le vendre, le paya sur le prix, et disparut.
+
+Onc depuis le bon garde-chasse n'en entendit parler.
+
+S'il eût pourtant lu le _Sémaphore_ de Marseille, il eût été peut-être
+frappé du paragraphe qui suit:
+
+«_Un crime affreux vient de jeter la consternation dans nos murs; depuis
+quelque temps, madame la comtesse veuve de *** était arrivée ici avec M.
+***: cette dame voyageait, dit-on, pour sa santé; hier, au coucher du
+soleil, des cris affreux partent de l'appartement de cette dame, qui est
+logée sur le port, hôtel des Ambassadeurs. On enfonce la porte et on la
+trouve baignée dans son sang, percée de plusieurs coups de poignard;
+elle n'a pu dire que ces mots à son compagnon de voyage:--«Je le croyais
+mort, il ne l'est pas, il vient de m'assassiner... crains tout de lui...
+je n'ai aimé que toi, amour...»--Et elle expira._
+
+»_Ses obsèques ont eu lieu ce matin dans l'église de Saint-Joseph; on
+est à la recherche de l'assassin, qui est, dit-on, le mari de cette
+dame, le comte Arthur de *** qu'on avait cru mort; mais on n'espère pas
+le découvrir, car plusieurs témoins affirment avoir vu, avant-hier soir,
+peu de temps après le meurtre, un homme marchant fort vite se dirigeant
+vers le port, et dans la soirée, on sait qu'un mistic sous pavillon
+sarde a mis à la voile. Mais les plus fortes présomptions portent à
+croire que ce monstre de jalousie a terminé sa vie dans les flots; voici
+le signalement affiché à la préfecture: Taille, cinq pieds dix
+pouces,--très-maigre,--figure longue et pâle,--sourcils noirs, barbe
+noire, cheveux noirs, yeux bleus très-clairs,--dents blanches,--menton
+carré,--vêtu d'une redingote verte et d'un chapeau rond_.»
+
+Or, le comte Arthur de Varbelle c'était Brulart!
+
+ * * * * *
+
+Brulart monta donc sur le pont, laissant l'honnête Benoît maugréer à son
+aise, étendu sur le grand coffre.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+ ....._Aliquis providet_.....
+
+ Marche au flambeau de l'espérance
+ Jusque dans l'ombre du trépas,
+ Assuré que ma providence
+ Ne tend point de piège à tes pas:
+ chaque aurore la justifie,
+ L'univers entier s'y confie,
+ Et l'homme seul en a douté;
+ Mais ma vengeance paternelle
+ Confondra le doute Infidèle
+ Dans l'abîme de ma bonté.
+
+ DE LAMARTINE .--_Méditation_ VIII.
+
+QUE LE BON DIEU VOUS PUNIT DE FAIRE LA TRAITE.
+
+
+Lorsque M. Brulart parut sur le pont de _la Hyène_, tous les entretiens
+particuliers cessèrent comme par enchantement.
+
+Et de fait, si ce personnage n'était pas affable et gracieux, il était
+au moins imposant et terrible aux yeux de son équipage.
+
+Sa chemise ouverte laissait voir son cou bruni, ses membres nerveux et
+endurcis aux fatigues. Il s'appuyait sur une énorme barre de chêne qu'il
+faisait tournoyer de temps en temps, comme si c'eût été le plus mince
+roseau.
+
+--Où est le _Borgne_, canailles?--demanda-t-il. Le _Borgne_ s'approcha.
+
+--Fais armer la chaloupe en guerre, prends quinze hommes, deux pierriers
+à pivots, et va amariner le bateau de _ce monsieur_; quant à ces chiens
+qui sont dans le canot, mène-les aussi à bord, et mets-les aux fers avec
+les noirs et le reste de l'équipage du brick. À vous quinze vous pourrez
+manœuvrer ce bâtiment: imite mes mouvements, et navigue dans mes eaux...
+tu commanderas ce navire... veille aussi à la nourriture des nègres...
+allons, file.
+
+Les ordres de M. Brulart furent exécutés à la lettre; seulement, lorsque
+_Caiot_ vit arriver l'embarcation armée qui venait s'emparer de _la
+Catherine_, il eut le fol entêtement de vouloir résister un peu; aussi
+lui et deux autres, je crois, furent tués, et le _Borgne_ pensa
+judicieusement que ce serait autant de moins à garder et à nourrir.
+Bientôt _la Hyène_ orienta ses voiles, et, serrant le vent au plus près,
+mit le cap au sud, comme pour regagner la côte d'Afrique....
+
+Benoît sentit alors, aux secousses du navire et au bruit qu'on faisait
+sur le pont, que la goëlette se remettait en route.
+
+La brise fraîchit, et la marche de _la Hyène_ se trouvait tellement
+supérieure qu'elle fut obligée d'amener ses huniers pour que _la
+Catherine_ pût la suivre, et pourtant son nouveau commandant, le
+_Borgne_, la couvrait de voiles....
+
+--Toi, timonier, le cap à l'est-sud-est--dit Brulart--et veille aux
+embardées, ou je te cogne;--puis il descendit retrouver son prisonnier.
+
+--Ah! brigand... forban, gredin....--cria celui-ci dès qu'il le vit--ah!
+si j'avais eu des canons et mon brave Simon... tu ne m'aurais pas pris
+comme un congre dans son trou....
+
+--Tout de même, papa....
+
+--Non!... bigre... non... fichtre!...
+
+--Comme tu voudras... mais il fait solidement soif....
+
+Brulart prit alors sa barre de chêne, et frappa le plancher.
+
+Le mousse à la vilaine tête reparut, et à peine M. Brulart eut-il fermé
+ses doigts moins le pouce, qu'il tendit vers sa bouche en haussant le
+coude... qu'une grosse cruche de rhum était sur la petite table.
+
+Le capitaine de _la Catherine_, toujours amarré sur son coffre, se
+trouvait dans l'impossibilité de faire un mouvement.
+
+--Dis donc, confrère--reprit Brulart, après s'être ingéré un énorme
+verre de cette liqueur alcoolique;--dis donc, pour passer le temps,
+jouons à un jeu, veux-tu? à _pigeon vole_... non, tu es attaché; à mon
+_corbillon_... c'est bien fade; à _M. le curé n'aime pas les os_... ça
+sent le blasphème; tiens, j'y suis, jouons à deviner; je te préviendrai
+quand tu _brûleras_, comme nous disions au lycée Bonaparte... voyons,
+devine... devine... ah! tiens, devine ce que je vais faire de toi et de
+ton équipage.
+
+--Bigre, ce n'est pas malin! nous piller, scélérat....
+
+--Non, va toujours....
+
+--Nous faire prisonniers... monstre....
+
+--Non, va toujours.
+
+--Eh bien donc! nous massacrer, car tu es capable de tout....
+
+--Tu brûles... mais ce n'est pas ça tout-à-fait.
+
+--Ah bigre de fichtre! être là immobile, amarré comme une ancre au
+capon... c'est à se dévorer la langue....
+
+--Tu donnes ta langue au chien... c'est-à-dire que tu renonces, que tu
+ne devines pas.... Eh bien! écoute.
+
+Il but encore un grand verre, et Benoît ferma les yeux....
+
+Mais se ravisant:--Je ne veux pas t'entendre, vilain
+gueux--s'écria-t-il--je t'empêcherai bien de parler... tu vas voir....
+
+Et Claude-Borromée-Martial se mit à crier, à vociférer, à chanter, à
+hurler, pour couvrir la voix de M. Brulart et ne pas ouïr ses atroces
+plaisanteries.
+
+Deux ou trois matelots, épouvantés de ce bruit infernal, se
+précipitèrent à la porte de la cabine, croyant qu'on s'y égorgeait....
+
+--Voulez-vous retourner là haut, canailles--dit Brulart--ne voyez-vous
+pas que c'est monsieur qui s'amuse à chanter des romances namaquoises!
+Ah! scélérat de musicien, va!
+
+Et le pauvre Benoît de continuer ses ah! ah! ses oh! oh! sur tous les
+tons pour s'étourdir et couvrir la voix de son hôte.
+
+--Ah oui! mais ça m'embête--dit Brulart--c'est bon un moment, et puis tu
+t'enroueras....
+
+En deux tours, Benoît fut bâillonné... ses yeux devinrent rouges comme
+du sang, et lui sortaient de la tête....
+
+--À la bonne heure, sois gentil, et on causera avec toi; pour la peine,
+je vais t'apprendre ce que je vais faire de ta seigneurie et de ton
+équipage. Je te dirai d'abord que j'avais autrefois la sottise d'aller
+acheter des noirs à la côte: tel bon marché qu'ils soient, c'est encore
+trop cher.... Un jour que nous avions, moi et mes agneaux, dépensé
+jusqu'au dernier quart le fruit d'une assez bonne opération, j'eus
+l'idée de la _tontine_ dont je t'ai parlé.... Allons, reste donc
+tranquille--tu te feras du mal.... Or, je flane le long de la côte... et
+quand j'aperçois un négrier que je suppose chargé--crac... je mets son
+chargement dans ma _tontine_... et lui et son équipage, je les _amortis_
+comme j'ai eu l'honneur de te le dire... de cette façon les noirs ne me
+coûtent que la nourriture, que la _façon_, et je puis les donner aux
+colonies à meilleur marché que mes confrères: ainsi tu vois la chose;
+mais en t'entendant parler des _grands_ et _petits Namaquois_, il m'est
+bien venu, pardieu, une autre idée... tu vas rire.
+
+Benoît pâlit...
+
+--Vois-tu, nous avons le cap à l'est-sud-est... c'est-à-dire que nous
+portons un peu au nord de la rivière Rouge, où nous allons, autrement
+dit, chez les _petits Namaquois_ dont tu as acheté les frères, parents
+et amis.
+
+Benoît fit un mouvement brusque et convulsif.
+
+--Comprends-tu?... j'ai un de mes agneaux qui parle très-bien caffre et
+namaquois; je le mets dans ma chaloupe avec toi et ton équipage, et je
+vous expédie à terre... en faisant bien expliquer aux petits Namaquois
+que tu es l'homme blanc qui depuis long-temps les achète quand ils sont
+faits prisonniers par leur ennemi, le chef des _grands Namaquois_, et tu
+juges s'ils seront contents de se venger sur toi et les tiens du sort
+affreux que l'on fait endurer à leurs compatriotes.
+
+Les yeux de Benoît étincelérent, et on entendit un gémissement étouffé.
+
+--À la bonne heure, tu commences à comprendre.... Ainsi donc, mon Caffre
+va trouver le chef du Kraal des _petits Namaquois_ et lui dit à peu près
+ceci:
+
+--Grand chef! mon maître, un homme blanc respectable, vient de donner la
+chasse à un autre blanc; mais cet autre blanc est un misérable, le
+voici... ce monstre a acheté à votre ennemi, le chef des _grands
+Namaquois_, tous les prisonniers qu'il vous a faits dans la dernière
+bataille... témoin, ce cadavre de l'un d'eux... qu'il a sans doute
+égorgé. C'est, vois-tu, confrère--dit Brulart en souriant d'une manière
+infernale et se penchant près de Benoît--c'est un de tes noirs que _nous
+préparons_, c'est-à-dire que nous noyons à cet effet, pour prouver que
+c'est la vérité, parce que s'il était en vie il pourrait jaser....
+
+Les yeux de Benoît s'ouvrirent d'une affreuse manière... et ils
+semblèrent lancer des éclairs.
+
+--Tu y es, n'est-ce pas, mon frère?--continua Brulart;--mon Caffre
+ajoute....
+
+--Nous n'avons donc trouvé, grand et digne chef, que ce cadavre; ils
+avaient sans doute jeté les autres à la mer pour tromper la vigilance de
+mon maître, qui poursuit sans relâche ces atroces marchands de chair
+humaine... et n'être pas surpris en flagrant délit. Mais heureusement ce
+petit Namaquois est revenu à la surface de l'eau, comme pour donner une
+preuve de leur crime... car Dieu est Dieu!... Or, grand chef, mon maître
+livre ce blanc et son équipage à ta justice et à ta sévérité, ne
+demandant en échange, et pour leur faire subir la loi du talion, que
+vingt ou trente de vos prisonniers, compatriotes de ces _grands
+Namaquois_ qui ont si indignement vendu tes frères à ce misérable; et,
+d'ailleurs, si vous destinez vos ennemis à être dévorés, tâtez du blanc,
+et vous verrez que c'est un manger fort délicat.
+
+Ici le linge qui bâillonnait Benoît se teignit peu à peu de sang... et
+ses yeux se fermèrent.... Le malheureux capitaine venait de se rompre
+une artère par la violence de sa colère et de sa rage si long-temps
+comprimées....
+
+Brulart le fit revenir à lui, au moyen de quelques gouttes de rhum qu'il
+lui introduisit charitablement dans les yeux.
+
+--Oh! pitié... pitié....--dit Benoît d'une voix faible et
+entrecoupée....
+
+--Je ne comprends pas--répondit Brulart en ricanant....
+
+--Pitié!--répéta le capitaine de _la Catherine_....
+
+--Je n'entends que le français... mais je continue, tu juges de la joie
+du chef de _Kraal_ et des siens de tenir des blancs! ceux qui ont acheté
+les nègres leurs frères... ils ne marchandent pas, ils nous donnent en
+échange de vous autres des _grands Namaquois_ à remuer à la pelle... et
+quant à toi et aux tiens... voilà où est la farce; on vous scalpelle...
+on vous roue... on vous brûle... on vous mange, un tas de folies,
+quoi... et moi qui garde ton brick, je me trouve avoir par le fait deux
+charmants navires, je charge ma goëlette des _grands Namaquois_ qu'on me
+troque pour toi et les tiens. Je mets le cap sur les Antilles; je vends
+mes noirs à bon compte, et j'ai fait ainsi le bonheur des colons, de
+mon équipage, mais par dessus tout j'ai puni un infâme négrier comme
+toi, qui vend ses frères ainsi que des bestiaux.
+
+Dis donc, après cela, qu'il n'y a pas une Providence, mon gros compère!
+ouf... et pour péroraison Brulart absorba deux verres de rhum coup sur
+coup....
+
+Le malheureux Benoît restait écrasé sous le poids de cette horrible
+éloquence, et ne pouvait placer une parole.... Quand le corsaire eut
+fini, il se recueillit un instant et dit avec un calme affecté que
+démentait le tremblement de sa voix:
+
+--Il est impossible qu'un projet aussi affreux puisse entrer dans la
+tête d'un homme... je ne croyais pas encore qu'on put voler un
+négrier... mais enfin, volez mon brick, mes noirs... mais, au lieu de me
+jeter sur la rive du fleuve Rouge, menez-moi à la rivière des Poissons,
+au moins là... j'ai des amis... je ne serai pas massacré... c'est encore
+moins pour moi que pour mon équipage, je vous le jure... la preuve,
+c'est que je vous le demande à genoux... tuez-moi... mais ne les exposez
+pas à un sort aussi horrible, ces malheureux ont des familles, des
+femmes, des enfants!...
+
+--Juste.... Je suis fabricant de veuves et d'orphelins, c'est aussi ma
+partie.
+
+--Capitaine--reprit le commandant de _la Catherine_, avec des larmes
+dans la voix... Dieu me punit de métier que je fais, mais il m'est
+témoin que c'est toujours avec humanité que j'ai exercé... et puis,
+capitaine, oh! capitaine, j'ai une femme et un enfant... qui n'ont que
+moi... prenez tout... mais, par grâce, laissez-moi la vie... oh! la vie!
+que je revoie mon enfant.
+
+--Voyez-vous le volage! tout à l'heure il voulait la mort! arrange-toi
+donc....
+
+--Oh! grâce... pour mon équipage et pour moi! c'est une cruauté inutile.
+
+--Comment, diable, inutile... j'y gagne un brick et un chargement de
+noirs....
+
+--Mon Dieu, mon Dieu, que faire?... ma pauvre femme... mon pauvre
+enfant....--disait Benoît en pleurant à chaudes larmes....
+
+--Bien, des larmes, bien, je voudrais, vois-tu, voir pleurer du sang...
+oh! j'ai eu aussi, moi, d'atroces douleurs dans ma vie; il faut que
+l'homme me paie ce que l'homme m'a fait souffrir, sang pour sang,
+torture pour torture... et j'y perds....--dit Brulart avec une sombre
+expression que ses traits durs et moqueurs n'avaient pas encore révélée,
+mais qui disparut bientôt.
+
+--Mais, au nom du ciel, est-ce ma faute?... je ne vous ai jamais fait de
+mal... moi....
+
+--Tant mieux, ta souffrance sera plus affreuse.
+
+--Commandant... grâce... grâce....
+
+--Tu me fais rire... mais je vais m'assoupir, ainsi remets ta langue au
+croc, ou, bien mieux, je vais te remettre ton bâillon, ce sera sûr.
+
+Ce qu'il fit.
+
+Puis il s'assoupit jusqu'à ce que son mousse _Cartahut_ fût descendu et
+l'eût secoué fortement; ledit _Cartahut_ reçut de Brulart un vigoureux
+coup de poing pour son message et reprit, en se frottant la tête:
+
+--C'est la terre qu'on voit...
+
+--Ah! chien... bien vrai, mort de Dieu, je rêvais que je voyais rôtir ce
+b---- là--dit Brulart en montant sur le pont...
+
+--Mais tu es donc un monstre... un cannibale--criait sourdement Benoît
+malgré son bâillon; sa voix s'éteignit...
+
+Brulart, arrivé sur le pont, reconnut en effet les hautes montagnes
+sèches et rougeâtres qui cernent cette partie de la côte, et, à l'aide
+de sa longue-vue, il distingua quelques cases à l'embouchure de la
+rivière Rouge.
+
+Il est inutile de répéter ce qu'on a déjà dit; qu'il suffise de savoir
+que le projet si complaisamment dévoilé à Benoît fut exécuté à la lettre
+avec le plus grand bonheur, la réussite la plus complète.
+
+Le nègre noyé, le Caffre interprète, rien n'y manqua; seulement Benoît
+ayant supplié Brulart de se charger d'une lettre que le malheureux homme
+écrivait en France pour prévenir Catherine et Thomas de ne plus
+l'attendre... plus jamais...--et puis Benoît ayant enfin demandé à
+Brulart comme grâce dernière de lui laisser embrasser encore une fois ce
+mauvais portrait et cette couronne fanée qui lui étaient si
+précieux;--on assure que le capitaine de _la Hyène_ refusa et fit même
+sur cette peinture les plus horribles plaisanteries.
+
+Enfin la soir même, M. Brulart passa à bord du brick, et donna le
+commandement de la goélette à son second, le _Borgne_.
+
+Son chargement se composait des cinquante-un noirs du capitaine Benoît
+sans compter _Atar-Gull_, et de vingt-trois _grands Namaquois_ qu'il
+avait eut en échange de M. Benoît et de l'équipage de _la Catherine_,
+lesquels noirs furent aussi mis aux fers et embarqués à bord de la
+goélette...
+
+On ne sait ce que devinrent Benoît et ses compagnons, seulement le
+Caffre qui avait conduit cette négociation apprit a l'équipage de la
+goëlette que tout le _Kraal_ des _petits Namaquois_, femmes, enfants,
+hommes, vieillards, semblaient transportés d'une joie délirante, et que
+désignant l'équipage de Benoît et ce malheureux capitaine, garrottés et
+couchés par terre, ils chantaient en se caressant l'estomac:--Nous les
+ensevelirons là, noble tombeau, noble tombeau pour les hommes pâles,
+nous les ensevelirons là, et nous donnerons leurs yeux et leurs dents au
+grand _Tommaw-Owouh_.....
+
+ * * * * *
+
+--Maintenant--dit Brulart--laissons porter sur la Jamaïque... que sur
+près de cent noirs, il m'en reste seulement trente, à deux mille francs
+pièce... pour ce que ça me coûte... c'est une affaire d'or...
+
+Et, selon son habitude, il se retira dans sa chambre, en faisant la
+défense accoutumée:
+
+Le premier qui osera entrer ici avant demain--_à la mer_!
+
+Que faisait-il ainsi chaque nuit?
+
+Pourquoi cet isolement? cette lumière qui brûlait sans cesse?
+
+C'est ce que l'équipage de _la Hyène_ ne pouvait savoir.
+
+
+
+
+LIVRE III.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+ Le mal régna dès lors dans son immense empire;
+ Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
+ Commença de souffrir;
+ Et la terre, et le ciel, et l'âme, et la matière,
+ Tout gémit; et la voix de la nature entière
+ Ne fut qu'un long soupir.
+
+ DE LAMARTINE .--_Méditations_.
+
+ L'homme est un animal bizarre, et fait
+ un singulier usage de sa nature et des
+ arts qu'il invente; il se tue, il se vend;
+ l'un fabrique des nez artificiels, un autre
+ invente la guillotine, celui-là vous casse
+ les os, celui-ci vous les remet en place;--mais
+ la vaccine a été certainement un excellent
+ antidote des fusées à la Congrève.
+
+ BYRON .--_Don Juan_, chant I, CXXIX.
+
+LE FAUX PONT.
+
+
+On le sait, le capitaine Brulart fit embarquer à bord de _la Catherine_
+tout son mobilier, c'est-à-dire sa table tachée de graisse et de vin,
+son vieux coffre où il n'y avait rien du tout, la chemise bleue, sale et
+trouée qu'il portait sur lui, son gros bâton (ou son éventail à
+bourrique, comme il disait plaisamment), et son grand pot d'étain qui
+tenait trois pintes.
+
+Mais une fois entré dans la dunette du malheureux Benoît, il fut
+émerveillé des richesses qu'elle contenait. Il s'empara d'abord du
+chapeau de paille et de la vieille couronne de bluets qu'il planta sur
+sa tête, puis d'une veste et d'un pantalon dont il se revêtit
+insolemment. Tout cela, il est vrai, lui était fort court et fort
+étroit; aussi ne ménageait-il pas les imprécations et les injures contre
+l'ancien propriétaire. Après tout, il n'y regardait pas de si près, et
+s'en trouva fort bien; aussi le lendemain matin, à son réveil, il dit en
+se mirant avec complaisance dans la petite glace de la dunette:
+
+--Il n'y a rien de tel que la toilette pour refaire un homme.
+
+Puis il déjeûna de bon appétit d'une dalle de morue sèche, d'un fromage
+de Hollande, de trois galons d'eau-de-vie, et après boire, fut inspecter
+les nègres et descendit dans le faux pont.
+
+Les _grands Namaquois_ avaient été un peu négligés, un peu oubliés
+depuis la veille; mais que voulez-vous, il s'était passé tant
+d'événements, tant de choses, qu'on ne pouvait penser à tout.
+
+Donc, sur les midi, le capitaine Brulart arriva dans le faux pont,
+singulièrement espacé aux dépens de la cale; car, de l'étrave à
+l'étambord, le faux pont avait, je crois, trente-cinq pieds, et son
+grand beau à peu près quinze pieds, autrement dit, trente-cinq pieds de
+long sur quinze de large; la hauteur était de dix. La lumière ne
+pouvait passer que par le grand panneau grillé et regrillé.
+
+Brulart commença son inspection par tribord.
+
+Oh! de ce côté ce n'étaient que des enfants, de frêles et pauvres
+créatures qui, servant d'appoint dans ces marchés de chair humaine,
+formaient pour ainsi dire la _monnaie_ de ce trafic.
+
+Ces enfants jouaient là comme ils eussent joué sur les bords frais et
+ombragés du _fleuve Rouge_.
+
+Mon Dieu, pour eux, rien n'était changé; seulement, au lieu du ciel pur
+qui leur souriait la veille, c'était le lourd plafond du brick; au lieu
+du soleil éblouissant qui les inondait de chaleur et de lumière, c'était
+le panneau carré du faux pont qui suintait à travers ses barreaux un
+jour douteux et un air épais. Seulement, en montrant le plafond et le
+panneau, ils se demandaient, dans leur naïf langage, pourquoi ce ciel
+était si noir et si près, et ce soleil si pâle et si froid;... et puis
+pourquoi ces vilains cercles de fer enchevêtraient leurs petits pieds
+déjà endoloris et gonflés; et puis aussi pourquoi ils ne voyaient pas
+leur mère depuis trois jours, leur mère qui justement leur avait promis
+un joli collier de plumes de colibris, et une pagne plus brillante à
+elle seule que tous les cailloux de la _rivière Rouge_.
+
+Enfin, las de se questionner, de pleurer, ils se roulaient et se
+battaient entre eux pour attendre plus patiemment sans doute l'heure de
+manger; car, depuis deux jours, on les avait un peu oubliés, et ils
+avaient bien faim.
+
+Brulart passa, et, sans le faire exprès, le capitaine écrasa presque la
+jambe d'un de ces enfants sous son pied large et massif.
+
+C'est qu'il faisait si sombre dans ce faux pont.
+
+Le pauvre petit poussa un cri bien déchirant.
+
+--Mets des sabots, mauvais rat d'Afrique--dit Brulart....
+
+Et il continua sa promenade jusqu'au milieu du brick, fort mécontent de
+ces négrillons que l'on vend si mal.... Par exemple, arrivé là, sa
+mauvaise humeur fit place à un sourire de satisfaction qui rida ses
+lèvres.
+
+Car là commençait la _section des mâles_, comme il disait....
+
+La clarté du grand panneau tombant d'aplomb sur cet endroit, il put
+facilement les examiner.
+
+C'étaient des hommes forts et vigoureux; aussi le négrier contemplait-il
+avec une curieuse avidité ces vastes poitrines, ces bras nerveux, ces
+épaules larges et découpées, ces reins souples, cambrés et musculeux, et
+encore, enchaînés qu'ils étaient, on ne pouvait juger de toute la
+puissance de ces êtres sains et jeunes, car le plus vieux n'avait pas
+trente ans.
+
+Ces nègres, par exemple, n'imitaient pas l'heureuse et naïve insouciance
+des enfants; car eux, je crois, comprenaient mieux leur situation.
+
+Souvent dans leur Kraal, assis autour d'un bon feu de palmier et d'aloës
+qui répandait une fumée si odorante et une flamme si blanche, souvent
+ils avaient entendu raconter par un vieillard que dans le Nord,
+quelques tribus, au lieu de manger leurs prisonniers, les vendaient aux
+hommes blancs qui les emmenaient dans leur pays... bien loin... bien
+loin.... Ici, les renseignements s'arrêtaient, et la crainte
+s'augmentait de cette ignorance; aussi, nous l'avons dit, les
+_Namaquois_ de feu (hélas! on peut bien, je crois, dire de feu...) le
+capitaine Benoît étaient sombres et tristes.
+
+Les uns assis, la tête penchée sur la poitrine et le bout de leurs pieds
+dans leurs mains, avaient les yeux fixes, ternes, et restaient dans un
+état d'immobilité parfaite...
+
+D'autres raidissaient leurs bras, serraient fortement leurs dents, et
+faisaient je ne sais quel mouvement buccal intérieur; mais de temps en
+temps leurs joues s'enflaient, leurs yeux devenaient sanglants, et on
+entendait une sorte de crépitation sourde et saccadée s'échapper de leur
+poitrine haletante.
+
+Ils cherchaient ceux-là, on peut le présumer du moins, à avaler leur
+langue; espèce de mort, dit-on, assez commune chez les sauvages.
+
+D'autres, couchés en long, semblaient fort calmes; mais de temps en
+temps ils imprimaient à leurs jambes une violente et affreuse secousse,
+comme pour les arracher de l'anneau qui les étreignait; ce qui était
+absurde, et prouvait bien la stupide ignorance des sauvages; car ces
+anneaux, rivés avec la barre, n'avaient, comme on le pense bien, aucune
+élasticité...
+
+Ceux-ci enfin, et c'était le plus grand nombre, tournés sur le côté,
+dormaient d'un sommeil souvent interrompu par quelques mouvements
+convulsifs, quelques tiraillements de l'estomac, ou quelque joyeux
+souvenir des rivages du fleuve Rouge.
+
+Comme le souvenir d'une bonne danse _namaquoise_, si vive et si preste,
+au son du _jnoumjnoum_, sous des mimosas qui secouent leurs pétales
+roses et font mystérieusement bruire leur dentelle de verdure, alors que
+le soleil couchant illumine le sommet des arbres, que les oiseaux du
+ciel chantent leur chanson du soir, que les legouanes murmurent un cri
+plaintif, et que le ramage des didriks et des moineaux du Cap se mêle
+aux sourds et lointains rugissements des lions et des panthères....
+
+Alors que le monstreux hippopotame, comme la vieille divinité de ce
+fleuve africain, fendant l'onde bouillonnante, montre son corps noir et
+cuirassé tout ruisselant d'eau, de joncs verts et de nénufars, dont les
+fleurs bleues se détachent sur les larges plis d'argent de la rivière.
+
+Alors enfin que c'est fête au Kraal, et que le chef a promis pour le
+lendemain une grande chasse à l'éléphant.
+
+Danse alors, vaillant Caffre, danse, tes flèches sont acérées, ta hache
+est luisante, et ton arc est verni; danse, car le soleil se couche! mais
+la lune brille, et Narina l'aime tant! la pâle clarté de la lune!
+
+Je vous le dis, c'était le rêve de quelques-uns... car autant la figure
+de ceux qui veillaient devenait sombre et chagrine, autant celle d'un
+bon nombre de dormeurs s'épanouissait rayonnante et heureuse; un
+surtout, Atar-Gull, un grand jeune nègre aux cheveux frisés, dilatait
+son bon et franc visage que c'était plaisir de voir ses joues s'enfler,
+ses sourcils s'écarter, ses oreilles remuer; ses mains battre la mesure,
+et un inconcevable frémissement de bonheur courir par tout son corps; de
+voir enfin deux rangées de belles dents blanches qu'il montrait en
+ouvrant la bouche sans parler... le pauvre garçon, tant il était content
+de son rêve!
+
+--Je vais te faire me rire au nez, f---- noireau--dit Brulart, que cette
+gaîté hors de saison importunait, et d'un coup de son bâton de chêne il
+éveilla le dormeur en sursaut.
+
+Alors vraiment c'était à fendre le cœur de voir cet homme, je veux dire
+ce nègre, tout à l'heure si gai, si content, conserver un instant encore
+l'expression de cette joyeuseté factice, puis, baissant les yeux sur ses
+fers, s'entourer, tout à coup d'un morne désespoir, et laisser couler
+deux grosses larmes le long de ses joues.
+
+C'est qu'il revoyait sa position actuelle dans son vrai jour, et que,
+comme les autres, il avait grand faim, car on les avait aussi un peu
+oubliés.
+
+Brulart passa, et arriva au bout du brick, près l'avant.
+
+C'est là que les femmes étaient parquées.
+
+--Ah, ah!--dit le forban--voici le sérail, mille tonnerres de diable! il
+faut voir clair ici. _Cartahut_, va me chercher un fanal, dit-il à son
+mousse, la lumière vint, et Brulart regarda....
+
+Vrai, si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Rheims, un
+bien saint homme! je vous révélerais, sur ma parole, un gracieux et
+érotique tableau.
+
+Figurez-vous une vingtaine de négresses ayant presque toutes l'âge d'un
+vieux bœuf, non de ces Caffres rabougries d'un brun terne, sales,
+huilées, graissées, avec une vilaine tête laineuse et crépue; non!
+
+C'étaient de sveltes et grandes jeunes filles, fortes et charnues, au
+nez droit et mince, au front haut et voilé par d'épais cheveux noirs,
+lisses comme l'aile d'un corbeau. Et quels yeux! des yeux d'Espagnoles,
+longs et étroits, avec une prunelle veloutée qui luit sur un fond si
+limpide, si transparent qu'il paraît bleuâtre.... Pour la bouche,
+c'était de l'ébène, de l'ivoire et du corail....
+
+Et si vous les aviez vues là, mordieu, toutes ces _Namaquoises_,
+bizarrement éclairées par le fanal de Brulart...
+
+Si vous aviez vu cette lumière vacillante courir et jouer sur ces corps,
+tant souples, tant gracieux, qu'elle semblait dorer....
+
+Les unes, à moitié couvertes d'une pagne aux vives couleurs, laissaient
+à nu leurs épaules rondes et potelées, les autres croisaient leurs beaux
+bras sur une gorge ferme et bondissante; celles-ci....
+
+Ah! si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Rheims, un bien
+saint homme!...
+
+On aime, je le sais, une peau fraîche, élastique et satinée, qui
+frissonne et devient rude sous une bouche caressante. On aime à entourer
+un joli cou blanc, d'une chevelure soyeuse et dorée qui se joue sur des
+veines d'azur.
+
+On aime à clore sous un baiser les paupières roses, les longs cils d'un
+œil bleu, doux et riant comme le ciel de mai.
+
+On aime autant, je le sais, la pourpre et les perles incrustées dans
+l'ivoire que dans l'ébène.
+
+On aime ce maintien timide, cette allure modeste qui font si doucement
+tressaillir une robe de vierge.... On aime encore à voir un petit pied
+au travers de la légère broderie d'un bas de soie encadré dans le satin.
+
+Mais pourquoi dire anathème, cordieu, sur ces beautés noires et
+fougueuses comme une cavale africaine, farouches et emportées comme une
+jeune tigresse...
+
+Oh! si vous les aviez vues parées pour le harem d'Ibrahim, avec leurs
+voiles rouges tressés d'argent, leurs anneaux d'or, leurs chaînes de
+pierreries qui étincelaient sur le sombre émail de leur peau comme un
+éclair au milieu d'une obscure nuée d'orage!...
+
+Oh! si vous les aviez vues, furieuses, échevelées, les narines
+sifflantes, le sein dressé, ouvrir, fermer à demi, et ouvrir encore des
+yeux nageants, qui regardent sans voir, et dardent au hasard un long jet
+de flamme...
+
+Si vous aviez senti leurs délirantes morsures, entendu leurs cris de
+rage convulsifs.... Si....
+
+Ah! mon Dieu! j'oubliais mon grand-oncle le chanoine, un bien saint
+homme, et le capitaine Brulart...
+
+En somme, Brulart s'était sans doute fait à lui-même cette comparaison
+(que je lui emprunte, croyez-le, je vous prie), des beautés noires et
+beautés blanches; car il dit à _Cartahut_:--Mène là-haut ces deux
+cocottes;--et autant pour les réveiller que pour les désigner, il donna
+à chacune un coup de son bâton....
+
+L'effet fut aussi prompt qu'il l'avait espéré, _Cartahut_ ouvrit le
+cadenas, et les chassa devant lui, toutes tristes, toutes honteuses et à
+moitié nues; les pauvres filles.
+
+Et en les voyant monter les étroites marches de l'échelle, le regard
+vitreux du capitaine Brulart s'éclaira sourdement, et brilla comme une
+chandelle au travers de la corne transparente d'une lanterne.
+
+Il remonta aussi; mais, en arrivant près du panneau de l'arrière, il
+s'arrêta tout-à-coup à la vue d'un spectacle étrange et hideux...
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+ En aucune chose l'homme ne sait
+ s'arrêter au point de son besoin de volupté,
+ de richesse, de puissance, il embrasse
+ plus qu'il ne peut estreindre,
+ son avidité est incapable de modération.
+
+ MONTAIGNE.--Liv. II, ch. XII.
+
+ Il y a des héros en mal comme en bien.
+
+ LAROCHEFOUCAULD.
+
+ATAR-GULL.
+
+
+On se souvient, je crois, du beau grand nègre que feu M. Benoît avait
+acheté du courtier, d'Atar-Gull enfin, réveillé si brusquement tout à
+l'heure par Brulart, parce que, disait-il, ce noireau lui riait au
+nez.--C'était lui qui excitait encore l'attention du capitaine.
+
+Séparé, je sais bien pourquoi, des autres noirs, on l'avait étendu en
+travers de la porte d'une petite cabine, située à l'arrière du brick.
+
+En repassant auprès de lui, maître Brulart glissa, trébucha, et finit
+par tomber en jurant comme un païen.
+
+En se relevant, il vit ses mains toutes tachées de sang, et _Atar-Gull_
+presque sans haleine.
+
+Il s'approcha, et après un mûr examen, il s'aperçut que le malheureux
+s'était ouvert les veines du bras... avec ses dents!!!
+
+Les morsures encore saignantes le prouvaient assez.
+
+--Ah! chien!--s'écria le négrier--tu t'amuses à me faire perdre deux
+cents gourdes; une fois rengraissé, ton compte sera bon.
+
+Puis, passant la tête hors du panneau,--holà! _Cartahut_--s'écria-t-il,
+et le mousse descendit.
+
+--Tu vas aller dans le coffre là-haut, tu prendras les deux mouchoirs à
+tabac de cette vieille bête que l'on est probablement en train de
+mastiquer sur les bords du fleuve Rouge; il doit être coriace en diable,
+le chien; mais ces _petits Namaquois_ ont de bonnes dents.... Enfin
+grand bien lui fasse! ça le regarde.--Tu vas toujours m'apporter ses
+mouchoirs, et en outre une chique que tu trouveras dans un vieux soulier
+accroché à bâbord près du porte-voix, car il faut bien que je fasse le
+médecin ici.
+
+Hélas! le capitaine Brulart n'avait point de chirurgien, par une raison
+bien simple: un homme était-il blessé à son bord, dans un combat, par
+exemple... il avait vingt-quatre heures pour se guérir, et au bout de ce
+temps s'il ne l'était pas,--_à la mer_.--
+
+Quant à ces rhumes légers qui soulèvent à bonds précipités le sein de
+nos jolies femmes, toutes enveloppées de schals de cachemires et de
+dentelles, de soie et de fourrures; quant à ces petites toux gracieuses
+et coquettes, et que l'on calme à grand'peine en puisant une guimauve
+blanche et parfumée dans un drageoir d'or...
+
+Quant à ces spasmes nerveux, à cette douce et triste mélancolie qui
+voilent l'éclat de deux beaux yeux et les cernent d'une auréole
+azurée... on ne les connaissait pas à bord de _la Hyène_.
+
+C'était quelquefois, souvent même un homme couvert de guenilles et de
+fange, ivre mort, gorgé de lard et de morue, que Brulart faisait pendre
+la tête en bas pendant qu'on lui administrait comme digestif une
+vigoureuse bastonnade.
+
+Ou bien un autre qui recevait d'un ami intime, d'un frère, au milieu
+d'une innocente discussion sur le vol droit ou anguleux d'un goéland,
+sur l'avantage du poignard droit ou du poignard recourbé; qui recevait,
+dis-je, un coup de barre de fer sur la tête... lequel coup Brulart
+guérissait encore au moyen d'une forte application de sa bastonnade
+digestive à la plante des pieds, parce qu'une douleur chasse l'autre,
+disait-il...
+
+Et puis, pour rétablir l'équilibre, on finissait la cure en réitérant
+l'application sur les reins, parce qu'alors la douleur, quittant la tête
+pour les pieds, et les pieds pour les reins, devait avoir perdu toute
+son intensité dans ces voyages successifs.--Sinon, comme il paraissait
+patent qu'on ne pouvait jamais guérir, et que Brulart n'avait pas besoin
+de bouches inutiles à son bord,--_à la mer_.
+
+On le voit, le capitaine pouvait fort bien se passer de chirurgiens,
+puisqu'il réunissait des connaissances d'un effet aussi sûr et aussi
+prompt; pourtant, lorsque _Cartahut_ descendit, Brulart enveloppa avec
+une merveilleuse adresse les deux bras d'_Atar-Gull_; après avoir
+appliqué sur l'ouverture des veines ouvertes deux chiques préalablement
+mâchées par _Cartahut_, qui reçût cinq coups de pieds à irriter un
+éléphant, pour ne pas mastiquer assez vite le topique.
+
+--Maintenait--dit Brulart à deux des siens--attachez-moi les mains de ce
+moricaud-là, et montez-le en haut, sur le pont; il a besoin d'air....
+
+On emporta _Atar-Gull_ presque inanimé; alors le vent qui circulait plus
+vif lui fit ouvrir les yeux.
+
+C'était, on le sait, un homme d'une haute et puissante stature, en un
+mot, aussi colossal dans son espèce que Brulart l'était dans la sienne.
+
+À un geste du capitaine, tout l'équipage reflua sur l'avant, et il resta
+seul à contempler son prisonnier.
+
+_Atar-Gull_, de son côté, ne le quittait pas du regard, et tenait arrêté
+sur lui un coup-d'œil fixe et intuitif.
+
+Entre ces deux hommes, il existait je ne sais quelle affinité cachée,
+quels secrets rapports, quelle bizarre sympathie naissant de leur
+conformation physique; involontairement ils s'admiraient tous deux, car
+tous deux avaient prototypée dans tous leurs traits cette apparence de
+vigueur, de force et de caractère indomptable qui est l'idéal de la
+beauté des sauvages.
+
+Ces deux hommes devaient s'aimer ou se haïr, s'aimer, non de cette
+amitié timide et menteuse que nous connaissons dans nos brillants
+hôtels, que l'on éprouve par un peu d'or, qui s'effraie d'un mot, d'un
+adultère ou d'un soufflet, mais de cette amitié large et puissante qui
+donne coup pour coup, du sang pour du sang, qui se montre au milieu du
+meurtre et du carnage quand le canon tonne et que la mer mugit, et qui
+veut qu'on s'embrasse les lèvres noires de poudre et les bras rougis...
+et puis... si Pylade est blessé à mort,--un énergique adieu, un bon coup
+de poignard pour terminer une lente agonie, un serment d'atroce
+vengeance que l'on tient, peut-être une larme,--et Oreste est en paix
+avec lui-même.
+
+Voilà comme Brulart et _Atar-Gull_ devaient s'aimer, s'aimer ainsi ou se
+haïr à la mort, car tout devait être extrême chez ces deux hommes.
+
+Ils se haïrent...--Cette impression fut électrique et simultanée... mais
+elle se traduisit bien différemment chez chacun d'eux; les yeux de
+Brulart étincelèrent et ses lèvres pâlirent.--_Atar-Gull_, au contraire,
+resta calme, froid, et un sourire d'une inimitable douceur vint errer
+sur sa bouche;--son regard, tout à l'heure fixe et arrêté, devint
+suppliant et craintif, et c'est avec une expression de soumission
+profonde que le nègre tendit ses bras à Brulart....
+
+Et pourtant la haine d'_Atar-Gull_ était implacable, mais la subtile
+intelligence du sauvage lui apprenait que, pour arriver à satisfaire
+cette haine, il fallait se traîner par de longs et obscurs détours. Et
+la dissimulation qui se trouve aussi savante, aussi instinctive dans
+l'état de nature que dans l'état de civilisation la plus avancée, vint
+merveilleusement le servir.
+
+--C'est un lâche... il me craint, et il me demande grâce--avait dit
+Brulart--je croyais qu'il valait mieux que ça; au fait, c'est trop brute
+pour avoir de la colère et de la haine.
+
+Cette conviction perdait Brulart; de ce jour _Atar-Gull_ avait sur lui
+un avantage immense.
+
+Le capitaine, ne le jugeant donc pas digne de son animosité, lui tourna
+le dos.
+
+Et ses pensées prirent une autre direction; il vint à se souvenir que
+ses noirs n'avaient rien pris depuis la veille, et appelant le _Malais_,
+qui parlait caffre et avait servi d'interprète dans l'échange du
+malheureux Benoît, il lui donna ses ordres.
+
+Une heure après, les _grands Namaquois_ reçurent une portion d'eau, de
+morue et de biscuit, puis vinrent par fractions de douze ou quinze humer
+un peu d'air sur l'avant du brick.
+
+Ils s'épanouissaient aux bienfaisants rayons du soleil, ces pauvres
+nègres; ils oubliaient la vapeur épaisse et humide de la cale, et
+riaient de leur rire stupide, en revoyant ce ciel bleu... qu'ils se
+montraient les uns aux autres.
+
+Le _Malais_ remonta comme la troisième fraction de femmes descendait...
+car les femmes que nous avons vues dans le faux pont participaient aussi
+à cette bienfaisante promenade--Capitaine...--dit le _Malais_ à Brulart
+(et il lui parla bas à l'oreille).
+
+--Tout à l'heure, dans ce moment je suis en affaire--répondit le
+capitaine qui paraissait courroucé.--Viens ici, toi, le _Grand-Sec_, il
+s'adressait à un matelot qu'on avait, je ne sais pourquoi, surnommé le
+_Grand-Sec_, car il était gros et petit.
+
+--Viens ici--reprit-il--et pourquoi, carogne, as-tu osé _toucher_ à une
+de _ces dames_ qui viennent de descendre; ne sais-tu pas mon ordre... et
+que c'est sacré?...
+
+--Oh! sacré... sacré....
+
+Et il allait ajouter je ne sais quel horrible blasphème, que la large
+main de Brulart fit brusquement rentrer dans sa vilaine bouche.
+
+--Et vous croyez que l'on a une cargaison pour votre plaisir! et que
+vous la gaspillerez, et que vous vous passerez toutes les douceurs de la
+vie?
+
+--Vous en avez bien deux dans votre dunette, excusez... alors c'est
+différent, y paraît que ça vous va, et que ça ne nous va pas!--dit
+l'incorrigible _Grand-Sec_, après avoir ramassé deux de ses dents et
+étanché le sang qui coulait à flots de sa bouche.
+
+--Ah! tu raisonnes, mignon?... tu la veux... et bien, tu l'auras....
+
+--La négresse...--fit le _Grand-Sec_....
+
+--Oui!!!
+
+Et dans ce _oui_ il y avait une horrible ironie qui fit, malgré lui,
+tressaillir le matelot.
+
+--Mais d'abord... il faut faire une petite promenade, mon garçon... ça
+t'ouvrira l'appétit pour souper.... Mettez-le à cheval--dit Brulart en
+montrant le malheureux _Grand-Sec_.--Et ce fut une grande joie à bord du
+brick.
+
+Car si l'on comptait trouver parmi ces gens pitié ou commisération,
+c'était faute.
+
+Une punition, ça aidait à passer le temps, car les cris du condamné
+égayaient un peu... mais tout cela ne valait pas une mort.... Oh! une
+mort!... parce que, voyez-vous, à une mort on héritait... ce n'était pas
+tous les jours fête!
+
+Enfin, dix minutes après, le _Grand-Sec faisait sa promenade à cheval_.
+
+C'est-à-dire qu'on lui avait mis une barre de Cabestan entre les jambes,
+après l'avoir exhaussé de manière à ce que ses pieds ne touchassent pas
+à terre; de plus, pendaient à chaque jambe, à défaut de boulets, un des
+lourds pierriers de feu M. Benoît, et enfin, selon l'ordre du capitaine,
+on imprima au cabestan un mouvement rapide de rotation à peu près comme
+celui d'un jeu de bague, la seule différence consistait en ceci, qu'au
+lieu d'avoir les pieds appuyés sur des étriers, le _Grand-Sec_ les avait
+tiraillés par deux poids de cent livres chaque.
+
+Ainsi les articulations commençaient à craquer et à se détendre, comme
+s'il eût été écartelé....
+
+Il criait... il criait, et ses plaintes étaient aiguës, convulsives et
+saccadées....
+
+--Vois-tu, _Grand-Sec_--dit l'un en riant aux larmes,--tu es dans ta
+croissance....
+
+--Hue... hue donc, pique donc ton cheval, _Grand-Sec_,... tu as pourtant
+de fameux éperons...--disait un autre, en montrant les deux masses de
+bronze qui allaient arracher et séparer la jambe de la cuisse....
+
+--Tu t'engageras comme tambour-major de cavalerie, car, vrai, tu as
+grandi de deux pouces--criait un troisième....
+
+Enfin c'était un feu croisé de quolibets et de hurlements de douleur
+atroce.
+
+Brulart reprit sa conversation avec le _Malais_.
+
+--Tu dis donc qu'il y a deux moricaudes qui ne veulent pas monter?
+
+--Je ne dis pas _veulent_, capitaine, je dis _peuvent_,... vu qu'elles
+sont mortes....
+
+--Diable... et est-ce des bonnes?
+
+--Il y en a une qui n'était pas mauvaise... l'autre comme ça... un peu
+maigrotte...
+
+--Et le troisième jour... déjà... tonnerre du diable! qu'elles n'aillent
+pas se mettre à jouer ce jeu-là... est-ce de chaleur ou de faim?
+
+--Je crois que c'est de chaleur _et_ de faim.
+
+--Débarrasse ça tout de suite du faux pont, ça me gâterait les autres.
+
+--Et c'est bien vu, capitaine, car elles commencent déjà a s'avarier.....
+
+ * * * * *
+
+Dix minutes après, deux matelots parurent sur le pont, portant les
+cadavres des négresses... enveloppés ou à peu près dans une pagne....
+
+On allait les jeter par dessus le bord....
+
+--Un instant--dit Brulart....
+
+Et on les laissa tomber sur le pont qui résonna sourdement.
+
+Un cri plaintif et faible sembla sortir d'un des linceuls....
+
+Lés matelots se regardèrent...
+
+--Ce b---- de _Malais_ s'est sans doute trompé--dit Brulart--il l'aura
+cru finie, et elle n'est peut-être qu'_en train_... voyons....
+
+Et il tira violemment la pagne qui entourait à peine une des deux
+négresses....
+
+Un tout jeune enfant tomba du sein de sa mère où il était attaché....
+
+(C'était une des deux négresses ayant un _petit_ porté sur la facture de
+Van-Hop, vous savez...)
+
+Cette frêle et chétive créature redoublait ses faibles cris... et
+s'accrochait au corps de sa pauvre mère qui ne pouvait plus
+l'entendre!...
+
+Brulart eut l'air presque attendri...
+
+--Toi, le _Malais_--dit-il--va chercher en bas l'autre négresse qui a un
+enfant, et monte-les ici.
+
+Et il prit le négrillon dans ses larges et grandes mains....
+
+La négresse monta toute tremblante, croyant qu'on allait la battre, et
+serrant son fils entre ses bras...
+
+Quand elle vit les deux cadavres, elle poussa un cri triste et doux,
+s'agenouilla et se prit à chanter quelques paroles d'une mélodie
+singulière...
+
+--Toi, le _Malais_--dit Brulart--apprends-lui qu'elle n'est pas là pour
+seriner des antiennes, mais pour prendre ce négrillon et le nourrir avec
+le sien...
+
+Le _Malais_ lui présentant l'enfant:--Tiens--lui dit-il en
+caffre....--le chef pâle t'ordonne de partager ton lait entre ton fils
+et celui-ci.
+
+La jeune femme le regarda avec étonnement, et répondit en secouant la
+tête...
+
+--Oh! non, je ne puis, cet enfant, vois-tu, est le premier né d'une
+vierge...
+
+--Qu'est-ce que cela fait?...
+
+--Oh! non, je ne puis... sa mère est morte... elle est allée au grand
+Kraal de là haut! Il faut que son enfant meure avec elle... sans cela...
+qui la servirait au grand Kraal... la pauvre mère... si ce n'est son
+enfant?... il faut qu'il meure! le premier fils d'une vierge jamais ne
+doit quitter sa mère...
+
+Et la jeune femme reprit son chant triste et doux, puis baisa le petit
+enfant qui lui souriait... en lui tendant ses bras.
+
+--Le Malais traduisit cette conversation à Brulart...
+
+--Ah! bah... tout ça m'embête, va au grand Kraal alors... ça vaut mieux
+pour toi....
+
+Et le négrillon voltigea au-dessus du bord et disparut!...
+
+--Quant à elle, pour m'avoir résisté, fais-lui un peu tambouriner les
+reins.
+
+On se mit à battre la pauvre négresse, et quoiqu'elle avançât les bras
+en avant pour garantir son négrillon des atteintes du fouet, il en reçut
+quelques coups, et la mère, je vous jure, criait plus pour lui que pour
+elle....
+
+Ses cris se mêlèrent à ceux du _Grand-Sec_, à la grande joie de
+l'équipage, qui trouvait le concert complet.
+
+Enfin, comme l'homme à cheval perdait connaissance, on arrêta.
+
+On le descendit.
+
+Mais on le coucha sur le pont, car il ne pouvait se tenir debout.
+
+--Il est plus fatigué que s'il avait fait dix lieues... le bon
+cavalier--dit un plaisant--il n'a pourtant pas été secoué.
+
+--Silence,--dit Brulart...
+
+On fit silence...
+
+Le brick et la goëlette marchaient toujours de conserve, la brise était
+fraîche et le soleil se couchait étincelant, pas un nuage, un ciel pur
+et chaud, une mer douce et calme...
+
+--Vous avez tous vu--continua le capitaine--ce _monsieur_ qui vient de
+descendre de cheval; il avait manqué à mon ordre, et vous savez de quel
+bois je paie ordinairement ces fautes-là... aujourd'hui je veux être bon
+enfant.
+
+L'équipage frémit....
+
+--Je veux, au lieu de le punir, le récompenser....
+
+Les matelots se regardèrent, et trois des plus intrépides pâlirent....
+
+--Et que ça vous serve d'exemple: écoute, toi, _Grand-Sec_....
+
+Le _Grand-Sec_ leva péniblement la tête et souleva des yeux éteints.
+
+--Tu as voulu tâter des négresses....
+
+Le malheureux poussa un long soupir... il n'y pensait plus, je vous
+jure....
+
+--C'est une idée comme une autre; d'ailleurs tu es dans l'âge des
+amours, aussi je ne t'en veux pas pour cela; pour te le prouver, au lieu
+d'une... je t'en donne deux... mon bon homme!
+
+L'infortuné ne comprit pas... mais l'équipage saisit parfaitement
+l'intention, et fut d'abord comme atterré d'une atrocité si calme...
+mais après, voyant le côté plaisant de l'aventure, il se dérida, et un
+sourire, qui gagna de proche en proche, vint éclaircir ces figures un
+instant assombries....
+
+--Qu'on l'amarre sur une cage à poules avec ces deux charognes... et--_à
+la mer_.
+
+--Vivant?--demanda avec anxiété le Malais, qui était intime du Grand-Sec
+et l'aimait de tout son cœur.....
+
+--Ça va sans dire--reprit Brulart en regagnant sa dunette...
+
+ * * * * *
+
+On entendit quelques mots entrecoupés, des imprécations, des blasphèmes,
+des prières à attendrir un inquisiteur, des rires, des sanglots,
+d'affreuses plaisanteries, des cris perçants... puis enfin un bruit
+sourd qui fit rejaillir l'eau sur le pont.
+
+Alors Brulart se pencha sur le plat-bord, et, montrant à son équipage la
+cage à poules qu'ils laissaient déjà derrière eux, et le misérable
+_Grand-Sec_... dont les yeux flamboyaient... et qui, se tordant sur les
+cadavres malgré les cordes qui l'étreignaient... poussait des hurlements
+de rage qui n'avaient rien d'humain.
+
+--Que ça vous serve d'exemple, mes agneaux... et encore--ajouta-t-il en
+souriant...--il ne mourra pas de faim!
+
+Dix minutes après, la cage à poules ne paraissait plus qu'un point
+lumineux au milieu de l'Océan, car le soleil couchant la colorait
+fortement de ses rayons... puis elle s'effaça tout-à-fait quand le
+soleil disparut dans la brume... et que la nuit fut venue.
+
+Alors, on vit poindre une lumière dans la dunette de Brulart: c'est
+cette lumière et cette retraite qui intriguaient si fortement
+l'équipage; que faisait-il ainsi toutes les nuits? et pourquoi
+s'enfermer ainsi soigneusement, car à bord du brick, comme à bord de sa
+goélette, il avait défendu, sous peine de mort (et il tenait sa
+promesse), il avait défendu d'approcher de sa cabine, à moins d'un cas
+imprévu et imminent, et encore s'était-il réservé le droit de juger
+après, si le cas était réellement imminent; or, si malheureusement il ne
+le croyait pas tel,--_à la mer_,--celui qui, oubliant ses ordres, se fût
+approché de sa cabine avant huit heures.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+ Je n'y puis rien comprendre.
+ _Musique de Boieldieu_.
+
+MYSTÈRE.
+
+
+Brulart avait soigneusement fermé, verrouillé, cadenassé la porte de sa
+dunette.
+
+Au dehors, pas le plus léger bruit, quelquefois le sifflement des
+cordages... le frôlement des voiles... le clapotis des vagues qui
+battaient doucement la poupe du brick, et s'ouvraient au sciage
+phosphorescent du navire, voilà tout.
+
+Il écouta encore, regarda bien si personne ne l'épiait,... et s'avança
+vers son grand coffre.
+
+Il l'ouvrit.
+
+On aurait cru d'abord que ce vieux bahut ne contenait rien... mais, en
+l'examinant attentivement, on y découvrait un double fond.
+
+Il le leva.
+
+Et dans un coin de cette cachette il prit un coffret recouvert de cuir
+de Russie.
+
+Cette petite caisse, richement ornée, portait un bel écusson armorié.
+
+C'était le blason de Brulart...
+
+Brulart ferma hermétiquement les rideaux de la dunette; et posa le
+précieux coffret sur sa petite table sale et graisseuse qu'il approcha
+du lit...
+
+Il se coucha à demi étendu, après avoir dédaigneusement jeté le chapeau,
+la couronne et la veste de feu M. Benoît....
+
+Alors il leva le couvercle de l'étui, et ses yeux brillaient d'un feu
+singulier...
+
+Sa figure, ordinairement rude, sauvage, semblait se dépouiller de cette
+écorce épaisse, et ses traits, fortement caractérisés, paraissaient
+vraiment beaux, tant une subite et inimitable expression de douceur s'y
+était révélée.... Il secoua son épaisse chevelure, comme un lion qui se
+débarrasse de sa crinière, écarta ses longs cheveux, et tira
+respectueusement du coffret un petit flacon de cristal miraculeusement
+sculpté et presque caché sous l'or et les pierreries qui l'ornaient...
+
+Puis il approcha ce merveilleux bijou de sa lampe fumeuse et fétide, et,
+à sa lueur rougeâtre, contempla ce qu'il contenait.
+
+C'était une liqueur épaisse, visqueuse, d'une teinte plus colorée, plus
+brillante que celle du café. Il paraît qu'elle était pour lui d'un bien
+haut prix, car ses yeux rayonnèrent d'une joie céleste quand il
+s'aperçut que le précieux flacon était encore aux trois quarts plein.
+
+--Il le baisa avec onction et amour, comme on baise la main d'une
+vierge, et le déposa, non sur la vilaine table; oh! non, mais sur un
+petit coussinet de velours bleu, tout brodé d'argent et de perles...
+
+Il tira aussi du coffret une petite coupe d'or et un assez grand flacon
+de même métal.
+
+Mais, pendant toute cette cérémonie, il y avait, sur les traits de
+Brulart, autant de recueillement et d'adoration que sur le visage d'un
+prêtre qui retire le calice du tabernacle...
+
+Et, ouvrant délicatement la petite fiole, il versa goutte à goutte la
+séduisante liqueur qui tombait en perles brillantes comme des rubis.
+
+Il en compta vingt... puis il remplit la coupe d'une autre liqueur
+limpide et claire comme le cristal, qui prit alors une teinte rouge et
+dorée.
+
+Et il porta la coupe à ses lèvres avides, but avec lenteur en fermant
+les yeux et appuyant sa large main sur sa poitrine; après quoi, il
+resserra coupe, flacon dans le petit coffre, et le petit coffre dans le
+grand bahut, avec la même mesure, le même soin, le même recueillement...
+
+Et quand il se redressa, vous eussiez baissé les yeux devant ce regard
+inspiré... qui faisait presque pâlir la lumière de sa lampe: il était
+beau, grandiose, admirable ainsi; ses guenilles, sa longue barbe, tout
+cela disparaissait devant l'incroyable conscience de bonheur qui
+éclatait sur ce front tout à l'heure sombre et froncé... maintenant
+lisse et pur comme celui d'une jeune fille...
+
+--Adieu, terre!... à moi le ciel...
+
+ * * * * *
+
+Dit-il en s'élançant sur son lit.
+
+--Dix minutes, après, il était profondément endormi.
+
+ * * * * *
+
+Il venait de prendre la dose d'OPIUM qu'il buvait chaque soir.
+
+Or, par une bizarrerie que l'effet et l'habitude constante de cet
+exalirant peuvent facilement expliquer, il avait fini par prendre
+l'existence factice qu'il se procurait au moyen de l'opium, ses
+créations si poétiques, si merveilleuses, ses délirants prestiges, ses
+ravissantes visions, pour sa vie _vraie_, _réelle_, dont le souvenir
+vague et confus venait étinceler par moment à son esprit, dans le jour,
+parmi des scènes affreuses, comme la conscience d'une journée de bonheur
+vient quelquefois dilater notre cœur, même au milieu d'un songe
+horrible.
+
+Tandis qu'il considérait sa _vie vraie_, sa vie qu'il menait au milieu
+de ses brigands, du meurtre et du vol, à peu près comme un songe, un
+cauchemar pénible auquel il se laissait entraîner avec insouciance, et
+qu'il poussait machinalement à l'horrible, selon le besoin, le désir du
+moment, sans réflexion, sans remords, et même avec une secrète
+jouissance, comme ces gens qui se disent vaguement au milieu d'un rêve
+affreux...--Que m'importe... je me réveillerai toujours bien!
+
+C'était en un mot--la vie renversée.
+
+Le fantastique mis à la place du positif.
+
+Un rêve à la place d'une réalité.
+
+C'est obscur; je le sais.
+
+Mais essayez de l'opium, et vous me comprendrez...
+
+Croyez d'ailleurs un homme d'_expérience_.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+ Rien n'est vrai, rien n'est faux;
+ Tout est songe et mensonge.
+
+ DE LAMARTINE .--_Harmonies_.
+
+ Écoutez, mes enfants, cette effrayante histoire,
+ Comme d'un saint avis gardez-en la mémoire;
+ Un jour vous la direz à vos petits neveux
+ Quand la neige des ans blanchira vos cheveux.
+
+ DELPHINE GAT .--_La Tour du Prodige_.
+
+OPIUM.
+
+
+Ô douce et ravissante ivresse de l'opium, ivresse pure et suave, ivresse
+toute morale, élevée, poétique!
+
+À côté de la vie réelle, triste, déçue, douloureuse, tu improvises une
+vie fantastique, brillante et colorée!
+
+Là, jamais un chagrin; mollement bercé de rêve en rêve, on jouit sans
+regret... c'est un long jour de fête sans lendemain, un amour sans
+larmes... un printemps sans hiver.
+
+Tantôt c'est un gai voyage sur ce beau lac, dominé par l'antique
+habitation de vos aïeux et encadré d'un gazon vert que foulent en
+dansant de jeunes filles aux robes flottantes.
+
+C'est une séduisante causerie sous un ombrage séculaire où l'on se
+parle si bas, si près, que les lèvres se touchent et frémissent.
+
+Ou bien encore, c'est la demoiselle au corselet d'émeraude, aux ailes de
+nacre et de moire que l'on poursuit en chantant la vieille chanson
+qu'une mère vous a apprise autrefois.
+
+Et puis souvent, pour contraster avec ces tableaux si frais, si jeunes,
+si parfumés, surgit une bizarre vision, quelque chose d'horrible et
+d'étrange... qui vous terrifie et vous glace un moment...
+
+Alors c'est comme la peur qu'on éprouve au milieu d'une paisible veillée
+d'automne, quand l'aïeul raconte quelque lugubre et sanglante chronique.
+
+Mais aussi que cette folle terreur d'un instant donne un charme plus vif
+aux voluptueuses caresses de ces femmes pâles, douces, aériennes qui
+réalisent tous les songes de votre ardente jeunesse; vous savez! quand
+le regard sec, haletant sur votre couche solitaire, vous appeliez en
+vain l'être mystérieux et inconnu que l'on rêve toujours à quinze ans.
+
+Oh! qu'alors elle semble vulgaire cette ivresse du punch, malgré ses
+mille flammes bleuâtres et nacrées, ses étincelantes aigrettes d'opale
+et de feu, qui frissonnent, pétillent en courant sur les bords d'une
+large coupe.
+
+Oubliez le vin de Champagne au milieu des glaçons; laissez bouillonner
+sa mousse; laissez-la déborder et couler à longs flots sur le cristal
+des carafes.
+
+--Après tout, que serait cette ivresse? quelque lourde et grossière
+orgie, des idées sans suite, une tête pesante, une raison éteinte ou
+hébétée.
+
+Au lieu que l'opium! tenez... voyez ce Brulart! si vous saviez ce qu'il
+rêve.
+
+C'est un homme étrange que cet homme! Féroce et crapuleux, c'est à force
+de vices et de crimes qu'il a pris un impérieux et irrésistible
+ascendant sur une tourbe d'êtres dégradés et infâmes; jamais une pensée
+noble ou consolante; on dirait que c'est en riant, d'un rire satanique,
+qu'il creuse dans la fange pour voir jusqu'à quel point d'ignominie peut
+aller la dégradation humaine.
+
+Cette vie, c'est sa vie apparente de chaque jour, sa vie physique, sa
+vie de brigand, de négrier, de pirate, d'assassin... sa vie qui le fera
+pendre...
+
+Maintenant il rêve: l'esprit, l'âme a quitté son ignoble enveloppe...
+c'est son autre existence qui commence... son existence aussi à lui,
+belle, riante, parée, avec des fleurs et des femmes, des palais
+somptueux, des chants de gloire et d'amour, son existence à vous
+désespérer tous, oui, cent fois oui, car l'ivresse de l'opium l'élève à
+un degré de puissance inouïe. Les trésors du monde, le pouvoir des rois
+ne pourraient jamais, dans votre vie réelle, vous donner la millième
+partie des jouissances ineffables que goûte ce brigand en guenilles.
+
+--Et ce n'est pas une heure, un jour, une année... mais la moitié de sa
+vie qu'il passe dans cette sphère divine, où il est presque dieu; quant
+à sa vie réelle, ce n'est pour lui, je l'ai dit, qu'un cauchemar qu'il
+pousse à l'horrible autant qu'il le peut, car, vus d'aussi haut, en
+présence de tels souvenirs... que sont les hommes? mon Dieu!... de la
+matière à contrastes, de la boue qu'on jette à côté d'un diamant pour en
+faire briller plus vives les étincelantes facettes....
+
+Ainsi du moins pensait Brulart....
+
+Tenez, suivez d'ailleurs le rêve qui répand sur ses traits cette
+incroyable expression de plaisir et d'extase.
+
+
+
+
+SONGE.
+
+
+C'était une merveilleuse villa qui se mirait aux flots bleus de
+l'Adriatique, avec ses arbres verts, ses majestueuses colonnades et ses
+escaliers de marbre blanc, baignés par une mer indolente...
+
+--Une foule de gondoles aux riches dorures, recouvertes de tentes et de
+rideaux de pourpre se balançaient amarrées aux dalles, et, impatientes,
+battaient l'eau de leurs deux grandes ailes satinées qui, chose étrange,
+leur tenaient lieu de rames et de voiles.
+
+--On entendit une musique mélodieuse... des sons vibrants et sonores
+comme ceux de l'harmonica,... aériens comme ceux des harpes éoliennes.
+
+Et puis de belles filles pâles, avec des yeux noirs, des cheveux noirs
+et un ineffable sourire sur leurs lèvres roses, se placèrent dans les
+barques en jouant d'une lyre d'ébène.
+
+Et cette harmonie suave et mélancolique remplissait les yeux de
+larmes,... de larmes douces comme celles qu'on répand à la vue d'un ami
+retrouvé.
+
+Alors les gondoles s'animèrent, tendirent leurs ailes argentées à une
+brise odorante, qui, traversant de vastes bois d'orangers et de jasmins,
+apportait une senteur délicieuse, et la petite flotte s'éloigna
+doucement.
+
+À l'arrière de chaque gondole une place était réservée, et les jeunes
+filles y jetaient incessamment des fleurs qu'elles effeuillaient en
+chantant à voix basse je ne sais quelles mystérieuses paroles dont la
+mélodie faisait pourtant battre le cœur.
+
+Mais les gondoles frémirent de joie, agitèrent tout à coup leurs grandes
+ailes, et, formant un demi-cercle, volèrent avec rapidité au-devant d'un
+petit esquif aux voiles blanches, manœuvré par un seul homme.
+
+Cet homme, c'était Brulart, c'était le comte, c'était Arthur... mais
+beau, mais noble, mais paré....
+
+D'un bond il fit disparaître son canot, sauta dans une des gondoles, et
+regagna le palais de marbre escorté par les filles pâles aux yeux noirs,
+qui continuaient leurs chants d'une harmonie ravissante.
+
+--Et s'étendant avec délices sur les fleurs qu'elles avaient
+effeuillées, il attira une des jeunes femmes sur ses genoux:
+
+--Oh! viens; que j'aime la douceur de ta voix, que j'aime ton sourire...
+dénoue tes cheveux au vent... que je les sente caresser mon front...
+donne... Oh! donne un baiser de ta bouche amoureuse... j'en ai besoin,
+j'ai tant souffert! Oui, au lieu de vous, mes sœurs, j'ai vu en songe
+des êtres noirs et difformes! au lieu de notre beau lac limpide, de ses
+rivages fleuris... une mer triste et brumeuse, un ciel gris et sombre!
+puis un vaisseau sans pourpre, sans dorure et sans femmes... un homme
+qui se tordait sur des cadavres, en poussant des cris horribles... au
+lieu de cette mélodie, de ce langage pur et doux, j'ai entendu je ne
+sais quels éclats rauques et discordants!...
+
+Et puis, horreur!... je me voyais, moi, couvert de haillons, me jetant
+ça et là, au milieu de cette bizarre et étrange tourbe d'hommes affreux,
+parlant leur langue, riant de leur rire, tuant avec leur poignard...
+moi, moi, si noble et si fier...
+
+Oh! quel rêve, quel rêve!... oublions-le... oui... ces souvenirs déjà
+lointains s'effacent tout-à-fait.... À moi, mes femmes! à moi, mes
+sœurs! franchissons ces degrés; entrons sous cette coupole étincelante
+de lumière... mettons-nous à cette table couverte de vermeil, de
+cristaux et de fleurs....
+
+Tout disparaissait.
+
+ * * * * *
+
+Et il se trouvait au milieu d'un immense jardin, rempli d'arbres
+courbant sous le poids de leurs fruits.
+
+Il avait bien soif... sa langue était sèche et rude, son gosier brûlant.
+
+--Il prit une orange couverte d'une peau vermeille et fine et tenta de
+la lui ôter....
+
+Mais à chaque morceau d'écorce qu'il enlevait, l'orange saignait comme
+une blessure fraîche....
+
+C'était du vrai sang, du sang noir, épais et chaud.
+
+--Il continua... ses mains étaient toutes ensanglantées...
+
+--Il arracha le dernier lambeau...
+
+--Mais, à l'instant, il se sentit mordu au doigt, mordu avec rage, comme
+par une bouche humaine, comme par des dents aiguës, convulsivement
+serrées.
+
+--Et il se prit à fuir.
+
+--Et il secouait sa main toujours mordue par l'orange, qui, s'étant
+attachée à son doigt, le mâchait... le mâchait...
+
+--Et il sentait les dents froides, arrivant jusqu'à l'os, glisser et
+crier sur sa membrane luisante.
+
+--Et les dents firent rouler cet os entre elles comme entre deux lames
+de scie.
+
+L'os se divisa...
+
+Alors le contact des dents glaciales avec la moelle fit circuler un
+horrible frisson dans tous les membres de Brulart...
+
+Et la moelle fut aussi divisée... comme l'os...
+
+ * * * * *
+
+--Alors il sentit l'impression fraîche et humide d'une bouche de femme
+effleurer ses lèvres brûlantes... et une voix bien connue murmurait à
+son oreille:--Ne crains rien, je veille sur toi... attends-moi...
+
+Et tout disparut encore.
+
+Alors il était dans une vaste chambre, toute tapissée de soie amarante
+brochée d'or, éclairée par l'invisible foyer d'une lumière égale et
+pure.
+
+Au fond, se dressait un lit de bois de sandal magnifiquement incrusté de
+nacre et d'ivoire, couvert d'une riche dentelle et entouré d'élégants
+rideaux rouges qui laissaient pénétrer dans l'alcôve une lueur faible,
+rose et mystérieuse.
+
+Puis, de légers tourbillons d'une vapeur embaumée, s'échappant de riches
+cassolettes d'or, adoucissaient le vif et brillant éclat de délicieuses
+peintures qu'ils semblaient voiler.
+
+Et ces tableaux voluptueux faisaient battre les artères et porter le
+sang au visage...
+
+On entendit marcher... et lui se cacha dans un petit réduit, proche
+l'alcôve.
+
+Mais de là il pouvait tout voir...
+
+_Elle_ entra suivie de ses femmes...
+
+C'était peut-être une reine, car elle portait un éblouissant diadème sur
+son beau et noble front.
+
+Et, apercevant un lis qu'_il_ avait posé sur sa toilette, elle
+sourit....
+
+Mais bientôt, impatiente, emportée, elle gronda ses femmes, car chaque
+fleur, chaque diamant, chaque bijou, tombait avec une lenteur bien
+cruelle!...
+
+Enfin, sa lourde robe bleue, toute raide d'or et de pierreries, glissant
+à ses pieds, laissa nues ses épaules d'albâtre, larges et rondes, avec
+une petite fossette au milieu.
+
+Et l'on vit son cou gracieux, et cet endroit si blanc, si doux, où naît
+une chevelure brune, lisse et épaisse, élégamment relevée, peignée,
+lustrée....
+
+Elle se retourna.
+
+Sa figure d'un parfait ovale avait une expression rayonnante... ses
+grands yeux bleus étincelaient humides et brillants, sous des sourcils
+châtains, étroits et bien arqués que ses désirs haletants fronçaient un
+peu...
+
+Sa gorge bondissait d'une façon étrange et faisait craquer son corset...
+
+Elle croisa sa jolie jambe sur son genou, et dénoua, ou plutôt rompit
+avec violence les longs cordons de soie qui attachaient un tout petit
+soulier de satin.
+
+Et puis enfin elle renvoya ses femmes, et voulut, quel caprice! les
+suivre jusqu'au bout d'une galerie qui communiquait à son appartement.
+
+Après avoir soigneusement fermé la porte de cette galerie, rapide comme
+un oiseau, elle vola dans sa chambre.
+
+--Oh! mon amour, mon seul amour--murmura-t-elle en tombant dans ses
+bras, à lui qui, debout, la soutenait en sentant avec ivresse le contact
+électrique de ce corps, d'admirables proportions.
+
+--Tiens--disait-elle tout bas...--aujourd'hui... partout les louanges,
+partout on disait ton nom, mon adoré; partout on disait ton courage, ton
+noble caractère, ta beauté... et heureuse, fière, je me disais:--Ce
+courage, ce noble cœur, cette beauté, tout est à moi... à moi... mon
+Arthur!
+
+--Oh! Marie... quel doux réveil.... N'ai-je pas rêvé, mon ange... que tu
+m'avais trahi... tué... que sais-je, moi? Me pardonnes-tu, dis?
+
+--Non, non... tu mourras palpitant sous mes baisers--dit-elle en
+bondissant comme une jeune panthère, et lui mordant les lèvres avec une
+amoureuse frénésie....
+
+--Oh! viens, viens--dit-il, et l'on entendit crier les anneaux d'or des
+rideaux soyeux de l'alcôve....
+
+ * * * * *
+
+--Mais, mille millions de tonnerres de diable--hurlait _le Malais_ à la
+porte de la dunette, qu'il ébranlait de toutes ses forces--il est donc
+mort... capitaine... c'est la goëlette qui est à poupe, et maître _le
+Borgne_ qui dit que nous sommes chassés... capitaine... capitaine!
+
+Cet infernal bruit tira Brulart de son sommeil
+fantastique.--Déjà...--s'écria-t-il douloureusement (je le crois) en
+regardant à travers les joints de ses persiennes.
+
+Et tout avait fui avec le réveil, il ne lui restait qu'un vague et
+confus souvenir qui ne faisait que l'accabler davantage.
+
+Le dieu retombait brigand.
+
+Et, sans se donner la peine d'ouvrir sa porte verrouillée et fermée,
+d'un effroyable coup de tête il la défonça au moment où _le Malais_
+frappait encore; celui-ci fut rouler à vingt pieds....
+
+Fort heureusement, car Brulart l'eût tué.
+
+Mais que devint le capitaine, lorsqu'il vit la goélette en panne, et
+qu'il entendit le Borgne lui crier:
+
+--Ah ça, vous êtes donc sourd, capitaine, voilà une heure que je
+m'égosille à vous héler; nous sommes chassés, et par une frégate, je
+crois; il n'y a pas à lanterner... je vais aller vous trouver, et nous
+causerons... vite... car elle a bonne brise, et c'est un vilain jeu à
+jouer.... Tenez... voyez-vous ce signal qu'elle vient de faire encore!
+
+--F....--dit Brulart.
+
+
+
+
+LIVRE IV.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+ Vienge par mer al duc den k'il ara boen vent:
+ Tôt sa navie amaint, si n'i demort noient.
+
+ ROBERT WACE .--_Roman du Rou et des ducs de Normandie_.
+
+LA FRÉGATE.
+
+
+--Mais, sacredieu, c'est une horreur!...--cria le premier lieutenant de
+la frégate qui devait intriguer si fortement le Borgne et Brulart.
+
+--Le cœur me manque, et ma tante qui m'a défendu les émotions
+fortes--dit d'une voix flûtée le commissaire du bord, petit jeune homme
+frisé, musqué, cambré, qui portait des gants, même à table....
+
+--C'est à interrompre la digestion la mieux commencée--soupira le
+docteur, frais, vermeil, fort obèse, et gourmand comme une femme de
+quarante ans qui a deux amants ou plus....
+
+--C'est à écarteler un brigand de cette espèce! Si on le
+rencontre...--reprit le lieutenant;--mais voyons, ne crains rien...
+raconte-nous ça en détail... veux-tu _reboire_, mon garçon?...
+
+--Je n'y tiendrais pas... ce serait à m'évanouir... les jambes me
+flageolent déjà... heureusement j'ai mon vinaigre et mon
+éther....--s'écria le commissaire en se sauvant du _carré_ de la
+frégate.
+
+--Moi, je reste--dit le docteur--maintenant que le coup est porté... je
+n'en digérerai ni plus ni moins... je ne vous quitte pas, mon cher
+Pleyston....--ajouta-t-il en serrant le bras du lieutenant avec
+cordialité.
+
+--Voyons maintenant... parle--reprit celui-ci; il s'adressait, en
+français, à un homme pâle, décharné, qui tremblait encore de frayeur et
+de froid.
+
+C'était le _Grand-Sec_, que le _Cambrian_, frégate anglaise de
+quarante-quatre canons, avait rencontré sur une cage à poules, avec les
+deux négresses mortes, et que l'on avait humainement recueilli à bord le
+lendemain de son accident.
+
+Il était temps, je vous assure.
+
+La scène se passait dans le _carré_, ou _grande chambre_ du bâtiment, et
+les interlocuteurs étaient, comme nous l'avons dit, le docteur et le
+_lieutenant en pied_ de la frégate.
+
+Le _Grand-Sec_ reprit la parole en regardant toujours autour de lui,
+d'un air effaré:
+
+--Oui, mon lieutenant, voici la chose... pour lors, il a volé le
+négrier, pris les nègres, le navire, a troqué le capitaine et l'équipage
+pour des noirs, et pour lors, finalement, l'a laissé dans une _patrie_
+ous'qu'on l'a dévoré lui et ses matelots... avec leurs pantalons, leurs
+souliers, leurs vestes, et tout; car ces gens-là est trop sauvage pour
+les avoir épluchés....
+
+--Et ça devait être d'un dur...--fit le médecin....
+
+--Taisez-vous donc, docteur...--reprit le lieutenant;--continue mon
+garçon....
+
+--Pour lors, mon lieutenant, voilà que quand nous avons fait la chose de
+prendre le brick, notre capitaine à nous y porte son bazar, et s'y
+installe... bon... pour lors, voilà qu'un jour, on fait monter les
+noirauds pour chiquer leur _ration d'air et de soleil_... bon... pour
+lors voilà que lorsque les femelles s'affalent en bas pour rallier leur
+coucher... c'était, mon lieutenant, l'histoire de rire... pour lors j'en
+arrête une par les cheveux et je l'embrasse... bon... je la
+réembrasse... bon... mais pour lors, voilà... le... capit... aine
+(_Grand-Sec_ tremblait encore à ce souvenir, et ses dents
+s'entre-choquaient), voilà le capit... aine... qui... me... voit... et
+comme... il... l'avait... dé... fendu, il me fait mettre à cheval sur
+une barre de cabestan avec des pierriers à chaque jambe... et puis
+après... amarrer sur une cage à poules avec les... deux....
+
+Ici le pauvre garçon ne put continuer, et perdit connaissance.
+
+--Allons, allons, docteur,... à votre pharmacie.
+
+--Faites-le coucher, c'est moral, purement moral, de l'eau de fleur
+d'orange, des calmants....
+
+--Je vous le laisse, mon ami--dit le lieutenant--je monte chez le
+_Pacha_[7] pour causer de tout cela avec lui....
+
+Arrivé dans la batterie, le lieutenant Pleyston se dirigea vers
+l'arrière, dit deux mots à un factionnaire qui montait la garde près la
+porte de l'appartement du commandant, et entra.
+
+Comme à bord de toutes les frégates, il traversa la salle du conseil,
+laissa la chambre à coucher à droite, l'office à gauche, et arriva dans
+la galerie ou salon situé sous le couronnement.
+
+Là se trouvait le commandant, sir Edward Burnett.
+
+Cette galerie avait tout à la fois l'air d'une bibliothèque et d'un
+musée, partout des peintures, des livres, des cartes, enfin un asile de
+savant et d'artiste. Couché sur un moelleux sopha, un jeune homme de
+trente ans, vêtu d'un élégant uniforme brodé... feuilletait un volume de
+Shakespeare... autour de lui, sur son tapis de Perse, étaient ouverts ça
+et là d'autres livres, Volney, Sterne, Swift, Montesquieu, Corneille,
+Moore, Byron, etc... et on voyait que le lecteur avait butiné ça et là
+une pensée, une idée, une anecdote... agissant en véritable épicurien
+qui goûte de tout avec choix et friandise.
+
+Quand le lieutenant entra, sir Burnett leva la tête, et l'on vit une
+charmante figure de brillant et fashionable officier....
+
+--Ah... bonjour, mon cher Pleyston--dit-il en se levant et tendant la
+main à son second avec la plus exquise politesse;--eh bien... quelles
+nouvelles... asseyez-vous là... prenez donc un verre de vin de Madère
+avec moi....
+
+--Il sonna, son maître d'hôtel servit et se retira.
+
+--Toujours du Madère, commandant, et pour moi seul, car vous ne buvez
+que de l'eau... jamais de pipe... jamais une pauvre chique...--ajouta
+Pleyston en dissimulant la sienne.
+
+--Mais vous voyez que j'ai du vin, mon bon lieutenant; et quant au
+tabac... j'en possède aussi de parfait....
+
+--Pour nous autres... comme le Madère....
+
+--Ne parlons plus de ça, qu'avons-nous de nouveau?...
+
+--Commandant, il y a de nouveau que ce malheureux que l'on a repêché
+confirme tout ce qu'il nous avait d'abord dit....
+
+--C'est inconcevable... c'est d'une cruauté inouïe... mais quelle route
+suit ce forban?...
+
+--Il fait voile pour la Jamaïque, commandant....
+
+--Nous devons le rencontrer en courant la même bordée; faites, je vous
+prie, gréer les bonnettes, couvrez la frégate de toile... il est
+possible que nous l'atteignions avant la nuit... nous ferons alors une
+bonne et prompte justice de ce misérable... rien de plus... Pleyston....
+
+--Non, commandant....
+
+--Oh! quel ennuyeux métier, chasser des négriers, c'est à périr de
+monotonie....
+
+--Ah! commandant, pardieu, vous aimeriez mieux retourner dans votre
+Londres... aux courses de New-Markett.... Dame... riche et jeune... joli
+garçon... le câble file sans qu'on y regarde....
+
+--Non, non, mon cher lieutenant, j'aimerais mieux une bonne campagne de
+guerre....
+
+--Vous êtes payé pour cela... à trente ans deux combats, cinq blessures,
+et capitaine de frégate... ça donne envie....
+
+--Non, mon ami, cela donne des regrets, surtout quand on voit des
+vétérans comme vous rester aussi long-temps dans les bas grades... mais
+vous savez que je me suis chargé de vous faire rendre justice, et....
+
+Un nouveau personnage entra bruyamment... figure commune, quarante ans,
+grand, gros, lourd, l'air niais et brutal.
+
+C'était un de ces officiers sans mérite qui, ayant langui dans les
+emplois inférieurs à cause de leur stupide ignorance, nourrissent une
+haine d'instinct et d'envie contre tout ce qui est jeune et d'une portée
+supérieure. Le grand refrain de cette espèce est celui-ci:--Je suis
+vieux, donc j'ai des droits.--Quant au mérite, à la capacité, aux
+services rendus, on n'en parle pas.
+
+--Je crois--dit le nouveau venu, presque sans saluer son supérieur--je
+crois qu'on voit les deux navires que vous avez fait chasser depuis ce
+matin, mais la nuit viendra avant qu'on ait pu les rallier... aussi,
+cordieu, c'est votre faute, commandant.
+
+--Vous oubliez, monsieur, que le temps était trop forcé pour nous
+permettre de faire plus de voile....
+
+--Non... on pouvait faire plus de voile; d'ailleurs, c'est mon opinion,
+et les opinions sont libres... nous ne sommes pas des esclaves; des
+anciens comme nous peuvent dire ce qu'ils pensent... et leur opinion....
+
+--C'est un droit que je ne vous conteste pas, monsieur, je reçois avec
+reconnaissance les conseils de gens expérimentés, mais j'ai agi comme je
+croyais devoir agir, et je viens de donner l'ordre au lieutenant en pied
+de gréer les bonnettes.
+
+--C'est trop tard, je puis bien trouver que c'est trop tard, c'est mon
+opinion.
+
+--Monsieur Jacquey--reprit le commandant avec un mouvement
+d'impatience--depuis quelque temps vous prenez avec moi de singulières
+licences, je suis seul chef ici, j'agis comme bon me semble, monsieur,
+et je vous engage à y songer.
+
+--Commandant--dit Pleyston tout bas--vous savez qu'il est bourru et bête
+comme un âne.
+
+--Mon cher lieutenant, veuillez, je vous prie, faire exécuter mes
+ordres--dit le commandant.
+
+Pleyston sortit.
+
+--Monsieur Jacquey, vous avez de l'humeur; il est pénible, je le
+conçois, à votre âge, de n'occuper qu'un grade inférieur... mais vos
+camarades... Pleyston lui-même... un officier rempli de mérite.
+
+--C'est un brosseur, vous dites cela parce qu'il vous flatte....
+
+--Vous me manquez en parlant ainsi d'un officier qui m'approche,
+monsieur.
+
+--Je suis fâché, c'est mon opinion... je suis un ancien... un franc
+marin... et je dis ce que je pense.
+
+--On peut, monsieur, être à la fois ancien marin et calomniateur en
+accusant à faux un brave et loyal camarade... j'en suis fâché, mais vous
+m'obligez à vous infliger une punition, vous garderez les arrêts huit
+jours, monsieur.
+
+--Mille tempêtes, être puni par un enfant... par un mousse....
+
+Le commandant pâlit, ses lèvres se contractèrent, mais il répondit avec
+le plus grand calme.
+
+--Monsieur, vous perdez la tête, vous oubliez que chacun de mes grades a
+été acheté par une blessure ou une action qu'on a bien voulu
+remarquer... ne me faites donc pas rougir, en m'obligeant à parler ainsi
+de moi.... Vous n'êtes pas généreux, monsieur, vous savez que le temps,
+le lieu et ma position ne me permettent pas de répondre à votre injure,
+mais comme avant tout je suis commandant de cette frégate, vous garderez
+les arrêts forcés pendant un mois, monsieur, et je suis indulgent; car
+vous m'avez injurié chez moi, et je pouvais vous faire passer à un
+conseil. Je désire être seul, monsieur.
+
+Et le commandant se remit froidement à lire.
+
+--Mais tonnerre de....
+
+--Monsieur--dit le jeune officier en se levant--je serais désolé de
+finir par appeler le capitaine d'armes....
+
+Et le lieutenant Jacquey, vaincu par cette fermeté, sortit en maugréant.
+
+--Je suis fâché de tout ça--dit sir Edwards--mais parce qu'ils sont
+vieux et ignorants... il faudrait tout leur passer, c'est impossible....
+
+Les ordres furent exécutés; et, les bonnettes donnant une nouvelle
+vitesse au _Cambrian_, cette belle frégate ne se trouvait guère qu'à
+douze milles du brick et de la goëlette de Brulart, au coucher du
+soleil.
+
+Tout l'état-major était monté sur le pont, attiré par la curiosité; car
+l'histoire du _Grand-Sec_ s'était répandue, et l'on attendait avec une
+incroyable impatience le moment où l'on s'emparerait de ces deux
+navires, et de l'infâme Brulart surtout.
+
+Pourtant l'équipage ne montrait pas la même horreur que les officiers
+pour ces méfaits, et les marins du _Cambrian_ parlaient de Brulart comme
+les femmes parlent de ce qu'on appelle vulgairement:--_les mauvais
+sujets_.
+
+--C'est ça un crâne négociant--disait l'un--quel toupet!...
+
+--C'est égal--reprenait un autre--il doit être _chenu_, c'est pas un
+combat ou une tempête qui lui ferait cligner l'œil à celui-là....
+
+--Enfin, on le pendrait que ça serait bien juste... mais tout de même ça
+me pincerait le ventre... parce qu'après tout on regrette toujours un
+brave....--disait un troisième.
+
+Quand le soleil fut couché, on continua d'observer _la Catherine_ et _la
+Hyène_ au moyen de longues-vues de nuit qui permettaient de suivre leurs
+manœuvres....
+
+--Allons-nous souper, Pleyston?--dit le docteur--j'ai un appétit de
+vautour... nous avons, entre autres choses, un endaubage d'_Appert_, des
+perdreaux farcis... qui ont une mine... une mine... à en devenir
+amoureux... à se mettre à genoux devant, à ne les manger que
+respectueusement découvert... tête nue....
+
+--Ah... vieux... vieux docteur, va... tu prends pour toi tous les
+appétits que tu défends à tes malades! quel coffre! c'est une vraie
+calle aux vivres! Allons, commissaire, allons donc... que
+faites-vous-là?
+
+--Ce que je fais?... mon Dieu, je tâche de voir ces deux infâmes
+bâtiments; il n'y a aucun danger, n'est-ce pas, lieutenant? Quelle
+figure ils doivent avoir.... Dieu! si ma tante savait à quoi l'on
+m'expose....
+
+--Ah! est-il drôle, le commissaire, avec sa tante! Tenez... vous devriez
+mettre une cornette et du rouge... et vous lui ressembleriez à votre
+tante; soyez donc homme, cordieu! mais vous ne savez donc pas qu'une
+fois les navires amarinés, c'est vous qui serez chargé d'aller à bord
+faire l'inventaire des nègres et des pirates?
+
+--Dieu du ciel... à bord... mais ce doit être infect.... Non... non, je
+n'irai pas... pour attraper une bonne maladie... ma tante m'a bien dit
+d'être prudent!
+
+--Pleyston... tu te feras tuer--disait le docteur à moitié descendu, et
+dont on ne voyait plus que la joyeuse figure qui rayonnait au-dessus du
+grand panneau... à ton premier coup de grog... je te soignerai....
+
+--Je te suis, vieux... Allons, madame, voulez-vous ma main?--dit le
+lieutenant d'un air goguenard au commissaire.
+
+--Monsieur, toujours route à l'ouest-nord-ouest, et avertissez-moi dès
+que nous serons à portée de canon de ces pirates--dit le commandant à
+l'officier de quart en rentrant chez lui.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+ Gueule Dieu! c'est lui qui nous pousse
+ céans, et il nous plante là au milieu de
+ la besogne!
+
+ VICTOR HUGO .--_Notre Dame de Paris_.
+
+ Oh! oh! le rusé compère... voilà de
+ quoi nous faire rire le soir à la veillée.
+
+ BURKE .--LA FEMME FOLLE.
+
+UNE RUSE.
+
+
+Le matin, sur les quatre heures, la frégate était au plus à un mille de
+_la Catherine_ et de _la Hyène_; mais ses grandes voiles blanches et ses
+feux, qui étincelaient au milieu d'une de ces nuits des tropiques si
+claires et si transparentes, avaient merveilleusement aidé le Borgne à
+découvrir l'ennemi qui le poursuivait.
+
+Les deux navires de Brulart venaient de mettre en panne, et le Borgne
+s'était rendu à bord du brick.
+
+Lui, Brulart et le Malais tenaient conseil sur l'arrière de la dunette.
+
+--Il n'y a qu'une chose à faire--disait le Borgne...--c'est de filer....
+
+--Filons...--répéta le Malais.
+
+--Anes, chiens que vous êtes--cria Brulart--la frégate vous laissera
+faire, n'est-ce pas?... car elle m'a l'air de marcher comme une
+autruche, ce n'est pas ça... réponds, _le Borgne_, combien peut-il tenir
+de noirs... en plus dans la goëlette?
+
+--Mais, en les serrant un peu... vingt....
+
+--Pas plus?...
+
+--Non, car ils n'aurient pas même leurs coudées franches. Il faudra les
+arimer de côté....
+
+--Mettons quarante; ils ne sont pas ici au bal pour faire les beaux bras
+et les jolis cœurs.
+
+--Bah! quand il y a de la place pour quarante, il y en a bien pour
+cinquante!--dit le Borgne.
+
+--Alors mettons soixante... que tu vas choisir ici, parmi les grands
+Namaquois; tu les amarreras d'un côté et les petits Namaquois de
+l'autre, pour qu'ils ne se dévorent pas... tu m'entends?
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Pendant ce temps-là, toi, le Malais, tu prendras tout ce qui nous
+reste de poudre à bord de la goëlette, moins un baril, et tu
+l'apporteras ici... tu m'entends?...
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Et dépêchons, car je vous cognerai si dans une demi-heure tout n'est
+pas paré....
+
+Le Borgne descendit dans le faux pont du brick, choisit à peu près
+cinquante nègres ou négresses, y compris Atar-Gull... doubla leurs fers
+et les fit embarquer à mesure par section de dix, dans un canot qui les
+transportait à bord de la goëlette;... là, on les déposait
+provisoirement sur le pont... bien et dûment enchaînés.
+
+De son côté, le Malais ouvrit la soute aux poudres de _la Hyène_, fort
+honnêtement garnie, et fit apporter sur le pont de _la Catherine_
+environ trois cents kilogrammes de poudre renfermés dans de petits
+barils.
+
+Pendant ce temps, Brulart fixait son regard pénétrant, qui semblait
+percer l'obscurité de la nuit, sur la frégate qui avançait toujours,...
+et à une lueur qui éclata tout à coup (c'était sans doute un signal), il
+put juger sûrement de la distance qui le séparait d'elle...
+
+--Sacré mille tonnerres de diable--cria-t-il--c'est juste ce qui nous
+reste de temps pour prendre de l'air... le Borgne... le Borgne... ici,
+chien, ici...
+
+Le Borgne accourut....
+
+--Fais embarquer tout l'équipage à bord de la goëlette, y compris les
+noirs.
+
+--Les noirs y sont déjà...
+
+--Bien... tu resteras ici seul avec moi et le Malais....
+
+Le Borgne frémit...
+
+--Et dis à un vieux matelot de tout parer pour prendre le large sitôt
+que nous retournerons à bord de _la Hyène_.
+
+Ces ordres furent exécutés avec une merveilleuse rapidité, et au bout
+d'un quart d'heure _Brulart_, _le Borgne_ et _le Malais_ restaient seuls
+sur le pont de _la Catherine_ qui se balançait silencieuse sur
+l'Océan...
+
+_La Hyène_, aussi toujours en panne, n'attendait que la présence de
+Brulart et de ses deux acolytes pour mettre à la voile...
+
+Le Borgne et le Malais échangeaient de fréquents regards, et des
+mouvements d'yeux expressifs en considérant Brulart qui, appuyé sur son
+gros bâton, semblait méditer profondément.
+
+Cet infernal trio avait une singulière expression, éclairé à moitié par
+la clarté du fanal que _Cartahut_ balançait machinalement.
+
+La figure de Brulart, reflétée au plafond par cette lumière rougeâtre,
+avait une horrible expression de méchanceté; on voyait aux rides qui, se
+croisant dans tous les sens sur son large front, s'effaçaient, allaient
+et revenaient, qu'il était sous l'influence d'une idée fixe, cherchant
+sans doute la solution d'un projet quelconque...
+
+Enfin... frappant un grand coup de bâton sur le dos de _Cartahut_, il
+s'écria, joyeux et triomphant:
+
+--J'y suis... j'y suis. Ah! dame frégate, tu veux manger dans ma
+gamelle... eh bien! tu vas goûter de ma soupe...
+
+--Et vous autres--dit-il à le Borgne et au Malais qui causaient à voix
+basse de je ne sais quel meurtre ou quel vol, vous autres, imitez-moi...
+prenez des haches... mais d'abord descendons ces barils de poudre dans
+le faux pont....
+
+Ce qui fut fait... puis ils enlevèrent avec précaution le dessus de
+chaque baril de poudre....
+
+Puis ils agglomérèrent ces barils en les entourant de trois ou quatre
+tours de câbles et de chaînes... afin de les faire éclater avec une
+incroyable violence.
+
+Puis Brulart mit au-dessus d'un des barils un pistolet armé et chargé,
+dont le canon plongeait dans la poudre.
+
+Puis il attacha une longue corde à la détente de ce pistolet.
+
+Pendant cette délicate opération, ses deux confrères se regardaient en
+frissonnant, il fallait un geste, un rien pour les faire sauter. Mais
+Brulart avait tant de sang-froid et d'adresse!...
+
+--Montons là-haut--reprit-il en emportant le bout de la grande corde qui
+répondait au pistolet--et toi, _Cartahut_, tu resteras ici...
+
+Le malheureux mousse jeta un cri d'effroi.
+
+--Allons--dit Brulart, non, je ne t'y laisserai pas tout-à fait,
+seulement, ferme et calfate bien l'entrée du petit panneau.... Nous
+allons t'attendre sur le pont...--et il poussait du coude ses acolytes
+comme pour les prévenir d'une intention plaisante.
+
+J'oubliais de dire qu'il restait une ou deux douzaines de nègres dans le
+faux pont, de ceux que le Borgne n'avait pas désignés comme devant aller
+à bord de la goëlette....
+
+Cartahut ferma, verrouilla le petit panneau, et sortit par le grand....
+
+Alors Brulart, avant de recouvrir cette ouverture avec la planche carrée
+destinée à cet effet, attacha au-dessous de cette planche, du côté qui
+donnait dans le faux pont, attacha, dis-je, la corde qui répondait à
+son pétard, et replaça ce couvercle sur le panneau à demi ouvert.
+
+--Comprenez-vous?--dit-il aux deux autres qui suivaient ses mouvements
+avec une impatiente curiosité.
+
+--Non... capitaine....
+
+--Vous êtes des bêtes... je... mais nous causerons de ça à bord de _la
+Hyène_; toi, le Borgne, laisse le brick amure comme il l'est, laisse-le
+en panne et suis-moi.
+
+Or tous trois descendirent dans la yole amarrée aux flancs du brick,
+suivis de _Cartahut_ qui l'avait échappé belle... ma foi, et le Malais
+et le Borgne ramant avec ardeur, ils atteignent _la Hyène_ en un
+instant....
+
+À peine Brulart fut-il sur le pont, que, de sa grosse et tonnante voix,
+il cria....
+
+--Brassez bâbord, laissez arriver vent arrière, amurez toutes les
+voiles, toutes, à chavirer s'il le faut... mais filons vite, car la
+camarade... nous apprête une chasse.
+
+Et la nuit devenant plus claire, il montrait la frégate qui était à deux
+ou trois portées de canon....
+
+_La Hyène_ sentit bientôt cette augmentation de voiles, et vola avec une
+inconcevable rapidité sur la surface de la mer, favorisée par une bonne
+brise....
+
+--Eh bien... vous abandonnez donc le brick, capitaine--crièrent le
+Borgne et le Malais.
+
+--Je le crois bien... mais voici la chose: comme vous voyez, il reste en
+panne dans l'air de vent de la frégate; nous sommes deux navires, elle
+est seule, il faut choisir, elle pique d'abord droit au cul lourd, au
+bâtiment en panne, ou ne se défie pas de ça, un vrai bateau marchand;
+elle s'approche à petite portée de voix... et se met à héler... pas un
+mot de réponse; embêtée de ça, elle envoie du monde à bord, on
+monte,--personne...--on va au petit panneau... fermé, verrouillé, on va
+au grand.... Bon--font-ils, il est à moitié ouvert, ils veulent l'ouvrir
+tout-à-fait, ils soulèvent le couvercle, la corde raidit, la détente
+part... et allez donc, six cents livres de poudre en feu. Avis aux
+amateurs!
+
+--Quel homme...--se dirent des yeux le Borgne et le Malais....
+
+--Vous voyez la chose, le brûlot éclate, désempare la frégate ou à peu
+près, lui tue un monde fou, si proche, c'est une bénédiction! elle ne
+pense pas à nous poursuivre; nous profitons de ça pour filer, et dans
+deux jours nous sommes à la Jamaïque... à boire....
+
+Et il se dit en lui-même: _quel vilain rêve_.
+
+Le pont de _la Hyène_ offrait un singulier spectacle: encombré de nègres
+et de matelots, chargé de plus du double de monde qu'il n'en pouvait
+contenir; vrai, c'était à faire pitié que de voir ces noirs, enchaînés,
+battus, foulés aux pieds pendant les manœuvres, ne sachant où se mettre,
+et roués de coups par les marins.
+
+--Avant qu'il soit dix minutes--murmura Brulart--vous verrez l'effet de
+ma mécanique.
+
+À peine achevait-il ces mots, qu'une immense clarté illumina le ciel et
+l'Océan, une énorme colonne de fumée blanche et compacte se déroula en
+larges volutes, et la goëlette trembla dans sa membrure au bruit d'une
+épouvantable détonation.
+
+...C'était cette pauvre _Catherine_ qui sautait en l'air, en couvrant
+sans doute la frégate _le Cambrian_ de ses débris enflammés, tuant
+peut-être son jeune et brave commandant, son bon et gourmand docteur,
+son petit commissaire, malgré sa tante... que sais-je, moi?
+
+Pauvre _Catherine_, adieu! laissez-moi lui donner un regret!
+
+Adieu, c'en est donc fait; aussi bien tu devais suivre la destinée de
+ton capitaine, du bon et digne Benoît, car sans lui que serais-tu
+devenu, pauvre cher brick?... quelque infâme bâtiment pirate.... Toi,
+accoutumé aux jurons si chastes, si candides de Claude-Borromée-Martial,
+tu aurais peut-être retenti d'ignobles et crapuleux blasphèmes!
+d'infâmes orgies eussent souillé la blancheur virginale de ton plancher,
+tes mâts en auraient frémi d'indignation, et, au lieu de voir pendre à
+tes jolies vergues luisantes l'habit et le pantalon _habillé_ de ton bon
+capitaine qui soignait si bien sa modeste garde-robe, on les aurait
+peut-être vues fléchir, ces jolies vergues, sous les balancements de
+cadavres pendus ça et là.
+
+Ainsi, repose en paix, _Catherine_, tu as trouvé un tombeau digne de
+toi, mieux vaut cent fois pour tombe la profondeur transparente de
+l'Océan, que les lourds et chauds estomacs des _petits Namaquois_....
+
+Et certes, Benoît le dirait, s'il vivait, s'il n'avait pas été digéré;
+le pauvre homme....
+
+Adieu donc encore... adieu, _Catherine_... que les vagues te soient
+légères.
+
+ * * * * *
+
+On ne peut se faire une idée du transport, du délire que cet événement
+excita à bord de _la Hyène_: c'étaient des cris, des battements de mains
+à la faire sombrer; Brulart surtout ne se possédait pas de joie, il
+sautait, gambadait, tonnait, ravi de voir la réussite de sa _ruse_....
+
+Au lever du soleil il avait perdu la frégate de vue.
+
+Le surlendemain, sur les quatre heures du soir, il débarquait ses nègres
+à la Jamaïque, près de l'anse Carbet... sur l'habitation de M. Wil,
+brave colon, une de ses plus anciennes pratiques.
+
+Par exemple, sur les noirs sauvés du brick, il n'en restait que dix-sept
+et Atar-Gull. La cargaison de la goëlette avait moins souffert, il en
+restait les deux tiers, somme toute:--il jouissait de quarante-sept
+nègres ou négresses qu'il vendit, l'un dans l'autre, quinze cents francs
+pièce, c'était donné....
+
+Tom Wil le paya comptant, mais il l'engagea à ne pas faire un long
+séjour dans la colonie, par mesure de prudence....
+
+Brulart goûta d'autant plus cet avis qu'il se souvenait de l'espièglerie
+faite à la frégate; or, il mit bientôt à la voile pour Saint-Thomas, en
+se proposant de renouveler _sa tontine_ s'il en trouvait l'occasion, car
+Tom Wil lui avait appris que, comptant marier sa fille, il lui faudrait
+alors monter l'atelier qu'il lui donnait en dot, et que lui, Brulart,
+étant raisonnable, il voulait le charger de cette fourniture.
+
+Brulart partit donc, et de quelque temps on n'en entendit plus parler.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+ Sucre, café, coton, indigo, rhum,
+ tafia.--Exportation.--0000000000.
+ --Frais bruts.--0000000000.--Gain.
+ --00000.
+
+ B. POIVRE .--_Économie politique_.
+
+ C'est qu'il y a certains personnages
+ dont on s'est fait une habitude de rire,
+ et qu'on ne plaint de rien.
+
+ DIDEROT .--_Romans_.
+
+LE COLON.
+
+
+C'était un digne et honnête homme que ce bon M. Wil, un des plus riches
+colons de la Jamaïque: il était riche, puisque ses plantations
+s'étendaient depuis la pointe de l'Acoma jusqu'au Carbet; il était bon,
+car ses voisins le taxaient de faiblesse envers ses noirs.
+
+Le fait est que M. Wil recevait _le Times_; aussi l'esprit négrophile de
+cette feuille avait-il développé en lui des sentiments de philanthropie
+qui seraient peut-être restés enfouis au fond de son cœur, si leur germe
+n'avait été fécondé par la lecture de cette estimable feuille; lecture
+que le colon comparait poétiquement à la bienfaisante rosée qui fait
+poindre et éclore les cannes à sucre, car le colon avait quelques
+lettres, et lisait bien autre chose que le _code noir_ ou la
+_mercuriale_ de la Jamaïque.
+
+Or, un matin, environ deux mois après la visite de Brulart, M. Wil fut
+inspecter sa sucrerie de l'Anse aux Bananiers, dont les ateliers étaient
+presque tous montés avec les noirs de feu le capitaine Benoît. Grands et
+petits Namaquois y vivaient en bonne intelligence, la _rigoise_ du
+commandeur avant éteint toutes les haines, nivelé tous les caractères.
+
+M. Wil partit donc un matin; devant lui deux nègres armés de coutelas
+marchaient pieds nus; ces fidèles serviteurs, couverts de simples
+caleçons de toile, devaient, en abattant des haziers épineux, frayer un
+chemin plus facile à la mule de leur maître, écarter des ronces qui
+l'auraient blessé, et surtout détruire les reptiles, si nombreux dans
+cette partie de la colonie, qui pouvaient piquer mortellement cette
+belle bête, que M. Wil n'eût pas donnée pour trois cents gourdes, tant
+elle avait de bonnes et franches allures.
+
+On arriva.--Le commandeur de l'habitation fouettait un nègre, attaché à
+un poteau.
+
+--Holà! Tomy--dit M. Wil--qu'a fait cet esclave?
+
+--Maître, il arrive de la Geole, il s'était enfui _marron_[8]. Son
+_droit_ est de cinquante coups de fouet, mais comme vous avez été assez
+bon pour réduire toutes les peines de moitié, ça ne nous fait que
+vingt-cinq, et je suis au douzième....
+
+--Continue...--dit le Titus--et il s'en fut aux acclamations de ses
+nègres, réellement fiers d'avoir un si doux maître.
+
+Il entra dans le moulin à sucre: cette machine se compose de deux
+énormes cylindres de pierre, qui tournent sur leur axe, en laissant
+entre eux deux un étroit intervalle, dans lequel on introduit des bottes
+de cannes à sucre, que l'on avance à mesure que le mouvement de rotation
+les attire et les broie....
+
+Comme le colon marchait sur des feuilles de palmier, dont on avait
+jonché le sol, il ne fut point entendu d'une jeune négresse qui
+présentait des cannes au moulin.
+
+Mais ce n'était pas le moulin que regardait la pauvre fille!
+
+Ses yeux étaient tournés vers un jeune, beau, grand nègre... aux yeux
+vifs, aux dents blanches... à la peau noire et luisante....
+
+Or, _Atar-Gull_, car c'était lui, s'approchait quelquefois pour
+effleurer les lèvres vermeilles de la négresse; mais elle baissait la
+tête, et la bouche de son amant ne rencontrait que ses cheveux longs et
+doux.
+
+Alors elle riait aux éclats, la pauvre fille... et les deux cylindres
+attiraient toujours les bottes de cannes, et elle, suivant leur
+mouvement, approchait de la meule sans y penser, occupée qu'elle était
+des tendres propos de son amant.
+
+Le père Wil voyait tout cela et se mourait d'envie de châtier un peu ces
+fainéants; mais il contint sa colère...
+
+--Karina--disait _Atar-Gull_ dans sa belle langue caffre, si suave, si
+expressive--Karina, tu me refuses un baiser, et pourtant je t'ai fait de
+beaux colliers avec les graines rouges du caïtier; pour toi, j'ai
+souvent surpris l'anoli aux écailles bleues et dorées, je t'ai donné un
+madras qui eût fait envie à la plus belle mulâtresse de la Basse-Terre;
+vingt fois, j'ai porté tes fardeaux; ces cicatrices profondes prouvent
+que j'ai reçu pour toi la punition que tu méritais, quand tu laissais
+échapper le ramier favori du maître... et pour tout cela un baiser... un
+seul....
+
+Karina n'était pas ingrate, non; aussi elle avançait en souriant ses
+lèvres de corail... lorsqu'elle poussa un cri horrible, un cri qui fit
+retourner le colon, car il cherchait déjà le commandeur pour livrer à
+son fouet la négresse indolente et rieuse.
+
+Toute à son amour, avançant toujours machinalement, sa main vers le
+moulin, la malheureuse ne s'était pas aperçue qu'il ne restait plus de
+cannes à moudre, et au moment où _Atar-Gull_ l'embrassait... elle
+engageait sa main entre les deux cylindres qui, continuant leur
+mouvement d'attraction, l'eurent bientôt écrasée; l'avant-bras suivait
+la main, lorsque le nègre sauta sur la hache de salut[9], et d'un coup
+sépara le bras de l'avant-bras, qui disparut broyé entre les deux
+meules....
+
+Le commandeur accourut aux cris du bonhomme Wil, et à ceux des noirs....
+
+On transporta Karina à l'infirmerie où elle fut parfaitement soignée.
+
+Avec un maître moins humain que le colon, elle eût reçu une vigoureuse
+correction à sa convalescence, car enfin elle ne perdait à tout cela
+qu'un bras, le propriétaire y perdait au moins cent gourdes....
+
+--Que décidez-vous de ce gaillard?--demanda le commandeur--il mérite
+quelque chose pour avoir retardé la fabrication et détérioré une de vos
+esclaves?
+
+--Sa conduite?
+
+--Pour ce qui est de cela, monsieur Wil, excellente: travailleur comme
+un bison, un peu taciturne, mais doux comme un agneau, pas plus de fiel
+qu'un pigeon....
+
+--Vraiment; pardieu, alors je l'emmène avec moi... justement cet animal
+de Cham, à qui j'ai donné la direction de mes chiens, se néglige de jour
+en jour... je te l'enverrai pour remplacer celui-ci à l'atelier....
+Parle-t-il un peu anglais?
+
+--Quelques mots de patois, il commence; mais il entend très-bien les
+signes.
+
+--Allons, c'est dit, je le prends... mais avant, pour ne pas encourager
+de telles dégradations, fais-lui administrer quelque chose... un rien...
+pour l'exemple, et fais vite... car ma femme et Jenny m'attendent pour
+déjeuner, et je veux rentrer avant la chaleur....
+
+--Alors, monsieur Wil, la douzaine....
+
+--Comment! la douzaine?
+
+--Oui, monsieur--répondit le commandeur en agitant son fouet....
+
+--Ah!... je n'y étais, ma foi, pas du tout; oui, oui, la douzaine... et
+envoie-le-moi tout de suite....
+
+Atar-Gull fut donc attaché et fouetté.
+
+Son calme, son sourire doux ne l'abandonnèrent pas un instant; pas une
+plainte, pas un gémissement; c'était plutôt avec une expression de joie
+et de contentement qu'il recevait les coups....
+
+Et au fait, le pauvre garçon, tout le servait à souhait; depuis une
+certaine aventure, il n'avait eu qu'un but, celui de se rapprocher de M.
+Wil, d'être autant que possible admis dans son intérieur, car il vivait
+maintenant de deux haines bien distinctes:--Brulart et le colon.
+
+Et encore la haine qu'il portait à Brulart était-elle pâle et froide
+auprès de celle qu'il avait vouée au bon homme Wil.
+
+Aussi sa conduite sage, laborieuse, réglée, soumise, portait déjà son
+fruit; car, avant la correction, et comme pour la lui faire endurer plus
+patiemment, le commandeur lui avait expliqué qu'il allait suivre le
+colon, et que c'était à sa bonne conduite qu'il devait cette faveur
+inespérée.
+
+Comment, après cela, n'eût-il pas béni cent fois les coups! n'eût-il pas
+baisé les lanières qui le déchiraient!
+
+Quand on eut fini, Atar-Gull fit un paquet du peu qu'il possédait, et
+courut tenir l'étrier de M. Wil qui, flatté de son activité et de son
+peu de rancune, lui tapa légèrement la joue d'un air riant et paternel.
+
+Atar-Gull partit sans même voir Karina.... Il s'agissait bien d'amour
+vraiment....
+
+Qu'est-ce que l'amour, dites-moi, en présence d'une bonne haine
+africaine, profonde et vivace?
+
+Quand le colon arriva près du Carbet, le soleil était fort ardent; aussi
+commençait-il à regretter son grand parasol, et à se tourmenter sur sa
+mule, lorsqu'une voix bien connue le fit tressaillir....
+
+Il parcourait une longue avenue d'épais tamarins, entourés de lianes et
+de haziers, lorsque d'un des côtés accourut, toute gaie, toute
+palpitante, toute rose, une ravissante jeune fille....
+
+C'était Jenny....
+
+Et puis derrière elle, un beau jeune homme qui portait le parasol tant
+désiré... et donnait le bras à une femme à cheveux gris, un peu
+courbée....
+
+C'était Théodrick et madame Wil....
+
+--Prends garde, prends garde, ma Jenny--dit le colon...--tu vas faire
+écraser tes petits pieds par la _biche_ (c'était le nom de sa mule).
+
+Et au fait, la jeune folle se précipitait sur la main de son père
+qu'elle baisait avec tendresse, sans craindre les atteintes de la
+_biche_; et, comme son grand chapeau de paille tomba, ses jolis yeux
+disparurent presque sous ses beaux cheveux blonds tout bouclés....
+
+--Pauvre père--dit-elle en attachant sur le colon un regard tendre et
+inquiet--comme il a chaud... et nous avions oublié ce parasol... c'est
+la faute de Théodrick aussi....
+
+--Ah!... Jenny... tu vas gronder ton Théodrick.
+
+Madame Wil approcha....
+
+--Eh bien! mon ami, tu dois être fatigué....
+
+--Voulez-vous descendre de mule, monsieur Wil?--demanda Théodrick avec
+intérêt.
+
+--Non, mes enfants, non, je me trouve très-bien... quelle est la fatigue
+qui ne s'oublierait pas avec une réception aussi cordiale?... Pourtant
+j'aime mieux finir la route à pied... avec vous....
+
+Et le colon descendit de sa monture, la flatta un peu de sa grosse main,
+et la remit à un des nègres qui l'avaient suivi.
+
+--Quel est ce nouveau venu?--demanda madame Wil en montrant Atar-Gull.
+
+--Un diamant... un vrai diamant, à ce que m'a assuré Jacob... je vais
+lui donner la place de ce paresseux de Cham[10]....
+
+--Tu es bien sûr au moins de cet esclave, mon ami....
+
+--Tu sais que Jacob s'y connaît.... Allons, allons, marchons vite, je me
+sens en appétit....
+
+--Vous aurez de quoi le satisfaire, monsieur--dit d'un air sérieusement
+comique madame Wil--je crois que Tony s'est surpassé... vous avez des
+langoustes au piment, un chou-palmiste au coulis, des....
+
+--Tais-toi, tais-toi, ne me dis pas, madame Wil, tu m'ôtes la
+surprise.... Mais vois donc Jenny et Théodrick! chers enfants... ils
+sont bien faits l'un pour l'autre... qu'ils sont beaux; regarde donc
+cette taille, hein... ma Jenny n'est-elle pas une des plus jolies filles
+de la Jamaïque?...
+
+--Dites donc notre Jenny, s'il vous plaît, monsieur Wil--reprit madame
+Wil.
+
+Le colon embrassa joyeusement sa femme pour toute réponse....
+
+On arriva enfin dans une salle à manger, fraîche et spacieuse, et toute
+cette bonne et honnête famille s'attabla gaîment autour d'un splendide
+déjeûner.
+
+--Faites appeler Cham--dit M. Wil quand il eut pris son thé.
+
+Au bout d'un quart d'heure, Cham se présenta tout tremblant.
+
+Le colon à demi couché sur son canapé, tenait un superbe fusil de chasse
+dont il s'amusait à faire jouer les ressorts.--Cham--dit le maître--je
+m'aperçois de plus en plus de ta négligence; d'abord, tu maigris, tandis
+qu'un bon esclave doit toujours être bien portant pour faire honneur à
+son maître, et représenter le plus d'argent qu'il peut;--mes chiens de
+chasse dépérissaient aussi, je t'en ai ôté la surveillance;--je t'avais
+donné la direction de la purgerie, tu t'en acquittes fort mal. Or, tu ne
+mettras plus les pieds chez moi, dans la maîtresse case, tu partageras
+les travaux des autres esclaves; c'est Atar-Gull--dit-il en montrant le
+noir qui, déjà installé dans son poste, était assis aux pieds du colon,
+et le rafraîchissait avec un éventail;--c'est Atar-Gull qui te
+remplacera....
+
+Le pauvre Cham baissa tristement la tête en disant à voix basse:
+
+--Pardon, maître, pardon, pardon, il y a seulement neuf jours que je
+néglige mes devoirs, jusque-là....
+
+--Jusque-là, c'est vrai, tu t'étais montré un digne serviteur--dit le
+colon en jetant un morceau de sucre à Atar-Gull qui le disputa à un
+superbe épagneul--mais depuis il a fallu ma bonté pour ne pas te laisser
+mourir sous le fouet du commandeur, car Dieu me damne si je sais à quoi
+attribuer ce changement dans ta conduite.
+
+Alors Cham, comme s'il fût sorti d'un combat qu'il se livrait
+intérieurement, articula avec peine et angoisse:--C'est que, depuis
+neuf jours, mon fils a disparu, et je ne puis penser qu'à cette perte
+cruelle; je l'aimais tant, mon premier né!
+
+--Ton fils a disparu!--s'écria l'honnête Wil en se levant sur son séant
+et ajustant Cham avec son fusil qui, heureusement, n'était pas chargé
+(Cham valait au moins trois cents gourdes)--ton fils a disparu,
+misérable! un négrillon Congo de la plus belle espèce! Non content de
+laisser dépérir mes chiens, de maigrir toi-même, tu _me_ perds ton fils!
+mais tu veux donc me ruiner, misérable! songes-y bien!... si, demain, à
+pareille heure, ton fils n'est pas retrouvé; si, dans quinze jours, tu
+ne commences pas à avoir un embonpoint convenable, tu seras châtié
+d'importance; va-t'en, que je ne te voie plus; et toi, mon fidèle
+Atar-Gull, tiens, voici une montre que je destinais à cette brute; que
+ce soit une récompense et un encouragement; et toi, Cham... sors, ou,
+pardieu, tu connaîtras ce que pèse la crosse de mon fusil.
+
+Cham sortit en jetant un furieux regard sur son rival qui se livrait à
+une joie d'enfant en approchant la montre de son oreille pour écouter le
+bruit du mouvement.
+
+Voici donc Atar-Gull en faveur chez le colon.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+ Il y a une grande différence, voyez-vous,
+ entre un capital productif et un capital improductif.
+
+ Car un capital employé _productivement_
+ est un des trois grands _agents de la production_,
+ et prend part aux profits de cette _production_.
+
+ Employer un capital dans la _production_,
+ c'est avancer les _frais de production_. _La
+ valeur du produit_ qui en résulte rembourse
+ cette avance.
+
+ J.-B. SAY.--_Économie politique_,
+ tome II , p. 255.
+
+ --Sais-tu ce que c'est que ce supplice que
+ vous font subir durant de longues nuits vos
+ artères qui bouillonnent, votre cœur qui
+ crève, votre tête qui rompt, vos dents qui
+ mordent vos mains; tourmenteurs acharnés
+ qui vous retournent sans relâche
+ comme sur un gril ardent?...
+
+ VICTOR HUGO,--_Notre-Dame de Paris_.
+
+LE PÈRE ET LE FILS.
+
+
+Il est, je crois, nécessaire d'expliquer le motif de la haine que
+portait Atar-Gull a M. Wil, qui, par sa conduite, ne paraît peut-être
+pas, comme le capitaine Brulart, devoir inspirer cet affreux sentiment à
+son esclave.
+
+Voici le fait:
+
+C'était quelques vingt jours après l'arrivée des _grands_ et _petits
+Namaquois_ dans la colonie. M. Wil dînait ce jour-là chez M. Beufry,
+riche et industrieux planteur.
+
+Quand vint le dessert, l'heure des confidences, les femmes s'en
+allèrent, et furent remplacées chacune par une respectable bouteille
+d'un excellent et vieux vin de madère... c'était le seul moyen de
+compenser la retraite du beau sexe.
+
+La conversation vint à tomber sur les nègres, les habitations, les
+chances, les pertes, les bénéfices, et M. Wil et M. Beufry occupèrent
+bientôt l'attention générale, car on avait une entière confiance dans
+leurs lumières et dans leur longue expérience.
+
+
+BEUFRY.
+
+Eh bien, dites-moi, Wil, êtes-vous content de votre acquisition? comment
+vont les nouveaux... se font-ils un peu?...
+
+
+WIL.
+
+Très-bien... très-bien... ce diable de Brulart a la main heureuse, il
+les choisit à ravir... je n'en ai perdu que cinq....
+
+
+BEUFRY.
+
+Par exemple, que Dieu me damne si je sais comment il y trouve son compte
+en les donnant à ce prix....
+
+
+WIL.
+
+Ma foi, peu m'importe, c'est la troisième fournée qu'il me procure
+depuis dix-huit mois; et il ne m'a jamais trompé... c'est-à-dire...
+si... une fois... oh! j'ai été joué... c'est un fin maquignon, allez....
+
+
+BEUFRY ET LES CONVIVES.
+
+Contez-nous ça, monsieur Wil, c'est utile....
+
+
+WIL.
+
+Eh bien, car je n'y mets pas d'amour-propre, il y a trois mois, il m'a
+fourré, au milieu de son avant-dernière fourniture, un vieux, vieux
+nègre, auquel il avait teint les cheveux avec du charbon, et qu'il avait
+sans doute engraissé avec de la farine, ou je ne sais quoi.--Enfin...
+trois jours après son départ, j'envoie faire baigner mes noirs à la mer,
+et mon vieil animal me revient les cheveux tout blancs; au bout de cinq
+jours, cette graisse factice tombe, car il était soufflé, et je
+m'aperçois aux dents, aux plis du front et des yeux, que c'est un homme
+d'au moins soixante ans, et si faible, si faible, qu'il est, depuis ce
+temps-là incapable de me rendre aucun service, et pourtant le scélérat
+mange comme un vautour; aussi c'est un cheval à l'écurie.... Ça fait le
+cinquième que je nourris à rien faire... et quand on les a payés des
+quinze cents, des deux mille francs, ce n'est pas gai....
+
+
+BEUFRY.
+
+C'est un voleur que votre Brulart; mais moi j'ai un moyen bien commode,
+non seulement d'éviter la nourriture de mes vieux nègres hors de
+service, mais encore de rentrer dans mes fonds, et au-delà....
+
+
+WIL ET LES CONVIVES.
+
+Contez-nous ça... c'est un miracle.
+
+
+BEUFRY.
+
+Du tout, c'est bien simple, vous savez que le gouvernement donne deux
+mille francs de tout nègre supplicié pour assassinat ou pour vol, afin
+que le propriétaire n'essaie pas de soustraire les coupables à la
+justice, dans la crainte de perdre une valeur....
+
+
+WIL.
+
+Eh bien?...
+
+
+BEUFRY.
+
+Eh bien... les gueux de noirs, arrivés surtout à un âge très-avancé, ont
+bien toujours quelques peccadilles sur la conscience, c'est impossible
+autrement; ainsi, on est toujours sûr de ne pas se tromper; on aposte
+donc deux témoins qui affirment l'avoir vu voler, par exemple. Les
+preuves ne manquent pas; on l'envoie à la geôle, et s'il est trouvé
+coupable, ce qui arrive ordinairement, on le pend... et en échange, on
+vous compte deux mille francs écus....
+
+
+WIL, _avec répugnance_.
+
+Diable... diable....
+
+
+BEUFRY.
+
+N'allez-vous pas faire la petite bouche; au lieu d'un capital
+improductif qui vous absorbe encore un intérêt quelconque... vous avez,
+par mon procédé... un capital productif qui peut vous rapporter sept et
+huit pour cent... c'est hors de toute proportion.
+
+
+WIL.
+
+Oui, mais c'est un peu dur... de... (_Faisant le geste de pendre_.)
+
+
+BEUFRY.
+
+Ah! pardieu, s'il s'agissait d'un homme, je ne vous dirais pas un mot de
+cela, mes principes sont connus, je crois avoir prouvé dans ce dernier
+incendie que j'avais quelque humanité....
+
+
+WIL.
+
+C'est vrai; non content d'avoir sauvé ce pauvre Colstrop et ses deux
+enfants, vous l'avez aidé à rebâtir sa cafeyrie de vos propres
+deniers... mais faire pendre... hum....
+
+
+BEUFRY.
+
+Ah! mon Dieu, avez-vous la tête dure.... Supposez qu'une loi vous
+dise:--_Chaque mulet atteint de la morve_ (par exemple) _sera détruit,
+mais on indemnisera le propriétaire en lui en comptant la valeur_;
+est-ce que, si vous pouviez faire passer pour morveux un vieux mulet qui
+croupit à rien faire dans votre écurie, vous ne le feriez pas? préférant
+avoir deux cents bonnes gourdes bien sonnantes qui vous en
+rapporteraient quinze ou vingt, à garder un animal infirme qui vous en
+dépense la moitié sans vous rendre aucun service? Que diable! soyez donc
+conséquent; pourquoi ne pas faire pour un nègre ce que vous feriez pour
+un mulet?...
+
+
+PLUSIEURS VOIX.
+
+Il a raison,--c'est clair comme deux et deux font quatre....
+
+
+WIL.
+
+Pardieu, je le sais bien, je n'aime pas plus qu'un autre à avoir de
+l'argent _en friche_, et puisque _Beufry_ s'est servi de cette
+combinaison... puisque vous autres ne la désapprouvez pas....
+
+
+PLUSIEURS VOIX.
+
+Mais au contraire... nous ferions de même.
+
+
+WIL.
+
+Au fait: je ne vois pas pourquoi je m'amuserais à jeter de l'argent par
+les fenêtres.... Ce qui me retenait, voyez-vous, c'était le respect
+humain... parce qu'avant tout, on tient à l'opinion de la société, et,
+quand ou est père de famille, quand depuis quarante ans on mène une
+conduite irréprochable... on n'aime pas à la voir ternir....
+
+
+BEUFRY.
+
+Je ne puis mieux faire que de me citer pour exemple....
+
+
+WIL.
+
+Je me rends, mon ami, je me rends; j'étais un fou. Mais dites-moi, le
+témoignage de deux blancs suffit-il?
+
+
+BEUFRY.
+
+Deux blancs suffisent... et on vous débarrasse de votre _capital
+improductif_... après quoi, le greffier vous _rembourse_ le pendu en
+espèces sonnantes.
+
+
+WIL.
+
+Pas plus tard que demain, j'en essaierai....
+
+
+BEUFRY.
+
+Ah ça, messieurs, c'est assez parler d'affaires; ces dames doivent
+s'ennuyer, un dernier verre de vin de Porto, et allons les rejoindre
+dans la galerie.... Wil, je vous retiens pour ma partie de tric-trac....
+
+
+WIL.
+
+C'est donc une revanche que vous voulez... vous l'aurez... à vos
+ordres... mais nous ne jouerons pas tard, car j'ai ma fille un peu
+souffrante.
+
+(_Ils sortent_.)
+
+ * * * * *
+
+Cinq jours après cette conversation, le bonhomme Wil comptait, en
+soupirant un peu, dix piles de quarante gourdes chacune.... (Oh! dans ce
+doux pays les exécutions et les procédures marchent grand train, grâce à
+la justice coloniale.)
+
+Mais la cabane du vieux Job était déserte....
+
+Seulement deux ou trois petits enfants pleuraient assis à la porte, car
+le pauvre vieux Job, qui ne pouvait plus travailler, aimait à s'asseoir
+au soleil et à faire des jouets en bois de palmier pour tous les
+négrillons de son voisinage... qui sautaient de joie et battaient des
+mains à son approche... en criant:--Voilà le père Job... hé! bon Job....
+
+Aussi ils pleuraient le vieux nègre, dont le cadavre se balançait,
+accroché au gibet de la savane, et qui ainsi ne coûtait plus rien à son
+maître.
+
+Le lendemain de l'exécution, il était nuit, mais une nuit des tropiques,
+une belle nuit claire et transparente, inondée de la molle clarté de la
+lune.
+
+Les noirs s'étaient agenouillés au dernier coup de cloche, car M. Wil,
+sa femme et sa fille leur avaient donné l'exemple, en commençant la
+prière commune à haute voix.
+
+Et c'était un grand et noble spectacle que de voir le maître et
+l'esclave égaux devant le Créateur, se courbant ensemble, prier de la
+même prière sous la voûte azurée du firmament, toute étincelante du feu
+des étoiles.
+
+Autour d'eux... pas le plus léger bruit... on n'entendait que la voix
+grave et sonore du colon, et par instant le timbre pur et argentin de
+celle de Jenny, qui répétait une phrase sainte avec sa mère.
+
+Les palmiers agitaient en silence leurs grandes feuilles vernissées, et
+les fleurs du caféyer, s'ouvrant à la fraîcheur de la nuit, répandaient
+une senteur délicieuse.
+
+Après la prière, les nègres allèrent se reposer ou errer dans les
+savanes, car on leur accordait cette permission.
+
+Atar-Gull ne pouvait dormir la nuit lui....
+
+Oh! la nuit, il aimait à errer seul, c'était l'unique instant où il
+pouvait quitter son masque d'humble et basse soumission, son doux et
+tendre sourire.
+
+Il fallait alors le voir bondir, haletant, crispé, furieux, se rouler en
+rugissant comme un lion, et mordre la terre avec rage, en pensant aux
+outrages, aux coups de chaque jour!
+
+En pensant à Brulart, qu'il espérait revoir tôt ou tard; au colon qui
+l'avait fait battre, et avait pour lui une pitié insultante, un
+attachement d'homme à bête, de maître à chien! Alors ses yeux
+étincelaient dans l'ombre, ses dents s'entre-choquaient.
+
+Et voyez quelle puissance il avait sur lui-même!... avec ce caractère
+indomptable et sauvage, cette énergie dévorante, dans le jour, il
+souriait à chaque coup qu'il recevait, et baisait la main qui le
+frappait.
+
+Il fallait pour arriver à ce résultat incroyable une idée fixe, arrêtée,
+immuable, à laquelle le nègre fait tous les sacrifices:
+
+La vengeance!
+
+Et encore cette vengeance n'était motivée que par la brutalité de
+Brulart, et la rage de se voir esclave; mais à quel degré d'intensité
+arriva-t-elle, mon Dieu! quand il sut ce que vous allez savoir.
+
+Entraîné dans une course rapide, ce malheureux bondissait ça et là comme
+pour s'échapper à lui-même....
+
+En vain l'air pur et embaumé, la douce solitude de la nuit venaient
+rafraîchir ses sens.
+
+Toujours courant, il arriva près d'une savane déserte, que la lune
+couvrait d'une nappe de pâle lumière.
+
+Au milieu s'élevait un gibet.
+
+Après le gibet était accroché un noir, c'était le vieux Job.
+
+Atar-Gull, sortant des allées sombres et obscures qui entouraient cet
+espace nu et découvert, fut comme ébloui de cette clarté resplendissante
+qui argentait les longues herbes de la savane, et le rideau de tamarins
+et de mangotiers qui l'ombrageaient.
+
+Mais bientôt il fut saisi d'un inexplicable sentiment de douleur en
+voyant ce gibet noir et ce corps noir, qui se dressaient et se
+découpaient si sombres sur les feuilles brillantes et nacrées de la
+forêt.
+
+Il s'approcha plus près....
+
+Plus près encore....
+
+Ses jambes fléchirent... il tomba... la face contre terre....
+
+Après être resté quelques minutes dans cette position, il se releva, et
+s'élançant comme un tigre, sauta d'un bond sur la fourche du gibet.
+
+Arrivé là, il poussa un cri... un cri dont vous comprendrez l'expression
+quand vous saurez que le malheureux venait de reconnaître....
+
+SON PÈRE!!!
+
+Son père, le vieux Job! vendu comme lui, victime de la traite, et volé
+peut-être par Brulart à quelque autre Benoît.
+
+Atar-Gull ne conserva plus aucun doute quand il eut vu une espèce de
+talisman ou de fétiche que le vieillard portait au cou....
+
+Couper la corde qui attachait le cadavre à la potence, le prendre sur
+ses épaules et fuir dans les bois avec ce précieux fardeau, ce fut
+l'affaire d'un moment pour Atar-Gull.
+
+--Il est de ces douleurs qui ont besoin d'ombre et de profonde
+solitude....
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain, au premier coup de cloche, Atar-Gull était déjà rendu à
+l'atelier, toujours avec sa bonne figure ouverte et franche, son éternel
+sourire qui laissait voir ses dents blanches et aiguës....
+
+Et voilà pourquoi M. Wil partageait avec Brulart le privilège d'occuper
+incessamment l'imagination d'Atar-Gull, d'autant plus que Cham, auquel
+Atar-Gull avait fait sa confidence, que Cham, auquel cinq ans de séjour
+dans la colonie et dans l'intérieur du colon avaient donné quelque
+habitude et quelque connaissance des spéculations des planteurs, mit
+charitablement Atar-Gull au fait des causes et résultats de la mort de
+son père....
+
+--Quant au cadavre du vieux Job, on ne le retrouva plus, et on pensa sur
+l'habitation que les _empoisonneurs_ s'en étaient emparés pour
+quelques-unes de leurs opérations magiques.
+
+On conçoit maintenant, je crois, la haine du noir pour cet estimable
+colon, et quelle dut être sa joie lorsqu'il put soupçonner que son
+service presque intime le mettrait à même de se venger; aussi, pendant
+cinq mois qui servirent d'essai, d'épreuves, il étonna tellement M. Wil
+par son zèle, par son dévoûment, son activité, que le colon le proclama
+le modèle des bons serviteurs, l'éleva à la dignité de valet de
+chambre, et mit en lui sa plus entière confiance.
+
+Cet engouement est d'ailleurs un des traits caractéristiques des colons.
+
+Ainsi Atar-Gull fut chargé de surveiller les préparatifs de la fête qui
+devait précéder les fiançailles de la jolie Jenny et de Théodrick.
+
+
+
+
+LIVRE V.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+ Les étreintes caressantes, le frémissement
+ de leurs mains enlacées, l'expression si
+ éloquente de leurs regards, qui disaient
+ tout, et ne disaient jamais trop; ce langage,
+ semblable à celui des oiseaux, connu des
+ amants, ou du moins n'ayant un sens que
+ pour eux, ces phrases qui font sourire,
+ et qui sembleraient absurdes à ceux qui ont
+ cessé de les entendre, ou qui ne les ont
+ jamais entendues.--Tels étaient leurs plaisirs.--Car
+ c'étaient encore deux enfants.
+
+ BYRON.--_Don Juan_, chap. IV, st. XIV.
+
+ Cette âme tomba dans une nuit profonde,
+ la mélancolie du misérable devint incurable
+ et complète.
+
+ VICTOR HUGO.--_Notre-Dame de Paris_.
+
+FÊTE.
+
+
+Heureux Théodrick!... heureuse Jenny! voici donc enfin ce jour de
+fiançailles si impatiemment désiré.... Ne baisse pas tes beaux yeux...
+Jenny... laisses-y briller tout le bonheur que tu éprouves, cette
+expression rayonnante le rend si heureux, ton amant... qui, retiré dans
+un coin obscur des immenses salons du bonhomme Wil, ne te quitte pas du
+regard.
+
+Si tu savais comme son cœur se dilate, s'épanouit en voyant les hommages
+qui t'environnent, et l'influence que ta beauté, que ta douceur exercent
+sur cette foule toujours envieuse ou injuste!
+
+Il se dit:--Mon avenir est à jamais fixé! c'est une longue suite de
+jours riants et paisibles. «_Elle_ et _moi_», ma vie se résume dans ces
+deux mots; vrai, je suis trop heureux.
+
+Et ses yeux se mouillaient de larmes en la contemplant avec amour et
+reconnaissance.
+
+Or, cette impression douce et pleine de charmes fut comme sympathique...
+car au même instant Jenny fixa sur lui ses deux grands yeux humides
+aussi...
+
+Mais un troisième regard, se bifurquant, pour ainsi dire, se partageait
+entre les deux fiancés.
+
+C'était celui d'_Atar-Gull_.
+
+Placé dans l'embrasure d'une fenêtre, tout en activant le service des
+nègres, sa bouche conservait toujours ce sourire stéréotypé que vous
+connaissez... et il regardait Théodrick et Jenny d'un air joyeux.
+
+--Oh!--pensait-il en lui-même--que les voilà satisfaits, riches, beaux
+et jeunes... et leur père... lui aussi est heureux de leur bonheur... un
+père!--un père... c'est pour ce blanc, un ami tendre, un homme qui lui
+donne de l'or et une belle jeune fille... une riche habitation et
+beaucoup d'esclaves.
+
+Pour moi... un père, c'est un cadavre pendu à un gibet!...
+
+Pour eux la vie, ce sont des instants qui fuient rapides... car ils
+comptent le temps, non par heures, mais par plaisirs...
+
+Pour moi la vie, c'est l'esclavage, le travail et les coups....
+
+Oh! mais aussi j'ai un bonheur, moi; c'est de tenir ces brillantes et
+joyeuses destinées dans ma main d'esclave, au bout de mon couteau! c'est
+de pouvoir me dire:--À l'instant, si je veux, je fais un cercueil de ce
+lit nuptial, une orpheline de cette fille, un veuf de ce jeune homme,
+des larmes de ces rires...
+
+Mon bonheur! c'est de me dire:--Et ce sera un jour, un jour! par moi,
+moi seul! cette famille sera exterminée! et pourtant le dernier me
+serrera encore la main, en me disant: brave et digne serviteur, je te
+bénis.
+
+Et il continuait son bon et touchant regard, de telle façon que
+Théodrick et Jenny, le rencontrant fixé sur eux, se dirent d'un coup
+d'œil:--Brave Atar-Gull!... voilà un esclave sûr et dévoué...
+
+--Allons donc, allons donc, paresseux--dit le bonhomme Wil en prenant
+doucement le nègre par l'oreille--le service languit par là... on voit
+bien que tu n'y es pas....
+
+_Atar-Gull_, saluant, disparut vite, et obéit avec une admirable
+activité...
+
+Tous les colons de la Jamaïque semblaient s'être donné rendez-vous dans
+la maison vaste et commode du père de Jenny, et c'est à peine si la
+belle habitation pouvait contenir cette foule de visiteurs....
+
+Au milieu de la grande galerie boisée de cèdre et d'acap, éclairée par
+mille bougies odorantes, des nègres richement habillés offraient tour à
+tour les ananas et les pastèques sortant des glacières, les longues
+bananes si douces au goût, l'avocat ou beurre végétal qui renferme une
+crème parfumée, la goiave, le gingembre, la pomme rose, et une foule de
+fruits cristallisés dans un sucre brillant et candi, qui étincelaient
+comme des diamants; et puis deux maîtres d'hôtel mulâtres faisaient
+circuler de larges jattes de punch au rhum et au tafia, que l'on servait
+avec de petites tranches de choux-palmistes saupoudrées de sucre et de
+vanille; vrai, c'était alors un élysée que le salon du bonhomme Wil.
+
+Là se pressaient, se heurtaient de fringantes créoles aux yeux noirs et
+brillants, rieuses, souples et légères comme les filles de Grenade; à
+leur gai sourire, au piquant abandon de leur toilette, on reconnaissait
+les brunes Jamaïquaises.
+
+Les unes, couchées dans des hamacs de mille couleurs qui pendaient au
+plafond d'une galerie, se laissaient mollement balancer, et, rapides,
+effleurant le sol de leurs jolis pieds, agitaient en riant les plumes
+bigarrées de leurs éventails.
+
+Les autres, réunies ensemble, se faisaient de ces naïves et joyeuses
+confidences de femmes; c'étaient des petits éclats de rire doux et
+frais, un peu comprimés par la présence des graves parents.
+
+Et puis, si un indiscret et hardi jeune homme s'approchait de ce
+ravissant groupe de figures malignes et vives, de blanches épaules, de
+cheveux parfumés, de gazes, de rubans et de fleurs... tout cela se
+divisait, disparaissait, fuyait comme une volée de tourterelles à
+l'approche d'un milan.
+
+Et le bonhomme Wil et sa femme allaient et venaient, recevaient les
+félicitations de chacun avec franchise et cordialité... ivres qu'ils
+étaient du bonheur de leur enfant.
+
+--Votre fête est charmante, mon cher Wil--lui dit le colon Beufry
+(l'homme qui faisait pendre ses nègres pour 1500 francs)--mais
+permettez-moi de vous présenter M. Pleyston, lieutenant en pied de la
+frégate _le Cambrian_, qui vient de mouiller dans notre rade; M. _Peel_,
+médecin du même navire, et M. _Delly_, commissaire du bord.
+
+--Messieurs, soyez les bienvenus, votre présence ne peut que m'être
+infiniment agréable, et surtout dans un jour comme celui-ci.
+
+C'était une partie de l'état-major de la frégate que Brulart avait tenté
+de faire sauter au moyen de la pauvre _Catherine_, qu'il avait installée
+en brûlot, comme on sait.
+
+Après quelques civilités... le colon, s'adressant au commissaire, dont
+la petite voix et l'air féminin lui inspiraient plus de confiance:
+
+--Pardon, monsieur, de l'indiscrétion; mais mon correspondant de
+Portsmouth m'avait annoncé qu'un des officiers les plus distingués de
+notre marine, sir Edwards Burnett, commandait _le Cambrian_, et j'aurais
+même quelques commissions pour lui... ne le verrons-nous donc pas
+aujourd'hui?
+
+--Hélas! monsieur--dit le petit jeune homme en pâlissant, je vous en
+supplie... par pitié... parlons d'autres choses... tenez, voyez... comme
+je suis agité... seulement que de penser à cet horrible événement.
+
+Et, au fait, le pauvre commissaire tremblait de tous ses membres.
+
+--Mon Dieu! je suis désolé, monsieur,--reprit l'honnête colon--d'avoir,
+sans y songer, éveillé sans doute de pénibles souvenirs.... Est-ce qu'un
+malheur serait arrivé à....
+
+--Grâce... monsieur... ne m'en parlez pas...--dit le jeune homme, qui se
+perdit au milieu de la foule....
+
+Diable!--se dit Wil--cela m'inquiète.... Voyons, il faut en interroger
+un autre qui soit moins nerveux,--et justement il avisa la figure pleine
+et vermeille du docteur Peel, qui causait avec Beufry, tenant d'une main
+un verre de punch, et de l'autre une tranche de chou-palmiste.
+
+--Ah! monsieur--répondit l'Esculape après avoir entendu la question du
+colon--ah! monsieur,--et il vida son verre avec un long et bruyant
+soupir, essuya sa bouche, et prit Wil par le bras--c'est une bien
+affreuse histoire: écoutez-la donc, vous frémirez....
+
+Sachez que nous rencontrâmes, il y a environ cinq mois, à cinquante
+lieues de la Jamaïque, un matelot attaché sur deux cadavres de
+négresses, et abandonné en pleine mer sur une cage à poules....
+
+--C'est affreux--dit Wil.
+
+--Ne m'interrompez pas, s'il vous plaît. Nous recueillons ce misérable,
+et il nous apprend qu'un infâme pirate, à bord duquel il était
+d'ailleurs engagé, que l'infâme pirate, dis-je, pour le punir d'une
+légère infraction à ses ordres, l'a fait jeter à la mer, ainsi que vous
+savez, et que le forban a le cap sur la Jamaïque.... Notre pauvre
+commandant, un digne et brave jeune homme, fait tenir la même route....
+Or, la nuit même, sur les quatre heures... on signale deux voiles à
+bâbord... et bientôt on les reconnaît pour le brick et la goélette
+montés par cet infâme scélérat et par un de ses acolytes....
+
+Nous faisons force de voiles, et au point du jour nous n'en étions qu'à
+deux portées de canon.
+
+Alors... que voyons-nous? la goélette, mâtée d'une inconcevable hauteur,
+filer vent arrière... mais d'une vitesse... d'une vitesse dont on n'a
+pas d'idée... laissant le brick en panne. Il n'y avait pas à balancer,
+il fallait choisir entre l'une ou l'autre, comme vous pensez....
+
+Le commandant fit donc tenir le travers, afin de mettre garnison à bord
+du brick pour pouvoir continuer de donner la chasse à la goélette.
+
+Nous nous approchons à portée de fusil, et l'on envoie quarante hommes
+bien armés dans la chaloupe, sous la conduite d'un lieutenant, pour
+s'emparer du brick, qui ne bougeait pas plus qu'un poisson mort.
+
+Mon Dieu! je les vois comme si j'y étais: ils accostent et montent tous
+sur le pont de l'infernal bâtiment, quatre hommes seulement restent dans
+la chaloupe; le lieutenant, arrivé sur les passe-avant, divisa son monde
+en deux escouades, et, entendant des cris dans le faux pont, ordonna à
+la première d'y descendre par le petit panneau; on essaie en vain, il
+était verrouillé en dedans....
+
+Un jeune aspirant s'écria:--Lieutenant, le grand panneau est à moitié
+ouvert.
+
+--Eh bien! ouvrez-le tout-à-fait...--dit l'officier. Le pauvre enfant se
+baisse, attire la lourde planche...--Ah! monsieur...--dit le docteur en
+pâlissant.
+
+--Eh bien!... eh bien!--fit l'honnête Wil.
+
+--Eh bien! monsieur, une effroyable détonation se fait entendre, nous
+sommes à l'instant couverts de débris, de flammes et de feu; le pont de
+la frégate est jonché de cadavres, d'éclats de mâts et de vergues; notre
+beaupré et notre guibre sont fracassés, et notre brave et jeune
+commandant écrasé sous une énorme poutre lancée en l'air par l'explosion
+du brick.
+
+--Dieu du ciel!... c'était donc un brûlot?
+
+--Hélas! oui, que cet infâme négrier avait laissé là, espérant qu'à
+l'aide de cette horrible, infernale invention, il aurait le temps de
+disparaître. Le monstre ne se trompait malheureusement pas; nous eûmes
+cinquante blessés, trente-cinq morts, sans compter notre jeune
+commandant... un officier d'une si haute et si brillante expérience....
+
+Enfin, le misérable pirate nous échappa, comme bien vous pouvez penser;
+nous fûmes relâcher à Porto-Rico, dont nous étions heureusement près,
+pour nous radouber, et nous venons ici faire de l'eau et repartir pour
+l'Angleterre.
+
+Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous apprendre sur notre brave et
+malheureux sir Edwards--dit le docteur en essuyant une larme et en
+demandant un verre de punch.
+
+--D'après tout ce que je vois--se dit le colon--ce gredin n'est autre
+que Brulart, c'est un de ses tours.... Mais aussi pourquoi diable
+s'avisent-ils d'empêcher la traite?... C'est le bon Dieu qui les
+punit....
+
+Peu à peu les invités de M. Wil se séparèrent, et avant minuit il
+restait seul avec sa femme, Théodrick et Jenny....
+
+Suivant son antique et respectable coutume, il baisa sa fille au front,
+et la bénit après la prière du soir, qu'ils firent ensemble.
+
+Bientôt toute cette honnête famille dormait profondément, bercée par
+l'espérance du lendemain, car le lendemain était la veille du jour de
+noces, du beau jour de noces de Théodrick et de Jenny.
+
+--Atar-Gull--avait dit le bon Wil avant de s'endormir--comme tu t'es
+surpassé aujourd'hui, voici pour toi....
+
+Et il lui donna une fort belle chaîne de montre....
+
+Le nègre se jeta aux pieds de son maître, qu'il baisa en sanglotant....
+
+--Allons, va--reprit le colon--va dormir, mon garçon, car tu dois avoir
+besoin de repos....
+
+_Atar-Gull_ se retira....
+
+Et sortant de l'habitation avec mystère, il se dirigea vers le bois du
+_Morne aux Loups_, car c'est là que les _empoisonneurs_ tenaient leurs
+séances cette nuit même.
+
+Il arriva bientôt au pied du ravin et des rochers qui servent de base à
+cette montagne.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+ C'est là que sont les angoisses toujours
+ nouvelles qui se multiplient jusqu'à
+ ce que leur nombre même endurcisse
+ l'homme qui voit l'agonie sous
+ tant de formes diverses.--Ici, l'un gémit;
+ là, un autre se roule dans la
+ poussière, et un troisième tourne dans
+ leur orbite ses yeux d'une terne blancheur.
+
+ BYRON.--_Don Juan_, chap. VIII, liv. 13.
+
+ Oh! dans ce monde auguste où rien n'est éphémère,
+ Dans ces flots de bonheur que ne trouble aucun fiel,
+ Enfant! loin du sourire et des pleurs de ta mère,
+ N'es-tu pas orphelin au ciel?
+
+ VICTOR HUGO.--_Ode_ XVI.
+
+LES EMPOISONNEURS[11].
+
+
+Il était nuit, on n'entendait que le bruissement des longues flèches des
+palmiers balancés par la brise du soir, les cris aigus des anolis ou le
+chant plaintif des ramiers et des jerrys.
+
+_Atar-Gull_ gravissait péniblement les rochers à pic qui forment la base
+de la Soufrière, montagne située vers le nord-ouest de la Jamaïque.
+
+Tantôt il s'accrochait aux lianes qui flottaient sur les masses de
+granit rouge; tantôt, à l'aide d'un bâton ferré dont il se servait avec
+une adresse singulière, il s'élançait d'un quartier de roche à un autre,
+et vous auriez pâli de le voir suspendu au-dessus de ces précipices sans
+fond.
+
+Une fois, épuisé de fatigue, glissant sur la pente rapide d'un ravin,
+cherchant un point d'appui et croyant voir se balancer près de lui un de
+ces beaux cactus aux fleurs rouges et bleues, il le saisit haletant...
+mais tout à coup il rejette avec horreur ce corps froid et visqueux...
+c'était un long serpent qui se jouait au clair de lune.
+
+Atar-Gull roule alors et bondit sur la roche, mais dans sa chute il
+rencontre une large touffe de raquettes fortes et épaisses, s'y
+cramponne, aperçoit un sentier à dix pieds, au-dessous de lui, se laisse
+glisser, tombe, et reconnaît un chemin qui devait le mener plus
+directement au sommet de la montagne. Enfin, après des efforts inouïs,
+Atar-Gull, meurtri, sanglant, arriva.
+
+Elle était, dans cet endroit, couverte de palmiers, d'aloès, de
+bananiers qui n'avaient pas encore été mutilés par le fer, et dont la
+végétation forte et vigoureuse était si serrée que le nègre n'aurait
+jamais pu pénétrer à travers ces milliers de plantes qui se croisaient
+et s'étreignaient en tous sens, s'il n'avait eu l'aide de son bon
+coutelas qui lui fraya bientôt un passage au milieu de cet épais fourré.
+
+Et comme il commençait à apercevoir au loin une lueur rougeâtre qui
+éclairait les hasiers, il se prit à sourire d'une étrange façon,
+s'arrêta, remit son couteau à sa ceinture, et prêta l'oreille....
+
+On n'entendait que le cri des anolis ou le chant plaintif des
+ramiers....
+
+Atar-Gull se trouvait dans une espèce de chemin frayé; il le suivit
+assez long-temps, écoutant toujours avec attention.
+
+Il distingua bientôt un chant bizarre et solennel, mais faible et
+éloigné.... Il doubla le pas.
+
+Le chant devint plus distinct.... Atar-Gull avançait toujours avec
+rapidité.
+
+Tout à coup on cessa de chanter, il se fit un moment de silence....
+
+Puis on entendit comme des cris d'enfant d'abord horriblement aigus,
+ensuite mourants et convulsifs.
+
+Et le chant bizarre et solennel devenait de plus en plus éclatant, et
+Atar-Gull courait toujours vers la lueur rougeâtre qui teignait de
+pourpre une partie des arbres gigantesques de la forêt, tandis que les
+autres se dessinaient noirs sur ce fond enflammé.
+
+Le nègre arriva enfin, se fit reconnaître à un signe mystérieux qui
+consistait à se mordre les deux index, tandis que le petit doigt de
+chaque main revenait se poser sur le coin de l'œil.
+
+Il s'assit à sa place, attendit son tour, et regarda.
+
+Au milieu d'une vaste clairière, étaient rassemblés une assez grande
+quantité de nègres, tous accroupis, les bras croisés, les yeux ardemment
+fixés sur trois noirs qui entouraient une cuve d'airain posée sur un
+brasier ardent.
+
+Auprès, posée au bout d'un long roseau, était une tête fraîche et
+saignante.
+
+C'était la tête du fils de Cham qu'Atar-Gull avait remplacé dans les
+bonnes grâces du colon, depuis que la perte de son enfant lui avait fait
+si cruellement oublier ses devoirs.
+
+Le reste du jeune négrillon bouillait dans la chaudière.
+
+Car, outre deux pintades blanches, cinq têtes de serpents mâles, trois
+verts palmistes, un ramier noir, un bon nombre de plantes vénéneuses,
+pour que le filtre fût complet, il avait bien fallu se procurer le corps
+d'un enfant de cinq ans, ni plus ni moins, cinq ans juste...
+
+Aussi, les empoisonneurs s'étaient-ils emparés du pauvre petit un jour
+qu'égaré, au coucher du soleil, il poursuivait de belles perruches
+bleues sur les bords déserts du lac _Salé_.
+
+Les trois noirs ayant fini leur opération retirèrent la cuve du feu et
+se placèrent sur les blocs de rochers....
+
+Atar-Gull s'avança....
+
+--Que veux-tu, mon fils?--dit un des trois nègres, dont le front était
+presque caché sous des cheveux blancs et crépus.
+
+--Mort et ruine sur l'habitation de l'anse Nelson, mort sur les
+bestiaux, ruine sur les récoltes et les bâtiments.
+
+--Mais on dit que le colon Wil est humain pour ses noirs.... Songe, mon
+fils, que les empoisonneurs sont justes dans leurs vengeances....
+
+--Aussi, mon père--dit _Atar-Gull_, qui avait prévu l'espèce d'intégrité
+sauvage qui a de tout temps présidé à ces terribles associations du
+faible contre le fort, depuis les chrétiens jusqu'aux carbonari--
+
+Aussi, mon père, je ne demande pas mort sur ses habitants. Le maître est
+bon, nos cases sont saines et propres, les fruits de nos jardins sont à
+nous, et jamais on ne sépare nos femmes de leurs enfants avant qu'ils
+aient atteint leur douzième année.
+
+La morue sèche et le manioc se distribuent abondamment, et tous les
+dimanches il fait beau nous voir sauter et bondir sur le bord de la mer,
+ou plonger au fond de l'eau pour rapporter les gourdes que le maître
+abandonne au plus adroit nageur.
+
+Quant au fouet du commandeur--dit Atar-Gull avec son sourire--nos
+enfants s'en servent pour retourner les tortues sur la grève, et vingt
+d'entre nous ont refusé l'affranchissement pour rester avec un aussi
+bon maître.
+
+--Que veux-tu donc alors?--dit le vieux nègre avec impatience.
+
+--M'y voici, mon digne père: le planteur Wil est riche; maintenant il
+veut, dit-on, retourner en Europe; alors l'habitation sera peut-être
+achetée par un mauvais blanc qui ferait remettre des lanières neuves au
+fouet du bourreau; aussi les noirs de l'anse de Nelson m'envoient vers
+toi pour demander de frapper notre bon maître dans ses récoltes et ses
+bestiaux, afin de le ruiner assez, ce bon maître, pour qu'il ne puisse
+quitter l'île et que nous le conservions encore long-temps, ce maître
+chéri.
+
+Il y avait dans tout ceci une conséquence logique. _Atar-Gull_ jouait
+prudemment son rôle, car, même au milieu des ennemis les plus acharnés
+des blancs, il pouvait se glisser un espion, un traître. En appelant de
+cette façon la terrible et sûre vengeance des empoisonneurs sur son
+maître, _Atar-Gull_ se réservait encore un moyen de défense auprès du
+colon; il pouvait trouver une excuse dans son attachement sauvage et
+égoïste, il est vrai, mais qui, après tout, prouvait sa violence même
+par l'étrangeté des moyens qu'il employait; c'est encore pour cela qu'il
+n'avait pas parlé du meurtre de son père, on pouvait y voir un
+ressentiment personnel.
+
+Alors le vieux nègre poussa un cri singulier que ses deux compagnons
+répétèrent avec recueillement; il s'écria:
+
+--Comme rien n'est aussi rare qu'un bon blanc, qu'un bon maître, et que
+nos frères sont exposés, par le départ du colon Wil, à voir remplacer
+cet homme humain par un homme cruel, nous consentons à envoyer la ruine
+et la mort sur ses habitations et ses bestiaux, pour l'empêcher de
+quitter la colonie. Les bons sont trop rares, on doit à tout prix les
+garder.
+
+Puis il fit agenouiller _Atar-Gull_, et lui dit:--Jures-tu par la lune
+qui nous éclaire, par le sein de ta mère et les yeux de ton père, de
+garder le silence sur ce que tu as vu?
+
+--Je le jure....
+
+--Sais-tu qu'à la moindre révélation tu tomberas sous le couteau des
+fils du Morne aux Loups?
+
+--Je le sais.
+
+--T'engages-tu par serment à servir la haine de tes frères, même sur ta
+femme et les enfants, s'il fallait en arriver là pour se venger plus
+sûrement d'un colon injuste et cruel?
+
+--Je le jure.
+
+--Va donc, et que justice soit faite.
+
+Alors un des deux nègres qui étaient auprès du vieillard alla chercher
+plusieurs paquets de plantes vénéneuses d'un effet sûr et rapide.
+
+Le nègre les trempa dans la chaudière, les retira aussitôt, et les remit
+à _Atar-Gull_ en lui expliquant leurs propriétés....
+
+Puis, trempant un roseau dans la chaudière, il le stigmatisa aux yeux,
+au front et à la poitrine,
+
+En lui disant:
+
+--Grâce à ce charme, l'effet de tes poisons est sûr.... Adieu, fils....
+Justice et force... nous t'aiderons, et le bon maître sera ruiné.
+
+--Justice et force--dirent les nègres en chœur. Alors le brasier ne
+jetait plus qu'une lueur pâle et incertaine; les nègres se séparèrent en
+se donnant rendez-vous à dix-sept jours de là, et Atar-Gull regagna
+l'habitation du bonhomme Wil.
+
+--Enfin la vengeance approche--disait le noir en rugissant comme un
+chacal:--je te frappe d'abord dans ta richesse, car il faut que tu
+restes ici, ici, que je voie tomber tes larmes une à une, que la misère
+t'atteigne devant moi, que tes noirs meurent, que tes bestiaux meurent,
+que tes bâtiments s'écroulent incendiés, et que tu arrives enfin à ce
+point de malheur de n'avoir plus que moi, moi seul, pour brave et dévoué
+serviteur, et alors....
+
+Ici Atar-Gull poussa un horrible cri de joie infernale....
+
+Et le soleil s'annonçait déjà par une éclatante lueur lorsque le nègre
+arriva près de la maison du colon.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+ J'oubliai de cacher le trouble de mon âme;
+ Il le vit, et ses yeux, pleins d'une douce flamme,
+ Pour m'en récompenser, l'excitaient tendrement,
+ Et mon cœur se perdait dans cet enchantement.
+ Toi-même, en souriant, contemplais mon supplice
+ D'un regard à la fois maternel et complice.
+
+ DELPHINE GAY.--_Essais poétiques_.
+
+ Seulement de temps à autre il levait le rideau
+ rouge pour s'assurer si quelqu'un ne venait pas
+ voler ses morts!
+
+ JULES JANIN.--_L'Âne mort_.
+
+LA VEILLE DES NOCES.
+
+
+Quand Atar-Gull atteignit la dernière rampe de la montagne, le soleil
+était déjà levé, et les rochers de la Soufrière projetaient au loin
+leurs grandes ombres.
+
+Comme il allait entrer dans une espèce de bassin formé par plusieurs
+énormes blocs de granit qui entouraient une petite pelouse verte
+traversée par un filet d'eau dont le courant se perdait sous de hautes
+herbes, il entendit le sifflement aigu d'un serpent, et s'arrêta.
+
+Un bruit sourd et précipité lui fit aussi lever la tête, et il vit un
+_secretaris_[12] qui, décrivant dans son vol de larges cercles
+au-dessus du reptile, s'en approchait ainsi peu à peu....
+
+Le serpent sentit l'inégalité de ses forces, et employa pour fuir, et
+regagner son trou qui était proche, cette prudence adroite, cette
+agilité calme qu'on lui connaît.
+
+Mais l'oiseau, devinant son intention, s'abattit tout à coup, d'un saut
+se jeta au-devant de sa retraite, et l'arrêta court en lui présentant
+une de ses grandes ailes terminées par une protubérance osseuse dont il
+se servait à la fois comme d'une massue et d'un bouclier.
+
+Alors le serpent se dressa furieux, les couleurs vives et bigarrées de
+sa peau étincelèrent au soleil comme des anneaux d'or et d'azur... sa
+tête se gonfla de rage et de venin, ses yeux rougirent, et il ouvrit Une
+gueule menaçante en poussant d'affreux sifflements....
+
+Le _secretaris_ étendit une de ses ailes, et s'avança de coté contre son
+ennemi qui le guignait de l'œil, et faisait osciller son corps à droite
+ou à gauche, suivant ainsi les mouvements et les attaques de l'oiseau.
+
+À un saut que fit ce dernier... le serpent s'abaissa tout-à-coup, et
+tenta de le mordre et de l'envelopper....
+
+Mais le _secretaris_, livrant le bout osseux de ses ailes aux dents
+aiguës du reptile, le saisit dans ses serres, et d'un effroyable coup de
+bec lui ouvrit le crâne....
+
+Le serpent agita violemment sa queue... en battit la terre... se
+roula... se tordit... finit par rester sans mouvement... et mourut.
+
+Alors l'oiseau, revenant à la charge, lui déchiquetait la tête avec
+fureur, lorsqu'un coup de feu l'abattit....
+
+Atar-Gull tressaillit, se retourna et vit au-dessus de lui, sur une
+roche, Théodrick, son fusil à la main....
+
+--Eh bien! Atar-Gull--dit le jeune homme en se laissant glisser du
+sommet du rocher--voilà de l'adresse, qu'en dis-tu?
+
+--Bien tué, bien tué, maître; mais c'est dommage, car les _secretaris_
+nous débarrassent de ces mauvais serpents... tenez, voyez plutôt
+celui-ci....
+
+Et le noir montrait le reptile mort qu'il tenait par la queue, et qui
+pouvait avoir sept à huit pieds de long et quatre pouces de diamètre...
+
+--Diable!... j'en suis fâché... car nous sommes infectés de ces animaux,
+et je donnerais bien mille gourdes... pour qu'il n'y en eût pas un dans
+toute l'île...
+
+--Vous avez raison, maître... car les bestiaux sont souvent mortellement
+piqués...
+
+--Oui, Atar-Gull, d'abord, et puis c'est que ma Jenny a encore une
+effroyable peur de ces animaux, moins pourtant qu'autrefois; car alors
+le nom seul la faisait pâlir comme une morte, la pauvre enfant... son
+père, sa mère, moi, nous avons tout tenté pour faire passer cette
+frayeur... nous avons cent fois mis des serpents, empaillés, morts, sur
+son passage... aussi maintenant elle commence à les moins redouter....
+
+--C'est le seul moyen, maître--dit Atar-Gull;--dans nos Kraals, c'est
+ainsi que nous habituons nos enfants et nos femmes à ne rien craindre.
+Mais j'y pense... en voici un... si vous l'employiez, maître--dit
+Atar-Gull, dont les yeux prirent une singulière expression qui disparut
+aussi vite que la pensée--mais il lui faut couper la tête, quoiqu'il
+soit mort.... On ne saurait prendre trop de précautions....
+
+--Brave homme!--dit Théodrick....
+
+Et aidant le noir à séparer la tête du corps, afin que son innocente
+plaisanterie fût sans aucun danger, la tête tomba.
+
+--Bien--se dit Atar-Gull en lui-même--_c'est une femelle_....
+
+--Allons--dit Théodrick--dépêchons-nous d'arriver à l'habitation, afin
+qu'on ne nous voie pas... porte le serpent, Atar-Gull, et suis-moi....
+
+L'habitation était tout proche, Théodrick marchait le premier, et le
+noir, tenant le serpent par la queue, le traînait sur la savane qui
+s'affaissait et formait un léger sillon ensanglanté sous le poids du
+cadavre de ce reptile.
+
+Ils arrivèrent...
+
+La maison du bon homme Wil, comme toutes les demeures des colons,
+n'avait qu'un rez-de-chaussée et un premier étage.
+
+Au rez-de-chaussée étaient les chambres de M. et de madame Wil et de
+Jenny.
+
+Une double persienne et une jalousie les défendaient de la chaleur
+dévorante du ciel des tropiques.
+
+Théodrick... s'approcha sur la pointe du pied, souleva un coin de la
+jalousie, car il trouva la persienne à demi ouverte...
+
+Jenny n'était pas dans sa chambre, elle priait sans doute avec sa
+mère...
+
+Alors Théodrick écartant le store enjamba la plinthe de la fenêtre, prit
+le serpent des mains d'Atar-Gull, qui, par une dernière mesure de
+précaution, voulut encore écraser le cou du reptile sur les dalles qui
+servaient d'appui au chambranle.
+
+Puis Théodrick cacha le serpent, dont les vives couleurs étaient déjà
+ternies par la mort, sous une petite table, remit la jalousie, la
+persienne et le store en place, puis se retira.
+
+Comme il se retournait vers Atar-Gull, qui suivait tous ses mouvements
+avec une singulière attention... on lui saisit violemment le bras....
+
+--Ah! je vous y prends, monsieur le séducteur--dit une bonne grosse voix
+avec un bruyant éclat de rire. C'était le colon....
+
+--Plus bas, M. Wil, plus bas--dit Théodrick--Jenny peut nous
+entendre....
+
+--Eh bien... monsieur l'amoureux?
+
+--Eh bien, il ne le faut pas, je viens de faire ce que nous avons fait
+vingt fois... pour la guérir de sa malheureuse frayeur...
+
+--Vrai... un serpent, oh! la bonne farce! ah! nous allons rire, mais il
+n'y a rien à craindre au moins...
+
+--La tête coupée... et écrasée en deux endroits... monsieur Wil...
+
+--Je suis tranquille, mon garçon... viens, nous allons nous cacher
+derrière la porte de la chambre, la bien tenir, et nous entendrons ses
+cris de _Mélusine_,--dit le bon homme en tâchant de marcher
+légèrement... pour gagner sans bruit la galerie sur laquelle donnait une
+des portes de l'appartement de Jenny...
+
+L'autre porte donnait chez sa mère....
+
+Et suspendant leur respiration, serrant le bouton de la serrure,
+échangeant de joyeux regards, ils attendirent...
+
+Atar-Gull sourit plus que d'habitude en se rendant à son service.
+
+C'était un ravissant réduit que la petite chambre de Jenny!
+
+Oh voyait bien que la tendresse maternelle avait passé par là.--L'amour,
+l'idolâtrie que cette belle et douce fille inspirait à son père et à sa
+mère, étaient signés partout, dans les moindres détails, dans les plus
+minutieux arrangements de cet asile élégant et complet d'un véritable
+_enfant gâté_, comme on dit.
+
+Suivant l'usage, aucune tapisserie ne cachait les murailles nues, mais
+l'enduit qui les couvrait était d'un stuc si pur, si poli, si luisant,
+qu'on l'eût dit du plus beau marbre de Paros....
+
+Dans le fond se dressait un petit lit de bois de citronnier, blanc,
+virginal, entouré d'une gaze transparente, soutenue par quatre
+colonnettes de cuivre ciselé.
+
+Et puis, tout autour de l'appartement, on avait disposé des caisses
+d'acajou, assez profondes, supportées sur des pieds de bronze et
+remplies d'une foule de ces beaux camélias sans odeur que l'on peut
+conserver près de soi, pendant la nuit...
+
+Enfin de jolies chaises, tissées d'une précieuse écorce d'arbres,
+reposaient sur une natte faite des joncs les plus fins et les plus
+variés dans leurs couleurs vives et brillantes qui l'émaillaient comme
+un parterre.
+
+Le jour n'arrivait que faible et douteux au travers des jalousies, des
+persiennes et des stores de soie... seulement la fenêtre était
+entr'ouverte à cause de la chaleur.
+
+Il régnait dans cette jolie pièce je ne sais quelle suave et douce
+senteur, quel parfum de jeune fille, quel aspect candide, qui
+réjouissaient l'âme.
+
+Ce petit lit, si frais, si blanc, ces murs polis et ces fleurs
+étincelantes, cette douce obscurité, cette harpe silencieuse, ces
+vêtements de fête jetés çà et là, ce petit miroir et cette croix sainte,
+ces rubans et ce rameau béni, ces simples bijoux, en un mot tous ces
+riens qui sont si précieux pour une jeune fille, tout cela disait une
+vie de bonheur, d'innocence et d'amour...
+
+La porte s'ouvrit, et Jenny entra.
+
+Sa mère qui l'accompagnait avait tendrement lié son bras à la souple et
+gracieuse taille de sa fille, qui, tout en marchant, appuyait sa tête
+sur le sein maternel...
+
+--Allons, recouche-toi--dit madame Wil--nous avons prié; il est encore
+de bonne heure, et tes yeux sont un peu battus... je suis sûre que tu as
+mal dormi...
+
+Et elle fit asseoir sa fille sur le lit, et se mit près d'elle...
+
+--C'est vrai, maman, j'ai peu dormi... car le bonheur, vois-tu...
+empêche de dormir... je l'aime tant... il est si bon pour toi, pour mon
+père... mon Théodrick--dit la jeune fille d'une voix argentine et pure,
+en baisant les cheveux gris de sa mère qu'elle mêlait en souriant aux
+grosses boucles de sa belle chevelure blonde.
+
+--Finis donc, Jenny, tu me décoiffes toute...
+
+--Tiens, maman, je voudrais avoir tes cheveux, et que tu eusses les
+miens...
+
+--Oh! la folle... je vais la battre--disait la bonne mère en tapant
+légèrement les jolies épaules blanches de Jenny à moitié découvertes.
+
+--Mais oui, maman, car alors tu serais jeune.... moi, je serais
+vieille,... et ainsi, je mourrais avant, toi....
+
+Et ses deux bras caressants attiraient sa mère, qui détournait la tête
+pour que sa fille ne vit pas les larmes de tendresse qui roulaient dans
+ses yeux...
+
+--Ah! maman... tu pleures... mon Dieu, t'aurais-je fait de la peine?...
+
+Et Jenny, les yeux suppliants, les mains tendues, regardait sa mère avec
+anxiété.
+
+--Cher, cher enfant adoré...--murmura madame Wil, en couvrant sa fille
+de ces baisers maternels qu'on paierait par des années de souffrance...
+quand on n'a plus de mère!...
+
+Cette expansion un peu calmée, madame Wil se retira en ordonnant à sa
+fille de dormir encore un peu...
+
+--Je dors, maman--répondit-elle en s'étendant sur son lit et en fermant
+tout-à-coup ses beaux yeux; mais un malin sourire qui errait sur sa
+bouche dévoilait son vilain mensonge.
+
+La porte de la chambre de sa mère se referma...
+
+Alors Jenny ouvrit un œil attentif, puis l'autre, dressa sa jolie
+tête... son corps... écouta... les yeux grands, grands ouverts, comme
+ceux d'une jeune biche aux aguets, et n'entendant rien, fut d'un bond
+auprès d'un petit meuble surmonté d'une glace.
+
+Puis elle prit, dans ce meuble, des rubans, des fleurs, de la gaze...
+et chantant à demi-voix la chanson que Théodrick aimait tant, elle
+essayait la coiffure qui plaisait aussi à Théodrick.
+
+--Voyons--disait-elle--il faut qu'aujourd'hui je me fasse belle; mais
+demain... oh! demain.... Quel beau jour... quel bonheur... et pourtant
+le cœur me bat bien fort quand j'y pense, mais ce n'est pas de
+frayeur... non... je ne crois pas... Ô mon Théodrick! serai-je bien
+comme cela, dis?...
+
+Et elle s'approchait si près, si près du petit miroir, pour juger de
+l'effet de la fleur, de la gaze qui devaient tant plaire à son amant,
+que sa pure et fraîche haleine ternit, d'une légère vapeur, la surface
+brillante de la glace...
+
+Alors, elle, promenant son joli doigt blanc sur cette humide rosée... y
+traçait, rêveuse et souriante, le nom de son Théodrick.
+
+Un léger frôlement qu'elle entendit du côté de la fenêtre la fit
+tressaillir... elle tourna vivement la tête... les joues colorées, toute
+honteuse de se voir peut-être surprise dans ses secrets les plus
+chers...
+
+Mais tout-à-coup ses lèvres pâlirent... elle jeta violemment ses mains
+en avant... essaya de se lever... mais ne le put....
+
+Elle retomba sur sa chaise, agitée d'un affreux tremblement....
+
+La malheureuse enfant venait de voir la tête hideuse d'un monstrueux
+serpent qui se glissait à travers la jalousie et les persiennes,
+soulevait le store et s'avançait en rampant...
+
+Il se cacha un moment dans la caisse de fleurs qui encadrait la fenêtre.
+
+La disparition momentanée de cet affreux reptile semblant donner des
+forces à Jenny, elle se précipita vers la porte de la galerie, s'y
+cramponna, tâcha de l'ouvrir en criant:--Au secours! ma mère... au
+secours!... un serpent....
+
+Impossible....
+
+Son père, sa mère et son amant tenaient cette porte en dehors, et Jenny
+entendit la joyeuse voix du bonhomme Wil qui disait:
+
+--Oui, oui, crie bien, crie bien, ça t'apprendra à avoir peur... petite
+folle... il ne te mangera pas... sois donc raisonnable... mon Dieu! que
+tu es enfant!
+
+--Prends cela sur toi, ma Jenny--dit sa bonne mère--une fois guérie de
+la peur c'est pour toujours.... Allons, sois gentille...
+
+Jusqu'à son Théodrick qui ajouta:--C'est moi, ma Jenny, c'est moi qui ai
+tout fait, et tu me donneras pourtant un beau baiser pour ma peine, car
+c'est pour ton bien, ange de toute ma vie....
+
+Ils croyaient, eux autres, qu'il s'agissait du serpent mort qu'ils
+avaient mis là pour habituer la pauvre enfant, comme ils disaient....
+
+Jenny poussa un horrible cri et tomba au pied de la porte....
+
+Le serpent venait de déborder la caisse, et sa queue était encore au
+milieu des fleurs, que sa gueule entr'ouverte, qui bavait l'écume,
+béait sur Jenny....
+
+Il s'approcha... vit sa femelle morte... écrasée sous la petite table,
+et poussa un long sifflement sourd et caverneux.
+
+Il entoura, avec une inconcevable rapidité, les jambes, le corps, les
+épaules de Jenny, qui s'était évanouie....
+
+Le col visqueux et froid du reptile se collait sur le sein de la jeune
+fille.
+
+Et là, se repliant sur lui-même, il la mordit à la gorge....
+
+La malheureuse, rappelée à elle par cette atroce blessure, ouvrit les
+yeux et ne vit que la tête grise, sanglante du serpent, et ses yeux,
+gonflés de rage... qui flamboyaient.
+
+--Ma mère, ô ma mère!...--cria-t-elle d'une voix éteinte et mourante.
+
+À ce cri de mort, convulsif, râlant, saccadé, un éclat de rire, faible
+et strident, répondit....
+
+Et l'on put voir l'affreuse figure d'Atar-Gull qui soulevait un coin du
+store comme avait fait le serpent.
+
+Il riait, le noir!!!
+
+ * * * * *
+
+Jenny ne criait plus... elle était morte....
+
+--Ouvrons-lui... car la peur, trop prolongée, pourrait devenir
+dangereuse...--dit le bonhomme Wil, cédant aux sollicitations de
+Théodrick et de sa femme....
+
+Il voulut ouvrir....
+
+Il ne pouvait... le corps de sa fille gênait....
+
+Il donna une violente secousse, et le cœur lui manquait... lorsqu'il se
+précipita dans la chambre, suivi de sa femme et de Théodrick, tous deux
+dans un effroyable état d'agitation...
+
+Ils virent leur fille... morte...
+
+Et comme ils entraient, le serpent disparaissait par la fenêtre...
+
+ * * * * *
+
+_N. B._ Il reste à expliquer ce fait historique, d'ailleurs, et la part
+qu'Atar-Gull eut à cet événement tragique.
+
+Connaissant, comme tous ces nègres, les habitudes des animaux de la
+contrée, il eut un rayon d'espoir quand il proposa à Théodrick de porter
+le serpent mort dans la chambre de Jenny.
+
+Il savait que ces animaux s'accouplaient toujours, et que le mâle,
+rentrant dans son trou et ne trouvant plus sa femelle, la chercherait et
+suivrait peut-être sa piste.
+
+Aussi eut-il le soin, comme on l'a dit, de prendre la femelle par la
+queue, à cette fin que la partie saignante, écrasée, traînée par terre,
+laissât une trace, un fumet, capables de guider le mâle....
+
+Ce qui arriva....
+
+Le mâle, en entrant dans son trou, et ne trouvant pas sa femelle,
+suivit la piste; arriva au pied de la fenêtre du rez-de-chaussée où le
+nègre, par un excès d'infernale prévision, avait encore écrasé une
+partie du corps, grimpa, souleva la jalousie... entra dans la chambre,
+étrangla Jenny et regagna son antre.
+
+Atar-Gull avait calculé juste, la haine se trompa rarement.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+ Ah! j'en perdrai la vie
+ Par la douleur que j'ai....
+
+ E. SCRIBE.
+
+LE DÉPART.
+
+
+C'était deux mois après la mort de Jenny, le soleil se couchait, et ses
+rayons obliques, traversant les jalousies de la chambre de madame Wil,
+inondaient cette pièce d'une lumière vive et dorée.
+
+Au fond, une femme était couchée dans un lit soigneusement entouré d'une
+moustiquaire, et un vieillard, vêtu de deuil, soutenait la tête de la
+malade en lui faisant respirer un cordial.
+
+Un nègre, armé d'un long éventail de plumes, chassait les insectes qui
+auraient pu importuner madame Wil.
+
+Car c'était elle qu'une bien affreuse maladie, causée par ses chagrins,
+avait réduite à cet état effrayant de maigreur et de marasme.
+
+Elle ouvrit les yeux... et son premier regard fut pour son mari,
+l'honnête Wil, qui attachait sur elle un œil attentif et inquiet.
+
+--Je me sens mieux, quoique bien faible, mon ami--dit-elle d'une voix
+basse et creuse... à son mari--du courage.
+
+Mais le colon, au lieu de lui répondre, baissa tristement la tête en
+signe d'approbation et serra la main tremblante de sa femme.
+
+C'est que le malheureux avait éprouvé une commotion si violente à la vue
+de sa fille morte, qu'il n'avait pu jeter un cri; lors de cet affreux
+événement, sa langue avait été frappée de paralysie, depuis il était
+resté muet.
+
+Madame Wil comprit son regard, car elle reprit:--Du courage,
+pourquoi?... la mort, mon Dieu, ne m'effraie plus... je la désire, au
+contraire... car au moins je pourrai revoir bientôt... Jenny....--Et en
+prononçant ce nom, la pauvre mère poussa un cri perçant, un cri aigu,
+qui sembla user le reste de ses forces.
+
+M. Wil, aidé d'Atar-Gull qui pleurait, eut encore recours à son flacon.
+
+Elle revint à elle...
+
+--Pardon, mon bon Wil, je t'avais promis de ne plus prononcer le nom de
+notre fille, je sais quel mal cela te fait, ainsi qu'à ce digne
+serviteur... je veux dire ce digne ami, Wil, car un ami seul peut rendre
+de tels services: vingt et un jours sans dormir, et veiller, sans
+compter les périls qu'il a courus en allant à la recherche de
+Théodrick.... Et ta blessure va-t-elle mieux, Atar-Gull?--demanda madame
+Wil, d'une voix faible...
+
+--Bien, très-bien, ma bonne maîtresse... mais ne parlez pas... ça vous
+fatigue...
+
+--Et dire--murmura-t-elle--que Théodrick a disparu sans qu'on puisse
+savoir comment, depuis le jour fatal où il s'est précipité hors de la
+chambre à la poursuite de cet affreux serpent!
+
+Le colon, agenouillé près du lit de sa femme, priait, la tête cachée
+dans ses mains.
+
+Il fut tiré de cet état douloureux par un cri du noir.
+
+--Maître... maître... la maîtresse se meurt.
+
+La pauvre mère, en effet, s'affaiblissait à vue d'œil, tous les ressorts
+de cette âme si tendre et si aimante avaient été brisés par la mort de
+sa fille.
+
+Elle touchait à son dernier moment.
+
+Elle fit signe qu'elle désirait parler.
+
+Le colon et le nègre écoutèrent silencieux, à genoux.
+
+--Mon ami--dit-elle d'une voix éteinte et mourante--quittez l'île... les
+pertes énormes que la mort de presque tous vos bestiaux, d'une partie de
+vos esclaves, vous ont causées, rendent ce départ nécessaire... ne
+songez pas à y rétablir votre fortune... trop d'amers souvenirs vous
+tueraient ici... réalisez le peu qui vous reste de notre bien... et
+partez... emmenez Atar-Gull... c'est un ami dévoué... allez en Europe...
+Wil... c'est la prière d'une mourante... ne me refusez pas... jurez,
+promettez-le-moi... au nom, de ma Jenny...
+
+Elle avait au plus encore une minute à vivre.
+
+Le colon tenait ses lèvres collées sur la main de sa femme déjà glacée,
+et sanglotait.
+
+À un mouvement que fit madame Wil, Atar-Gull s'approcha d'elle pour
+relever le chevet de sa maîtresse.
+
+Et il se remit à genoux pour soutenir le corps défaillant de madame Wil,
+en disant tout haut:--Pauvre bonne maîtresse... pauvre maîtresse....
+
+Mais une horrible expression de joie, qu'il n'avait pu cacher en
+regardant sa maîtresse mourante, terrifia madame Wil, et l'admirable
+instinct de son cœur lui révéla tout-à-coup l'atroce hypocrisie que
+cette joie venait de trahir.
+
+Aussi la malheureuse femme ouvrit affreusement les yeux... se dressa
+raide sur son séant, et cria d'une voix strangulée en jetant ses bras en
+avant avec un indéfinissable accent de terreur:
+
+--Wil... Wil... Atar-Gull... ne... Jenny....--Ses forces la trahissant,
+elle ne put achever.
+
+M. Wil fit un signe d'approbation, croyant qu'il s'agissait encore de la
+promesse d'emmener Atar-Gull.
+
+--Père, père--dit bas Atar-Gull--les victimes ne te manqueront pas
+là-haut; la vengeance commence.
+
+On arracha M. Wil de la chambre de sa femme.
+
+Atar-Gull fit pour lui ce qu'il avait fait pour madame Wil, le veilla,
+le soigna avec tant de zèle, d'abnégation de lui-même, que le
+gouverneur--voulant lui donner une marque d'estime probante--ajouta de
+sa main, sur son acte d'affranchissement, qui fut demandé par le colon,
+les louanges les plus flatteuses sur son zèle et son vertueux
+attachement pour ses maîtres.
+
+Enfin--deux mois après la mort de sa femme--M. Wil réalisa le peu qui
+lui restait, paya ses dettes, et s'embarqua avec son fidèle noir pour
+Portsmouth, sur la frégate _le Cambrian_, qui retournait en Angleterre.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+ Un bienfait n'est jamais perdu.
+ _Proverbe populaire_.
+
+RENCONTRE.
+
+
+--Allons, allons, que diable, un peu de courage, monsieur Wil.--disait
+le docteur au silencieux et taciturne colon.--Prenez un peu sur vous, je
+sais que tout cela est affreux, mais enfin ça est, ainsi soyez
+raisonnable; si le temps nous favorise, dans un mois nous serons à
+Portsmouth; depuis cinq jours que nous avons quitté la Jamaïque, le
+temps nous favorise... la brise est faite, nous entrons dans les vents
+alisés... et tenez, un beau temps, un beau ciel, une mer comme celle-ci,
+ça donne espoir et courage.... Quant à votre infirmité, ça ne peut pas
+durer, votre mutisme cessera... c'est une émotion forte qui l'a causé,
+il y a toujours du remède.--Ainsi parlait le bon et jovial docteur du
+_Cambrian_, en montrant à M. Wil le sciage rapide de la frégate, qui
+prouvait la vérité de son assertion, car ils étaient assis sur le
+couronnement et passaient le temps à faire ce que d'aucuns font si
+souvent à bord, à regarder passer l'eau.
+
+Le colon tendit les mains au docteur, le remercia d'un regard, et secoua
+tristement la tête en montrant le ciel et en s'essuyant les yeux au
+souvenir de sa femme et de sa fille.
+
+Et le docteur allait recommencer toutes ses banales consolations, quand
+Atar-Gull parut sur le pont, portant une petite théière....
+
+--Tenez, maître--dit-il respectueusement au colon--voici le tilleul et
+le tamarin qu'on vous a ordonnés.
+
+M. Wil fit signe qu'il n'avait pas soif.
+
+--C'est égal, maître--dit le noir, avec cette intonation grondeuse qui
+sied si bien aux serviteurs dévoués--c'est égal... ça vous fera du
+bien... n'est-il pas vrai, monsieur le docteur?
+
+--Certainement... buvez... buvez, monsieur Wil.
+
+Et le colon but la potion, forcé d'obéir à cette coalition de volontés,
+et remercia du geste son fidèle serviteur.
+
+--Ça m'a l'air d'un bien brave domestique--dit le médecin....
+
+Le colon leva les yeux au ciel agitant ses mains, comme s'il eût
+dit:--Un ange, docteur.
+
+--Eh bien! dites donc du mal des nègres après cela?
+
+Le colon haussa les épaules.
+
+Atar-Gull revint, mais cette fois ce fut pour apporter à Wil une
+tabatière pleine, dans le cas où celle du colon eût été vidée....
+
+Ce dernier échangea un regard presque fier contre le coup d'œil
+approbateur du médecin.
+
+--Hein... quelles attentions!--disait l'un.
+
+--Parfait! admirable!--répondait l'autre.
+
+Pendant cette muette pantomime Atar-Gull, isolant les rayons visuels en
+mettant sa main au-dessus de ses yeux, regarda quelque temps à l'horizon
+avec attention, et s'écria tout-à-coup:
+
+--Maître, là-bas, tout là-bas, un canot....
+
+Le docteur et le colon redressèrent la tête, suivirent des yeux la
+direction que le noir leur indiquait et ne virent rien.
+
+--Tu te trompes, mon garçon--dit le médecin--mais demande une longue-vue
+au timonier, nous nous en assurerons nous-mêmes.
+
+En effet, après deux minutes d'observation, le docteur s'écria:
+
+--Il a pardieu raison, monsieur Wil, c'est une petite embarcation... et
+si je ne me trompe, on voit un homme dedans.... Timonier... prévenez
+donc l'officier de quart.
+
+--Regardez--dit le docteur à ce nouveau venu--un canot abandonné en
+pleine mer... qu'est-ce que ça peut être?
+
+--Sans doute, le reste d'un équipage qui aura péri... il a besoin de
+secours, sans doute. Je vais demander au nouveau commandant la
+permission de faire porter sur lui....
+
+L'officier descendit et remonta presque aussitôt en disant au timonier:
+
+--Laisse arriver sur ce point noir que tu aperçois là-bas....
+
+Plus la frégate approchait, plus on voyait distinctement ce petit canot;
+il était sale, presque démembré, et l'homme qui le montait semblait
+vider l'eau qui allait peut-être le submerger.
+
+Le _Cambrian_ mit en panne à une portée de pistolet... et le héla en
+anglais.
+
+L'homme du canot fit signe qu'il ne comprenait pas....
+
+--Appelez ce marin qu'on a recueilli, et qui s'est engagé comme matelot
+avec nous--dit le _lieutenant_--il parle espagnol et français... il le
+comprendra peut-être....
+
+Le _Grand Sec_ monta sur le pont; on le mena sur l'arrière en lui
+désignant l'homme et le canot....
+
+Mais le malheureux pâlit... bégaya... et tomba à la renverse....
+
+Il venait de reconnaître... Brulart.
+
+Et le bonhomme Wil aussi avait reconnu son pourvoyeur de noirs....
+
+Et Atar-Gull aussi avait reconnu celui qui partageait avec le colon
+toute sa haine africaine; mais, fidèle à son système, Atar-Gull resta
+calme et froid....
+
+Le bonhomme Wil descendit dans la grande chambre, se souciant peu de la
+reconnaissance.
+
+Or le _Grand Sec_ désira parler en secret à l'instant même au lieutenant
+Pleyston, qui entendait le français; et, comme il se rendait chez cet
+officier, Brulart montait à bord avec l'habitude et l'agilité d'un bon
+marin.
+
+Brulart était toujours dans son costume; mais il portait avec lui son
+précieux coffret, et fut aussitôt entouré par l'équipage du _Cambrian_,
+qui le regardait avec curiosité....
+
+Comme il s'apprêtait à parler... il se sentit saisir par derrière.
+
+Et il tomba sur le pont en blasphémant, et, deux minutes après, il était
+garrotté, enchevêtré, comme il avait jadis garrotté ce pauvre
+Claude-Borromée-Martial....
+
+Et on le transporta, malgré ses cris, dans la grand'chambre du conseil,
+où il vit l'état-major de la frégate rangé autour d'une table, et d'un
+côté le _Grand Sec_, qu'il reconnut aussitôt, et de l'autre le bonhomme
+Wil... auquel il fit un salut amical....
+
+--Interrogez-le--dit le commandant--et vous, commissaire, écrivez ses
+réponses, car heureusement voici le lieutenant Pleyston qui nous servira
+d'interprète.
+
+Le petit commissaire prépara sa plume, et demanda trois fois si le
+monstre était solidement attaché.
+
+L'interrogatoire commença....
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Tu dois reconnaître, misérable forban, ce matelot que tu as si
+cruellement jeté à la mer?
+
+BRULART.
+
+C'est le _Grand Sec_, un de mes agneaux....
+
+LE LIEUTENANT.
+
+À la bonne heure. Mais ce que tu ne reconnais peut-être pas, c'est cette
+frégate qui t'a donné la chasse, et que tu as manqué faire couler par
+ton infernal brûlot....
+
+BRULART, _avec étonnement et satisfaction_.
+
+Ah... bah!... comment! c'est vous qui avez goûté de ma soupe... ah!
+bon... bon... (_d'une voix sourde_)--Je comprends maintenant... mon
+affaire est sûre.... (_Il fait avec sa main le geste d'être pendu_.)
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Un peu.... Ainsi tu avoues....
+
+BRULART.
+
+Tout.... Je n'avouerais pas, que vous me pendriez la même chose....
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Comment t'es-tu trouvé seul dans ton canot?...
+
+BRULART.
+
+Mon équipage s'est blasé, fatigué de moi; en un mot, il s'est révolté
+par les conseils de mon second, un chien maudit qui s'appelait le
+_Borgne_.... On m'a garrotté, descendu dans ce canot avec deux jours de
+vivres, un fusil et du plomb, et ils m'ont laissé en pleine mer....
+C'est une plaisanterie comme j'en ai tant fait moi-même.
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Tu n'as rien à dire autre chose?
+
+BRULART.
+
+Ma foi non, si ce n'est de vous dépêcher le plus tôt possible, car c'est
+un vilain rêve.
+
+LE LIEUTENANT, _à part_.
+
+Il appelle ça un rêve; à la bonne heure. Alors, mon garçon, élève ton
+âme à Dieu, car, avant le coucher du soleil, tu seras pendu.
+
+BRULART.
+
+Suffit....
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Emmenez-le, et conduisez-le dans la cale, les fers aux pieds et aux
+mains.... À propos... qu'est-ce que ce coffret?... Diable! une couronne
+de comte... un vol... encore?
+
+BRULART, _riant_.
+
+Un vol... ce sont, cordieu! bien mes armoiries à moi, mes gentilshommes!
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Ah! mon Dieu! quel joli flacon.... Voyez donc ce qu'il contient,
+docteur....
+
+LE DOCTEUR.
+
+De l'opium... c'est de l'opium....
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Voudrait-il s'empoisonner?
+
+LE DOCTEUR.
+
+Oh! avec ceci il s'endormirait tout au plus, mais pour s'empoisonner,
+diable! il en faut davantage....
+
+BRULART.
+
+Laissez-moi ce coffret, je n'ai que cela, vous le prendrez après;
+d'ailleurs examinez-le, vous verrez qu'il n'y a aucune arme. On ne
+refuse pas ordinairement un condamné... ainsi.
+
+LE LIEUTENANT, _s'adressant au commandant_.
+
+Il demande qu'on lui laisse ce coffret, le docteur assure qu'il n'y a
+aucun danger.
+
+LE COMMANDANT.
+
+Laissez-le-lui....
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Tiens, et grand bien te fasse... emmenez-le, vous autres....
+
+On l'emmena, le commissaire lut les demandes, les réponses; on mit aux
+voix, et le corsaire fut condamné à l'unanimité à être pendu à la grande
+vergue du _Cambrian_, au coucher du soleil.
+
+On descendit Brulart dans la cale, il était onze heures.--L'exécution
+était pour six.
+
+À trois heures il but ce qui restait dans son flacon, et retomba bientôt
+endormi sur le plancher froid et humide de la cale.
+
+Et, toujours sous l'influence de l'opium, il rêva.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+ Laisse la Thessalie, Lorenzo, réveille-toi...
+ vois les rayons du soleil levant qui frappent
+ la tête colossale de saint Charles.--Écoute
+ le bruit du lac qui vient mourir sur la grève
+ au pied de notre jolie maison d'Arona,--respire
+ les brises du matin qui portent sur
+ leurs ailes si fraîches tous les parfums des
+ jardins et des îles, tous les murmures du jour
+ naissant.
+
+ CHARLES NODIER.--_Smarra_.
+
+ Vous en parlez bien à votre aise, répliqua le
+ bandit, si, comme moi, vous aviez été pendu....
+
+ --Pendu, vous?
+
+ --Pendu....
+
+ JULES JANIN.--_L'Âne mort_.
+
+ Ô mon ange! veillez sur moi.
+
+ A. M.--_Romance_.
+
+SONGE.
+
+
+Dans ce rêve il était rajeuni.
+
+Il avait seize ans.
+
+Une de ces ravissantes figures de jeune homme, douce et pâle, avec de
+grands yeux mélancoliques parfois qui s'animaient pourtant d'un feu
+inconnu.
+
+Il était aspirant de marine, le pauvre enfant, embarqué à bord du
+_Cygne_, un brick leste et joli comme son nom.
+
+Il s'éveilla en disant:
+
+--Me pendre... me pendre... moi, pirate, moi, vieux et laid.... Ah!...
+quel cauchemar!...
+
+Et, mollement balancé dans son hamac, il ne dormait plus, il pensait à
+je ne sais quelle grande et noble dame qu'il avait vue à Brest, je
+crois... et cette imagination de seize ans, ardente et rêveuse, se
+jouait autour de cette charmante image.... C'était sa taille de reine...
+son regard imposant et ses grands sourcils noirs dont il avait peur, le
+naïf jeune homme.... Sa main douce et blanche qu'il toucha une fois...
+une seule... et qui lui fit éprouver une commotion si singulière... à la
+fois voluptueuse et cruelle....
+
+Et puis, à ce souvenir, ses artères battaient, sa tête brûlait... et ses
+yeux se noyaient de larmes.
+
+--Mon Dieu! mon Dieu!--disait-il en se tordant sur son hamac--que je
+suis malheureux!... Quelle existence! l'Océan, toujours l'Océan! des
+matelots rudes et sauvages, des visages durs et repoussants, une vie de
+froid égoïste, une vie de prêtre, sans amour et sans femmes! Et pourtant
+le cœur me bat dans la poitrine... et la vue d'une femme me fait
+tressaillir.... J'éprouve un immense besoin de souffrir, de pleurer, aux
+pieds d'une femme; je n'ai plus de mère, moi!... seul, isolé, il faut
+bien que j'aime quelqu'un... qu'une bouche de femme me console ou me
+plaigne!
+
+Et le canon tonnait tout-à-coup.
+
+Alors il se jetait à bas de son lit, prenait à la hâte sa veste bleue
+avec sa mince broderie d'or, son beau poignard, sa hache luisante, son
+chapeau ciré qui cachait sa chevelure brune, bouclée comme celle d'une
+jeune fille, et il courait sur le pont....
+
+En le voyant, les vieux matelots se poussaient du coude, car c'était un
+hardi et intrépide enfant; le premier au feu, à l'abordage; oh! une âme
+forte et puissante bouillonnait dans cette enveloppe efféminée... et
+plus d'une fois son jeune bras avait paru bien lourd aux Anglais.
+
+Et il se trouvait au milieu d'une horrible mêlée; le joli brick _le
+Cygne_ était attaqué par une corvette anglaise, et des grappins de fer
+liaient ces deux bâtiments l'un à l'autre.
+
+L'abordage... l'abordage!
+
+Et, à travers le feu, les balles et la mitraille, l'aspirant s'élançait
+une hache au poing; à sa voix, l'équipage se rallie, les rangs se
+serrent, et l'ennemi abandonne l'avant du navire sur lequel il
+débordait....
+
+Le capitaine du brick... mort,--le second, mort,--l'équipage, mort;--il
+ne restait que lui, le jeune enfant et quelques matelots d'élite; il mit
+le pied sur le bâtiment ennemi... on se presse, on se heurte, on écrase
+les mourants, le sang coule, le canon vomit la mitraille, l'aspirant
+lui-même... tombe au pied du grand mât de la corvette anglaise... mais
+de son coup de poignard il a renversé le capitaine.
+
+L'Anglais est pris; victoire, hourra... victoire, gloire à l'aspirant!
+
+Mais sa blessure est grave, et l'on se dispose à rentrer dans le port,
+afin de réparer le navire.
+
+Mais le vent mugissait, la mer grondait, et une effroyable tempête
+jetait le brick sur des rochers.
+
+Une énorme lame emportait l'aspirant, le précipitait, meurtri, sanglant,
+sur le rivage...
+
+Et il se levait avec peine, et cherchait un asile dans une caverne qu'un
+éclair lui faisait découvrir.
+
+Il avançait en rampant dans cet antre obscur, déchiré par les cristaux
+et les granits qui couvraient le sol.
+
+Mais une lueur douce et rose venait tout-à-coup se jouer sur les
+facettes des brillants stalactites.
+
+Et bientôt il se trouvait dans une grotte immense, éblouissante de
+diamants, de topazes et de rubis qui étincelaient, scintillaient en
+gerbes, en cercles et en pyramides chatoyantes.
+
+Sur un trône taillé d'une seule émeraude était une divinité majestueuse.
+
+Une couronne d'étoiles de feu flamboyait sur ses cheveux noirs; le
+zodiaque, gravé sur sa ceinture d'or, était relevé par des émaux
+diaprés; Une tunique blanche, un voile bleu brodé de fleurs d'argent et
+de perles, puis des brodequins couleur d'azur formaient son noble
+vêtement.
+
+--Je t'attendais--disait la divinité en faisant asseoir l'enfant près
+d'elle;--vois, cet empire est le mien, quand je le veux les tempêtes
+grondent et mugissent, d'un mot je fais pâlir les marins les plus
+intrépides: c'est par ma volonté que ton vaisseau s'est brisé sur les
+rochers... je voulais te voir... car tu es mon fils... tiens, juge, et
+sois fier de la puissance de ta mère.
+
+Aussitôt un bruit affreux se fait entendre, toute lumière disparaît, un
+froid mortel se répand dans la caverne, la terre tremble; les voûtes
+sont ébranlées; c'est le vent du nord qui rugit, et dont les lugubres
+sifflements retentissent d'échos en échos....
+
+--Je veux que le calme renaisse--dit la divinité--et qu'il vienne
+caresser mon fils.
+
+Et une douce chaleur, un parfum délicieux, une éclatante lumière, un
+bruissement léger comme celui du feuillage qu'une faible brise agite et
+balance, remplacent cet horrible ouragan.
+
+Un joli nuage, ressemblant à de l'air condensé, mélangé d'or, de pourpre
+et de soleil, chargé d'une poussière de roses et de jasmin, se balançait
+au milieu de la grotte et s'y évaporait en merveilleuse senteur, en
+éblouissante clarté.
+
+Le jeune homme, entouré de cette vapeur transparente et embaumée, se
+fondait dans un océan de délices; son état d'extase se rapprochait de
+toutes les sensations, de tous les sentiments, de toute espèce de
+jouissance.
+
+Et la divinité se penchait à son oreille en lui disant:
+
+--Ce bonheur ineffable n'est pourtant rien auprès de celui que tu
+goûteras auprès d'_elle_, car elle t'aimera.... Car tu es un de mes
+fils, je te laisse sur la terre, mais je veille sur toi....
+
+Et la divinité le baisait au front... et tout disparaissait....
+
+ * * * * *
+
+Et il se trouvait couché dans un lit moelleux, couvert d'édredon,
+entouré de glaces et de soie; sa tête reposait sur de magnifiques
+dentelles, et elle était là, celle dont le souvenir l'avait tant de fois
+mis hors de lui.
+
+Celle qui devait l'aimer--avait dit la divinité. Elle était là, à
+genoux, près de lui, une cuillère d'or à la main, ses beaux sourcils un
+peu froncés par l'inquiétude, lui offrant un cordial suave et parfumé.
+
+--Oh! mon Dieu--dit-il--oh! madame, c'est vous.... Mais où suis-je?...
+j'ai donc fait un rêve?... cette éblouissante caverne... cette
+divinité....
+
+--Pauvre enfant, remettez-vous--dit la jolie femme--un affreux coup de
+vent a brisé votre navire, des pêcheurs vous ont trouvé presque mourant
+sur la côte, à l'entrée d'une grotte, et vous ont apporté ici, chez moi,
+à Brest; mais votre blessure était si grave, si grave que j'ai demandé
+comme une faveur de vous soigner.
+
+--Ah... oui; mais en vous voyant, madame, j'avais oublié ma blessure....
+
+Et il fallait voir quelle délicieuse expression de candeur voilait ses
+beaux yeux timidement baissés.
+
+Et elle se disait en souriant:--Il a l'air d'une fille, et pourtant si
+jeune, si joli, tout cet équipage de vieux matelots qu'il a conduit au
+feu tremblait à sa voix... comme je tremble moi-même....--pensa-t-elle
+en rougissant.
+
+--Madame... est-ce que j'aurai le bonheur de rester long-temps ici?...
+
+--Jusqu'à ce que votre guérison soit complète, mon enfant....
+
+--Ah!...--dit-il en fixant des yeux ravis sur la belle et voluptueuse
+figure de sa protectrice... mais peu à peu il pâlit... et perdit
+connaissance.... Cet espoir de bonheur était au-dessus de ses forces.
+
+--Grand Dieu... il se trouve mal...--cria la jolie femme, en se pendant
+à un cordon de sonnette qu'elle agita violemment.....
+
+ * * * * *
+
+Et quinze jours après, il souffrait moins, sa figure était encore un peu
+pâle, mais cette pâleur lui allait si bien...--disait la dame aux
+sourcils noirs.
+
+Un jour qu'il rêvait, assis devant un beau portrait de cette ravissante
+personne, elle entra.
+
+Elle ne lui avait jamais semblé plus belle.
+
+--Arthur....--lui dit-elle en se plaçant sur un doux sopha--j'ai une
+bonne nouvelle à vous annoncer... venez près de moi... mais ne tremblez
+pas comme toujours....
+
+Le jeune homme n'osait lever les yeux, et son cœur battait bien fort....
+
+--On vous accorde un congé de trois mois pour vous rétablir, et après
+vous viendrez prendre possession de votre nouveau grade... ces trois
+mois--ajouta-t-elle à voix basse--nous les passerons... à ma terre... le
+voulez-vous?...
+
+Arthur pâlissait et restait muet... il ne pouvait croire à tant de
+bonheur.
+
+--Comme vous n'avez ni parents, ni amis, j'ai cru pouvoir prendre cette
+décision sans vous consulter.... Allons, Arthur, ne tremblez donc pas
+ainsi... ne suis-je pas votre amie... votre mère... pauvre enfant?...
+
+Elle prit la main du jeune homme en l'attirant près d'elle....
+
+--Oh! oui--dit-il en tombant à ses genoux--oh! oui, vous êtes tout pour
+moi... vous êtes la seule qui m'ayez témoigné de l'intérêt.... Je vous
+aime de toute la tendresse que j'ai dans le cœur, je vous aime comme une
+mère, comme une sœur, comme une amie; ô vous... toujours vous... vous
+serez mon Dieu, ma religion, ma croyance....
+
+Et Arthur hors de lui baisait les genoux, les mains, les pieds de la
+jeune femme, dont le sein palpitait... et qui disait d'une voix
+émue...--Arthur,... mon enfant... je crois à votre reconnaissance... j'y
+crois... finissez... Arthur....
+
+ * * * * *
+
+Et il se trouvait à la terre de sa protectrice.
+
+C'étaient de fraîches eaux, d'épais ombrages, une solitude profonde, un
+parc entouré de hautes murailles, pas d'autres valets qu'une vieille
+gouvernante dévouée et un jardinier sourd.
+
+Elle lui avait promis quelque chose qu'il attendait avec une
+inconcevable impatience.
+
+Les appartements de ce château étaient vastes et gothiques, mais
+commodes, retirés, silencieux.
+
+Et il voyait la jeune femme à moitié couchée sur un de ces antiques
+fauteuils, si bons et si moelleux.
+
+Vêtue d'un blanc et frais peignoir de mousseline qui laissait voir le
+bout de sa jambe fine et ronde et son joli pied chaussé d'une petite
+pantoufle bleue... son beau bras passé autour du cou d'Arthur, elle
+abaissait sur lui son humide regard.
+
+--Tu m'aimeras donc toujours... Arthur--lui disait-elle... en le baisant
+au front.
+
+--Oh! toujours, ma vie, à toi, ma vie...--disait l'ardent jeune homme,
+en liant avec volupté ses bras à la divine taille de sa jolie sœur, mère
+ou amie, comme il disait.
+
+Elle fit un mouvement en arrière... son peigne tomba, et son admirable
+chevelure noire se déroula sur son cou, sur ses épaules, sur ses bras,
+en une multitude de boucles brunes et luisantes....
+
+Et Arthur baisait ces beaux cheveux avec transport et ivresse, les
+divisait, les nattait, en couvrait sa figure.
+
+Et elle, palpitante et rêveuse, le laissait faire, mais elle sentit
+tout-à-coup les lèvres de l'enfant frissonner sur les siennes.
+
+Il s'était traîtreusement caché sous l'épaisse chevelure de la jeune
+femme, et dressant tout-à-coup sa jolie figure au milieu de cette forêt
+d'ébène, qu'il partagea en deux touffes soyeuses... il avait surpris un
+baiser....
+
+--Ah!--dit-elle... avec une petite moue enchanteresse...--ah! vous me
+trompiez... Arthur, je vais vous étrangler....
+
+Et approchant la tête d'Arthur de son sein qui bondissait, elle entoura
+le cou du jeune homme de longues tresses de ses cheveux, et les serra en
+souriant....
+
+--Oh!--dit-il en baisant son sein d'ivoire...--méchante, tu veux me
+tuer... car tu serres bien fort... c'est comme dans mon rêve de cette
+nuit... Mais que fais-tu? oh... à toi... ma vie... je meurs... mon
+ange....
+
+ * * * * *
+
+C'est qu'à ce moment de son rêve on pendait Brulart à bord du
+_Cambrian_, et que le poids de son corps, pesant sur la corde qu'on
+avait passée au bout dehors de la frégate, avait opéré la strangulation.
+
+Abîmé dans l'état de torpeur, de somnolence que lui avait procuré sa
+dose d'opium, et qui, sans être le réveil ni le sommeil, l'avait plongé
+dans une espèce de somnambulisme, il avait suivi machinalement ses
+guide à moitié endormi, appuyé sur eux, les yeux ouverts sans voir,
+s'était laissé attacher, hisser et pendre, sans y faire la plus légère
+attention, plongé qu'il était dans les délices de ses songes
+merveilleux.
+
+Alors qu'on pendait le corps, l'esprit était ailleurs. Somme toute, il
+mourut dans une ravissante extase de plaisir.
+
+Et le docteur remarqua comme un phénomène physiologique que la
+physionomie du patient, jusque-là froide et immobile, prit, au moment de
+la strangulation, une inconcevable expression de bonheur.
+
+Cette particularité repose sur la nature du songe de Brulart, et sur des
+effets propres à la pendaison. (Voir le _Dictionnaire des Sciences
+médicales_.)
+
+Justice rendue, le corps du pirate fut jeté à la mer avec deux boulets
+aux pieds.
+
+Le reste de la traversée n'offrit rien de remarquable, et _le Cambrian_
+toucha les côtes d'Angleterre au bout de quarante jours de mer.
+
+Atar-Gull débarqua avec son maître.
+
+Le commandant de la frégate voulut ajouter les témoignages les plus
+flatteurs en faveur du nègre, qui, par ses soins pour le malheureux Wil,
+avait excité la sympathie de tout l'équipage.
+
+Mais M. Wil ne resta pas long-temps en Angleterre, ses ressources
+étaient modiques, et suivant les conseils d'Atar-Gull et du docteur, qui
+venait quelquefois le voir à Portsmouth, il partit pour la France, où
+l'on vivait à bien meilleur marché, lui disait-on.
+
+--Enfin--se dit Atar-Gull--je touche au moment de compléter ma
+vengeance.... Oh!... elle sera terrible et longue surtout.... J'aurais
+pu le tuer... mais la mort serait un incroyable bienfait auprès de la
+vie que je lui prépare....
+
+
+
+
+LIVRE VI.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+ Il y a dans mon cœur un levain horrible de
+ cruauté.--Je voudrais que ceux qui ont fait
+ souffrir les autres souffrissent une fois tout ce
+ qu'ils ont fait souffrir, je voudrais que cette impression
+ fût déchirante, et profonde, et atroce,
+ et irrésistible.--Je voudrais qu'elle saisit l'âme
+ comme un fer ardent; je voudrais qu'elle pénétrât
+ dans la moelle des os comme un plomb
+ fondu; je voudrais qu'elle enveloppât tous les
+ organes de la vie comme la robe dévorante du
+ centaure!
+
+ CHARLES NODIER.--_Roi de Bohême_.
+
+ Enfin, mon enfant, ce bon serviteur, non content
+ de prodiguer au vieillard les soins les plus
+ touchants, le nourrissait de son pain, ce qui
+ vous prouve qu'on ne doit jamais rudoyer les
+ domestiques.
+
+ _Contes à Lolo_.--PAR UN ACADÉMICIEN.--Édition rare.
+
+LA RUE TIRECHAPE.
+
+
+Figurez-vous une de ces noires et antiques maisons du vieux Paris,
+située vers le milieu de la rue Tirechape...--Neuf étages, je crois,
+couleur brune et sale, solives saillantes, fenêtres étroites et
+sombres, escalier raide, obscur, véritable labyrinthe dans lequel on ne
+peut se guider qu'au moyen d'une corde à puits grasse et luisante de
+vétusté... puis une république d'industrieux prolétaires, allant,
+venant, courant, montant, nichant et pullulant dans ces cellules étagées
+et entassées au-dessus les unes des autres, comme les cases d'une ruche
+à miel.
+
+Et pour pivot, pour centre de toutes ces existences de travail et de
+fatigue, une portière vieille, édentée, hargneuse, bavarde, un de ces
+types si admirablement mis en relief par notre Henri Monnier.
+
+Il était nuit; un homme, assez âgé, vêtu de noir, descendait péniblement
+les hautes marches de l'escalier, étreignant avec force la bienheureuse
+corde à puits.
+
+La portière, entendant un bruit inusité à cette heure, où tout dormait
+dans la maison, ouvrit brusquement le carreau de son antre, et y passa
+d'abord son vilain bras jaune, armé d'une chandelle fétide; puis sa
+figure fâcheuse et renfrognée....
+
+--Qui descend là?... répondez donc... c'est des heures indues....
+
+--C'est moi, c'est moi... le docteur...--dit une voix de basse-taille.
+
+Ici, le cerbère quitta son ton aigre et criard pour une espèce de
+glapissement amical....
+
+--Ah! mon Dieu, c'est vous, monsieur le docteur! mais il fallait
+m'appeler pour éclairer.... Eh bien! comment va-t-il le vieux muet? Il
+est dur à partir celui-là... en a-t-il encore pour
+long-temps?--demanda-t-elle en se mettant devant le docteur, afin
+d'obtenir une réponse, ou de se faire, comme on dit, passer sur le
+corps.
+
+--Comme ça... il va tout doucement, madame Bougnol....
+
+--C'est pourtant pas faute de soins--dit celle-ci d'un air
+revêche...--c'est qu'il s'entête alors, car il a son nègre, M. _Targu_,
+que c'est une adoration d'homme, quoi, de voir comme il s'oublie pour
+son maître....
+
+--Il est vrai que c'est un bien fidèle serviteur... il ne le quitte pas
+d'un moment....
+
+--Ça n'empêche pas qu'il est encore bon enfant, le nègre, de rester
+comme ça domestique d'un vieux grigou qui ne lui donne rien... puisque
+c'est au contraire le domestique qui nourrit son maître, c'est encore du
+propre....
+
+--C'est un vertueux domestique, madame Bougnol, et c'est un exemple que
+les autres ne suivent malheureusement pas toujours....
+
+--Et puis que ça doit être une fameuse scie... un muet... pas le moyen
+de causer... Mais, après tout, il parlerait que ça serait tout de même,
+car on dirait que son nègre a peur qu'on ne lui mange son maître;
+personne ne peut l'approcher.
+
+--C'est qu'il est apparemment jaloux de son affection--dit le médecin,
+fatigué de la longueur de la conversation, et cherchant à passer
+adroitement entre le mur et la portière.
+
+Mais celle-ci qui le guignait de l'œil, et suivait tous ses mouvements,
+faisant toujours face à l'ennemi, rendit cette tentative inutile, et
+continua.
+
+--Monsieur, quelle est donc sa maladie, à ce pauvre vieux? est-ce vrai
+qu'il est fou?... Pendant les deux premiers mois qu'il est venu loger
+ici, il se portait comme un charme, et voilà près d'un an qu'il est si
+malingre qu'il n'est pas descendu une fois dans la rue....
+
+--Et il n'y descendra peut-être plus jamais--dit le docteur en secouant
+tristement la tête, et essayant de forcer le passage de vive force.
+
+--Ah! Dieu du ciel, est-ce qu'il va mourir--dit la portière avec
+inquiétude--c'est qu'alors il faudrait mettre écriteau, voyez-vous,
+monsieur le docteur; nous approchons du terme....
+
+--Je ne vous dis pas ça... mais il n'est pas bien du tout....
+
+Et le docteur profitant d'un moment d'inattention de madame Bougnol, se
+cramponna vite à la corde et se laissa glisser jusqu'en bas presque sans
+toucher les marches de l'escalier, avec autant de rapidité qu'un matelot
+qui s'affale le long d'un cordage.
+
+--C'est égal--se dit la portière--je vais monter chez le vieux muet,
+pour savoir quelque chose, si c'est possible.
+
+Alors, fermant sa loge avec soin, elle commença son ascension, non sans
+faire une pause à chaque étage, enfin elle atteignit le septième et se
+trouva en face d'une petite porte grise.
+
+Là elle moucha sa chandelle, s'emplit le nez de tabac, et agita
+timidement un cordon de sonnette terminé par une patte de lièvre.
+
+Un instant après la porte s'entr'ouvrit assez pour donner passage à une
+grosse tête noire et crépue, coiffée d'une casquette rouge....
+
+C'était Atar-Gull....
+
+--Que voulez-vous, madame?--demanda-t-il d'un ton brusque.
+
+--Monsieur _Targu_--dit la Bougnol, en faisant l'agréable--je voudrais
+savoir des nouvelles de votre bon maître.
+
+--Mon maître est souffrant, très-souffrant--dit l'honnête serviteur avec
+un soupir qui fendit le cœur de la portière... et même il essuya une
+larme.
+
+--Que voulez-vous, monsieur _Targu_, il faut bien se faire une raison;
+tout le monde d'abord sait ici que vous nourrissez votre maître... et M.
+le maire, qui est venu pour cet indigent de là haut, a dit qu'il
+écrirait de votre conduite au gouvernement, que tôt ou tard un bienfait
+trouve sa récompense... et que....
+
+--Merci--dit Atar-Gull, en poussant brusquement sa porte au nez de la
+portière, qui redescendit en grondant.
+
+Quand Atar-Gull se fut renfermé, il s'arrêta un moment dans la petite
+pièce qui donnait sur l'escalier... écouta avec attention... avant que
+d'entrer dans l'autre chambre qui paraissait plus grande.
+
+Dans celle où il se trouvait, on voyait deux vieilles malles vides, une
+chaise et une natte sur laquelle il se couchait....
+
+Il poussa doucement la porte de l'autre pièce, et entra.
+
+C'était le tableau le plus complet de la misère, mais non une misère
+sale et repoussante, car le peu de meubles qui garnissaient cette
+chambre nue étaient propres et cirés, les carreaux nets et transparents;
+puis on voyait en outre un fauteuil de paille, garni de deux minces
+coussins, placé près de la fenêtre ombragée par des feuilles vertes et
+les fleurs rouges de hautes capucines, qui couraient sur un treillage de
+corde.
+
+Enfin sur un lit, composé d'un seul matelas et d'une paillasse, mais
+soigneusement tiré, rangé, bordé, dormait M. Wil.
+
+Quel changement, mon Dieu! ce n'était plus que l'ombre de lui-même;
+cette figure autrefois si riante, si joyeuse, si vermeille, était
+maintenant jaune, osseuse, allongée; ses cheveux, rares, étaient tout
+blancs, et même pendant son sommeil un tremblement convulsif, presque
+continuel, agitait ses sourcils et sa lèvre supérieure, qui en se
+retroussant laissait voir ses dents serrées....
+
+Atar-Gull debout au pied du lit, les bras croisés, le considérait avec
+une inconcevable expression de joie et de haine satisfaite! car il
+était enfin satisfait... sa vengeance était complète....
+
+Oui! vous saurez que le cachot le plus noir, le plus infect, le plus
+horrible... eût été un palais, un louvre pour le colon auprès de cette
+chambre froide et propre....
+
+Oui! vous saurez que les tortures les plus lentes et les plus affreuses,
+la mort la plus cruelle eussent été des délices ineffables pour le
+colon, auprès de la soumission humble et attentive de son esclave!
+
+Jugez:
+
+La somme que M. Wil avait réalisée s'était trouvée tellement modique
+qu'elle ne put, on le sait, le faire subsister en Angleterre, et qu'il
+fut obligé de prendre la résolution de venir habiter Paris....
+
+Comme il cherchait une rue sombre, retirée, pour s'y loger à bon compte,
+le maître de la modeste auberge où il était descendu l'adressa rue
+Tirechape.
+
+Wil, dont la tristesse et la mélancolie s'augmentaient de jour en jour,
+insouciant et chagrin, prit ce logement parce que ce fut le premier
+qu'il vit.
+
+Il était bien malheureux, et pourtant les soins d'Atar-Gull faisaient
+parfois luire une larme de bonheur dans ses yeux, et le dévoûment
+incroyable de cet esclave le reposait un peu des horribles souvenirs de
+la Jamaïque.
+
+Le zèle du noir ne se démentit pas pendant les deux premiers mois du
+séjour de M. Wil à Paris; seulement il usa d'une adresse prodigieuse
+pour éloigner toutes les personnes qui auraient pu s'approcher de son
+maître, ce qui lui fut d'autant plus facile que le colon n'entendait pas
+un mot de français, et qu'Atar-Gull ne savait de cette langue que juste
+ce qu'il fallait pour demander les objets de première nécessité.
+
+Bientôt je ne sais quelle banqueroute diminua tellement la modique
+existence du colon que son mince revenu ne lui eût pas suffi, si
+Atar-Gull, en faisant dans le jour quelques commissions, en rendant de
+légers services aux locataires, n'eût pas augmenté un peu le bien-être
+de M. Wil, à la grande édification du voisinage et du quartier.
+
+Or, M. Wil n'avait d'autre distraction que quelques rares promenades
+qu'il faisait, appuyé sur le bras d'Atar-Gull, et le temps qu'il
+employait, le pauvre homme, à écrire une relation de ses malheurs, dans
+laquelle il ne tarissait pas d'éloges sur la belle conduite de son
+esclave et sur les admirables soins qu'il lui prodiguait, surtout depuis
+son séjour en France....
+
+Un jour, environ deux mois après son arrivée à Paris, il fit signe à
+Atar-Gull de s'asseoir près de son lit, et lui fit lire l'espèce de
+journal dont nous avons parlé, qui, à chaque page, portait le nom
+d'Atar-Gull pompeusement entouré d'épithètes flatteuses et touchantes.
+
+Enfin ce journal finissait par ces mots:
+
+«Au moins, après ma mort, mon bon serviteur gardera ce témoignage de
+mon attachement et de ma reconnaissance; car le ciel m'ayant retiré ma
+famille, je reste tout seul au monde, isolé sur une terre étrangère, et
+je ne serais pleuré de personne, si le fidèle ami qui me sert, me
+nourrit même du peu qu'il gagne... n'était là pour me fermer les yeux et
+me donner une larme...»
+
+Quand Atar-Gull eut lu ces pages, il les prit, et les serra, d'après
+l'ordre du colon, dans une petite cassette dont il avait seul la
+clef....
+
+Mais le lendemain il se passa dans cette chambre triste et retirée,
+entre ce bon et digne homme et son fidèle serviteur, l'horrible scène
+qu'on va lire.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+ --Tu n'as pas reçu mission de faire ce que
+ tu as fait... donc que les pleurs et le sang
+ retombent sur ta tête.
+
+ ALEX. DUMAS.--_Napoléon Bonaparte_.
+
+ ...Il tremblait de mourir;
+ Mourir! c'est un instant de supplices... mais vivre....
+
+ FRÉDÉRIC SOULIÉ.--_Christine_.
+
+ATAR-GULL.
+
+
+C'était le soir... le jour baissait... le colon venait de terminer son
+modeste repas, et comme il était dans l'impossibilité de marcher et même
+de se servir de ses mains, étant paralysé, son noir, l'ayant bien et
+dûment posé et encaissé dans son grand fauteuil... l'avait roulé tout
+près de la fenêtre, d'où M. Wil aimait à voir encore les dernières
+lueurs du soleil dorer les fleurs pourpres de ses capucines, et
+étinceler sur ses épais carreaux....
+
+Cette atmosphère enflammée des feux d'un soleil à son déclin, ces fleurs
+pâles et froides qui brillaient pour quelques minutes d'un vif et
+brûlant éclat, rappelaient au pauvre colon son beau ciel de la Jamaïque,
+ses palmiers si verdoyants, ses aloës parfumés, ses camélias fleuris,
+toute cette végétation si puissante et si forte... et puis aussi peu à
+peu venaient se grouper sous ses arbres gigantesques sa bonne et tendre
+femme... sa douce Jenny... son loyal et franc Théodrick.... C'est alors
+qu'il pensait avec amertume à leurs longues promenades du soir après la
+prière, à leur joie innocente, à ces fêtes tumultueuses, bruyantes,
+qu'il donnait pour sa fille, à ses naïves caresses, à sa gaîté si
+folle... et enfin à tout cet avenir de bonheur, de richesse et d'amour,
+flétri, tué en moins de deux ans par une si inconcevable fatalité....
+
+Car il se voyait, lui, un des plus riches planteurs de la Jamaïque,
+réduit à vivre des aumônes d'un nègre, d'un esclave, qui partageait avec
+lui, Tom Wil, une misérable chambre, triste et obscure, avec lui, dont
+les magnifiques et vastes habitations étaient autrefois couvertes
+d'hommes qui tremblaient à sa voix....
+
+Quels souvenirs!
+
+Aussi, sa pâle figure s'assombrissait de plus en plus, et les rayons
+obliques du soleil, qui l'éclairaient fortement, en faisaient ressortir
+encore l'expression mélancolique, et lui donnaient un aspect de
+tristesse indéfinissable, de chagrin profond, de regret amer, qui
+eussent attendri l'âme la plus atroce....
+
+Bientôt des larmes coulèrent de ses yeux, et il laissa tomber sa tête
+chauve et vénérable dans ses mains tremblantes, puis s'ensevelit dans
+une sombre méditation.
+
+La nuit était tout-à-fait venue.
+
+Atar-Gull alla soigneusement fermer la porte qui donnait sur l'escalier,
+poussa les verroux et prit la même précaution pour celle qui ouvrait sur
+la chambre où était son maître....
+
+Il alluma une lampe qui ne jetait qu'une clarté faible et douteuse,
+s'approcha du colon, toujours absorbé dans ses pensées, et le contempla
+un instant!...
+
+Puis lui frappant avec force sur l'épaule, de sa large et formidable
+main, il l'éveilla en sursaut, car l'honnête Wil avait fini par
+sommeiller un peu....
+
+Pour la première fois le maître tressaillit à la vue de son esclave....
+
+C'est qu'aussi la scène avait quelque chose d'effrayant et d'étrange.
+
+Au milieu de cette chambre vaste et basse, à peine éclairée par la
+lumière vacillante et rougeâtre de la lampe... se dressait de toute la
+hauteur de sa taille athlétique, Atar-Gull... le regard flamboyant, les
+bras croisés, et un affreux sourire sur ses lèvres contractées qui
+laissaient entendre le sourd claquement de ses dents qui
+s'entre-choquaient comme celles d'un tigre qui mâche à vide.
+
+On ne voyait de ce colosse noir que deux yeux blancs fixes et arrêtés,
+et au milieu de ce blanc un point lumineux qui brillait comme du
+phosphore dans l'ombre.
+
+C'était aussi la première fois que le nègre s'était permis de frapper si
+familièrement sur l'épaule de son maître; aussi ce dernier le
+regarda-t-il avec un étonnement stupide.
+
+--Écoute, blanc...--dit Atar-Gull d'une voix caverneuse--écoute bien une
+singulière histoire....
+
+Ce tutoiement, cette phrase, ce ton dur et presque solennel,
+bouleversèrent les idées du colon qui attachait des yeux inquiets sur le
+nègre, qui continua ainsi:
+
+--Le premier blanc que j'ai haï a été cet homme que l'on a pendu à bord
+de la frégate anglaise....
+
+Il m'avait acheté, battu et vendu.--Justice a été faite.
+
+Le second blanc que j'ai haï, mais d'une haine aussi brûlante que le
+feu... aussi aiguë que la pointe d'un couteau, aussi vivace que l'apios
+qui fleurit chaque jour....
+
+C'est toi... toi, _Tom Wil_, colon, planteur de la Jamaïque...--
+
+Le colon voulut se lever, et, faible qu'il était, retomba sur son
+fauteuil en faisant entendre un gémissement sourd....
+
+Le nègre continua:
+
+--Garde tes gémissements pour plus tard... ce n'est pas encore l'heure;
+Tom Wil, planteur de la Jamaïque... Tom Wil, qui fus riche à millions...
+Tom Wil, qui fus tendre père, heureux mari... plus tard... tu gémiras...
+tu pleureras du sang....
+
+S'il avait fallu, vois-tu, comparer la haine que je portais au négrier
+qu'on a pendu à celle que je te portais à toi, Tom Wil, j'aurais dit que
+je l'aimais, lui, comme un frère....
+
+Et pourtant mon cœur a bondi de joie en voyant son supplice....
+
+Enfin, sais-tu ce que tu m'as fait, Tom Wil? le sais-tu?
+
+Pour de l'or, tu as vendu mon sang... un pauvre vieillard qui ne
+demandait qu'un peu de maïs et de soleil pour vivre quelques jours
+encore, et puis mourir;... pour de l'or... tu l'as fait supplicier du
+supplice d'un voleur et d'un assassin....
+
+C'était mon père... Tom Wil! le vieux Job! c'était mon père!
+Comprends-tu maintenant?--
+
+Et le colon... haletant... comme fasciné par le regard d'Atar-Gull... le
+contemplait en silence.
+
+--Alors, vois-tu--reprit le noir--il m'a fallu dévorer ma haine qui me
+tordait le cœur; le jour, le rire sur les lèvres, te servir, et baiser
+ta main qui me frappait, en pleurant de joie....
+
+Et c'est de joie aussi que je pleurais, Tom Wil... car chaque coup...
+chaque humiliation que j'endurais avançaient ma vengeance d'un pas....
+
+Et j'ai eu ta confiance! ton attachement! enfin!--
+
+Hurla le noir avec un affreux éclat de rire....
+
+--Et c'est moi qui t'ai traduit au tribunal des empoisonneurs, qui ai
+fait empoisonner tes bestiaux, tes noirs, et même le premier-né que
+j'eus de _Karina_, pour éloigner tout soupçon de moi... bon et fidèle
+serviteur...--
+
+Et Atar-Gull fit une pause, un silence, comme pour donner à chacune de
+ses atroces révélations le temps d'entrer bien douloureusement au cœur
+du colon, qui croyait rêver.
+
+Puis il reprit....
+
+--Et c'est moi, Tom Wil, qui ai incendié tes propriétés en incendiant
+aussi la case que tu m'avais donnée, et qui ai couru au milieu du feu,
+pour qu'on ne pensât pas à m'accuser... moi, bon et fidèle serviteur.
+
+Ici une nouvelle pause....
+
+--Et c'est moi, Tom Wil, qui ai presque guidé par mon adresse le serpent
+qui a étranglé ta fille, et qui l'ai poursuivi après, moi, bon et fidèle
+serviteur...--
+
+Par un effort surnaturel, le colon se leva debout, les yeux menaçants,
+et s'avança sur Atar-Gull, mais à peine eut-il fait deux pas qu'il tomba
+par terre.
+
+Atar-Gull resta debout, regardant de toute sa hauteur son maître qui,
+étendu à ses pieds, se roulait, en poussant d'affreux sanglots.
+
+Il continua....
+
+--Et cette mort, Tom Wil, t'a rendu muet; le ciel devait bien cela à ma
+vengeance... et c'est moi qui ai conduit Théodrick au Morne aux Loups...
+va, va demander aux profondeurs de ces gouffres... quel est le corps
+poignardé et mutilé qu'ils ont reçu....
+
+Et la mort de ta femme, et ta ruine, c'est moi seul qui ai tout fait...
+tout fait, Tom Wil... et ce n'est rien encore... c'est maintenant que
+ton supplice commence et que mon père savoure la vengeance là haut!
+
+Écoute, Tom Wil; depuis que nous sommes ici, j'ai éloigné tout le monde
+de toi; je passe pour le serviteur le plus dévoué qu'il y ait sur la
+terre... tu l'as d'ailleurs écrit là...--
+
+Et il montra la cassette où était renfermé le testament du colon.
+
+--Tu es muet... tu ne pourras me démentir.
+
+Tu n'écriras pas... car je serai sans cesse auprès de toi, et tu es
+perclus de tes mains....
+
+Et chaque jour, à chaque heure, vois-tu... tu auras devant toi le
+bourreau de ta famille... l'auteur de ta ruine....
+
+Et la nuit je t'éveillerai, et à la lueur de cette lampe, tu verras
+encore le bourreau de ta famille et l'auteur de ta ruine!
+
+Au dehors, je serai loué, montré, fêté comme le modèle des serviteurs,
+et je te soignerai, et je soutiendrai ta vie, car elle m'est précieuse
+ta vie... plus que la mienne, vois-tu; il faut que tu vives long-temps
+pour moi, pour ma vengeance... oh! bien long-temps...--l'éternité, si je
+pouvais...--Et si un étranger entrait ici... ce serait pour te dire mes
+louanges, te vanter mon dévoûment à moi, qui ai tué... tué ta
+famille... qui t'ai rendu muet et misérable... car c'est moi... c'est
+moi, entends-tu, Tom Wil... c'est moi seul qui ai tout fait... moi
+seul...--
+
+Criait le nègre en rugissant comme un tigre, et bondissant dans cette
+chambre en poussant des hurlements qui n'avaient rien d'humain....
+
+ * * * * *
+
+Quand cet accès frénétique fut passé, il s'occupa du colon que cette
+effrayante secousse avait fait évanouir....
+
+Il le ramassa et le plaça avec soin sur son lit, en lui faisant respirer
+un peu de vinaigre.
+
+Tom Wil ouvrit les yeux d'un air étonné, inquiet; le pauvre homme
+croyait avoir fait un mauvais rêve; aussi en se retrouvant au milieu des
+soins empressés de son esclave, il sourit à Atar-Gull avec une admirable
+expression de reconnaissance.
+
+Mais celui-ci avait suivi sur les traits du colon toutes ses pensées, et
+pour ne lui pas laisser cette consolante illusion, il reprit en lui
+serrant la main violemment:
+
+--C'est moi seul, Tom Wil, qui ai tué ta femme et ta fille... tu n'as
+pas rêvé, Tom Wil, c'est moi....
+
+ * * * * *
+
+Il est plus facile d'imaginer que d'écrire tout ce que dut souffrir le
+malheureux colon: aussi, depuis cette époque, sa santé s'affaiblit;
+mais, grâce aux horribles soins d'Atar-Gull, elle se soutint
+chancelante.
+
+Une fois le colon refusa de rien prendre, voulant terminer cette vie
+d'angoisse et de torture.
+
+Alors, aidé de deux locataires, Atar-Gull lui fit avaler de force
+quelques cuillerées de bouillon, et le pauvre colon entendit un des
+voisins s'écrier:--Quelle vertu ce pauvre nègre doit-il avoir pour
+servir un vieux maniaque de cette trempe-là....
+
+Enfin, au bout de six mois de cette horrible existence, la santé du
+colon s'altérant sensiblement, sa raison commença de s'égarer; alors son
+esclave fit demander un médecin.
+
+Or, c'est après une de ses visites que madame Bougnol venait de
+l'arrêter curieusement comme nous l'avons dit, afin de savoir des
+nouvelles du vieux muet.
+
+Mais la raison du colon se perdit bientôt tout-à-fait, et sauf quelques
+moments lucides, pendant lesquels son affreuse position se représentait
+à lui dans tout son jour... il était dans un état de démence complète,
+et furieux parfois.... Alors Atar-Gull avait recours à la camisole de
+force....
+
+Ordinairement, après ces transports frénétiques, succédaient quelques
+moments de calme; aussi le docteur sortait-il comme un des accès du
+malheureux Wil venait de finir.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+ Un frère est un ami donné par la nature.
+ LEGOUVÉ.
+
+LE BAPTÊME.
+
+
+Quelques jours après la visite du médecin dont nous avons parlé, toute
+la maison de la rue _Tirechape_ était en émoi, un inconcevable
+bourdonnement allait, venait, montait d'étage en étage, et dominant sur
+le tout, on entendait glapir la voix aigre de la portière... gourmandant
+les uns et les autres:--Un tas de curieux imbéciles--disait-elle--qui ne
+laisseraient pas ce pauvre cher homme mourir en paix.
+
+En effet, M. Wil était au plus mal; à la suite d'un long accès de
+démence, sa paralysie s'était portée sur l'estomac, et il se trouvait
+dans un effrayant état de faiblesse et de stupeur.
+
+Les fenêtres de sa chambre avaient été ouvertes par l'ordre du médecin,
+car l'odeur des potions, des drogues, épaississait encore l'atmosphère
+morbide de cet appartement.
+
+Debout au pied de son lit se tenait Atar-Gull, ses yeux constamment
+fixés sur les yeux du mourant....
+
+Il ne voulait pas perdre un seul de ses regards....
+
+Et une inconcevable expression de tristesse ridait le front du nègre...
+il voyait sa proie lui échapper, sa victime mourait.
+
+Oh! qu'il eût donné la moitié des jours qui lui restaient pour prolonger
+d'autant l'existence du colon! Mais Dieu est juste....
+
+Dans un autre coin de la chambre, le docteur était assis, pensif,
+quelquefois il levait la tête et contemplait Atar-Gull avec
+admiration....
+
+--Voilà donc--disait l'Esculape--ces êtres auxquels, dans notre froid et
+cruel égoïsme, nous refusons presque le nom d'hommes... que nous
+reléguons à l'affreuse condition d'esclaves, de bêtes de somme.... Et
+pourtant voyez celui-ci... quelle délicatesse de dévoûment! quels soins
+attentifs... pauvre homme, quelle tristesse est empreinte sur son front,
+quelle anxiété dans ses regards... oh! il ne le quittera pas de l'œil un
+seul moment.... Ô humanité!... humanité!... que tes jugements sont
+faux... que tes préjugés sont cruels.
+
+L'honnête médecin eût sans doute continué encore long-temps cette
+dissertation mentale, négro-philosophique, si un cri du noir n'eût
+interrompu le précieux cours de ses pensées.
+
+Il se leva précipitamment et s'approcha du moribond....
+
+--Eh bien! eh bien!--lui dit-il en anglais--mon ami, comment
+allons-nous?... du courage... du courage....
+
+Le colon tourna la tête de son côté, les yeux secs, ardents, et d'un
+geste aussi furieux que sa faiblesse lui permettait de le faire, montra
+le noir... immobile, silencieux au pied du lit...
+
+--Je le vois, je le vois, mon ami--dit le docteur--je sais que c'est un
+digne et loyal serviteur... mais tel maître tel valet, et avec un maître
+comme vous....
+
+Les yeux du colon brillèrent d'un feu inaccoutumé, et il fit violemment
+un geste négatif en secouant sa tête, qui bientôt retomba lourde et
+pesante sur son oreiller.
+
+--Si, si, vous êtes un bon maître--reprit imperturbablement
+l'Esculape--aussi bon maître qu'il est bon esclave... bon ami,
+voulais-je dire.
+
+Ici M. Wil, brisé par la fièvre et la douleur, ne put faire un
+mouvement, seulement ses yeux s'emplirent de larmes, et il les leva au
+ciel avec un regard qui semblait dire:--Mon Dieu, tu l'entends... toi,
+qui sais la vérité... tonne donc.
+
+Dieu ne tonna pas, et le docteur, interprétant à sa manière ces pleurs
+et cette invocation tacite, ajouta:
+
+--Oh! oui, pleurez de reconnaissance, et recommandez-le au ciel, ce bon
+esclave... mon cher ami, c'est bien naturel... ces larmes-là sont
+douces, n'est-ce pas?...
+
+Et l'honnête médecin tendit la main à Atar-Gull en essuyant ses yeux
+humides....
+
+--Je n'ose, monsieur le docteur--dit le nègre avec humilité....
+
+--Allons donc, mon garçon, mon ami, mais je m'honore, moi, en pressant
+la main d'un modèle de vertu et d'héroïsme... car enfin c'est de
+l'héroïsme--disait le docteur en serrant Atar-Gull dans ses bras.
+
+Ce spectacle fut au-dessus des forces du colon.
+
+Sa figure, de pâle et livide qu'elle était, devint rose, pourpre et
+violacée....
+
+Ses yeux s'ouvrirent, et la prunelle disparut sous la paupière....
+
+Il fit entendre une espèce de cri guttural, rauque et métallique... et
+sa bouche écuma... et ses membres se raidirent....
+
+--Son accès le reprend, monsieur le docteur--dit le nègre--vite la
+camisole.
+
+Non--dit tristement le médecin--non, c'est inutile, ce spasme, cet
+érétisme vont consumer le reste de ses forces... Faible qu'il est, sa
+dernière heure approche... Pourquoi vous le cacher, mon ami... dans une
+heure peut-être... vous ne verrez plus votre maître... plus jamais....
+Allons... allons... du calme... faites-vous une raison...
+écoutez-moi....
+
+Mais Atar-Gull ne l'écoutait plus.
+
+--Déjà... déjà...--hurlait-il en se tordant à terre--déjà mourir, lui...
+et il n'y a pas un an qu'il est ici avec moi... mais non... ce n'est
+pas possible....
+
+Et se relevant terrible, menaçant, les yeux enflammés, il saisit le
+docteur de sa forte et puissante main, et levant une chaise sur le crâne
+chauve du savant...--il s'écria furieux:
+
+--Je ne veux pas qu'il meure encore, moi! Il n'est pas temps...
+entends-tu... il n'est pas temps... et s'il meurt... je te tue.
+
+Et il brandissait la chaise avec violence.
+
+--Il ne mourra pas... il ne mourra pas--dit le docteur, pâle et
+tremblant...--je vous le promets....
+
+Atar-Gull... laissa retomber la chaise... et s'assit par terre près du
+lit du colon, sa tête cachée dans ses mains....
+
+--Il n'y a que les nègres pour aimer ainsi--disait le médecin en
+rajustant sa cravate et son collet--c'est du délire... mais c'est
+admirable... on le dirait qu'on ne le croirait pas.... Mais il paraît
+pensif, absorbé... je vais profiter de cela pour m'esquiver.... C'en est
+fait du colon... l'agonie approche... et malgré ma promesse, je ne me
+soucie pas d'assister à sa mort.
+
+Et le bon docteur se retira _suspenso pede_, en faisant le moins de
+bruit possible pour ne pas tirer le noir de sa rêverie.
+
+Il respira plus librement quand il se vit sur l'escalier, quoiqu'il eût
+encore à affronter le feu des questions de la Bougnol et des commères
+de chaque étage....
+
+Quand Atar-Gull revint à lui, il chercha le médecin, et, ne le trouvant
+pas, s'écria:
+
+--Il s'en est allé, il n'y a donc plus d'espoir....
+
+Et il se dressa debout pour contempler le colon qui agonisait.
+
+D'un geste, il tira la mince et pauvre couverture qui dessinait les
+formes déjà cadavéreuses du malheureux Wil, comme pour ne rien perdre de
+ce hideux spectacle....
+
+Le colon tressaillait de tous ses membres, réduit à un état de maigreur
+et de marasme effrayant.
+
+Ses mains s'agitaient en tous sens, comme pour ramener quelque chose sur
+lui par un geste familier aux mourants....
+
+--Oh! que ta mort est douce!--disait le noir--tu meurs dans un lit...
+toi... tu n'as souffert que six mois... toi... tu n'as pas été obligé de
+rire pendant que la haine te tordait le cœur... toi.... Comment... des
+années de soumission, de tortures, de soins, ne m'auront servi qu'à le
+faire souffrir huit mois... huit mois seulement! mais c'est infâme; oh!
+les blancs! les blancs! m'écraseront-ils sous le poids de leur infernal
+bonheur?
+
+À ce moment, la porte s'ouvrit....
+
+C'était un prêtre, deux enfants de chœur et un cortège de femmes.
+
+--Que voulez-vous?--dit Atar-Gull.
+
+--Aider ce chrétien à mourir...--dit le prêtre--adoucir, consoler ses
+derniers moments...
+
+--Consoler ses derniers moments...--dit le noir en rugissant--Oh! non,
+non... il est fou....
+
+--Ô mon Dieu...--dit le prêtre avec un accent de regret et de
+tristesse--Ô mon Dieu, recevez-le toujours dans votre saint paradis....
+
+--Et puis il est homicide, assassin; il a tué mon père...--
+
+Dit Atar-Gull, hors de lui... en se tordant sur le lit du colon.
+
+--Monsieur l'abbé--dit la portière--faites pas attention, ce pauvre M.
+_Targu_ est fou lui-même de chagrin de voir son maître s'en aller;
+depuis un an qu'il est ici, il le soigne comme son père, il le nourrit;
+à chaque heure du jour ou de la nuit il est debout à ses côtés... La
+douleur l'égare... le pauvre garçon.
+
+--Ô monsieur--dit Atar-Gull en se précipitant aux genoux du prêtre, les
+yeux baignés de larmes--ô monsieur, faites qu'il vive.... On dit votre
+Dieu bon et juste... qu'il vive... le colon,... qu'il vive...
+voyez-vous, il le faut, il me faut sa vie... vous ne savez donc pas que
+c'est par là seulement que je tiens à l'existence.... Tenez... monsieur,
+qu'il vive... je foule aux pieds mes fétiches, qui furent ceux de mes
+pères... et j'embrasse votre religion... mais qu'il vive... oh! qu'il
+vive!... par pitié qu'il vive!
+
+--Digne et cher serviteur--dit le prêtre attendri--Dieu l'appelle à
+lui... la volonté de l'homme n'y peut rien... mais si la religion ne
+peut vous le rendre... elle vous consolera de sa perte....
+
+--Monsieur l'abbé, le locataire se meurt--dit la Bougnol...--je puis
+mettre écriteau, n'est-ce pas?...
+
+L'abbé se tira des mains d'Atar-Gull, et s'approcha du colon.
+
+Le pauvre Will était hors d'état de rien entendre, il reçut
+machinalement les sacrements et mourut....
+
+Le médecin entrait au moment où il rendait le dernier soupir.
+
+Le nègre tomba comme si ses jambes se fussent dérobées sous lui.
+
+Saisissons cet instant pour l'entraîner hors d'ici--dit le bon
+médecin--je m'en charge....
+
+--C'est moi...--dit l'abbé--je vous en prie, monsieur, laissez-moi cette
+bonne œuvre... il m'a presque promis d'embrasser notre sainte religion.
+
+--C'est une raison contre laquelle je ne puis rien objecter--répondit le
+docteur--mais de mon côté je vais faire mon rapport au maire de cet
+arrondissement, car si de telles vertus sont récompensées dans le ciel,
+elles doivent aussi l'être sur la terre....
+
+Nous nous entendons, je le vois--dit le vertueux prêtre en prenant la
+main du médecin.
+
+Atar-Gull était sans connaissance, on le transporta chez l'abbé, et le
+commissaire vint mettre les scellés sur le misérable mobilier du colon.
+
+On trouva dans la petite cassette l'espèce de journal dont nous avons
+parlé, qui faisait un si pompeux éloge d'Atar-Gull, et l'instituait
+légataire de tout ce que le colon possédait.
+
+ * * * * *
+
+Le surlendemain de la mort du pauvre Will, les passants se découvraient
+devant le corbillard des pauvres qui se dirigeait vers le cimetière de
+l'Est, suivi d'un nègre qui pleurait fort, soutenu par un prêtre et un
+homme à cheveux blancs (le médecin).
+
+Environ deux mois après, Atar-Gull, suffisamment instruit dans notre
+religion, avait été solennellement baptisé à Sainte-Geneviève sous le
+nom de Bernard-Augustin, et un soir, le 24 août, le jeune et digne
+prêtre qui l'avait recueilli, lui parlait de je ne sais quelle imposante
+cérémonie où le nouveau néophite devait jouer le principal rôle, grâce
+aux soins et démarches du docteur, secondé par tous les locataires de la
+rue Tirechape et les habitants du quartier, que la belle et vertueuse
+conduite de M. _Targu_ pour son maître avait édifiés.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+ ...La vertu est une chose sans prix....
+
+ M. LE MARQUIS.--_Vaudeville_.
+
+ Une autre intention que nous pouvons tout
+ aussi raisonnablement supposer au noble fondateur,
+ c'est celle de convertir ces hommes
+ assez malheureux pour ne pas croire à la vertu.
+
+ _Discours de M. le baron_ CUVIER.
+
+LE PRIX DE VERTU.
+
+
+Le 25 août ***, par un riant soleil qui inondait de clarté la belle
+coupole de la salle des réunions solennelles de l'Institut, l'élite de
+la société de Paris se pressait sur les banquettes, impatiente de voir
+face à face les immortels, et d'ouïr quelque menue lecture de vers
+allégoriques, de poèmes didactiques ou de contes politiques, qui
+devaient tout doucettement conduire la patiente et benoîte assemblée
+jusqu'au rapport de la commission chargée de décerner le prix de vertu
+fondé par feu M. de Montyon.
+
+Et puis aussi on devait distribuer des palmes aux lauréats, aux favoris
+d'Apollon... aux bien-aimés des Muses....
+
+Or, pour la cent troisième fois, M. ***, bien-aimé d'Apollon et favori
+des Muses, vint saluer modestement la foule endormie et baiser le
+président, qui lui mit sur les oreilles une couronne de chêne vert, en
+lui disant:--_Macte animo_.
+
+Des larmes coulèrent de tous les yeux, et le lauréat se promit bien de
+ne pas rester en si beau chemin, de s'atteler ferme et fort,
+incessamment et toujours, au vermoulu char du dieu des vers, et de le
+traîner bon gré mal gré, friand qu'était le poète de sa botte de
+lauriers académiques et de sa ration de louangeuses et classiques
+mélopées.
+
+Après quoi, un murmure sourd et prolongé circula dans la salle; chacun
+s'établit commodément pour entendre, le programme sur les genoux, les
+mains croisées et les yeux attentivement fixés sur le président qui se
+préparait à lire le rapport de la commission.
+
+Bientôt le plus profond silence régna dans l'assemblée, et le président
+commença ainsi d'une voix lente, sonore et accentuée:
+
+«Messieurs,
+
+»La commission chargée de l'examen des titres des concurrents qui se
+présentaient comme ayant droit au prix de vertu fondé par feu M. de
+Montyon, après s'être occupée de ces recherches avec religion et
+scrupule, a décidé à l'unanimité que le prix de dix mille francs serait
+accordé cette année au sieur Bernard-Augustin _Atar-Gull_, nègre, né sur
+la côte d'Afrique, âgé de trente ans et quelques mois.
+
+»Le résumé court et rapide de sa vie tout entière, consacrée à son
+maître avec un dévoûment sans bornes, constatera, je l'espère,
+l'impartialité de la commission.
+
+»Victime de la traite des noirs et de l'esclavage, Bernard-Augustin
+Atar-Gull fut transporté il y a environ cinq ans à la Jamaïque, et
+pourtant sa conduite sage, soumise, laborieuse, attira bientôt
+l'attention de son maître qui lui donna toute sa confiance.
+
+»Des malheurs imprévus et cruels vinrent tout-à-coup fondre sur le colon
+Tom Wil, et peu à peu ce malheureux perdit sa femme, sa fille, son
+gendre, son immense fortune, et fut forcé de quitter la Jamaïque, où de
+trop douloureux souvenirs l'eussent mené au tombeau.
+
+»Eh bien! messieurs, au milieu de ces calamités, le colon eut
+l'inestimable bonheur de rencontrer un ami sûr, dévoué, infatigable; ce
+fut cet Atar-Gull, qui trouvait toujours de nouvelles forces dans
+l'excès même de son dévoûment.
+
+»Ah! messieurs, combien d'autres esclaves, à sa place, auraient joui en
+secret des peines qui venaient accabler celui qui les avait achetés,
+enlevés indirectement à leurs affections, à leurs pays.--Non, non,
+messieurs, Atar-Gull n'avait, lui, qu'une idée fixe... l'attachement et
+la reconnaissance qu'il devait à son maître, pour les bontés dont il
+l'avait comblé....
+
+»Et soit dit en passant, messieurs, de tels faits valent des volumes
+pour réfuter la logique de ces froids et cruels sceptiques qui mettent
+encore en doute le développement de l'intelligence des noirs, et qui,
+sous de spécieux et paradoxals prétextes, osent soutenir la nécessité,
+la légitimité de la traite, de cet infâme trafic.
+
+»Mais revenons à Atar-Gull, messieurs.
+
+»Il aurait pu profiter de son acte d'affranchissement sollicité par son
+maître; il ne le fit pas, et suivit le colon en Europe, en Angleterre,
+en France, à Paris, avec la même abnégation, le même dévoûment.
+
+»Mais c'est à Paris surtout qu'il faut suivre tous les développements de
+cet attachement si énergique dans son expression et si profond dans ses
+racines.
+
+»Les modiques ressources du colon étaient épuisées; le nègre passait des
+jours, des nuits à travailler, et de ce modique labeur, il soutenait un
+vieillard infirme, que ses nombreux malheurs avaient amené à un état
+continuel d'irritation et de colère, bien excusable sans doute, mais
+enfin dont le pauvre noir supportait les effets sans se plaindre, sans
+le moindre murmure.
+
+«Que vous dirai-je? messieurs, le malheureux colon, privé de la parole,
+perdit bientôt l'usage de ses facultés, sa raison s'égara; et, sauf
+quelques moments lucides, il vécut encore un an dans un état de démence
+complet.
+
+»Enfin le colon succomba à tant de tourments et de chagrins amers.
+
+»C'est ici, messieurs, qu'il faut voir jusqu'à quel point peuvent aller
+la reconnaissance et l'affection chez de tels hommes.
+
+»À peine le digne et bon médecin, qui prodiguait au mourant les soins
+les plus désintéressés, eut-il annoncé au fidèle serviteur la prochaine
+mort de son maître, que celui-ci, dans un emportement, un délire que
+les motifs feront pardonner et admirer peut-être, s'écria:--Je ne veux
+pas qu'il meure, moi... Je ne tiens à l'existence que par sa vie... et
+s'il meurt, je te tue....
+
+»Et ces paroles, ces regrets énergiques et profonds, empreints de toute
+l'exaltation fougueuse d'un africain, retentiront, j'espère, dans le
+cœur des gens qui, nous le répétons, s'obstinent à regarder les noirs
+comme une classe à part.
+
+»Mais bientôt, messieurs, toute espérance fut détruite, et le ministre
+de Dieu vint apporter ses saintes consolations au malheureux... disons
+plutôt à l'heureux colon; car c'est encore du bonheur, même au milieu
+des plus cruelles infortunes, que de trouver un ami, un frère, un fils
+tel qu'_Atar-Gull_.
+
+»Mais voyez, messieurs, combien une âme noble et élevée, sous quelque
+enveloppe qu'elle soit, a de secrètes affinités avec une religion dont
+la portée est si haute et si puissante: c'est au nom de notre religion à
+nous, de la religion du Christ, que ce noir, abjurant son idolâtrie,
+demande la vie de son maître!!!
+
+»Ah! messieurs, laissez couler mes larmes, elles sont bien douces, je
+vous assure... et n'y a-t-il pas un plus touchant, un plus noble tableau
+que celui-ci... un pauvre nègre, devinant comme par l'instinct d'une âme
+aimante tout ce qu'il y a de consolation et d'espérance dans une
+religion qu'il ignore pourtant, mais dont l'idée confuse vient
+apparaître à son esprit comme ces saintes et mystiques visions qui
+venaient soudain éclairer nos Pères de l'Église.
+
+»Enfin, messieurs, comme pour compléter, pour clore dignement cette vie
+tout entière consacrée au dévoûment pour son semblable, Atar-Gull,
+instruit dans notre religion, s'est fait baptiser, et nous comptons un
+chrétien de plus.
+
+»Ce qui a décidé, messieurs, la commission à attirer sur cet homme
+estimable les regards et la reconnaissance de la société, c'est cette
+grandeur d'âme, cette élévation de caractère qui ont été assez
+puissantes chez Atar-Gull pour faire surmonter toute haine primitive.
+
+»Oui, messieurs, car chez un de nos concitoyens, élevé dans nos mœurs,
+dans nos habitudes, dans nos lois, une pareille conduite serait déjà
+digne des plus grands éloges, digne des plus hautes récompenses.
+
+»À quelle hauteur sera-t-elle donc élevée, cette action, messieurs!
+quand vous songerez que cet homme à demi sauvage, livré à toute
+l'impétuosité de ses passions, sans instruction, sans croyance, sans
+frein, a oublié l'affreuse distance que le fouet et la cruauté des
+colons avaient mise entre lui et un blanc, pour se vouer corps et âme au
+service de ce blanc et lui prouver une affection toute filiale!
+
+»Alors, messieurs, je le crois, vous ne pouvez que ratifier le jugement
+de la commission, et vous écrier avec nous: Si l'âme généreuse de M. de
+Montyon prend encore quelque connaissance de ce qui se fait sur la
+terre, elle doit être heureuse et satisfaite, car nous avons eu le
+bonheur de concilier les deux idées qui l'occupèrent pendant toute sa
+vie, et auxquelles en mourant il a consacré toute sa fortune:
+
+»Faire du bien aux infortunés et exciter à leur en faire tous ceux qui
+en ont la possibilité.
+
+ (_Applaudissements prolongés_.)
+
+»Il nous reste, messieurs, à faire connaître les pièces justificatives
+qui seront déposées au secrétariat de l'Institut.
+
+»--1º Le testament olographe de M. Wil qui, par les clauses les plus
+flatteuses, institue Atar-Gull légataire universel du peu qu'il
+possédait.
+
+»--2º L'acte d'affranchissement du nègre, apostillé longuement par le
+gouverneur de la Jamaïque, qui rend un éclatant hommage aux excellentes
+et nobles qualités d'Atar-Gull, et cite les faits honorables qui lui ont
+mérité cette faveur.
+
+»--3º Un certificat du commandant de la frégate anglaise _le Cambrian_
+qui a ramené en Europe le colon et son fidèle esclave, lequel
+certificat, signé de tout l'état-major, contient les plus grands éloges
+sur l'admirable conduite du nègre pour le colon.
+
+»--4º Une demande signée par les locataires qui habitent la maison où
+était logé feu M. Wil, et appuyée des attestations des principaux
+habitants du quartier qui affirment que la conduite d'Atar-Gull a été
+parfaite et dévouée, et qui s'intéressent tous à ce qu'elle ne reste pas
+sans récompense.
+
+»--5º Des notes particulières remises par le médecin qui a soigné M. Wil
+dans sa dernière maladie, et qui le premier a appelé les regards de
+l'autorité sur ces faits si honorables pour l'espèce humaine.
+
+»--6º Une lettre de M. Duval, prêtre à Saint-Geneviève, qui a suivi
+Atar-Gull dans tous les exercices religieux, et a été édifié de sa
+conduite admirable et de ses regrets sincères et touchants.
+
+»Voici, messieurs, les titres sur lesquels la commission a basé son
+jugement; nous osons croire qu'elle trouvera des approbateurs, et que
+l'imposante et sainte mission qui nous a été confiée aura été
+religieusement et consciencieusement remplie aux yeux de tous.
+
+»D'après ce, le prix de vertu de dix mille francs, fondé par feu M. de
+Montyon, est décerné à Atar-Gull Bernard-Augustin.»
+
+Il est impossible de décrire les transports et l'ivresse que ce long
+rapport excita dans l'assemblée.
+
+C'était comme un nouveau triomphe que la civilisation remportait sur la
+barbarie.
+
+Une quête spontanément faite au profit du bon noir produisit près de
+deux mille francs, qui furent remis au président, et le soir, dans tout
+Paris, on ne parlait que d'Atar-Gull ou le bon nègre.
+
+FIN D'ATAR-GULL.
+
+
+
+
+UN CORSAIRE.
+
+
+...Ayant obtenu de mon amiral un congé de quelques mois, je visitais
+alors en curieux tous les ports de la Manche, qui, dans notre dernière
+guerre avec les Anglais, ont fourni une si grande quantité d'intrépides
+corsaires.
+
+J'étais fort jeune alors, et comme je n'avais jamais vu de _corsaire_,
+j'aurais tout donné au monde pour en voir un, mais un _vrai_, un type,
+le blasphème et la pipe à la bouche, fumant de la poudre à défaut de
+tabac, l'œil sanglant, et le corps couvert d'un réseau de cicatrices
+profondes à y fourrer le poing.
+
+Comme dans une de mes stations sur la côte, j'exprimais ce naïf désir à
+un ami de ma famille, homme fort aimable et fort spirituel, auquel
+j'étais recommandé, il me dit:--Eh bien! demain je vous ferai dîner avec
+un corsaire.
+
+--Un corsaire!--lui fis-je.
+
+--Un vrai corsaire--reprit-il--un corsaire comme il y en a peu, un
+corsaire qui à lui seul a fait plus de prises que tous ses confrères
+depuis Dunkerque jusqu'à Saint-Malo.
+
+Je ne dormis pas de la nuit, et le jour me parut démesurément long,
+quoique j'eusse essayé de lire _Conrad_, de Byron, pour me préparer à
+cette sainte entrevue.
+
+À cinq heures j'arrivai chez mon ami. C'est stupide à dire, mais j'avais
+presque mis de la recherche dans ma toilette. En entrant je trouvai à
+mon hôte un aspect soucieux qui m'effraya, et je frémis
+involontairement.
+
+--Notre corsaire ne viendra qu'à la fin du dîner--me dit-il--il est en
+conférence avec le capitaine du port.--Hélas! j'attendrai
+donc--répondis-je--en sentant mon cœur se rasséréner.
+
+On se mit à table. J'étais placé à côté de la femme de mon hôte, et, à
+ma droite, j'avais un monsieur de soixante ans, qui paraissait fort
+intime dans la maison, et qu'on appelait familièrement Tom.
+
+Ce monsieur, fort carrément vêtu d'un habit noir qui tranchait
+merveilleusement sur du linge d'une éblouissante blancheur, ce monsieur,
+dis-je, avait une franche et joviale figure, l'œil vif, la joue pleine
+et luisante, et un air de bonhomie épandue dans toute sa personne qui
+faisait plaisir à voir. Il me fit mille récits sur sa ville, dont il
+paraissait fier, me parla des embellissements projetés, de la rivalité
+de l'école des frères et de l'enseignement mutuel, et finit par
+m'apprendre, avec une sorte d'orgueilleuse modestie, qu'il était membre
+du conseil municipal, capitaine de la garde nationale, et qu'il
+jouissait même d'un certain crédit à _la fabrique_. Je le crus sur
+parole. Ces détails m'eussent prodigieusement intéressé dans toute
+autre circonstance; mais, je dois l'avouer, ils me paraissaient alors
+monotones, dévoré que j'étais du désir de voir _mon_ corsaire. Et _mon_
+corsaire n'arrivait pas. En vain notre hôte, par une charitable
+attention, et dans le but de me distraire, s'était mis à taquiner M. Tom
+sur je ne sais quelle fontaine qui tombait en ruines, quoique lui, Tom,
+fût spécialement chargé de la surveillance de ce quartier. Je ne retirai
+de ce charitable procédé de mon hôte que cette conviction: que M. Tom,
+au nombre de ses autres qualités sociales et municipales, joignait le
+caractère le plus doux, le plus gai et le plus conciliant du monde.
+
+On servit le dessert. Les gens se retirèrent; j'étais désespéré; n'y
+tenant plus, je m'adressai d'un air lamentable à l'amphitryon.--Hélas!
+votre corsaire vous oublie--lui dis-je.--Quel corsaire?--dit M. Tom, qui
+cassait ingénûment des noisettes.--Mais le commissaire de marine que
+j'avais invité--dit mon hôte en riant aux éclats de cette bêtise.
+
+J'étais rouge comme le feu, et pardieu si colère, qu'il fallut la
+présence des deux femmes pour me contenir.
+
+Je ne sais où ma vivacité allait m'emporter, lorsque, pour toute
+réponse, je vis mon hôte sourire en regardant les autres convives, qui
+sourirent aussi. J'en excepte pourtant M. Tom, qui devint rouge
+jusqu'aux oreilles, et baissa la tête d'un air honteux.
+
+Il n'y a que cet honnête bourgeois qui soit indigné de cette scène
+ridicule--pensai-je en vouant un remercîment intime au digne conseiller
+municipal.
+
+--C'est assez plaisanter, monsieur--me dit alors l'hôte d'un air
+sérieusement affectueux;--excusez-moi si j'ai ainsi usé ou abusé de ma
+position de vieillard pour vous mettre à l'abri des impressions
+calculées à l'avance, car, grâce à ces préventions, monsieur, on juge
+mal, je crois, les hommes intéressants. Oui, quand on les rencontre tels
+qu'ils sont, au lieu de les trouver tels qu'on se les était figurés,
+votre poésie s'en prend quelquefois à leur réalité, et, par dépit
+d'avoir mal jugé, vous les appréciez mal, ou vous persistez dans
+l'illusion que vous vous étiez faite à leur égard.
+
+Je regardai mon hôte d'un air étonné. J'avais seize ans, il en avait
+soixante; et puis je trouvai tant de raison et de bienveillante raison
+dans ce peu de mots, que je ne savais trop comment me fâcher.
+
+--Une preuve de cela--ajouta-t-il--c'est que si tout à l'heure je vous
+avais montré notre corsaire, en vous disant: Le Voici, vous eussiez,
+j'en suis sûr, éprouvé une toute autre impression que celle que vous
+avez éprouvée, et pourtant cet intrépide dont je vous ai parlé est ici
+au milieu de nous, il a dîné avec nous.--Je fis un mouvement.--Je vous
+en donne ma parole--dit mon hôte d'un air si sérieux que je le crus.
+
+Alors je promenai mes yeux sur tous ces visages, qui s'épanouirent
+complaisamment à ma vue, mais rien du tout de corsaire ne se révélait.
+
+--Regardez-nous donc bien--me dit M. Tom avec un rire singulier.
+
+Alors mon hôte me dit, en me désignant M. Tom de la main:--J'ai
+l'honneur de vous présenter le capitaine Thomas S...--Le capitaine S...!
+vous Êtes le brave capitaine S...?--m'écriai-je, car le nom,
+l'intrépidité et les miraculeux combats de l'homme m'étaient bien
+connus; et je restai immobile d'admiration et de surprise: mon cœur
+battait vite et fort.
+
+--Et! mon Dieu oui, je suis tout cela... à moi tout seul--me dit le
+corsaire en continuant d'éplucher et de grignoter ses noisettes.--Vous
+êtes le capitaine S...?--dis-je encore à M. Tom en le couvant des yeux,
+et m'attendant presque à voir, depuis cette révolution, le front du
+conseiller municipal se couvrir tout-à-coup de plis menaçants, son œil
+flamboyer, sa voix tonner....
+
+Mais rien ne flamboya, ne tonna, seulement le corsaire me dit avec la
+plus grande politesse:--Et je me mets à vos ordres, monsieur, pour vous
+faire visiter la rade et le port.
+
+Après quoi il se remit à ses noisettes. Il me parut trop aimer les
+noisettes pour un corsaire.
+
+En vérité, j'étais confondu, car, sans trop poétiser, je m'étais fait
+une toute autre figure de l'homme qui avait vécu de cette vie sanglante
+et hasardeuse. Je ne pouvais concevoir que tant d'émotions puissantes et
+terribles n'eussent pas laissé une ride à ce front lisse et rayonnant,
+un pli à ces joues rieuses et vermeilles.
+
+Mon hôte voyant mon étonnement dit au corsaire:--Oh! maintenant il ne
+vous croira pas, Tom; pour le convaincre, parlez-lui métier, ou mieux,
+racontez-lui votre évasion de _Southampton_.
+
+Ici le capitaine Tom fit la moue.
+
+Sur mon observation mon hôte n'insista pas, et je me mis à causer avec
+le capitaine, serein et placide, de quelques-uns de ses magnifiques
+combats avec lesquels nous avons été bercés, nous autres aspirants.
+
+Cette attention de ma part flatta le capitaine Tom, la conversation
+s'engagea entre nous deux; il me donna même quelques détails sur la
+façon de combattre, mais tout cela d'un air, d'un ton doux et calme qui
+faisait un singulier contraste avec la couleur tragique et sombre du
+sujet de notre conversation.
+
+Entre autres choses, je n'oublierai jamais que, lui demandant de quelle
+manière il abordait l'ennemi, il me répondit tranquillement en jouant
+avec sa fourchette:--Mon Dieu! je l'abordais presque toujours de long en
+long; mais j'avais une habitude que je crois bonne et que je vous
+recommande dans l'occasion, car c'est bien simple--ajouta-t-il à peu
+près du ton d'une ménagère qui hasarde l'éloge d'une excellente recette
+pour faire les confitures;--cette habitude--reprit-il--la voici: au
+moment où j'étais bord à bord de l'ennemi, je lui envoyais tout
+bonnement ma volée complète de mousqueterie et d'artillerie bourrée à
+triple charge. Eh bien, vous n'avez pas d'idée de l'effet que ça
+produisait--ajouta le capitaine en se tournant à demi de mon côté et
+secouant la tête d'un air de conviction.
+
+Je pris la liberté d'assurer au capitaine que je me faisais parfaitement
+une idée de l'effet que devait produire cette excellente habitude qui,
+dans le fait, était bien simple.
+
+--Bah!... Tom fait le crâne comme ça--dit mon hôte d'un air malin--il ne
+vous dit pas qu'il a peur des revenants!
+
+--Oh! des revenants!--dit joyeusement Tom en remplissant son verre
+d'excellent curaçao.
+
+--Des revenants--reprit mon hôte;--enfin l'homme aux _yeux mangés_ ne
+vous visite-t-il jamais, Tom?...
+
+La figure du capitaine prit alors une bizarre expression: il rougit, son
+œil s'anima pour la première fois, et, posant son verre vide sur la
+table, il me dit en passant la main dans ses cheveux gris et découvrant
+son large front:--Aussi bien il veut me faire raconter mon évasion de
+Southampton; cette diable d'aventure s'y rattache. Écoutez-moi donc,
+jeune homme.
+
+--Ah çà, Tom, songez à ces dames--dit mon hôte, en montrant sa femme et
+une de ses amies.
+
+--Ma foi--dit le capitaine--si la chaleur du récit m'emporte,
+figurez-vous bien, mesdames, qu'au lieu du mot il y a des points.
+
+Je ne sais si ce fut une illusion, ou l'effet du curaçao réagissant sur
+le capitaine, ou le charme sombre et magique que jette sur tout homme ce
+fier nom de corsaire qu'on lui a écrit au front..., toujours est-il que,
+lorsque le capitaine commença son récit, il s'empara de l'attention par
+un geste muet de commandement. Il me sembla un homme extrêmement
+distinct du conseiller municipal.
+
+Le capitaine commença donc en ces termes:
+
+«C'était dans le mois de septembre 1812, autant que je puis m'en
+souvenir. Il ventait un joli frais de nord-ouest, j'avais fait une pas
+trop mauvaise croisière, et je m'en revenais bien tranquillement à
+Calais grand largue avec une prise, un brick de 280 tonneaux, chargé de
+sucre et de bois des îles, lorsque mon second, qui le commandait,
+signale une voile venant à nous. Je regarde; allons bien.... Je vois des
+huniers grands comme une maison: c'était une frégate du premier rang. Le
+damné brick marchait comme une bouée, je donne ordre à mon second de
+forcer de voiles, et je commence à couvrir mon pauvre petit lougre
+d'autant de toile qu'il en pouvait porter; il était ardent comme un
+démon, et ne demandait qu'à aller de l'avant: aussi voilà que nous
+commençons à prendre de l'air... et à filer ferme..., ce qui n'empêcha
+malheureusement pas la frégate d'être dans nos eaux au bout de trois
+quarts d'heure de chasse.
+
+»Pour me prier d'amener, elle m'envoya deux coups de canon qui me
+tuèrent un novice et me blessèrent trois hommes.
+
+»Pour la forme, seulement pour la forme, je lui répondis par ma volée à
+mitraille, qui pinça une demi-douzaine d'Anglais; c'était toujours çà,
+et tout fut dit. Je fus genoppé, mais par exemple traité avec les plus
+grands égards par le commandant anglais qui avait entendu parler de moi;
+car c'était la troisième fois qu'on me faisait prisonnier, mais j'avais
+toujours eu le bonheur de m'échapper des pontons.
+
+»Nous ralliâmes Portsmouth et nous y arrivâmes à peu près à l'heure à
+laquelle je comptais rentrer à Calais. Oui, au lieu d'embrasser ma mère
+et mon frère, de conduire ma prise au bassin et de coucher à terre,
+j'allai droit vers un ponton, et peut-être pour y rester long-temps.
+C'était dur; mais alors j'étais entreprenant; j'étais jeune et
+vigoureux, j'avais une bonne ceinture remplie de guinées, et par dessus
+tout une _rage de France_ qui me rendait bien fort, allez. Aussi quand
+le commandant, devant tout son animal d'état-major, me fit un grand
+discours, pour me dire que désormais j'allais être serré de près..., mis
+dans une chambre à part, surveillé à chaque minute..., que c'était ma
+vie que je jouais en tentant de m'évader..., enfin une bordée de paroles
+superbes, je ne lui répondis, moi, pas autre chose que je m'en...»
+
+--Tom..., Tom...--s'écria fort heureusement mon hôte, car le capitaine,
+dans la chaleur du récit, avait déjà fait entendre certaine consonne
+sifflante qui annonçait un mot des plus goudronnés.
+
+--Mais c'est que c'était vrai, c'est comme je vous le dis, reprit le
+capitaine. Je m'en....
+
+--Tom--s'écria encore mon hôte--ce n'est nullement votre véracité que
+j'interromps; mais songez à ces dames, Tom!
+
+--Ah! tiens, c'est vrai--reprit le capitaine.--Eh! bien, non, je dis au
+commandant: Je m'en _moque_. Je m'évaderai tout de même.--Nous
+verrons--répondit l'Anglais.--Je l'espère bien--lui dis-je. Et on
+m'envoya à _Southampton-Lake_, à bord du ponton _la Couronne_.
+
+«Southampton-Lake est un assez grand lac, situé à environ quinze lieues
+de Portsmouth; ce lac n'a d'autre issue qu'un étroit chenal; ce chenal
+débouche dans un bras de mer qui court du N.-O. au S.-E., et ce bras de
+mer, après avoir formé les rades de Portsmouth, de Spithead et de
+Sainte-Hélène, se jette enfin dans la Manche, après avoir contourné les
+îles Portsea, Haling et Torney.
+
+»Je ne vous donne tous ces détails qu'afin de vous faire voir que ce
+diable de lac était une position inexpugnable, et, à cause de cela même,
+parfaitement choisie pour servir de mouillage à une douzaine de pontons
+qui renfermaient alors quelques milliers de prisonniers de guerre
+français, au nombre desquels j'allais me trouver, et au nombre desquels
+je me trouvai bientôt, comme je vous l'ai dit, à bord de _la Couronne_,
+vaisseau de 80 rasé.
+
+»Ce ponton était commandé par un certain manchot, nommé Rosa, un malin,
+un fin matois s'il en fut, beau, jeune, et brave garçon d'ailleurs, qui
+avait perdu un bras à Trafalgar, et exécrait autant les Français que moi
+les Anglais; c'était de toute justice, je ne pouvais lui en vouloir pour
+cela, il était de son pays et moi du mien.
+
+»Le premier jour que je vins à bord, il me fit voir son ponton dans tous
+ses détails, ses grilles, ses serrures, ses pièges, ses trappes, ses
+verrous, ses barres, les rondes qu'on faisait tous les quarts d'heure,
+les visites, les sondages qui ne laissaient pas une minute de repos aux
+murailles de ce pauvre vieux navire. Puis il finit par m'annoncer qu'en
+outre de ces précautions, j'aurais encore à mes trousses et à mes ordres
+un caporal qui ne me quitterait pas plus que mon ombre, afin, disait-il
+d'un air gouailleur, que, _mes moindres désirs fussent prévenus_.
+
+»Cependant--ajouta-t-il--si vous vouliez me donner votre _parole
+d'honneur_ de ne pas chercher à vous évader, capitaine, je vous
+laisserais libre d'aller à terre tous les jours, et, à bord, votre
+chambre ne serait jamais visitée.
+
+»Vous êtes trop aimable--lui dis-je--mais je ne veux pas vous donner
+cette parole-là; parce que, voyez-vous, le soir et le matin, la nuit et
+le jour, je n'ai qu'une pensée, qu'une idée, qu'une volonté, celle de
+m'évader.--Vous avez bien raison, et j'en ferais autant à votre
+place--me répondit le manchot;--seulement je vous préviens d'une chose,
+c'est que vous me piquez au jeu, et que pour vous retenir _tout moyen_
+me sera bon.--Mais c'est trop juste--lui dis-je--puisque _tout moyen_
+me sera bon pour me sauver.
+
+»Le fait est que pour se sauver c'était bien le diable. Figurez-vous que
+tous les sabords ou ouvertures qui donnaient du jour dans les batteries
+étaient grillés, regrillés et surgrillés de telle sorte, qu'on ne
+pouvait songer à y passer; d'autant plus que ces barreaux étaient
+visités cinq à six fois par jour; et autant de fois, par nuit; en
+admettant même que vous eussiez pu passer par un de ces sabords, il
+régnait au-dessous une espèce de petit parapet qui faisait tout le tour
+du navire, et sur cette galerie se promenaient continuellement des
+sentinelles. Or, dans le cas où vous auriez échappé à ces sentinelles,
+vous n'eussiez pas échappé aux rondes de canots armés qui, la nuit, se
+croisaient dans tous les sens autour des pontons. Enfin, eussiez-vous
+même eu ce bonheur, il vous fallait encore gagner à la nage, les rives
+de ce lac, qui étaient environ éloignées d'une lieue et demie de tous
+les cotés du ponton.
+
+»Ce n'est pas tout, si l'eau de ce lac eût été partout profonde où
+guéable, quoique extrêmement hasardeux, un tel trajet eût été possible;
+mais ce qui le rendait presque impraticable, c'est que pour aller à
+terre il fallait absolument traverser trois bancs d'une vase épaisse,
+molle et gluante, dans laquelle on ne pouvait ni nager, ni marcher....
+
+»Aussi, à vrai dire, ces bancs de vase faisaient-ils, en partie, la
+sûreté des pontons.
+
+»L'espionnage aussi servait assez les Anglais, vu qu'il y a des gredins
+partout, et plutôt sur les pontons qu'ailleurs, car la misère déprave;
+et sur dix évasions manquées, il y en avait toujours neuf qui avortaient
+par la trahison de faux frères.
+
+»Les prisonniers avaient bien essayé de remédier à ces désagréments en
+massacrant, avec des circonstances bizarres, que je tairai d'ailleurs à
+cause de ces dames (ajouta fort galamment le capitaine), en massacrant,
+dis-je, les traîtres qui les vendaient, lorsque les commandants anglais
+ne les retiraient pas assez vite du bord; mais rien n'y faisait, et la
+délation allait son train, parce que les Anglais la payaient bien.
+
+»J'étais donc depuis huit jours à bord de la _Couronne_, lorsqu'un matin
+on apprend qu'un nommé Dubreuil, un matelot de mon pays, assez mauvais
+gueux du reste, s'était évadé pendant la nuit, ayant, à ce qu'il paraît,
+trouvé moyen de se cacher le soir dans une grande chaloupe de ronde. Une
+fois l'embarcation poussée au large, comme le temps était noir, on le
+prit pour un matelot de service; puis, quand il vit le moment favorable,
+il se jeta à l'eau, plongea et disparut sans qu'on ait jamais pu
+parvenir à le rejoindre.
+
+»Vous concevez si cette nouvelle irrita mon désir de m'échapper à mon
+tour: mais je ne trouvais personne de sûr à qui me confier, et je ne
+voulais rien hasarder par les motifs que je vous ai dit, lorsque ma
+bonne étoile amena, comme prisonnier à bord de _la Couronne_, un
+capitaine corsaire de mes amis, gaillard solide, entreprenant..., un
+_homme_ enfin.
+
+»Dès que nous nous fûmes reconnus, nous comprîmes tout de suite, sans
+nous le dire, qu'il fallait surtout laisser ignorer cette rencontre au
+commandant: aussi j'eus toujours l'air d'être plutôt mal que bien avec
+Tilmont. (C'est comme ça qu'il s'appelait.)
+
+»Tilmont avait avec lui un vieux matelot, nommé Jolivet, dont il était
+sûr, car ils naviguaient ensemble depuis vingt ans; nous convînmes de
+nos faits, et huit jours après la fuite de Dubreuil, jour pour jour, les
+choses étaient en bon train.
+
+»Le matin de ce jour-là, le manchot me fit appeler dans sa chambre; il
+était radieux, pimpant et se carrait en se frottant le menton plutôt
+d'un air à se faire casser les reins... que souhaiter le
+bonjour.--Capitaine--me dit-il--vous avez voulu jouer gros jeu contre
+moi, vous avez perdu; c'est malheureux, une autre fois choisissez mieux
+vos confidents.
+
+»Comment cela?--lui dis-je sans me déconcerter.
+
+»Oui--reprit-il en époussetant son collet d'un air dégagé--oui, vous
+deviez vous sauver demain ou après par un trou fait à la muraille de la
+coque du navire, à bas-bord près du _Black Hole_; c'est un nommé Jolivet
+qui faisait le trou. Vous lui aviez donné dix louis pour le faire, il
+m'a demandé quinze guinées pour me le vendre, et je les lui ai données
+bien vite; car, en vérité c'était pour rien.
+
+»Comme bien vous pensez, j'étais exaspéré et j'aurais étranglé Jolivet,
+si je l'avais tenu. Une fuite si bien ménagée!--disais-je au manchot en
+trépignant.--une fuite à son heure! sur le point de réussir...! etc.,
+etc.
+
+»--Je conçois que c'est désolant--me répondit le scélérat d'Anglais;
+mais, pour vous consoler, capitaine, buvons un verre de Madère à votre
+prochaine évasion.
+
+»--Que voulez-vous--lui dis-je--c'est à refaire... heureusement qu'il
+reste de la muraille à percer. Et comme après tout il n'y a pas de quoi
+se tuer pour cela, nous bûmes à la prochaine, et nous allâmes nous
+promener dans la batterie basse.
+
+»J'étais ou plutôt j'avais l'air navré, désespéré, tandis que le manchot
+n'avait jamais été plus gai; il ricanait, il sifflait, il roucoulait en
+chantant faux comme un Anglais qu'il était, enfin il ne pouvait cacher
+sa joie d'avoir fait rater ma fuite, et il était bien certainement dans
+son droit.
+
+»Comme nous nous promenions depuis une demi-heure dans la partie basse,
+lui toujours guilleret, moi toujours triste, un tapage infernal partit
+au-dessus de notre tête, dans la batterie de 18, et interrompit notre
+conversation qui n'était pas vive.
+
+»Qu'est-ce que cela?--demanda le commandant à un aspirant qui
+descendait.
+
+»--Commandant, ce sont les prisonniers qui dansent; il y a bal là-haut
+comme tous les jours.
+
+»Est-ce que ne voilà pas ce gueux de manchot qui s'avisa de
+dire:--Faites cesser, monsieur; cette joie est inconvenante de la part
+des prisonniers, le jour où l'un d'eux a vu son projet de fuite
+avorter... faites cesser aujourd'hui, monsieur.
+
+»Et avant que j'aie pu l'en empêcher, le chien d'aspirant remonte, et ce
+bruit, qui tonnait à nous étourdir, cesse à l'instant.
+
+»Alors, je l'avoue, malgré moi je pâlis comme un mort, car, au moment où
+la danse cessa, un léger bruit, heureusement imperceptible pour tout
+autre que pour moi, se fit entendre derrière la cloison qui formait la
+chambre de Tilmont, chambre sur le plafond de laquelle les danseurs
+paraissaient sauter le plus volontiers. Ce léger bruit, qui ressemblait
+au cri d'une scie, dura à peine une seconde après que la danse n'ébranla
+plus le plancher de la batterie; mais, comme je vous l'ai dit, cette
+seconde suffit pour me faire un damné mal; on m'eût scié le cœur que ça
+n'eût pas été pire.
+
+»Heureusement le manchot prit cette pâleur pour celle de la colère, car
+aussitôt je m'écriai furieux:--Et moi, monsieur, je m'oppose à cela:
+punir ces pauvres gens parce que j'ai été assez sot pour me laisser
+surprendre, ce n'est pas juste. Vous voulez me faire haïr de mes
+compatriotes, c'est une lâcheté, monsieur, entendez-vous, une lâcheté;
+et si vous êtes homme d'honneur, vous leur permettrez de recommencer
+leur danse.
+
+»--Calmez-vous, capitaine, me dit obligeamment le manchot; je vais
+moi-même leur en donner l'autorisation.
+
+»Et la brute, le sot, le triple sot de manchot d'Anglais, y alla
+lui-même... concevez-vous, lui-même...--s'écriait le capitaine en
+bondissant sur sa chaise, et tapant dans ses mains avec une joie
+frénétique et des éclats de rire qui nous stupéfiaient.
+
+»--Je vais vous expliquer pourquoi je ris tant à ce
+souvenir--ajouta-t-il en se calmant--c'est que vous ne savez pas une
+chose.... Ces hommes qui dansaient, c'était moi, qui, depuis huit jours,
+les payais vingt sols par tête pour danser et faire un train d'enfer
+au-dessus de la chambre de ce pauvre Tilmont, sous le prétexte de
+l'embêter, mais dans le fait afin qu'on n'entendît pas le bruit qu'il
+faisait, en me creusant, pendant ce temps-là, un trou dans la muraille
+du navire, qui formait un des côtés de sa cabane.
+
+»C'est que la trahison de _Jolivet_ était convenue entre lui, moi et
+Tilmont, et qu'il n'avait vendu le trou qu'il m'avait fait que pour
+détourner l'attention, et renforcer nos fonds de quinze guinées que le
+manchot lui avait données pour sa trahison. C'est qu'enfin, pendant
+cette nuit même, je devais m'évader, car le trou de Tilmont était à peu
+près fini, et les vents paraissaient devoir souffler vigoureusement du
+N.-O., ce qui nous annonçait une nuit sombre et orageuse.
+
+»Comme je vous l'ai dit, cela se passait huit jours après l'évasion de
+Dubreuil; mon _faux trou_ avait été vendu, la danse avait recommencé, et
+j'avais le désespoir sur le front et la _France dans le cœur_...; car
+Tilmont venait de m'avertir par un signe convenu que le trou était
+tout-à-fait fini.
+
+»J'allais monter sur le pont pour voir encore d'où se faisait la brise,
+lorsque j'entendis le bruit du sifflet du maître, qui appelait tout le
+monde en haut.
+
+»Au même instant, un timonier vint me prévenir que le commandant me
+demande sur la dunette.
+
+»Je n'y comprenais rien, je monte tout de même; mais qu'est-ce que je
+vois? l'état-major anglais en grand uniforme, les troupes sous les
+armes, les prisonniers rangés sur les gaillards, et, comme d'habitude,
+sous le feu de quatre caronades chargées à mitraille.
+
+»Le commandant Rosa avait un air grave et solennel que je ne lui
+connaissais pas. Il se tenait debout: à ses pieds était un hamac posé
+sur le pont et recouvert d'un pavillon noir.
+
+»Le manchot ordonna de battre un ban; et quand les tambours eurent cessé
+de rouler, il dit en français:
+
+»_Il y a huit jours qu'un des prisonniers de ce ponton s'est évadé_.
+ARRIVÉ AUX BANCS DE VASE, _il y est resté engagé. Or, voici ce qui lui
+est arrivé_. Puis, se tournant vers moi: _Capitaine_, me dit-il, _voyez
+donc si par hasard vous ne reconnaîtriez pas ce camarade?_ Et en disant
+ces mots, il écarte d'un coup de pied le pavillon qui couvrait le hamac.
+Alors je vois un cadavre tout nu, très-gonflé et d'une couleur
+verdâtre; mais ce qu'il y avait d'horrible, c'était sa figuré toute
+déchiquetée, et surtout les orbites sanglants de ses yeux qui étaient
+vides; ils avaient été mangés par les corbeaux....
+
+»À voir ce visage en lambeaux, desséché par le soleil, il était clair
+que ce malheureux, enfoui dans une vase épaisse et visqueuse, n'avait pu
+s'en tirer; que plein de force et de vie il y avait attendu la mort
+pendant des jours!! et que peut-être à la fin de son agonie, en voyant
+les oiseaux de proie tourner sur sa tête, il avait pu prévoir ce qui
+l'attendait!...
+
+»Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il m'est impossible de rendre
+l'impression que fit la vue de ce cadavre sur l'équipage et sur
+moi-même. Mon sang ne fit qu'un tour, je l'avoue; car la première pensée
+qui me vint fut que, pendant la nuit, j'allais avoir la même vase à
+traverser, et que le même sort m'attendait peut-être. Mais comme j'ai
+toujours eu assez d'empire sur moi, je me contins; et quand le maudit
+manchot, après avoir regardé tout le monde pour juger de l'effet que ça
+produisait, se retourna de mon côté et me dit de nouveau: _Eh bien!
+capitaine, reconnaissez-vous ce camarade?_
+
+»Je croisai mes mains derrière mon dos, et je lui dis d'un air dégagé
+(qui me coûtait durement à prendre, je vous le jure):
+
+»--Je reconnais parfaitement le _camarade_, monsieur... c'est Dubreuil,
+un matelot de mon pays; mais il n'y a pas grand mal, c'était un mauvais
+gueux qui battait sa mère.
+
+»Mon sang-froid déconcerta le manchot, qui, presque furieux, s'écria en
+poussant du pied une des jambes de ce cadavre à moitié rongées par les
+reptiles:
+
+»--Vous voyez pourtant qu'un banc de vase est une promenade fatigante,
+capitaine, car on y use jusqu'à sa peau.
+
+»--Oui, quand on est assez sot pour ne pas emporter de patins--lui
+dis-je en ricanant malgré moi; car l'imbécile, en me montrant cette
+jambe mutilée, venait de me donner une idée qui était excellente.
+
+»Il la prit pour une plaisanterie, resta court et me dit sérieusement:
+
+»--Vous êtes gai, capitaine?
+
+»--Très-gai, monsieur--répondis-je;--ainsi croyez-moi, jetez cette
+charogne à la mer. Ne jouez plus à _croquemitaine_ avec moi, et
+persuadez-vous bien de ceci: _c'est que le ciel du bon Dieu tomberait
+sur moi, que je gratterais encore pour y faire un trou_. Sur ce...
+bonsoir, monsieur.
+
+»Et je m'en fus, car je n'y tenais plus. Ce cadavre en pourriture me
+révoltait; et puis, devant m'évader la nuit même, j'avais bien d'autres
+chiens à tondre que de faire le vis-à-vis de M. Dubreuil.»
+
+--Et vous avez osé vous évader cette nuit-là, Capitaine?--dit une de ces
+dames, dont la terreur était au comble.
+
+--Oui, madame--reprit le capitaine d'un air grave;--et par l'enfer, ce
+fut bien une mauvaise nuit que celle-là.
+
+Et, probablement au souvenir de tout ce qu'il avait déployé de courage
+et d'énergie dans cette terrible nuit, la figure du capitaine Tom révéla
+une magnifique expression de force indomptable et de résolution
+désespérée. Son regard était fixe et profond, son attitude puissante. Il
+était sublime ainsi. Un moment j'avais entrevu l'homme que je voulais
+voir sous son enveloppe naïve et simple.
+
+Et le capitaine continua son récit.
+
+«Ainsi que je vous l'ai dit, le _trou_ de Tilmont étant terminé, si la
+nuit devenait bonne, je devais tenter l'affaire.
+
+»Or, elle devint bonne, la nuit, et si bonne, que, vers les sept heures
+du soir, il ventait dans notre lac une brise à décorner les bœufs. Le
+ciel se chargeait de grains dans le nord-ouest; il tombait une pluie
+fine et glacée, et le temps tournait à l'orage, que c'était une
+bénédiction.
+
+»À huit heures du soir on battit la retraite. Les matelots gagnèrent
+leurs hamacs, les officiers leurs chambres: dix minutes après, tous les
+feux, hormis les feux de garde, étaient éteints, et l'on n'entendit plus
+que la marche mesurée des fonctionnaires des batteries et des parapets.
+Je me glissai alors à pas de loup dans la chambre de Tilmont. Jolivet
+s'y trouvait. Il faut vous dire que le commandant ayant la conviction
+que Tilmont ne savait pas nager, et par conséquent ne pouvait songer à
+s'évader, cet officier était moins gêné que nous autres.
+
+»Je me rappelle cela comme si j'y étais. Jolivet sortit pour faire le
+guet en dehors; j'entrai. Tilmont était assis sur son lit; devant lui
+était un pliant, sur ce pliant un pot d'étain, et dedans quelque chose
+qui fumait.--Ah çà, ça va-t-il toujours pour cette nuit?--me dit
+Tilmont.--Toujours, mon matelot, toujours, la nuit est superbe.
+
+»Là dessus Tilmont baissa un peu la planche qui cachait le trou, et il
+vint dans la chambre une rafale d'air qui manqua d'éteindre une petite
+lampe que nous avions cachée sous le lit; nous vîmes alors un ciel
+sombre, une nuit noire comme de l'encre, et quelques gouttes de pluie ou
+d'écume, fouettées par la violence du vent, tombèrent même dans la
+chambre.--Alors Tilmont replaça la planche, me regarda entre les yeux,
+et me dit:
+
+»--Mais là, sans rire, sais-tu qu'il ne fait f...... pas beau, Tom?--Je
+le vois, mais je m'_en f_.... (pardon, mesdames).--Mais tu y laisseras
+ta peau.--Encore une fois, je m'en... _moque_. Crever là ou ailleurs,
+c'est tout un.--Mais entends donc ce vent, Tom; vois donc comme il nous
+bourlingue, Tom.
+
+En effet, le damné ponton roulait comme une galiote; c'était une jolie
+tempête. Pour essayer encore de me dégoûter, Tilmont baissa de nouveau
+la planche du trou, et, malgré l'obscurité, nous vîmes alors toute
+l'étendue du lac blanchie par l'écume des lames; des lames d'un lac!...
+vous jugez s'il ventait. Partout le ciel noir et un vent d'enfer.
+J'avoue que c'était une folie de s'exposer à faire deux lieues et demie
+à la nage par un temps pareil; mais je m'étais dit: Je partirai; je
+devais partir. Aussi je tins bon; et comme Tilmont regardait encore à
+son trou:--Quand tu te mettras vingt fois le nez à la fenêtre, lui
+dis-je, ça n'y changera rien; encore un coup, je pars; foi de Tom, je
+pars.
+
+»Tilmont savait bien que dès que j'avais dit _foi de Tom_, c'était fini;
+aussi me répondit-il d'un air très-sérieux, en fermant son trou: _Adieu,
+va_.--Qu'est-ce que cela--lui dis-je en regardant le fond de ce pot
+d'étain fumant, qui ne sentait pas absolument mauvais?
+
+--C'est du sucre, du rhum et du café fondus et bouillis ensemble; il y
+en a une pinte, et tu vas d'abord commencer par me boire ça,
+Tom.--Non--lui dis-je;--que le diable m'étrangle si je fais comme ces
+chiens d'Anglais, qui ne se trouvent hommes que quand ils sont
+soûls....--- Je te dis que tu vas me boire ça, Tom...--Non.--Ah!....--Et
+malgré tout, je bus, parce que quand cet enragé de Tilmont avait quelque
+chose dans sa tête, il fallait que ça fût comme il le voulait; mais
+quoique j'eusse avalé verre par verre sa diable de mécanique, j'avais le
+feu dans le ventre.--Ah ça, maintenant--lui dis-je--et le suif?--Je
+l'ai--me dit-il; car il en avait eu six ou sept livres, comme nous en
+étions convenus.
+
+»Je me mis alors nu comme la main (pardon, mesdames); et nous deux
+Tilmont, nous me frottâmes d'une couche de graisse d'au moins six lignes
+d'épaisseur; ça n'est pas très-propre, mais c'est un procédé bien simple
+que je vous recommande dans l'occasion, car avec ça vous nageriez dans
+l'eau glacée comme dans l'eau tiède, sans seulement vous apercevoir du
+froid.
+
+»Dès que je fus suifé comme une baleinière, Tilmont m'attacha au cou un
+collier de guinées, cousues dans une peau d'anguille; je me mis dans mon
+chapeau ciré une petite carte de la _Manche_, que j'avais prise dans la
+géographie de l'enfant d'un sergent d'armes. J'y mis encore une
+boussole, de l'amadou et un briquet; je passai mon poignard dans le
+cordon de mon chapeau, que j'attachai bien ferme sur ma tête; et je
+bouclai sur mes épaules le petit sac de cuir qui contenait un vêtement
+complet pour m'habiller en sortant de l'eau.
+
+»Comme je finissais d'attacher la dernière courroie de ce sac, je sens
+mon Tilmont y glisser quelque chose; c'étaient vingt guinées, tout ce
+qu'il possédait alors.--Tilmont--lui dis-je--c'est mal; tu abuses de ta
+position.--Allons, allons--me dit-il d'un air extrêmement
+impatienté--voyons, pas de _palabres_.... et tes patins pour les bancs
+de vase, où sont-ils?--Là, derrière mon sac; en faisant la planche, je
+pourrai les prendre et me les mettre aux pieds.--Ah ça, est-ce bien
+tout?--C'est bien tout.--Alors, adieu, Tom; bon voyage.--Adieu,
+Tilmont.--Et il ouvrit le trou en grand. Le vent était si fort qu'il
+éteignit la lampe. J'embrassai Tilmont sans y voir; je lui
+dis:--Remercie bien Jolivet pour moi--et je me glissai par le
+trou.--Bien des choses chez toi--me dit encore Tilmont....
+
+»Et je n'entendis plus rien, car je m'affalais en double le long d'une
+corde que le vent faisait balancer. Là, grâce au suif, je ne m'aperçus
+que j'étais dans l'eau que lorsqu'elle me fouetta la figure.
+
+»En me laissant aller au ressac, je me trouvai près des chaînes du
+gouvernail; et là, craignant, malgré le bruit infernal du vent et
+l'agitation des vagues, d'être entendu ou vu par les factionnaires, je
+plongeai une dizaine de brasses. Quand je revins à flot, j'avais le
+ponton à ma gauche; je le reconnaissais à ses trois feux, qui brillaient
+comme trois étoiles au milieu de la nuit.
+
+»Ce qu'il y avait de bon, c'est que le temps était si mauvais, qu'on
+n'avait pas osé mettre d'embarcations dehors pour faire les rondes de
+nuit. Du côté des hommes; j'étais déjà tranquille; il n'y avait plus que
+l'eau, le vent et la vase qui me chiffonnaient....
+
+»Après ça, vanité à part, je nageais comme un poisson. Ce que m'avait
+fait boire Tilmont me réchauffait au dedans, et le suif m'empêchait de
+sentir le froid au dehors. La position était tenable, mais il faisait un
+bien vilain temps tout de même.
+
+»Quand je fus à deux cents brasses du ponton, je ne vis plus rien du
+tout. Le seul horizon que je pouvais apercevoir tout autour de moi,
+était un horizon de grosses vagues noirâtres qui devenaient blanches à
+mesure qu'elles se brisaient sur ma poitrine. Le ciel était couvert
+d'épais nuages roux qui couraient sous le vent, et la pluie qui tombait
+à verse, me fouettant le visage, m'empêchait de respirer librement, ce
+qui me gênait le plus.
+
+»Je nageai encore courageusement pendant une demi-heure, et puis j'eus
+un moment de faiblesse.... Je réfléchis que j'aurais peut-être mieux
+fait d'attendre: au lendemain; mais après ça je pensai à ma mère, à mon
+frère: alors mes forces revinrent; je me sentis comme enlevé sur l'eau,
+et je ne pus m'empêcher de crier _hourra_. Je fis à ce moment-là,
+certainement, les vingt meilleures brassées que j'aie jamais faites.
+J'étais comme exaspéré. Il me semble qu'alors j'aurais nagé dans du feu.
+
+»Il y avait donc près de trois quarts d'heure que j'étais à l'eau,
+lorsqu'il se fit au nord-ouest une petite éclaircie. Je vis un peu de
+bleu et quelques étoiles entourées de nuages gris. À la faveur de cette
+éclaircie, je distinguai à l'horizon le faîte d'un moulin qui devait me
+servir de direction pour passer les _bancs de vase_. Je m'aperçus alors
+que j'étais plus près de ces bancs que je ne l'avais cru.
+
+»Et ici je ne sais comment vous avouer une chose qui vous paraîtra bien
+bête, mais qui ne me parut pas telle à moi, car elle faillit me tuer....
+C'est qu'à peine j'avais eu pensé à ces _bancs de vase_, que tout-à-coup
+le souvenir de ce Dubreuil, qui avait eu les yeux mangés sur ces mêmes
+bancs, vint s'emparer de moi et ne me quitta plus.
+
+»Et ce souvenir était presque une réalité, car cette diable de figure
+avait fait sur moi une telle impression!... Je me la rappelais si bien,
+qu'il me semblait la voir, et si bien que je la voyais....
+
+»Oui, oui, je la voyais comme je la vois encore quelquefois dans mes
+rêves: ce visage bruni et déchiré, ces lèvres noirâtres et retroussées,
+ces dents blanches, et surtout ces deux trous saignants où il n'y avait
+plus d'yeux. Encore une fois, je voyais tout cela; et dans ce moment, au
+milieu de cette nuit d'orage, voir cela, c'était ennuyeux, croyez-moi.
+
+»J'eus beau me raidir, penser que c'était le rhum que j'avais bu, ouvrir
+les yeux les plus grands que je le pouvais, les fermer, plonger, battre
+l'eau, me toucher les bras et le corps, la figure me poursuivait.
+C'était un cauchemar; j'avais la fièvre, le délire, tout ce que vous
+voudrez, mais je la voyais.
+
+»À ce moment-là, vraiment, j'ai manqué devenir fou; et pour me fuir
+moi-même, ou plutôt la damnée figure qui s'attachait à moi, je plongeai
+avec fureur; mais au bout de deux brasses je me trouvai arrêté par une
+substance épaisse.... Le fond diminua sensiblement.... J'étais dans la
+vase....
+
+»Alors, comme si le diable s'en fût mêlé, le vent redoubla de
+sifflements, la pluie de force; la nuit devint plus épaisse, et il me
+sembla voir et entendre des nuées de corbeaux au milieu desquels je
+voyais toujours les deux yeux vides de ce s... Dubreuil qui me
+regardaient. Ce fut plus fort que moi, je sentis comme une défaillance,
+et pourtant je me raidissais en criant et râlant du fond de la gorge:
+_Ah! mon Dieu!_ On aurait dû m'entendre du ponton, quoiqu'il y eût une
+lieue. À bien dire, ce fut le plus vilain moment de cette nuit là; car
+après ça je revins à moi, et je me raisonnai un peu en tirant la brasse
+pour me sauver de la vase, que je n'avais heureusement qu'effleurée.
+Enfin, me disais-je... Tom, tu n'es pas une femme... Si tu réussis,
+pense que tu vas voir ta mère, ton frère. Tu as échappé à ce gredin de
+manchot. Dubreuil a été rongé dans la vase, c'est vrai; mais Dubreuil
+était un gueux, et tu es un honnête homme, ou, ce qui est plus clair, tu
+as des patins, et il n'en avait pas... Ainsi du cœur au ventre, mordieu,
+et va de l'avant...
+
+»Je m'écoutai, et j'eus raison. Je fis de mon mieux; et, toujours
+nageant et sondant avec mes mains les bords du banc, je trouvai un
+endroit où la vase était assez compacte pour me soutenir un instant. Je
+profitai de cela pour attacher mes patins à mes pieds; et je glissai
+accroupi sur cette boue liquide comme sur des roulettes. Ces patins
+étaient faits de deux planches de sapin très-larges et très-minces, qui,
+par la grande surface qu'ils offraient à la vase, m'empêchaient d'y
+enfoncer. Je traversai ainsi le premier banc; puis je me remis à l'eau
+et à nager pour gagner les autres.
+
+»Une fois que j'eus goûté de mes patins, je vis que ce n'était qu'un jeu
+d'enfant: aussi je traversai le second et le troisième banc sans y
+penser, et je dus arriver au bord du lac environ deux heures et demie
+après mon départ du ponton.
+
+»C'était bien quelque chose, mais ce n'était pas tout: il fallait songer
+à _sa toilette_: j'étais couvert de limon comme une crabe, vu que ce que
+j'avais traversé en dernier était de la vase. À force de chercher, je
+trouvai un ruisseau tout près du moulin; je me débarbouillai, et un
+quart d'heure après j'étais mis fort décemment en bourgeois. Je bus une
+goutte de rhum à une gourde dont ce pauvre Tilmont avait précautionné
+mon sac; et, consultant ma boussole à l'aide de mon briquet, je me
+dirigeai vers l'est, voulant marcher toute la nuit afin de me trouver le
+matin assez loin de Southampton pour ne pas éveiller les soupçons.
+
+»Ce qu'il fallait à tout prix pour moi, c'était gagner la côte, et là,
+de gré ou de force, trouver un canot pour traverser la Manche.
+
+»Je ne vous dirai pas toutes les transes que j'éprouvai, obligé de me
+cacher le jour et de ne marcher que la nuit, payant quelquefois le
+silence à prix d'or, ou l'exigeant un peu brutalement; enfin vous
+jugerez des assommantes marches et contre-marches que je dus faire,
+quand vous saurez que j'avais quitté le ponton depuis neuf jours et que
+je ne me trouvais encore qu'aux environs de Winchelsea, à vingt-cinq ou
+trente lieues de Portsmouth tout au plus.
+
+»Je commençais à me démoraliser: tant qu'il n'y avait eu que des
+obstacles à vaincre, ça allait tout seul, parce que les obstacles.....
+ça monte; mais quand il n'y eut plus qu'à se cacher comme un voleur,
+qu'à prendre garde, qu'à avoir peur d'un schériff ou d'un watchmann, ça
+ne m'allait plus.
+
+»Enfin, un matin, c'était, pardieu, un mercredi matin, j'avais marché
+toute la nuit, et je me trouvais auprès de Falkstone, petit port pêcheur
+sur la côte, à une douzaine de lieues de Douvres; j'étais harassé,
+presque sans argent, abattu, de mauvaise humeur; il faisait chaud et je
+m'étais assis sous deux grands arbres qui ombrageaient un banc situé à
+la porte d'une assez jolie maison, bâtie tout proche des falaises de la
+côte.
+
+»J'étais donc là, mon bâton entre mes jambes, réfléchissant si je
+n'aurais pas plus tôt fait d'engager tout bonnement, le poignard sur la
+gorge, le premier pêcheur que je rencontrerais sur la côte, à me confier
+son canot pour traverser la Manche, au lieu d'être là à me cacher comme
+un malfaiteur, lorsque j'entends chantonner derrière le mur de cette
+maison: c'était une voix de femme. Machinalement, ou par curiosité, je
+monte sur le banc, et j'aperçois dans ce jardin une belle jeune femme
+avec un grand chapeau de paille, des cheveux noirs superbes et une robe
+blanche. Elle arrangeait des fleurs et ne se doutait pas que je fusse
+là; mais, au moment où elle se tourne, qu'est-ce que je vois? un bijou
+de l'Inde, assez précieux, mais surtout fort remarquable, que je
+reconnais tout de suite. Ce bijou, et l'endroit de la côte où je me
+trouvais, me rappelèrent une chose à laquelle je ne pensais ma foi pas:
+aussi d'un bond je suis sur le mur, du mur dans le jardin, et assez
+près de la belle dame pour l'arrêter par le bras au moment où elle se
+sauvait avec une peur horrible. La pauvre femme tremblait de tous ses
+membres, et il y avait de quoi; mais je la rassurai bientôt en lui
+disant, en parfait anglais:--Vous êtes la femme du capitaine Dulow.
+Est-il ici?--Oui, monsieur.--Vous a-t-il parlé du capitaine Tom S., qui
+lui a donné ce bijou--lui dis-je, en lui montrant un petit poisson d'or
+à écailles articulées en pierrerie qu'elle portait à son cou, suspendu à
+une chaîne avec sa montre?--Sans doute, monsieur, c'est au capitaine S.
+que mon mari doit sa liberté--me répondit cette femme en me regardant
+avec ses beaux grands yeux étonnés.--Eh bien! madame, le capitaine
+Thomas S. c'est moi, je suis prisonnier, je me sauve, cachez-moi?--Vous,
+monsieur!... Ah! quel beau jour pour mon William, monsieur....
+Suivez-moi.
+
+»Dulow était à la promenade, il revint bientôt, et me reçut bravement,
+comme j'y comptais; il me tint caché dans sa maison, dont la position
+était assez commode pour cela. Le jour je ne sortais pas, et le soir, à
+la brune, nous allions nous promener sur les falaises avec sa femme et
+sa sœur, excellente personne aussi.
+
+»Quand Dulow me quitta dans les temps, je l'avais trouvé si bon garçon,
+que je l'avais prié d'accepter pour sa femme, dont il me parlait
+toujours, ce bijou que j'avais rapporté de l'Inde, en lui disant:
+
+--Dulow, qu'elle le porte en souvenir d'un ami de son mari. Vous voyez
+que ça s'est bien trouvé, car c'est à ce diable de poisson d'or que j'ai
+reconnu madame Dulow. Quant à ce que j'ai fait pour Dulow, ce n'est pas
+la peine de vous le dire, c'est une misère: dans ce temps-là ç'avait été
+beaucoup pour lui et rien pour moi; mais il s'en souvint: c'était tout
+simple, à sa place j'aurais fait tout de même.
+
+»Par exemple, j'avais beau demander à Dulow les moyens de traverser la
+Manche, il avait toujours de mauvaises raisons à me donner: c'était
+très-difficile de trouver un canot.... Il était impossible d'éviter les
+gardes-côtes.... Les vents étaient contraires... et variables (ce qui
+n'était pas vrai). Enfin, je l'avoue, je commençais à douter de sa bonne
+volonté. C'était dur, à trente lieues de France.
+
+»Il y avait déjà dix jours que j'étais chez lui. Un soir, il dit à sa
+femme et à sa belle-sœur, comme d'habitude:--Mesdames, prenez vos
+chapeaux, et allons nous promener sur les dunes. J'y allai avec eux.
+Nous nous promenâmes assez long-temps sans rien dire; j'étais triste; le
+temps se passait; j'étais inquiet de ma mère; la guerre continuait, et
+je n'y étais pas; et puis enfin il me chagrinait de douter du dévouement
+de Dulow, qui pourtant n'aurait pas dû être ingrat. Le soleil était
+couché et la nuit commençait à se faire noire, lorsqu'en arrivant près
+d'une petite anse, Dulow me dit, en levant le nez en l'air:--Capitaine,
+que dites-vous de ce vent-là (c'était une jolie brise de plein
+nord)?--Pardieu--lui répondis-je--il n'en faudrait pas plus à un pauvre
+prisonnier, qui aurait un canot, pour se trouver, demain matin, couché
+dans la maison de sa mère.--Eh bien! alors--me dit Dulow--capitaine,
+embrassez ces dames et partez.--Je ne compris pas tout de suite: c'était
+trop loin de ma pensée du moment.
+
+»Dulow me prit par la main en haussant les épaules, et me mena derrière
+un morne, où je vis un assez grand canot gréé avec une grande voile, une
+misaine et une trinquette amarré à une roche.--Excusez-moi--me dit alors
+Dulow--si je vous ai fait attendre si long-temps; mais il fallait que
+j'attendisse le tour de service du garde-côte qui croisera cette nuit
+dans ces parages: il m'est dévoué; il sait ce que je vous dois; cette
+nuit vous pourrez passer sans crainte.
+
+»Je reconnus mon Dulow d'autrefois, et je ne m'étonnai de rien;
+j'embrassai ces dames bien fort, lui aussi, et je sautai dans ce canot.
+
+»J'y trouvai des vivres, un compas, des armes, de la poudre, une
+longue-vue de nuit et une mèche. Je fis un dernier signe à ces dames et
+à Dulow, et je démarrai. J'étais libre....
+
+»Je courus grand large; la mer était superbe; un temps de
+petite-maîtresse. La longue-vue de nuit me fut bonne; car, au bout d'un
+heure de marche, je distinguai une corvette, peut-être anglaise, sur
+laquelle j'avais le cap; je virai de bord et fis quelques bordées. Ce
+petit accident me retarda un peu; mais le lendemain matin, au point du
+jour, j'eus le bonheur de voir la terre de France sortir de la brume, et
+de distinguer la jetée de Calais. Il faisait un soleil magnifique, la
+mer était comme un miroir, la brise fraîche et toujours du nord. Dans
+deux heures je devais embrasser ma mère et mon frère.
+
+»Mais ce qu'il y eut de bon, c'est que les pilotes, les marins et les
+flâneurs du port étaient, comme d'habitude, rassemblés sur la jetée, et
+qu'en regardant de ça et de là avec leurs longues-vues, voilà qu'ils
+m'aperçoivent dans mon bateau.--Tiens! un prisonnier qui s'échappe--dit
+l'un.--Bon... si c'était le capitaine S...--dit l'autre.--Ça se
+pourrait--dit un troisième--Et ne voilà-t-il pas qu'un mousse, au lieu
+d'entendre: _si c'était_, entend: _c'est_ le capitaine S.... Il part
+comme un trait, et tombe chez ma mère et mon frère en criant comme un
+sourd:--Voilà le capitaine qui arrive d'Angleterre, tout seul, dans un
+canot!
+
+»Heureusement que c'était vrai, car sans cela vous concevez quel
+horrible coup c'eût été pour ma pauvre mère. Enfin, elle accourt avec
+mon frère sur la jetée d'où l'on m'avait déjà reconnu; je n'étais pas à
+une portée de canon du port.
+
+»Je n'ose pas vous dire comme je fus accueilli. Tous les bateaux
+pêcheurs et pilotes de Calais étaient venus à ma rencontre, et me
+convoyaient: c'étaient des hommes, des femmes, des enfants; c'étaient
+des hourras, une joie, des cris de Vive le capitaine S...! qui me
+faisaient pleurer comme une bête: et puis, au bout de tout ça, sur la
+jetée, je voyais mon frère soutenant ma pauvre vieille mère qui avait
+tout au plus la force d'agiter son mouchoir, tant elle était émue.
+
+»Mais, comme je mettais le pied sur l'échelle pour sortir de mon canot,
+en criant toujours:--Ma mère...! je me sens arrêté au bas de la jetée
+par un pékin en noir et en écharpe, flanqué de deux gendarmes, qui me
+demande mon _passeport_!
+
+»C'était pourtant le commissaire, qui était assez bête pour me demander
+mon passeport! Mon passeport! l'animal! comme si j'arrivais dans sa
+ville par la grande route et en vinaigrette. Demander son passeport au
+capitaine Tom, qui s'échappait pour la troisième fois des pontons
+d'Angleterre! C'était à en devenir commissaire soi-même! Un chien qui
+venait me parler de passeport quand je voyais ma mère à vingt pieds
+au-dessus de moi! Aussi, comme il faisait mine de se mettre en travers
+de l'échelle, je l'envoyai, lui et ses gendarmes, se rafraîchir dans le
+port; d'un saut je fus sur la jetée, et vous jugez si je fus embrassé
+par ma mère et mon frère. Mais ce qu'il y eut de fameux, c'est que ces
+diables de marins étaient furieux, et qu'ils ne voulaient plus laisser
+sortir de l'eau le commissaire et ses deux gendarmes, qui barbottaient
+d'un canot à l'autre en criant comme trois caniches en détresse--ajouta
+le capitaine, qui riait encore de souvenir.--Voilà, messieurs--nous dit
+enfin Tom--de quelle façon je suis revenu cette fois-là d'Angleterre;
+mais il ne se passe vraiment pas de semaine que je ne pense à ce
+misérable Dubreuil, et que je ne voie en rêve sa damnée figure avec ses
+deux trous sans yeux, qui ont manqué me jouer un si bête de tour.»
+
+ * * * * *
+
+Il me serait impossible de dire l'impression que me fit éprouver cette
+narration, de dépeindre l'âpre énergie des gestes du capitaine,
+l'inflexion de sa voix brève ou sonore, qui se modifiait, qui se pliait
+si bien à toutes les exigences de ce récit animé.
+
+Je n'ai rien omis, rien changé: mais quelle différence! que cela
+maintenant me paraît froid, pâle, décoloré, à moi qui l'ai entendu, à
+moi qui l'ai vu!
+
+Et puis, ce qu'il y avait encore de merveilleux, c'était ce mélange
+bizarre de deux hommes: l'un grandiose, énergique, bouillant et
+intrépide, dur comme l'acier, puisant sa force dans la résistance, ayant
+vingt fois bravé la mort, les horreurs du carnage et de la tempête; et
+puis l'homme doux, simple et bon, ayant l'air, pour ainsi dire, d'avoir
+assisté seulement comme spectateur à cette imposante et terrible partie
+de sa vie, et de s'en souvenir comme d'un sombre et magnifique drame
+qu'il aurait vu jouer jadis et qu'il sait par cœur. Ce qui m'avait
+encore frappé dans ce récit, c'était ce dévouement admirable des marins
+les uns pour les autres; ces services où il s'agit à chaque pas de vie
+et de liberté, et qu'ils se rendent avec une insouciance si sublime. Et
+cela sans se dire _merci, frère!_ car ils ne se disent pas merci entre
+eux. Mais, si un jour le plomb vous atteint au milieu d'une grêle de
+mitraille, si les vagues écumantes sont sur le point de vous engloutir,
+vous sentirez une main amie ou reconnaissante vous arracher à son tour à
+une mort certaine. Et puis, quand vous reviendrez à la vie, peut-être
+cette main reconnaissante sera-t-elle glacée; mais c'est comme cela
+qu'elle vous aura dit _merci_, c'est comme cela qu'une autre fois vous
+direz _merci_ à d'autres.
+
+ * * * * *
+
+FIN D'UN CORSAIRE.
+
+
+
+
+LE PARISIEN EN MER.
+
+ PARISIEN, s. m. Sottise la plus grande, la plus injurieuse à un
+ matelot. Désignation, dans les bâtiments, d'un pauvre sujet, et
+ quelquefois d'un mauvais sujet....
+
+ VILLAUMEZ.--_Dict. de marine_, 438.
+
+
+
+
+I.
+
+
+Mathieu Guichard était fils de Jean Guichard, serrurier, dans la rue
+Saint-Benoît.
+
+Mathieu Guichard avait environ dix-sept ans; il était d'une taille
+moyenne, maigre, nerveux et pâle; ses yeux étaient gris, ses cheveux
+châtain clair et soyeux; sa figure annonçait un singulier mélange
+d'astuce et de niaiserie, d'insolence et de vivacité; son teint plombé,
+hâve, avait cette couleur étiolée, maladive, flétrie, particulière aux
+enfants de Paris nés dans une classe pauvre et laborieuse. Voilà pour le
+physique de Mathieu Guichard.
+
+Au moral, si toutefois Mathieu avait un moral, Mathieu était insolent,
+moqueur, taquin, lascif, paresseux et gourmand; sournois et rageur,
+parce que la force physique lui manquait; ni incrédule, ni croyant, ni
+sceptique, mais indifférent en diable en matière de religion, et
+n'invoquant jamais le nom de Dieu que d'une manière si détestable, qu'il
+eût mieux valu ne pas l'invoquer du tout. Mais, en vérité, il ne faut
+pas en vouloir au pauvre enfant; les premiers mots que son père, Jean
+Guichard, ancien canonnier, lui apprit à bégayer, furent des jurons les
+plus épouvantables qu'on puisse imaginer.
+
+Ceci était le délassement, la joie du vieux soldat; le soir, après sa
+journée de fatigue, il trouvait un souverain plaisir à s'asseoir auprès
+de sa forge éteinte, et là, mettant Mathieu sur son rude tablier de
+cuir, il s'amusait comme un bienheureux à entendre des blasphèmes de
+renégat sortir de cette bouche enfantine, et il répondait à sa femme,
+qui osait quelquefois parler de prières, de bonne Vierge et d'Enfant
+Jésus:--Je n'ai été ni baptisé, ni n'ai communié, ni rien du tout; je ne
+t'ai épousée qu'au civil, et je ne veux pas que mon fils soit un calotin
+et un jésuite.
+
+Or, Mathieu ne trompait point les vœux de son excellent père: il ne fut
+pas jésuite, le digne enfant!
+
+À dix ans il donnait des coups de pied à sa mère, insultait les
+vieillards, volait des clous pour les aller vendre, ne faisait rien à
+l'établi, recevait de glorieuses gourmades de monsieur son père, et
+passait des journées dehors.
+
+À douze ans, Mathieu avait, comme on dit, _connu l'amour_, cassé des
+carreaux, battu la garde, et était devenu un des coryphées de
+l'amphithéâtre de l'Ambigu et des Funambules. Le cours de ces énormités
+ne fit que s'augmenter, et le torrent de ces désordres devint tel, qu'il
+menaçait d'engloutir la réputation, l'honneur et les économies de Jean
+Guichard, qui, en manière de digue, avait en vain opposé audit torrent
+une multitude de bâtons d'orme ou de frêne, qui s'étaient brisés en
+éclat sur le dos de Mathieu, sans rien changer à ses habitudes de
+forcené. Mais, heureusement, Jean Guichard se souvint d'une naïve
+tradition populaire assez commune en France, et surtout à Paris, qui
+consiste à regarder la marine comme une espèce de bagne ou d'égoût dans
+lequel on peut jeter toutes les fanges sociales. Ainsi, qu'un fils de
+famille commette quelqu'une de ces ravissantes sottises qu'on ne fait
+malheureusement qu'à l'aurore de la vie, les grands parents
+s'assemblent, et prononcent avec gravité qu'il faut _embarquer_ le don
+Juan, et l'envoyer _aux îles pour manger de la vache enragée_. Si un
+polisson des rues, devenu l'effroi du quartier, ne met plus aucun terme
+à ses débordements, après l'avoir menacé du commissaire, de la prison,
+des galères, on finit cet effrayant _crescendo_ en disant: Il n'y a qu'à
+le faire _mousse_. Ce qui ne laisse pas de prouver qu'il était
+généralement au fait de cette profession. Or, un matin, le père Guichard
+entra dans la mansarde de son fils, qui, par je ne sais quel hasard ou
+quel dérèglement de conduite, se trouvait avoir couché sous le toit
+paternel.
+
+En ouvrant les yeux, Mathieu frémit, lui; car il vit que son père ne
+portait pas de bâton.
+
+--Il va m'étrangler, pensa le misérable.
+
+--Écoute Mathieu--dit tranquillement le père--tu as quinze ans, tu es le
+plus mauvais sujet que je connaisse, les coups n'y font rien, tu
+finiras par la guillotine.
+
+J'ai été soldat, je suis honnête homme, ainsi ça ne peut pas aller comme
+ça: tu vas venir avec moi au Hâvre.
+
+--Quand ça!
+
+--Tout de suite, habille-toi.
+
+Mathieu ne dit mot, s'habilla, jeta un regard en dessous du côté de la
+porte, fit deux pas, et d'un bond fut sur la première marche de
+l'escalier; mais l'auteur de ses jours avait suivi ses mouvements, et
+Mathieu se sentit étreindre dans les larges mains du serrurier.
+
+--Pas si vite, mon garçon--dit ce dernier.--Et il précéda son fils dans
+la boutique, envoya sa femme qui sanglotait chercher un cabriolet, y
+monta avec son fils Mathieu, qui sentit une larme rouler dans ses yeux
+quand il vit sa mère à genoux près de la forge, en pleurant..., mais
+pleurant à fendre l'âme.
+
+--Cocher, aux diligences--dit Jean Guichard.
+
+Du cabriolet, Mathieu passa dans la diligence, accompagné de son père
+qui ne le quittait pas d'une seconde.
+
+Le lendemain l'on était au Hâvre.
+
+Il y a dans chaque port de mer marchand des maîtres de taverne qui
+nourrissent et hébergent à crédit les matelots sans emploi.... Quand ils
+trouvent à naviguer ils paient ce qu'ils doivent à leur hôte, et, s'ils
+s'embarquent, ils reviennent manger chez lui ce qu'ils ont amassé dans
+leur campagne; puis le crédit succède au comptant; et c'est à
+recommencer jusqu'à ce qu'une lame du cap Horn ou un grain blanc des
+tropiques mette un terme à cette alternative de bons et de mauvais
+jours....
+
+C'est donc dans cette taverne que les officiers de la marine marchande
+viennent recruter leurs équipages.
+
+Le conducteur de la diligence, à qui Jean Guichard avait fait part de
+ses projets, l'adressa en conséquence au maître de la taverne du _Câble
+sans bout_, en lui donnant quelques instructions. On enferma
+préalablement Mathieu dans une petite chambre dûment verrouillée, qui ne
+s'ouvrit que le lendemain sur les neuf heures du matin.
+
+--Voilà le _bon sujet_--dit en entrant Jean Guichard à un assez gros
+homme trapu, brun, et fort haut en couleur, en lui montrant son fils.
+
+--Ce n'est que ça--dit le gros homme;--mais ce faïchien-là ne serait pas
+bon pour allumer la pipe de mon mousse, si mon mousse fumait....
+
+--Vous m'avez promis, capitaine.
+
+--J'ai promis, et je tiendrai; la brise est faite: je pars à onze
+heures, il en est neuf; allons, file.... Parisien, t'es bien nommé...
+mais je te débaptiserai, moi, et dans deux jours on t'appellera
+l'Éreinté....
+
+Mathieu Guichard comprit parfaitement ce qui lui était réservé. Il
+chercha avec une merveilleuse rapidité les chances qu'il avait de fuir
+ou de s'opposer aux volontés de son père, et, n'en trouvant aucune, il
+se résigna.
+
+Jean Guichard lui dit:--Allons, Mathieu, corrige-toi, embrasse-moi,
+deviens bon sujet, et tu nous reverras.
+
+--Jamais, répondit Mathieu en se dérobant à un dernier embrassement de
+son père, et se mettant à siffler _Tu n'auras pas ma rose_, en marchant
+sur les talons du capitaine.
+
+--Mais s'il n'allait plus revenir--pensa le
+serrurier.--Bah!--reprit-il--pigeon égaré revient toujours au
+colombier.--Néanmoins Jean Guichard fut long-temps bien triste.
+
+
+
+
+II.
+
+
+_La Charmante-Louise_, brick de 180 tonneaux chargé pour Fernambourg,
+était partie du Hâvre depuis cinq jours, emportant l'unique héritier de
+la famille Guichard.
+
+Car Mathieu avait été dûment embarqué mousse à bord.
+
+Cet être type et prototype de la population parisienne, qu'on a dit, je
+ne sais pourquoi, _si badaude_ et si étonnée, ne s'étonna de rien, parce
+qu'il trouvait des analogies à tout. Quand un matelot lui montra le
+grand mât du brick, en disant:--Ce n'est pas toi, Parisien, qui te
+guinderais là-haut. Mathieu répondit d'un air méprisant:--_Connu!_ J'ai
+vingt fois grimpé à un mât de cocagne tout frotté de savon, et c'est
+bien autre chose que de monter après toutes ces cordes.
+
+Comme on paraissait mettre son agilité en doute, le Parisien monta à la
+pointe du grand mât avec l'agilité d'un écureuil, sans passer par le
+trou au chat, et redescendit par l'étai du grand mât, aussi fier qu'un
+acrobate.
+
+--Qu'est-ce que m'a donc chanté son animal de père?--se demanda le
+capitaine, en voyant l'adresse de Mathieu; mais il n'a pas déjà l'air
+si mauvais, M. son fils...
+
+La brise était fraîche, et la houle assez forte: les matelots
+s'attendaient à voir le _Parisien compter ses chemises_. Point: le
+Parisien n'eut pas la plus légère atteinte du mal de mer; il grignota
+son biscuit, déchira son bœuf avec des dents d'acier, but deux boujarons
+de vin, parce qu'il en vola un à un des matelots de son plat, et fut sur
+l'avant fumer sa pipe.
+
+--Mais le roulis ne te fait donc rien, sauvage?--lui dit un marin...
+fort piqué, car il comptait non-seulement jouir de la vue des
+contorsions du Parisien, mais encore boire son vin pendant qu'il serait
+abattu par le mal de mer.
+
+--_Connu!_...--répondit froidement Mathieu entre deux bouffées de
+tabac--j'ai trop souvent joué au tape-cul des Champs-Élysées, et à la
+balançoire russe, pour que ça me fasse quelque chose....
+
+Et cette réponse fut accompagnée d'énormes tourbillons de fumée, qui
+cachèrent un instant le Parisien à tous les yeux.
+
+Quand la fumée fut dissipée, la figure du capitaine apparut souriante:
+il avait tout entendu, et s'était dit:--Décidément-ce père est un vieux
+imbécile, et son fils vaut mieux que lui. Aussi, s'adressant à Mathieu:
+
+--D'aujourd'hui, mon garçon, tu ne seras plus mousse, mais novice.
+
+--Comme vous voudrez--dit Mathieu avec indifférence.
+
+Le lendemain, le capitaine, qui voyait tout, n'apercevant que les cinq
+matelots de quart sur le pont, descendit dans le faux pont, suspendit sa
+marche en approchant de l'avant, car il entendit un grand bruit de voix:
+c'était encore le Parisien.
+
+--Ce gredin-là a passé novice tout de suite, c'est injuste; il aura la
+cale... la cale...
+
+--Je l'aurai, si vous voulez--dit le Parisien avec d'épouvantables
+blasphèmes--mais je me vengerai; je suis seul, mais c'est égal...,
+n'approchez pas....
+
+--Mais, gueux que tu es--dit un orateur--pourquoi fais-tu le genre de ne
+pas avoir le mal de mer, et de te planquer au haut d'un mât aussi vite
+que nous..., hein?... C'est un fil pour flatter les chefs.
+
+--Oui--dirent les autres en chœur--il le fait exprès.
+
+--Écoutez--dit le Parisien--si l'un de vous, un seul, veut avoir affaire
+à moi, prenons chacun une de ces choses de fer pointues (il montrait des
+épissoirs), et arrangeons-nous comme de jolis garçons.
+
+--Ça va...--dit l'orateur.
+
+--C'est décidément le père qui mériterait d'avoir la cale--pensa le
+capitaine--et le fils est un excellent sujet.
+
+Et, le chef interposant son autorité, la discussion cessa; mais le soir
+le combat eut lieu, et fut à l'avantage du Parisien.
+
+S'étant aussi bien tiré de ces épreuves réitérées, le Parisien ne fut
+plus désormais inquiété à bord, et jouit _de l'estime de ses chefs et
+de l'amitié de ses camarades_.
+
+
+
+
+III.
+
+
+Si le capitaine de Mathieu Guichard avait été doué de quelque faculté
+analytique, il eût certainement trouvé moyen de l'exercer en étudiant le
+caractère de son matelot; mais l'excellent capitaine n'analysait guère,
+n'analysait même pas du tout; il se contentait d'abattre Mathieu ou de
+le _combler de faveurs_, selon que Mathieu avait bien ou mal mérité de
+lui. Sans s'amuser à remonter des effets aux causes, après avoir
+apprécié le résultat, il faisait le compte, comme il disait, et trouvait
+pour total un coup de poing ou un verre de grog.
+
+Or, depuis que Mathieu était embarqué sur la _Charmante-Louise_, il eût
+été difficile de savoir au juste si la balance était en faveur du coup
+de poing ou du verre de grog; et, en effet, ce diable d'homme n'avait ni
+gagné ni perdu, car une âme plongée jeune dans l'air desséchant de Paris
+s'y bronze et garde à jamais son pli.
+
+Aussi Mathieu avait-il apporté et conservé là cette paresse insouciante
+et cette activité nerveuse, instantanée, qui caractérise sa race; cette
+exaltation fiévreuse qui ferait franchir un énorme fossé, mais non cette
+force patiente et continue qui ferait gravir une montagne.
+
+S'agissait-il d'une manœuvre pénible, par un beau temps, oh! le
+Parisien était mou, fainéant, taciturne; mais le vent sifflait-il dans
+les voiles, le tonnerre grondait-il, on eût dit que l'orage, réagissant
+sur cette organisation si irritable, en centuplait les forces et
+l'énergie: alors le Parisien était au boute-hors des vergues, aux
+empointures; car ce n'était là ni un poids à soulever, ni un aviron à
+manier péniblement, il n'y avait qu'un cordage à couper; à la vérité, il
+y allait de la vie, mais ce _n'était pas fatigant_, et le Parisien était
+là calme, aussi paisible qu'un vieux matelot.
+
+Le beau temps revenu, le Parisien redevenait ce qu'il était, ce qu'il
+est, ce qu'il sera toujours, paresseux, insolent, railleur, parce qu'il
+avait ce pittoresque et vif esprit de nos rues; rusé, parce qu'il était
+faible, quoiqu'il eût pris un singulier ascendant sur l'équipage et sur
+le capitaine lui-même par sa _gouaille_. (Qu'on me pardonne cette
+vulgarité, mais cette expression peut rendre ce sarcasme populaire si
+bouffon, si mordant, si énergique.)
+
+Aussi avait-on beau mettre le damné Parisien aux fers, dans les haubans;
+le rouer de coups, il n'en perdait pas un quolibet, ni une bouchée, ni
+une heure de sommeil.
+
+Le misérable contrefaisait tout le monde. Voulez-vous voir le capitaine?
+Voilà le capitaine avec sa voix rauque, son œil à demi fermé, son juron
+de prédilection; prêtez au Parisien la houppelande grise et le chapeau
+ciré du capitaine, et vous aurez le portrait frappant.
+
+Voulez-vous voir le maître coq? Voilà le maître coq; c'est lui; c'est sa
+jambe torse, son bégaiement stupide!
+
+Et les chansons à boire! et les romances! et les bribes de scènes de
+comédie, de mélodrames, d'opéra-comique, que le Parisien débitait à
+ravir en imitant le ton, le geste et la voix des acteurs!
+
+Aussi les matelots et le capitaine riaient aux larmes, et n'avaient que
+la force de dire: «S... Parisien, va... t'es bien nommé!!!
+
+C'était à n'y pas tenir: on oubliait la manœuvre, le timonier gouvernait
+tout de travers, on ne dormait plus à bord: quand le Parisien parlait,
+les hamacs devenaient déserts; et il fallait voir les bonnes et noires
+figures des matelots, accroupis en cercle, l'air attentif, écoutant avec
+une imperturbable gravité les contes et les mensonges du Parisien.
+
+Et puis le Parisien continuait à ne s'étonner de rien. Les matelots
+l'avaient _attendu_ aux colonies; ils comptaient sur l'effet des noirs,
+des palmiers, des cocotiers..., de la canne à sucre, que sais-je?
+Point.... L'éternel _connu!_ vint renverser d'aussi sages prévisions. Le
+Parisien avait vu des nègres à Robinson, des palmiers au jardin des
+Plantes, acheté pour deux sous de canne à sucre sur le Pont-Neuf, et
+creusé un coco pour faire une tasse à sa maîtresse. Que faire avec une
+organisation aussi encyclopédique?.... Se taire et admirer, c'est ce que
+faisait l'équipage.
+
+
+
+
+IV.
+
+
+Ce jour-là était un dimanche; la _Charmante-Louise_, qui se bornait
+ordinairement au voyage des Antilles, après une assez bonne campagne,
+avait été frétée pour Cadix; elle apportait des vins de Bordeaux, et
+devait remporter des vins de Xérès.
+
+Le Parisien, blasé sur les colonies, les négresses et les mulâtresses,
+ne fut pas fâché de _changer un peu_, comme il le dit lui-même, et à
+peine le brick eut-il été amarré, bord à quai, près la porte de Mer, que
+mon damné Mathieu, riche de trente francs, fut à bord d'un seul bond,
+crânement coiffé d'un petit chapeau de paille à forme et à bords
+très-bas, et vêtu d'un pantalon blanc et d'une veste bleue à boutons à
+ancres, le col de la chemise retenu par une colossale graine d'Amérique,
+don d'amour d'une de ces dames du Fort-Royal, Martinique.
+
+Il est impossible de ne pas déclarer que le Parisien était doué d'une
+prodigieuse faculté philologique. Son procédé était simple et le mettait
+à même de résoudre toutes les difficultés, sans exception de langues ou
+d'idiomes.
+
+Voici quelle était sa méthode: avait-il à demander sa route à un
+Anglais, le Parisien, imitant assez bien le ridicule palois que l'on
+prête aux insulaires dans toutes nos farces, disait bravement: «_Jé
+vodrais savoir lé chémin à moi_.» S'adressait-il à un Allemand, l'accent
+suivait une légère modification; à un Italien, à un Américain, la même
+chose. Il est vrai de dire que cette méthode restait quelquefois
+incomplète, que souvent même les étrangers, qui l'eussent peut-être
+compris s'il eût parlé clairement français, devenaient sourds à ce
+bavardage inintelligible.
+
+Alors le Parisien assurait qu'il y avait entêtement, mauvaise éducation
+ou rivalité nationale. Toujours est-il que Mathieu n'avait point éprouvé
+cet embarras, cette timidité qu'un étranger ressent toujours lorsqu'il
+se trouve dans un pays dont il ignore le langage.
+
+Aussi le Parisien marchait-il aussi ferme, aussi droit en passant sous
+la porte de Mer, à Cadix, que s'il eût pâli sept ans sur la grammaire de
+Rodriguez y Berna, ou à Badajoz, à Tolède.
+
+Mathieu se trouva sur la place aux Poissons; le coup-d'œil lui plut:
+cette multitude animée, ces costumes pittoresques, ces hommes à petits
+chapeaux et à longs manteaux bruns, ces femmes du peuple chaussées de
+satin ou de soie, ces petits pieds, ces jupons courts, ces basquines
+collantes aux hanches, ces fleurs naturelles jetées avec goût dans des
+cheveux noirs et épais; enfin, que dirai-je? l'allure, la marche, le
+_solero_, tout cela excitait fortement l'attention du Parisien, qui
+comparait mentalement ces beautés andalouses aux filles de couleur des
+Antilles..., et ne se pressait pas de terminer ses parallèles, les
+preuves lui manquant.
+
+Comme il passait au bas de l'escalier qui conduit aux remparts, il leva
+les yeux, et vit au milieu de cette _escala_ une femme qui montait fort
+vite les dernières marches; cette ascension rapide permettant au
+Parisien d'entrevoir une jambe faite au tour et un pied andalou, il
+monta l'escalier avec autant de prestesse; et comme il avait plus
+d'assurance que de timidité, il s'approcha familièrement et regarda la
+jeune fille, car c'était une jeune fille, regarda la jolie fille sous le
+nez; et ne sachant pas de quelle manière dénaturer sa langue pour en
+faire un patois espagnol, il se contenta d'un infinitif, et lui dit:
+«_Espagnole, vous être belle femme_.» La jeune fille rougit, se prit à
+sourire, et doubla le pas en abaissant sa mante.
+
+--Où diable aurais-je appris l'espagnol?--se demanda le Parisien,
+certain d'avoir été compris, et suivant à grands pas sa nouvelle
+conquête. Presque en face de la douane, sa conquête descendit, tourna la
+tête, regarda le Parisien, et traversa la petite place de la Torre pour
+entrer dans la rue de Tideo.
+
+Le Parisien, animé, exalté, enthousiasmé, charmé, suivit.... Il allait
+traverser la rue, lorsque des chants d'église se firent entendre, et une
+longue file de pénitents blancs déboucha d'une rue voisine.
+
+À la tête du cortège étaient de longues lanternes, puis des bannières,
+puis des reliques, puis des châsses, puis des fleurs, puis le
+Saint-Sacrement, puis le gouverneur.
+
+C'était enfin une procession solennelle à l'effet de demander au ciel
+quelque peu d'eau; car la sécheresse était effrayante en l'an de grâce
+1829.
+
+Le Parisien, au lieu de se joindre à la multitude, fit un affreux
+blasphème; car la procession lui barrait le passage, et il tremblait de
+perdre de vue son Andalouse à l'œil si noir.
+
+La populace se découvrit au premier cri de la crécelle d'un moine blanc
+qui ouvrait la marche.
+
+Le Parisien garda son chapeau, se dressa sur la pointe des pieds, tendit
+le cou, mit sa main en abat-jour, et ne vit rien, ni mante noire, ni
+œillet bleu et blanc placé sur le côté d'une grosse touffe de cheveux
+d'ébène. Vint un autre moine, mais gris, portant une lanterne sur les
+vitraux de laquelle étaient peintes des figures d'hommes au milieu des
+flammes. Il la montrait d'une main, et de l'autre agitait une tirelire
+pour les _âmes du purgatoire_.
+
+Les assistants s'agenouillèrent; quelques-uns donnèrent, mais beaucoup
+chuchotèrent en se montrant le Parisien qui s'appuyait sur le dos de
+l'homme à la lanterne pour tâcher de se hausser, et voir s'il
+n'apercevrait pas son Andalouse.
+
+À ce moment une magnifique châsse d'or étincelante de pierreries, et
+renfermant le bras de saint Serono, excita l'attention et le
+recueillement général. Il n'y eut que le Parisien qui, resté debout,
+interrompit le silence religieux de cette foule par un de ces cris
+particuliers à la populace parisienne, et que l'on entend quelquefois
+glapir aux théâtres des boulevards.
+
+C'est que le Parisien avait cru distinguer la mante et l'œillet blanc et
+bleu, et il appelait à sa façon. Ce cri sauvage, guttural, inusité,
+sacrilège, fit redresser toutes les têtes à la fois; alors on s'aperçut
+que le Parisien était resté debout, couvert, devant le bras de saint
+Serono, et ce fut une rumeur d'indignation, rumeur d'abord sourde, mais
+qui devint bientôt effrayante quand le peuple vit le Parisien prendre un
+air d'impudence et d'audace.
+
+Le Saint-Sacrement avançait, et déjà l'on voyait les crépines d'or
+reluire au soleil, le panache ondoyait, l'encens parfumait l'air, la
+musique retentissait au loin, et les voix sonores des moines de la
+Merced accentuaient vigoureusement cette belle poésie biblique. Le temps
+pressait; le Parisien exalté tenait bon, enfonçait son chapeau sur sa
+tête, y appuyait ses deux mains, et jurait avec d'effroyables blasphèmes
+qu'on n'avait pas le droit de le faire agenouiller. Le Saint-Sacrement
+était tout proche; comme une lutte s'engageait entre le Parisien et un
+Andalou d'une énorme stature, le Parisien fait un bond en arrière, va
+tomber aux pieds de l'archevêque, et le heurte violemment. Alors on crie
+au sacrilège, à l'impiété, au Français; le tumulte devient affreux, et,
+malgré l'intervention du prêtre, la mêlée prend un caractère de rage:
+les couteaux luisent, et... c'en est fait du Parisien.
+
+FIN DU PARISIEN EN MER.
+
+
+
+
+VOYAGES
+
+ET
+
+AVENTURES SUR MER
+
+DE NARCISSE GELIN,
+
+PARISIEN.
+
+
+
+
+AVENTURES DE NARCISSE GELIN.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+Comment Narcisse Gelin eut l'idée de voir la mer, en regardant
+un moulin à vent.
+
+
+Narcisse Gelin était un bon jeune homme, bien doux et bien honnête; son
+père, Bernard Gelin, qui tenait un magasin de merceries, rue du Cadran,
+lui fit donner une éducation libérale.
+
+Aussi à dix-neuf ans trois mois et un jour, Narcisse Gelin, ayant
+terminé sa philosophie, aurait pu, s'il eut voulu, raisonner fort
+proprement sur l'âme et les idées innées; mais Narcisse préféra ne pas
+raisonner du tout.
+
+Doué d'une imagination ardente, vagabonde, puissante et désordonnée,
+sentant bouillonner en lui l'âme d'un poète, il dit à son père Bernard
+Gelin:--Je serai poète... je suis poète.--Sois donc poète--dit Bernard,
+qui exécrait ses voisins et adorait son fils.--D'autant
+plus--ajouta-t-il--que ça vexera Jamot, l'épicier, dont le fils n'est
+qu'un homme de lettres.
+
+Et voilà comment Narcisse fut poète.
+
+Du jour où Narcisse fut poète, il allait en coucou chercher la poésie
+aux Batignolles, à Vincennes et aux Prés-St-Gervais. Il se pâmait devant
+les arbres poudreux des grandes routes, s'extasiait devant les moulins à
+vent, _dont la meule insouciante broie également le froment du riche et
+du pauvre, et dont les ailes agitées par le vent ressemblent aux voiles
+d'un navire_....
+
+À cette pensée de navire, Narcisse Gelin, qui n'avait jamais vu de
+navire, tressaillit. Tout-à-coup une pensée soudaine l'illumina. La
+véritable poésie n'est pas, décidément, sur terre--se dit-il--elle est
+sur mer: là, une vie rude et énergique; là, des tempêtes; là, des
+combats; là, des hommes forts; là, des hommes âpres; là, des hommes à
+part....--Je verrai la mer, j'irai sur mer.
+
+Et, retournant à la boutique paternelle, il tourmenta, obséda, taquina,
+tortura tant et si bien Bernard Gelin, que le bonhomme fit une petite
+pacotille d'objets qui devaient parfaitement se vendre aux colonies.--Il
+ajouta cinquante louis, quelques larmes et sa bénédiction, embrassa
+Narcisse et le conduisit à la diligence de Brest.
+
+Or, il avait choisi Brest comme lieu d'embarquement, parce qu'un cousin
+de sa mère était écrivain du port.
+
+Narcisse, arrivant à Brest, fut droit chez le cousin, lui exposa ses
+désirs, sa volonté de poète et lui demanda ses conseils.
+
+Le cousin était justement l'intime du capitaine de la _Cauchoise_, jolie
+goëlette en chargement pour la Martinique.
+
+Le coussin arrêta le passage de Narcisse Gelin sur la _Cauchoise_.
+Narcisse eût voulu un nom peut-être plus poétique, plus sonore. La
+_Cauchoise_ lui paraissait assez vulgaire; pourtant il se décida, le
+choix étant très-borné dans ce port militaire. Mais en vérité, il eût
+bien donné dix louis de plus pour que la goëlette se fût nommée
+l'_Ondine_ ou la _Phebé_. Il fallut donc se résigner, d'ailleurs il
+comptait se dédommager sur le nom du capitaine, car le capitaine devait
+s'appeler au moins d'_Artimon_ ou _Stribord_.--Point, le capitaine
+s'appelait Hochard!!!--Malgré son bon naturel, ce fut un tort que
+Narcisse ne lui pardonna jamais.
+
+On attendait un vent favorable pour sortir du goulet, et ce fut un beau
+jour pour Narcisse, que le jour où son cousin lui dit:--Il faut pourtant
+faire connaissance avec votre navire, allons à bord.
+
+Ils s'embarquèrent à _Recouvrance_ dans un bateau de passage, et se
+dirigèrent vers la _Cauchoise_, mouillée en grande rade, pour faciliter
+son appareillage.--La houle était forte; le canot, petit et conduit par
+un _Plougastel_, roulait d'une affreuse manière.--Narcisse comptait sur
+un accident, une émotion forte. Il n'eut que mal au cœur.
+
+On accosta la goëlette.--Narcisse faillit tomber deux fois à l'eau, mais
+avec l'aide du cousin, il se guinda sur le pont.
+
+En le parcourant, d'un air effaré, il cherchait des visages rudes,
+marqués, bronzés, des têtes de forban.--Il vit trois Bas-Normands
+blonds, frais et roses qui buvaient du cidre sur l'avant et jouaient à
+la drogue.
+
+Deux autres marins lavaient et étendaient du linge sur l'avant du
+navire.
+
+--Il ne leur manque plus que de repasser pour être de parfaites
+blanchisseuses--pensa Narcisse avec une cruelle répugnance. Narcisse fut
+introduit chez le capitaine _Hochard_; le capitaine n'était pas seul, il
+fit signe aux nouveau-venus de s'asseoir et continua la conversation
+qu'il avait commencée avec un homme d'un embonpoint extraordinaire, qui
+se tenait debout devant lui.
+
+Narcisse put à son aise examiner le lieu où il se trouvait: c'était une
+petite chambre boisée comme à terre, un canapé comme à terre; des
+chaises, une table, un plafond, une fenêtre, des gravures encadrées,
+tout cela comme à terre.
+
+Narcisse soupira, et avant d'abaisser ses regards sur le capitaine, il
+se figura, par la pensée, l'homme qui devait commander à la tempête,
+braver les éléments en furie.
+
+--Il devait avoir six pieds, un crâne de granit et des yeux
+flamboyants.--Il regarda et vit M. Hochard: c'était un homme de quarante
+ans à peu près, d'une taille moyenne, maigre, d'une physionomie
+insignifiante, fort poli; des manières communes, mais prévenantes; de
+plus, il portait une perruque blonde, des boucles d'oreilles, une
+redingote marron, un gilet noir, un pantalon bleu, des bas blancs et des
+souliers à boucles. Il est impossible de se rendre compte de l'affreux
+serrement de cœur qu'éprouva Narcisse quand il eut complété cet ignoble
+et prosaïque signalement.
+
+De ce moment, il se proposa de demander au cousin s'il n'y aurait pas
+moyen de débarquer en accordant une indemnité au capitaine.
+
+Pour se distraire il se prit à examiner l'interlocuteur de M. Hochard.
+
+On l'a dit, l'interlocuteur était fort gros, d'une haute taille, chauve
+et très-coloré; deux petits yeux gris toujours en mouvement donnaient
+une rare expression de vivacité à sa bonne et joviale figure; son
+costume était celui d'un homme du peuple: une veste et un
+pantalon.--Allons, allons, monsieur le capitaine--disait le gros
+homme--soyez raisonnable, ne rançonnez pas un pauvre diable comme moi;
+en vérité 600 francs pour moi et mes caisses..., c'est aussi par trop
+cher....--Comme vous voudrez--répondit le capitaine--mais je n'ai qu'un
+prix, et je ne fais pas marchander mes chalands....
+
+--Ses chalands!....--Narcisse n'y tenait plus, il se croyait assis près
+du comptoir paternel de la rue du Cadran.
+
+Mais enfin--disait le gros homme--que fait un homme de plus ou de moins
+sur un équipage comme le vôtre... monsieur le capitaine?
+
+--Cela fait un dixième, voilà tout.
+
+--Eh bien!... dix au lieu de neuf, puisque je ne demande qu'à manger
+avec vos matelots, monsieur le capitaine.
+
+--Je n'ai pas deux prix, je vous l'ai déjà dit--répondit
+imperturbablement le froid M. Hochard.--Je ne surfais jamais.
+
+Ces débats faisaient bouillir l'âme de poète de Narcisse.
+
+--Allons donc puisqu'il faut en passer par là--dit le gros homme avec un
+profond soupir;--mais une dernière condition, monsieur le capitaine; mes
+caisses ont besoin d'air, je ne voudrais pas qu'elles fussent descendues
+dans la calle au moins. Tous savez ce qu'elles contiennent, et
+l'humidité les pourrait gâter.
+
+--On les placera dans le faux-pont.
+
+--Et je pourrai les visiter quand il me plaira, monsieur le capitaine?
+
+--Quand il vous plaira....
+
+--Voilà votre argent, c'est chose faite, monsieur le capitaine--dit le
+gros homme en tirant un sac de sa poche. Il paya en or, salua et sortit
+en trébuchant.
+
+--En voilà un qui n'a pas le pied marin--dit le cousin.
+
+--C'est un pauvre diable; il va faire voir des figures de cire aux
+Antilles--dit le capitaine....
+
+--Mais, mon cher, sa pacotille fondra au soleil--riposta ingénieusement
+le cousin.
+
+--Ma foi, ça le regarde.--Puis saluant Narcisse, M. Hochard continua
+avec sa voix monotone:
+
+--Mais nous ne fondrons pas, nous autres, je l'espère bien; aussi je
+suis enchanté, monsieur, de faire votre connaissance, j'ose croire que
+nous nous entendrons bien; vous serez ici comme chez vous, comme à
+terre, mon Dieu... pas la moindre différence. Je vous le répète... comme
+à terre.
+
+Ici une grimace significative de Narcisse Gelin.
+
+--Nous sommes au mois de juillet, nous appareillerons avec une brise
+faite, nous gagnons les Açores, les vents alizés, et nous arrivons à la
+Martinique... comme sur des roulettes.
+
+Narcisse était désespéré....
+
+Pourtant, capitaine--dit-il--on n'a jamais vu de traversée sans
+tempête.... Sans....
+
+--Bon Dieu! que dites-vous là, mon cher monsieur? Je suis à ma vingt et
+unième année de navigation, et excepté quelques petits coups de vent
+par-ci par-là, j'ai toujours été favorisé de temps superbes... de temps
+magnifiques.
+
+Que le diable t'étrangle, toi et tes temps superbes--pensa Narcisse,
+malgré le peu de logique de ce souhait.
+
+--Si nous partions au mois de février ou mars, je ne dis pas, nous
+aurions bien à craindre quelque petite queue d'équinoxe, mais au mois de
+juillet!...--ajouta-t-il avec air de joyeuse et intime conviction,--ah!
+mon Dieu... au mois de juillet... vous ne vous apercevez seulement pas
+que vous avez quitté la terre.
+
+--Comme c'est agréable--pensa Narcisse. Aussi, prenant son parti
+violemment:--Ne pourrai-je pas débarquer de votre bord,
+monsieur?--demanda-t-il au capitaine.
+
+--Dieu du ciel! et pourquoi? Où trouverez-vous un meilleur navire,
+monsieur? Et quel équipage! Des Bas-Normands doux et rangés comme des
+filles! ça se mène avec un fil; jamais un mot plus haut que l'autre,
+c'est sage et tranquille, jamais ça ne jure.... Voyez-vous, pour la
+morale ou non, j'ai mes principes là-dessus, et je m'en suis bien
+trouvé; aussi est-ce moi qui ai toujours à passer les religieuses que le
+gouvernement envoie aux colonies, et je vous assure que les saintes
+filles n'ont jamais eu à rougir d'un mot inconvenant....
+
+--Allons... il ne manquait plus que cela--dit impétueusement Narcisse.
+
+--Sans doute, monsieur, je vous le répète, pour les égards, la sûreté,
+la tranquillité et les bonnes mœurs, vous ne trouverez jamais mieux que
+_la Cauchoise_. Aussi croyez-moi, restez-y.
+
+D'ailleurs, votre passage est arrêté, payé d'avance, signé: il me serait
+impossible de vous rendre un sou de ce que vous m'avez donné.--C'est la
+loi maritime. Si vous voulez voir les ordonnances....
+
+--Non, monsieur, c'est inutile--dit Narcisse atterré, foudroyé.
+
+--Le mal est fait, je le subirai, mais c'est une leçon dont je
+profiterai....--Et comme le capitaine Hochard allait recommencer ses
+litanies sur la sûreté, les égards et la politesse..., Narcisse remonta
+courroucé sur le pont, descendit furieux dans son canot et ne reparut à
+bord de _la Cauchoise_ que le jour de l'appareillage. Ce jour-là, il
+avait rencontré sur le port l'homme aux figures de cire qui lui avait
+proposé de prendre une chaloupe à eux deux pour porter leurs bagages.
+
+Narcisse y consentit, serra le cousin dans ses bras et lui dit, les
+larmes aux yeux:--Vous le voyez, cousin, vous le voyez... un temps
+magnifique, un petit vent de nord-est, une mer superbe.... Comme c'est
+amusant!.... Embarquez-vous donc après cela..., cherchez donc des
+émotions, des mœurs tranchées! oh! si c'était à refaire!...
+
+L'homme aux figures de cire interrompit ses lamentations en faisant
+observer que la goëlette avait déjà fait deux fois le signal de venir à
+bord.
+
+Narcisse se précipita dans la chaloupe en maugréant.
+
+--Vous n'avez jamais navigué, monsieur--lui demanda le gros homme.
+
+--Non; et vous?
+
+--Moi, mon Dieu, non, pas plus que vous, mon bon monsieur; je m'en vais
+aux _îles_ pour montrer ces figures-là... et tâcher de gagner mon pauvre
+pain.
+
+--Que représentent vos figures--demanda machinalement Narcisse.
+
+--Cette caisse-là...--répondit le gros homme, en montrant une des deux
+boîtes (elles avaient chacune à peu près six pieds de long sur quatre de
+large et d'épaisseur); celle-là représente la passion de notre Seigneur.
+Mon bon monsieur, en celle-ci le grand Napoléon, un Albinos aux yeux
+rouges, et sa sainteté le Pape, mon bon monsieur.
+
+--Ça m'est bien égal, pourquoi me dites-vous cela--répondit Narcisse,
+enchanté de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un.
+
+--Je vous dis cela--dit le gros homme avec soumission--parce que vous me
+le demandez, mon bon monsieur.
+
+--Laissez moi tranquille, je ne vous parle pas, entendez-vous,
+intrigant--hurla Narcisse qui rugissait en voyant les rayons d'un beau
+soleil de juillet étinceler sur les vagues.
+
+On accosta la goëlette.... Le gros homme lit monter ses caisses à bord
+avec des précautions inouïes, et surveilla lui-même leur emménagement.
+Du reste, il amusa beaucoup les matelots bas-normands par la maladresse
+avec laquelle il descendait les échelles des panneaux, et les bonnes
+gens riaient aux larmes en lui nommant les mâts et les manœuvres dont il
+écorchait les noms de la façon du monde la plus grotesque.
+
+Le soir, à cinq heures un quart, _la Cauchoise_ donna dans la panne,
+sortit du goulet, et suivit le cap à l'ouest-sud-ouest, par un joli
+frais du nord-est.
+
+Narcisse resta sur le pont jusqu'au coucher du soleil, et au moment où
+cet admirable spectacle _rallumait en lui le flambeau de la poésie_,
+comme il allait savourer cet imposant tableau, qu'il regardait comme une
+compensation bien due à ses éternelles déceptions, il fut pris du mal de
+mer, et deux matelots le descendirent dans sa couchette.
+
+L'homme aux figures de cire resta sur le pont jusqu'au soir et continua
+d'amuser les quatre marins de quart par son ignorance nautique.
+
+Seulement, au moment de descendre dans le faux pont passant près du
+taquet, qui retenait l'écoute de grande voile, il s'aperçut que cette
+manœuvre n'était pas assez serrée, et regardant bien si personne ne
+l'observait, il raidit ce cordage, en le tournant en croix autour du
+taquet avec l'habileté d'un marin consommé; puis il alla voir ses
+caisses.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+Des choses surprenantes que vit Narcisse Gelin dans l'entrepont
+de la goëlette.
+
+
+Narcisse Gelin ne dormait pas, Narcisse Gelin invoquait--je ne dirai pas
+Dieu, car Narcisse avait reçu une éducation libérale, et le beau de
+l'éducation libérale est de ne pas croire en Dieu;--mais Narcisse
+invoquait Apollon et les muses. Le bon jeune homme croyait aux muses....
+Muses--disait-il--envoyez-moi, s'il vous plaît, un événement, une
+tempête, un naufrage, quoi que ce soit... mais de la poésie, pour Dieu
+de la poésie! J'ai quitté la boutique paternelle, mon foyer domestique,
+Paris, mon département, mon pays! la France! ma belle France, et vous
+comprenez bien, muses, que ce n'est pas pour vivre avec des commerçants,
+entendre parler commerce et marchés, poivre et sucre... que l'on
+s'abandonne aux caprices des flots, au souffle dévorant de la
+tempête.... Ainsi de la poésie... ô muses!... quelque chose de tranché,
+de heurté, de bizarre, de terrible, s'il vous plaît.--Je ne sais si les
+muses l'entendirent; mais il se passa tout-à-coup quelque chose de fort
+singulier dans l'entrepont de la goëlette.
+
+Le _Cadre_ (ou lit) de Narcisse était suspendu à l'arrière de cet
+entrepont au milieu d'un petit entourage en toile qu'on lui avait
+galamment installé; mais cette toile ne joignant pas juste au plafond,
+un espace restait vide, et à travers cette lucarne improvisée Narcisse
+put jeter un coup d'œil investigateur dans le faux pont.
+
+Cet entrepont était faiblement éclairé par la lueur d'un fanal placé
+près de l'archipompe, et cette lueur donnait en plein sur les deux
+caisses de l'élève de Curtius, posées droites et appuyées sur la
+muraille du navire.
+
+Tout-à-coup Narcisse aperçut une masse qui lui parut d'abord informe,
+mais qui se dessina bientôt. Dans cette masse, il reconnut le gros
+homme, l'homme aux figures de cire.--Le vil industriel vient voir ses
+caisses--pensa Narcisse.--Va! butor à l'âme vénale, pense à ton
+commerce, penses-y, au lieu de rester sur le pont, puisque tu es assez
+heureux, assez robuste pour ne pas éprouver le mal de mer, au lieu de te
+laisser aller au doux _far niente_ de tes rêveries, à voir trembler dans
+la mer les étoiles du ciel, à entendre....--Mais Narcisse interrompit
+tout-à-coup sa période, ouvrit des yeux énormes, suspendit sa
+respiration. Il crut rêver.--L'homme aux figures de cire s'était
+approché de ses caisses, et, après un moment d'incertitude, il avait
+poussé un ressort.--Le couvercle de la première caisse s'abaissait, et à
+la lueur incertaine du fanal, Narcisse aperçut dans le fond trois
+figures: quelles figures! et ce n'était ni un Albinos, ni le grand
+Napoléon, ni sa sainteté le Pape.
+
+--C'est sans doute la caisse à la passion--pensa Narcisse;--mais je ne
+vois pas le Christ.
+
+En effet, il n'y avait pas de Christ non plus.
+
+--Après tout--pensa encore le fils du mercier--il ne les a pas habillés
+pour la route de peur d'abimer leurs costumes.
+
+Mais voici que la scène change.
+
+À un mot que dit le gros homme, les trois figures quittent le fond de la
+boîte, en sortent, et s'avancent empesées, droites et raides.
+
+--Cet homme-là est un sorcier ou un furieux mécanicien--se dit Narcisse
+en sentant le froid lui gagner les reins.
+
+Mais voici que les trois figures étendent les bras, se détirent, se
+secouent, et rajustent les haillons dont elles sont couvertes.
+
+--Pour le coup, ceci devient trop poétique: c'est forcé; _ce n'est pas
+nature_--pensa Narcisse en retombant glacé sur son oreiller.
+
+Mais il voulut voir, jusqu'à la fin, le dénouement de cette scène. Son
+âme de poète se tendit, fit effort, et Narcisse Gelin se redressa et
+continua de regarder. Quand il se remit à sa lucarne, le gros homme
+avait sans doute ouvert aussi la boîte _à la passion_, car, au lieu de
+trois, ils étaient six, sans compter l'industriel, six armés jusqu'aux
+dents,--et la lumière du fanal luisait, étincelait sur les lames de
+longs poignards, dont ils assuraient la garde dans leurs larges mains.
+
+--Sommes nous parés?--dit le gros homme à voix basse.
+
+--Oui....
+
+--Adieu!--Va! fit le Curtius.--Et lestes et adroits comme des chats
+sauvages, ils se hissèrent par les deux panneaux entr'ouverts.
+
+Narcisse Gelin n'eut pas la force de pousser un cri; la sueur ruisselait
+de son front: il commençait à comprendre que ce pouvait bien être des
+pirates.
+
+Et ce doute se changea en conviction, lorsque, après quelques cris
+étouffés, quelques trépignements sur le pont, il y eut un moment de
+silence à bord de _la Cauchoise_, et puis qu'un immense et retentissant
+_hourra_ ébranla la goëlette jusque dans sa membrure.
+
+Tout-à-fait fixé sur la moralité du gros homme, Narcisse le considéra
+dès lors comme un chef de pirates, et l'Albinos, le grand Napoléon, sa
+sainteté le Pape, Jésus-Christ et les acteurs de la passion, comme des
+scélérats de sa troupe qui pouvaient avoir jeté à l'eau le capitaine
+Hochard et ses matelots, les estimables Bas-Normands, qui avaient de si
+bonnes mœurs.
+
+Il y avait du vrai dans ses conjectures; et, par une singulière
+fatalité, par un étonnant caprice de notre organisation, cet événement
+qui devait le mettre en liesse et joie, puisqu'il lui promettait une vie
+rude et forte, des mœurs tranchées, heurtées; cet événement, dis-je, le
+trouva froid et prosaïque: on eût dit que son âme de poète avait été
+frappée du même coup de poignard qui frappa au cœur l'honorable
+capitaine.
+
+Et Narcisse Gelin commença de trouver le pauvre M. Hochard un être assez
+poétique, il le regretta même: il le poétisa aux dépens du gros élève de
+Curtius; il poétisa tout, jusqu'aux matelots Bas-Normands, qu'il avait
+maudits: eux si roses, eux si frais, eux si bonnes gens; il vit une
+belle opposition entre ces hommes si simples et les périls continuels
+qui les assiégeaient. Cette bonhomie au milieu de la tempête lui parut
+sublime; cette goëlette transportant tout à l'heure d'un monde à l'autre
+cette petite colonie simple, bonne, naïve comme un tableau de Téniers,
+lui parut avoir aussi sa poésie à elle, une poésie qu'il préférait de
+beaucoup à celle de _la Cauchoise_, maintenant montée par une
+demi-douzaine de scélérats, allant porter partout le meurtre et le
+pillage.
+
+Et il se fit aussi une singulière révolution dans ses sympathies
+littéraires. Il se prit à adorer Gessner et ses _Idylles_, ses jolies
+moutons si blancs, son gazon si frais, ses arbres si verts, ses fleurs
+si parfumées: oh! qu'il regrettait ses bergers, et leurs flûtes, et
+leurs danses, et leurs chants, et la violette, et le corset des jeunes
+filles, et la cloche du soir, et le bêlement des troupeaux, et la nuit
+paisible et pure du joli village qui se mire aux eaux limpides du
+lac!...
+
+--Oh!--disait Narcisse en se roulant dans sa couverture avec un frisson
+prodigieux--oh! voilà une poésie vraie, douce et consolante! Oh! que je
+donnerais maintenant les vagues les plus monstrueuses pour un petit
+ruisseau qui glisse sur le sable, les figures les plus tannées, les plus
+cicatrisées, pour une douce et gracieuse figure d'enfant ou de jeune
+fille,... un ciel noir, orageux, fût-il sillonné de mille éclairs et
+déchiré par les éclats de la foudre, pour le ciel pur et riant du mois
+de mai, au lever d'un beau soleil.
+
+De pensées en pensées, de peurs en peurs, de regrets en regrets,
+Narcisse gagna le point du jour. Il commençait à voir la position en
+face.--Que vont-ils faire de moi?--se disait-il....
+
+Il allait peut-être se répondre à lui-même, lorsqu'un coup de canon
+retentit longuement sur l'immensité de la mer....
+
+--Qu'est-ce que cela?--pensa Narcisse--je n'ai pas vu de canon à
+bord....
+
+Un bruit sec, accompagné d'un sifflement assez aigu, l'étonna bien
+davantage, surtout quand il vit un boulet d'une jolie taille entrer par
+le flanc du bâtiment, ricocher sur le plancher, du plancher au plafond,
+et du plafond aller se loger à moitié dans le bord opposé....
+
+--Je suis perdu--dit le poète, les dents serrées, s'évanouissant de
+terreur.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+Ce qui advint à Narcisse Gelin, et comment il eut de terribles
+sujets de stupéfaction.
+
+
+Quand Narcisse Gelin revint à lui, il était au grand air, sur le pont de
+la goëlette, les fers aux pieds et aux mains, placé entre deux marins
+vêtus d'un pantalon blanc, d'une veste bleue, et d'un petit chapeau
+couvert d'une coiffe blanche, fort propre; chacun était armé d'un sabre.
+
+Il tourna la tête, le malheureux, et il vit l'homme aux figures de cire,
+accommodé comme lui, et ses six compagnons verrouillés et cadenassés de
+la même façon, soumis à la même surveillance.
+
+Puis à une encablure de la goëlette, un beau brick de guerre, étroit,
+hardi, allongé, pour le moment en panne, et portant à sa corne un large
+pavillon bleu, à croix rouge et blanche dans un de ses angles.
+
+--C'était le pavillon anglais.
+
+--Pourriez-vous me dire, monsieur--dit Narcisse en s'adressant au gros
+homme--ce que tout cela signifie?
+
+--Tiens, cet autre!.... Je n'y pensais plus.... Cela signifie, mon
+garçon, que dans un quart d'heure.... Mais, dis-moi, tu vois bien les
+vergues de ce brick....
+
+--Qu'entendez-vous par les vergues?--fit gravement Narcisse....
+
+--Ah! l'animal....--Ce bâton qui croise le mât en travers....
+Comprends-tu?
+
+--Je comprends.
+
+--C'est heureux.--Vois-tu au bout de cela un homme accroupi, à cheval
+sur ce bâton?....
+
+--Je vois l'homme accroupi.
+
+--Sais-tu ce qu'il fait?
+
+--Je ne sais ce qu'il fait?
+
+--Il arrange une corde.
+
+--Pour?....
+
+--Pour... nous pendre.
+
+--C'est-à-dire... pour _vous_ pendre... _vous!_ mais pas moi.
+
+--Ah! c'te farce..., toi comme nous, donc; tiens, est-il bégueule
+celui-là!
+
+--Je ne suis pas bégueule, mais vous comprenez bien, mon cher ami, que
+cela ne peut pas être: vous êtes des pirates, à la bonne heure, mais je
+ne suis pas pirate, moi; je m'appelle Narcisse Gelin, poète connu et
+domicilié à Paris, passager à bord, et pas du tout de votre bande....
+
+--Alors, dis-leur... c'est trop juste....
+
+--C'est ce que je compte faire... Heureusement voici venir un officier.
+
+Prenant alors l'air aussi digne que possible, tempéré pourtant par une
+nuance de soumission, Narcisse Gelin commença en ces termes:
+
+--Je dois éclairer votre conscience, monsieur l'officier;--parti comme
+passager à bord de _la Cauchoise_, c'est un heureux hasard que je n'aie
+pas partagé le sort de l'infortuné capitaine et de ses malheureux
+ma....
+
+L'officier l'interrompit alors en anglais d'un air irrité, et donna dans
+cette langue un ordre aux matelots, qui serrèrent les pouces de Narcisse
+de façon à les briser....
+
+--Eh bien!--reprit le gros homme--sais-tu ce qu'il vient de dire?
+
+--Mon Dieu, non...--reprit Narcisse, tout tremblant, en regardant ses
+pouces.
+
+--Il vient de dire:--Bâillonnez ce chien, et voilà....
+
+--Mais il n'entend donc pas le français?
+
+--Pas un mot, ni lui, ni les autres.
+
+--Mais, Dieu du ciel, vous savez l'anglais, vous....
+
+--Comme ma langue propre..., mon fils.
+
+--Mais alors, dites-lui... tout... bien vite.
+
+--Du tout... tu m'as appelé _intrigant_ dans la chaloupe.--Tu seras
+pendu, ça t'apprendra....
+
+Narcisse allait répliquer, mais le bâillon l'en empêcha.
+
+Il fit quelques gestes assez démonstratifs, mais cette pantomime toucha
+peu les Anglais.
+
+--Pour te consoler--lui dit le gros homme--je vais t'expliquer tout
+cela: il est bien juste que tu saches pourquoi l'on te pend.
+
+--Je m'appelle Benard, depuis vingt ans je fais la course. Il y a
+environ six mois je montai un lougre, et quel lougre, mon fils!--Je
+rencontre un brick anglais marchand, qui revenait de Lima, chargé de
+gourdes, je l'attaque et le prends.--Comme il était mauvais marcheur, je
+le coule lui et son équipage, je garde les gourdes et je file.... Ce
+gredin de brick que tu vois là... me pince au vent le lendemain, je lui
+parais suspect, il vient à mon bord, visite tout, trouve les gourdes,
+quelques paperasses du capitaine que l'on avait bêtement gardées, et il
+comprend l'histoire.
+
+Au lieu de nous faire tous pendre, comme il en avait le droit, et comme
+il va le faire tout à l'heure, il nous met tous aux fers, et nous mène
+en Angleterre pour faire un exemple.
+
+Ma foi, là, je me tortille tant des pieds et des mains, que je dérape du
+ponton, je file à la côte, je fais marché avec un contrebandier qui me
+débarque à Calais. De Calais je viens à Brest.--Je vois cette jolie
+goëlette en armement, je fais mon plan avec des amis que j'embauche; la
+malice des figures ne va pas mal; cette nuit, nous envoyons le capitaine
+d'ici par-dessus le bord avec ses dix faï-chiens de Normands; tout va
+bien, très-bien, et il faut qu'au petit jour nous ayons pour
+réveil-matin une visite de ce gueux d'Anglais.--Le même de la fois du
+lougre, c'est un entêtement ridicule de la part du bon Dieu; enfin
+l'Anglais, ce gueux de _même_ Anglais est venu à bord, a visité les
+papiers, m'a reconnu, et comme j'ai tout avoué, vu que sans cela
+j'aurais été pendu tout de même, il va faire notre affaire tout de
+suite, pour que ça ne soit pas remis indéfiniment, nous souquer à tous
+un bout du filin autour du cou, car il est bien sûr du ne pas rencontrer
+parmi nous un cardinal ou un évêque.--Je te parie que dans une heure,
+quoique tu m'aies l'air d'un chanteur, tu auras la respiration si gênée,
+que tu ne pourras seulement pas chanter: _J'ai du bon tabac_.... Ah!
+mais voilà le signal, pavillon rouge en berne, c'est la danse.... Adieu,
+mon agneau.... Aussi, pourquoi diable m'as-tu appelé intrigant!
+
+Il était moralement et physiquement impossible à Narcisse Gelin de
+répondre un mot; il se résigna, se confia à la Providence, ferma les
+yeux et sentit son cœur faillir.
+
+Il ne pensait plus du tout à la poésie, et tout ceci était poétique
+pourtant, ce beau ciel, cette mer bleue, ces pirates garrottés, ces
+costumes pittoresques, cette justice si franche et si brutale, ce Benard
+avec sa force colossale, sa vie errante, ses crimes, sa piraterie.
+
+Il faut l'avouer à la honte du fils du mercier, rien de tout cela ne
+trouva écho dans son âme; il ne pensait qu'à une chose, à la corde qui
+allait lui serrer le cou, et d'avance son gosier se contractait
+tellement qu'il n'aurait pu avaler une goutte d'eau. Le pirate Benard
+avait merveilleusement deviné le phénomène physiologique: ainsi qu'il
+l'avait annoncé à Narcisse Gelin, ce dernier eût été dans l'entière
+impossibilité de chanter: _J'ai du bon tabac_....
+
+On passa les pirates l'un après l'autre à bord du brick. L'un après
+l'autre on les hissa au bout-dehors de la grande vergue et au bout d'un
+cartahut, en réservant Benard pour la _bonne bouche_, comme il disait
+plaisamment.
+
+Narcisse Gelin et Benard restaient tous deux seuls:
+
+--Après vous--lui dit Benard en ricanant;--et quand le fils du mercier
+se sentit guinder au bout du cordage, les derniers mots qu'il entendit
+furent:--Ah! je suis un intrigant!
+
+Plaignez le poète.
+
+--C'est tout de même vexant de manquer une aussi belle
+affaire--murmurait Benard à moitié chemin de la vergue.
+
+Quand sa tête toucha la bouline:--Ah! dit-il--voilà que je vais faire
+_couic_....
+
+Et puis ce fut tout. Les corps des forbans furent jetés à la mer.
+
+On mit un équipage à bord de la goëlette, qui gagna Portsmouth avec le
+brick.
+
+ * * * * *
+
+Le père de Narcisse Gelin dit quelquefois d'un air de supériorité à son
+voisin Jamot l'épicier: Mon fils le poète est _aux îles_... il doit y
+faire une fameuse fortune.
+
+Depuis trois mois il attend une lettre de NARCISSE.
+
+FIN.
+
+ * * * * *
+
+
+NOTES:
+
+[1] Les négriers appellent ainsi les chargements de noirs qu'ils
+prennent sur la côte.
+
+[2] Mourir.
+
+[3] On donne ce nom à un changement subit de plusieurs quarts dans le
+vent régnant. Les marins expérimentés jugent du moment où le vent doit
+sauter par le calme qui précède, ce qui est important pour ne pas perdre
+des mâts ou des voiles, car les sautes de vent arrivent avec une
+furieuse violence.
+
+[4] La première lame.
+
+[5] Mais le danger était immense, car on ne pouvait opérer cette
+scission qu'en se jetant à la mer, afin de s'accrocher au _chouque_ du
+mât;... là seulement les haubans n'étaient pas en chaînes de fer, comme
+cette partie du gréement qui tient au porte-haubans.
+
+[6] Tout ce traité est historique et existe en double au greffe du
+tribunal de Saint-Pierre (Martinique), comme pièce à l'appui d'un procès
+fait à un négrier.
+
+[7] On appelle ainsi le commandant, en style familier.
+
+[8] On appelle nègres marrons ceux qui se sauvent des habitations pour
+se cacher dans les bois.
+
+[9] Une hache attachée dans chaque moulin est destinée à remédier ainsi
+à ces accidents qui arrivent fréquemment.
+
+[10] On ne doit pas s'étonner de voir des nègres porter des noms
+bibliques ou mythologiques.--Sitôt qu'une fournée de nègres arrive dans
+la colonie, on les baptise; ainsi tous les noirs d'une habitation ont
+des noms tels que Job, Cham, Japhet, etc.--Ceux d'une autre portent ceux
+d'Apollon, de Mars, de Vulcain, etc., etc., selon le caprice du maître.
+
+[11] Il existait encore en 1822, dans toutes les Antilles françaises et
+anglaises, la secte des empoisonneurs; cette espèce de tribunal secret,
+composé de nègres marrons, s'assemblait à époques fixes dans des
+retraites inaccessibles, connues seulement des esclaves de l'ÃŽle.
+
+Là, chaque noir apportait son sujet de plainte, déduisait ses motifs de
+vengeance, et, après avoir prêté le serment nécessaire, on lui donnait
+le poison dont il pouvait avoir besoin pour détruire les bestiaux ou les
+blancs.
+
+Les derniers empoisonneurs furent suppliciés à la Guadeloupe, en 1823.
+Les détails qu'on va lire, tels affreux qu'ils soient, sont en partie
+extraits des procès-verbaux, révélations ou actes d'accusations déposés
+au greffe de Saint-Pierre (Martinique).
+
+[12] Espèce d'aigle marin.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en
+Mer, Voyages et Aventures sur Mer de N, by Eugène Sue
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ATAR-GULL ***
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+particular state visit http://pglaf.org
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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index 0000000..540750b
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index 0000000..9364d3c
--- /dev/null
+++ b/30582-8.txt
@@ -0,0 +1,11080 @@
+The Project Gutenberg EBook of Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en Mer,
+Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin., by Eugène Sue
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en Mer, Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin.
+ romans maritimes.
+
+Author: Eugène Sue
+
+Release Date: December 2, 2009 [EBook #30582]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ATAR-GULL ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net);
+produced from images of the Bibliothèque nationale de
+France (BNF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+ROMANS,
+
+NOUVELLES ET HISTOIRES
+
+MARITIMES.
+
+Deuxième Série.
+
+IMPRIMÉ PAR BÉTHUNE ET PLON.
+
+ATAR GULL.
+
+Un Corsaire,
+
+Le Parisien en Mer,
+
+Voyages et Aventures sur Mer, de Narcisse Gelin.
+
+Romans maritimes,
+
+PAR EUGÈNE SUE.
+
+_NOUVELLE ÉDITION._
+
+PARIS.
+
+LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN
+
+_ÉDITEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE D'ÉLITE_,
+
+9, RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS.
+
+MDCCCXLI.
+
+
+
+
+TABLE.
+
+
+Dédicace.
+
+À M. Fenimore Cooper.
+
+
+ATAR-GULL.
+
+
+LIVRE I.
+
+CHAP. I.--La _Catherine_.
+
+ II.--L'Ouragan.
+
+ III.--Le Courtier.
+
+ IV.--La Vente.
+
+
+LIVRE II.
+
+CHAP. I.--L'Inconnue.
+
+ II.--La Hyène.
+
+ III.--Monsieur Brulart.
+
+ IV.--Arthur et Marie.
+
+ V.--Que le bon Dieu vous punit de faire la traite.
+
+
+LIVRE III.
+
+CHAP. I.--Le Faux Pont.
+
+ II.--Atar-Gull.
+
+ III.--Mystère.
+
+ IV.--Opium.
+
+ Songe.
+
+
+LIVRE IV.
+
+CHAP. I.--La Frégate.
+
+ II.--Une Ruse.
+
+ III.--Le Colon.
+
+ IV.--Le Père et le Fils.
+
+
+LIVRE V.
+
+CHAP. I.--Fête.
+
+ II.--Les Empoisonneurs.
+
+ III.--La veille des Noces.
+
+ IV.--Le Départ.
+
+ V.--Rencontre.
+
+ VI.--Songe.
+
+
+LIVRE VI.
+
+CHAP. I.--La rue Tirechape.
+
+ II.--Atar-Gull.
+
+ III.--Le Baptême.
+
+ IV.--Le Prix de Vertu.
+
+
+UN CORSAIRE.
+
+
+LE PARISIEN EN MER.
+
+CHAP. I.
+
+ II.
+
+ III.
+
+ IV.
+
+
+VOYAGES ET AVENTURES SUR MER DE NARCISSE GELIN.
+
+CHAP. I.
+
+ II.
+
+ III.
+
+
+FIN DE LA TABLE.
+
+
+
+
+ATAR-GULL.
+
+
+ À
+ LA MÉMOIRE DE
+ MON GRAND-PÈRE,
+ FEU M. LE CHEVALIER JOSEPH SUE,
+ PROFESSEUR À L'ÉCOLE ROYALE DE PEINTURE
+ ET SCULPTURE,
+ MEMBRE DE L'ACADÉMIE ROYALE
+ DES BEAUX-ARTS,
+ CONSEILLER ET CENSEUR ROYAL.
+
+EUGÈNE SUE.
+
+
+
+
+À MONSIEUR
+
+FENIMORE COOPER.
+
+
+Me pardonnez-vous, Monsieur, de répondre publiquement à la lettre si
+flatteuse que vous avez bien voulu m'écrire au sujet de mon premier
+ouvrage?
+
+Cette vanité de jeune homme impatient de mettre tout le monde dans la
+confidence de sa bonne fortune littéraire est sans doute blâmable; mais,
+sentant le besoin de donner quelques explications sur ce nouveau livre,
+j'ai pensé qu'elles acquerraient bien plus d'importance et de valeur en
+vous étant adressées, à vous, Monsieur, qui avez créé le _roman
+maritime_ d'une manière si originale et si puissante, et qui partagez
+avec Goëthe, Byron, Schiller et Walter-Scott le rare et précieux
+privilège d'être un des _types_ de la littérature étrangère et
+contemporaine.
+
+Je suis persuadé comme vous, Monsieur, que si l'esprit général de notre
+nation pouvait arriver peu à peu à comprendre tout ce qu'il y a de
+forces, de ressources, de moyens de défense ou de conquêtes commerciales
+dans la marine, la France pourrait devenir l'égale de toute puissance
+européenne sur l'Océan.
+
+C'est aussi cette conviction profonde, Monsieur, qui m'a donné le
+courage de publier quelques essais maritimes; car, venant après vous,
+il fallait un tel mobile pour oser entreprendre une tâche aussi
+périlleuse.
+
+J'ai long-temps agité la question de savoir si je ne devais pas choisir
+pour sujet de romans quelques-uns de ces merveilleux faits d'armes si
+nombreux dans nos annales maritimes; mais j'ai estimé qu'il était mieux
+de débuter modestement comme peintre de _genre_.
+
+Et puis aussi que le public, plus familiarisé avec l'idiome, la langue,
+les habitudes des marins par mes premières esquisses, pourrait prêter
+une attention moins distraite alors par l'étrangeté de ses moeurs, à une
+fabulation toute historique, d'une portée plus large et d'un intérêt
+plus national.
+
+Vous trouverez peut-être, Monsieur, que j'ai bien abusé, dans
+_Atar-Gull_, de cette licence que vous nous accordez, de commettre des
+meurtres flagrants et atroces pour exciter la sensibilité du lecteur;
+mais je me débattais en vain sous la fatale influence de l'effrayant
+sujet que j'avais embrassé, et, comme _Macbeth_, de Shakespeare, ma
+_férocité_ n'a pas eu de bornes, parce qu'un crime était la conséquence,
+la déduction logique d'un autre crime.
+
+Aussi, Monsieur, j'ai une terrible crainte de passer pour un _homme
+abominable_, faisant de l'horreur à plaisir.
+
+Et pourtant, à la faveur de cette peinture trop exacte (je le crois) de
+la traite des noirs, de leur esclavage et de ses résultats, j'ai voulu,
+non élever une polémique bâtarde et usée sur des droits que plusieurs
+contestent, mais bien poser des faits, des chiffres, au moyen desquels
+chaque partie adverse pourra établir ses comptes.--L'addition seulement
+reste à faire.
+
+Maintenant, Monsieur, je vais vous soumettre le plan que j'ai cru devoir
+suivre pour parfaire ce livre.
+
+Permettez-moi seulement une question.
+
+Ne vous est-il pas souvent arrivé de rencontrer par hasard, dans le
+monde, un homme que vous ne connaissiez pas, et que vous regardiez
+pourtant avec une curieuse attention, tant sa physionomie vous frappait?
+
+La tournure originale, incisive de quelques phrases, vous étonnait, et
+vous écoutiez avidement...--Alors, tombant sous le charme d'une
+conversation rapide, étincelante, animée, n'éprouviez-vous pas je ne
+sais quelle sympathie pour cet être si singulier qui, apparaissant là
+comme isolé au milieu de ce monde bruyant et tumultueux, semblait
+presque fantastique, tant il y avait d'imprévu, de charme et de mystère
+dans cette rencontre?...
+
+Et puis, malheur! un importun vous frappait sur l'épaule, vous
+détourniez la tête avec humeur... et malheur... car l'inconnu était
+peut-être Byron, Châteaubriand, Bonaparte?
+
+Et il avait disparu... et vous ne le revoyiez plus... plus jamais....
+Aussi y pensiez vous toujours avec un sentiment de tristesse douce et de
+regrets.... En un mot, cette soirée, cette heure de conversation
+_datait_ dans votre vie, n'est-ce pas?
+
+Et laissez-moi, Monsieur, citer à l'appui de ceci deux faits personnels;
+il ne s'agit ici ni de Byron, ni de Châteaubriand, ni de Bonaparte, mais
+d'hommes qui ne manquaient pas de supériorité.
+
+Un jour, j'étais à Saint-Pierre (_Martinique_), et comme notre frégate
+devait mettre le lendemain à la voile, j'allai le soir faire mes adieux
+à une excellente et digne famille, dont les soins touchants et
+empressés m'avaient arraché à une mort cruelle;--j'arrivai, et, après
+quelques moments d'une causerie amicale, on annonça le curé de ***.
+
+Figurez-vous, Monsieur, un homme jeune encore, pâle, le front saillant,
+des yeux vifs et noirs, une parole sobre et austère, et le ton de la
+meilleure compagnie.
+
+On parla politique.--Je ne sais par quel misérable préjugé je
+m'attendais à une discussion étroite et hargneuse, ou à un dédaigneux
+mutisme de la part du prêtre.--Point: le prêtre causa long-temps, et sa
+conversation âpre et nerveuse, ses idées claires, fortes et neuves sur
+les affaires du temps, m'étonnèrent à un point extrême.
+
+--On parla beaux-arts, musique, peinture: même supériorité, même science
+toujours naïve, saine et vigoureuse.... Et je me souviens qu'il nous
+fit, entre autres choses, une curieuse et poétique dissertation sur
+l'influence du polythéisme et du christianisme dans les arts, tout à
+l'avantage de la dernière croyance.
+
+On parla statique, géométrie, mécanique; il en raisonna comme un habile
+praticien, et le colon chez lequel je me trouvai lui demanda même
+pourquoi il ne faisait pas exécuter en grand l'admirable moulin à sucre
+qu'il avait inventé.
+
+Enfin, Monsieur, vaincu par les sollicitations de mon hôte, qui
+jouissait de ma stupéfaction, nous allâmes au presbytère. Il était, je
+crois, minuit.
+
+Ici, le prêtre nous chanta de sa musique, nous montra de sa peinture,
+voulut bien nous lire un de ses livres, un manuscrit remarquable sur la
+liberté des cultes, nous expliqua ses machines à moudre les cannes
+singulièrement simplifiées.
+
+Que vous dirai-je, Monsieur? ce prêtre résumait en lui tous les prodiges
+de l'intelligence et du savoir. Simple, pauvre et bon, d'une infatigable
+activité d'esprit, ne dormant presque pas, et passant sa vie à fouiller
+les racines de l'arbre de la science; en un mot c'était presqu'un
+_Faust_, à la damnation près (je le suppose du moins).
+
+Enfin, Monsieur, ces heures rapides passèrent; je restai sous le charme
+jusqu'à trois heures du matin; à cinq heures, j'étais en route pour la
+Jamaïque, et je ne devais plus revoir ce prêtre singulier, je ne l'ai
+plus revu; peut-être a-t-il fini ses jours sous le ciel brûlant des
+tropiques, car sa santé était faible et usée par l'étude... peut-être ce
+génie ardent et inconnu est enseveli sous une pierre obscure.
+
+Une autre fois, en Grèce, quelques jours avant le combat de Navarin, je
+vis pendant une heure, à Anti-Paros, un descendant du célèbre Panajotti,
+favori du visir Kropoli; cet intrépide vieillard avait puissamment
+contribué au soulèvement de son pays, connu Byron, égalé Canaris; d'une
+finesse d'esprit exquise, d'un jugement droit et éprouvé, il me parla
+longuement de la Grèce, et jamais la position vraie de ce malheureux
+pays, son avenir, ses ressources, n'ont été plus poétiquement exposés
+que par ce vieux Grec à longs cheveux blancs, au costume pittoresque,
+assis sur un fragment de marbre aux sculptures effacées, prophétisant
+l'avenir de cette nation, qui fut toujours un prétexte dans les mains
+des puissances européennes.
+
+Je quittai, et ne vis plus qu'une fois cet homme extraordinaire: ce fut
+le lendemain du combat du 20 octobre: il passait rapidement dans un
+canot le long de notre vaisseau, et se rendait, je crois, auprès de
+l'amiral, comme envoyé du gouvernement grec.
+
+Cette longue et fatigante digression, Monsieur, tend à établir ceci, que
+souvent des êtres, tantôt remarquables par une grande puissance
+d'organisation, tantôt par des vices ou des vertus portés à l'excès...
+mais toujours frappants, saillants, d'une espèce à part, traversent
+notre existence, rapides et éphémères; comme ces météores que nous ne
+voyons qu'un moment, et qui s'éteignent pour toujours.
+
+Or, Monsieur, je me suis demandé pourquoi, dans les romans maritimes,
+surtout, dont le cercle est immense, dont les scènes sont souvent
+séparées entre elles par des milliers de lieues, on ne tenterait pas de
+jeter cet imprévu, ces apparitions soudaines qui brillent un instant et
+s'effacent pour ne plus reparaître.
+
+Pourquoi, au lieu de suivre cette sévère unité d'intérêt distribué sur
+un nombre voulu de personnages qui, partant du commencement du livre,
+doivent, bon gré, malgré, arriver à la fin pour contribuer au dénoûment
+chacun pour sa quote-part;
+
+Pourquoi, dis-je, en admettant une idée philosophique, ou un fait
+historique qui traverserait tout le livre, on ne grouperait pas autour
+des personnages qui, ne servant pas de cortége obligé à l'abstraction
+morale qui serait le pivot de l'ouvrage, pourraient être abandonnés en
+route, suivant l'opportunité ou l'exigeante logique des événements.
+
+Alors, Monsieur, le lecteur éprouverait peut-être cette impression que
+j'ai tâché de rendre sensible, cette impression qui résulte de la
+subite apparition d'un homme extraordinaire que l'on ne voit qu'une fois
+et dont on se souvient toujours.
+
+Je sais, Monsieur, qu'il faudrait un prodigieux talent pour arriver à ce
+résultat, d'attacher l'intérêt du lecteur sur un personnage pendant le
+tiers de l'action, je suppose, puis de faire disparaître ce personnage
+et renverser l'intérêt sur celui qui le remplace, afin d'arriver ainsi
+au dénoûment de l'ouvrage.
+
+Mais s'il était possible de réussir, je crois qu'on aurait surmonté
+l'écueil inévitable que les romans maritimes semblent offrir par les
+distances et les événements qui doivent nécessairement rendre l'unité
+d'intérêt et de lieu au moins bien difficile.
+
+Car enfin, Monsieur, un navire est en route; avant d'arriver à sa
+destination, il touche dans dix pays différents: là, des moeurs
+étrangères, insolites, qui n'offrent aucun rapport entre elles, et
+peut-être là dix actions, dix puissants motifs d'intérêt, de quoi faire
+un beau livre; le vaisseau part, on ne se revoit plus, les amitiés
+commençantes sont brisées, l'amour brusquement tranché à sa première
+phase. Adieu l'unité d'intérêt.
+
+Somme toute, ainsi qu'on l'a déjà dit, n'est-ce pas aussi une unité
+d'intérêt qu'un fait ou une idée morale, qui, traversant tout un livre,
+sert de pivot, de lien, aux événements ou aux personnages qui gravitent
+autour?
+
+Et le roman de marine surtout ne peut-il pas vivre d'épisodes qui
+seraient déplacés dans tout autre genre de composition?
+
+Je sais qu'il était donné à un talent tel que le vôtre, Monsieur,
+d'encadrer, de resserrer dans le cycle de l'unité, les scènes immenses
+que vous avez décrites, et de résoudre un problème insoluble pour tout
+autre; mais c'est parce que je reconnais l'impossibilité d'atteindre à
+cette hauteur que je tâche de faire excuser le système contraire que
+j'ai adopté.
+
+J'ose croire, Monsieur, que vous ne verrez dans tout ceci la moindre
+idée de fonder, d'établir une théorie quelconque; je vais seulement
+au-devant de la critique qui pourrait, à juste titre, me reprocher
+d'avoir essayé de mettre en relief dans ce livre trois personnages au
+lieu d'un, sur lequel toute l'attention du lecteur devait être
+concentrée.
+
+Je ne terminerai pas cette trop longue lettre, Monsieur, sans vous
+exprimer encore toute ma reconnaissance pour les encouragements que vous
+avez daigné donner à des ébauches bien imparfaites sans doute.
+
+EUGÈNE SUE.
+
+Paris, ce 15 mai 1831.
+
+
+
+
+ATAR-GULL.
+
+
+
+
+LIVRE I.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+ Jamais d'enfants, jamais d'épouse!
+ Nul coeur près du mien n'a battu;
+ Jamais une bouche jalouse
+ Ne m'a demandé: «D'où viens-tu?»
+
+ VICTOR HUGO.--Ode XXI, t. 2.
+
+ --Où peut-on être mieux
+ Qu'au sein de sa famille?
+
+ _Vieil air._
+
+LA CATHERINE.
+
+
+Voyez ce brick, il glisse bien timidement sur la mer des Tropiques, car
+c'est à peine si cette brise légère et folle peut gonfler ses larges
+voiles grises.
+
+Écoutez le murmure sourd et mélancolique de l'Océan; on dirait le bruit
+confus d'une grande cité qui s'éveille; voyez comme les vagues se
+soulèvent à de longs intervalles et déroulent avec calme leurs immenses
+anneaux; quelquefois, une mousse blanche et frémissante jaillit du
+sommet diaphane des deux lames qui se rencontrent, se heurtent,
+s'élèvent ensemble et retombent en poussière humide après un léger
+choc.
+
+Oh! qu'elle est scintillante et nacrée cette frange d'écume qui se
+découpe sur les flancs bruns du navire! comme le cuivre de la carène
+étincelle en reflets d'or au milieu de ces eaux vertes et limpides! que
+le soleil brille doucement au travers de ces voiles arrondies qui
+projettent au loin leurs ombres tremblantes!
+
+Et par l'auge de saint Pierre, c'est un vaillant brick que celui-ci,
+qui, mollement bercé sur une mer paresseuse, semble s'y jouer comme une
+dorade par le beau temps.
+
+Au souffle de cette petite brise, il continue honnêtement son chemin
+vers le sud-est, arrivant sans doute d'Europe où il se sera défait de
+toute sa cargaison, car il navigue sur son lest et montre presque deux
+pieds de cuivre hors de l'eau.
+
+Il fait à bord une chaleur excessive, et le soleil ardent de l'équateur
+calcine le pont, malgré la double tente qui couvre la dunette.
+
+Dans ce navire, tout était propre, luisant, frotté il y régnait un ordre
+admirable, un arrangement minutieux des plus petits détails; on eût dit
+un de ces comptoirs d'acajou soigneusement cirés, qui font la gloire et
+le bonheur d'un respectable fabricant de bonneteries.
+
+Les fenêtres ouvertes à la brise laissaient pénétrer dans la dunette un
+courant d'air vif et frais qui soulevait de jolis rideaux de toile de
+Perse, et une vaste moustiquaire dont les plis légers entouraient un
+lit suspendu.
+
+L'ameublement de cette petite cabine était fort simple, deux chaises,
+quelques instruments de mathématiques, un porte-voix, une malle, une
+table à roulis, et sur la table deux verres et une cruche de genièvre.
+
+Au-dessus, le portrait d'une femme grasse et rebondie, souriant à un
+gros enfant joufflu qui lui offrait une rose, je crois, et dans le fond
+du tableau un chat angora, l'oeil vif, la patte en l'air, jouant avec une
+bobine de coton.
+
+Quel portrait! quelle femme! quel enfant! quelle rose! quel chat!
+
+Tout cela fade et blanc, faux et lourd, laid, guindé, plâtré et pourtant
+on y trouvait je ne sais quelle naïveté d'expression qui n'était pas
+sans charmes: on reconnaissait dans cette peinture informe une bonne
+nature de femme heureuse et gaie, et jusqu'à ce gros enfant rouge comme
+sa rose; tout semblait respirer le bonheur et la joie.--Et puis
+au-dessus du tableau pendait, soigneusement accrochée à un clou, une
+vieille couronne de bleuets toute fanée.
+
+L'équipage du brick, accablé par la chaleur, s'était sans doute retiré
+dans le faux pont, et tout dormait à bord, excepté le marin qui maniait
+le gouvernail et trois matelots couchés au pied du grand mât.
+
+Le timonier fit alors tinter huit fois une petite cloche placée près de
+lui, et cria d'une voix forte:
+
+--Allons, vous autres, relevez le quart.
+
+Le bruit causé par cette manoeuvre réveilla sans doute l'habitant de la
+dunette, car la moustiquaire s'agita, on entendit tousser, remuer,
+grogner, et un homme en sortit, après s'être frotté vingt fois les yeux
+en bâillant d'une étrange manière.
+
+C'était M. Benoît (Claude-Borromée-Martial), capitaine et propriétaire
+du brick la _Catherine_, de trois cents tonneaux, doublé et chevillé en
+cuivre (le brick).
+
+M. Benoît (Claude-Borromée-Martial) était court, replet, fortement
+coloré, un peu chauve, avait le nez gros et rouge, les lèvres épaisses,
+le menton rentré, les joues pleines et lisses, et de petits yeux d'un
+bleu clair qui exprimaient une parfaite quiétude; en somme, c'était bien
+la plus honnête physionomie du monde. Une veste et un pantalon de toile
+rayée composaient toute sa toilette; et lorsqu'après avoir entouré son
+cou d'un madras, couvert sa tête grisonnante d'un grand chapeau de
+paille, il sortit de sa dunette la figure calme et reposée, l'air
+souriant, satisfait, les mains croisées derrière le dos,... vrai,
+n'eussent été les feux dévorants de l'équateur qui faisaient étinceler
+l'Océan comme un miroir au soleil, la chaleur étouffante et le plancher
+mobile du brick,... on eût pris M. Benoît pour un bon campagnard humant
+l'air parfumé du matin dans son bosquet de tilleuls fleuris, et allant
+s'asseoir sur le frais gazon pour respirer à son aise la bonne odeur de
+ses jasmins tout brillants de gouttes de rosée.
+
+--Eh bien, garçon--dit-il au timonier en lui pinçant joyeusement
+l'oreille--la _Catherine_ file donc devant la brise comme une demoiselle
+respectueuse devant sa mère? (car les comparaisons de M. Benoît étaient
+toujours chastes.)
+
+--Oui, capitaine; mais elle se tortille comme une déhanchée, la vilaine.
+Tenez... quel coup de roulis... et cet autre....
+
+--Ah dam, mon garçon, si nous avions quelques quinteaux de fer dans
+notre cale, elle serait appuyée, cette pauvre _Catherine_; mais arrive
+notre chargement, et tu la verras ne pas plus broncher que l'armoire à
+linge que j'ai à Nantes dans ma petite salle à manger, où je reçois mes
+amis--disait naïvement le bon capitaine en étouffant un soupir de
+regret.
+
+À ce moment, un grand homme, brun et décharné, descendit des haubans de
+misaine et sauta sur le pont.
+
+--Je ne l'ai plus revue--dit-il au capitaine Benoît en lui rendant sa
+lunette--il faut qu'elle soit cachée dans la brume, car elle épaissit
+diablement, la brume,... et le soleil, hein... est-il foncé?...
+
+--Le fait est, Simon, que le soleil a l'air du four de campagne que
+_Catherine_ faisait rougir au feu pour dorer le macaroni que j'aimais
+tant... (Ici nouveau soupir.) Mais, dis-moi, cette goëlette... elle me
+tracasse.
+
+--Disparue, capitaine, disparue; j'avais d'abord craint que ce ne fût
+une goëlette de guerre, mais non; un gréement tenu comme la teignasse
+d'un mousse malpropre, des mâts de hune, et des flèches de perroquet à
+faire chavirer le bon Dieu, s'il s'embarquait à bord,... et....
+
+--Simon,... Simon,... tu recommences, je n'aime pas à t'entendre
+blasphémer comme un païen; tu fais le philosophe, et ça te jouera un
+tour... tu verras.
+
+--Allons, bon, motus; mais je vous le dis, cette goëlette n'est point un
+bâtiment de guerre pour sûr; d'ailleurs, les croiseurs anglais ou
+français ne visitent jamais ce côté de la ligne; ainsi ne craignez rien.
+
+--Je ne crains rien non plus; j'ai, exprès, choisi ce côté de la ligne,
+parce que je n'ai pas de concurrents; mes affaires n'en vont pas plus
+mal; encore un ou deux jours, et nous verrons le père Van-Hop.... Il
+devient retors en diable; par exemple, le _bois d'ébène_[1] renchérit.
+Ah! il est passé ce bon temps où, pour quelques caisses de
+quincailleries, j'en chargeais mon brick à ne savoir où mettre les
+pieds....
+
+--Alors--dit Simon--on se moquait pas mal du déchet.
+
+--Un tiers, Simon, toujours un tiers de déchet, parce qu'il faut,
+vois-tu, que le bois d'ébène fasse son jeu dans le faux pont, à cause de
+l'humidité et de la chaleur.
+
+--Aussi, capitaine, ce qui reste est fameux!! et on peut le vendre à la
+Jamaïque pour en faire des pioches et des chariots, sans craindre qu'il
+éclate--répondit Simon en riant.
+
+--Farceur,... et pourtant c'est une partie toujours _très-demandée_ par
+ces messieurs des colonies.
+
+--Cordieu! capitaine, si vous croyez qu'il ne faut pas plus de temps au
+chanvre pour pousser que pour s'user une fois qu'il est tressé en
+cordage,... et que le bon Dieu n'a qu'à souffler pour....
+
+--Ah ça, Simon, encore! tu ne veux donc pas finir?... Silence donc, tu
+vas nous attirer quelque chose de là-haut; tais-toi, viens plutôt causer
+de _Catherine_ et boire une gorgée de _gyn_.
+
+Le capitaine et son second entrèrent dans la dunette et s'attablèrent.
+
+--Tiens, Simon--dit Benoît en montrant le portrait qui ornait sa petite
+chambre--vois donc, on croirait que _Catherine_ nous regarde, et
+_Thomas_, donc,... est-il ressemblant! Jusqu'à _Moumouth_ qui a l'air de
+me reconnaître avec sa patte levée; et puis c'est cette couronne-là
+qu'ils m'ont donnée le jour de ma fête... à la saint Claude.... Pauvres
+chers amours; allez,... je pense à vous.--Et il soupira profondément.
+Le digne homme!...
+
+--Le fait est, capitaine, que vous pouvez vous vanter de faire un crâne
+père de famille--dit l'autre avec l'accent d'une intime conviction.
+
+--Aussi une fois cette campagne finie--reprit Benoît--je plante mes
+choux; car, après tout, qu'est-ce que je veux, moi? je n'ai pas
+d'ambition. Ah! mon Dieu! une petite maison blanche, des volets verts,
+et un rond d'acacias sous lequel on dîne avec une paire d'amis et sa
+chère _Catherine_,... sa chère _épouse_.--Et les yeux du capitaine
+Benoît pétillaient de plaisir en contemplant avec amour le portrait de
+ce qu'il appelait son _épouse_.
+
+--C'est qu'aussi, capitaine, votre épouse... ah! votre épouse est digne
+d'être aimée,... elle a, sacredieu! une paire de _bossoirs_, que....
+
+--Simon, ah! Simon....
+
+--Pardon, capitaine; c'est le gyn, il est fameux, et ça monte; à propos
+de gyn, capitaine.... Mais voyez donc quel calme, quel beau temps! ça
+réjouit le coeur. À propos de gyn, on dit, et j'en suis sûr, qu'il n'y a
+rien de bon pour la santé comme de faire bouillir dans du tafia une
+pomme de pin piquée d'une douzaine de piments enragés, et gros comme le
+poing de poivre de Cayenne; on mêle ça avec le rhum ou le genièvre, et
+mordieu, capitaine, c'est à regretter de n'avoir pas le gosier large,
+large comme une manche à vent, pour s'en abreuver à flots.
+
+--Bigre! ça doit gratter un peu--dit Benoît en hochant la
+tête--(pardonnez-lui ce juron: _bigre_ avec _fichtre_, c'étaient les
+seuls qu'il se permit).
+
+--Du tout, capitaine, c'est un velours, c'est doux comme le duvet d'une
+jeune mouette, un baume pour l'estomac.... J'ai connu un
+quartier-maître-voilier, un nommé _Béquet_, qui s'est guéri avec ça d'un
+affreux catarrhe qu'il avait pris à _Terre-Neuve_ sur un banc de glaces.
+
+--Ça, c'est vrai comme _Catherine_ n'a qu'un oeil. Simon, à ta santé, mon
+garçon.
+
+--Ne me croyez pas si vous voulez.... À la vôtre, capitaine. Mais voyez
+donc quel temps!
+
+--Au fait, Simon, quel joli calme! il fait presque frais; oh! le beau
+soleil!... À ta santé.... Un temps comme celui-là, vois-tu, ça donne
+envie de boire.
+
+--Capitaine, ceci est physique.... Mettez une éponge imbibée au soleil,
+et vous verrez la chose. À la vôtre....
+
+--Ah! Simon... c'est toi qui me fais l'effet de l'éponge, car tu
+t'imbibes joliment--répondit maître Benoît, qui commençait à être fort
+gai, très-gai, on ne peut plus gai.
+
+--Dis donc, Simon....
+
+--Capitaine....
+
+--Si tu es raisonnable et que le père Van-Hop ne m'écorche pas trop en
+revenant de la Jamaïque... nous relâcherons quelque part.
+
+Et en parlant de parcourir ainsi presque le quart du globe, le bonhomme
+n'y mettait pas plus d'importance que s'il eût dit:--En revenant du
+faubourg, si j'ai fait un bon marché, nous entrerons prendre quelque
+chose dans une taverne.
+
+--Vrai... bien vrai?
+
+--Foi d'homme! Simon, et alors... deux ou trois bonnes journées.... Des
+farces--dit à voix basse et mystérieusement Benoît en couvrant à moitié
+sa bouche avec sa main gauche.
+
+--C'est ça, capitaine, des folies, nous rirons, je dépense ma solde en
+deux jours; allez donc, des voitures, des femmes, des oranges, des
+gants, des bas, des chaînes de montres, un castor en poil et des
+bretelles! Allez donc... tout le tremblement à la voile!
+
+--Et c'est vrai, et allez donc--répétait Benoît à moitié gris, en
+frappant sur la table avec son gobelet de fer-blanc.--Et allez donc...
+nous nous amuserons joliment.... Quel beau temps!... Ah! ouf! mais il ne
+faudra pas que Catherine sache... bigre!!!!
+
+--Pardieu... capitaine... je le crois bien.... À sa santé.... Nous
+relâcherons à Cadix.... Ah! capitaine... capitaine, je vous vois déjà
+sur la place San-Antonio.... Tonnerre du diable!... C'est là qu'il y a
+des femmes! des yeux grands comme les écubiers d'une frégate, des
+dents... comme des râteliers de tournage, et puis comme dit la chanson:
+
+ Y una popa,
+ Caramba!
+ Como un bergantin.
+
+Ah! bah! faut jouir de la vie; au bout du mât la hune.
+
+--C'est vrai Simon, d'un jour à l'autre on peut avaler sa gaffe[2]...
+et, bigre! on a raison de!...
+
+À ce moment, le capitaine fut interrompu par un bruit infernal, et le
+brick donna une telle bande sur babord, que les bouts-dehors des basses
+vergues plongèrent d'un pied dans l'eau.
+
+_Benoît_ et _Simon_ s'attendaient si peu à cette effroyable secousse,
+qu'ils furent jetés sur la cloison.
+
+--C'est une saute de vent[3]--cria Benoît tout-à-fait dégrisé et se
+précipitant hors de la dunette.
+
+--Ce qui nous annonce un ouragan.... Ainsi nous allons rire--dit Simon
+en suivant son capitaine.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+ Et la moitié du ciel pâlissait, et la brise
+ Défaillait dans la voile, immobile et sans voix,
+ Et les ombres couraient, et sous leur teinte grise,
+ Tout, sur le ciel et l'eau, s'effaçait à la fois.
+
+ Et dans mon âme aussi, pâlissant à mesure,
+ Tous les bruits d'ici-bas tombaient avec le jour,
+ Et quelque chose en moi, comme dans la nature,
+ Pleurait, priait, souffrait, bénissait tour à tour.
+
+ DE LAMARTINE.--_Harmonies_, liv. II, h. II .
+
+ Hélas! quand la mer roule sur des catholiques,
+ c'est qu'ils sont obligés d'attendre
+ plusieurs semaines qu'une messe leur ôte
+ un boisseau de charbons ardents du purgatoire;
+ car, tant qu'on ignore ce qu'ils
+ sont devenus, les gens ne veulent pas risquer
+ leur argent pour les âmes des morts;
+ il en coûte trois francs pour faire dire une
+ messe!
+
+ BYRON.--_Don Juan_, ch. II , st. LVI .
+
+L'OURAGAN.
+
+
+Heureux matelot! ta vie est accidentée d'une manière si piquante; tout à
+l'heure du calme, du soleil, un balancement doux comme celui qu'une
+jeune Indienne imprime à l'érable rouge festonné de guirlandes d'apios,
+qui cache parmi ses fleurs le berceau de son fils.
+
+Alors l'insouciance, la molle paresse, une causerie sans suite,
+capricieuse et vagabonde; alors tes gais souvenirs de terre, le vieux
+chant de ton pays, et une bouteille de ce genièvre poivré qui réjouit
+tant le coeur et y verse la poésie à flots; car la poésie à toi, bon
+marin, c'est l'espérance!... L'espérance de voir dans l'avenir des
+combats dont tu sors vainqueur, une grosse orgie, un ancrage sûr où ton
+navire puisse dormir pendant que tu sèmes à terre les piastres, les
+gourdes, les onces, les moïdors, que sais-je, moi? car en vérité tu as
+des monnaies de toutes sortes, brave homme; le ciel sait où tu les
+prends.... Enfin, le genièvre te montre tout cela à travers son prisme
+jaune et brillant comme la topaze. Tu poignardes ton ennemi, tu serres
+ton or, tu baises les joues d'une joyeuse fille.... Tiens, des sequins;
+tiens, des peziques... en voici! cordieu! en voici, achète des robes à
+falbalas comme la femme d'un amiral, fais-toi belle et donne-moi le
+bras....
+
+Mais tout-à-coup le ciel se couvre, l'Océan mugit, le vent gronde;
+laisse là ton verre à moitié plein, n'achève ni ton projet, ni ta
+chanson, ni ton sourire, et brave la mort, car elle est menaçante....
+
+Or, aussi à bord de la _Catherine_, on était généralement d'avis qu'elle
+menaçait.
+
+L'équipage monta sur le pont, triste, silencieux, car on n'était pas
+encore au fort du péril, on l'attendait, on le voyait arriver, et cette
+conscience d'un danger prochain, inévitable, avait assombri toutes les
+figures.
+
+Le brick s'était fièrement redressé, quoiqu'il eût perdu son petit mât
+de hune dans la bourrasque. Mais les vagues commencèrent à s'enfler, et
+le ciel se couvrit de vapeurs glauques et rougeâtres comme la fumée d'un
+incendie, qui, se reflétant sur les eaux, voilèrent d'une teinte grise
+et lugubre cet Océan tantôt si frais et si bleu.
+
+--C'est un échantillon de ce que l'ouragan nous promet, et il
+tiendra--avait dit Benoît qui s'y connaissait; aussi, à peine les
+huniers étaient-ils amenés qu'un mugissement sourd se fit entendre, et
+une large zone de nuages sombres, noirs, qui semblait unir le ciel et la
+mer, s'avança rapidement du nord-ouest en chassant devant elle un banc
+d'écume bouillonnante, effroyable preuve de la fureur des vagues qui
+accouraient avec la tempête....
+
+Benoît et Simon se serrèrent la main, en échangeant un coup d'oeil
+sublime.
+
+Ces physionomies, naguère insignifiantes comme la brise folle qui se
+jouait dans les cordages du vaisseau, parurent sortir d'un sommeil
+léthargique; ces hommes vulgaires, ces nains pendant le calme
+grandirent... grandirent avec l'ouragan, et se dressèrent géants
+intrépides au premier choc de la tempête.
+
+Ce qu'il y avait de mesquin et de plat dans la figure du capitaine
+disparut; ce front tout à l'heure stupide se releva brillant d'une
+incroyable audace qui semblait défier le ciel! ce regard terne devint
+éclatant, et un sourire de dédain et de supériorité donna une admirable
+expression à cette bouche si niaise.
+
+C'est qu'aussi, en présence de ces instants décisifs, de ces imminentes
+questions de vie ou de mort, les petits détails de beauté
+conventionnelle s'effacent, l'âme seule se reflète sur le visage, et si,
+au moment du péril, cette âme s'est réveillée puissante et vigoureuse,
+elle imprimera toujours un caractère noble et grandiose aux traits de
+l'homme qui osera lutter contre la nature en furie.
+
+--Enfants,--cria le capitaine, car déjà l'ouragan hurlait plus fort que
+le tonnerre,--enfants, ne craignez rien, ne n'est que de l'eau et du
+vent, dépassez le mât de hune qui nous reste; toi, Simon, cours à
+l'avant, nous essaierons de tenir la cape avec la grand'voile au bas
+ris, tâche de la faire amurer... et toi, timonier, veille bien à la
+barre, mettez-vous deux, trois s'il le faut, pour gouverner; car je
+crois que le vent va s'entêter contre le brick comme un enfant mutin
+contre son père... aussi, mes garçons, ne lui cédons pas... c'est d'un
+mauvais exemple.
+
+À peine Benoît achevait-il ces mots, que l'ouragan tombait à bord.
+
+La _Catherine_ tourbillonna long-temps sur des lames affreuses qui se
+brisaient entre elles, et disparut même au milieu d'une pluie d'écume
+soulevée par la violence de la tempête qui sifflait dans les manoeuvres,
+pendant que les craquements de la membrure se succédaient secs et
+précipités, comme le bruit d'un marteau sur une enclume; inondé par
+d'énormes masses d'eau qui, s'abattant sur le pont avec un horrible
+fracas, le balayaient dans toute sa longueur; soulevé sur le dos
+monstrueux des vagues, et lancé dans un abîme sans fond, le malheureux
+brick semblait devoir s'engloutir à chaque instant.
+
+--Tenez-vous aux haubans et aux râteliers--criait Benoît--ce n'est rien,
+ça rafraîchit, il fait si chaud!... et puis la propreté de _Catherine_
+sera faite pour demain... et vous, loffez... loffez... ou sinon....
+
+Il ne put achever, une montagne d'eau qui s'élevait à la hauteur des
+hunes, déferlant contre la dunette, se déroula sur le pont, le couvrit
+de débris et se retira par la proue en emportant deux hommes qui
+disparurent au milieu des flots; ces deux hommes venaient, je crois,
+d'épouser les deux soeurs, deux Nantaises fraîches et roses; ils
+s'aimaient beaucoup, une forte amitié de matelots; toujours de quart
+ensemble, toujours ivres ensemble, toujours se battant ensemble, l'un
+s'était marié pour faire comme l'autre, l'autre se jeta à l'eau pour
+sauver son ami ou faire comme lui,--se noyer.--Or, ils finirent ainsi
+qu'ils avaient commencé:--ensemble!
+
+Simon s'était fortement accroché à une drisse; quand la vague fut
+écoulée, il se releva fièrement, le front intrépide, ruisselant d'eau,
+ses cheveux collés sur ses joues.
+
+Un matelot, jeté violemment sur la drôme par cette dernière lame,
+s'était cassé le bras, et hurlait très-fort.
+
+--Veux-tu fermer la bouche, braillard--lui dit Simon--ou tu avaleras la
+première _baleine_[4] qui tombera à bord.
+
+Les cris redoublaient.
+
+--Après tout, je m'en moque--dit Simon--fais la pompe si ça t'amuse....
+
+Il fallait bien tâcher de consoler et d'égayer ce pauvre blessé.
+
+--Et toi, mon bon _Caiot_--disait le capitaine Benoît au
+timonier--attention....
+
+--Oh! capitaine--répondit celui-ci en s'essuyant le front--tant que le
+navire gouvernera, _n'y a pas de soin_, ça balance, c'est, sauf respect,
+comme le tape-cul qui est à Nantes au _Panier fleuri_; autant jouer à ça
+qu'à autre chose, et on n'a pas à craindre les plats-dos....
+
+--Défiez-vous... défiez-vous, capitaine--cria Simon, car il vit arriver
+avec fracas une énorme lame qui, se dressant menaçante, resta immobile
+pendant cet espace si court où le sommet est tenu en équilibre sur sa
+base... mais la violence du vent la fit pencher; elle plia sur
+elle-même, se déroula pesamment en poussant devant elle une nappe d'eau
+blanchissante, vint s'abattre avec fracas sur l'arrière du brick, et il
+disparut encore sous cette vague qui tonnait comme la foudre....
+
+La commotion fut si violente, que le safran du gouvernail, heurté par le
+travers, donna une affreuse secousse à la barre: Les trois hommes qui
+la tenaient furent renversés sur le pont, et par suite de ce malheureux
+accident, le brick venant au vent, la grande voile faceilla et fut
+masquée en grand.
+
+Benoît sortait alors de dessous la vague qui venait de se retirer, et
+tenait embrassé le portrait de sa femme, qu'il avait repêché au milieu
+des débris de la dunette:
+
+--Je ne laisse pas comme cela enlever Catherine...--disait-il--car ma
+pauvre épouse....
+
+Il ne put achever, en voyant la position critique du navire.
+
+--Nous sommes perdus--s'écria-t-il, et d'un bond il se précipita sur la
+barre pour laisser arriver et tâcher de démasquer.
+
+Impossible... il était trop tard....
+
+Le grand mât résista, à peine deux secondes, plia... cria... se rompit
+avec un bruit éclatant, brisa le gréement qui se tenait du côté du vent,
+tomba sur le bastingage du babord... et de là dans la mer, en entraînant
+les haubans, qui l'attachaient toujours au navire.
+
+Ce qu'il y avait d'horrible dans cette position, c'est que ce mât,
+poussé par les lames furieuses, allait et revenait contre le brick
+auquel il tenait encore par une partie de ses manoevres, et, agissant
+comme un bélier sur ses flancs, menaçait d'y faire une trouée qui l'eût
+coulé à fond.
+
+Une seule chose restait à faire, c'était de couper les cordages qui
+liaient cette poutre au brick[5].
+
+--Il n'y a pas à balancer, c'est dangereux, mais il y va de notre
+peau--dit Benoît, en s'amarrant aussitôt au bout d'une manoeuvre, et d'un
+saut il fut à cheval sur le bastingage, sa hache à la main.
+
+--_Catherine_ et _Thomas_--dit le brave homme, en enjambant le
+plat-bord--c'est pour vous....
+
+Il s'élança....
+
+Mais une main de fer saisit la corde au moment où il allait sauter, et
+le digne Benoît fut un instant suspendu en l'air, puis halé à bord par
+son ami Simon.
+
+--Ah! gredin--s'écria Benoît--tu veux donc faire sombrer le brick? et il
+dirigea sa hache sur Simon, qui évita le coup....
+
+--Diable! vous devenez vif, capitaine, je voulais vous dire que ce n'est
+pas là votre place.... Pour cette besogne vous ne verriez pas assez
+clair, Catherine et Thomas vous brouilleraient la vue....
+
+Et il sauta sur le bastingage.
+
+--Mon bon Simon--dit Benoît en l'arrêtant par la jambe--jure-moi....
+
+--Sacré mille tonnerres, mille millions, de diables, voulez-vous me
+lâcher?... sacré....
+
+--Ce n'est pas comme ça que je voulais te faire jurer, mais amarre-toi,
+pour l'amour de Dieu... amarre-toi....
+
+Simon ne l'entendait plus, il s'était déjà jeté à la mer, afin
+d'atteindre le mât et de s'y cramponner pour le débarrasser de son
+gréement.
+
+Le vent se calmait, mais la houle était toujours très-forte.
+
+--Pauvre Simon... il est cuit--dit Benoît, en voyant son second, tâchant
+de se tenir à cheval sur cette poutre ronde qui roulait à chaque lame et
+s'avançait vers le flanc du brick.
+
+La position de Simon était horriblement dangereuse, car il risquait à
+tout moment d'être écrasé contre le navire.
+
+--Encore un coup de hache, Simon--criait Benoît--et nous sommes parés.
+Ah... mon Dieu... Simon... Simon... défie la vague... à la mer...
+jette-toi à la mer... tu vas... Simon... Ah!...
+
+Et le capitaine poussa un cri affreux en mettant la main devant ses
+yeux.
+
+Simon avait eu la tête broyée entre le mât et le brick; mais aussi,
+grâce à son intrépide sang-froid, le navire était sauvé d'une position
+bien critique, je vous assure.
+
+L'ouragan s'apaisait peu à peu comme toutes les bourrasques des mers des
+Tropiques qui tombent aussi rapidement qu'elles s'élèvent; le vent se
+régla, les nuages chassèrent rapidement vers le sud.
+
+Quand Benoît eut accordé quelques moments à sa douleur et à ses regrets,
+il fit nettoyer le pont des débris de manoeuvre et de charpente qui
+l'encombraient, amurer la misaine, et, profitant d'un vent bon frais,
+mit le cap au sud-est.
+
+Comme on le pense bien, l'expression grandiose de M. Benoît sembla
+disparaître avec le danger et la tempête;--une fois la brise réglée, le
+navire en route... il redevint l'homme grossier, vulgaire, niais, mais
+honnête, faisant la traite des nègres avec autant de conscience et de
+probité qu'il est possible d'en mettre dans les affaires, et ne croyant
+pas agir plus mal que s'il eût vendu des bestiaux ou des denrées
+coloniales, ne pensant enfin qu'à s'amasser une fortune indépendante
+pour vivre tranquillement le reste de ses jours et assurer l'avenir de
+sa petite famille. Le digne père!
+
+Il veilla toute la nuit et pensa même plus à Simon qu'à sa chère
+Catherine: Simon naviguait avec lui depuis si long-temps! Simon
+connaissait ses habitudes, lui était dévoué, s'occupait des minutieux
+détails de l'emménagement des nègres à bord, avec une patience, une
+humanité qui charmaient le capitaine; jamais les noirs ne manquaient de
+vivres, et, sauf le _déchet_, qu'on ne pouvait éviter, la cargaison
+arrivait toujours aux colonies, grâce à cette paternelle administration,
+arrivait, dis-je, toujours saine et bien portante. Simon était son
+factotum. À Nantes il menait promener Thomas ou allait au marché avec
+madame Benoît, un panier au bras; enfin, Simon était pour le capitaine
+un être inappréciable, un ami véritable et dévoué.
+
+Aussi, en attendant le jour, M. Benoît s'essuya-t-il plus d'une fois les
+yeux.
+
+Il était encore plongé dans ses douloureux regrets, lorsque le matelot
+de vigie cria:--terre à babord.
+
+--Déjà--dit Benoît, en montant sur son banc de quart--je ne me croyais
+pas si près des côtes, heureusement elles sont açores. Toi, timonier,
+tiens cette montagne ouverte d'un quart, avec ce bouquet de palmiers,
+jusqu'à ce que tu arrives à l'embouchure de la rivière Rouge.
+
+--Enfin nous y voilà--dit le capitaine--pourvu que le père Van-Hop ait
+de quoi me radouber et me regréer.... Je ne parle pas du bois
+d'ébène,... c'est le plus fin courtier de la côte d'Afrique, et il
+connaît les bons endroits, le compère... mais, il va m'écorcher. Ah! si
+mon pauvre Simon était là au moins... mais non... plus jamais!... Ah!
+mon Dieu, plus jamais!... comme c'est triste!...
+
+Et le bon homme mouilla son troisième mouchoir à tabac à carreaux bleus,
+précieusement marqué, par sa chère Catherine, d'un C et d'un B en coton
+rouge.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+ Borné dans sa nature; infini dans ses voeux,
+ L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux,
+ soit que, déshérité de son antique gloire,
+ De ses destins perdus il garde la mémoire,
+ Soit que de ses désirs l'immense profondeur
+ Lui présage de loin sa future grandeur.
+
+ DE LAMARTINE.--_Méditation_ II.
+
+ Le commerce, ah! Monsieur, le commerce!
+ c'est le lien des Nations, la fraternité de la
+ grande famille, la providence du pauvre, la sécurité
+ du riche, ah!... Monsieur, le commerce!
+
+ WANDRYK, _Essai d'économie politique pratique._
+
+LE COURTIER.
+
+
+Le soleil se levant pur, radieux, caraissait la surface de l'Océan,
+comme pour le consoler de la tempête de la nuit, et le sourd murmure des
+vagues encore agitées par un reste de houle, ressemblait aux derniers
+grondements d'un chien qui s'apaise à la vue de son maître.
+
+La _Catherine_ entra dans la rivière des _Poissons_, située vers le sud
+de la côte occidentale de l'Afrique, et, remorquée par sa chaloupe,
+commença de remonter le courant pour gagner une petite anse dessinée par
+un des contours du fleuve.
+
+Ce fleuve coulait lentement au travers d'une majestueuse forêt, et ses
+eaux tranquilles reflétaient un ciel bleu, des arbres verts chargés
+d'oiseaux et de fruits de toutes couleurs.
+
+Ici le mimosa aux feuilles grêles et dentelées, l'ébénier avec ses
+élégantes girandoles jaunes, les sabris aux gousses rouges appuyés sur
+des abricotiers sauvages; là des saules courbés par le courant qui
+entraînait leur longue chevelure lisse et argentée, tandis que des
+lianes flexibles les entouraient d'un réseau de fleurs pourpres.
+
+Quelquefois un large et brusque rayon de soleil, perçant ce sombre
+feuillage, l'illuminait en partie, de sorte qu'on pouvait voir la tête
+et le col orangé d'un _didrick_ briller vivement éclairés, pendant
+qu'une ombre capricieuse, venant durement trancher ce coloris éclatant,
+voilait d'une terne demi-teinte le reste de son corps et les longues
+plumes blanches de sa queue.
+
+Ainsi, lorsqu'un rapide jet de lumière, pénétrant par une étroite
+entrée, traverse une salle obscure, on voit aussitôt tourbillonner au
+milieu de l'axe de ce rayon une foule d'atomes scintillants.
+
+Ainsi tout ce qui, dans le bois, se trouvait inondé de cette nappe de
+clarté resplendissante, étincelait de mille feux; c'étaient des
+perroquets rouges agitant leurs ailes d'un noir velouté, des flamands
+roses, des colibris nuancés d'or et d'azur, et des cardinaux incarnats
+avec leur aigrette ondoyante et soyeuse.
+
+Et puis le beau rayon s'arrêtait à la surface du fleuve, s'y
+réfléchissait, jouait un instant, sur des nénufars blancs, des
+campanules bleues, asiles parfumés et flottants d'une myriade d'insectes
+dont les corselets diaprés chatoyaient comme autant de rubis et
+d'émeraudes. Enfin il s'éteignait comme à regret, le beau rayon, en
+laissant sur la surface du fleuve une éblouissante auréole qui
+contrastait avec les ombres vertes et transparentes, projetées par
+l'épaisseur des arbres de la rive.
+
+Quand le brik eut atteint l'endroit désigné pour son mouillage, un petit
+canot, monté par trois marins, remonta plus à l'est le courant du
+fleuve, et arriva bientôt à une partie du rivage qui paraissait mieux
+frayée.
+
+--Sciez... sciez... mes garçons--s'écria Benoît, en se levant du banc de
+l'arrière où il était assis, et donnant une légère impulsion à la barre
+il profita du reste de l'erre de l'embarcation pour accoster.
+
+--Mouille un grappin, _Caiot_--dit-il ensuite à un jeune
+quartier-maître--et si je ne suis pas revenu dans une heure, retourne à
+bord et viens demain matin me prendre ici.
+
+Puis, au moyen d'une planche jetée de la yole au rivage, M. Benoît
+descendit à terre et se mit à suivre un petit sentier dont il paraissait
+connaître parfaitement les détours.
+
+--Pourvu--pensait le digne homme en s'éventant avec les vastes bords de
+son chapeau de paille,--pourvu que ce diable de _Van-Hop_ soit encore à
+son habitation; il doit pourtant savoir que c'est l'époque à laquelle je
+ne manque jamais de venir... quinze jours plus tôt ou plus
+tard...--C'est un drôle de corps que ce père _Van-Hop_, il vit là au
+milieu des bois comme s'il était chez lui; il n'a rien changé de ses
+anciennes habitudes; ça faisait tant, tant rire ce pauvre Simon... ah...
+enfin il faut se faire une raison....
+
+On entendit aboyer un chien.
+
+--Bon!--dit Benoît--je reconnais la voix du vieux César, l'ancien doit
+encore être dans sa cassine.
+
+Les aboiements du chien se rapprochèrent, et l'on distingua en outre une
+voix aigre et perçante, qui disait en grondant:--Ici, César, ici, ne
+vas-tu pas prendre un homme pour une panthère?
+
+Le sentier que suivait le capitaine de la _Catherine_ faisait en cet
+endroit un coude assez brusque, aussi se trouva-t-il tout-à-coup devant
+une maison bâtie en pierre rougeâtre et recouverte d'un toit de plomb;
+de fortes grilles de fer protégeaient les fenêtres, et une large
+palissade semblait défendre l'entrée de cette demeure.
+
+--Eh bien, bonjour, bonjour, père _Van-Hop_--criait Benoît, en tendant
+amicalement la main au propriétaire de cet édifice; mais celui-ci ne
+bougea, et se recula au contraire d'un air maussade comme pour barrer sa
+porte.
+
+Figurez-vous un petit homme sec, grêle, qui ressemblait à une fouine,
+mais propre, mais soigné, mais tiré, comme on dit, à quatre épingles;
+quand il ôta son chapeau de feutre, luisant de vétusté, on vit une
+petite perruque blonde minutieusement peignée: il portait une sorte de
+houppelande grise, à collet, un gilet chocolat à boutons de métal, et
+une culotte de velours foncé, enfin des bottes à revers, un peu
+poudreuses, du linge fort blanc, et de volumineux cachets en graines
+d'Amérique complétaient sa parure.
+
+Il restait là sur le seuil de sa porte, calme et sans crainte, je vous
+le jure; seulement il tenait par contenance un excellent fusil à deux
+coups, avec lequel il badinait, tout en armant et faisant craquer la
+batterie.
+
+Puis il siffla son chien qui s'était mis en arrêt sur maître Benoît.
+
+--Comment--dit ce dernier--comment, père _Van-Hop_, vous ne me
+reconnaissez pas? mais c'est moi... c'est Benoît... votre ami Benoît...
+eh bigre... mettez donc vos lunettes....
+
+Ce que fit prudemment le vieillard; après quoi il s'écria avec un accent
+hollandais fortement prononcé....
+
+--Eh! c'est vous, compère Benoît... mais vous arrivez bientôt... ce
+n'est pas un reproche au moins, au contraire, je suis enchanté de vous
+rendre mes devoirs... mais par quel hasard....
+
+--Un hasard... un hasard de nord-ouest, qui m'a démâté de mon grand mât,
+et m'a poussé chez vous comme si le diable eût soufflé dans ma
+voilure....
+
+--Désolé, mon cher capitaine, désolé; mais ne restez pas à vous rôtir au
+soleil, entrez donc, entrez donc, vous prendrez quelque chose, un pied
+d'éléphant... une tranche de bosse de bison... ou un filet de girafe....
+Holà... holà... _Cham, Stropp_, allons donc, paresseux, servez-nous.
+
+Et à ces cris deux mulâtres qui dormaient sur une natte se levèrent
+lentement pour obéir à leur maître.
+
+Après quelques façons cérémonieuses, telles que--après vous...--non, je
+suis chez moi...--je n'en ferai rien, etc., etc.--_Van-Hop_ et Benoît
+entrèrent dans une maison parfaitement propre et tenue à l'européenne.
+
+Les deux vieux amis s'étant placés devant une table de bois rouge
+soigneusement cirée et honnêtement garnie, la conversation s'engagea.
+
+--Vous dites donc, capitaine Benoît, que votre grand mât?...
+
+--Absent, père Van-Hop, absent; mais ce que je regrette plus que toute
+ma mâture, c'est ce pauvre Simon, vous savez....
+
+--Eh bien... ce que vous appelez _ce pauvre Simon_ est....
+
+--Mort à la mer... mort comme un brave marin, en sauvant le brick....
+Ah!....
+
+Ici, le père Van-Hop articula une espèce d'exclamation sourde et
+caverneuse qu'on pourrait, je crois, formuler ainsi--_Peuh_--mais qui
+exprimait la plus entière indifférence; c'était son habitude quand il
+avait entendu faire une question ou narrer un fait qui ne méritait, à
+son avis, ni intérêt ni réponse....
+
+--_Peuh_--fit donc Van-Hop--faute d'un homme le navire ne reste pas en
+panne... mais faute d'un grand mât, c'est différent.... Aussi ne pouvant
+remplacer votre Simon, je pourrais toujours, je le crois du moins, vous
+fournir un bon mât... voyons... un peu.
+
+Et il tira lentement d'un grand casier un volumineux registre qu'il
+feuilleta quelque temps, puis il posa son doigt décharné sur une des
+pages et continua.
+
+--Oui, j'ai votre affaire, mon brave capitaine, c'est le bas mât d'un
+brick goëlette anglais que le vent a jeté à la côte il y a quelque
+temps, je l'ai en magasin... nous mettrons cela à mille francs... hein?
+c'est donné....
+
+--Bigre! donné... donné... mais vous avez donc un magasin maintenant.
+
+--Peuh--reprit Van-Hop en souriant avec modestie--quand je dis un
+magasin... voyez-vous, je veux dire mon enclos, un coin, où j'ai mis ce
+que j'ai pu retirer de ces débris; j'ai de l'ordre, vous le savez, et
+chez moi tout est casé et étiqueté, et puis j'ai pensé que quelqu'une de
+mes pratiques pourrait en avoir besoin, il ne faut pas songer qu'à soi.
+
+--C'est délicat, et en outre, dans l'occasion, ça rapporte mille
+francs... au moins.
+
+--Peuh--fit le courtier....
+
+--Mais dites-moi, père Van-Hop, une fois mon navire réparé, il me faut
+aussi un chargement.
+
+Alors les petits yeux fauves du vieillard brillèrent de plaisir, son nez
+pointu sembla s'agiter d'un mouvement de merveilleuse olfaction. Il fut
+encore chercher un autre registre coté T N, nº 2, et après l'avoir
+parcouru un instant, il dit en souriant:
+
+--J'ai ce qu'il vous faut, capitaine; mais je ne voulais pas vous
+l'assurer avant d'avoir consulté mon carnet, car j'ai aussi promis un
+chargement à M. Drake, un capitaine anglais, qui doit m'arriver dans une
+quinzaine, et je tiens à remplir mes engagements avec tout le monde....
+Vous ne connaissez pas M. Drake... capitaine?
+
+--Non....
+
+--C'est un fort aimable garçon; par exemple, il est roux, et il louche
+un peu, mais le coeur sur la main, un galant homme, qui ne regarde pas à
+deux noirs de plus ou de moins; il a de la fortune, et fait la traite en
+amateur... parce qu'après tout il faut bien s'occuper à quelque
+chose....
+
+--Payer sa dette à son pays--ajouta Benoît--mais revenons à mon
+chargement.
+
+--Eh bien! digne capitaine, ce chargement est la meilleure, la plus
+favorable occasion du monde; depuis trois mois, les _grands et petits
+Namaquois_ se font une guerre continue, et le roi des grands
+_Namaquois_, mon voisin, à qui j'ai parlé de vous, et qui désire avoir
+l'avantage de faire votre connaissance, capitaine--dit Van-Hop en se
+levant de sa chaise et saluant avec grâce.
+
+--Vous êtes trop honnête... à lui rendre mes devoirs--répondit Benoît
+qui savait vivre.
+
+--Le roi _Taroo_ donc a une admirable partie de petits Namaquois de la
+rivière _Rouge_, dont il se défera au meilleur marché possible; ce sont
+des nègres tous jeunes,... pas trop jeunes pourtant, de vingt à
+trente... des épaules... des poitrails... il faut voir cela, et ensuite
+se nourrissant très-bien, ce qui est rare, et puis très-doux, très-doux;
+mon Dieu! on les mènerait avec un fouet à lanières simples... de vrais
+agneaux... enfin c'est une affaire d'or... ça vous va, n'est-ce pas?
+
+--Y aura-t-il une commission pour vous comme la dernière fois?
+
+--Peuh--fit le courtier--comme je vous attendais d'un moment à l'autre,
+j'ai été au _Kraal_ (village) de _Taroo_, et je l'ai engagé, dans notre
+intérêt commun, à bien diriger ses prisonniers, à les bien soigner, à
+les entretenir le mieux possible; et, vrai, j'ai été dernièrement les
+voir dans leurs parcs... ils sont magnifiques, gras à lard, les
+compères; par exemple, j'ai engagé _Taroo_ a les mettre aux bourgeons de
+calebasse, ça rafraîchit, et donne un beau lustre à la peau.
+
+--Les bourgeons de calebasse ne sont pas méprisables; mais voyez-vous,
+père Van-Hop, de temps en temps deux ou trois figues de Barbarie et un
+grand verre d'eau fraîche, ça vaut peut-être encore mieux... mais il
+faut surtout ne pas oublier le grand verre d'eau après; sans cela, ça
+échauffe horriblement; et puis à terre, il n'est pas mal non plus de les
+faire suer, ça ôte la mauvaise graisse, comme dit le proverbe, _nègre
+gras ne va pas_.
+
+--Possible, capitaine, chacun tond son chien comme il l'entend--reprit
+Van-Hop d'un air piqué.
+
+--Oh! père Van-Hop.... ce n'est pas que je veuille dire que votre
+recette est mauvaise; au contraire, vous vous y entendez... et
+très-bien... vous êtes un malin....
+
+--_Peuh_--que voulez-vous, capitaine, le gouverneur du Cap m'a chassé
+pour une misère; obligé, par la sentence, de m'en éloigner de cinquante
+lieues, je me suis établi dans cette habitation que j'ai achetée d'un
+colon qui redoutait l'entourage; moi, au contraire, au moyen de quelques
+cadeaux, je suis parfaitement avec les hordes voisines; elles n'ont
+aucun intérêt à me faire du mal, puisque je les aide à se débarrasser de
+leurs prisonniers, et après tout je rends service à tout ce monde-là;
+autrefois ils se mangeaient comme des bêtes féroces, et les _Namaquois_
+de la _rivière Rouge_ font encore de ces plaisanteries-là, parce qu'ils
+n'ont aucun moyen d'exportation.
+
+--Bien--se dit Benoît _à parte_--j'ai furieusement envie de rôder par
+là.... C'est une terre promise, j'y aurai le bois d'ébène pour rien,
+j'en suis sûr.
+
+Et il reprit haut:--Comment! ils se mangent? brrrrr... brrrrr... ça fait
+frémir.
+
+--Je le crois bien, aussi il faut voir comme les _grands Namaquois_ se
+défendent, se tuent même, plutôt que de se rendre à leurs ennemis.
+
+--Il faut pourtant espérer que les _petits Namaquois_ finiront par se
+civiliser--observa judicieusement Benoît--par se vendre....
+
+--Parbleu! au moins ça profite à quelqu'un.
+
+C'est ce que je me tue à leur expliquer; en Europe, s'ils ne se
+vendaient pas, on n'en achèterait pas.... Sortez de là si vous pouvez.
+
+--Tenez, voyez-vous, capitaine, dans votre Europe, ils sont cent fois
+plus sauvages que les nègres.... Ah ça... que m'apportez-vous en
+échange?
+
+--Comme à l'ordinaire, des quincailleries, des verroteries, de la
+poudre, des fusils, du plomb en saumon et du fer en barre.
+
+--Très-bien; alors, mon ami, nous nous occuperons d'abord de mettre
+votre brick en état; pendant ce temps-là, j'irai prévenir le roi Taroo
+d'amener ses noirs. Ah ça, vous me restez à souper et à coucher. Demain,
+au point du jour, vous retournerez à votre bâtiment, et moi j'irai au
+Kraal.... C'est convenu... vous le savez, je suis rond en affaire.
+
+Les deux négociants causèrent longuement, soupèrent bien, et furent se
+coucher un peu ivres.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+ Qu'ils sont doux, mais qu'ils sont rapides
+ les moments que les frères et les soeurs passent
+ dans leurs jeunes années, réunis sous
+ l'aile de leurs vieux parents! La famille de
+ l'homme n'est que d'un jour;--le souffle de
+ Dieu la disperse comme une fumée: à peine
+ le fils connaît-il le père, le frère la soeur.
+ Le chêne voit germer ses glands autour de
+ lui: il n'en est pas ainsi des enfants des
+ hommes!
+
+ CHATEAUBRIAND.--_René_.
+
+ --Foi de Dieu, compère, la génisse et le
+ veau cinquante écus marqués?
+
+ --Non, cinquante-cinq....
+
+ --Cinquante.
+
+ --Cinquante-cinq..., c'est donné.
+
+ --Cinquante....
+
+ --Allons, mettons-en cinquante-deux,
+ compère, et rompons la paille.... Nous demanderons
+ ensuite une cruche de vin et une galette
+ de blé noir.
+
+ --Tope,... compère..., ma croix en Dieu.
+
+ --Tope, compère, ma croix en Dieu.--Paille
+ rompue, marché fait.
+
+ CONAM-HEC.--_Moeurs bretonnes_.
+
+LA VENTE.
+
+
+Deux jours après l'entrevue du capitaine Benoît et du respectable
+_Van-Hop_, la _Catherine_ se balançait sur les eaux tranquilles de la
+_rivière aux Poissons_, et, grâce au bas mât de la corvette anglaise
+que le courant avait apporté jusqu'à la hauteur du brick, qui fut ainsi
+remâté au moyen de deux _bigues_ dressés sur les gaillards, il était
+impossible de retrouver à bord la moindre trace des ravages de
+l'ouragan.
+
+Les caillebottis et les panneaux avaient été enlevés, afin d'aérer et de
+sanifier la cale, pendant que l'équipage remplissait les barriques d'une
+eau pure et fraîche. On allait en consommer une si grande quantité!!!
+
+Il était environ midi, et le capitaine Benoît, légèrement vêtu,
+s'occupait à remettre sa dunette en ordre, à poser une foule de clous
+dont la destination était d'avance invariablement fixée; puis il
+s'arrêtait pour considérer un instant le portrait de Catherine et de
+Thomas, et recommençait à ranger, frotter, étiqueter.
+
+Malheureusement, le matelot de veille à l'avant du brick vint l'arracher
+à ces touchantes et modestes occupations d'intérieur, pour lui annoncer
+qu'une pirogue accostait à babord.
+
+C'était un des mulâtres de _Van-Hop_, qui, saluant Benoît, lui dit:
+
+--Mon maître vous attend... capitaine....
+
+--Enfin... il est donc arrivé, le vieux serpent! Je n'y comptais plus.
+
+--Capitaine, il revient du _Kraal_ au moment même avec beaucoup de noirs
+et le roi _Taroo_ qui les escorte; ils n'attendent que vous et les
+marchandises, capitaine.
+
+--_Caiot_--dit Benoît à son quartier-maître, grand et beau garçon qui
+remplaçait le pauvre Simon comme lieutenant du capitaine...--_Caiot_,
+fais armer la chaloupe, mets-y neuf hommes, et embarque à bord les
+caisses et ballots que tu trouveras dans les soutes.
+
+--On est paré--dit _Caiot_ au bout d'une demi-heure.
+
+--Ah ça, mon garçon--reprit le capitaine--je te laisse à bord; fais
+toujours bien aérer l'entrepont, préparer les barres de justice, les
+fers, les menottes; que tout cela soit propre, convenable, décent; enfin
+qu'ils se trouvent ici comme chez eux... ou à peu près.
+
+--_N'y a pas de soin_, capitaine, ça sera gréé à donner envie d'y
+fourrer les pieds et mains; je vais faire balayer le lit de ces
+_messieurs_, et il faudra qu'ils soient bien difficiles s'ils ne sont
+pas contents, car les draps ne feront pas de plis, je vous jure.
+
+--C'est cela, mon garçon; avant tout, l'humanité, vois-tu, parce
+qu'enfin ce sont des hommes comme nous, et une bonne action trouve tôt
+ou tard sa récompense...--ajouta Benoît de la meilleure foi du monde.
+
+Quand les marchandises furent arrimées à bord de la chaloupe, et que
+plusieurs matelots s'y furent placés, M. Benoît descendit dans sa yole,
+et, devançant l'autre embarcation, arriva bientôt près de M. Van-Hop,
+qui l'attendait à sa porte.
+
+--Allons donc, allons donc, capitaine; arrivez donc, flâneur.
+
+--C'est bien plutôt vous, père Van-Hop; deux jours... deux jours
+entiers....
+
+--Si vous croyez que les affaires vont vite avec ces gaillards-là, vous
+vous trompez; ils sont plus adroits qu'on ne le pense, diable! Mais
+enfin le roi Taroo est là dans ma case; vous allez le voir et vous
+entendre avec lui.... Mais vos marchandises!
+
+--Ma chaloupe les apporte; j'ai laissé un homme dans la yole pour
+montrer le chemin aux autres et les conduire ici.
+
+--Avec les marchandises?
+
+--Sans doute... soyez tranquille....
+
+--Bien... très-bien.... Maintenant je vais vous présenter à Sa
+Majesté....
+
+--Dites-moi donc, compère, je ne suis guère en toilette pour me
+présenter devant Sa Majesté... j'ai une barbe de sapeur... et puis une
+veste....
+
+Allez donc, allez donc... ne voulez-vous pas lui donner dans l'oeil...
+vieux coquet?--dit plaisamment le courtier en poussant Benoît dans
+l'intérieur de la maison.
+
+Le roi Taroo, majestueusement assis sur la table (au grand déplaisir de
+Van-Hop), les jambes croisées comme un tailleur, fumait dans une grande
+pipe.
+
+C'était un fort vilain nègre de quelque quarante ans, paré de son mieux,
+fièrement coiffé d'un vieux chapeau à trois cornes chargé de petites
+plaques de cuivre, et portant pour tout vêtement une grande canne à
+pomme argentée et un lambeau de ceinture rouge qui lui ceignait à peine
+les reins.
+
+Comme le courtier parlait fort agréablement namaquois, il servit
+d'interprète; et, après une heure de vive et chaleureuse discussion, on
+convint de se fier aux lumières de Van-Hop, qui devait rédiger les bases
+du traité consenti de part et d'autre. Il tira donc une écritoire de
+corne d'un secrétaire de noyer, tailla soigneusement une plume qu'il
+approcha vingt fois de ses yeux, et qu'il imbiba d'encre, à la grande
+satisfaction de Benoît, dont la patience était à bout.
+
+Puis il lut lentement ce qui suit à Benoît, après l'avoir préalablement
+traduit, au roi Taroo.
+
+_Sur l'habitation de l'Anse aux Prés, e... etc._
+
+_Moi, Paul Van-Hop, agissant au nom de... Taroo_ (nom de baptême en
+blanc), _chef du Kraal de Kanti-Opow, tribu des grands Namaquois, je
+vends au nom dudit Taroo, à M. Benoît... (Claude-Borromée-Martial),
+capitaine du brick la_ Catherine, _savoir:_
+
+_Trente-deux nègres, race de petits Namaquois, sains, vigoureux et bien
+constitués, de l'âge de vingt à trente ans; ci contre_. 32 _nègres_.
+
+Item: _Dix-neuf négresses à peu près du même âge, dont deux pleines et
+une ayant un petit de quelques mois... que le vendeur donne, noblement
+par dessus le marché; ci-contre_. 19 _négresses_.
+
+Item: _Onze négrillons et négrillonnes de neuf à douze ans; ci-contre_.
+11 _négrillons_.
+
+_Total_, 32 _nègres_, 19 _négresses_, 11 _négrillons_.
+
+Et le courtier accentuait son addition comme s'il eût dit:
+
+Total: 32 livres 19 sous 11 deniers.
+
+_Lesquels il livre audit Benoît (Claude-Borromée-Martial) moyennant_...
+
+Ici le courtier fut interrompu...
+
+--Mon bon Van-Hop--dit le capitaine--ajoutez: et à dame _Catherine
+Brigitte Loupot_, son épouse, comme étant en communauté de biens,
+meubles et immeubles....
+
+--Ce n'est pas la peine... M. Benoît.
+
+--Si fait, car je dois bien ça... à ma pauvre épouse....
+
+--Comme vous voudrez....
+
+Le chef Taroo, s'étant fait expliquer par Van-Hop le sujet de la
+discussion, et n'y comprenant rien du tout, but deux verres de rhum.
+
+Le courtier continua après avoir accédé au désir de Benoît, et mentionna
+dame Catherine-Brigitte Loupot. Il reprit:
+
+_Moyennant:_
+
+_Vingt-trois fusils complets, garnis de leur baguette, batterie et
+baïonnette;_
+
+--_Cinq quintaux de poudre à tirer_;
+
+--_Vingt quintaux de fer en barre;_
+
+--_Quinze quintaux de plomb en saumon,_
+
+_Et six caisses de verroteries, colliers, bracelets en cuivre et en fil
+de laiton, qu'il s'oblige à remettre à moi, Van-Hop (Paul), agissant au
+nom et place du chef_ Taroo.
+
+Item: _Pour mes frais de commission, déplacement, etc., ledit Benoît
+s'engage à me remettre, dans les vingt-quatre heures, la somme de mille
+livres en argent monnoyé et ayant cours, sans préjudice du marché fait,
+pour lui avoir fourni les matériaux nécessaires pour radouber et remâter
+son brick._
+
+_Fait double entre nous, etc._[6]
+
+Ceci lu et entendu, le chef Taroo agita la tête, et, levant un bras en
+signe d'acquiescement, pinça le nez de l'époux de Catherine, qui
+répondit à cette royale faveur par un salut fort courtois.
+
+--Voici la plume, capitaine--dit Van-Hop--maintenant: signez.
+
+--Tout cela est bel et bon, mais avant de signer, je voudrais voir nos
+_messieurs_ et nos _madames_.
+
+--Rien de plus juste, capitaine, je ne suis pas de ces gens qui, comme
+on dit conseillent d'acheter chat en poche... venez par ici... vous les
+examinerez tout à votre aise.
+
+Ils s'approchèrent alors de l'enclos où l'on avait provisoirement
+renfermé les noirs.
+
+Hommes, femmes, enfants, étaient étendus à terre, les mains liées
+derrière le dos par une corde qui, leur entourant aussi les pieds de
+noeuds assez lâches pour qu'ils pussent marcher, remontait encore faire
+le tour du col et se rattachait enfin au gros palmier qu'on leur faisait
+porter en route sur les épaules, par mesure de prudence.
+
+Benoît examina ces noirs en fin connaisseur.
+
+Il leur fit craquer leurs articulations pour juger de la souplesse des
+membres, puis ouvrir la bouche afin de voir l'état des dents, du palais
+et des gencives;
+
+Élever et abaisser les paupières dans le but de s'assurer si le globe de
+l'oeil était pur et limpide;
+
+Regarda la plante de leurs pieds pour y être certain qu'il n'y avait
+aucune trace de _chiques_ ou insectes malfaisants qui déposent leurs
+oeufs sous l'épiderme, et causent ainsi du violentes maladies...
+quelquefois le tétanos... par exemple;
+
+Leur frappa doucement le sternum et écouta si la poitrine résonnait _bon
+creux_;
+
+Leur mit le genoux sur l'estomac, sans appuyer trop fort... (oh non
+certes, le cher homme!) mais seulement pour juger si, malgré cette
+pression, la respiration s'échappait facile et sonore....
+
+Enfin, il s'occupa encore long-temps d'apprécier ou de découvrir une
+foule de défauts ou de qualités qu'il nous est impossible d'énumérer
+ici.
+
+Pendant ce long et consciencieux examen, que nous venons de décrire en
+partie, Benoît avait quelquefois souri d'un air de satisfaction: deux
+fois même, à la vue d'une belle et forte nature d'homme, il allongea ses
+lèvres en faisant entendre un léger sifflement admiratif; d'autres fois,
+au contraire, ses sourcils s'étaient contractés, et un énergique hum,
+hum, ou une forte inclination de la tête sur la clavicule gauche avaient
+témoigné de son mécontentement.
+
+Pourtant après quelques réflexions, employées sans doute à supputer les
+chances probables de son marché, il dit à Van-Hop:--J'accepte, compère,
+et vous faites une affaire d'or....
+
+--Peuh... mais, capitaine, avant de partir, examinez donc un peu, je
+vous prie, ce gaillard que le chef _Taroo_ ma donné pour épingles. C'est
+un des plus beaux nègres que j'aie vendus de ma vie; voyez, c'est fort
+comme un bison, grand comme une girafe; mais, par exemple, il est si
+têtu, si têtu, qu'après l'avoir roué de coups, pour l'engager à se
+servir de ses jambes, le roi Taroo a été réduit à le faire apporter ici
+comme un jeune taureau récalcitrant, tenez... plutôt....
+
+Et il lui montrait un nègre qu'on pouvait juger d'une haute et puissante
+stature quoiqu'il fût courbé en deux, ayant les pieds et les mains
+joints et attachés ensemble.
+
+--C'est, je crois, continua Van-Hop, le chef du Kraal ennemi, un petit
+Namaquois; il s'entête, mais quinze jours de régime du bord et des
+colonies, il deviendra doux comme une gazelle.
+
+Taroo, qui les avait suivis, après s'être ingéré de glorieuses rasades
+d'eau-de-vie, s'approcha, et la vue de son ennemi rallumant sans doute
+sa colère et sa haine, il se mit à injurier et menacer bien
+grossièrement le petit Namaquois, mais celui-ci fermait les yeux avec
+une dignité stoïque, et ne répondait à ces invectives que par un chant
+triste et doux.
+
+Ce sang-froid irrita fort le chef Taroo, qui lança une pierre au
+malheureux noir, mais comme elle ne l'atteignit pas, il allait sans
+doute recommencer, lorsque Van-Hop le prit par le bras et lui dit, en
+bon namaquois:
+
+--Doucement, doucement, grand chef, ce prisonnier est à moi maintenant,
+et vous allez me le détériorer... ne confondons pas, s'il vous plaît.
+
+Taroo continua ses cris et ses menaces; ces mots surtout: ATAR-GULL,
+revenaient sans cesse au milieu de ses hurlements sauvages.
+
+--Que diable chante-t-il là? demanda Benoît.
+
+--C'est son nom... il l'appelle à ce qu'il paraît ATAR-GULL.
+
+--Drôle de nom, le premier petit chat qui naîtra de _Moumouth_, c'est le
+chat angora de ma femme, père Van-Hop... je l'appellerai... comment
+dites-vous?
+
+--ATAR-GULL... Dites comme moi... tenez: Atar....
+
+--Atar....
+
+--Bien, très-bien;... Atar... Gull....
+
+--Atar... Gull... Atar Gull....
+
+--Parfait....
+
+--Je le dirai comme ça jusqu'à demain: Atar-Gull; Atar-Gull, c'est égal
+c'est un bien drôle de nom.... Ah ça, combien voulez-vous du compère?...
+
+--Voyons, pour vous, et à cause de votre épouse, mettons cent piastres.
+
+--Cent piastres!... et moi que gagnerais-je donc? Mon Dieu... cent
+piastres... cent piastres!
+
+--Vous le vendrez trois cents à la Jamaïque.... Tenez, comme c'est bâti!
+quelles épaules! quels bras! il est un peu maigre, mais quand il aura
+repris.... Vous verrez... d'abord je vous jure qu'il a du fond....
+
+--Quatre-vingts piastres, et c'est une affaire arrangée, père Van-Hop,
+et vraiment c'est une folie; mais tenez, pour le dire entre nous,
+j'emploierai mon gain a acheter des marabouts et un cachemire que je
+destine à madame Benoît, et puis à faire construire un petit canot pour
+Thomas, qui est fou de marine.
+
+--Allons.... Ah... vous faites de moi tout ce que vous voulez, mais vous
+êtes si bon mari, si bon père... qu'on ne peut rien vous refuser... va
+pour quatre-vingts gourdes.... C'est donné.
+
+Enfin l'affaire conclue, les marchandises livrées à Van-Hop, car Taroo,
+à force de goûter le rhum, était tombé ivre mort; les nègres rafraîchis,
+Benoît obtint que l'escorte du chef de Kraal se joindrait à ses huit
+matelots pour conduire par terre les nègres vendus jusqu'au mouillage
+de la _Catherine_; là, ils devaient être embarqués ou hissés à bord,
+selon la bonne volonté ou la résistance de chacun.
+
+Quant à _Atar-Gull_, un fin _serpent_, comme avait dit le chef _Taroo_,
+Benoît le fit porter à bord de la chaloupe, et le recommanda
+particulièrement à la surveillance du patron.
+
+Toutes ces petites dispositions prises, l'argent compté, les échanges
+faites, Benoît et Van-Hop n'avaient plus qu'à se séparer, jusqu'à la
+première traite, d'autant plus que le capitaine voulait profiter de la
+marée et d'une bonne brise d'est; or, suivant ce sage axiome, _que le
+vent n'attend personne_, il tendit cordialement la main au courtier:
+
+--Allons, père Van-Hop... au revoir.
+
+--Et Dieu fasse que ce soit bientôt, digne capitaine.
+
+--Encore une poignée de main; c'est plaisir que de traiter avec vous,
+père Van-Hop.
+
+Ce bon capitaine, ça me fend le coeur de vous voir partir; mais tenez,
+encore deux ou trois ans de séjour sur la côte, et après vous
+m'emmènerez avec vous en Europe....
+
+--Bien vrai... ce sera une fameuse partie, nous rirons, allez... mais je
+bavarde, et je devrais déjà être à mon bord.... Adieu, adieu, mon
+vieux....
+
+Et ils s'embrassèrent à s'étouffer, c'était à arracher des larmes, à
+attendrir un coeur de roche.
+
+Tenez, père Van-Hop, avec ces bêtises-là vous me feriez pleurer comme un
+veau.... Adieu--dit brusquement Benoît--et d'un saut il fut dans sa
+yole qui descendit le courant du fleuve avec rapidité.
+
+--Encore adieu, digne capitaine--criait Van-Hop, en le saluant de la
+main--bien des choses à madame Benoît, bon voyage....
+
+--Au revoir, compère--répondait Benoît, qui de son côté agita son
+chapeau de paille tant qu'il put apercevoir le courtier sur le rivage.
+
+Deux heures après tous les noirs étaient dûment embarqués, arrimés,
+encaqués dans le faux pont de la _Catherine_, les nègres à babord et les
+négresses à tribord; quant aux négrillons, on les laissa libres.
+
+Atar-Gull fut séparément mis aux fers.
+
+Il est inutile de dire que pendant toutes ces manoeuvres, les noirs
+s'étaient laissé prendre, mener, hisser et enchaîner à bord avec une
+insensibilité stupide: ne pensant pas qu'on pût avoir d'autre but que
+celui de les dévorer, ils mettaient, selon la coutume, tout leur courage
+à rester impassibles.
+
+Avant de lever l'ancre, M. Benoît fit faire une bonne distribution de
+morue, de biscuit, et d'eau mêlée d'un peu de rhum.
+
+Mais presqu'aucun nègre n'y voulut toucher, ce qui n'étonna pas le digne
+capitaine, car les noirs, on le sait, restent ordinairement les cinq ou
+six premiers jours du voyage à peu près sans manger; aussi c'est alors
+que le _déchet_ est le plus à craindre; ce moment passé, sauf quelques
+fâcheux résultats de la chaleur et de l'humidité, la proportion des
+pertes est fort minime.
+
+Enfin il mit à la voile par un joli vent frais de sud-est, vers les
+trois heures du soir, et à six heures..... au coucher du soleil, la côte
+d'Afrique ne se dessinait plus au loin que comme une ligne brumeuse et
+étroite.
+
+
+
+
+LIVRE II.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+ Si mon songe de bonheur fut vif,
+ il fut de courte durée.
+
+ CHÂTEAUBRIAND.--_Atala_.
+
+ --Vous voulez être riche?
+
+ Elle l'était, la coquine, deux fois
+ plus qu'elle ne le méritait.
+
+ --Et vous le serez: puisque c'est
+ l'or que vous aimez, il faut aller vous
+ chercher de l'or.
+
+ DIDEROT.--_Ceci n'est pas un
+ conte_.--Vol. VII.
+
+L'INCONNUE.
+
+
+Dors, va, dors en paix, brave capitaine; allonge tes membres engourdis
+sur la toile fine et blanche tissée par ta Catherine. La vois-tu assise
+au coin d'un feu pétillant, dans les longues soirées d'hiver, l'oeil
+fixe, humide; elle quitte quelquefois le travail pour attacher un long
+regard sur ton portrait, tout en jouant avec l'épaisse et rude chevelure
+de _Thomas_, pendant que _Moumouth_, grave et silencieux, lèche et polit
+sa fourrure soyeuse et bigarrée.
+
+Alors elle calcule sans doute avec angoisse le terme de ton voyage, la
+vertueuse épouse! C'est qu'aussi tu l'aimes tant, ta digne femme! pour
+elle, tu braves des dangers sans nombre; pour elle, capitaine Benoît, tu
+te voues corps et âme à un métier atroce, tu passes pour un brigand,
+pour un ignoble vendeur de chair humaine, toi... toi, dont l'âme est si
+naïve et si pure! Tu devras rendre, il est vrai, un bien effrayant
+compte devant Dieu!... mais tu auras au moins procuré à Catherine une
+douce et paresseuse existence. Tu seras tout consolé, brave homme, et tu
+grimaceras encore ton honnête sourire au milieu des flammes de Lucifer,
+en voyant peut-être Catherine, assise dans le ciel, pêle-mêle avec les
+blonds chérubins aux ailes de moire et d'azur.
+
+Comment aussi le retour d'un pareil mari ne ferait-il pas époque dans
+une famille?
+
+Je ne saurais pourtant vous dire au juste si Catherine espère ou redoute
+ce bienheureux retour... peut-être le sait-il... ce grand canonnier de
+marine étendu complaisamment dans le fauteuil unique de M. Benoît,
+coiffé de la _gorra_ de M. Benoît, fumant enfin, dans la meilleure pipe
+de M. Benoît, du tabac de M. Benoît; alors, que Thomas et Moumouth
+regardent par moments cet intrus d'un air craintif et colère.
+
+Eh! mais j'y pense; si, pendant que le brave capitaine trafique avec le
+père Van-Hop, affronte les tempêtes... Catherine... le?...
+
+Bah... bah... dors, va; dors, Claude; dors, Martial; dors, Borromée;
+rêve, rêve le bonheur et la fidélité de ta femme... Un songe heureux,
+vois-tu, frère, c'est encore ce qu'il y a de plus positif dans notre
+tant joyeuse existence... dors, la brise fraîchit, ton autre Catherine
+est en route (et elle est doublée et chevillée en cuivre, celle-ci!...)
+
+Bonne! bonne _Catherine_, elle n'est pas coquette non plus celle-ci. Oh!
+mon Dieu, tous les ans, une pauvre couche de goudron, quelques voiles
+neuves, un coup de peigne dans son gréement, et la voilà pimpante et
+proprette, toujours douce, soumise, obéissante... Ah! digne Benoît,
+c'est à celle-ci que tu devrais borner tes amours... Au lieu de ton gros
+Thomas, tu te serais donné un joli petit sloop, vif, léger, hardi, qui
+eût voltigé autour de ton brick comme un jeune Alcyon auprès de sa mère.
+
+Cette Catherine-ci aurait reçu dix, vingt, trente canonniers... que tu
+n'en eusses pas été jaloux... Certainement non, au contraire, comme vont
+le prouver les événements.
+
+Enfin, dors toujours... le soleil va se lever pur et radieux, si j'en
+crois cette légère vapeur et cette teinte de pourpre qui lutte à
+l'orient contre les dernières ombres de la nuit, et fait pâlir les
+étoiles.
+
+Dors, capitaine; ton second, ton autre Simon, ton fidèle _Caiot_ veille
+pour toi, veille pour tous...
+
+Depuis quelques instants, lui et sa longue-vue, incessamment braqués
+vers le sud-est, observaient dans cette direction avec une infatigable
+curiosité.
+
+--«Je donnerais mon quart de vin pendant huit jours--se disait
+Caiot--pour que le soleil fût haut... Par tous les saints du
+calendrier, il me semble pourtant voir quelque chose... non... si...
+diable de brume... une fois le soleil levé, je serais sûr... allons
+encore... ah! voici enfin une clarté de crépuscule; gueux de fanal, sors
+donc... sors donc... ah! enfin le voilà... est-il rouge ce matin!...
+mais oui... oui... je distingue parfaitement.... c'est une goëlette tout
+au plus à un mille de nous... ah ça... mais... je n'ai jamais vu de
+voilure comme la sienne.... quelles basses voiles... quels huniers!
+quelle mâture penchée sur l'arrière!...
+
+Et en énumérant ces singulières qualités, la figure de Caiot prenait peu
+à peu une expression d'étonnement nuancée d'une légère teinte de
+frayeur.
+
+--Mais--reprit-il en braquant de nouveau sa lunette--elle a l'air
+d'avoir le même cap que nous! on dirait qu'elle navigue dans nos eaux,
+_n'y a pas de soin_; mais il faut toujours prévenir le capitaine.»
+
+D'un bond, Caiot fut à la porte de la dunette; et, après sept minutes
+d'un bruit à réveiller un chanoine, la porte s'ouvrit lentement, et M.
+Benoît apparut sur le pont, tout étonné, débraillé, ébouriffé, se
+tordant les bras, se frottant les yeux encore lourds de son bon gros
+sommeil, et entremêlant cette expressive pantomime de oh!... de brrrr...
+de ah!... il fait frais... brrrr... etc.
+
+--Bigre de Caiot--dit enfin le capitaine qui commençait à avoir des
+idées claires et lucides.
+
+Or, je ne suis pas superstitieux; mais il me semble peu convenable de
+saluer le soleil par un quasi juron, par--bigre de Caiot--car je me
+rappelle toujours en tremblant le sort de ce pauvre Simon (que les
+flammes de l'enfer ne lui soient pas trop ardentes!)
+
+--Bigre de Caiot--fit donc le capitaine--je dormais si bien... Enfin,
+que me viens-tu chanter?
+
+--Je crains que ce ne soit une drôle de ronde.... capitaine; c'est une
+goëlette qui paraît vouloir...
+
+--Ah! mon Dieu... une goëlette... c'est peut-être celle que nous deux ce
+pauvre Simon nous avions déjà signalée!
+
+--C'est possible, capitaine; voici la longue-vue...
+
+--Donne... donne, mon garçon..., ah! mais... oui... bigre... c'est bien
+cela; et tu dis qu'elle a l'air de nous suivre?
+
+--Voyez plutôt, capitaine.
+
+--Ça ne dit rien, on peut faire la même route sans pour cela suivre les
+gens comme des voleurs à la piste.
+
+--Si vous m'en croyez, capitaine, nous laisserons porter un quart de
+plus, nous virerons de bord s'il le faut; et si elle imite en tout notre
+manoeuvre, nous serons bien sûrs alors qu'elle veut nous appuyer une
+chasse. Hein?
+
+--Pourquoi faire? nous chasser! ce n'est pas un bâtiment de guerre
+préposé pour empêcher la traite, c'est tenu comme une piguière; si c'est
+un pirate, il doit bien voir à notre air d'où nous venons, et qu'il n'y
+a rien à faire ici pour lui...
+
+--Dam, capitaine... voyez... mais elle approche... elle nous gagne...
+c'est celle-là qui a des jambes... bon, voilà qu'elle grée ses
+catacoës... et toujours le cap sur nous; c'est là que je reconnais
+l'entêtement?--dit Caiot en agitant son index.
+
+--Écoute, garçon, fais venir un peu au vent, après laisse arriver;
+virons enfin de bord... et si elle nous suit toujours, nous lui
+demanderons ce qu'elle nous veut; n'est-ce pas?... c'est plus franc...
+
+D'après cette décision, la _Catherine_ se mit à louvoyer.
+
+Vous vous êtes quelquefois trouvé la nuit, par un ciel voilé, dans une
+de ces longues rues de Cordoue si sombres et si étroites, errant avec
+insouciance et entendant sans l'écouter le bruit sonore et cadencé de
+vos pas, qui retentissait sur les larges dalles des trottoirs.
+
+Abîmé dans une douce et amoureuse pensée; vous marchiez toujours; mais
+votre imagination s'égarait ailleurs, soulevait peut-être cette jalousie
+verte, ces lourds rideaux de soie... que sais-je, moi?
+
+Lorsqu'un autre bruit de pas qui semblait être l'écho de votre marche,
+écho d'abord lointain, puis plus proche, puis enfin tout près de vous,
+appelait votre attention, et vous tirait d'une ravissante rêverie, sans
+doute.
+
+Alors, redressant la tête, élevant votre cape sur vos yeux, et cherchant
+dans votre poche la crosse mignonne et ciselée d'un pistolet,
+chef-d'oeuvre d'Ortiz père, doyen des armuriers de Tolède, vous
+ralentissiez fièrement le pas...
+
+On ralentissait le pas derrière vous.
+
+Vous le doubliez...
+
+On le doublait.
+
+Vous quittiez le trottoir gauche...
+
+On quittait le trottoir gauche.
+
+Vous alliez à droite...
+
+On allait à droite...
+
+Vous reveniez à gauche..
+
+On revenait à gauche...
+
+Las enfin, et prenant le milieu de la rue, car, en Espagne, les entrées
+de porte sont dangereuses, vous vous retourniez bravement en disant au
+fâcheux:--Seigneur cavalier; que veut votre grâce?
+
+Et sa grâce pouvait voire luire dans l'ombre le canon damasquiné du
+chef-d'oeuvre d'Ortiz père.
+
+--Alors ici le drame se simplifiait ou se compliquait singulièrement.
+
+Eh bien! la _Catherine_ avait exactement agi sur l'Océan comme vous
+aviez agi dans la rue de Cordoue; elle avait
+louvoyé,--viré,--tourné;--la damnée goëlette avait
+louvoyé,--viré,--tourné.
+
+Or le capitaine Benoît, ne conservant plus aucun doute sur les
+intentions de ce navire, n'imita pas votre impertinente fanfaronnade;
+d'abord parce qu'il n'avait pas de canons à bord, et qu'il s'était
+aperçu, dans les différentes manoeuvres exécutées par la goëlette,
+qu'elle avait des canons et beaucoup.
+
+Et puis l'âge et l'expérience avaient mûri cette vieille tête grise;
+aussi ordonna-t-il simplement à Caiot de mettre dehors toutes les voiles
+du brick, et de tâcher d'échapper par la fuite à cet infernal curieux.
+
+C'était, vous voyez, un moyen que vous pouviez encore employer pour
+dénouer le drame de la rue de Cordoue.
+
+Le brick marchait comme un poisson; mais la goëlette volait comme un
+oiseau, et on voyait même qu'elle ne déployait pas encore toutes ses
+ressources, se contentant d'observer toujours une honnête distance entre
+elle et le brick.
+
+Celui-ci se couvrit de toile; elle, sans efforts, avec calme, sans
+paraître augmenter sa voilure... doubla sa vitesse et se maintint
+toujours à la même portée.
+
+--C'est infernal--disait Benoît qui, ne comprenant rien à cette
+manoeuvre, voyait l'immense supériorité de la goëlette sur son
+brick...--Puisqu'elle marche mieux que moi, pourquoi ne pas profiter de
+son avantage, et me dire tout de suite ce qu'elle veut... au lieu de
+s'amuser avec _Catherine_ comme un chat avec une souris.
+
+Il ne croyait pas dire si juste, le pauvre homme.
+
+--Capitaine... tenez... tenez, la voilà qui ouvre la bouche--dit Caiot
+en voyant l'éclair qui précède un coup de canon...--_n'y a pas de
+soin_--dit-il en levant la tête au long sifflement qui cria dans les
+cordages.
+
+--C'est à boulet!
+
+--Ah ça, mais est-elle bête?--dit Benoît rouge de colère.--Qu'est-ce que
+ces bigres de sauvages-là? et pas un canon à mon bord...--hurlait le
+capitaine en se rongeant les pouces;--aussi a-t-on jamais vu un négrier
+attaqué par un pirate, car ce ne peut être que ça...
+
+Un second éclair brilla, et ce ne fut point un sifflement, mais bien un
+bruit sourd et mat que l'on entendit; c'était un boulet qui se logeait
+dans la préceinte.
+
+--Ah! bigre... bigre... bigre de goëlette... elle va me couler comme une
+outre...
+
+--Capitaine--fit Caiot, pâle et blême comme tout l'équipage que ces
+salves réitérées avaient attiré sur le pont, et qui devisait fort agité
+sur tout ceci--capitaine, elle veut peut-être vous prier de mettre en
+panne?
+
+--J'y pensais, mais c'est bien dur. Allons, allons, brassez tribord, la
+barre sous le vent.
+
+L'effet des voiles se neutralisant, le brick resta immobile; alors aussi
+le feu cessa à bord de la goëlette qui s'approcha tout près de la
+_Catherine_, et on entendit ces mots s'échapper de l'orifice d'un large
+porte-voix:
+
+--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine
+dedans._
+
+--_Avec le capitaine dedans!_--répéta ironiquement Benoît;--plus souvent
+que j'irai... est-ce qu'il se fiche de moi? sans pavillon, sans signe
+de reconnaissance, avec sa tournure de flibustier? ah! oui... pas
+mal... Pauvre Catherine, va, si tu savais que dans ce moment...
+
+Le monologue de Benoît fut interrompu par le porte-voix de la goëlette,
+qui répéta avec le même accent, la même mesure:
+
+--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine
+dedans._
+
+Et puis aussi on vit briller un boute-feu sur les passe-avants de
+l'inconnue.
+
+--Bigre de scie... je t'entends bien--dit Benoît; et tâchant d'éluder la
+question, il répondit à son tour avec volubilité:
+
+--Ohé de la goëlette, d'où venez-vous?--Que voulez-vous du
+capitaine?--Pourquoi ne hissez-vous pas votre pavillon?--De quelle
+nation êtes-vous?--Je ne vous connais pas.--Je suis Français.--Je vais
+de Nantes à la Jamaïque.--Je n'ai rencontré aucun navire.
+
+Le porte-voix de la goëlette, dont on voyait toujours la large gueule,
+laissa déborder ce flux de paroles et de questions; et, après un moment
+de silence, la grosse voix répéta avec le même accent, avec la même
+mesure:
+
+--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine
+dedans._
+
+Et un coup de canon, qui ne blessa personne, partit avec le dernier mot
+de la phrase, en manière de péroraison.
+
+--Le chien, est il taquin!--dit Benoît.--Allons, il faut y mordre. Oh!
+mon pauvre Simon, Simon, où es-tu?... La yole à la mer, Caiot, et quatre
+hommes pour y nager.
+
+--Capitaine--dit Caiot--défiez-vous; ça m'a l'air d'un flibustier.
+
+--Que diable veux-tu qu'il me prenne; il a peut-être besoin d'eau ou de
+vivres...
+
+--C'est encore possible... le canot est paré, capitaine...
+
+Et le malheureux Benoît y descendit à peine vêtu; sans armes, sans
+chapeau... au moment où le maudit porte-voix répétait encore, avec le
+même accent, avec la même mesure:
+
+--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine
+dedans._
+
+--_Le capitaine dedans..._ _le capitaine dedans..._ Il y est, bigre
+d'animal, _dedans..._ On y va... Un instant donc, fichtre!!!!--gromelait
+Benoît comme un domestique récalcitrant qui répond à la vibrante et
+infatigable sonnette d'un maître asthmatique et goutteux.
+
+--Allons toujours donner la pâtée aux moricauds--dit Caiot--car ils
+crient comme des chacals.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+ Hélas! chaque heure dans la société
+ ouvre un tombeau, et fait couler une
+ larme.
+
+ CHÂTEAUBRIAND.--_René_.
+
+ .....Cette scène avait quelque chose
+ d'étrange qui étonnerait l'âme la plus assurée.
+
+ CHARLES NODIER.--_Roi de Bohême_.
+
+ C'est une étrange sensation que produit
+ sur l'oreille le bruit qu'on fait en
+ armant un pistolet, quand vous savez
+ que le moment d'après votre sein va
+ être visé à douze toises de distance ou à
+ peu près;--cent, n'est-ce pas une distance
+ honorable?
+
+ BYRON.--_Don Juan_, ch. IV, XLI.
+
+LA HYÈNE.
+
+
+Plus Benoît approchait de la goëlette, plus il concevait de défiance et
+de soupçons, surtout lorsqu'arrivé tout près, il put distinguer les
+étranges compagnons qui, appuyés sur les bastingages, suivaient
+curieusement les manoeuvres de son petit canot.
+
+Ce fut aussi avec un imperceptible battement de coeur que le capitaine
+de _la Catherine_ remarqua deux petits nuages d'une fumée bleuâtre
+qui,--tourbillonnant au-dessus des caronades,--attestaient des
+dispositions encore hostiles de ce singulier navire.
+
+Enfin, Claude-Borromée-Martial accosta la goëlette.
+
+(Ce fut, je crois, un vendredi du mois de juillet 18..... à sept heures
+vingt-neuf minutes du matin.)
+
+Au moment où Benoît se disposait à monter à bord, un coup de sifflet
+aigu, modulé, retentit fortement; cette marque de déférence qui, dans la
+civilité nautique, signale toujours l'arrivée d'un personnage de
+distinction, rassura un peu notre bon capitaine.
+
+--Ils ne sont pas encore si sauvages qu'ils en ont l'air--dit-il en se
+hissant au moyen de tire-veilles qu'on lui avait jetées avec galanterie.
+
+Il arriva sur le pont de la _Hyène_ (la goëlette s'appelait _la Hyène_).
+
+Là, ma foi, n'eût été la grâce toute courtoise avec laquelle on avait
+sifflé pendant qu'il grimpait à bord, là, Benoît eût senti une bien
+poignante inquiétude, croyez-moi; car il put considérer à loisir ce
+hideux équipage.
+
+Quelles figures, bon Dieu!
+
+Certes, l'équipage de _la Catherine_ n'était pas tout composé de timides
+adolescents qui venaient de se séparer pour la première fois d'une bonne
+vieille mère, en emportant sa sainte bénédiction, qui s'essuyaient les
+yeux au seul souvenir de ses cheveux blancs si vénérables, qu'ils
+baisaient chaque matin avec respect et joie en disant:--Bonjour, mère!
+
+Avant le départ, tous n'avaient pas été murmurer une humble prière à la
+bonne Vierge qui protège les pauvres marins, et puis offrir naïvement
+sur son autel une modeste couronne de paquerettes des bois.
+
+Et lorsque le soleil, disparaissant le soir sous un immense dais de
+pourpre et d'or, semblait changer la mer en un océan de feu, et inondait
+encore le brick d'une clarté flamboyante, certes, bien peu allaient
+d'habitude se prosterner sur le pont et unir leurs voix reconnaissantes
+en un religieux cantique, dont les touchantes paroles se mêlaient aux
+majestueuses et sublimes harmonies de la nature.
+
+Ce n'étaient pas non plus de chastes et d'honnêtes pensées qui venaient
+sourire à leur ardente imagination, et dont ils se berçaient le soir en
+s'endormant balancés dans un hamac.
+
+Certes, ils n'avaient pas de ces visages frais, roses et candides, de
+ces fronts blancs et purs qui se colorent d'une si voluptueuse rougeur
+au premier regard d'une femme; ils ne soulevaient pas timidement de ces
+beaux yeux voilés de longs cils de soie, de ces yeux qui disent à seize
+ans, avec une mélancolie si douce:--Oh!... comme j'aimerais une femme
+qui voudrait de moi... mais, mon Dieu, quelle femme voudra de moi?...
+
+Revenons aux marins de Benoît; non certes, ils n'étaient pas ainsi; je
+l'avouerai même, ils se montraient un peu blasphémateurs,--un peu
+buveurs,--un peu querelleurs,--un peu tueurs,--un peu joueurs,--un peu
+voleurs,--un peu adonnés aux négresses, aux Espagnoles, aux Indiennes,
+aux Japonaises, aux Américaines, aux Haïtiennes, même aux Namaquoises,
+grandes ou petites, cela dépendait de la route qu'ils suivaient.
+
+Mais, grand Dieu! quelle différence avec l'équipage de _la Hyène_; quels
+hommes! ou plutôt quels démons!
+
+Laids, sales, déchirés, couverts de méchants haillons, noirs de poudre
+et de fange, basanés, cuivrés, bronzés, cicatrisés; les cheveux et la
+barbe longs, malpropres, les yeux farouches et creux, les ongles
+crochus, et des jurements! des plaisanteries! ah!
+
+C'était à donner la chair de poule à l'honnête Benoît, qui, après tout,
+faisait, si vous voulez, un petit trafic que quelques personnes
+réprouvent; mais au moins le faisait-il honnêtement, en conscience, et,
+après tout, comme il le disait avec beaucoup de justesse d'esprit: Pour
+soutenir les colonies; car, sans colonies, adieu sucre, adieu café,
+adieu indigo, etc.
+
+Ces réflexions, je vous le dis, vinrent en foule assaillir le capitaine
+Benoît, lorsqu'il fut sur le pont de _la Hyène_.
+
+Et ce pont avait aussi, comme tous ces atroces visages, une expression,
+une physionomie particulière.
+
+C'étaient des manoeuvres mêlées et confondues, des armes jetées çà et là,
+pour qu'on pût les trouver toujours prêtes; un plancher humide et
+boueux, couvert, en quelques endroits, de larges taches d'un rouge noir;
+des canons en état de faire feu, mais remplis de crasse et de rouille;
+puis, sur quelques affûts, encore des traces de ce même rouge noir,
+mêlées de certains débris membraneux séchés et racornis au soleil, que
+Benoît reconnut en frissonnant pour être des restes de lambeaux de chair
+humaine!
+
+Oh! c'est alors qu'il regretta le pont de son brick, si blanc, si
+propre, si net! son gréement lisse et peigné, les jalousies vertes de sa
+petite chambre, ses jolis rideaux de toile perse, bigarrés et émaillés
+de fleurs comme un parterre... et sa moustiquaire diaphane... et son lit
+où il dormait si bien... et son verre de gyn, humé lentement en
+compagnie de ce pauvre Simon, tout en causant de Catherine et de Thomas,
+de ses riants projets pour l'avenir, de sa modeste ambition et de son
+espoir de finir ses jours par une belle soirée d'automne, à l'ombre des
+acacias qu'il avait plantés, entouré de deux ou trois générations de
+petits Benoît.
+
+Oh! mon Dieu, Montaigne a bien raison! _Comme la fatalité nous masche!_
+
+--Tu as b.... renâclé pour venir au lof, vieux marsouin--lui dit un
+homme à figure repoussante, et qui n'avait qu'un oeil; cet intrigant
+était à peine vêtu d'un pantalon déchiré, d'une vieille, vieille chemise
+de laine rouge, sale et grasse, et ceint d'une corde au travers de
+laquelle passait la lame d'un grand couteau à manche de bois.
+
+Ici Benoît rassembla sa dignité, son courage, et répondit sans émotion:
+
+--Vous aviez seize canons et je n'en avais pas un... c'est pas cher
+d'amariner les gens à ce prix-là, bigre!
+
+--C'est pour cela, mon gros souffleur, qu'il faut gouverner droit, parce
+que la raison est toujours du côté des canons... et tu vois si nous
+sommes raisonnables...
+
+Dit le gentilhomme, en lui faisant observer que les gaillards étaient
+parfaitement garnis...
+
+--Enfin--reprit Benoît avec impatience--vous m'avez hélé; que
+voulez-vous de moi? je perds la brise; est-ce que vous allez m'embêter
+encore long-temps comme ça?
+
+--N'y a que le commandant qui puisse te répondre; en attendant, sois
+calme et ronge ton câble, ça t'empêchera de grincer des gencives...
+
+--Le commandant! ah! vous avez un commandant ici, ça doit être du
+propre--dit imprudemment Benoît, avec une sorte de moue dédaigneuse.
+
+--Mords ta langue, vieille carogne, ou je te l'arrache pour la jeter aux
+requins!
+
+--Mais, bigre d'enfer...--s'écria le malheureux capitaine...--enfin que
+me voulez-vous?... est-ce de l'eau ou des vivres?
+
+--De l'eau et des vivres, toujours de l'eau et des vivres, même du rhum,
+ça ne peut jamais nuire.
+
+--Dites donc cela tout de suite... Ohé!... toi, Jean-Louis--cria Benoît
+à un de ses canotiers--rallie le bord et apporte dans la yole...
+
+--Toi--dit l'interlocuteur de Benoît en s'adressant au matelot
+précité--toi, Jean-Louis, je _t'infuse_ deux balles dans les reins si tu
+fais mine de pousser au large.
+
+--Oh! quelle bigre, bigre de scie!... vous ne voulez donc ni eau ni
+vivres?
+
+--Nous irons nous-mêmes en chercher à ton bord, vieille bête...
+
+--Comme je danse--fit Benoît.
+
+--Tu verras, que je te dis.... et sans toi encore.
+
+Ici, le capitaine de _la Catherine_, au lieu de répondre, clignota des
+yeux, enfla sa joue gauche en la soulevant avec sa langue, et tapa
+légèrement sur cette proéminence du bout de son index.
+
+Cette pantomime bien inoffensante, vous le voyez, parut pourtant
+insultante au gentilhomme; car, d'un revers de sa large main, noire et
+velue, il étendit le pauvre Benoît sur le pont, en disant:
+
+--Est-ce que tu prends _le Borgne_ pour un mousse, dis donc...
+attachez-moi cet animal-là par les pattes, vous autres...
+
+Ce qui fut fait malgré les _bigres_ et les _fichtres_ réitérés de
+Benoît.
+
+Les matelots de son embarcation étaient tenus en respect par _le Borgne_
+et ses honnêtes amis.
+
+Une grosse tête, hideuse et crépue, sortit du panneau en criant:
+
+--_Le Borgne_... _le Borgne_, le commandant demande ce qu'on déralingue
+sur le pont.
+
+--C'est le vieux caïman qui gouverne le brick _que l'on fait se
+taire_...
+
+La grosse tête disparut.
+
+Puis elle reparut.
+
+--Eh!--dit le vilain mousse--eh! _le Borgne_, le commandant ordonne
+qu'on lui apporte le _monsieur_.
+
+Et, bon gré mal gré, l'honnête Benoît fut affalé par le panneau, et se
+trouva auprès d'une petite porte qui donnait dans la cabine du seigneur
+et maître de _la Hyène_.
+
+Là, le misérable entendit une voix, oh! une voix de tonnerre qui
+hurlait:
+
+--Mais qu'on le coupe en deux comme une pastèque, ce vieux gueux-là...
+s'il se rebiffe... Ah! on l'a apporté!... eh bien! qu'on lui délie les
+quilles, et qu'il entre... nous allons nous voir le blanc des yeux.
+
+ * * * * *
+
+Ici, Claude-Martial-Borromée pensa à Catherine et à Thomas, boutonna sa
+veste, passa la main dans ses cheveux gris, toussa deux fois... se
+moucha... Et entra...
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+ Peut-être, messieurs, ne savez-vous
+ pas ce que c'est que le pal?...
+
+ JULES JANIN.--_L'Âne mort._
+
+ Je frissonnai, et je crus que ma
+ dernière heure était arrivée.
+
+ P. MÉRIMÉE.--_L'Enlèvement de la redoute._
+
+MONSIEUR BRULART.
+
+
+En vérité, il méritait bien de commander _la Hyène_ et son hideux
+équipage.
+
+Telle fut la première réflexion du capitaine Benoît, lorsqu'il se trouva
+face à face avec ce personnage.
+
+Figurez-vous un homme d'une taille athlétique, avec un visage pâle et
+plombé, un front plissé, un nez long et mince, d'épais sourcils d'un
+noir de jais, et des yeux d'un bleu clair et vitreux d'une fixité
+insupportable; un menton large et carré, des joues creuses, recouvertes
+d'une barbe épaisse à moitié longue, et puis enfin une bouche bordée de
+lèvres minces et blafardes, agitées par un tremblement convulsif presque
+continuel qui, par exemple, laissaient voir, pourquoi ne l'avouerait-on
+pas, de fort belles dents parfaitement rangées.
+
+Pour tout vêtement, il portait une grosse chemise bleue à moitié usée
+qu'il attachait ordinairement autour de ses reins avec un bout de
+bitord; aussi Benoît put-il admirer à son aise la force puissante de ses
+membres musculeux, bruns et velus.
+
+Seulement ses mains, toutes malpropres, toutes noires qu'elles étaient,
+témoignaient, par leur forme longue et effilée, par la délicatesse de
+leurs contours, témoignaient, dis-je, d'une grande distinction de
+race...
+
+Le commandant Brulart, car il avait un nom et s'appelait Brulart, même
+aucuns disent un nom ancien, un nom historique, qui, déjà illustre sous
+François Ier, fit pâlir plus d'une fois les généraux de
+Charles-Quint; quant à moi, je ne crois guère à ces dires; toujours
+est-il que M. Brulart était assis sur un vieux coffre, et avait devant
+lui une petite table tachée de graisse et de vin sur laquelle il
+s'appuya quand il vit entrer Benoît.
+
+Ce fut donc la tête dans ses mains, les coudes sur la table, son regard
+clair et perçant attaché sur le bon homme, qu'il s'apprêta à engager la
+conversation.
+
+Benoît, voulant lui épargner la peine de commencer, prit la parole avec
+dignité:
+
+--Saurai-je enfin pourquoi...--mais M. Brulart l'interrompit de sa
+grosse voix:
+
+--_Pourquoi toi-même!_ chien; au lieu de m'interroger, réponds....
+pourquoi as-tu été si long-temps à mettre ton _ourque_ en panne?
+
+À ces mots, le front de M. Benoît se colora d'une vive et légitime
+indignation; il fût peut-être resté impassible pour une injure adressée
+à lui personnellement, mais insulter son brick... _sa Catherine!_
+appeler son joli navire une _ourque!_ c'était plus qu'il n'en pouvait
+supporter; aussi reprit-il vivement:
+
+--Mon brick n'est pas une _ourque_, entendez-vous, malhonnête, et si je
+n'avais pas un bas mât trop pesant, je rendrais les huniers à votre
+bateau...
+
+Ici M. Brulart fit trembler la goëlette aux éclats de son gros rire, et
+continua sans changer de position.
+
+--Tu mériterais bien, vieille carcasse démâtée, que je te fisse amarrer
+à une ligne de lock, et que je te f.... à la mer... à la remorque de ma
+goëlette... pour que tu puisses juger si elle file bien;... mais je te
+réserve mieux que ça... oui, mon vieux, mieux que ça--dit Brulart en
+voyant l'air étonné de Benoît.--Mais ce n'est pas encore l'heure;
+dis-moi, d'où viens-tu?
+
+--Je viens de la côte d'Afrique, je fais la traite, j'ai mon chargement,
+et je vais à la Jamaïque pour y vendre mes noirs...
+
+--Je savais tout cela mieux que toi, je te le demandais pour voir si tu
+mentirais...
+
+--Vous le saviez?...
+
+--Je te suis depuis Gorée...
+
+--C'est donc vous... que j'ai vu avant l'ouragan... dans la brume...
+
+--Un peu... ainsi touche-là, confrère, salut!...--dit Brulart en tirant
+une mèche de ses épais cheveux noirs, comme si c'eût été la corne d'un
+chapeau; ah!... nous faisons la traite! et moi aussi... j'en suis
+enchanté.
+
+--J'étais sûr que nous nous entendrions--dit Benoît un peu rassuré par
+cette parité d'état.
+
+--Mais, dis-moi, tes noirs, où les as-tu pris? car l'ouragan nous a
+séparés, et je ne t'ai retrouvé que cette nuit.
+
+--Sur la côte... à l'embouchure de la _rivière des Poissons_; ils m'ont
+été vendus par un chef de _Kraal_, des grands _Namaquois_, c'est une
+partie de _petits Namaquois_ qui provenait d'une prise faite pendant la
+guerre.
+
+--Ah! vraiment...
+
+--Mon Dieu, oui, et j'avais même eu l'idée, si mon chargement n'eût pas
+été complet, de descendre jusqu'au _fleuve Rouge_, qui est à peu près à
+trente lieues dans le sud de la rivière des Poissons.
+
+--Pour?
+
+--Pour compléter mon chargement avec des _grands Namaquois_, car ils se
+sont fait des prises des deux côtés; et si les grands Namaquois vendent
+les petits, les petits mangent les grands Namaquois.
+
+--Ah! ils les mangent!
+
+--Ils les mangent à la croque-au-sel...--répéta Benoît tout-à-fait
+rassuré, en faisant l'agréable--ainsi, commandant, vous voyez que
+puisqu'ils les mangent, ils les vendraient peut-être, et à bon marché
+aussi, et je vous enseigne cet endroit comme _un bon coin_.
+
+--Oh! moi, je prends mes cargaisons de noirs ailleurs.... c'est une
+combinaison à part.... une espèce de tontine dans laquelle _j'amortis_
+beaucoup...
+
+--Ah!--fit Benoît ouvrant ses petits yeux--c'est une tontine...
+pourrais-je en être?
+
+--Comment! mon brave, tu y es déjà!...
+
+--Déjà....--dit Benoît, qui n'y comprenait rien.
+
+--Déjà.... Mais, dis-moi, tu as quitté la rivière des Poissons?
+
+--Hier soir... mais cette tontine...
+
+--Bien;--ton estime t'éloigne de la rivière?...
+
+--De vingt lieues environ.... et cette tontine que?...
+
+--Et tu es sûr que les _petits Namaquois du fleuve Rouge_ ont aussi fait
+prisonniers des _grands Namaquois_?
+
+--Sûr, sûr, c'est leur chef _Taroo_ qui me l'a dit; mais vous voyez,
+commandant, que je m'amuse aux lanternes; tout ce que je puis faire pour
+vous, c'est de vous donner six tonnes d'eau et deux barils de biscuit;
+vous concevez qu'avec près de quatre-vingts noirs à bord et vingt hommes
+d'équipage, c'est beaucoup;... mais nous causerons de la tontine, et
+vrai, comme Catherine est mon épouse, je me _saigne_ pour vous.
+
+--C'est le mot--dit Brulart, en souriant d'une façon singulière.
+
+--Je ne puis pas faire un fifrelin de plus--ajouta Benoît d'un air
+décidé.
+
+--Je te jure pourtant, moi, par tous les reins que j'ai brisés!...--cria
+Brulart. Et il leva sa tête d'entre ses mains.
+
+--Par tous les crânes que j'ai fendus.--Et il se dressa debout.
+
+--Par tous les gosiers que j'ai échancrés!--Et il marcha sur Benoît.
+
+--Par tous les navires que j'ai pillés.--Et il regarda le malheureux
+capitaine sous le nez.
+
+--Que tu feras davantage pour moi, _monsieur des grands Namaquois_.
+
+--Me trahirais-tu?--demanda Benoît pâle comme la mort.
+
+--Si je-te-tra-his?...
+
+Et à peine Brulart avait-il terminé ces mots, qui furent accentués
+lentement, qu'un rire tout homérique ou plutôt tout méphistophélétique,
+ou mieux encore, un vrai rire de hyène, souleva sa large poitrine.
+
+--Ah! gredin... bigre de forban...--dit l'honnête Benoît en lui sautant
+au cou....
+
+Mais Brulart, saisissant les deux bras de Benoît, les emprisonna dans
+son poignet de fer, tandis que de l'autre main il dénoua la corde qui
+lui servait de ceinture, et en quelques minutes Benoît fut ficelé, lié,
+enchevêtré, de manière à ne pouvoir faire le plus léger mouvement; après
+quoi Brulart le posa en travers sur son grand coffre, en lui disant:
+
+--À tout à l'heure, nous allons rire... _confrère_.
+
+Et il monta sur le pont au bruit des imprécations, des injures, des
+bigres, des hurlements du malheureux Benoît, qui sautait par soubresauts
+sur son coffre comme un poisson sur le sable.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+ Oh!... lui dit-il en mourant; oh! mon
+ Anna, coupe les boucles de mes longs cheveux
+ qui ressemblent aux tiens...
+
+ --Au moins, se dit à part la douce fille, je
+ pourrai donner des bagues à mes amants,
+ sans dégarnir ma chevelure.--Ils me suivront
+ au tombeau... qui, je te le jure, est entr'ouvert,
+ mon adoré...--reprit-elle tout
+ haut.
+
+ Une larme brilla dans les yeux ardents
+ du moribond.
+
+ _(Historique.)_
+
+ Ils auraient dû vivre invisibles dans l'épaisseur
+ des bois, comme les rossignols mélodieux;
+ ils n'auraient jamais dû habiter
+ ces vastes solitudes appelées société, où tout
+ est vice et haine: chaque créature née libre
+ se plaît dans un secret asile. Les oiseaux les
+ plus doux ne nichent qu'avec une compagne,
+ l'aigle prend seul son essor, la
+ mouette et les corbeaux se réunissent en
+ troupes sur les cadavres, comme font les
+ mortels.
+ BYRON.--_Don Juan_, ch. IV, XXIX.
+
+ARTHUR ET MARIE.
+
+
+Pour en finir une bonne fois avec tous les antécédents, vrais ou faux,
+attribués à Brulart, nous rapportons ici l'anecdote suivante.
+
+À peine âgé de vingt-sept ans, le comte Arthur de Valbelle avait déjà
+mené une existence passablement orageuse; doué par la nature d'une
+puissance physique et intellectuelle extraordinaire, jeune encore, il
+s'était livré avec emportement à tous les excès, à toutes les débauches,
+et conséquemment beaucoup diminué le patrimoine considérable que lui
+avait légué son père.
+
+Il vit par hasard dans le monde, où il allait très-peu, une jeune fille
+fort belle, mais sans fortune...
+
+Par hasard aussi il en devint éperdûment amoureux; c'était son premier
+amour véritable. Or, un premier amour de débauché, c'est, on le sait, la
+passion la plus frénétique, la plus violente qu'on puisse imaginer.
+
+La jeune fille, fort belle, répondit bien à la passion frénétique, mais
+comme elle était aussi sage que jolie, mais comme sa tante, qui l'avait
+élevée, s'était mariée quatre fois et possédait naturellement une
+prodigieuse expérience de ce bas monde, on n'accorda ni un baiser, ni un
+serrement de main avant l'union civile et religieuse.
+
+Arthur avait remarqué dans Marie (la fille fort belle s'appelait Marie)
+une tête ardente, des idées exaltées, et surtout un profond instinct du
+confortable qui n'attendait que la jouissance d'une fortune brillante
+pour se développer.
+
+Or, avant de signer le contrat, il lui dit à peu près ceci:
+
+--Marie, j'ai des vices, des défauts, et même des ridicules....
+
+La jeune fille sourit... en montrant deux rangées de petites perles
+blanches.
+
+--Marie, je suis violent, emporté, querelleur, et jusqu'à présent
+malheureux en duels comme en amour.
+
+La jeune fille soupira, en le regardant avec, un air de compassion
+touchant et sincère. Mais il fallait voir quels yeux!... et comme les
+soupirs allaient bien à cette gorge de vierge!
+
+--Marie, j'avais beaucoup d'argent, beaucoup; les chevaux, les chiens,
+la table et les femmes m'en ont absorbé une furieuse quantité.
+
+La jeune fille sourit avec indifférence... en levant ses jolies épaules
+rondes....
+
+--Marie, il me reste, je crois, trois cents et quelques mille francs,
+vous avez dix-neuf ans, des émotions toutes fraîches à satisfaire; la
+vie est neuve pour vous; le luxe, les plaisirs, le tourbillon enivrant
+d'une grande ville, vous sont inconnus... et, par conséquent, doivent
+vous faire grande envie. Pour répondre à tous ces besoins, j'ai peu
+d'argent, et beaucoup de défauts; mais enfin voulez-vous de moi?
+
+La jeune fille lui ferma la bouche avec sa main mignonne et potelée.
+
+Arthur l'épousa donc; De quoi ses amis rirent beaucoup. Sa femme,
+jusqu'alors froide et réservée, se livra à tout le délire d'une première
+passion; brune, jeune, ardente, elle sympathisa vite avec l'âme
+brûlante, le caractère fougueux de son mari.
+
+Chose étrange! la possession n'affaiblit par leur ivresse, et les
+plaisirs du jour naissaient des souvenirs de la veille.
+
+On l'a dit, quoique le patrimoine du comte eût singulièrement maigri, il
+avait encore une honnête rotondité de cent mille écus au moment du
+mariage.
+
+Mais, comme avant tout, le comte adorait son idole, son dieu, sa Marie,
+son dieu resplendissait de pierreries, ne foulait que le satin et le
+cachemire, et n'aventurait jamais ses petits pieds sur le pavé des rues
+ou la poussière des promenades.
+
+Et le malheureux patrimoine desséchait, fondait à vue d'oeil que c'était
+pitié!!!
+
+Or un jour, sur les trois heures du soir, quatre mois après leur
+mariage, et le lendemain du retour du comte, qui avait fait une légère
+absence, ils étaient couchés tous deux, beaux de leur pâleur, de leurs
+traits fatigués:
+
+--Arthur--disait Marie, en peignant ses longs cheveux noirs qu'elle
+avait si beaux, avec ses jolis doigts blancs un peu amaigris--Arthur...
+encore un mois de pareil bonheur... et puis mourir... dis, mon ange,
+nous aurons usé tous les plaisirs, depuis la molle et douce extase
+jusqu'au spasme nerveux et convulsif, et pourtant notre ivresse est
+toujours renaissante.... Nous sommes trop heureux... il est impossible
+que cela dure... devançons l'heure des regrets qui viendrait peut-être!
+veux-tu, dis, mon amour?... veux-tu mourir bientôt... un charbon
+parfumé, ma bouche sur ta bouche, et nous nous en irons comme
+toujours... ensemble....
+
+Et la délicieuse créature, sa tête entre les mains, ses coudes à
+mignonnes fossettes, appuyés sur les riches dentelles de son oreiller,
+attachait ses grands yeux battus et voilés sur la pâle figure de son
+mari.
+
+Arthur se dressa de toute la hauteur de son buste, son regard
+flamboyait, et une incroyable expression d'étonnement et de joie,
+rayonnait sur son front.... Il était plongé dans une ravissante
+béatitude... cette idée lui était venue à lui... cinq jours avant, et au
+fait:
+
+À vingt-huit ans, il avait vécu autant qu'il est possible de vivre avec
+un corps de fer, une âme de feu, et des tonnes d'or;--cette passion
+qu'il éprouvait pour sa femme semblait résumer toutes ses passions, car
+il l'aimait de tout l'amour qu'il avait eu pour les chevaux, les chiens,
+le jeu, le vin et les filles d'opéra ou d'ailleurs.
+
+Et puis aussi le misérable patrimoine était devenu si étique, si
+souffreteux, si chétif, si diaphane, qu'on voyait la misère au travers.
+
+Et puis aussi, l'accord parfait qui avait existé jusque-là entre
+_pouvoir_ et _volonté_ (eût dit Scudéry) avait disparu... qu'aurait-il
+regretté?...
+
+Aussi Arthur ne répondit rien. Il est de ces sensations qu'aucune
+langue humaine ne peut exprimer;--deux grosses larmes roulèrent sur ses
+joues flétries... ce fut sa seule, son unique réponse....
+
+Mais le dévoûment de Marie eut une si inconcevable influence sur cet
+être énergique, qu'il l'exalta pour quelque temps encore à un degré de
+puissance inouïe et presque surnaturelle... il faut avouer que cette
+influence magique ne s'étendit pourtant pas jusqu'au patrimoine, car
+quinze jours après il était défunt. Le patrimoine! Oh! bien défunt... et
+lui donc... _Bone Deus!_ pauvre Arthur!.....
+
+ * * * * *
+
+--C'est donc aujourd'hui--disait Marie, toujours belle, quoiqu'amincie,
+car avant son mariage elle était un peu grasse, un peu colorée....
+
+--C'est ce soir....--répondit-il tendrement.
+
+--As-tu écrit?...--demanda-t-elle.
+
+--Sois tranquille, on n'inquiétera personne, chère et bonne Marie--et
+ils arrivèrent calmes et joyeux dans les bois de Ville-d'Avray, car ils
+avaient abandonné l'idée de l'asphyxie; c'est commun, au lieu qu'avec un
+bon poison rapide comme la foudre, on peut quitter la vie sous un bel
+ombrage frais et riant; justement on était en juillet.
+
+--Ce n'est pas une femme, c'est un ange--disait Arthur, en voyant Marie
+déboucher toute heureuse, toute souriante, un petit flacon de cristal
+mince, friable, et rempli d'une belle liqueur limpide, verte comme
+l'émeraude.
+
+Ils s'étendirent tous deux sous un chêne magnifique, dans un épais
+taillis, désert et reculé; l'air était tiède, le ciel pur, le soleil à
+son déclin.
+
+--Devine, cher adoré... comment nous allons partager cette douce
+liqueur?--dit la jeune femme, en jetant son bras blanc et potelé autour
+du cou de son mari, et le baisant au front.
+
+--Je ne sais, mon ange--répondit Arthur avec insouciance, en comptant
+sous ses lèvres les palpitations du coeur de Marie.
+
+--Eh bien!--dit-elle avec un regard ardent et passionné, pendant qu'un
+frisson voluptueux semblait courir par tout son corps--eh bien! mon
+Arthur, nous mettrons ce mince cristal à moitié entre nos dents... et
+nous le briserons au milieu d'un de ces baisers délirants... tu sais....
+
+--Oh! viens... donc....--dit Arthur.....
+
+ * * * * *
+
+Le soleil se coucha.
+
+Le lendemain, à la nuit, le comte sortit comme d'un affreux sommeil, la
+langue rude et sèche... le gosier brûlant, et des battements d'artères à
+lui rompre le crâne....
+
+Il était à la même place que la veille. Il sentit aussi mille pointes
+aiguës lui déchirer les entrailles.
+
+Pour lors il se tordit, cria, mordit la terre, car il souffrait des
+douleurs atroces....
+
+Dans un moment de calme, il chercha le cadavre de Marie avec angoisse.
+
+Elle n'y était plus....
+
+Les douleurs le reprenant, il se tordit de nouveau, hurla tant et si
+bien, qu'un honnête garde-chasse le recueillit, l'emmena dans sa maison
+et le soigna comme un fils.
+
+L'incroyable force de tempérament du comte résista à cette violente
+secousse, et au bout de quinze jours il fut presque hors de danger.
+
+Mais qu'était devenue Marie? c'est ce qu'il ne put savoir.
+
+Un matin le brave garde-chasse apporta avec _sa petite note pour les
+bons soins donnés à Monsieur_ (ce qui cotait l'humanité du garde-chasse
+à dix francs par jour), apporta, pour distraire son hôte, un numéro de
+l'honnête _Journal de Paris_.
+
+Le comte se mit à le lire, et sa figure prit une expression bien
+étrange.
+
+_Deux cents francs de récompense à qui ramènera chez M. M***, rue***, un
+lévrier blanc, de grande taille, marqué de taches jaunes aux oreilles,
+fort méchant, et mordant au nom de_ Vairdaw.
+
+Ce n'est pourtant pas cela qui pouvait faire craquer si violemment les
+dents du comte les unes contre les autres... continuons:
+
+_Le nommé Chavard a été condamné à cinq ans de travaux forcés et à la
+marque, pour avoir volé avec effraction, escalade nocturne, et à main
+armée, cinq choux et un lapin blanc; mais, vu les circonstances
+atténuantes (Chavard jouissait, avant ce crime, d'une bonne réputation,
+et veuf, père de cinq petits enfants, vivait d'une industrie qui renait
+d'être détruite par l'invention d'une nouvelle machine à vapeur fort
+économique, employée par un banquier millionnaire)._
+
+_Vu ces circonstances, on lui fait remise de la marque, etc., etc._
+
+Ce n'était pourtant pas non plus cette conséquence d'une civilisation
+très-avancée qui faisait pâlir le comte et rouler ses yeux sanglants
+dans leur orbite; voyons autre chose, nous y sommes, je crois:
+
+_Depuis quinze jours environ, le comte Arthur de *** a disparu de son
+domicile; il y a tout lieu de croire qu'un suicide a mis fin à ses
+jours, et que des affaires dérangées et des chagrins domestiques
+l'auront poussé à cette extrémité, d'autant plus que l'on assure que
+madame la comtesse de *** est partie la veille même ou le lendemain de
+la disparition de son mari, avec le fils d'un des plus riches banquiers
+de la capitale; ils ont pris, dit-on, la route de Marseille._
+
+C'est cela pour sur qui terrifia le comte et le fit tomber sur son lit
+sans connaissance. Pendant cet évanouissement douloureux et poignant
+comme un cauchemar par une nuit d'été, lourde et chaude, il lui sembla
+voir des êtres fantastiques, hideux et flamboyants, qui, en se
+rapprochant les uns des autres, formaient un sens, comme s'ils eussent
+été les signes animés d'une langue inconnue.
+
+Et il lut les mots suivants qui étincelaient et tournaient rapides,
+rapides comme la roue d'un moulin: «Une jeune et jolie femme ne renonce
+jamais au luxe et aux plaisirs....
+
+»Pour se tuer, surtout....
+
+»Elle t'a joué, sot....
+
+»Elle a aimé ton or, quand tu avais de l'or....
+
+»Elle a aimé ta jeunesse et ta beauté, quand tu avais de la jeunesse et
+de la beauté....
+
+»L'orange est sucée, adieu l'écorce....
+
+»Elle en aime un autre qui a de l'or, comme tu avais de l'or; de la
+beauté, comme tu avais de la beauté....
+
+»Elle a voulu se débarrasser de toi....
+
+»Elle a compté sur ta niaise exaltation....
+
+»Et puis sur ta ruine....
+
+»Et puis sur son sang-froid et son adresse pendant que tu te livrerais à
+un dernier transport frénétique et convulsif....
+
+»Et elle rit de toi avec son amant--son amant--son amant....
+
+»Car elle te croit mort--mort--mort...»
+
+Ici le comte fit un bond affreux, se réveilla, se dressa raide sur ses
+pieds, tout d'une pièce, la bouche écumante, et tomba en travers de son
+lit, les yeux grands, ouverts, fixes, presque sans pouls et faisant
+entendre un râlement sourd et étouffé....
+
+Ce fut encore le bon garde-chasse qui le tira de cette nouvelle crise,
+qui le combla de nouveaux soins, toujours à dix francs la journée
+d'affection et d'attachement.
+
+Quand le comte put se lever et marcher, il lui donna un diamant pour
+aller le vendre, le paya sur le prix, et disparut.
+
+Onc depuis le bon garde-chasse n'en entendit parler.
+
+S'il eût pourtant lu le _Sémaphore_ de Marseille, il eût été peut-être
+frappé du paragraphe qui suit:
+
+«_Un crime affreux vient de jeter la consternation dans nos murs; depuis
+quelque temps, madame la comtesse veuve de *** était arrivée ici avec M.
+***: cette dame voyageait, dit-on, pour sa santé; hier, au coucher du
+soleil, des cris affreux partent de l'appartement de cette dame, qui est
+logée sur le port, hôtel des Ambassadeurs. On enfonce la porte et on la
+trouve baignée dans son sang, percée de plusieurs coups de poignard;
+elle n'a pu dire que ces mots à son compagnon de voyage:--«Je le croyais
+mort, il ne l'est pas, il vient de m'assassiner... crains tout de lui...
+je n'ai aimé que toi, amour...»--Et elle expira._
+
+»_Ses obsèques ont eu lieu ce matin dans l'église de Saint-Joseph; on
+est à la recherche de l'assassin, qui est, dit-on, le mari de cette
+dame, le comte Arthur de *** qu'on avait cru mort; mais on n'espère pas
+le découvrir, car plusieurs témoins affirment avoir vu, avant-hier soir,
+peu de temps après le meurtre, un homme marchant fort vite se dirigeant
+vers le port, et dans la soirée, on sait qu'un mistic sous pavillon
+sarde a mis à la voile. Mais les plus fortes présomptions portent à
+croire que ce monstre de jalousie a terminé sa vie dans les flots; voici
+le signalement affiché à la préfecture: Taille, cinq pieds dix
+pouces,--très-maigre,--figure longue et pâle,--sourcils noirs, barbe
+noire, cheveux noirs, yeux bleus très-clairs,--dents blanches,--menton
+carré,--vêtu d'une redingote verte et d'un chapeau rond_.»
+
+Or, le comte Arthur de Varbelle c'était Brulart!
+
+ * * * * *
+
+Brulart monta donc sur le pont, laissant l'honnête Benoît maugréer à son
+aise, étendu sur le grand coffre.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+ ....._Aliquis providet_.....
+
+ Marche au flambeau de l'espérance
+ Jusque dans l'ombre du trépas,
+ Assuré que ma providence
+ Ne tend point de piège à tes pas:
+ chaque aurore la justifie,
+ L'univers entier s'y confie,
+ Et l'homme seul en a douté;
+ Mais ma vengeance paternelle
+ Confondra le doute Infidèle
+ Dans l'abîme de ma bonté.
+
+ DE LAMARTINE .--_Méditation_ VIII.
+
+QUE LE BON DIEU VOUS PUNIT DE FAIRE LA TRAITE.
+
+
+Lorsque M. Brulart parut sur le pont de _la Hyène_, tous les entretiens
+particuliers cessèrent comme par enchantement.
+
+Et de fait, si ce personnage n'était pas affable et gracieux, il était
+au moins imposant et terrible aux yeux de son équipage.
+
+Sa chemise ouverte laissait voir son cou bruni, ses membres nerveux et
+endurcis aux fatigues. Il s'appuyait sur une énorme barre de chêne qu'il
+faisait tournoyer de temps en temps, comme si c'eût été le plus mince
+roseau.
+
+--Où est le _Borgne_, canailles?--demanda-t-il. Le _Borgne_ s'approcha.
+
+--Fais armer la chaloupe en guerre, prends quinze hommes, deux pierriers
+à pivots, et va amariner le bateau de _ce monsieur_; quant à ces chiens
+qui sont dans le canot, mène-les aussi à bord, et mets-les aux fers avec
+les noirs et le reste de l'équipage du brick. À vous quinze vous pourrez
+manoeuvrer ce bâtiment: imite mes mouvements, et navigue dans mes eaux...
+tu commanderas ce navire... veille aussi à la nourriture des nègres...
+allons, file.
+
+Les ordres de M. Brulart furent exécutés à la lettre; seulement, lorsque
+_Caiot_ vit arriver l'embarcation armée qui venait s'emparer de _la
+Catherine_, il eut le fol entêtement de vouloir résister un peu; aussi
+lui et deux autres, je crois, furent tués, et le _Borgne_ pensa
+judicieusement que ce serait autant de moins à garder et à nourrir.
+Bientôt _la Hyène_ orienta ses voiles, et, serrant le vent au plus près,
+mit le cap au sud, comme pour regagner la côte d'Afrique....
+
+Benoît sentit alors, aux secousses du navire et au bruit qu'on faisait
+sur le pont, que la goëlette se remettait en route.
+
+La brise fraîchit, et la marche de _la Hyène_ se trouvait tellement
+supérieure qu'elle fut obligée d'amener ses huniers pour que _la
+Catherine_ pût la suivre, et pourtant son nouveau commandant, le
+_Borgne_, la couvrait de voiles....
+
+--Toi, timonier, le cap à l'est-sud-est--dit Brulart--et veille aux
+embardées, ou je te cogne;--puis il descendit retrouver son prisonnier.
+
+--Ah! brigand... forban, gredin....--cria celui-ci dès qu'il le vit--ah!
+si j'avais eu des canons et mon brave Simon... tu ne m'aurais pas pris
+comme un congre dans son trou....
+
+--Tout de même, papa....
+
+--Non!... bigre... non... fichtre!...
+
+--Comme tu voudras... mais il fait solidement soif....
+
+Brulart prit alors sa barre de chêne, et frappa le plancher.
+
+Le mousse à la vilaine tête reparut, et à peine M. Brulart eut-il fermé
+ses doigts moins le pouce, qu'il tendit vers sa bouche en haussant le
+coude... qu'une grosse cruche de rhum était sur la petite table.
+
+Le capitaine de _la Catherine_, toujours amarré sur son coffre, se
+trouvait dans l'impossibilité de faire un mouvement.
+
+--Dis donc, confrère--reprit Brulart, après s'être ingéré un énorme
+verre de cette liqueur alcoolique;--dis donc, pour passer le temps,
+jouons à un jeu, veux-tu? à _pigeon vole_... non, tu es attaché; à mon
+_corbillon_... c'est bien fade; à _M. le curé n'aime pas les os_... ça
+sent le blasphème; tiens, j'y suis, jouons à deviner; je te préviendrai
+quand tu _brûleras_, comme nous disions au lycée Bonaparte... voyons,
+devine... devine... ah! tiens, devine ce que je vais faire de toi et de
+ton équipage.
+
+--Bigre, ce n'est pas malin! nous piller, scélérat....
+
+--Non, va toujours....
+
+--Nous faire prisonniers... monstre....
+
+--Non, va toujours.
+
+--Eh bien donc! nous massacrer, car tu es capable de tout....
+
+--Tu brûles... mais ce n'est pas ça tout-à-fait.
+
+--Ah bigre de fichtre! être là immobile, amarré comme une ancre au
+capon... c'est à se dévorer la langue....
+
+--Tu donnes ta langue au chien... c'est-à-dire que tu renonces, que tu
+ne devines pas.... Eh bien! écoute.
+
+Il but encore un grand verre, et Benoît ferma les yeux....
+
+Mais se ravisant:--Je ne veux pas t'entendre, vilain
+gueux--s'écria-t-il--je t'empêcherai bien de parler... tu vas voir....
+
+Et Claude-Borromée-Martial se mit à crier, à vociférer, à chanter, à
+hurler, pour couvrir la voix de M. Brulart et ne pas ouïr ses atroces
+plaisanteries.
+
+Deux ou trois matelots, épouvantés de ce bruit infernal, se
+précipitèrent à la porte de la cabine, croyant qu'on s'y égorgeait....
+
+--Voulez-vous retourner là haut, canailles--dit Brulart--ne voyez-vous
+pas que c'est monsieur qui s'amuse à chanter des romances namaquoises!
+Ah! scélérat de musicien, va!
+
+Et le pauvre Benoît de continuer ses ah! ah! ses oh! oh! sur tous les
+tons pour s'étourdir et couvrir la voix de son hôte.
+
+--Ah oui! mais ça m'embête--dit Brulart--c'est bon un moment, et puis tu
+t'enroueras....
+
+En deux tours, Benoît fut bâillonné... ses yeux devinrent rouges comme
+du sang, et lui sortaient de la tête....
+
+--À la bonne heure, sois gentil, et on causera avec toi; pour la peine,
+je vais t'apprendre ce que je vais faire de ta seigneurie et de ton
+équipage. Je te dirai d'abord que j'avais autrefois la sottise d'aller
+acheter des noirs à la côte: tel bon marché qu'ils soient, c'est encore
+trop cher.... Un jour que nous avions, moi et mes agneaux, dépensé
+jusqu'au dernier quart le fruit d'une assez bonne opération, j'eus
+l'idée de la _tontine_ dont je t'ai parlé.... Allons, reste donc
+tranquille--tu te feras du mal.... Or, je flane le long de la côte... et
+quand j'aperçois un négrier que je suppose chargé--crac... je mets son
+chargement dans ma _tontine_... et lui et son équipage, je les _amortis_
+comme j'ai eu l'honneur de te le dire... de cette façon les noirs ne me
+coûtent que la nourriture, que la _façon_, et je puis les donner aux
+colonies à meilleur marché que mes confrères: ainsi tu vois la chose;
+mais en t'entendant parler des _grands_ et _petits Namaquois_, il m'est
+bien venu, pardieu, une autre idée... tu vas rire.
+
+Benoît pâlit...
+
+--Vois-tu, nous avons le cap à l'est-sud-est... c'est-à-dire que nous
+portons un peu au nord de la rivière Rouge, où nous allons, autrement
+dit, chez les _petits Namaquois_ dont tu as acheté les frères, parents
+et amis.
+
+Benoît fit un mouvement brusque et convulsif.
+
+--Comprends-tu?... j'ai un de mes agneaux qui parle très-bien caffre et
+namaquois; je le mets dans ma chaloupe avec toi et ton équipage, et je
+vous expédie à terre... en faisant bien expliquer aux petits Namaquois
+que tu es l'homme blanc qui depuis long-temps les achète quand ils sont
+faits prisonniers par leur ennemi, le chef des _grands Namaquois_, et tu
+juges s'ils seront contents de se venger sur toi et les tiens du sort
+affreux que l'on fait endurer à leurs compatriotes.
+
+Les yeux de Benoît étincelérent, et on entendit un gémissement étouffé.
+
+--À la bonne heure, tu commences à comprendre.... Ainsi donc, mon Caffre
+va trouver le chef du Kraal des _petits Namaquois_ et lui dit à peu près
+ceci:
+
+--Grand chef! mon maître, un homme blanc respectable, vient de donner la
+chasse à un autre blanc; mais cet autre blanc est un misérable, le
+voici... ce monstre a acheté à votre ennemi, le chef des _grands
+Namaquois_, tous les prisonniers qu'il vous a faits dans la dernière
+bataille... témoin, ce cadavre de l'un d'eux... qu'il a sans doute
+égorgé. C'est, vois-tu, confrère--dit Brulart en souriant d'une manière
+infernale et se penchant près de Benoît--c'est un de tes noirs que _nous
+préparons_, c'est-à-dire que nous noyons à cet effet, pour prouver que
+c'est la vérité, parce que s'il était en vie il pourrait jaser....
+
+Les yeux de Benoît s'ouvrirent d'une affreuse manière... et ils
+semblèrent lancer des éclairs.
+
+--Tu y es, n'est-ce pas, mon frère?--continua Brulart;--mon Caffre
+ajoute....
+
+--Nous n'avons donc trouvé, grand et digne chef, que ce cadavre; ils
+avaient sans doute jeté les autres à la mer pour tromper la vigilance de
+mon maître, qui poursuit sans relâche ces atroces marchands de chair
+humaine... et n'être pas surpris en flagrant délit. Mais heureusement ce
+petit Namaquois est revenu à la surface de l'eau, comme pour donner une
+preuve de leur crime... car Dieu est Dieu!... Or, grand chef, mon maître
+livre ce blanc et son équipage à ta justice et à ta sévérité, ne
+demandant en échange, et pour leur faire subir la loi du talion, que
+vingt ou trente de vos prisonniers, compatriotes de ces _grands
+Namaquois_ qui ont si indignement vendu tes frères à ce misérable; et,
+d'ailleurs, si vous destinez vos ennemis à être dévorés, tâtez du blanc,
+et vous verrez que c'est un manger fort délicat.
+
+Ici le linge qui bâillonnait Benoît se teignit peu à peu de sang... et
+ses yeux se fermèrent.... Le malheureux capitaine venait de se rompre
+une artère par la violence de sa colère et de sa rage si long-temps
+comprimées....
+
+Brulart le fit revenir à lui, au moyen de quelques gouttes de rhum qu'il
+lui introduisit charitablement dans les yeux.
+
+--Oh! pitié... pitié....--dit Benoît d'une voix faible et
+entrecoupée....
+
+--Je ne comprends pas--répondit Brulart en ricanant....
+
+--Pitié!--répéta le capitaine de _la Catherine_....
+
+--Je n'entends que le français... mais je continue, tu juges de la joie
+du chef de _Kraal_ et des siens de tenir des blancs! ceux qui ont acheté
+les nègres leurs frères... ils ne marchandent pas, ils nous donnent en
+échange de vous autres des _grands Namaquois_ à remuer à la pelle... et
+quant à toi et aux tiens... voilà où est la farce; on vous scalpelle...
+on vous roue... on vous brûle... on vous mange, un tas de folies,
+quoi... et moi qui garde ton brick, je me trouve avoir par le fait deux
+charmants navires, je charge ma goëlette des _grands Namaquois_ qu'on me
+troque pour toi et les tiens. Je mets le cap sur les Antilles; je vends
+mes noirs à bon compte, et j'ai fait ainsi le bonheur des colons, de
+mon équipage, mais par dessus tout j'ai puni un infâme négrier comme
+toi, qui vend ses frères ainsi que des bestiaux.
+
+Dis donc, après cela, qu'il n'y a pas une Providence, mon gros compère!
+ouf... et pour péroraison Brulart absorba deux verres de rhum coup sur
+coup....
+
+Le malheureux Benoît restait écrasé sous le poids de cette horrible
+éloquence, et ne pouvait placer une parole.... Quand le corsaire eut
+fini, il se recueillit un instant et dit avec un calme affecté que
+démentait le tremblement de sa voix:
+
+--Il est impossible qu'un projet aussi affreux puisse entrer dans la
+tête d'un homme... je ne croyais pas encore qu'on put voler un
+négrier... mais enfin, volez mon brick, mes noirs... mais, au lieu de me
+jeter sur la rive du fleuve Rouge, menez-moi à la rivière des Poissons,
+au moins là... j'ai des amis... je ne serai pas massacré... c'est encore
+moins pour moi que pour mon équipage, je vous le jure... la preuve,
+c'est que je vous le demande à genoux... tuez-moi... mais ne les exposez
+pas à un sort aussi horrible, ces malheureux ont des familles, des
+femmes, des enfants!...
+
+--Juste.... Je suis fabricant de veuves et d'orphelins, c'est aussi ma
+partie.
+
+--Capitaine--reprit le commandant de _la Catherine_, avec des larmes
+dans la voix... Dieu me punit de métier que je fais, mais il m'est
+témoin que c'est toujours avec humanité que j'ai exercé... et puis,
+capitaine, oh! capitaine, j'ai une femme et un enfant... qui n'ont que
+moi... prenez tout... mais, par grâce, laissez-moi la vie... oh! la vie!
+que je revoie mon enfant.
+
+--Voyez-vous le volage! tout à l'heure il voulait la mort! arrange-toi
+donc....
+
+--Oh! grâce... pour mon équipage et pour moi! c'est une cruauté inutile.
+
+--Comment, diable, inutile... j'y gagne un brick et un chargement de
+noirs....
+
+--Mon Dieu, mon Dieu, que faire?... ma pauvre femme... mon pauvre
+enfant....--disait Benoît en pleurant à chaudes larmes....
+
+--Bien, des larmes, bien, je voudrais, vois-tu, voir pleurer du sang...
+oh! j'ai eu aussi, moi, d'atroces douleurs dans ma vie; il faut que
+l'homme me paie ce que l'homme m'a fait souffrir, sang pour sang,
+torture pour torture... et j'y perds....--dit Brulart avec une sombre
+expression que ses traits durs et moqueurs n'avaient pas encore révélée,
+mais qui disparut bientôt.
+
+--Mais, au nom du ciel, est-ce ma faute?... je ne vous ai jamais fait de
+mal... moi....
+
+--Tant mieux, ta souffrance sera plus affreuse.
+
+--Commandant... grâce... grâce....
+
+--Tu me fais rire... mais je vais m'assoupir, ainsi remets ta langue au
+croc, ou, bien mieux, je vais te remettre ton bâillon, ce sera sûr.
+
+Ce qu'il fit.
+
+Puis il s'assoupit jusqu'à ce que son mousse _Cartahut_ fût descendu et
+l'eût secoué fortement; ledit _Cartahut_ reçut de Brulart un vigoureux
+coup de poing pour son message et reprit, en se frottant la tête:
+
+--C'est la terre qu'on voit...
+
+--Ah! chien... bien vrai, mort de Dieu, je rêvais que je voyais rôtir ce
+b---- là--dit Brulart en montant sur le pont...
+
+--Mais tu es donc un monstre... un cannibale--criait sourdement Benoît
+malgré son bâillon; sa voix s'éteignit...
+
+Brulart, arrivé sur le pont, reconnut en effet les hautes montagnes
+sèches et rougeâtres qui cernent cette partie de la côte, et, à l'aide
+de sa longue-vue, il distingua quelques cases à l'embouchure de la
+rivière Rouge.
+
+Il est inutile de répéter ce qu'on a déjà dit; qu'il suffise de savoir
+que le projet si complaisamment dévoilé à Benoît fut exécuté à la lettre
+avec le plus grand bonheur, la réussite la plus complète.
+
+Le nègre noyé, le Caffre interprète, rien n'y manqua; seulement Benoît
+ayant supplié Brulart de se charger d'une lettre que le malheureux homme
+écrivait en France pour prévenir Catherine et Thomas de ne plus
+l'attendre... plus jamais...--et puis Benoît ayant enfin demandé à
+Brulart comme grâce dernière de lui laisser embrasser encore une fois ce
+mauvais portrait et cette couronne fanée qui lui étaient si
+précieux;--on assure que le capitaine de _la Hyène_ refusa et fit même
+sur cette peinture les plus horribles plaisanteries.
+
+Enfin la soir même, M. Brulart passa à bord du brick, et donna le
+commandement de la goélette à son second, le _Borgne_.
+
+Son chargement se composait des cinquante-un noirs du capitaine Benoît
+sans compter _Atar-Gull_, et de vingt-trois _grands Namaquois_ qu'il
+avait eut en échange de M. Benoît et de l'équipage de _la Catherine_,
+lesquels noirs furent aussi mis aux fers et embarqués à bord de la
+goélette...
+
+On ne sait ce que devinrent Benoît et ses compagnons, seulement le
+Caffre qui avait conduit cette négociation apprit a l'équipage de la
+goëlette que tout le _Kraal_ des _petits Namaquois_, femmes, enfants,
+hommes, vieillards, semblaient transportés d'une joie délirante, et que
+désignant l'équipage de Benoît et ce malheureux capitaine, garrottés et
+couchés par terre, ils chantaient en se caressant l'estomac:--Nous les
+ensevelirons là, noble tombeau, noble tombeau pour les hommes pâles,
+nous les ensevelirons là, et nous donnerons leurs yeux et leurs dents au
+grand _Tommaw-Owouh_.....
+
+ * * * * *
+
+--Maintenant--dit Brulart--laissons porter sur la Jamaïque... que sur
+près de cent noirs, il m'en reste seulement trente, à deux mille francs
+pièce... pour ce que ça me coûte... c'est une affaire d'or...
+
+Et, selon son habitude, il se retira dans sa chambre, en faisant la
+défense accoutumée:
+
+Le premier qui osera entrer ici avant demain--_à la mer_!
+
+Que faisait-il ainsi chaque nuit?
+
+Pourquoi cet isolement? cette lumière qui brûlait sans cesse?
+
+C'est ce que l'équipage de _la Hyène_ ne pouvait savoir.
+
+
+
+
+LIVRE III.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+ Le mal régna dès lors dans son immense empire;
+ Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
+ Commença de souffrir;
+ Et la terre, et le ciel, et l'âme, et la matière,
+ Tout gémit; et la voix de la nature entière
+ Ne fut qu'un long soupir.
+
+ DE LAMARTINE .--_Méditations_.
+
+ L'homme est un animal bizarre, et fait
+ un singulier usage de sa nature et des
+ arts qu'il invente; il se tue, il se vend;
+ l'un fabrique des nez artificiels, un autre
+ invente la guillotine, celui-là vous casse
+ les os, celui-ci vous les remet en place;--mais
+ la vaccine a été certainement un excellent
+ antidote des fusées à la Congrève.
+
+ BYRON .--_Don Juan_, chant I, CXXIX.
+
+LE FAUX PONT.
+
+
+On le sait, le capitaine Brulart fit embarquer à bord de _la Catherine_
+tout son mobilier, c'est-à-dire sa table tachée de graisse et de vin,
+son vieux coffre où il n'y avait rien du tout, la chemise bleue, sale et
+trouée qu'il portait sur lui, son gros bâton (ou son éventail à
+bourrique, comme il disait plaisamment), et son grand pot d'étain qui
+tenait trois pintes.
+
+Mais une fois entré dans la dunette du malheureux Benoît, il fut
+émerveillé des richesses qu'elle contenait. Il s'empara d'abord du
+chapeau de paille et de la vieille couronne de bluets qu'il planta sur
+sa tête, puis d'une veste et d'un pantalon dont il se revêtit
+insolemment. Tout cela, il est vrai, lui était fort court et fort
+étroit; aussi ne ménageait-il pas les imprécations et les injures contre
+l'ancien propriétaire. Après tout, il n'y regardait pas de si près, et
+s'en trouva fort bien; aussi le lendemain matin, à son réveil, il dit en
+se mirant avec complaisance dans la petite glace de la dunette:
+
+--Il n'y a rien de tel que la toilette pour refaire un homme.
+
+Puis il déjeûna de bon appétit d'une dalle de morue sèche, d'un fromage
+de Hollande, de trois galons d'eau-de-vie, et après boire, fut inspecter
+les nègres et descendit dans le faux pont.
+
+Les _grands Namaquois_ avaient été un peu négligés, un peu oubliés
+depuis la veille; mais que voulez-vous, il s'était passé tant
+d'événements, tant de choses, qu'on ne pouvait penser à tout.
+
+Donc, sur les midi, le capitaine Brulart arriva dans le faux pont,
+singulièrement espacé aux dépens de la cale; car, de l'étrave à
+l'étambord, le faux pont avait, je crois, trente-cinq pieds, et son
+grand beau à peu près quinze pieds, autrement dit, trente-cinq pieds de
+long sur quinze de large; la hauteur était de dix. La lumière ne
+pouvait passer que par le grand panneau grillé et regrillé.
+
+Brulart commença son inspection par tribord.
+
+Oh! de ce côté ce n'étaient que des enfants, de frêles et pauvres
+créatures qui, servant d'appoint dans ces marchés de chair humaine,
+formaient pour ainsi dire la _monnaie_ de ce trafic.
+
+Ces enfants jouaient là comme ils eussent joué sur les bords frais et
+ombragés du _fleuve Rouge_.
+
+Mon Dieu, pour eux, rien n'était changé; seulement, au lieu du ciel pur
+qui leur souriait la veille, c'était le lourd plafond du brick; au lieu
+du soleil éblouissant qui les inondait de chaleur et de lumière, c'était
+le panneau carré du faux pont qui suintait à travers ses barreaux un
+jour douteux et un air épais. Seulement, en montrant le plafond et le
+panneau, ils se demandaient, dans leur naïf langage, pourquoi ce ciel
+était si noir et si près, et ce soleil si pâle et si froid;... et puis
+pourquoi ces vilains cercles de fer enchevêtraient leurs petits pieds
+déjà endoloris et gonflés; et puis aussi pourquoi ils ne voyaient pas
+leur mère depuis trois jours, leur mère qui justement leur avait promis
+un joli collier de plumes de colibris, et une pagne plus brillante à
+elle seule que tous les cailloux de la _rivière Rouge_.
+
+Enfin, las de se questionner, de pleurer, ils se roulaient et se
+battaient entre eux pour attendre plus patiemment sans doute l'heure de
+manger; car, depuis deux jours, on les avait un peu oubliés, et ils
+avaient bien faim.
+
+Brulart passa, et, sans le faire exprès, le capitaine écrasa presque la
+jambe d'un de ces enfants sous son pied large et massif.
+
+C'est qu'il faisait si sombre dans ce faux pont.
+
+Le pauvre petit poussa un cri bien déchirant.
+
+--Mets des sabots, mauvais rat d'Afrique--dit Brulart....
+
+Et il continua sa promenade jusqu'au milieu du brick, fort mécontent de
+ces négrillons que l'on vend si mal.... Par exemple, arrivé là, sa
+mauvaise humeur fit place à un sourire de satisfaction qui rida ses
+lèvres.
+
+Car là commençait la _section des mâles_, comme il disait....
+
+La clarté du grand panneau tombant d'aplomb sur cet endroit, il put
+facilement les examiner.
+
+C'étaient des hommes forts et vigoureux; aussi le négrier contemplait-il
+avec une curieuse avidité ces vastes poitrines, ces bras nerveux, ces
+épaules larges et découpées, ces reins souples, cambrés et musculeux, et
+encore, enchaînés qu'ils étaient, on ne pouvait juger de toute la
+puissance de ces êtres sains et jeunes, car le plus vieux n'avait pas
+trente ans.
+
+Ces nègres, par exemple, n'imitaient pas l'heureuse et naïve insouciance
+des enfants; car eux, je crois, comprenaient mieux leur situation.
+
+Souvent dans leur Kraal, assis autour d'un bon feu de palmier et d'aloës
+qui répandait une fumée si odorante et une flamme si blanche, souvent
+ils avaient entendu raconter par un vieillard que dans le Nord,
+quelques tribus, au lieu de manger leurs prisonniers, les vendaient aux
+hommes blancs qui les emmenaient dans leur pays... bien loin... bien
+loin.... Ici, les renseignements s'arrêtaient, et la crainte
+s'augmentait de cette ignorance; aussi, nous l'avons dit, les
+_Namaquois_ de feu (hélas! on peut bien, je crois, dire de feu...) le
+capitaine Benoît étaient sombres et tristes.
+
+Les uns assis, la tête penchée sur la poitrine et le bout de leurs pieds
+dans leurs mains, avaient les yeux fixes, ternes, et restaient dans un
+état d'immobilité parfaite...
+
+D'autres raidissaient leurs bras, serraient fortement leurs dents, et
+faisaient je ne sais quel mouvement buccal intérieur; mais de temps en
+temps leurs joues s'enflaient, leurs yeux devenaient sanglants, et on
+entendait une sorte de crépitation sourde et saccadée s'échapper de leur
+poitrine haletante.
+
+Ils cherchaient ceux-là, on peut le présumer du moins, à avaler leur
+langue; espèce de mort, dit-on, assez commune chez les sauvages.
+
+D'autres, couchés en long, semblaient fort calmes; mais de temps en
+temps ils imprimaient à leurs jambes une violente et affreuse secousse,
+comme pour les arracher de l'anneau qui les étreignait; ce qui était
+absurde, et prouvait bien la stupide ignorance des sauvages; car ces
+anneaux, rivés avec la barre, n'avaient, comme on le pense bien, aucune
+élasticité...
+
+Ceux-ci enfin, et c'était le plus grand nombre, tournés sur le côté,
+dormaient d'un sommeil souvent interrompu par quelques mouvements
+convulsifs, quelques tiraillements de l'estomac, ou quelque joyeux
+souvenir des rivages du fleuve Rouge.
+
+Comme le souvenir d'une bonne danse _namaquoise_, si vive et si preste,
+au son du _jnoumjnoum_, sous des mimosas qui secouent leurs pétales
+roses et font mystérieusement bruire leur dentelle de verdure, alors que
+le soleil couchant illumine le sommet des arbres, que les oiseaux du
+ciel chantent leur chanson du soir, que les legouanes murmurent un cri
+plaintif, et que le ramage des didriks et des moineaux du Cap se mêle
+aux sourds et lointains rugissements des lions et des panthères....
+
+Alors que le monstreux hippopotame, comme la vieille divinité de ce
+fleuve africain, fendant l'onde bouillonnante, montre son corps noir et
+cuirassé tout ruisselant d'eau, de joncs verts et de nénufars, dont les
+fleurs bleues se détachent sur les larges plis d'argent de la rivière.
+
+Alors enfin que c'est fête au Kraal, et que le chef a promis pour le
+lendemain une grande chasse à l'éléphant.
+
+Danse alors, vaillant Caffre, danse, tes flèches sont acérées, ta hache
+est luisante, et ton arc est verni; danse, car le soleil se couche! mais
+la lune brille, et Narina l'aime tant! la pâle clarté de la lune!
+
+Je vous le dis, c'était le rêve de quelques-uns... car autant la figure
+de ceux qui veillaient devenait sombre et chagrine, autant celle d'un
+bon nombre de dormeurs s'épanouissait rayonnante et heureuse; un
+surtout, Atar-Gull, un grand jeune nègre aux cheveux frisés, dilatait
+son bon et franc visage que c'était plaisir de voir ses joues s'enfler,
+ses sourcils s'écarter, ses oreilles remuer; ses mains battre la mesure,
+et un inconcevable frémissement de bonheur courir par tout son corps; de
+voir enfin deux rangées de belles dents blanches qu'il montrait en
+ouvrant la bouche sans parler... le pauvre garçon, tant il était content
+de son rêve!
+
+--Je vais te faire me rire au nez, f---- noireau--dit Brulart, que cette
+gaîté hors de saison importunait, et d'un coup de son bâton de chêne il
+éveilla le dormeur en sursaut.
+
+Alors vraiment c'était à fendre le coeur de voir cet homme, je veux dire
+ce nègre, tout à l'heure si gai, si content, conserver un instant encore
+l'expression de cette joyeuseté factice, puis, baissant les yeux sur ses
+fers, s'entourer, tout à coup d'un morne désespoir, et laisser couler
+deux grosses larmes le long de ses joues.
+
+C'est qu'il revoyait sa position actuelle dans son vrai jour, et que,
+comme les autres, il avait grand faim, car on les avait aussi un peu
+oubliés.
+
+Brulart passa, et arriva au bout du brick, près l'avant.
+
+C'est là que les femmes étaient parquées.
+
+--Ah, ah!--dit le forban--voici le sérail, mille tonnerres de diable! il
+faut voir clair ici. _Cartahut_, va me chercher un fanal, dit-il à son
+mousse, la lumière vint, et Brulart regarda....
+
+Vrai, si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Rheims, un
+bien saint homme! je vous révélerais, sur ma parole, un gracieux et
+érotique tableau.
+
+Figurez-vous une vingtaine de négresses ayant presque toutes l'âge d'un
+vieux boeuf, non de ces Caffres rabougries d'un brun terne, sales,
+huilées, graissées, avec une vilaine tête laineuse et crépue; non!
+
+C'étaient de sveltes et grandes jeunes filles, fortes et charnues, au
+nez droit et mince, au front haut et voilé par d'épais cheveux noirs,
+lisses comme l'aile d'un corbeau. Et quels yeux! des yeux d'Espagnoles,
+longs et étroits, avec une prunelle veloutée qui luit sur un fond si
+limpide, si transparent qu'il paraît bleuâtre.... Pour la bouche,
+c'était de l'ébène, de l'ivoire et du corail....
+
+Et si vous les aviez vues là, mordieu, toutes ces _Namaquoises_,
+bizarrement éclairées par le fanal de Brulart...
+
+Si vous aviez vu cette lumière vacillante courir et jouer sur ces corps,
+tant souples, tant gracieux, qu'elle semblait dorer....
+
+Les unes, à moitié couvertes d'une pagne aux vives couleurs, laissaient
+à nu leurs épaules rondes et potelées, les autres croisaient leurs beaux
+bras sur une gorge ferme et bondissante; celles-ci....
+
+Ah! si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Rheims, un bien
+saint homme!...
+
+On aime, je le sais, une peau fraîche, élastique et satinée, qui
+frissonne et devient rude sous une bouche caressante. On aime à entourer
+un joli cou blanc, d'une chevelure soyeuse et dorée qui se joue sur des
+veines d'azur.
+
+On aime à clore sous un baiser les paupières roses, les longs cils d'un
+oeil bleu, doux et riant comme le ciel de mai.
+
+On aime autant, je le sais, la pourpre et les perles incrustées dans
+l'ivoire que dans l'ébène.
+
+On aime ce maintien timide, cette allure modeste qui font si doucement
+tressaillir une robe de vierge.... On aime encore à voir un petit pied
+au travers de la légère broderie d'un bas de soie encadré dans le satin.
+
+Mais pourquoi dire anathème, cordieu, sur ces beautés noires et
+fougueuses comme une cavale africaine, farouches et emportées comme une
+jeune tigresse...
+
+Oh! si vous les aviez vues parées pour le harem d'Ibrahim, avec leurs
+voiles rouges tressés d'argent, leurs anneaux d'or, leurs chaînes de
+pierreries qui étincelaient sur le sombre émail de leur peau comme un
+éclair au milieu d'une obscure nuée d'orage!...
+
+Oh! si vous les aviez vues, furieuses, échevelées, les narines
+sifflantes, le sein dressé, ouvrir, fermer à demi, et ouvrir encore des
+yeux nageants, qui regardent sans voir, et dardent au hasard un long jet
+de flamme...
+
+Si vous aviez senti leurs délirantes morsures, entendu leurs cris de
+rage convulsifs.... Si....
+
+Ah! mon Dieu! j'oubliais mon grand-oncle le chanoine, un bien saint
+homme, et le capitaine Brulart...
+
+En somme, Brulart s'était sans doute fait à lui-même cette comparaison
+(que je lui emprunte, croyez-le, je vous prie), des beautés noires et
+beautés blanches; car il dit à _Cartahut_:--Mène là-haut ces deux
+cocottes;--et autant pour les réveiller que pour les désigner, il donna
+à chacune un coup de son bâton....
+
+L'effet fut aussi prompt qu'il l'avait espéré, _Cartahut_ ouvrit le
+cadenas, et les chassa devant lui, toutes tristes, toutes honteuses et à
+moitié nues; les pauvres filles.
+
+Et en les voyant monter les étroites marches de l'échelle, le regard
+vitreux du capitaine Brulart s'éclaira sourdement, et brilla comme une
+chandelle au travers de la corne transparente d'une lanterne.
+
+Il remonta aussi; mais, en arrivant près du panneau de l'arrière, il
+s'arrêta tout-à-coup à la vue d'un spectacle étrange et hideux...
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+ En aucune chose l'homme ne sait
+ s'arrêter au point de son besoin de volupté,
+ de richesse, de puissance, il embrasse
+ plus qu'il ne peut estreindre,
+ son avidité est incapable de modération.
+
+ MONTAIGNE.--Liv. II, ch. XII.
+
+ Il y a des héros en mal comme en bien.
+
+ LAROCHEFOUCAULD.
+
+ATAR-GULL.
+
+
+On se souvient, je crois, du beau grand nègre que feu M. Benoît avait
+acheté du courtier, d'Atar-Gull enfin, réveillé si brusquement tout à
+l'heure par Brulart, parce que, disait-il, ce noireau lui riait au
+nez.--C'était lui qui excitait encore l'attention du capitaine.
+
+Séparé, je sais bien pourquoi, des autres noirs, on l'avait étendu en
+travers de la porte d'une petite cabine, située à l'arrière du brick.
+
+En repassant auprès de lui, maître Brulart glissa, trébucha, et finit
+par tomber en jurant comme un païen.
+
+En se relevant, il vit ses mains toutes tachées de sang, et _Atar-Gull_
+presque sans haleine.
+
+Il s'approcha, et après un mûr examen, il s'aperçut que le malheureux
+s'était ouvert les veines du bras... avec ses dents!!!
+
+Les morsures encore saignantes le prouvaient assez.
+
+--Ah! chien!--s'écria le négrier--tu t'amuses à me faire perdre deux
+cents gourdes; une fois rengraissé, ton compte sera bon.
+
+Puis, passant la tête hors du panneau,--holà! _Cartahut_--s'écria-t-il,
+et le mousse descendit.
+
+--Tu vas aller dans le coffre là-haut, tu prendras les deux mouchoirs à
+tabac de cette vieille bête que l'on est probablement en train de
+mastiquer sur les bords du fleuve Rouge; il doit être coriace en diable,
+le chien; mais ces _petits Namaquois_ ont de bonnes dents.... Enfin
+grand bien lui fasse! ça le regarde.--Tu vas toujours m'apporter ses
+mouchoirs, et en outre une chique que tu trouveras dans un vieux soulier
+accroché à bâbord près du porte-voix, car il faut bien que je fasse le
+médecin ici.
+
+Hélas! le capitaine Brulart n'avait point de chirurgien, par une raison
+bien simple: un homme était-il blessé à son bord, dans un combat, par
+exemple... il avait vingt-quatre heures pour se guérir, et au bout de ce
+temps s'il ne l'était pas,--_à la mer_.--
+
+Quant à ces rhumes légers qui soulèvent à bonds précipités le sein de
+nos jolies femmes, toutes enveloppées de schals de cachemires et de
+dentelles, de soie et de fourrures; quant à ces petites toux gracieuses
+et coquettes, et que l'on calme à grand'peine en puisant une guimauve
+blanche et parfumée dans un drageoir d'or...
+
+Quant à ces spasmes nerveux, à cette douce et triste mélancolie qui
+voilent l'éclat de deux beaux yeux et les cernent d'une auréole
+azurée... on ne les connaissait pas à bord de _la Hyène_.
+
+C'était quelquefois, souvent même un homme couvert de guenilles et de
+fange, ivre mort, gorgé de lard et de morue, que Brulart faisait pendre
+la tête en bas pendant qu'on lui administrait comme digestif une
+vigoureuse bastonnade.
+
+Ou bien un autre qui recevait d'un ami intime, d'un frère, au milieu
+d'une innocente discussion sur le vol droit ou anguleux d'un goéland,
+sur l'avantage du poignard droit ou du poignard recourbé; qui recevait,
+dis-je, un coup de barre de fer sur la tête... lequel coup Brulart
+guérissait encore au moyen d'une forte application de sa bastonnade
+digestive à la plante des pieds, parce qu'une douleur chasse l'autre,
+disait-il...
+
+Et puis, pour rétablir l'équilibre, on finissait la cure en réitérant
+l'application sur les reins, parce qu'alors la douleur, quittant la tête
+pour les pieds, et les pieds pour les reins, devait avoir perdu toute
+son intensité dans ces voyages successifs.--Sinon, comme il paraissait
+patent qu'on ne pouvait jamais guérir, et que Brulart n'avait pas besoin
+de bouches inutiles à son bord,--_à la mer_.
+
+On le voit, le capitaine pouvait fort bien se passer de chirurgiens,
+puisqu'il réunissait des connaissances d'un effet aussi sûr et aussi
+prompt; pourtant, lorsque _Cartahut_ descendit, Brulart enveloppa avec
+une merveilleuse adresse les deux bras d'_Atar-Gull_; après avoir
+appliqué sur l'ouverture des veines ouvertes deux chiques préalablement
+mâchées par _Cartahut_, qui reçût cinq coups de pieds à irriter un
+éléphant, pour ne pas mastiquer assez vite le topique.
+
+--Maintenait--dit Brulart à deux des siens--attachez-moi les mains de ce
+moricaud-là, et montez-le en haut, sur le pont; il a besoin d'air....
+
+On emporta _Atar-Gull_ presque inanimé; alors le vent qui circulait plus
+vif lui fit ouvrir les yeux.
+
+C'était, on le sait, un homme d'une haute et puissante stature, en un
+mot, aussi colossal dans son espèce que Brulart l'était dans la sienne.
+
+À un geste du capitaine, tout l'équipage reflua sur l'avant, et il resta
+seul à contempler son prisonnier.
+
+_Atar-Gull_, de son côté, ne le quittait pas du regard, et tenait arrêté
+sur lui un coup-d'oeil fixe et intuitif.
+
+Entre ces deux hommes, il existait je ne sais quelle affinité cachée,
+quels secrets rapports, quelle bizarre sympathie naissant de leur
+conformation physique; involontairement ils s'admiraient tous deux, car
+tous deux avaient prototypée dans tous leurs traits cette apparence de
+vigueur, de force et de caractère indomptable qui est l'idéal de la
+beauté des sauvages.
+
+Ces deux hommes devaient s'aimer ou se haïr, s'aimer, non de cette
+amitié timide et menteuse que nous connaissons dans nos brillants
+hôtels, que l'on éprouve par un peu d'or, qui s'effraie d'un mot, d'un
+adultère ou d'un soufflet, mais de cette amitié large et puissante qui
+donne coup pour coup, du sang pour du sang, qui se montre au milieu du
+meurtre et du carnage quand le canon tonne et que la mer mugit, et qui
+veut qu'on s'embrasse les lèvres noires de poudre et les bras rougis...
+et puis... si Pylade est blessé à mort,--un énergique adieu, un bon coup
+de poignard pour terminer une lente agonie, un serment d'atroce
+vengeance que l'on tient, peut-être une larme,--et Oreste est en paix
+avec lui-même.
+
+Voilà comme Brulart et _Atar-Gull_ devaient s'aimer, s'aimer ainsi ou se
+haïr à la mort, car tout devait être extrême chez ces deux hommes.
+
+Ils se haïrent...--Cette impression fut électrique et simultanée... mais
+elle se traduisit bien différemment chez chacun d'eux; les yeux de
+Brulart étincelèrent et ses lèvres pâlirent.--_Atar-Gull_, au contraire,
+resta calme, froid, et un sourire d'une inimitable douceur vint errer
+sur sa bouche;--son regard, tout à l'heure fixe et arrêté, devint
+suppliant et craintif, et c'est avec une expression de soumission
+profonde que le nègre tendit ses bras à Brulart....
+
+Et pourtant la haine d'_Atar-Gull_ était implacable, mais la subtile
+intelligence du sauvage lui apprenait que, pour arriver à satisfaire
+cette haine, il fallait se traîner par de longs et obscurs détours. Et
+la dissimulation qui se trouve aussi savante, aussi instinctive dans
+l'état de nature que dans l'état de civilisation la plus avancée, vint
+merveilleusement le servir.
+
+--C'est un lâche... il me craint, et il me demande grâce--avait dit
+Brulart--je croyais qu'il valait mieux que ça; au fait, c'est trop brute
+pour avoir de la colère et de la haine.
+
+Cette conviction perdait Brulart; de ce jour _Atar-Gull_ avait sur lui
+un avantage immense.
+
+Le capitaine, ne le jugeant donc pas digne de son animosité, lui tourna
+le dos.
+
+Et ses pensées prirent une autre direction; il vint à se souvenir que
+ses noirs n'avaient rien pris depuis la veille, et appelant le _Malais_,
+qui parlait caffre et avait servi d'interprète dans l'échange du
+malheureux Benoît, il lui donna ses ordres.
+
+Une heure après, les _grands Namaquois_ reçurent une portion d'eau, de
+morue et de biscuit, puis vinrent par fractions de douze ou quinze humer
+un peu d'air sur l'avant du brick.
+
+Ils s'épanouissaient aux bienfaisants rayons du soleil, ces pauvres
+nègres; ils oubliaient la vapeur épaisse et humide de la cale, et
+riaient de leur rire stupide, en revoyant ce ciel bleu... qu'ils se
+montraient les uns aux autres.
+
+Le _Malais_ remonta comme la troisième fraction de femmes descendait...
+car les femmes que nous avons vues dans le faux pont participaient aussi
+à cette bienfaisante promenade--Capitaine...--dit le _Malais_ à Brulart
+(et il lui parla bas à l'oreille).
+
+--Tout à l'heure, dans ce moment je suis en affaire--répondit le
+capitaine qui paraissait courroucé.--Viens ici, toi, le _Grand-Sec_, il
+s'adressait à un matelot qu'on avait, je ne sais pourquoi, surnommé le
+_Grand-Sec_, car il était gros et petit.
+
+--Viens ici--reprit-il--et pourquoi, carogne, as-tu osé _toucher_ à une
+de _ces dames_ qui viennent de descendre; ne sais-tu pas mon ordre... et
+que c'est sacré?...
+
+--Oh! sacré... sacré....
+
+Et il allait ajouter je ne sais quel horrible blasphème, que la large
+main de Brulart fit brusquement rentrer dans sa vilaine bouche.
+
+--Et vous croyez que l'on a une cargaison pour votre plaisir! et que
+vous la gaspillerez, et que vous vous passerez toutes les douceurs de la
+vie?
+
+--Vous en avez bien deux dans votre dunette, excusez... alors c'est
+différent, y paraît que ça vous va, et que ça ne nous va pas!--dit
+l'incorrigible _Grand-Sec_, après avoir ramassé deux de ses dents et
+étanché le sang qui coulait à flots de sa bouche.
+
+--Ah! tu raisonnes, mignon?... tu la veux... et bien, tu l'auras....
+
+--La négresse...--fit le _Grand-Sec_....
+
+--Oui!!!
+
+Et dans ce _oui_ il y avait une horrible ironie qui fit, malgré lui,
+tressaillir le matelot.
+
+--Mais d'abord... il faut faire une petite promenade, mon garçon... ça
+t'ouvrira l'appétit pour souper.... Mettez-le à cheval--dit Brulart en
+montrant le malheureux _Grand-Sec_.--Et ce fut une grande joie à bord du
+brick.
+
+Car si l'on comptait trouver parmi ces gens pitié ou commisération,
+c'était faute.
+
+Une punition, ça aidait à passer le temps, car les cris du condamné
+égayaient un peu... mais tout cela ne valait pas une mort.... Oh! une
+mort!... parce que, voyez-vous, à une mort on héritait... ce n'était pas
+tous les jours fête!
+
+Enfin, dix minutes après, le _Grand-Sec faisait sa promenade à cheval_.
+
+C'est-à-dire qu'on lui avait mis une barre de Cabestan entre les jambes,
+après l'avoir exhaussé de manière à ce que ses pieds ne touchassent pas
+à terre; de plus, pendaient à chaque jambe, à défaut de boulets, un des
+lourds pierriers de feu M. Benoît, et enfin, selon l'ordre du capitaine,
+on imprima au cabestan un mouvement rapide de rotation à peu près comme
+celui d'un jeu de bague, la seule différence consistait en ceci, qu'au
+lieu d'avoir les pieds appuyés sur des étriers, le _Grand-Sec_ les avait
+tiraillés par deux poids de cent livres chaque.
+
+Ainsi les articulations commençaient à craquer et à se détendre, comme
+s'il eût été écartelé....
+
+Il criait... il criait, et ses plaintes étaient aiguës, convulsives et
+saccadées....
+
+--Vois-tu, _Grand-Sec_--dit l'un en riant aux larmes,--tu es dans ta
+croissance....
+
+--Hue... hue donc, pique donc ton cheval, _Grand-Sec_,... tu as pourtant
+de fameux éperons...--disait un autre, en montrant les deux masses de
+bronze qui allaient arracher et séparer la jambe de la cuisse....
+
+--Tu t'engageras comme tambour-major de cavalerie, car, vrai, tu as
+grandi de deux pouces--criait un troisième....
+
+Enfin c'était un feu croisé de quolibets et de hurlements de douleur
+atroce.
+
+Brulart reprit sa conversation avec le _Malais_.
+
+--Tu dis donc qu'il y a deux moricaudes qui ne veulent pas monter?
+
+--Je ne dis pas _veulent_, capitaine, je dis _peuvent_,... vu qu'elles
+sont mortes....
+
+--Diable... et est-ce des bonnes?
+
+--Il y en a une qui n'était pas mauvaise... l'autre comme ça... un peu
+maigrotte...
+
+--Et le troisième jour... déjà... tonnerre du diable! qu'elles n'aillent
+pas se mettre à jouer ce jeu-là... est-ce de chaleur ou de faim?
+
+--Je crois que c'est de chaleur _et_ de faim.
+
+--Débarrasse ça tout de suite du faux pont, ça me gâterait les autres.
+
+--Et c'est bien vu, capitaine, car elles commencent déjà a s'avarier.....
+
+ * * * * *
+
+Dix minutes après, deux matelots parurent sur le pont, portant les
+cadavres des négresses... enveloppés ou à peu près dans une pagne....
+
+On allait les jeter par dessus le bord....
+
+--Un instant--dit Brulart....
+
+Et on les laissa tomber sur le pont qui résonna sourdement.
+
+Un cri plaintif et faible sembla sortir d'un des linceuls....
+
+Lés matelots se regardèrent...
+
+--Ce b---- de _Malais_ s'est sans doute trompé--dit Brulart--il l'aura
+cru finie, et elle n'est peut-être qu'_en train_... voyons....
+
+Et il tira violemment la pagne qui entourait à peine une des deux
+négresses....
+
+Un tout jeune enfant tomba du sein de sa mère où il était attaché....
+
+(C'était une des deux négresses ayant un _petit_ porté sur la facture de
+Van-Hop, vous savez...)
+
+Cette frêle et chétive créature redoublait ses faibles cris... et
+s'accrochait au corps de sa pauvre mère qui ne pouvait plus
+l'entendre!...
+
+Brulart eut l'air presque attendri...
+
+--Toi, le _Malais_--dit-il--va chercher en bas l'autre négresse qui a un
+enfant, et monte-les ici.
+
+Et il prit le négrillon dans ses larges et grandes mains....
+
+La négresse monta toute tremblante, croyant qu'on allait la battre, et
+serrant son fils entre ses bras...
+
+Quand elle vit les deux cadavres, elle poussa un cri triste et doux,
+s'agenouilla et se prit à chanter quelques paroles d'une mélodie
+singulière...
+
+--Toi, le _Malais_--dit Brulart--apprends-lui qu'elle n'est pas là pour
+seriner des antiennes, mais pour prendre ce négrillon et le nourrir avec
+le sien...
+
+Le _Malais_ lui présentant l'enfant:--Tiens--lui dit-il en
+caffre....--le chef pâle t'ordonne de partager ton lait entre ton fils
+et celui-ci.
+
+La jeune femme le regarda avec étonnement, et répondit en secouant la
+tête...
+
+--Oh! non, je ne puis, cet enfant, vois-tu, est le premier né d'une
+vierge...
+
+--Qu'est-ce que cela fait?...
+
+--Oh! non, je ne puis... sa mère est morte... elle est allée au grand
+Kraal de là haut! Il faut que son enfant meure avec elle... sans cela...
+qui la servirait au grand Kraal... la pauvre mère... si ce n'est son
+enfant?... il faut qu'il meure! le premier fils d'une vierge jamais ne
+doit quitter sa mère...
+
+Et la jeune femme reprit son chant triste et doux, puis baisa le petit
+enfant qui lui souriait... en lui tendant ses bras.
+
+--Le Malais traduisit cette conversation à Brulart...
+
+--Ah! bah... tout ça m'embête, va au grand Kraal alors... ça vaut mieux
+pour toi....
+
+Et le négrillon voltigea au-dessus du bord et disparut!...
+
+--Quant à elle, pour m'avoir résisté, fais-lui un peu tambouriner les
+reins.
+
+On se mit à battre la pauvre négresse, et quoiqu'elle avançât les bras
+en avant pour garantir son négrillon des atteintes du fouet, il en reçut
+quelques coups, et la mère, je vous jure, criait plus pour lui que pour
+elle....
+
+Ses cris se mêlèrent à ceux du _Grand-Sec_, à la grande joie de
+l'équipage, qui trouvait le concert complet.
+
+Enfin, comme l'homme à cheval perdait connaissance, on arrêta.
+
+On le descendit.
+
+Mais on le coucha sur le pont, car il ne pouvait se tenir debout.
+
+--Il est plus fatigué que s'il avait fait dix lieues... le bon
+cavalier--dit un plaisant--il n'a pourtant pas été secoué.
+
+--Silence,--dit Brulart...
+
+On fit silence...
+
+Le brick et la goëlette marchaient toujours de conserve, la brise était
+fraîche et le soleil se couchait étincelant, pas un nuage, un ciel pur
+et chaud, une mer douce et calme...
+
+--Vous avez tous vu--continua le capitaine--ce _monsieur_ qui vient de
+descendre de cheval; il avait manqué à mon ordre, et vous savez de quel
+bois je paie ordinairement ces fautes-là... aujourd'hui je veux être bon
+enfant.
+
+L'équipage frémit....
+
+--Je veux, au lieu de le punir, le récompenser....
+
+Les matelots se regardèrent, et trois des plus intrépides pâlirent....
+
+--Et que ça vous serve d'exemple: écoute, toi, _Grand-Sec_....
+
+Le _Grand-Sec_ leva péniblement la tête et souleva des yeux éteints.
+
+--Tu as voulu tâter des négresses....
+
+Le malheureux poussa un long soupir... il n'y pensait plus, je vous
+jure....
+
+--C'est une idée comme une autre; d'ailleurs tu es dans l'âge des
+amours, aussi je ne t'en veux pas pour cela; pour te le prouver, au lieu
+d'une... je t'en donne deux... mon bon homme!
+
+L'infortuné ne comprit pas... mais l'équipage saisit parfaitement
+l'intention, et fut d'abord comme atterré d'une atrocité si calme...
+mais après, voyant le côté plaisant de l'aventure, il se dérida, et un
+sourire, qui gagna de proche en proche, vint éclaircir ces figures un
+instant assombries....
+
+--Qu'on l'amarre sur une cage à poules avec ces deux charognes... et--_à
+la mer_.
+
+--Vivant?--demanda avec anxiété le Malais, qui était intime du Grand-Sec
+et l'aimait de tout son coeur.....
+
+--Ça va sans dire--reprit Brulart en regagnant sa dunette...
+
+ * * * * *
+
+On entendit quelques mots entrecoupés, des imprécations, des blasphèmes,
+des prières à attendrir un inquisiteur, des rires, des sanglots,
+d'affreuses plaisanteries, des cris perçants... puis enfin un bruit
+sourd qui fit rejaillir l'eau sur le pont.
+
+Alors Brulart se pencha sur le plat-bord, et, montrant à son équipage la
+cage à poules qu'ils laissaient déjà derrière eux, et le misérable
+_Grand-Sec_... dont les yeux flamboyaient... et qui, se tordant sur les
+cadavres malgré les cordes qui l'étreignaient... poussait des hurlements
+de rage qui n'avaient rien d'humain.
+
+--Que ça vous serve d'exemple, mes agneaux... et encore--ajouta-t-il en
+souriant...--il ne mourra pas de faim!
+
+Dix minutes après, la cage à poules ne paraissait plus qu'un point
+lumineux au milieu de l'Océan, car le soleil couchant la colorait
+fortement de ses rayons... puis elle s'effaça tout-à-fait quand le
+soleil disparut dans la brume... et que la nuit fut venue.
+
+Alors, on vit poindre une lumière dans la dunette de Brulart: c'est
+cette lumière et cette retraite qui intriguaient si fortement
+l'équipage; que faisait-il ainsi toutes les nuits? et pourquoi
+s'enfermer ainsi soigneusement, car à bord du brick, comme à bord de sa
+goélette, il avait défendu, sous peine de mort (et il tenait sa
+promesse), il avait défendu d'approcher de sa cabine, à moins d'un cas
+imprévu et imminent, et encore s'était-il réservé le droit de juger
+après, si le cas était réellement imminent; or, si malheureusement il ne
+le croyait pas tel,--_à la mer_,--celui qui, oubliant ses ordres, se fût
+approché de sa cabine avant huit heures.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+ Je n'y puis rien comprendre.
+ _Musique de Boieldieu_.
+
+MYSTÈRE.
+
+
+Brulart avait soigneusement fermé, verrouillé, cadenassé la porte de sa
+dunette.
+
+Au dehors, pas le plus léger bruit, quelquefois le sifflement des
+cordages... le frôlement des voiles... le clapotis des vagues qui
+battaient doucement la poupe du brick, et s'ouvraient au sciage
+phosphorescent du navire, voilà tout.
+
+Il écouta encore, regarda bien si personne ne l'épiait,... et s'avança
+vers son grand coffre.
+
+Il l'ouvrit.
+
+On aurait cru d'abord que ce vieux bahut ne contenait rien... mais, en
+l'examinant attentivement, on y découvrait un double fond.
+
+Il le leva.
+
+Et dans un coin de cette cachette il prit un coffret recouvert de cuir
+de Russie.
+
+Cette petite caisse, richement ornée, portait un bel écusson armorié.
+
+C'était le blason de Brulart...
+
+Brulart ferma hermétiquement les rideaux de la dunette; et posa le
+précieux coffret sur sa petite table sale et graisseuse qu'il approcha
+du lit...
+
+Il se coucha à demi étendu, après avoir dédaigneusement jeté le chapeau,
+la couronne et la veste de feu M. Benoît....
+
+Alors il leva le couvercle de l'étui, et ses yeux brillaient d'un feu
+singulier...
+
+Sa figure, ordinairement rude, sauvage, semblait se dépouiller de cette
+écorce épaisse, et ses traits, fortement caractérisés, paraissaient
+vraiment beaux, tant une subite et inimitable expression de douceur s'y
+était révélée.... Il secoua son épaisse chevelure, comme un lion qui se
+débarrasse de sa crinière, écarta ses longs cheveux, et tira
+respectueusement du coffret un petit flacon de cristal miraculeusement
+sculpté et presque caché sous l'or et les pierreries qui l'ornaient...
+
+Puis il approcha ce merveilleux bijou de sa lampe fumeuse et fétide, et,
+à sa lueur rougeâtre, contempla ce qu'il contenait.
+
+C'était une liqueur épaisse, visqueuse, d'une teinte plus colorée, plus
+brillante que celle du café. Il paraît qu'elle était pour lui d'un bien
+haut prix, car ses yeux rayonnèrent d'une joie céleste quand il
+s'aperçut que le précieux flacon était encore aux trois quarts plein.
+
+--Il le baisa avec onction et amour, comme on baise la main d'une
+vierge, et le déposa, non sur la vilaine table; oh! non, mais sur un
+petit coussinet de velours bleu, tout brodé d'argent et de perles...
+
+Il tira aussi du coffret une petite coupe d'or et un assez grand flacon
+de même métal.
+
+Mais, pendant toute cette cérémonie, il y avait, sur les traits de
+Brulart, autant de recueillement et d'adoration que sur le visage d'un
+prêtre qui retire le calice du tabernacle...
+
+Et, ouvrant délicatement la petite fiole, il versa goutte à goutte la
+séduisante liqueur qui tombait en perles brillantes comme des rubis.
+
+Il en compta vingt... puis il remplit la coupe d'une autre liqueur
+limpide et claire comme le cristal, qui prit alors une teinte rouge et
+dorée.
+
+Et il porta la coupe à ses lèvres avides, but avec lenteur en fermant
+les yeux et appuyant sa large main sur sa poitrine; après quoi, il
+resserra coupe, flacon dans le petit coffre, et le petit coffre dans le
+grand bahut, avec la même mesure, le même soin, le même recueillement...
+
+Et quand il se redressa, vous eussiez baissé les yeux devant ce regard
+inspiré... qui faisait presque pâlir la lumière de sa lampe: il était
+beau, grandiose, admirable ainsi; ses guenilles, sa longue barbe, tout
+cela disparaissait devant l'incroyable conscience de bonheur qui
+éclatait sur ce front tout à l'heure sombre et froncé... maintenant
+lisse et pur comme celui d'une jeune fille...
+
+--Adieu, terre!... à moi le ciel...
+
+ * * * * *
+
+Dit-il en s'élançant sur son lit.
+
+--Dix minutes, après, il était profondément endormi.
+
+ * * * * *
+
+Il venait de prendre la dose d'OPIUM qu'il buvait chaque soir.
+
+Or, par une bizarrerie que l'effet et l'habitude constante de cet
+exalirant peuvent facilement expliquer, il avait fini par prendre
+l'existence factice qu'il se procurait au moyen de l'opium, ses
+créations si poétiques, si merveilleuses, ses délirants prestiges, ses
+ravissantes visions, pour sa vie _vraie_, _réelle_, dont le souvenir
+vague et confus venait étinceler par moment à son esprit, dans le jour,
+parmi des scènes affreuses, comme la conscience d'une journée de bonheur
+vient quelquefois dilater notre coeur, même au milieu d'un songe
+horrible.
+
+Tandis qu'il considérait sa _vie vraie_, sa vie qu'il menait au milieu
+de ses brigands, du meurtre et du vol, à peu près comme un songe, un
+cauchemar pénible auquel il se laissait entraîner avec insouciance, et
+qu'il poussait machinalement à l'horrible, selon le besoin, le désir du
+moment, sans réflexion, sans remords, et même avec une secrète
+jouissance, comme ces gens qui se disent vaguement au milieu d'un rêve
+affreux...--Que m'importe... je me réveillerai toujours bien!
+
+C'était en un mot--la vie renversée.
+
+Le fantastique mis à la place du positif.
+
+Un rêve à la place d'une réalité.
+
+C'est obscur; je le sais.
+
+Mais essayez de l'opium, et vous me comprendrez...
+
+Croyez d'ailleurs un homme d'_expérience_.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+ Rien n'est vrai, rien n'est faux;
+ Tout est songe et mensonge.
+
+ DE LAMARTINE .--_Harmonies_.
+
+ Écoutez, mes enfants, cette effrayante histoire,
+ Comme d'un saint avis gardez-en la mémoire;
+ Un jour vous la direz à vos petits neveux
+ Quand la neige des ans blanchira vos cheveux.
+
+ DELPHINE GAT .--_La Tour du Prodige_.
+
+OPIUM.
+
+
+Ô douce et ravissante ivresse de l'opium, ivresse pure et suave, ivresse
+toute morale, élevée, poétique!
+
+À côté de la vie réelle, triste, déçue, douloureuse, tu improvises une
+vie fantastique, brillante et colorée!
+
+Là, jamais un chagrin; mollement bercé de rêve en rêve, on jouit sans
+regret... c'est un long jour de fête sans lendemain, un amour sans
+larmes... un printemps sans hiver.
+
+Tantôt c'est un gai voyage sur ce beau lac, dominé par l'antique
+habitation de vos aïeux et encadré d'un gazon vert que foulent en
+dansant de jeunes filles aux robes flottantes.
+
+C'est une séduisante causerie sous un ombrage séculaire où l'on se
+parle si bas, si près, que les lèvres se touchent et frémissent.
+
+Ou bien encore, c'est la demoiselle au corselet d'émeraude, aux ailes de
+nacre et de moire que l'on poursuit en chantant la vieille chanson
+qu'une mère vous a apprise autrefois.
+
+Et puis souvent, pour contraster avec ces tableaux si frais, si jeunes,
+si parfumés, surgit une bizarre vision, quelque chose d'horrible et
+d'étrange... qui vous terrifie et vous glace un moment...
+
+Alors c'est comme la peur qu'on éprouve au milieu d'une paisible veillée
+d'automne, quand l'aïeul raconte quelque lugubre et sanglante chronique.
+
+Mais aussi que cette folle terreur d'un instant donne un charme plus vif
+aux voluptueuses caresses de ces femmes pâles, douces, aériennes qui
+réalisent tous les songes de votre ardente jeunesse; vous savez! quand
+le regard sec, haletant sur votre couche solitaire, vous appeliez en
+vain l'être mystérieux et inconnu que l'on rêve toujours à quinze ans.
+
+Oh! qu'alors elle semble vulgaire cette ivresse du punch, malgré ses
+mille flammes bleuâtres et nacrées, ses étincelantes aigrettes d'opale
+et de feu, qui frissonnent, pétillent en courant sur les bords d'une
+large coupe.
+
+Oubliez le vin de Champagne au milieu des glaçons; laissez bouillonner
+sa mousse; laissez-la déborder et couler à longs flots sur le cristal
+des carafes.
+
+--Après tout, que serait cette ivresse? quelque lourde et grossière
+orgie, des idées sans suite, une tête pesante, une raison éteinte ou
+hébétée.
+
+Au lieu que l'opium! tenez... voyez ce Brulart! si vous saviez ce qu'il
+rêve.
+
+C'est un homme étrange que cet homme! Féroce et crapuleux, c'est à force
+de vices et de crimes qu'il a pris un impérieux et irrésistible
+ascendant sur une tourbe d'êtres dégradés et infâmes; jamais une pensée
+noble ou consolante; on dirait que c'est en riant, d'un rire satanique,
+qu'il creuse dans la fange pour voir jusqu'à quel point d'ignominie peut
+aller la dégradation humaine.
+
+Cette vie, c'est sa vie apparente de chaque jour, sa vie physique, sa
+vie de brigand, de négrier, de pirate, d'assassin... sa vie qui le fera
+pendre...
+
+Maintenant il rêve: l'esprit, l'âme a quitté son ignoble enveloppe...
+c'est son autre existence qui commence... son existence aussi à lui,
+belle, riante, parée, avec des fleurs et des femmes, des palais
+somptueux, des chants de gloire et d'amour, son existence à vous
+désespérer tous, oui, cent fois oui, car l'ivresse de l'opium l'élève à
+un degré de puissance inouïe. Les trésors du monde, le pouvoir des rois
+ne pourraient jamais, dans votre vie réelle, vous donner la millième
+partie des jouissances ineffables que goûte ce brigand en guenilles.
+
+--Et ce n'est pas une heure, un jour, une année... mais la moitié de sa
+vie qu'il passe dans cette sphère divine, où il est presque dieu; quant
+à sa vie réelle, ce n'est pour lui, je l'ai dit, qu'un cauchemar qu'il
+pousse à l'horrible autant qu'il le peut, car, vus d'aussi haut, en
+présence de tels souvenirs... que sont les hommes? mon Dieu!... de la
+matière à contrastes, de la boue qu'on jette à côté d'un diamant pour en
+faire briller plus vives les étincelantes facettes....
+
+Ainsi du moins pensait Brulart....
+
+Tenez, suivez d'ailleurs le rêve qui répand sur ses traits cette
+incroyable expression de plaisir et d'extase.
+
+
+
+
+SONGE.
+
+
+C'était une merveilleuse villa qui se mirait aux flots bleus de
+l'Adriatique, avec ses arbres verts, ses majestueuses colonnades et ses
+escaliers de marbre blanc, baignés par une mer indolente...
+
+--Une foule de gondoles aux riches dorures, recouvertes de tentes et de
+rideaux de pourpre se balançaient amarrées aux dalles, et, impatientes,
+battaient l'eau de leurs deux grandes ailes satinées qui, chose étrange,
+leur tenaient lieu de rames et de voiles.
+
+--On entendit une musique mélodieuse... des sons vibrants et sonores
+comme ceux de l'harmonica,... aériens comme ceux des harpes éoliennes.
+
+Et puis de belles filles pâles, avec des yeux noirs, des cheveux noirs
+et un ineffable sourire sur leurs lèvres roses, se placèrent dans les
+barques en jouant d'une lyre d'ébène.
+
+Et cette harmonie suave et mélancolique remplissait les yeux de
+larmes,... de larmes douces comme celles qu'on répand à la vue d'un ami
+retrouvé.
+
+Alors les gondoles s'animèrent, tendirent leurs ailes argentées à une
+brise odorante, qui, traversant de vastes bois d'orangers et de jasmins,
+apportait une senteur délicieuse, et la petite flotte s'éloigna
+doucement.
+
+À l'arrière de chaque gondole une place était réservée, et les jeunes
+filles y jetaient incessamment des fleurs qu'elles effeuillaient en
+chantant à voix basse je ne sais quelles mystérieuses paroles dont la
+mélodie faisait pourtant battre le coeur.
+
+Mais les gondoles frémirent de joie, agitèrent tout à coup leurs grandes
+ailes, et, formant un demi-cercle, volèrent avec rapidité au-devant d'un
+petit esquif aux voiles blanches, manoeuvré par un seul homme.
+
+Cet homme, c'était Brulart, c'était le comte, c'était Arthur... mais
+beau, mais noble, mais paré....
+
+D'un bond il fit disparaître son canot, sauta dans une des gondoles, et
+regagna le palais de marbre escorté par les filles pâles aux yeux noirs,
+qui continuaient leurs chants d'une harmonie ravissante.
+
+--Et s'étendant avec délices sur les fleurs qu'elles avaient
+effeuillées, il attira une des jeunes femmes sur ses genoux:
+
+--Oh! viens; que j'aime la douceur de ta voix, que j'aime ton sourire...
+dénoue tes cheveux au vent... que je les sente caresser mon front...
+donne... Oh! donne un baiser de ta bouche amoureuse... j'en ai besoin,
+j'ai tant souffert! Oui, au lieu de vous, mes soeurs, j'ai vu en songe
+des êtres noirs et difformes! au lieu de notre beau lac limpide, de ses
+rivages fleuris... une mer triste et brumeuse, un ciel gris et sombre!
+puis un vaisseau sans pourpre, sans dorure et sans femmes... un homme
+qui se tordait sur des cadavres, en poussant des cris horribles... au
+lieu de cette mélodie, de ce langage pur et doux, j'ai entendu je ne
+sais quels éclats rauques et discordants!...
+
+Et puis, horreur!... je me voyais, moi, couvert de haillons, me jetant
+ça et là, au milieu de cette bizarre et étrange tourbe d'hommes affreux,
+parlant leur langue, riant de leur rire, tuant avec leur poignard...
+moi, moi, si noble et si fier...
+
+Oh! quel rêve, quel rêve!... oublions-le... oui... ces souvenirs déjà
+lointains s'effacent tout-à-fait.... À moi, mes femmes! à moi, mes
+soeurs! franchissons ces degrés; entrons sous cette coupole étincelante
+de lumière... mettons-nous à cette table couverte de vermeil, de
+cristaux et de fleurs....
+
+Tout disparaissait.
+
+ * * * * *
+
+Et il se trouvait au milieu d'un immense jardin, rempli d'arbres
+courbant sous le poids de leurs fruits.
+
+Il avait bien soif... sa langue était sèche et rude, son gosier brûlant.
+
+--Il prit une orange couverte d'une peau vermeille et fine et tenta de
+la lui ôter....
+
+Mais à chaque morceau d'écorce qu'il enlevait, l'orange saignait comme
+une blessure fraîche....
+
+C'était du vrai sang, du sang noir, épais et chaud.
+
+--Il continua... ses mains étaient toutes ensanglantées...
+
+--Il arracha le dernier lambeau...
+
+--Mais, à l'instant, il se sentit mordu au doigt, mordu avec rage, comme
+par une bouche humaine, comme par des dents aiguës, convulsivement
+serrées.
+
+--Et il se prit à fuir.
+
+--Et il secouait sa main toujours mordue par l'orange, qui, s'étant
+attachée à son doigt, le mâchait... le mâchait...
+
+--Et il sentait les dents froides, arrivant jusqu'à l'os, glisser et
+crier sur sa membrane luisante.
+
+--Et les dents firent rouler cet os entre elles comme entre deux lames
+de scie.
+
+L'os se divisa...
+
+Alors le contact des dents glaciales avec la moelle fit circuler un
+horrible frisson dans tous les membres de Brulart...
+
+Et la moelle fut aussi divisée... comme l'os...
+
+ * * * * *
+
+--Alors il sentit l'impression fraîche et humide d'une bouche de femme
+effleurer ses lèvres brûlantes... et une voix bien connue murmurait à
+son oreille:--Ne crains rien, je veille sur toi... attends-moi...
+
+Et tout disparut encore.
+
+Alors il était dans une vaste chambre, toute tapissée de soie amarante
+brochée d'or, éclairée par l'invisible foyer d'une lumière égale et
+pure.
+
+Au fond, se dressait un lit de bois de sandal magnifiquement incrusté de
+nacre et d'ivoire, couvert d'une riche dentelle et entouré d'élégants
+rideaux rouges qui laissaient pénétrer dans l'alcôve une lueur faible,
+rose et mystérieuse.
+
+Puis, de légers tourbillons d'une vapeur embaumée, s'échappant de riches
+cassolettes d'or, adoucissaient le vif et brillant éclat de délicieuses
+peintures qu'ils semblaient voiler.
+
+Et ces tableaux voluptueux faisaient battre les artères et porter le
+sang au visage...
+
+On entendit marcher... et lui se cacha dans un petit réduit, proche
+l'alcôve.
+
+Mais de là il pouvait tout voir...
+
+_Elle_ entra suivie de ses femmes...
+
+C'était peut-être une reine, car elle portait un éblouissant diadème sur
+son beau et noble front.
+
+Et, apercevant un lis qu'_il_ avait posé sur sa toilette, elle
+sourit....
+
+Mais bientôt, impatiente, emportée, elle gronda ses femmes, car chaque
+fleur, chaque diamant, chaque bijou, tombait avec une lenteur bien
+cruelle!...
+
+Enfin, sa lourde robe bleue, toute raide d'or et de pierreries, glissant
+à ses pieds, laissa nues ses épaules d'albâtre, larges et rondes, avec
+une petite fossette au milieu.
+
+Et l'on vit son cou gracieux, et cet endroit si blanc, si doux, où naît
+une chevelure brune, lisse et épaisse, élégamment relevée, peignée,
+lustrée....
+
+Elle se retourna.
+
+Sa figure d'un parfait ovale avait une expression rayonnante... ses
+grands yeux bleus étincelaient humides et brillants, sous des sourcils
+châtains, étroits et bien arqués que ses désirs haletants fronçaient un
+peu...
+
+Sa gorge bondissait d'une façon étrange et faisait craquer son corset...
+
+Elle croisa sa jolie jambe sur son genou, et dénoua, ou plutôt rompit
+avec violence les longs cordons de soie qui attachaient un tout petit
+soulier de satin.
+
+Et puis enfin elle renvoya ses femmes, et voulut, quel caprice! les
+suivre jusqu'au bout d'une galerie qui communiquait à son appartement.
+
+Après avoir soigneusement fermé la porte de cette galerie, rapide comme
+un oiseau, elle vola dans sa chambre.
+
+--Oh! mon amour, mon seul amour--murmura-t-elle en tombant dans ses
+bras, à lui qui, debout, la soutenait en sentant avec ivresse le contact
+électrique de ce corps, d'admirables proportions.
+
+--Tiens--disait-elle tout bas...--aujourd'hui... partout les louanges,
+partout on disait ton nom, mon adoré; partout on disait ton courage, ton
+noble caractère, ta beauté... et heureuse, fière, je me disais:--Ce
+courage, ce noble coeur, cette beauté, tout est à moi... à moi... mon
+Arthur!
+
+--Oh! Marie... quel doux réveil.... N'ai-je pas rêvé, mon ange... que tu
+m'avais trahi... tué... que sais-je, moi? Me pardonnes-tu, dis?
+
+--Non, non... tu mourras palpitant sous mes baisers--dit-elle en
+bondissant comme une jeune panthère, et lui mordant les lèvres avec une
+amoureuse frénésie....
+
+--Oh! viens, viens--dit-il, et l'on entendit crier les anneaux d'or des
+rideaux soyeux de l'alcôve....
+
+ * * * * *
+
+--Mais, mille millions de tonnerres de diable--hurlait _le Malais_ à la
+porte de la dunette, qu'il ébranlait de toutes ses forces--il est donc
+mort... capitaine... c'est la goëlette qui est à poupe, et maître _le
+Borgne_ qui dit que nous sommes chassés... capitaine... capitaine!
+
+Cet infernal bruit tira Brulart de son sommeil
+fantastique.--Déjà...--s'écria-t-il douloureusement (je le crois) en
+regardant à travers les joints de ses persiennes.
+
+Et tout avait fui avec le réveil, il ne lui restait qu'un vague et
+confus souvenir qui ne faisait que l'accabler davantage.
+
+Le dieu retombait brigand.
+
+Et, sans se donner la peine d'ouvrir sa porte verrouillée et fermée,
+d'un effroyable coup de tête il la défonça au moment où _le Malais_
+frappait encore; celui-ci fut rouler à vingt pieds....
+
+Fort heureusement, car Brulart l'eût tué.
+
+Mais que devint le capitaine, lorsqu'il vit la goélette en panne, et
+qu'il entendit le Borgne lui crier:
+
+--Ah ça, vous êtes donc sourd, capitaine, voilà une heure que je
+m'égosille à vous héler; nous sommes chassés, et par une frégate, je
+crois; il n'y a pas à lanterner... je vais aller vous trouver, et nous
+causerons... vite... car elle a bonne brise, et c'est un vilain jeu à
+jouer.... Tenez... voyez-vous ce signal qu'elle vient de faire encore!
+
+--F....--dit Brulart.
+
+
+
+
+LIVRE IV.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+ Vienge par mer al duc den k'il ara boen vent:
+ Tôt sa navie amaint, si n'i demort noient.
+
+ ROBERT WACE .--_Roman du Rou et des ducs de Normandie_.
+
+LA FRÉGATE.
+
+
+--Mais, sacredieu, c'est une horreur!...--cria le premier lieutenant de
+la frégate qui devait intriguer si fortement le Borgne et Brulart.
+
+--Le coeur me manque, et ma tante qui m'a défendu les émotions
+fortes--dit d'une voix flûtée le commissaire du bord, petit jeune homme
+frisé, musqué, cambré, qui portait des gants, même à table....
+
+--C'est à interrompre la digestion la mieux commencée--soupira le
+docteur, frais, vermeil, fort obèse, et gourmand comme une femme de
+quarante ans qui a deux amants ou plus....
+
+--C'est à écarteler un brigand de cette espèce! Si on le
+rencontre...--reprit le lieutenant;--mais voyons, ne crains rien...
+raconte-nous ça en détail... veux-tu _reboire_, mon garçon?...
+
+--Je n'y tiendrais pas... ce serait à m'évanouir... les jambes me
+flageolent déjà... heureusement j'ai mon vinaigre et mon
+éther....--s'écria le commissaire en se sauvant du _carré_ de la
+frégate.
+
+--Moi, je reste--dit le docteur--maintenant que le coup est porté... je
+n'en digérerai ni plus ni moins... je ne vous quitte pas, mon cher
+Pleyston....--ajouta-t-il en serrant le bras du lieutenant avec
+cordialité.
+
+--Voyons maintenant... parle--reprit celui-ci; il s'adressait, en
+français, à un homme pâle, décharné, qui tremblait encore de frayeur et
+de froid.
+
+C'était le _Grand-Sec_, que le _Cambrian_, frégate anglaise de
+quarante-quatre canons, avait rencontré sur une cage à poules, avec les
+deux négresses mortes, et que l'on avait humainement recueilli à bord le
+lendemain de son accident.
+
+Il était temps, je vous assure.
+
+La scène se passait dans le _carré_, ou _grande chambre_ du bâtiment, et
+les interlocuteurs étaient, comme nous l'avons dit, le docteur et le
+_lieutenant en pied_ de la frégate.
+
+Le _Grand-Sec_ reprit la parole en regardant toujours autour de lui,
+d'un air effaré:
+
+--Oui, mon lieutenant, voici la chose... pour lors, il a volé le
+négrier, pris les nègres, le navire, a troqué le capitaine et l'équipage
+pour des noirs, et pour lors, finalement, l'a laissé dans une _patrie_
+ous'qu'on l'a dévoré lui et ses matelots... avec leurs pantalons, leurs
+souliers, leurs vestes, et tout; car ces gens-là est trop sauvage pour
+les avoir épluchés....
+
+--Et ça devait être d'un dur...--fit le médecin....
+
+--Taisez-vous donc, docteur...--reprit le lieutenant;--continue mon
+garçon....
+
+--Pour lors, mon lieutenant, voilà que quand nous avons fait la chose de
+prendre le brick, notre capitaine à nous y porte son bazar, et s'y
+installe... bon... pour lors, voilà qu'un jour, on fait monter les
+noirauds pour chiquer leur _ration d'air et de soleil_... bon... pour
+lors voilà que lorsque les femelles s'affalent en bas pour rallier leur
+coucher... c'était, mon lieutenant, l'histoire de rire... pour lors j'en
+arrête une par les cheveux et je l'embrasse... bon... je la
+réembrasse... bon... mais pour lors, voilà... le... capit... aine
+(_Grand-Sec_ tremblait encore à ce souvenir, et ses dents
+s'entre-choquaient), voilà le capit... aine... qui... me... voit... et
+comme... il... l'avait... dé... fendu, il me fait mettre à cheval sur
+une barre de cabestan avec des pierriers à chaque jambe... et puis
+après... amarrer sur une cage à poules avec les... deux....
+
+Ici le pauvre garçon ne put continuer, et perdit connaissance.
+
+--Allons, allons, docteur,... à votre pharmacie.
+
+--Faites-le coucher, c'est moral, purement moral, de l'eau de fleur
+d'orange, des calmants....
+
+--Je vous le laisse, mon ami--dit le lieutenant--je monte chez le
+_Pacha_[7] pour causer de tout cela avec lui....
+
+Arrivé dans la batterie, le lieutenant Pleyston se dirigea vers
+l'arrière, dit deux mots à un factionnaire qui montait la garde près la
+porte de l'appartement du commandant, et entra.
+
+Comme à bord de toutes les frégates, il traversa la salle du conseil,
+laissa la chambre à coucher à droite, l'office à gauche, et arriva dans
+la galerie ou salon situé sous le couronnement.
+
+Là se trouvait le commandant, sir Edward Burnett.
+
+Cette galerie avait tout à la fois l'air d'une bibliothèque et d'un
+musée, partout des peintures, des livres, des cartes, enfin un asile de
+savant et d'artiste. Couché sur un moelleux sopha, un jeune homme de
+trente ans, vêtu d'un élégant uniforme brodé... feuilletait un volume de
+Shakespeare... autour de lui, sur son tapis de Perse, étaient ouverts ça
+et là d'autres livres, Volney, Sterne, Swift, Montesquieu, Corneille,
+Moore, Byron, etc... et on voyait que le lecteur avait butiné ça et là
+une pensée, une idée, une anecdote... agissant en véritable épicurien
+qui goûte de tout avec choix et friandise.
+
+Quand le lieutenant entra, sir Burnett leva la tête, et l'on vit une
+charmante figure de brillant et fashionable officier....
+
+--Ah... bonjour, mon cher Pleyston--dit-il en se levant et tendant la
+main à son second avec la plus exquise politesse;--eh bien... quelles
+nouvelles... asseyez-vous là... prenez donc un verre de vin de Madère
+avec moi....
+
+--Il sonna, son maître d'hôtel servit et se retira.
+
+--Toujours du Madère, commandant, et pour moi seul, car vous ne buvez
+que de l'eau... jamais de pipe... jamais une pauvre chique...--ajouta
+Pleyston en dissimulant la sienne.
+
+--Mais vous voyez que j'ai du vin, mon bon lieutenant; et quant au
+tabac... j'en possède aussi de parfait....
+
+--Pour nous autres... comme le Madère....
+
+--Ne parlons plus de ça, qu'avons-nous de nouveau?...
+
+--Commandant, il y a de nouveau que ce malheureux que l'on a repêché
+confirme tout ce qu'il nous avait d'abord dit....
+
+--C'est inconcevable... c'est d'une cruauté inouïe... mais quelle route
+suit ce forban?...
+
+--Il fait voile pour la Jamaïque, commandant....
+
+--Nous devons le rencontrer en courant la même bordée; faites, je vous
+prie, gréer les bonnettes, couvrez la frégate de toile... il est
+possible que nous l'atteignions avant la nuit... nous ferons alors une
+bonne et prompte justice de ce misérable... rien de plus... Pleyston....
+
+--Non, commandant....
+
+--Oh! quel ennuyeux métier, chasser des négriers, c'est à périr de
+monotonie....
+
+--Ah! commandant, pardieu, vous aimeriez mieux retourner dans votre
+Londres... aux courses de New-Markett.... Dame... riche et jeune... joli
+garçon... le câble file sans qu'on y regarde....
+
+--Non, non, mon cher lieutenant, j'aimerais mieux une bonne campagne de
+guerre....
+
+--Vous êtes payé pour cela... à trente ans deux combats, cinq blessures,
+et capitaine de frégate... ça donne envie....
+
+--Non, mon ami, cela donne des regrets, surtout quand on voit des
+vétérans comme vous rester aussi long-temps dans les bas grades... mais
+vous savez que je me suis chargé de vous faire rendre justice, et....
+
+Un nouveau personnage entra bruyamment... figure commune, quarante ans,
+grand, gros, lourd, l'air niais et brutal.
+
+C'était un de ces officiers sans mérite qui, ayant langui dans les
+emplois inférieurs à cause de leur stupide ignorance, nourrissent une
+haine d'instinct et d'envie contre tout ce qui est jeune et d'une portée
+supérieure. Le grand refrain de cette espèce est celui-ci:--Je suis
+vieux, donc j'ai des droits.--Quant au mérite, à la capacité, aux
+services rendus, on n'en parle pas.
+
+--Je crois--dit le nouveau venu, presque sans saluer son supérieur--je
+crois qu'on voit les deux navires que vous avez fait chasser depuis ce
+matin, mais la nuit viendra avant qu'on ait pu les rallier... aussi,
+cordieu, c'est votre faute, commandant.
+
+--Vous oubliez, monsieur, que le temps était trop forcé pour nous
+permettre de faire plus de voile....
+
+--Non... on pouvait faire plus de voile; d'ailleurs, c'est mon opinion,
+et les opinions sont libres... nous ne sommes pas des esclaves; des
+anciens comme nous peuvent dire ce qu'ils pensent... et leur opinion....
+
+--C'est un droit que je ne vous conteste pas, monsieur, je reçois avec
+reconnaissance les conseils de gens expérimentés, mais j'ai agi comme je
+croyais devoir agir, et je viens de donner l'ordre au lieutenant en pied
+de gréer les bonnettes.
+
+--C'est trop tard, je puis bien trouver que c'est trop tard, c'est mon
+opinion.
+
+--Monsieur Jacquey--reprit le commandant avec un mouvement
+d'impatience--depuis quelque temps vous prenez avec moi de singulières
+licences, je suis seul chef ici, j'agis comme bon me semble, monsieur,
+et je vous engage à y songer.
+
+--Commandant--dit Pleyston tout bas--vous savez qu'il est bourru et bête
+comme un âne.
+
+--Mon cher lieutenant, veuillez, je vous prie, faire exécuter mes
+ordres--dit le commandant.
+
+Pleyston sortit.
+
+--Monsieur Jacquey, vous avez de l'humeur; il est pénible, je le
+conçois, à votre âge, de n'occuper qu'un grade inférieur... mais vos
+camarades... Pleyston lui-même... un officier rempli de mérite.
+
+--C'est un brosseur, vous dites cela parce qu'il vous flatte....
+
+--Vous me manquez en parlant ainsi d'un officier qui m'approche,
+monsieur.
+
+--Je suis fâché, c'est mon opinion... je suis un ancien... un franc
+marin... et je dis ce que je pense.
+
+--On peut, monsieur, être à la fois ancien marin et calomniateur en
+accusant à faux un brave et loyal camarade... j'en suis fâché, mais vous
+m'obligez à vous infliger une punition, vous garderez les arrêts huit
+jours, monsieur.
+
+--Mille tempêtes, être puni par un enfant... par un mousse....
+
+Le commandant pâlit, ses lèvres se contractèrent, mais il répondit avec
+le plus grand calme.
+
+--Monsieur, vous perdez la tête, vous oubliez que chacun de mes grades a
+été acheté par une blessure ou une action qu'on a bien voulu
+remarquer... ne me faites donc pas rougir, en m'obligeant à parler ainsi
+de moi.... Vous n'êtes pas généreux, monsieur, vous savez que le temps,
+le lieu et ma position ne me permettent pas de répondre à votre injure,
+mais comme avant tout je suis commandant de cette frégate, vous garderez
+les arrêts forcés pendant un mois, monsieur, et je suis indulgent; car
+vous m'avez injurié chez moi, et je pouvais vous faire passer à un
+conseil. Je désire être seul, monsieur.
+
+Et le commandant se remit froidement à lire.
+
+--Mais tonnerre de....
+
+--Monsieur--dit le jeune officier en se levant--je serais désolé de
+finir par appeler le capitaine d'armes....
+
+Et le lieutenant Jacquey, vaincu par cette fermeté, sortit en maugréant.
+
+--Je suis fâché de tout ça--dit sir Edwards--mais parce qu'ils sont
+vieux et ignorants... il faudrait tout leur passer, c'est impossible....
+
+Les ordres furent exécutés; et, les bonnettes donnant une nouvelle
+vitesse au _Cambrian_, cette belle frégate ne se trouvait guère qu'à
+douze milles du brick et de la goëlette de Brulart, au coucher du
+soleil.
+
+Tout l'état-major était monté sur le pont, attiré par la curiosité; car
+l'histoire du _Grand-Sec_ s'était répandue, et l'on attendait avec une
+incroyable impatience le moment où l'on s'emparerait de ces deux
+navires, et de l'infâme Brulart surtout.
+
+Pourtant l'équipage ne montrait pas la même horreur que les officiers
+pour ces méfaits, et les marins du _Cambrian_ parlaient de Brulart comme
+les femmes parlent de ce qu'on appelle vulgairement:--_les mauvais
+sujets_.
+
+--C'est ça un crâne négociant--disait l'un--quel toupet!...
+
+--C'est égal--reprenait un autre--il doit être _chenu_, c'est pas un
+combat ou une tempête qui lui ferait cligner l'oeil à celui-là....
+
+--Enfin, on le pendrait que ça serait bien juste... mais tout de même ça
+me pincerait le ventre... parce qu'après tout on regrette toujours un
+brave....--disait un troisième.
+
+Quand le soleil fut couché, on continua d'observer _la Catherine_ et _la
+Hyène_ au moyen de longues-vues de nuit qui permettaient de suivre leurs
+manoeuvres....
+
+--Allons-nous souper, Pleyston?--dit le docteur--j'ai un appétit de
+vautour... nous avons, entre autres choses, un endaubage d'_Appert_, des
+perdreaux farcis... qui ont une mine... une mine... à en devenir
+amoureux... à se mettre à genoux devant, à ne les manger que
+respectueusement découvert... tête nue....
+
+--Ah... vieux... vieux docteur, va... tu prends pour toi tous les
+appétits que tu défends à tes malades! quel coffre! c'est une vraie
+calle aux vivres! Allons, commissaire, allons donc... que
+faites-vous-là?
+
+--Ce que je fais?... mon Dieu, je tâche de voir ces deux infâmes
+bâtiments; il n'y a aucun danger, n'est-ce pas, lieutenant? Quelle
+figure ils doivent avoir.... Dieu! si ma tante savait à quoi l'on
+m'expose....
+
+--Ah! est-il drôle, le commissaire, avec sa tante! Tenez... vous devriez
+mettre une cornette et du rouge... et vous lui ressembleriez à votre
+tante; soyez donc homme, cordieu! mais vous ne savez donc pas qu'une
+fois les navires amarinés, c'est vous qui serez chargé d'aller à bord
+faire l'inventaire des nègres et des pirates?
+
+--Dieu du ciel... à bord... mais ce doit être infect.... Non... non, je
+n'irai pas... pour attraper une bonne maladie... ma tante m'a bien dit
+d'être prudent!
+
+--Pleyston... tu te feras tuer--disait le docteur à moitié descendu, et
+dont on ne voyait plus que la joyeuse figure qui rayonnait au-dessus du
+grand panneau... à ton premier coup de grog... je te soignerai....
+
+--Je te suis, vieux... Allons, madame, voulez-vous ma main?--dit le
+lieutenant d'un air goguenard au commissaire.
+
+--Monsieur, toujours route à l'ouest-nord-ouest, et avertissez-moi dès
+que nous serons à portée de canon de ces pirates--dit le commandant à
+l'officier de quart en rentrant chez lui.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+ Gueule Dieu! c'est lui qui nous pousse
+ céans, et il nous plante là au milieu de
+ la besogne!
+
+ VICTOR HUGO .--_Notre Dame de Paris_.
+
+ Oh! oh! le rusé compère... voilà de
+ quoi nous faire rire le soir à la veillée.
+
+ BURKE .--LA FEMME FOLLE.
+
+UNE RUSE.
+
+
+Le matin, sur les quatre heures, la frégate était au plus à un mille de
+_la Catherine_ et de _la Hyène_; mais ses grandes voiles blanches et ses
+feux, qui étincelaient au milieu d'une de ces nuits des tropiques si
+claires et si transparentes, avaient merveilleusement aidé le Borgne à
+découvrir l'ennemi qui le poursuivait.
+
+Les deux navires de Brulart venaient de mettre en panne, et le Borgne
+s'était rendu à bord du brick.
+
+Lui, Brulart et le Malais tenaient conseil sur l'arrière de la dunette.
+
+--Il n'y a qu'une chose à faire--disait le Borgne...--c'est de filer....
+
+--Filons...--répéta le Malais.
+
+--Anes, chiens que vous êtes--cria Brulart--la frégate vous laissera
+faire, n'est-ce pas?... car elle m'a l'air de marcher comme une
+autruche, ce n'est pas ça... réponds, _le Borgne_, combien peut-il tenir
+de noirs... en plus dans la goëlette?
+
+--Mais, en les serrant un peu... vingt....
+
+--Pas plus?...
+
+--Non, car ils n'aurient pas même leurs coudées franches. Il faudra les
+arimer de côté....
+
+--Mettons quarante; ils ne sont pas ici au bal pour faire les beaux bras
+et les jolis coeurs.
+
+--Bah! quand il y a de la place pour quarante, il y en a bien pour
+cinquante!--dit le Borgne.
+
+--Alors mettons soixante... que tu vas choisir ici, parmi les grands
+Namaquois; tu les amarreras d'un côté et les petits Namaquois de
+l'autre, pour qu'ils ne se dévorent pas... tu m'entends?
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Pendant ce temps-là, toi, le Malais, tu prendras tout ce qui nous
+reste de poudre à bord de la goëlette, moins un baril, et tu
+l'apporteras ici... tu m'entends?...
+
+--Oui, capitaine.
+
+--Et dépêchons, car je vous cognerai si dans une demi-heure tout n'est
+pas paré....
+
+Le Borgne descendit dans le faux pont du brick, choisit à peu près
+cinquante nègres ou négresses, y compris Atar-Gull... doubla leurs fers
+et les fit embarquer à mesure par section de dix, dans un canot qui les
+transportait à bord de la goëlette;... là, on les déposait
+provisoirement sur le pont... bien et dûment enchaînés.
+
+De son côté, le Malais ouvrit la soute aux poudres de _la Hyène_, fort
+honnêtement garnie, et fit apporter sur le pont de _la Catherine_
+environ trois cents kilogrammes de poudre renfermés dans de petits
+barils.
+
+Pendant ce temps, Brulart fixait son regard pénétrant, qui semblait
+percer l'obscurité de la nuit, sur la frégate qui avançait toujours,...
+et à une lueur qui éclata tout à coup (c'était sans doute un signal), il
+put juger sûrement de la distance qui le séparait d'elle...
+
+--Sacré mille tonnerres de diable--cria-t-il--c'est juste ce qui nous
+reste de temps pour prendre de l'air... le Borgne... le Borgne... ici,
+chien, ici...
+
+Le Borgne accourut....
+
+--Fais embarquer tout l'équipage à bord de la goëlette, y compris les
+noirs.
+
+--Les noirs y sont déjà...
+
+--Bien... tu resteras ici seul avec moi et le Malais....
+
+Le Borgne frémit...
+
+--Et dis à un vieux matelot de tout parer pour prendre le large sitôt
+que nous retournerons à bord de _la Hyène_.
+
+Ces ordres furent exécutés avec une merveilleuse rapidité, et au bout
+d'un quart d'heure _Brulart_, _le Borgne_ et _le Malais_ restaient seuls
+sur le pont de _la Catherine_ qui se balançait silencieuse sur
+l'Océan...
+
+_La Hyène_, aussi toujours en panne, n'attendait que la présence de
+Brulart et de ses deux acolytes pour mettre à la voile...
+
+Le Borgne et le Malais échangeaient de fréquents regards, et des
+mouvements d'yeux expressifs en considérant Brulart qui, appuyé sur son
+gros bâton, semblait méditer profondément.
+
+Cet infernal trio avait une singulière expression, éclairé à moitié par
+la clarté du fanal que _Cartahut_ balançait machinalement.
+
+La figure de Brulart, reflétée au plafond par cette lumière rougeâtre,
+avait une horrible expression de méchanceté; on voyait aux rides qui, se
+croisant dans tous les sens sur son large front, s'effaçaient, allaient
+et revenaient, qu'il était sous l'influence d'une idée fixe, cherchant
+sans doute la solution d'un projet quelconque...
+
+Enfin... frappant un grand coup de bâton sur le dos de _Cartahut_, il
+s'écria, joyeux et triomphant:
+
+--J'y suis... j'y suis. Ah! dame frégate, tu veux manger dans ma
+gamelle... eh bien! tu vas goûter de ma soupe...
+
+--Et vous autres--dit-il à le Borgne et au Malais qui causaient à voix
+basse de je ne sais quel meurtre ou quel vol, vous autres, imitez-moi...
+prenez des haches... mais d'abord descendons ces barils de poudre dans
+le faux pont....
+
+Ce qui fut fait... puis ils enlevèrent avec précaution le dessus de
+chaque baril de poudre....
+
+Puis ils agglomérèrent ces barils en les entourant de trois ou quatre
+tours de câbles et de chaînes... afin de les faire éclater avec une
+incroyable violence.
+
+Puis Brulart mit au-dessus d'un des barils un pistolet armé et chargé,
+dont le canon plongeait dans la poudre.
+
+Puis il attacha une longue corde à la détente de ce pistolet.
+
+Pendant cette délicate opération, ses deux confrères se regardaient en
+frissonnant, il fallait un geste, un rien pour les faire sauter. Mais
+Brulart avait tant de sang-froid et d'adresse!...
+
+--Montons là-haut--reprit-il en emportant le bout de la grande corde qui
+répondait au pistolet--et toi, _Cartahut_, tu resteras ici...
+
+Le malheureux mousse jeta un cri d'effroi.
+
+--Allons--dit Brulart, non, je ne t'y laisserai pas tout-à fait,
+seulement, ferme et calfate bien l'entrée du petit panneau.... Nous
+allons t'attendre sur le pont...--et il poussait du coude ses acolytes
+comme pour les prévenir d'une intention plaisante.
+
+J'oubliais de dire qu'il restait une ou deux douzaines de nègres dans le
+faux pont, de ceux que le Borgne n'avait pas désignés comme devant aller
+à bord de la goëlette....
+
+Cartahut ferma, verrouilla le petit panneau, et sortit par le grand....
+
+Alors Brulart, avant de recouvrir cette ouverture avec la planche carrée
+destinée à cet effet, attacha au-dessous de cette planche, du côté qui
+donnait dans le faux pont, attacha, dis-je, la corde qui répondait à
+son pétard, et replaça ce couvercle sur le panneau à demi ouvert.
+
+--Comprenez-vous?--dit-il aux deux autres qui suivaient ses mouvements
+avec une impatiente curiosité.
+
+--Non... capitaine....
+
+--Vous êtes des bêtes... je... mais nous causerons de ça à bord de _la
+Hyène_; toi, le Borgne, laisse le brick amure comme il l'est, laisse-le
+en panne et suis-moi.
+
+Or tous trois descendirent dans la yole amarrée aux flancs du brick,
+suivis de _Cartahut_ qui l'avait échappé belle... ma foi, et le Malais
+et le Borgne ramant avec ardeur, ils atteignent _la Hyène_ en un
+instant....
+
+À peine Brulart fut-il sur le pont, que, de sa grosse et tonnante voix,
+il cria....
+
+--Brassez bâbord, laissez arriver vent arrière, amurez toutes les
+voiles, toutes, à chavirer s'il le faut... mais filons vite, car la
+camarade... nous apprête une chasse.
+
+Et la nuit devenant plus claire, il montrait la frégate qui était à deux
+ou trois portées de canon....
+
+_La Hyène_ sentit bientôt cette augmentation de voiles, et vola avec une
+inconcevable rapidité sur la surface de la mer, favorisée par une bonne
+brise....
+
+--Eh bien... vous abandonnez donc le brick, capitaine--crièrent le
+Borgne et le Malais.
+
+--Je le crois bien... mais voici la chose: comme vous voyez, il reste en
+panne dans l'air de vent de la frégate; nous sommes deux navires, elle
+est seule, il faut choisir, elle pique d'abord droit au cul lourd, au
+bâtiment en panne, ou ne se défie pas de ça, un vrai bateau marchand;
+elle s'approche à petite portée de voix... et se met à héler... pas un
+mot de réponse; embêtée de ça, elle envoie du monde à bord, on
+monte,--personne...--on va au petit panneau... fermé, verrouillé, on va
+au grand.... Bon--font-ils, il est à moitié ouvert, ils veulent l'ouvrir
+tout-à-fait, ils soulèvent le couvercle, la corde raidit, la détente
+part... et allez donc, six cents livres de poudre en feu. Avis aux
+amateurs!
+
+--Quel homme...--se dirent des yeux le Borgne et le Malais....
+
+--Vous voyez la chose, le brûlot éclate, désempare la frégate ou à peu
+près, lui tue un monde fou, si proche, c'est une bénédiction! elle ne
+pense pas à nous poursuivre; nous profitons de ça pour filer, et dans
+deux jours nous sommes à la Jamaïque... à boire....
+
+Et il se dit en lui-même: _quel vilain rêve_.
+
+Le pont de _la Hyène_ offrait un singulier spectacle: encombré de nègres
+et de matelots, chargé de plus du double de monde qu'il n'en pouvait
+contenir; vrai, c'était à faire pitié que de voir ces noirs, enchaînés,
+battus, foulés aux pieds pendant les manoeuvres, ne sachant où se mettre,
+et roués de coups par les marins.
+
+--Avant qu'il soit dix minutes--murmura Brulart--vous verrez l'effet de
+ma mécanique.
+
+À peine achevait-il ces mots, qu'une immense clarté illumina le ciel et
+l'Océan, une énorme colonne de fumée blanche et compacte se déroula en
+larges volutes, et la goëlette trembla dans sa membrure au bruit d'une
+épouvantable détonation.
+
+...C'était cette pauvre _Catherine_ qui sautait en l'air, en couvrant
+sans doute la frégate _le Cambrian_ de ses débris enflammés, tuant
+peut-être son jeune et brave commandant, son bon et gourmand docteur,
+son petit commissaire, malgré sa tante... que sais-je, moi?
+
+Pauvre _Catherine_, adieu! laissez-moi lui donner un regret!
+
+Adieu, c'en est donc fait; aussi bien tu devais suivre la destinée de
+ton capitaine, du bon et digne Benoît, car sans lui que serais-tu
+devenu, pauvre cher brick?... quelque infâme bâtiment pirate.... Toi,
+accoutumé aux jurons si chastes, si candides de Claude-Borromée-Martial,
+tu aurais peut-être retenti d'ignobles et crapuleux blasphèmes!
+d'infâmes orgies eussent souillé la blancheur virginale de ton plancher,
+tes mâts en auraient frémi d'indignation, et, au lieu de voir pendre à
+tes jolies vergues luisantes l'habit et le pantalon _habillé_ de ton bon
+capitaine qui soignait si bien sa modeste garde-robe, on les aurait
+peut-être vues fléchir, ces jolies vergues, sous les balancements de
+cadavres pendus ça et là.
+
+Ainsi, repose en paix, _Catherine_, tu as trouvé un tombeau digne de
+toi, mieux vaut cent fois pour tombe la profondeur transparente de
+l'Océan, que les lourds et chauds estomacs des _petits Namaquois_....
+
+Et certes, Benoît le dirait, s'il vivait, s'il n'avait pas été digéré;
+le pauvre homme....
+
+Adieu donc encore... adieu, _Catherine_... que les vagues te soient
+légères.
+
+ * * * * *
+
+On ne peut se faire une idée du transport, du délire que cet événement
+excita à bord de _la Hyène_: c'étaient des cris, des battements de mains
+à la faire sombrer; Brulart surtout ne se possédait pas de joie, il
+sautait, gambadait, tonnait, ravi de voir la réussite de sa _ruse_....
+
+Au lever du soleil il avait perdu la frégate de vue.
+
+Le surlendemain, sur les quatre heures du soir, il débarquait ses nègres
+à la Jamaïque, près de l'anse Carbet... sur l'habitation de M. Wil,
+brave colon, une de ses plus anciennes pratiques.
+
+Par exemple, sur les noirs sauvés du brick, il n'en restait que dix-sept
+et Atar-Gull. La cargaison de la goëlette avait moins souffert, il en
+restait les deux tiers, somme toute:--il jouissait de quarante-sept
+nègres ou négresses qu'il vendit, l'un dans l'autre, quinze cents francs
+pièce, c'était donné....
+
+Tom Wil le paya comptant, mais il l'engagea à ne pas faire un long
+séjour dans la colonie, par mesure de prudence....
+
+Brulart goûta d'autant plus cet avis qu'il se souvenait de l'espièglerie
+faite à la frégate; or, il mit bientôt à la voile pour Saint-Thomas, en
+se proposant de renouveler _sa tontine_ s'il en trouvait l'occasion, car
+Tom Wil lui avait appris que, comptant marier sa fille, il lui faudrait
+alors monter l'atelier qu'il lui donnait en dot, et que lui, Brulart,
+étant raisonnable, il voulait le charger de cette fourniture.
+
+Brulart partit donc, et de quelque temps on n'en entendit plus parler.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+ Sucre, café, coton, indigo, rhum,
+ tafia.--Exportation.--0000000000.
+ --Frais bruts.--0000000000.--Gain.
+ --00000.
+
+ B. POIVRE .--_Économie politique_.
+
+ C'est qu'il y a certains personnages
+ dont on s'est fait une habitude de rire,
+ et qu'on ne plaint de rien.
+
+ DIDEROT .--_Romans_.
+
+LE COLON.
+
+
+C'était un digne et honnête homme que ce bon M. Wil, un des plus riches
+colons de la Jamaïque: il était riche, puisque ses plantations
+s'étendaient depuis la pointe de l'Acoma jusqu'au Carbet; il était bon,
+car ses voisins le taxaient de faiblesse envers ses noirs.
+
+Le fait est que M. Wil recevait _le Times_; aussi l'esprit négrophile de
+cette feuille avait-il développé en lui des sentiments de philanthropie
+qui seraient peut-être restés enfouis au fond de son coeur, si leur germe
+n'avait été fécondé par la lecture de cette estimable feuille; lecture
+que le colon comparait poétiquement à la bienfaisante rosée qui fait
+poindre et éclore les cannes à sucre, car le colon avait quelques
+lettres, et lisait bien autre chose que le _code noir_ ou la
+_mercuriale_ de la Jamaïque.
+
+Or, un matin, environ deux mois après la visite de Brulart, M. Wil fut
+inspecter sa sucrerie de l'Anse aux Bananiers, dont les ateliers étaient
+presque tous montés avec les noirs de feu le capitaine Benoît. Grands et
+petits Namaquois y vivaient en bonne intelligence, la _rigoise_ du
+commandeur avant éteint toutes les haines, nivelé tous les caractères.
+
+M. Wil partit donc un matin; devant lui deux nègres armés de coutelas
+marchaient pieds nus; ces fidèles serviteurs, couverts de simples
+caleçons de toile, devaient, en abattant des haziers épineux, frayer un
+chemin plus facile à la mule de leur maître, écarter des ronces qui
+l'auraient blessé, et surtout détruire les reptiles, si nombreux dans
+cette partie de la colonie, qui pouvaient piquer mortellement cette
+belle bête, que M. Wil n'eût pas donnée pour trois cents gourdes, tant
+elle avait de bonnes et franches allures.
+
+On arriva.--Le commandeur de l'habitation fouettait un nègre, attaché à
+un poteau.
+
+--Holà! Tomy--dit M. Wil--qu'a fait cet esclave?
+
+--Maître, il arrive de la Geole, il s'était enfui _marron_[8]. Son
+_droit_ est de cinquante coups de fouet, mais comme vous avez été assez
+bon pour réduire toutes les peines de moitié, ça ne nous fait que
+vingt-cinq, et je suis au douzième....
+
+--Continue...--dit le Titus--et il s'en fut aux acclamations de ses
+nègres, réellement fiers d'avoir un si doux maître.
+
+Il entra dans le moulin à sucre: cette machine se compose de deux
+énormes cylindres de pierre, qui tournent sur leur axe, en laissant
+entre eux deux un étroit intervalle, dans lequel on introduit des bottes
+de cannes à sucre, que l'on avance à mesure que le mouvement de rotation
+les attire et les broie....
+
+Comme le colon marchait sur des feuilles de palmier, dont on avait
+jonché le sol, il ne fut point entendu d'une jeune négresse qui
+présentait des cannes au moulin.
+
+Mais ce n'était pas le moulin que regardait la pauvre fille!
+
+Ses yeux étaient tournés vers un jeune, beau, grand nègre... aux yeux
+vifs, aux dents blanches... à la peau noire et luisante....
+
+Or, _Atar-Gull_, car c'était lui, s'approchait quelquefois pour
+effleurer les lèvres vermeilles de la négresse; mais elle baissait la
+tête, et la bouche de son amant ne rencontrait que ses cheveux longs et
+doux.
+
+Alors elle riait aux éclats, la pauvre fille... et les deux cylindres
+attiraient toujours les bottes de cannes, et elle, suivant leur
+mouvement, approchait de la meule sans y penser, occupée qu'elle était
+des tendres propos de son amant.
+
+Le père Wil voyait tout cela et se mourait d'envie de châtier un peu ces
+fainéants; mais il contint sa colère...
+
+--Karina--disait _Atar-Gull_ dans sa belle langue caffre, si suave, si
+expressive--Karina, tu me refuses un baiser, et pourtant je t'ai fait de
+beaux colliers avec les graines rouges du caïtier; pour toi, j'ai
+souvent surpris l'anoli aux écailles bleues et dorées, je t'ai donné un
+madras qui eût fait envie à la plus belle mulâtresse de la Basse-Terre;
+vingt fois, j'ai porté tes fardeaux; ces cicatrices profondes prouvent
+que j'ai reçu pour toi la punition que tu méritais, quand tu laissais
+échapper le ramier favori du maître... et pour tout cela un baiser... un
+seul....
+
+Karina n'était pas ingrate, non; aussi elle avançait en souriant ses
+lèvres de corail... lorsqu'elle poussa un cri horrible, un cri qui fit
+retourner le colon, car il cherchait déjà le commandeur pour livrer à
+son fouet la négresse indolente et rieuse.
+
+Toute à son amour, avançant toujours machinalement, sa main vers le
+moulin, la malheureuse ne s'était pas aperçue qu'il ne restait plus de
+cannes à moudre, et au moment où _Atar-Gull_ l'embrassait... elle
+engageait sa main entre les deux cylindres qui, continuant leur
+mouvement d'attraction, l'eurent bientôt écrasée; l'avant-bras suivait
+la main, lorsque le nègre sauta sur la hache de salut[9], et d'un coup
+sépara le bras de l'avant-bras, qui disparut broyé entre les deux
+meules....
+
+Le commandeur accourut aux cris du bonhomme Wil, et à ceux des noirs....
+
+On transporta Karina à l'infirmerie où elle fut parfaitement soignée.
+
+Avec un maître moins humain que le colon, elle eût reçu une vigoureuse
+correction à sa convalescence, car enfin elle ne perdait à tout cela
+qu'un bras, le propriétaire y perdait au moins cent gourdes....
+
+--Que décidez-vous de ce gaillard?--demanda le commandeur--il mérite
+quelque chose pour avoir retardé la fabrication et détérioré une de vos
+esclaves?
+
+--Sa conduite?
+
+--Pour ce qui est de cela, monsieur Wil, excellente: travailleur comme
+un bison, un peu taciturne, mais doux comme un agneau, pas plus de fiel
+qu'un pigeon....
+
+--Vraiment; pardieu, alors je l'emmène avec moi... justement cet animal
+de Cham, à qui j'ai donné la direction de mes chiens, se néglige de jour
+en jour... je te l'enverrai pour remplacer celui-ci à l'atelier....
+Parle-t-il un peu anglais?
+
+--Quelques mots de patois, il commence; mais il entend très-bien les
+signes.
+
+--Allons, c'est dit, je le prends... mais avant, pour ne pas encourager
+de telles dégradations, fais-lui administrer quelque chose... un rien...
+pour l'exemple, et fais vite... car ma femme et Jenny m'attendent pour
+déjeuner, et je veux rentrer avant la chaleur....
+
+--Alors, monsieur Wil, la douzaine....
+
+--Comment! la douzaine?
+
+--Oui, monsieur--répondit le commandeur en agitant son fouet....
+
+--Ah!... je n'y étais, ma foi, pas du tout; oui, oui, la douzaine... et
+envoie-le-moi tout de suite....
+
+Atar-Gull fut donc attaché et fouetté.
+
+Son calme, son sourire doux ne l'abandonnèrent pas un instant; pas une
+plainte, pas un gémissement; c'était plutôt avec une expression de joie
+et de contentement qu'il recevait les coups....
+
+Et au fait, le pauvre garçon, tout le servait à souhait; depuis une
+certaine aventure, il n'avait eu qu'un but, celui de se rapprocher de M.
+Wil, d'être autant que possible admis dans son intérieur, car il vivait
+maintenant de deux haines bien distinctes:--Brulart et le colon.
+
+Et encore la haine qu'il portait à Brulart était-elle pâle et froide
+auprès de celle qu'il avait vouée au bon homme Wil.
+
+Aussi sa conduite sage, laborieuse, réglée, soumise, portait déjà son
+fruit; car, avant la correction, et comme pour la lui faire endurer plus
+patiemment, le commandeur lui avait expliqué qu'il allait suivre le
+colon, et que c'était à sa bonne conduite qu'il devait cette faveur
+inespérée.
+
+Comment, après cela, n'eût-il pas béni cent fois les coups! n'eût-il pas
+baisé les lanières qui le déchiraient!
+
+Quand on eut fini, Atar-Gull fit un paquet du peu qu'il possédait, et
+courut tenir l'étrier de M. Wil qui, flatté de son activité et de son
+peu de rancune, lui tapa légèrement la joue d'un air riant et paternel.
+
+Atar-Gull partit sans même voir Karina.... Il s'agissait bien d'amour
+vraiment....
+
+Qu'est-ce que l'amour, dites-moi, en présence d'une bonne haine
+africaine, profonde et vivace?
+
+Quand le colon arriva près du Carbet, le soleil était fort ardent; aussi
+commençait-il à regretter son grand parasol, et à se tourmenter sur sa
+mule, lorsqu'une voix bien connue le fit tressaillir....
+
+Il parcourait une longue avenue d'épais tamarins, entourés de lianes et
+de haziers, lorsque d'un des côtés accourut, toute gaie, toute
+palpitante, toute rose, une ravissante jeune fille....
+
+C'était Jenny....
+
+Et puis derrière elle, un beau jeune homme qui portait le parasol tant
+désiré... et donnait le bras à une femme à cheveux gris, un peu
+courbée....
+
+C'était Théodrick et madame Wil....
+
+--Prends garde, prends garde, ma Jenny--dit le colon...--tu vas faire
+écraser tes petits pieds par la _biche_ (c'était le nom de sa mule).
+
+Et au fait, la jeune folle se précipitait sur la main de son père
+qu'elle baisait avec tendresse, sans craindre les atteintes de la
+_biche_; et, comme son grand chapeau de paille tomba, ses jolis yeux
+disparurent presque sous ses beaux cheveux blonds tout bouclés....
+
+--Pauvre père--dit-elle en attachant sur le colon un regard tendre et
+inquiet--comme il a chaud... et nous avions oublié ce parasol... c'est
+la faute de Théodrick aussi....
+
+--Ah!... Jenny... tu vas gronder ton Théodrick.
+
+Madame Wil approcha....
+
+--Eh bien! mon ami, tu dois être fatigué....
+
+--Voulez-vous descendre de mule, monsieur Wil?--demanda Théodrick avec
+intérêt.
+
+--Non, mes enfants, non, je me trouve très-bien... quelle est la fatigue
+qui ne s'oublierait pas avec une réception aussi cordiale?... Pourtant
+j'aime mieux finir la route à pied... avec vous....
+
+Et le colon descendit de sa monture, la flatta un peu de sa grosse main,
+et la remit à un des nègres qui l'avaient suivi.
+
+--Quel est ce nouveau venu?--demanda madame Wil en montrant Atar-Gull.
+
+--Un diamant... un vrai diamant, à ce que m'a assuré Jacob... je vais
+lui donner la place de ce paresseux de Cham[10]....
+
+--Tu es bien sûr au moins de cet esclave, mon ami....
+
+--Tu sais que Jacob s'y connaît.... Allons, allons, marchons vite, je me
+sens en appétit....
+
+--Vous aurez de quoi le satisfaire, monsieur--dit d'un air sérieusement
+comique madame Wil--je crois que Tony s'est surpassé... vous avez des
+langoustes au piment, un chou-palmiste au coulis, des....
+
+--Tais-toi, tais-toi, ne me dis pas, madame Wil, tu m'ôtes la
+surprise.... Mais vois donc Jenny et Théodrick! chers enfants... ils
+sont bien faits l'un pour l'autre... qu'ils sont beaux; regarde donc
+cette taille, hein... ma Jenny n'est-elle pas une des plus jolies filles
+de la Jamaïque?...
+
+--Dites donc notre Jenny, s'il vous plaît, monsieur Wil--reprit madame
+Wil.
+
+Le colon embrassa joyeusement sa femme pour toute réponse....
+
+On arriva enfin dans une salle à manger, fraîche et spacieuse, et toute
+cette bonne et honnête famille s'attabla gaîment autour d'un splendide
+déjeûner.
+
+--Faites appeler Cham--dit M. Wil quand il eut pris son thé.
+
+Au bout d'un quart d'heure, Cham se présenta tout tremblant.
+
+Le colon à demi couché sur son canapé, tenait un superbe fusil de chasse
+dont il s'amusait à faire jouer les ressorts.--Cham--dit le maître--je
+m'aperçois de plus en plus de ta négligence; d'abord, tu maigris, tandis
+qu'un bon esclave doit toujours être bien portant pour faire honneur à
+son maître, et représenter le plus d'argent qu'il peut;--mes chiens de
+chasse dépérissaient aussi, je t'en ai ôté la surveillance;--je t'avais
+donné la direction de la purgerie, tu t'en acquittes fort mal. Or, tu ne
+mettras plus les pieds chez moi, dans la maîtresse case, tu partageras
+les travaux des autres esclaves; c'est Atar-Gull--dit-il en montrant le
+noir qui, déjà installé dans son poste, était assis aux pieds du colon,
+et le rafraîchissait avec un éventail;--c'est Atar-Gull qui te
+remplacera....
+
+Le pauvre Cham baissa tristement la tête en disant à voix basse:
+
+--Pardon, maître, pardon, pardon, il y a seulement neuf jours que je
+néglige mes devoirs, jusque-là....
+
+--Jusque-là, c'est vrai, tu t'étais montré un digne serviteur--dit le
+colon en jetant un morceau de sucre à Atar-Gull qui le disputa à un
+superbe épagneul--mais depuis il a fallu ma bonté pour ne pas te laisser
+mourir sous le fouet du commandeur, car Dieu me damne si je sais à quoi
+attribuer ce changement dans ta conduite.
+
+Alors Cham, comme s'il fût sorti d'un combat qu'il se livrait
+intérieurement, articula avec peine et angoisse:--C'est que, depuis
+neuf jours, mon fils a disparu, et je ne puis penser qu'à cette perte
+cruelle; je l'aimais tant, mon premier né!
+
+--Ton fils a disparu!--s'écria l'honnête Wil en se levant sur son séant
+et ajustant Cham avec son fusil qui, heureusement, n'était pas chargé
+(Cham valait au moins trois cents gourdes)--ton fils a disparu,
+misérable! un négrillon Congo de la plus belle espèce! Non content de
+laisser dépérir mes chiens, de maigrir toi-même, tu _me_ perds ton fils!
+mais tu veux donc me ruiner, misérable! songes-y bien!... si, demain, à
+pareille heure, ton fils n'est pas retrouvé; si, dans quinze jours, tu
+ne commences pas à avoir un embonpoint convenable, tu seras châtié
+d'importance; va-t'en, que je ne te voie plus; et toi, mon fidèle
+Atar-Gull, tiens, voici une montre que je destinais à cette brute; que
+ce soit une récompense et un encouragement; et toi, Cham... sors, ou,
+pardieu, tu connaîtras ce que pèse la crosse de mon fusil.
+
+Cham sortit en jetant un furieux regard sur son rival qui se livrait à
+une joie d'enfant en approchant la montre de son oreille pour écouter le
+bruit du mouvement.
+
+Voici donc Atar-Gull en faveur chez le colon.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+ Il y a une grande différence, voyez-vous,
+ entre un capital productif et un capital improductif.
+
+ Car un capital employé _productivement_
+ est un des trois grands _agents de la production_,
+ et prend part aux profits de cette _production_.
+
+ Employer un capital dans la _production_,
+ c'est avancer les _frais de production_. _La
+ valeur du produit_ qui en résulte rembourse
+ cette avance.
+
+ J.-B. SAY.--_Économie politique_,
+ tome II , p. 255.
+
+ --Sais-tu ce que c'est que ce supplice que
+ vous font subir durant de longues nuits vos
+ artères qui bouillonnent, votre coeur qui
+ crève, votre tête qui rompt, vos dents qui
+ mordent vos mains; tourmenteurs acharnés
+ qui vous retournent sans relâche
+ comme sur un gril ardent?...
+
+ VICTOR HUGO,--_Notre-Dame de Paris_.
+
+LE PÈRE ET LE FILS.
+
+
+Il est, je crois, nécessaire d'expliquer le motif de la haine que
+portait Atar-Gull a M. Wil, qui, par sa conduite, ne paraît peut-être
+pas, comme le capitaine Brulart, devoir inspirer cet affreux sentiment à
+son esclave.
+
+Voici le fait:
+
+C'était quelques vingt jours après l'arrivée des _grands_ et _petits
+Namaquois_ dans la colonie. M. Wil dînait ce jour-là chez M. Beufry,
+riche et industrieux planteur.
+
+Quand vint le dessert, l'heure des confidences, les femmes s'en
+allèrent, et furent remplacées chacune par une respectable bouteille
+d'un excellent et vieux vin de madère... c'était le seul moyen de
+compenser la retraite du beau sexe.
+
+La conversation vint à tomber sur les nègres, les habitations, les
+chances, les pertes, les bénéfices, et M. Wil et M. Beufry occupèrent
+bientôt l'attention générale, car on avait une entière confiance dans
+leurs lumières et dans leur longue expérience.
+
+
+BEUFRY.
+
+Eh bien, dites-moi, Wil, êtes-vous content de votre acquisition? comment
+vont les nouveaux... se font-ils un peu?...
+
+
+WIL.
+
+Très-bien... très-bien... ce diable de Brulart a la main heureuse, il
+les choisit à ravir... je n'en ai perdu que cinq....
+
+
+BEUFRY.
+
+Par exemple, que Dieu me damne si je sais comment il y trouve son compte
+en les donnant à ce prix....
+
+
+WIL.
+
+Ma foi, peu m'importe, c'est la troisième fournée qu'il me procure
+depuis dix-huit mois; et il ne m'a jamais trompé... c'est-à-dire...
+si... une fois... oh! j'ai été joué... c'est un fin maquignon, allez....
+
+
+BEUFRY ET LES CONVIVES.
+
+Contez-nous ça, monsieur Wil, c'est utile....
+
+
+WIL.
+
+Eh bien, car je n'y mets pas d'amour-propre, il y a trois mois, il m'a
+fourré, au milieu de son avant-dernière fourniture, un vieux, vieux
+nègre, auquel il avait teint les cheveux avec du charbon, et qu'il avait
+sans doute engraissé avec de la farine, ou je ne sais quoi.--Enfin...
+trois jours après son départ, j'envoie faire baigner mes noirs à la mer,
+et mon vieil animal me revient les cheveux tout blancs; au bout de cinq
+jours, cette graisse factice tombe, car il était soufflé, et je
+m'aperçois aux dents, aux plis du front et des yeux, que c'est un homme
+d'au moins soixante ans, et si faible, si faible, qu'il est, depuis ce
+temps-là incapable de me rendre aucun service, et pourtant le scélérat
+mange comme un vautour; aussi c'est un cheval à l'écurie.... Ça fait le
+cinquième que je nourris à rien faire... et quand on les a payés des
+quinze cents, des deux mille francs, ce n'est pas gai....
+
+
+BEUFRY.
+
+C'est un voleur que votre Brulart; mais moi j'ai un moyen bien commode,
+non seulement d'éviter la nourriture de mes vieux nègres hors de
+service, mais encore de rentrer dans mes fonds, et au-delà....
+
+
+WIL ET LES CONVIVES.
+
+Contez-nous ça... c'est un miracle.
+
+
+BEUFRY.
+
+Du tout, c'est bien simple, vous savez que le gouvernement donne deux
+mille francs de tout nègre supplicié pour assassinat ou pour vol, afin
+que le propriétaire n'essaie pas de soustraire les coupables à la
+justice, dans la crainte de perdre une valeur....
+
+
+WIL.
+
+Eh bien?...
+
+
+BEUFRY.
+
+Eh bien... les gueux de noirs, arrivés surtout à un âge très-avancé, ont
+bien toujours quelques peccadilles sur la conscience, c'est impossible
+autrement; ainsi, on est toujours sûr de ne pas se tromper; on aposte
+donc deux témoins qui affirment l'avoir vu voler, par exemple. Les
+preuves ne manquent pas; on l'envoie à la geôle, et s'il est trouvé
+coupable, ce qui arrive ordinairement, on le pend... et en échange, on
+vous compte deux mille francs écus....
+
+
+WIL, _avec répugnance_.
+
+Diable... diable....
+
+
+BEUFRY.
+
+N'allez-vous pas faire la petite bouche; au lieu d'un capital
+improductif qui vous absorbe encore un intérêt quelconque... vous avez,
+par mon procédé... un capital productif qui peut vous rapporter sept et
+huit pour cent... c'est hors de toute proportion.
+
+
+WIL.
+
+Oui, mais c'est un peu dur... de... (_Faisant le geste de pendre_.)
+
+
+BEUFRY.
+
+Ah! pardieu, s'il s'agissait d'un homme, je ne vous dirais pas un mot de
+cela, mes principes sont connus, je crois avoir prouvé dans ce dernier
+incendie que j'avais quelque humanité....
+
+
+WIL.
+
+C'est vrai; non content d'avoir sauvé ce pauvre Colstrop et ses deux
+enfants, vous l'avez aidé à rebâtir sa cafeyrie de vos propres
+deniers... mais faire pendre... hum....
+
+
+BEUFRY.
+
+Ah! mon Dieu, avez-vous la tête dure.... Supposez qu'une loi vous
+dise:--_Chaque mulet atteint de la morve_ (par exemple) _sera détruit,
+mais on indemnisera le propriétaire en lui en comptant la valeur_;
+est-ce que, si vous pouviez faire passer pour morveux un vieux mulet qui
+croupit à rien faire dans votre écurie, vous ne le feriez pas? préférant
+avoir deux cents bonnes gourdes bien sonnantes qui vous en
+rapporteraient quinze ou vingt, à garder un animal infirme qui vous en
+dépense la moitié sans vous rendre aucun service? Que diable! soyez donc
+conséquent; pourquoi ne pas faire pour un nègre ce que vous feriez pour
+un mulet?...
+
+
+PLUSIEURS VOIX.
+
+Il a raison,--c'est clair comme deux et deux font quatre....
+
+
+WIL.
+
+Pardieu, je le sais bien, je n'aime pas plus qu'un autre à avoir de
+l'argent _en friche_, et puisque _Beufry_ s'est servi de cette
+combinaison... puisque vous autres ne la désapprouvez pas....
+
+
+PLUSIEURS VOIX.
+
+Mais au contraire... nous ferions de même.
+
+
+WIL.
+
+Au fait: je ne vois pas pourquoi je m'amuserais à jeter de l'argent par
+les fenêtres.... Ce qui me retenait, voyez-vous, c'était le respect
+humain... parce qu'avant tout, on tient à l'opinion de la société, et,
+quand ou est père de famille, quand depuis quarante ans on mène une
+conduite irréprochable... on n'aime pas à la voir ternir....
+
+
+BEUFRY.
+
+Je ne puis mieux faire que de me citer pour exemple....
+
+
+WIL.
+
+Je me rends, mon ami, je me rends; j'étais un fou. Mais dites-moi, le
+témoignage de deux blancs suffit-il?
+
+
+BEUFRY.
+
+Deux blancs suffisent... et on vous débarrasse de votre _capital
+improductif_... après quoi, le greffier vous _rembourse_ le pendu en
+espèces sonnantes.
+
+
+WIL.
+
+Pas plus tard que demain, j'en essaierai....
+
+
+BEUFRY.
+
+Ah ça, messieurs, c'est assez parler d'affaires; ces dames doivent
+s'ennuyer, un dernier verre de vin de Porto, et allons les rejoindre
+dans la galerie.... Wil, je vous retiens pour ma partie de tric-trac....
+
+
+WIL.
+
+C'est donc une revanche que vous voulez... vous l'aurez... à vos
+ordres... mais nous ne jouerons pas tard, car j'ai ma fille un peu
+souffrante.
+
+(_Ils sortent_.)
+
+ * * * * *
+
+Cinq jours après cette conversation, le bonhomme Wil comptait, en
+soupirant un peu, dix piles de quarante gourdes chacune.... (Oh! dans ce
+doux pays les exécutions et les procédures marchent grand train, grâce à
+la justice coloniale.)
+
+Mais la cabane du vieux Job était déserte....
+
+Seulement deux ou trois petits enfants pleuraient assis à la porte, car
+le pauvre vieux Job, qui ne pouvait plus travailler, aimait à s'asseoir
+au soleil et à faire des jouets en bois de palmier pour tous les
+négrillons de son voisinage... qui sautaient de joie et battaient des
+mains à son approche... en criant:--Voilà le père Job... hé! bon Job....
+
+Aussi ils pleuraient le vieux nègre, dont le cadavre se balançait,
+accroché au gibet de la savane, et qui ainsi ne coûtait plus rien à son
+maître.
+
+Le lendemain de l'exécution, il était nuit, mais une nuit des tropiques,
+une belle nuit claire et transparente, inondée de la molle clarté de la
+lune.
+
+Les noirs s'étaient agenouillés au dernier coup de cloche, car M. Wil,
+sa femme et sa fille leur avaient donné l'exemple, en commençant la
+prière commune à haute voix.
+
+Et c'était un grand et noble spectacle que de voir le maître et
+l'esclave égaux devant le Créateur, se courbant ensemble, prier de la
+même prière sous la voûte azurée du firmament, toute étincelante du feu
+des étoiles.
+
+Autour d'eux... pas le plus léger bruit... on n'entendait que la voix
+grave et sonore du colon, et par instant le timbre pur et argentin de
+celle de Jenny, qui répétait une phrase sainte avec sa mère.
+
+Les palmiers agitaient en silence leurs grandes feuilles vernissées, et
+les fleurs du caféyer, s'ouvrant à la fraîcheur de la nuit, répandaient
+une senteur délicieuse.
+
+Après la prière, les nègres allèrent se reposer ou errer dans les
+savanes, car on leur accordait cette permission.
+
+Atar-Gull ne pouvait dormir la nuit lui....
+
+Oh! la nuit, il aimait à errer seul, c'était l'unique instant où il
+pouvait quitter son masque d'humble et basse soumission, son doux et
+tendre sourire.
+
+Il fallait alors le voir bondir, haletant, crispé, furieux, se rouler en
+rugissant comme un lion, et mordre la terre avec rage, en pensant aux
+outrages, aux coups de chaque jour!
+
+En pensant à Brulart, qu'il espérait revoir tôt ou tard; au colon qui
+l'avait fait battre, et avait pour lui une pitié insultante, un
+attachement d'homme à bête, de maître à chien! Alors ses yeux
+étincelaient dans l'ombre, ses dents s'entre-choquaient.
+
+Et voyez quelle puissance il avait sur lui-même!... avec ce caractère
+indomptable et sauvage, cette énergie dévorante, dans le jour, il
+souriait à chaque coup qu'il recevait, et baisait la main qui le
+frappait.
+
+Il fallait pour arriver à ce résultat incroyable une idée fixe, arrêtée,
+immuable, à laquelle le nègre fait tous les sacrifices:
+
+La vengeance!
+
+Et encore cette vengeance n'était motivée que par la brutalité de
+Brulart, et la rage de se voir esclave; mais à quel degré d'intensité
+arriva-t-elle, mon Dieu! quand il sut ce que vous allez savoir.
+
+Entraîné dans une course rapide, ce malheureux bondissait ça et là comme
+pour s'échapper à lui-même....
+
+En vain l'air pur et embaumé, la douce solitude de la nuit venaient
+rafraîchir ses sens.
+
+Toujours courant, il arriva près d'une savane déserte, que la lune
+couvrait d'une nappe de pâle lumière.
+
+Au milieu s'élevait un gibet.
+
+Après le gibet était accroché un noir, c'était le vieux Job.
+
+Atar-Gull, sortant des allées sombres et obscures qui entouraient cet
+espace nu et découvert, fut comme ébloui de cette clarté resplendissante
+qui argentait les longues herbes de la savane, et le rideau de tamarins
+et de mangotiers qui l'ombrageaient.
+
+Mais bientôt il fut saisi d'un inexplicable sentiment de douleur en
+voyant ce gibet noir et ce corps noir, qui se dressaient et se
+découpaient si sombres sur les feuilles brillantes et nacrées de la
+forêt.
+
+Il s'approcha plus près....
+
+Plus près encore....
+
+Ses jambes fléchirent... il tomba... la face contre terre....
+
+Après être resté quelques minutes dans cette position, il se releva, et
+s'élançant comme un tigre, sauta d'un bond sur la fourche du gibet.
+
+Arrivé là, il poussa un cri... un cri dont vous comprendrez l'expression
+quand vous saurez que le malheureux venait de reconnaître....
+
+SON PÈRE!!!
+
+Son père, le vieux Job! vendu comme lui, victime de la traite, et volé
+peut-être par Brulart à quelque autre Benoît.
+
+Atar-Gull ne conserva plus aucun doute quand il eut vu une espèce de
+talisman ou de fétiche que le vieillard portait au cou....
+
+Couper la corde qui attachait le cadavre à la potence, le prendre sur
+ses épaules et fuir dans les bois avec ce précieux fardeau, ce fut
+l'affaire d'un moment pour Atar-Gull.
+
+--Il est de ces douleurs qui ont besoin d'ombre et de profonde
+solitude....
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain, au premier coup de cloche, Atar-Gull était déjà rendu à
+l'atelier, toujours avec sa bonne figure ouverte et franche, son éternel
+sourire qui laissait voir ses dents blanches et aiguës....
+
+Et voilà pourquoi M. Wil partageait avec Brulart le privilège d'occuper
+incessamment l'imagination d'Atar-Gull, d'autant plus que Cham, auquel
+Atar-Gull avait fait sa confidence, que Cham, auquel cinq ans de séjour
+dans la colonie et dans l'intérieur du colon avaient donné quelque
+habitude et quelque connaissance des spéculations des planteurs, mit
+charitablement Atar-Gull au fait des causes et résultats de la mort de
+son père....
+
+--Quant au cadavre du vieux Job, on ne le retrouva plus, et on pensa sur
+l'habitation que les _empoisonneurs_ s'en étaient emparés pour
+quelques-unes de leurs opérations magiques.
+
+On conçoit maintenant, je crois, la haine du noir pour cet estimable
+colon, et quelle dut être sa joie lorsqu'il put soupçonner que son
+service presque intime le mettrait à même de se venger; aussi, pendant
+cinq mois qui servirent d'essai, d'épreuves, il étonna tellement M. Wil
+par son zèle, par son dévoûment, son activité, que le colon le proclama
+le modèle des bons serviteurs, l'éleva à la dignité de valet de
+chambre, et mit en lui sa plus entière confiance.
+
+Cet engouement est d'ailleurs un des traits caractéristiques des colons.
+
+Ainsi Atar-Gull fut chargé de surveiller les préparatifs de la fête qui
+devait précéder les fiançailles de la jolie Jenny et de Théodrick.
+
+
+
+
+LIVRE V.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+ Les étreintes caressantes, le frémissement
+ de leurs mains enlacées, l'expression si
+ éloquente de leurs regards, qui disaient
+ tout, et ne disaient jamais trop; ce langage,
+ semblable à celui des oiseaux, connu des
+ amants, ou du moins n'ayant un sens que
+ pour eux, ces phrases qui font sourire,
+ et qui sembleraient absurdes à ceux qui ont
+ cessé de les entendre, ou qui ne les ont
+ jamais entendues.--Tels étaient leurs plaisirs.--Car
+ c'étaient encore deux enfants.
+
+ BYRON.--_Don Juan_, chap. IV, st. XIV.
+
+ Cette âme tomba dans une nuit profonde,
+ la mélancolie du misérable devint incurable
+ et complète.
+
+ VICTOR HUGO.--_Notre-Dame de Paris_.
+
+FÊTE.
+
+
+Heureux Théodrick!... heureuse Jenny! voici donc enfin ce jour de
+fiançailles si impatiemment désiré.... Ne baisse pas tes beaux yeux...
+Jenny... laisses-y briller tout le bonheur que tu éprouves, cette
+expression rayonnante le rend si heureux, ton amant... qui, retiré dans
+un coin obscur des immenses salons du bonhomme Wil, ne te quitte pas du
+regard.
+
+Si tu savais comme son coeur se dilate, s'épanouit en voyant les hommages
+qui t'environnent, et l'influence que ta beauté, que ta douceur exercent
+sur cette foule toujours envieuse ou injuste!
+
+Il se dit:--Mon avenir est à jamais fixé! c'est une longue suite de
+jours riants et paisibles. «_Elle_ et _moi_», ma vie se résume dans ces
+deux mots; vrai, je suis trop heureux.
+
+Et ses yeux se mouillaient de larmes en la contemplant avec amour et
+reconnaissance.
+
+Or, cette impression douce et pleine de charmes fut comme sympathique...
+car au même instant Jenny fixa sur lui ses deux grands yeux humides
+aussi...
+
+Mais un troisième regard, se bifurquant, pour ainsi dire, se partageait
+entre les deux fiancés.
+
+C'était celui d'_Atar-Gull_.
+
+Placé dans l'embrasure d'une fenêtre, tout en activant le service des
+nègres, sa bouche conservait toujours ce sourire stéréotypé que vous
+connaissez... et il regardait Théodrick et Jenny d'un air joyeux.
+
+--Oh!--pensait-il en lui-même--que les voilà satisfaits, riches, beaux
+et jeunes... et leur père... lui aussi est heureux de leur bonheur... un
+père!--un père... c'est pour ce blanc, un ami tendre, un homme qui lui
+donne de l'or et une belle jeune fille... une riche habitation et
+beaucoup d'esclaves.
+
+Pour moi... un père, c'est un cadavre pendu à un gibet!...
+
+Pour eux la vie, ce sont des instants qui fuient rapides... car ils
+comptent le temps, non par heures, mais par plaisirs...
+
+Pour moi la vie, c'est l'esclavage, le travail et les coups....
+
+Oh! mais aussi j'ai un bonheur, moi; c'est de tenir ces brillantes et
+joyeuses destinées dans ma main d'esclave, au bout de mon couteau! c'est
+de pouvoir me dire:--À l'instant, si je veux, je fais un cercueil de ce
+lit nuptial, une orpheline de cette fille, un veuf de ce jeune homme,
+des larmes de ces rires...
+
+Mon bonheur! c'est de me dire:--Et ce sera un jour, un jour! par moi,
+moi seul! cette famille sera exterminée! et pourtant le dernier me
+serrera encore la main, en me disant: brave et digne serviteur, je te
+bénis.
+
+Et il continuait son bon et touchant regard, de telle façon que
+Théodrick et Jenny, le rencontrant fixé sur eux, se dirent d'un coup
+d'oeil:--Brave Atar-Gull!... voilà un esclave sûr et dévoué...
+
+--Allons donc, allons donc, paresseux--dit le bonhomme Wil en prenant
+doucement le nègre par l'oreille--le service languit par là... on voit
+bien que tu n'y es pas....
+
+_Atar-Gull_, saluant, disparut vite, et obéit avec une admirable
+activité...
+
+Tous les colons de la Jamaïque semblaient s'être donné rendez-vous dans
+la maison vaste et commode du père de Jenny, et c'est à peine si la
+belle habitation pouvait contenir cette foule de visiteurs....
+
+Au milieu de la grande galerie boisée de cèdre et d'acap, éclairée par
+mille bougies odorantes, des nègres richement habillés offraient tour à
+tour les ananas et les pastèques sortant des glacières, les longues
+bananes si douces au goût, l'avocat ou beurre végétal qui renferme une
+crème parfumée, la goiave, le gingembre, la pomme rose, et une foule de
+fruits cristallisés dans un sucre brillant et candi, qui étincelaient
+comme des diamants; et puis deux maîtres d'hôtel mulâtres faisaient
+circuler de larges jattes de punch au rhum et au tafia, que l'on servait
+avec de petites tranches de choux-palmistes saupoudrées de sucre et de
+vanille; vrai, c'était alors un élysée que le salon du bonhomme Wil.
+
+Là se pressaient, se heurtaient de fringantes créoles aux yeux noirs et
+brillants, rieuses, souples et légères comme les filles de Grenade; à
+leur gai sourire, au piquant abandon de leur toilette, on reconnaissait
+les brunes Jamaïquaises.
+
+Les unes, couchées dans des hamacs de mille couleurs qui pendaient au
+plafond d'une galerie, se laissaient mollement balancer, et, rapides,
+effleurant le sol de leurs jolis pieds, agitaient en riant les plumes
+bigarrées de leurs éventails.
+
+Les autres, réunies ensemble, se faisaient de ces naïves et joyeuses
+confidences de femmes; c'étaient des petits éclats de rire doux et
+frais, un peu comprimés par la présence des graves parents.
+
+Et puis, si un indiscret et hardi jeune homme s'approchait de ce
+ravissant groupe de figures malignes et vives, de blanches épaules, de
+cheveux parfumés, de gazes, de rubans et de fleurs... tout cela se
+divisait, disparaissait, fuyait comme une volée de tourterelles à
+l'approche d'un milan.
+
+Et le bonhomme Wil et sa femme allaient et venaient, recevaient les
+félicitations de chacun avec franchise et cordialité... ivres qu'ils
+étaient du bonheur de leur enfant.
+
+--Votre fête est charmante, mon cher Wil--lui dit le colon Beufry
+(l'homme qui faisait pendre ses nègres pour 1500 francs)--mais
+permettez-moi de vous présenter M. Pleyston, lieutenant en pied de la
+frégate _le Cambrian_, qui vient de mouiller dans notre rade; M. _Peel_,
+médecin du même navire, et M. _Delly_, commissaire du bord.
+
+--Messieurs, soyez les bienvenus, votre présence ne peut que m'être
+infiniment agréable, et surtout dans un jour comme celui-ci.
+
+C'était une partie de l'état-major de la frégate que Brulart avait tenté
+de faire sauter au moyen de la pauvre _Catherine_, qu'il avait installée
+en brûlot, comme on sait.
+
+Après quelques civilités... le colon, s'adressant au commissaire, dont
+la petite voix et l'air féminin lui inspiraient plus de confiance:
+
+--Pardon, monsieur, de l'indiscrétion; mais mon correspondant de
+Portsmouth m'avait annoncé qu'un des officiers les plus distingués de
+notre marine, sir Edwards Burnett, commandait _le Cambrian_, et j'aurais
+même quelques commissions pour lui... ne le verrons-nous donc pas
+aujourd'hui?
+
+--Hélas! monsieur--dit le petit jeune homme en pâlissant, je vous en
+supplie... par pitié... parlons d'autres choses... tenez, voyez... comme
+je suis agité... seulement que de penser à cet horrible événement.
+
+Et, au fait, le pauvre commissaire tremblait de tous ses membres.
+
+--Mon Dieu! je suis désolé, monsieur,--reprit l'honnête colon--d'avoir,
+sans y songer, éveillé sans doute de pénibles souvenirs.... Est-ce qu'un
+malheur serait arrivé à....
+
+--Grâce... monsieur... ne m'en parlez pas...--dit le jeune homme, qui se
+perdit au milieu de la foule....
+
+Diable!--se dit Wil--cela m'inquiète.... Voyons, il faut en interroger
+un autre qui soit moins nerveux,--et justement il avisa la figure pleine
+et vermeille du docteur Peel, qui causait avec Beufry, tenant d'une main
+un verre de punch, et de l'autre une tranche de chou-palmiste.
+
+--Ah! monsieur--répondit l'Esculape après avoir entendu la question du
+colon--ah! monsieur,--et il vida son verre avec un long et bruyant
+soupir, essuya sa bouche, et prit Wil par le bras--c'est une bien
+affreuse histoire: écoutez-la donc, vous frémirez....
+
+Sachez que nous rencontrâmes, il y a environ cinq mois, à cinquante
+lieues de la Jamaïque, un matelot attaché sur deux cadavres de
+négresses, et abandonné en pleine mer sur une cage à poules....
+
+--C'est affreux--dit Wil.
+
+--Ne m'interrompez pas, s'il vous plaît. Nous recueillons ce misérable,
+et il nous apprend qu'un infâme pirate, à bord duquel il était
+d'ailleurs engagé, que l'infâme pirate, dis-je, pour le punir d'une
+légère infraction à ses ordres, l'a fait jeter à la mer, ainsi que vous
+savez, et que le forban a le cap sur la Jamaïque.... Notre pauvre
+commandant, un digne et brave jeune homme, fait tenir la même route....
+Or, la nuit même, sur les quatre heures... on signale deux voiles à
+bâbord... et bientôt on les reconnaît pour le brick et la goélette
+montés par cet infâme scélérat et par un de ses acolytes....
+
+Nous faisons force de voiles, et au point du jour nous n'en étions qu'à
+deux portées de canon.
+
+Alors... que voyons-nous? la goélette, mâtée d'une inconcevable hauteur,
+filer vent arrière... mais d'une vitesse... d'une vitesse dont on n'a
+pas d'idée... laissant le brick en panne. Il n'y avait pas à balancer,
+il fallait choisir entre l'une ou l'autre, comme vous pensez....
+
+Le commandant fit donc tenir le travers, afin de mettre garnison à bord
+du brick pour pouvoir continuer de donner la chasse à la goélette.
+
+Nous nous approchons à portée de fusil, et l'on envoie quarante hommes
+bien armés dans la chaloupe, sous la conduite d'un lieutenant, pour
+s'emparer du brick, qui ne bougeait pas plus qu'un poisson mort.
+
+Mon Dieu! je les vois comme si j'y étais: ils accostent et montent tous
+sur le pont de l'infernal bâtiment, quatre hommes seulement restent dans
+la chaloupe; le lieutenant, arrivé sur les passe-avant, divisa son monde
+en deux escouades, et, entendant des cris dans le faux pont, ordonna à
+la première d'y descendre par le petit panneau; on essaie en vain, il
+était verrouillé en dedans....
+
+Un jeune aspirant s'écria:--Lieutenant, le grand panneau est à moitié
+ouvert.
+
+--Eh bien! ouvrez-le tout-à-fait...--dit l'officier. Le pauvre enfant se
+baisse, attire la lourde planche...--Ah! monsieur...--dit le docteur en
+pâlissant.
+
+--Eh bien!... eh bien!--fit l'honnête Wil.
+
+--Eh bien! monsieur, une effroyable détonation se fait entendre, nous
+sommes à l'instant couverts de débris, de flammes et de feu; le pont de
+la frégate est jonché de cadavres, d'éclats de mâts et de vergues; notre
+beaupré et notre guibre sont fracassés, et notre brave et jeune
+commandant écrasé sous une énorme poutre lancée en l'air par l'explosion
+du brick.
+
+--Dieu du ciel!... c'était donc un brûlot?
+
+--Hélas! oui, que cet infâme négrier avait laissé là, espérant qu'à
+l'aide de cette horrible, infernale invention, il aurait le temps de
+disparaître. Le monstre ne se trompait malheureusement pas; nous eûmes
+cinquante blessés, trente-cinq morts, sans compter notre jeune
+commandant... un officier d'une si haute et si brillante expérience....
+
+Enfin, le misérable pirate nous échappa, comme bien vous pouvez penser;
+nous fûmes relâcher à Porto-Rico, dont nous étions heureusement près,
+pour nous radouber, et nous venons ici faire de l'eau et repartir pour
+l'Angleterre.
+
+Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous apprendre sur notre brave et
+malheureux sir Edwards--dit le docteur en essuyant une larme et en
+demandant un verre de punch.
+
+--D'après tout ce que je vois--se dit le colon--ce gredin n'est autre
+que Brulart, c'est un de ses tours.... Mais aussi pourquoi diable
+s'avisent-ils d'empêcher la traite?... C'est le bon Dieu qui les
+punit....
+
+Peu à peu les invités de M. Wil se séparèrent, et avant minuit il
+restait seul avec sa femme, Théodrick et Jenny....
+
+Suivant son antique et respectable coutume, il baisa sa fille au front,
+et la bénit après la prière du soir, qu'ils firent ensemble.
+
+Bientôt toute cette honnête famille dormait profondément, bercée par
+l'espérance du lendemain, car le lendemain était la veille du jour de
+noces, du beau jour de noces de Théodrick et de Jenny.
+
+--Atar-Gull--avait dit le bon Wil avant de s'endormir--comme tu t'es
+surpassé aujourd'hui, voici pour toi....
+
+Et il lui donna une fort belle chaîne de montre....
+
+Le nègre se jeta aux pieds de son maître, qu'il baisa en sanglotant....
+
+--Allons, va--reprit le colon--va dormir, mon garçon, car tu dois avoir
+besoin de repos....
+
+_Atar-Gull_ se retira....
+
+Et sortant de l'habitation avec mystère, il se dirigea vers le bois du
+_Morne aux Loups_, car c'est là que les _empoisonneurs_ tenaient leurs
+séances cette nuit même.
+
+Il arriva bientôt au pied du ravin et des rochers qui servent de base à
+cette montagne.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+ C'est là que sont les angoisses toujours
+ nouvelles qui se multiplient jusqu'à
+ ce que leur nombre même endurcisse
+ l'homme qui voit l'agonie sous
+ tant de formes diverses.--Ici, l'un gémit;
+ là, un autre se roule dans la
+ poussière, et un troisième tourne dans
+ leur orbite ses yeux d'une terne blancheur.
+
+ BYRON.--_Don Juan_, chap. VIII, liv. 13.
+
+ Oh! dans ce monde auguste où rien n'est éphémère,
+ Dans ces flots de bonheur que ne trouble aucun fiel,
+ Enfant! loin du sourire et des pleurs de ta mère,
+ N'es-tu pas orphelin au ciel?
+
+ VICTOR HUGO.--_Ode_ XVI.
+
+LES EMPOISONNEURS[11].
+
+
+Il était nuit, on n'entendait que le bruissement des longues flèches des
+palmiers balancés par la brise du soir, les cris aigus des anolis ou le
+chant plaintif des ramiers et des jerrys.
+
+_Atar-Gull_ gravissait péniblement les rochers à pic qui forment la base
+de la Soufrière, montagne située vers le nord-ouest de la Jamaïque.
+
+Tantôt il s'accrochait aux lianes qui flottaient sur les masses de
+granit rouge; tantôt, à l'aide d'un bâton ferré dont il se servait avec
+une adresse singulière, il s'élançait d'un quartier de roche à un autre,
+et vous auriez pâli de le voir suspendu au-dessus de ces précipices sans
+fond.
+
+Une fois, épuisé de fatigue, glissant sur la pente rapide d'un ravin,
+cherchant un point d'appui et croyant voir se balancer près de lui un de
+ces beaux cactus aux fleurs rouges et bleues, il le saisit haletant...
+mais tout à coup il rejette avec horreur ce corps froid et visqueux...
+c'était un long serpent qui se jouait au clair de lune.
+
+Atar-Gull roule alors et bondit sur la roche, mais dans sa chute il
+rencontre une large touffe de raquettes fortes et épaisses, s'y
+cramponne, aperçoit un sentier à dix pieds, au-dessous de lui, se laisse
+glisser, tombe, et reconnaît un chemin qui devait le mener plus
+directement au sommet de la montagne. Enfin, après des efforts inouïs,
+Atar-Gull, meurtri, sanglant, arriva.
+
+Elle était, dans cet endroit, couverte de palmiers, d'aloès, de
+bananiers qui n'avaient pas encore été mutilés par le fer, et dont la
+végétation forte et vigoureuse était si serrée que le nègre n'aurait
+jamais pu pénétrer à travers ces milliers de plantes qui se croisaient
+et s'étreignaient en tous sens, s'il n'avait eu l'aide de son bon
+coutelas qui lui fraya bientôt un passage au milieu de cet épais fourré.
+
+Et comme il commençait à apercevoir au loin une lueur rougeâtre qui
+éclairait les hasiers, il se prit à sourire d'une étrange façon,
+s'arrêta, remit son couteau à sa ceinture, et prêta l'oreille....
+
+On n'entendait que le cri des anolis ou le chant plaintif des
+ramiers....
+
+Atar-Gull se trouvait dans une espèce de chemin frayé; il le suivit
+assez long-temps, écoutant toujours avec attention.
+
+Il distingua bientôt un chant bizarre et solennel, mais faible et
+éloigné.... Il doubla le pas.
+
+Le chant devint plus distinct.... Atar-Gull avançait toujours avec
+rapidité.
+
+Tout à coup on cessa de chanter, il se fit un moment de silence....
+
+Puis on entendit comme des cris d'enfant d'abord horriblement aigus,
+ensuite mourants et convulsifs.
+
+Et le chant bizarre et solennel devenait de plus en plus éclatant, et
+Atar-Gull courait toujours vers la lueur rougeâtre qui teignait de
+pourpre une partie des arbres gigantesques de la forêt, tandis que les
+autres se dessinaient noirs sur ce fond enflammé.
+
+Le nègre arriva enfin, se fit reconnaître à un signe mystérieux qui
+consistait à se mordre les deux index, tandis que le petit doigt de
+chaque main revenait se poser sur le coin de l'oeil.
+
+Il s'assit à sa place, attendit son tour, et regarda.
+
+Au milieu d'une vaste clairière, étaient rassemblés une assez grande
+quantité de nègres, tous accroupis, les bras croisés, les yeux ardemment
+fixés sur trois noirs qui entouraient une cuve d'airain posée sur un
+brasier ardent.
+
+Auprès, posée au bout d'un long roseau, était une tête fraîche et
+saignante.
+
+C'était la tête du fils de Cham qu'Atar-Gull avait remplacé dans les
+bonnes grâces du colon, depuis que la perte de son enfant lui avait fait
+si cruellement oublier ses devoirs.
+
+Le reste du jeune négrillon bouillait dans la chaudière.
+
+Car, outre deux pintades blanches, cinq têtes de serpents mâles, trois
+verts palmistes, un ramier noir, un bon nombre de plantes vénéneuses,
+pour que le filtre fût complet, il avait bien fallu se procurer le corps
+d'un enfant de cinq ans, ni plus ni moins, cinq ans juste...
+
+Aussi, les empoisonneurs s'étaient-ils emparés du pauvre petit un jour
+qu'égaré, au coucher du soleil, il poursuivait de belles perruches
+bleues sur les bords déserts du lac _Salé_.
+
+Les trois noirs ayant fini leur opération retirèrent la cuve du feu et
+se placèrent sur les blocs de rochers....
+
+Atar-Gull s'avança....
+
+--Que veux-tu, mon fils?--dit un des trois nègres, dont le front était
+presque caché sous des cheveux blancs et crépus.
+
+--Mort et ruine sur l'habitation de l'anse Nelson, mort sur les
+bestiaux, ruine sur les récoltes et les bâtiments.
+
+--Mais on dit que le colon Wil est humain pour ses noirs.... Songe, mon
+fils, que les empoisonneurs sont justes dans leurs vengeances....
+
+--Aussi, mon père--dit _Atar-Gull_, qui avait prévu l'espèce d'intégrité
+sauvage qui a de tout temps présidé à ces terribles associations du
+faible contre le fort, depuis les chrétiens jusqu'aux carbonari--
+
+Aussi, mon père, je ne demande pas mort sur ses habitants. Le maître est
+bon, nos cases sont saines et propres, les fruits de nos jardins sont à
+nous, et jamais on ne sépare nos femmes de leurs enfants avant qu'ils
+aient atteint leur douzième année.
+
+La morue sèche et le manioc se distribuent abondamment, et tous les
+dimanches il fait beau nous voir sauter et bondir sur le bord de la mer,
+ou plonger au fond de l'eau pour rapporter les gourdes que le maître
+abandonne au plus adroit nageur.
+
+Quant au fouet du commandeur--dit Atar-Gull avec son sourire--nos
+enfants s'en servent pour retourner les tortues sur la grève, et vingt
+d'entre nous ont refusé l'affranchissement pour rester avec un aussi
+bon maître.
+
+--Que veux-tu donc alors?--dit le vieux nègre avec impatience.
+
+--M'y voici, mon digne père: le planteur Wil est riche; maintenant il
+veut, dit-on, retourner en Europe; alors l'habitation sera peut-être
+achetée par un mauvais blanc qui ferait remettre des lanières neuves au
+fouet du bourreau; aussi les noirs de l'anse de Nelson m'envoient vers
+toi pour demander de frapper notre bon maître dans ses récoltes et ses
+bestiaux, afin de le ruiner assez, ce bon maître, pour qu'il ne puisse
+quitter l'île et que nous le conservions encore long-temps, ce maître
+chéri.
+
+Il y avait dans tout ceci une conséquence logique. _Atar-Gull_ jouait
+prudemment son rôle, car, même au milieu des ennemis les plus acharnés
+des blancs, il pouvait se glisser un espion, un traître. En appelant de
+cette façon la terrible et sûre vengeance des empoisonneurs sur son
+maître, _Atar-Gull_ se réservait encore un moyen de défense auprès du
+colon; il pouvait trouver une excuse dans son attachement sauvage et
+égoïste, il est vrai, mais qui, après tout, prouvait sa violence même
+par l'étrangeté des moyens qu'il employait; c'est encore pour cela qu'il
+n'avait pas parlé du meurtre de son père, on pouvait y voir un
+ressentiment personnel.
+
+Alors le vieux nègre poussa un cri singulier que ses deux compagnons
+répétèrent avec recueillement; il s'écria:
+
+--Comme rien n'est aussi rare qu'un bon blanc, qu'un bon maître, et que
+nos frères sont exposés, par le départ du colon Wil, à voir remplacer
+cet homme humain par un homme cruel, nous consentons à envoyer la ruine
+et la mort sur ses habitations et ses bestiaux, pour l'empêcher de
+quitter la colonie. Les bons sont trop rares, on doit à tout prix les
+garder.
+
+Puis il fit agenouiller _Atar-Gull_, et lui dit:--Jures-tu par la lune
+qui nous éclaire, par le sein de ta mère et les yeux de ton père, de
+garder le silence sur ce que tu as vu?
+
+--Je le jure....
+
+--Sais-tu qu'à la moindre révélation tu tomberas sous le couteau des
+fils du Morne aux Loups?
+
+--Je le sais.
+
+--T'engages-tu par serment à servir la haine de tes frères, même sur ta
+femme et les enfants, s'il fallait en arriver là pour se venger plus
+sûrement d'un colon injuste et cruel?
+
+--Je le jure.
+
+--Va donc, et que justice soit faite.
+
+Alors un des deux nègres qui étaient auprès du vieillard alla chercher
+plusieurs paquets de plantes vénéneuses d'un effet sûr et rapide.
+
+Le nègre les trempa dans la chaudière, les retira aussitôt, et les remit
+à _Atar-Gull_ en lui expliquant leurs propriétés....
+
+Puis, trempant un roseau dans la chaudière, il le stigmatisa aux yeux,
+au front et à la poitrine,
+
+En lui disant:
+
+--Grâce à ce charme, l'effet de tes poisons est sûr.... Adieu, fils....
+Justice et force... nous t'aiderons, et le bon maître sera ruiné.
+
+--Justice et force--dirent les nègres en choeur. Alors le brasier ne
+jetait plus qu'une lueur pâle et incertaine; les nègres se séparèrent en
+se donnant rendez-vous à dix-sept jours de là, et Atar-Gull regagna
+l'habitation du bonhomme Wil.
+
+--Enfin la vengeance approche--disait le noir en rugissant comme un
+chacal:--je te frappe d'abord dans ta richesse, car il faut que tu
+restes ici, ici, que je voie tomber tes larmes une à une, que la misère
+t'atteigne devant moi, que tes noirs meurent, que tes bestiaux meurent,
+que tes bâtiments s'écroulent incendiés, et que tu arrives enfin à ce
+point de malheur de n'avoir plus que moi, moi seul, pour brave et dévoué
+serviteur, et alors....
+
+Ici Atar-Gull poussa un horrible cri de joie infernale....
+
+Et le soleil s'annonçait déjà par une éclatante lueur lorsque le nègre
+arriva près de la maison du colon.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+ J'oubliai de cacher le trouble de mon âme;
+ Il le vit, et ses yeux, pleins d'une douce flamme,
+ Pour m'en récompenser, l'excitaient tendrement,
+ Et mon coeur se perdait dans cet enchantement.
+ Toi-même, en souriant, contemplais mon supplice
+ D'un regard à la fois maternel et complice.
+
+ DELPHINE GAY.--_Essais poétiques_.
+
+ Seulement de temps à autre il levait le rideau
+ rouge pour s'assurer si quelqu'un ne venait pas
+ voler ses morts!
+
+ JULES JANIN.--_L'Âne mort_.
+
+LA VEILLE DES NOCES.
+
+
+Quand Atar-Gull atteignit la dernière rampe de la montagne, le soleil
+était déjà levé, et les rochers de la Soufrière projetaient au loin
+leurs grandes ombres.
+
+Comme il allait entrer dans une espèce de bassin formé par plusieurs
+énormes blocs de granit qui entouraient une petite pelouse verte
+traversée par un filet d'eau dont le courant se perdait sous de hautes
+herbes, il entendit le sifflement aigu d'un serpent, et s'arrêta.
+
+Un bruit sourd et précipité lui fit aussi lever la tête, et il vit un
+_secretaris_[12] qui, décrivant dans son vol de larges cercles
+au-dessus du reptile, s'en approchait ainsi peu à peu....
+
+Le serpent sentit l'inégalité de ses forces, et employa pour fuir, et
+regagner son trou qui était proche, cette prudence adroite, cette
+agilité calme qu'on lui connaît.
+
+Mais l'oiseau, devinant son intention, s'abattit tout à coup, d'un saut
+se jeta au-devant de sa retraite, et l'arrêta court en lui présentant
+une de ses grandes ailes terminées par une protubérance osseuse dont il
+se servait à la fois comme d'une massue et d'un bouclier.
+
+Alors le serpent se dressa furieux, les couleurs vives et bigarrées de
+sa peau étincelèrent au soleil comme des anneaux d'or et d'azur... sa
+tête se gonfla de rage et de venin, ses yeux rougirent, et il ouvrit Une
+gueule menaçante en poussant d'affreux sifflements....
+
+Le _secretaris_ étendit une de ses ailes, et s'avança de coté contre son
+ennemi qui le guignait de l'oeil, et faisait osciller son corps à droite
+ou à gauche, suivant ainsi les mouvements et les attaques de l'oiseau.
+
+À un saut que fit ce dernier... le serpent s'abaissa tout-à-coup, et
+tenta de le mordre et de l'envelopper....
+
+Mais le _secretaris_, livrant le bout osseux de ses ailes aux dents
+aiguës du reptile, le saisit dans ses serres, et d'un effroyable coup de
+bec lui ouvrit le crâne....
+
+Le serpent agita violemment sa queue... en battit la terre... se
+roula... se tordit... finit par rester sans mouvement... et mourut.
+
+Alors l'oiseau, revenant à la charge, lui déchiquetait la tête avec
+fureur, lorsqu'un coup de feu l'abattit....
+
+Atar-Gull tressaillit, se retourna et vit au-dessus de lui, sur une
+roche, Théodrick, son fusil à la main....
+
+--Eh bien! Atar-Gull--dit le jeune homme en se laissant glisser du
+sommet du rocher--voilà de l'adresse, qu'en dis-tu?
+
+--Bien tué, bien tué, maître; mais c'est dommage, car les _secretaris_
+nous débarrassent de ces mauvais serpents... tenez, voyez plutôt
+celui-ci....
+
+Et le noir montrait le reptile mort qu'il tenait par la queue, et qui
+pouvait avoir sept à huit pieds de long et quatre pouces de diamètre...
+
+--Diable!... j'en suis fâché... car nous sommes infectés de ces animaux,
+et je donnerais bien mille gourdes... pour qu'il n'y en eût pas un dans
+toute l'île...
+
+--Vous avez raison, maître... car les bestiaux sont souvent mortellement
+piqués...
+
+--Oui, Atar-Gull, d'abord, et puis c'est que ma Jenny a encore une
+effroyable peur de ces animaux, moins pourtant qu'autrefois; car alors
+le nom seul la faisait pâlir comme une morte, la pauvre enfant... son
+père, sa mère, moi, nous avons tout tenté pour faire passer cette
+frayeur... nous avons cent fois mis des serpents, empaillés, morts, sur
+son passage... aussi maintenant elle commence à les moins redouter....
+
+--C'est le seul moyen, maître--dit Atar-Gull;--dans nos Kraals, c'est
+ainsi que nous habituons nos enfants et nos femmes à ne rien craindre.
+Mais j'y pense... en voici un... si vous l'employiez, maître--dit
+Atar-Gull, dont les yeux prirent une singulière expression qui disparut
+aussi vite que la pensée--mais il lui faut couper la tête, quoiqu'il
+soit mort.... On ne saurait prendre trop de précautions....
+
+--Brave homme!--dit Théodrick....
+
+Et aidant le noir à séparer la tête du corps, afin que son innocente
+plaisanterie fût sans aucun danger, la tête tomba.
+
+--Bien--se dit Atar-Gull en lui-même--_c'est une femelle_....
+
+--Allons--dit Théodrick--dépêchons-nous d'arriver à l'habitation, afin
+qu'on ne nous voie pas... porte le serpent, Atar-Gull, et suis-moi....
+
+L'habitation était tout proche, Théodrick marchait le premier, et le
+noir, tenant le serpent par la queue, le traînait sur la savane qui
+s'affaissait et formait un léger sillon ensanglanté sous le poids du
+cadavre de ce reptile.
+
+Ils arrivèrent...
+
+La maison du bon homme Wil, comme toutes les demeures des colons,
+n'avait qu'un rez-de-chaussée et un premier étage.
+
+Au rez-de-chaussée étaient les chambres de M. et de madame Wil et de
+Jenny.
+
+Une double persienne et une jalousie les défendaient de la chaleur
+dévorante du ciel des tropiques.
+
+Théodrick... s'approcha sur la pointe du pied, souleva un coin de la
+jalousie, car il trouva la persienne à demi ouverte...
+
+Jenny n'était pas dans sa chambre, elle priait sans doute avec sa
+mère...
+
+Alors Théodrick écartant le store enjamba la plinthe de la fenêtre, prit
+le serpent des mains d'Atar-Gull, qui, par une dernière mesure de
+précaution, voulut encore écraser le cou du reptile sur les dalles qui
+servaient d'appui au chambranle.
+
+Puis Théodrick cacha le serpent, dont les vives couleurs étaient déjà
+ternies par la mort, sous une petite table, remit la jalousie, la
+persienne et le store en place, puis se retira.
+
+Comme il se retournait vers Atar-Gull, qui suivait tous ses mouvements
+avec une singulière attention... on lui saisit violemment le bras....
+
+--Ah! je vous y prends, monsieur le séducteur--dit une bonne grosse voix
+avec un bruyant éclat de rire. C'était le colon....
+
+--Plus bas, M. Wil, plus bas--dit Théodrick--Jenny peut nous
+entendre....
+
+--Eh bien... monsieur l'amoureux?
+
+--Eh bien, il ne le faut pas, je viens de faire ce que nous avons fait
+vingt fois... pour la guérir de sa malheureuse frayeur...
+
+--Vrai... un serpent, oh! la bonne farce! ah! nous allons rire, mais il
+n'y a rien à craindre au moins...
+
+--La tête coupée... et écrasée en deux endroits... monsieur Wil...
+
+--Je suis tranquille, mon garçon... viens, nous allons nous cacher
+derrière la porte de la chambre, la bien tenir, et nous entendrons ses
+cris de _Mélusine_,--dit le bon homme en tâchant de marcher
+légèrement... pour gagner sans bruit la galerie sur laquelle donnait une
+des portes de l'appartement de Jenny...
+
+L'autre porte donnait chez sa mère....
+
+Et suspendant leur respiration, serrant le bouton de la serrure,
+échangeant de joyeux regards, ils attendirent...
+
+Atar-Gull sourit plus que d'habitude en se rendant à son service.
+
+C'était un ravissant réduit que la petite chambre de Jenny!
+
+Oh voyait bien que la tendresse maternelle avait passé par là.--L'amour,
+l'idolâtrie que cette belle et douce fille inspirait à son père et à sa
+mère, étaient signés partout, dans les moindres détails, dans les plus
+minutieux arrangements de cet asile élégant et complet d'un véritable
+_enfant gâté_, comme on dit.
+
+Suivant l'usage, aucune tapisserie ne cachait les murailles nues, mais
+l'enduit qui les couvrait était d'un stuc si pur, si poli, si luisant,
+qu'on l'eût dit du plus beau marbre de Paros....
+
+Dans le fond se dressait un petit lit de bois de citronnier, blanc,
+virginal, entouré d'une gaze transparente, soutenue par quatre
+colonnettes de cuivre ciselé.
+
+Et puis, tout autour de l'appartement, on avait disposé des caisses
+d'acajou, assez profondes, supportées sur des pieds de bronze et
+remplies d'une foule de ces beaux camélias sans odeur que l'on peut
+conserver près de soi, pendant la nuit...
+
+Enfin de jolies chaises, tissées d'une précieuse écorce d'arbres,
+reposaient sur une natte faite des joncs les plus fins et les plus
+variés dans leurs couleurs vives et brillantes qui l'émaillaient comme
+un parterre.
+
+Le jour n'arrivait que faible et douteux au travers des jalousies, des
+persiennes et des stores de soie... seulement la fenêtre était
+entr'ouverte à cause de la chaleur.
+
+Il régnait dans cette jolie pièce je ne sais quelle suave et douce
+senteur, quel parfum de jeune fille, quel aspect candide, qui
+réjouissaient l'âme.
+
+Ce petit lit, si frais, si blanc, ces murs polis et ces fleurs
+étincelantes, cette douce obscurité, cette harpe silencieuse, ces
+vêtements de fête jetés çà et là, ce petit miroir et cette croix sainte,
+ces rubans et ce rameau béni, ces simples bijoux, en un mot tous ces
+riens qui sont si précieux pour une jeune fille, tout cela disait une
+vie de bonheur, d'innocence et d'amour...
+
+La porte s'ouvrit, et Jenny entra.
+
+Sa mère qui l'accompagnait avait tendrement lié son bras à la souple et
+gracieuse taille de sa fille, qui, tout en marchant, appuyait sa tête
+sur le sein maternel...
+
+--Allons, recouche-toi--dit madame Wil--nous avons prié; il est encore
+de bonne heure, et tes yeux sont un peu battus... je suis sûre que tu as
+mal dormi...
+
+Et elle fit asseoir sa fille sur le lit, et se mit près d'elle...
+
+--C'est vrai, maman, j'ai peu dormi... car le bonheur, vois-tu...
+empêche de dormir... je l'aime tant... il est si bon pour toi, pour mon
+père... mon Théodrick--dit la jeune fille d'une voix argentine et pure,
+en baisant les cheveux gris de sa mère qu'elle mêlait en souriant aux
+grosses boucles de sa belle chevelure blonde.
+
+--Finis donc, Jenny, tu me décoiffes toute...
+
+--Tiens, maman, je voudrais avoir tes cheveux, et que tu eusses les
+miens...
+
+--Oh! la folle... je vais la battre--disait la bonne mère en tapant
+légèrement les jolies épaules blanches de Jenny à moitié découvertes.
+
+--Mais oui, maman, car alors tu serais jeune.... moi, je serais
+vieille,... et ainsi, je mourrais avant, toi....
+
+Et ses deux bras caressants attiraient sa mère, qui détournait la tête
+pour que sa fille ne vit pas les larmes de tendresse qui roulaient dans
+ses yeux...
+
+--Ah! maman... tu pleures... mon Dieu, t'aurais-je fait de la peine?...
+
+Et Jenny, les yeux suppliants, les mains tendues, regardait sa mère avec
+anxiété.
+
+--Cher, cher enfant adoré...--murmura madame Wil, en couvrant sa fille
+de ces baisers maternels qu'on paierait par des années de souffrance...
+quand on n'a plus de mère!...
+
+Cette expansion un peu calmée, madame Wil se retira en ordonnant à sa
+fille de dormir encore un peu...
+
+--Je dors, maman--répondit-elle en s'étendant sur son lit et en fermant
+tout-à-coup ses beaux yeux; mais un malin sourire qui errait sur sa
+bouche dévoilait son vilain mensonge.
+
+La porte de la chambre de sa mère se referma...
+
+Alors Jenny ouvrit un oeil attentif, puis l'autre, dressa sa jolie
+tête... son corps... écouta... les yeux grands, grands ouverts, comme
+ceux d'une jeune biche aux aguets, et n'entendant rien, fut d'un bond
+auprès d'un petit meuble surmonté d'une glace.
+
+Puis elle prit, dans ce meuble, des rubans, des fleurs, de la gaze...
+et chantant à demi-voix la chanson que Théodrick aimait tant, elle
+essayait la coiffure qui plaisait aussi à Théodrick.
+
+--Voyons--disait-elle--il faut qu'aujourd'hui je me fasse belle; mais
+demain... oh! demain.... Quel beau jour... quel bonheur... et pourtant
+le coeur me bat bien fort quand j'y pense, mais ce n'est pas de
+frayeur... non... je ne crois pas... Ô mon Théodrick! serai-je bien
+comme cela, dis?...
+
+Et elle s'approchait si près, si près du petit miroir, pour juger de
+l'effet de la fleur, de la gaze qui devaient tant plaire à son amant,
+que sa pure et fraîche haleine ternit, d'une légère vapeur, la surface
+brillante de la glace...
+
+Alors, elle, promenant son joli doigt blanc sur cette humide rosée... y
+traçait, rêveuse et souriante, le nom de son Théodrick.
+
+Un léger frôlement qu'elle entendit du côté de la fenêtre la fit
+tressaillir... elle tourna vivement la tête... les joues colorées, toute
+honteuse de se voir peut-être surprise dans ses secrets les plus
+chers...
+
+Mais tout-à-coup ses lèvres pâlirent... elle jeta violemment ses mains
+en avant... essaya de se lever... mais ne le put....
+
+Elle retomba sur sa chaise, agitée d'un affreux tremblement....
+
+La malheureuse enfant venait de voir la tête hideuse d'un monstrueux
+serpent qui se glissait à travers la jalousie et les persiennes,
+soulevait le store et s'avançait en rampant...
+
+Il se cacha un moment dans la caisse de fleurs qui encadrait la fenêtre.
+
+La disparition momentanée de cet affreux reptile semblant donner des
+forces à Jenny, elle se précipita vers la porte de la galerie, s'y
+cramponna, tâcha de l'ouvrir en criant:--Au secours! ma mère... au
+secours!... un serpent....
+
+Impossible....
+
+Son père, sa mère et son amant tenaient cette porte en dehors, et Jenny
+entendit la joyeuse voix du bonhomme Wil qui disait:
+
+--Oui, oui, crie bien, crie bien, ça t'apprendra à avoir peur... petite
+folle... il ne te mangera pas... sois donc raisonnable... mon Dieu! que
+tu es enfant!
+
+--Prends cela sur toi, ma Jenny--dit sa bonne mère--une fois guérie de
+la peur c'est pour toujours.... Allons, sois gentille...
+
+Jusqu'à son Théodrick qui ajouta:--C'est moi, ma Jenny, c'est moi qui ai
+tout fait, et tu me donneras pourtant un beau baiser pour ma peine, car
+c'est pour ton bien, ange de toute ma vie....
+
+Ils croyaient, eux autres, qu'il s'agissait du serpent mort qu'ils
+avaient mis là pour habituer la pauvre enfant, comme ils disaient....
+
+Jenny poussa un horrible cri et tomba au pied de la porte....
+
+Le serpent venait de déborder la caisse, et sa queue était encore au
+milieu des fleurs, que sa gueule entr'ouverte, qui bavait l'écume,
+béait sur Jenny....
+
+Il s'approcha... vit sa femelle morte... écrasée sous la petite table,
+et poussa un long sifflement sourd et caverneux.
+
+Il entoura, avec une inconcevable rapidité, les jambes, le corps, les
+épaules de Jenny, qui s'était évanouie....
+
+Le col visqueux et froid du reptile se collait sur le sein de la jeune
+fille.
+
+Et là, se repliant sur lui-même, il la mordit à la gorge....
+
+La malheureuse, rappelée à elle par cette atroce blessure, ouvrit les
+yeux et ne vit que la tête grise, sanglante du serpent, et ses yeux,
+gonflés de rage... qui flamboyaient.
+
+--Ma mère, ô ma mère!...--cria-t-elle d'une voix éteinte et mourante.
+
+À ce cri de mort, convulsif, râlant, saccadé, un éclat de rire, faible
+et strident, répondit....
+
+Et l'on put voir l'affreuse figure d'Atar-Gull qui soulevait un coin du
+store comme avait fait le serpent.
+
+Il riait, le noir!!!
+
+ * * * * *
+
+Jenny ne criait plus... elle était morte....
+
+--Ouvrons-lui... car la peur, trop prolongée, pourrait devenir
+dangereuse...--dit le bonhomme Wil, cédant aux sollicitations de
+Théodrick et de sa femme....
+
+Il voulut ouvrir....
+
+Il ne pouvait... le corps de sa fille gênait....
+
+Il donna une violente secousse, et le coeur lui manquait... lorsqu'il se
+précipita dans la chambre, suivi de sa femme et de Théodrick, tous deux
+dans un effroyable état d'agitation...
+
+Ils virent leur fille... morte...
+
+Et comme ils entraient, le serpent disparaissait par la fenêtre...
+
+ * * * * *
+
+_N. B._ Il reste à expliquer ce fait historique, d'ailleurs, et la part
+qu'Atar-Gull eut à cet événement tragique.
+
+Connaissant, comme tous ces nègres, les habitudes des animaux de la
+contrée, il eut un rayon d'espoir quand il proposa à Théodrick de porter
+le serpent mort dans la chambre de Jenny.
+
+Il savait que ces animaux s'accouplaient toujours, et que le mâle,
+rentrant dans son trou et ne trouvant plus sa femelle, la chercherait et
+suivrait peut-être sa piste.
+
+Aussi eut-il le soin, comme on l'a dit, de prendre la femelle par la
+queue, à cette fin que la partie saignante, écrasée, traînée par terre,
+laissât une trace, un fumet, capables de guider le mâle....
+
+Ce qui arriva....
+
+Le mâle, en entrant dans son trou, et ne trouvant pas sa femelle,
+suivit la piste; arriva au pied de la fenêtre du rez-de-chaussée où le
+nègre, par un excès d'infernale prévision, avait encore écrasé une
+partie du corps, grimpa, souleva la jalousie... entra dans la chambre,
+étrangla Jenny et regagna son antre.
+
+Atar-Gull avait calculé juste, la haine se trompa rarement.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+ Ah! j'en perdrai la vie
+ Par la douleur que j'ai....
+
+ E. SCRIBE.
+
+LE DÉPART.
+
+
+C'était deux mois après la mort de Jenny, le soleil se couchait, et ses
+rayons obliques, traversant les jalousies de la chambre de madame Wil,
+inondaient cette pièce d'une lumière vive et dorée.
+
+Au fond, une femme était couchée dans un lit soigneusement entouré d'une
+moustiquaire, et un vieillard, vêtu de deuil, soutenait la tête de la
+malade en lui faisant respirer un cordial.
+
+Un nègre, armé d'un long éventail de plumes, chassait les insectes qui
+auraient pu importuner madame Wil.
+
+Car c'était elle qu'une bien affreuse maladie, causée par ses chagrins,
+avait réduite à cet état effrayant de maigreur et de marasme.
+
+Elle ouvrit les yeux... et son premier regard fut pour son mari,
+l'honnête Wil, qui attachait sur elle un oeil attentif et inquiet.
+
+--Je me sens mieux, quoique bien faible, mon ami--dit-elle d'une voix
+basse et creuse... à son mari--du courage.
+
+Mais le colon, au lieu de lui répondre, baissa tristement la tête en
+signe d'approbation et serra la main tremblante de sa femme.
+
+C'est que le malheureux avait éprouvé une commotion si violente à la vue
+de sa fille morte, qu'il n'avait pu jeter un cri; lors de cet affreux
+événement, sa langue avait été frappée de paralysie, depuis il était
+resté muet.
+
+Madame Wil comprit son regard, car elle reprit:--Du courage,
+pourquoi?... la mort, mon Dieu, ne m'effraie plus... je la désire, au
+contraire... car au moins je pourrai revoir bientôt... Jenny....--Et en
+prononçant ce nom, la pauvre mère poussa un cri perçant, un cri aigu,
+qui sembla user le reste de ses forces.
+
+M. Wil, aidé d'Atar-Gull qui pleurait, eut encore recours à son flacon.
+
+Elle revint à elle...
+
+--Pardon, mon bon Wil, je t'avais promis de ne plus prononcer le nom de
+notre fille, je sais quel mal cela te fait, ainsi qu'à ce digne
+serviteur... je veux dire ce digne ami, Wil, car un ami seul peut rendre
+de tels services: vingt et un jours sans dormir, et veiller, sans
+compter les périls qu'il a courus en allant à la recherche de
+Théodrick.... Et ta blessure va-t-elle mieux, Atar-Gull?--demanda madame
+Wil, d'une voix faible...
+
+--Bien, très-bien, ma bonne maîtresse... mais ne parlez pas... ça vous
+fatigue...
+
+--Et dire--murmura-t-elle--que Théodrick a disparu sans qu'on puisse
+savoir comment, depuis le jour fatal où il s'est précipité hors de la
+chambre à la poursuite de cet affreux serpent!
+
+Le colon, agenouillé près du lit de sa femme, priait, la tête cachée
+dans ses mains.
+
+Il fut tiré de cet état douloureux par un cri du noir.
+
+--Maître... maître... la maîtresse se meurt.
+
+La pauvre mère, en effet, s'affaiblissait à vue d'oeil, tous les ressorts
+de cette âme si tendre et si aimante avaient été brisés par la mort de
+sa fille.
+
+Elle touchait à son dernier moment.
+
+Elle fit signe qu'elle désirait parler.
+
+Le colon et le nègre écoutèrent silencieux, à genoux.
+
+--Mon ami--dit-elle d'une voix éteinte et mourante--quittez l'île... les
+pertes énormes que la mort de presque tous vos bestiaux, d'une partie de
+vos esclaves, vous ont causées, rendent ce départ nécessaire... ne
+songez pas à y rétablir votre fortune... trop d'amers souvenirs vous
+tueraient ici... réalisez le peu qui vous reste de notre bien... et
+partez... emmenez Atar-Gull... c'est un ami dévoué... allez en Europe...
+Wil... c'est la prière d'une mourante... ne me refusez pas... jurez,
+promettez-le-moi... au nom, de ma Jenny...
+
+Elle avait au plus encore une minute à vivre.
+
+Le colon tenait ses lèvres collées sur la main de sa femme déjà glacée,
+et sanglotait.
+
+À un mouvement que fit madame Wil, Atar-Gull s'approcha d'elle pour
+relever le chevet de sa maîtresse.
+
+Et il se remit à genoux pour soutenir le corps défaillant de madame Wil,
+en disant tout haut:--Pauvre bonne maîtresse... pauvre maîtresse....
+
+Mais une horrible expression de joie, qu'il n'avait pu cacher en
+regardant sa maîtresse mourante, terrifia madame Wil, et l'admirable
+instinct de son coeur lui révéla tout-à-coup l'atroce hypocrisie que
+cette joie venait de trahir.
+
+Aussi la malheureuse femme ouvrit affreusement les yeux... se dressa
+raide sur son séant, et cria d'une voix strangulée en jetant ses bras en
+avant avec un indéfinissable accent de terreur:
+
+--Wil... Wil... Atar-Gull... ne... Jenny....--Ses forces la trahissant,
+elle ne put achever.
+
+M. Wil fit un signe d'approbation, croyant qu'il s'agissait encore de la
+promesse d'emmener Atar-Gull.
+
+--Père, père--dit bas Atar-Gull--les victimes ne te manqueront pas
+là-haut; la vengeance commence.
+
+On arracha M. Wil de la chambre de sa femme.
+
+Atar-Gull fit pour lui ce qu'il avait fait pour madame Wil, le veilla,
+le soigna avec tant de zèle, d'abnégation de lui-même, que le
+gouverneur--voulant lui donner une marque d'estime probante--ajouta de
+sa main, sur son acte d'affranchissement, qui fut demandé par le colon,
+les louanges les plus flatteuses sur son zèle et son vertueux
+attachement pour ses maîtres.
+
+Enfin--deux mois après la mort de sa femme--M. Wil réalisa le peu qui
+lui restait, paya ses dettes, et s'embarqua avec son fidèle noir pour
+Portsmouth, sur la frégate _le Cambrian_, qui retournait en Angleterre.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+ Un bienfait n'est jamais perdu.
+ _Proverbe populaire_.
+
+RENCONTRE.
+
+
+--Allons, allons, que diable, un peu de courage, monsieur Wil.--disait
+le docteur au silencieux et taciturne colon.--Prenez un peu sur vous, je
+sais que tout cela est affreux, mais enfin ça est, ainsi soyez
+raisonnable; si le temps nous favorise, dans un mois nous serons à
+Portsmouth; depuis cinq jours que nous avons quitté la Jamaïque, le
+temps nous favorise... la brise est faite, nous entrons dans les vents
+alisés... et tenez, un beau temps, un beau ciel, une mer comme celle-ci,
+ça donne espoir et courage.... Quant à votre infirmité, ça ne peut pas
+durer, votre mutisme cessera... c'est une émotion forte qui l'a causé,
+il y a toujours du remède.--Ainsi parlait le bon et jovial docteur du
+_Cambrian_, en montrant à M. Wil le sciage rapide de la frégate, qui
+prouvait la vérité de son assertion, car ils étaient assis sur le
+couronnement et passaient le temps à faire ce que d'aucuns font si
+souvent à bord, à regarder passer l'eau.
+
+Le colon tendit les mains au docteur, le remercia d'un regard, et secoua
+tristement la tête en montrant le ciel et en s'essuyant les yeux au
+souvenir de sa femme et de sa fille.
+
+Et le docteur allait recommencer toutes ses banales consolations, quand
+Atar-Gull parut sur le pont, portant une petite théière....
+
+--Tenez, maître--dit-il respectueusement au colon--voici le tilleul et
+le tamarin qu'on vous a ordonnés.
+
+M. Wil fit signe qu'il n'avait pas soif.
+
+--C'est égal, maître--dit le noir, avec cette intonation grondeuse qui
+sied si bien aux serviteurs dévoués--c'est égal... ça vous fera du
+bien... n'est-il pas vrai, monsieur le docteur?
+
+--Certainement... buvez... buvez, monsieur Wil.
+
+Et le colon but la potion, forcé d'obéir à cette coalition de volontés,
+et remercia du geste son fidèle serviteur.
+
+--Ça m'a l'air d'un bien brave domestique--dit le médecin....
+
+Le colon leva les yeux au ciel agitant ses mains, comme s'il eût
+dit:--Un ange, docteur.
+
+--Eh bien! dites donc du mal des nègres après cela?
+
+Le colon haussa les épaules.
+
+Atar-Gull revint, mais cette fois ce fut pour apporter à Wil une
+tabatière pleine, dans le cas où celle du colon eût été vidée....
+
+Ce dernier échangea un regard presque fier contre le coup d'oeil
+approbateur du médecin.
+
+--Hein... quelles attentions!--disait l'un.
+
+--Parfait! admirable!--répondait l'autre.
+
+Pendant cette muette pantomime Atar-Gull, isolant les rayons visuels en
+mettant sa main au-dessus de ses yeux, regarda quelque temps à l'horizon
+avec attention, et s'écria tout-à-coup:
+
+--Maître, là-bas, tout là-bas, un canot....
+
+Le docteur et le colon redressèrent la tête, suivirent des yeux la
+direction que le noir leur indiquait et ne virent rien.
+
+--Tu te trompes, mon garçon--dit le médecin--mais demande une longue-vue
+au timonier, nous nous en assurerons nous-mêmes.
+
+En effet, après deux minutes d'observation, le docteur s'écria:
+
+--Il a pardieu raison, monsieur Wil, c'est une petite embarcation... et
+si je ne me trompe, on voit un homme dedans.... Timonier... prévenez
+donc l'officier de quart.
+
+--Regardez--dit le docteur à ce nouveau venu--un canot abandonné en
+pleine mer... qu'est-ce que ça peut être?
+
+--Sans doute, le reste d'un équipage qui aura péri... il a besoin de
+secours, sans doute. Je vais demander au nouveau commandant la
+permission de faire porter sur lui....
+
+L'officier descendit et remonta presque aussitôt en disant au timonier:
+
+--Laisse arriver sur ce point noir que tu aperçois là-bas....
+
+Plus la frégate approchait, plus on voyait distinctement ce petit canot;
+il était sale, presque démembré, et l'homme qui le montait semblait
+vider l'eau qui allait peut-être le submerger.
+
+Le _Cambrian_ mit en panne à une portée de pistolet... et le héla en
+anglais.
+
+L'homme du canot fit signe qu'il ne comprenait pas....
+
+--Appelez ce marin qu'on a recueilli, et qui s'est engagé comme matelot
+avec nous--dit le _lieutenant_--il parle espagnol et français... il le
+comprendra peut-être....
+
+Le _Grand Sec_ monta sur le pont; on le mena sur l'arrière en lui
+désignant l'homme et le canot....
+
+Mais le malheureux pâlit... bégaya... et tomba à la renverse....
+
+Il venait de reconnaître... Brulart.
+
+Et le bonhomme Wil aussi avait reconnu son pourvoyeur de noirs....
+
+Et Atar-Gull aussi avait reconnu celui qui partageait avec le colon
+toute sa haine africaine; mais, fidèle à son système, Atar-Gull resta
+calme et froid....
+
+Le bonhomme Wil descendit dans la grande chambre, se souciant peu de la
+reconnaissance.
+
+Or le _Grand Sec_ désira parler en secret à l'instant même au lieutenant
+Pleyston, qui entendait le français; et, comme il se rendait chez cet
+officier, Brulart montait à bord avec l'habitude et l'agilité d'un bon
+marin.
+
+Brulart était toujours dans son costume; mais il portait avec lui son
+précieux coffret, et fut aussitôt entouré par l'équipage du _Cambrian_,
+qui le regardait avec curiosité....
+
+Comme il s'apprêtait à parler... il se sentit saisir par derrière.
+
+Et il tomba sur le pont en blasphémant, et, deux minutes après, il était
+garrotté, enchevêtré, comme il avait jadis garrotté ce pauvre
+Claude-Borromée-Martial....
+
+Et on le transporta, malgré ses cris, dans la grand'chambre du conseil,
+où il vit l'état-major de la frégate rangé autour d'une table, et d'un
+côté le _Grand Sec_, qu'il reconnut aussitôt, et de l'autre le bonhomme
+Wil... auquel il fit un salut amical....
+
+--Interrogez-le--dit le commandant--et vous, commissaire, écrivez ses
+réponses, car heureusement voici le lieutenant Pleyston qui nous servira
+d'interprète.
+
+Le petit commissaire prépara sa plume, et demanda trois fois si le
+monstre était solidement attaché.
+
+L'interrogatoire commença....
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Tu dois reconnaître, misérable forban, ce matelot que tu as si
+cruellement jeté à la mer?
+
+BRULART.
+
+C'est le _Grand Sec_, un de mes agneaux....
+
+LE LIEUTENANT.
+
+À la bonne heure. Mais ce que tu ne reconnais peut-être pas, c'est cette
+frégate qui t'a donné la chasse, et que tu as manqué faire couler par
+ton infernal brûlot....
+
+BRULART, _avec étonnement et satisfaction_.
+
+Ah... bah!... comment! c'est vous qui avez goûté de ma soupe... ah!
+bon... bon... (_d'une voix sourde_)--Je comprends maintenant... mon
+affaire est sûre.... (_Il fait avec sa main le geste d'être pendu_.)
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Un peu.... Ainsi tu avoues....
+
+BRULART.
+
+Tout.... Je n'avouerais pas, que vous me pendriez la même chose....
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Comment t'es-tu trouvé seul dans ton canot?...
+
+BRULART.
+
+Mon équipage s'est blasé, fatigué de moi; en un mot, il s'est révolté
+par les conseils de mon second, un chien maudit qui s'appelait le
+_Borgne_.... On m'a garrotté, descendu dans ce canot avec deux jours de
+vivres, un fusil et du plomb, et ils m'ont laissé en pleine mer....
+C'est une plaisanterie comme j'en ai tant fait moi-même.
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Tu n'as rien à dire autre chose?
+
+BRULART.
+
+Ma foi non, si ce n'est de vous dépêcher le plus tôt possible, car c'est
+un vilain rêve.
+
+LE LIEUTENANT, _à part_.
+
+Il appelle ça un rêve; à la bonne heure. Alors, mon garçon, élève ton
+âme à Dieu, car, avant le coucher du soleil, tu seras pendu.
+
+BRULART.
+
+Suffit....
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Emmenez-le, et conduisez-le dans la cale, les fers aux pieds et aux
+mains.... À propos... qu'est-ce que ce coffret?... Diable! une couronne
+de comte... un vol... encore?
+
+BRULART, _riant_.
+
+Un vol... ce sont, cordieu! bien mes armoiries à moi, mes gentilshommes!
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Ah! mon Dieu! quel joli flacon.... Voyez donc ce qu'il contient,
+docteur....
+
+LE DOCTEUR.
+
+De l'opium... c'est de l'opium....
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Voudrait-il s'empoisonner?
+
+LE DOCTEUR.
+
+Oh! avec ceci il s'endormirait tout au plus, mais pour s'empoisonner,
+diable! il en faut davantage....
+
+BRULART.
+
+Laissez-moi ce coffret, je n'ai que cela, vous le prendrez après;
+d'ailleurs examinez-le, vous verrez qu'il n'y a aucune arme. On ne
+refuse pas ordinairement un condamné... ainsi.
+
+LE LIEUTENANT, _s'adressant au commandant_.
+
+Il demande qu'on lui laisse ce coffret, le docteur assure qu'il n'y a
+aucun danger.
+
+LE COMMANDANT.
+
+Laissez-le-lui....
+
+LE LIEUTENANT.
+
+Tiens, et grand bien te fasse... emmenez-le, vous autres....
+
+On l'emmena, le commissaire lut les demandes, les réponses; on mit aux
+voix, et le corsaire fut condamné à l'unanimité à être pendu à la grande
+vergue du _Cambrian_, au coucher du soleil.
+
+On descendit Brulart dans la cale, il était onze heures.--L'exécution
+était pour six.
+
+À trois heures il but ce qui restait dans son flacon, et retomba bientôt
+endormi sur le plancher froid et humide de la cale.
+
+Et, toujours sous l'influence de l'opium, il rêva.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+ Laisse la Thessalie, Lorenzo, réveille-toi...
+ vois les rayons du soleil levant qui frappent
+ la tête colossale de saint Charles.--Écoute
+ le bruit du lac qui vient mourir sur la grève
+ au pied de notre jolie maison d'Arona,--respire
+ les brises du matin qui portent sur
+ leurs ailes si fraîches tous les parfums des
+ jardins et des îles, tous les murmures du jour
+ naissant.
+
+ CHARLES NODIER.--_Smarra_.
+
+ Vous en parlez bien à votre aise, répliqua le
+ bandit, si, comme moi, vous aviez été pendu....
+
+ --Pendu, vous?
+
+ --Pendu....
+
+ JULES JANIN.--_L'Âne mort_.
+
+ Ô mon ange! veillez sur moi.
+
+ A. M.--_Romance_.
+
+SONGE.
+
+
+Dans ce rêve il était rajeuni.
+
+Il avait seize ans.
+
+Une de ces ravissantes figures de jeune homme, douce et pâle, avec de
+grands yeux mélancoliques parfois qui s'animaient pourtant d'un feu
+inconnu.
+
+Il était aspirant de marine, le pauvre enfant, embarqué à bord du
+_Cygne_, un brick leste et joli comme son nom.
+
+Il s'éveilla en disant:
+
+--Me pendre... me pendre... moi, pirate, moi, vieux et laid.... Ah!...
+quel cauchemar!...
+
+Et, mollement balancé dans son hamac, il ne dormait plus, il pensait à
+je ne sais quelle grande et noble dame qu'il avait vue à Brest, je
+crois... et cette imagination de seize ans, ardente et rêveuse, se
+jouait autour de cette charmante image.... C'était sa taille de reine...
+son regard imposant et ses grands sourcils noirs dont il avait peur, le
+naïf jeune homme.... Sa main douce et blanche qu'il toucha une fois...
+une seule... et qui lui fit éprouver une commotion si singulière... à la
+fois voluptueuse et cruelle....
+
+Et puis, à ce souvenir, ses artères battaient, sa tête brûlait... et ses
+yeux se noyaient de larmes.
+
+--Mon Dieu! mon Dieu!--disait-il en se tordant sur son hamac--que je
+suis malheureux!... Quelle existence! l'Océan, toujours l'Océan! des
+matelots rudes et sauvages, des visages durs et repoussants, une vie de
+froid égoïste, une vie de prêtre, sans amour et sans femmes! Et pourtant
+le coeur me bat dans la poitrine... et la vue d'une femme me fait
+tressaillir.... J'éprouve un immense besoin de souffrir, de pleurer, aux
+pieds d'une femme; je n'ai plus de mère, moi!... seul, isolé, il faut
+bien que j'aime quelqu'un... qu'une bouche de femme me console ou me
+plaigne!
+
+Et le canon tonnait tout-à-coup.
+
+Alors il se jetait à bas de son lit, prenait à la hâte sa veste bleue
+avec sa mince broderie d'or, son beau poignard, sa hache luisante, son
+chapeau ciré qui cachait sa chevelure brune, bouclée comme celle d'une
+jeune fille, et il courait sur le pont....
+
+En le voyant, les vieux matelots se poussaient du coude, car c'était un
+hardi et intrépide enfant; le premier au feu, à l'abordage; oh! une âme
+forte et puissante bouillonnait dans cette enveloppe efféminée... et
+plus d'une fois son jeune bras avait paru bien lourd aux Anglais.
+
+Et il se trouvait au milieu d'une horrible mêlée; le joli brick _le
+Cygne_ était attaqué par une corvette anglaise, et des grappins de fer
+liaient ces deux bâtiments l'un à l'autre.
+
+L'abordage... l'abordage!
+
+Et, à travers le feu, les balles et la mitraille, l'aspirant s'élançait
+une hache au poing; à sa voix, l'équipage se rallie, les rangs se
+serrent, et l'ennemi abandonne l'avant du navire sur lequel il
+débordait....
+
+Le capitaine du brick... mort,--le second, mort,--l'équipage, mort;--il
+ne restait que lui, le jeune enfant et quelques matelots d'élite; il mit
+le pied sur le bâtiment ennemi... on se presse, on se heurte, on écrase
+les mourants, le sang coule, le canon vomit la mitraille, l'aspirant
+lui-même... tombe au pied du grand mât de la corvette anglaise... mais
+de son coup de poignard il a renversé le capitaine.
+
+L'Anglais est pris; victoire, hourra... victoire, gloire à l'aspirant!
+
+Mais sa blessure est grave, et l'on se dispose à rentrer dans le port,
+afin de réparer le navire.
+
+Mais le vent mugissait, la mer grondait, et une effroyable tempête
+jetait le brick sur des rochers.
+
+Une énorme lame emportait l'aspirant, le précipitait, meurtri, sanglant,
+sur le rivage...
+
+Et il se levait avec peine, et cherchait un asile dans une caverne qu'un
+éclair lui faisait découvrir.
+
+Il avançait en rampant dans cet antre obscur, déchiré par les cristaux
+et les granits qui couvraient le sol.
+
+Mais une lueur douce et rose venait tout-à-coup se jouer sur les
+facettes des brillants stalactites.
+
+Et bientôt il se trouvait dans une grotte immense, éblouissante de
+diamants, de topazes et de rubis qui étincelaient, scintillaient en
+gerbes, en cercles et en pyramides chatoyantes.
+
+Sur un trône taillé d'une seule émeraude était une divinité majestueuse.
+
+Une couronne d'étoiles de feu flamboyait sur ses cheveux noirs; le
+zodiaque, gravé sur sa ceinture d'or, était relevé par des émaux
+diaprés; Une tunique blanche, un voile bleu brodé de fleurs d'argent et
+de perles, puis des brodequins couleur d'azur formaient son noble
+vêtement.
+
+--Je t'attendais--disait la divinité en faisant asseoir l'enfant près
+d'elle;--vois, cet empire est le mien, quand je le veux les tempêtes
+grondent et mugissent, d'un mot je fais pâlir les marins les plus
+intrépides: c'est par ma volonté que ton vaisseau s'est brisé sur les
+rochers... je voulais te voir... car tu es mon fils... tiens, juge, et
+sois fier de la puissance de ta mère.
+
+Aussitôt un bruit affreux se fait entendre, toute lumière disparaît, un
+froid mortel se répand dans la caverne, la terre tremble; les voûtes
+sont ébranlées; c'est le vent du nord qui rugit, et dont les lugubres
+sifflements retentissent d'échos en échos....
+
+--Je veux que le calme renaisse--dit la divinité--et qu'il vienne
+caresser mon fils.
+
+Et une douce chaleur, un parfum délicieux, une éclatante lumière, un
+bruissement léger comme celui du feuillage qu'une faible brise agite et
+balance, remplacent cet horrible ouragan.
+
+Un joli nuage, ressemblant à de l'air condensé, mélangé d'or, de pourpre
+et de soleil, chargé d'une poussière de roses et de jasmin, se balançait
+au milieu de la grotte et s'y évaporait en merveilleuse senteur, en
+éblouissante clarté.
+
+Le jeune homme, entouré de cette vapeur transparente et embaumée, se
+fondait dans un océan de délices; son état d'extase se rapprochait de
+toutes les sensations, de tous les sentiments, de toute espèce de
+jouissance.
+
+Et la divinité se penchait à son oreille en lui disant:
+
+--Ce bonheur ineffable n'est pourtant rien auprès de celui que tu
+goûteras auprès d'_elle_, car elle t'aimera.... Car tu es un de mes
+fils, je te laisse sur la terre, mais je veille sur toi....
+
+Et la divinité le baisait au front... et tout disparaissait....
+
+ * * * * *
+
+Et il se trouvait couché dans un lit moelleux, couvert d'édredon,
+entouré de glaces et de soie; sa tête reposait sur de magnifiques
+dentelles, et elle était là, celle dont le souvenir l'avait tant de fois
+mis hors de lui.
+
+Celle qui devait l'aimer--avait dit la divinité. Elle était là, à
+genoux, près de lui, une cuillère d'or à la main, ses beaux sourcils un
+peu froncés par l'inquiétude, lui offrant un cordial suave et parfumé.
+
+--Oh! mon Dieu--dit-il--oh! madame, c'est vous.... Mais où suis-je?...
+j'ai donc fait un rêve?... cette éblouissante caverne... cette
+divinité....
+
+--Pauvre enfant, remettez-vous--dit la jolie femme--un affreux coup de
+vent a brisé votre navire, des pêcheurs vous ont trouvé presque mourant
+sur la côte, à l'entrée d'une grotte, et vous ont apporté ici, chez moi,
+à Brest; mais votre blessure était si grave, si grave que j'ai demandé
+comme une faveur de vous soigner.
+
+--Ah... oui; mais en vous voyant, madame, j'avais oublié ma blessure....
+
+Et il fallait voir quelle délicieuse expression de candeur voilait ses
+beaux yeux timidement baissés.
+
+Et elle se disait en souriant:--Il a l'air d'une fille, et pourtant si
+jeune, si joli, tout cet équipage de vieux matelots qu'il a conduit au
+feu tremblait à sa voix... comme je tremble moi-même....--pensa-t-elle
+en rougissant.
+
+--Madame... est-ce que j'aurai le bonheur de rester long-temps ici?...
+
+--Jusqu'à ce que votre guérison soit complète, mon enfant....
+
+--Ah!...--dit-il en fixant des yeux ravis sur la belle et voluptueuse
+figure de sa protectrice... mais peu à peu il pâlit... et perdit
+connaissance.... Cet espoir de bonheur était au-dessus de ses forces.
+
+--Grand Dieu... il se trouve mal...--cria la jolie femme, en se pendant
+à un cordon de sonnette qu'elle agita violemment.....
+
+ * * * * *
+
+Et quinze jours après, il souffrait moins, sa figure était encore un peu
+pâle, mais cette pâleur lui allait si bien...--disait la dame aux
+sourcils noirs.
+
+Un jour qu'il rêvait, assis devant un beau portrait de cette ravissante
+personne, elle entra.
+
+Elle ne lui avait jamais semblé plus belle.
+
+--Arthur....--lui dit-elle en se plaçant sur un doux sopha--j'ai une
+bonne nouvelle à vous annoncer... venez près de moi... mais ne tremblez
+pas comme toujours....
+
+Le jeune homme n'osait lever les yeux, et son coeur battait bien fort....
+
+--On vous accorde un congé de trois mois pour vous rétablir, et après
+vous viendrez prendre possession de votre nouveau grade... ces trois
+mois--ajouta-t-elle à voix basse--nous les passerons... à ma terre... le
+voulez-vous?...
+
+Arthur pâlissait et restait muet... il ne pouvait croire à tant de
+bonheur.
+
+--Comme vous n'avez ni parents, ni amis, j'ai cru pouvoir prendre cette
+décision sans vous consulter.... Allons, Arthur, ne tremblez donc pas
+ainsi... ne suis-je pas votre amie... votre mère... pauvre enfant?...
+
+Elle prit la main du jeune homme en l'attirant près d'elle....
+
+--Oh! oui--dit-il en tombant à ses genoux--oh! oui, vous êtes tout pour
+moi... vous êtes la seule qui m'ayez témoigné de l'intérêt.... Je vous
+aime de toute la tendresse que j'ai dans le coeur, je vous aime comme une
+mère, comme une soeur, comme une amie; ô vous... toujours vous... vous
+serez mon Dieu, ma religion, ma croyance....
+
+Et Arthur hors de lui baisait les genoux, les mains, les pieds de la
+jeune femme, dont le sein palpitait... et qui disait d'une voix
+émue...--Arthur,... mon enfant... je crois à votre reconnaissance... j'y
+crois... finissez... Arthur....
+
+ * * * * *
+
+Et il se trouvait à la terre de sa protectrice.
+
+C'étaient de fraîches eaux, d'épais ombrages, une solitude profonde, un
+parc entouré de hautes murailles, pas d'autres valets qu'une vieille
+gouvernante dévouée et un jardinier sourd.
+
+Elle lui avait promis quelque chose qu'il attendait avec une
+inconcevable impatience.
+
+Les appartements de ce château étaient vastes et gothiques, mais
+commodes, retirés, silencieux.
+
+Et il voyait la jeune femme à moitié couchée sur un de ces antiques
+fauteuils, si bons et si moelleux.
+
+Vêtue d'un blanc et frais peignoir de mousseline qui laissait voir le
+bout de sa jambe fine et ronde et son joli pied chaussé d'une petite
+pantoufle bleue... son beau bras passé autour du cou d'Arthur, elle
+abaissait sur lui son humide regard.
+
+--Tu m'aimeras donc toujours... Arthur--lui disait-elle... en le baisant
+au front.
+
+--Oh! toujours, ma vie, à toi, ma vie...--disait l'ardent jeune homme,
+en liant avec volupté ses bras à la divine taille de sa jolie soeur, mère
+ou amie, comme il disait.
+
+Elle fit un mouvement en arrière... son peigne tomba, et son admirable
+chevelure noire se déroula sur son cou, sur ses épaules, sur ses bras,
+en une multitude de boucles brunes et luisantes....
+
+Et Arthur baisait ces beaux cheveux avec transport et ivresse, les
+divisait, les nattait, en couvrait sa figure.
+
+Et elle, palpitante et rêveuse, le laissait faire, mais elle sentit
+tout-à-coup les lèvres de l'enfant frissonner sur les siennes.
+
+Il s'était traîtreusement caché sous l'épaisse chevelure de la jeune
+femme, et dressant tout-à-coup sa jolie figure au milieu de cette forêt
+d'ébène, qu'il partagea en deux touffes soyeuses... il avait surpris un
+baiser....
+
+--Ah!--dit-elle... avec une petite moue enchanteresse...--ah! vous me
+trompiez... Arthur, je vais vous étrangler....
+
+Et approchant la tête d'Arthur de son sein qui bondissait, elle entoura
+le cou du jeune homme de longues tresses de ses cheveux, et les serra en
+souriant....
+
+--Oh!--dit-il en baisant son sein d'ivoire...--méchante, tu veux me
+tuer... car tu serres bien fort... c'est comme dans mon rêve de cette
+nuit... Mais que fais-tu? oh... à toi... ma vie... je meurs... mon
+ange....
+
+ * * * * *
+
+C'est qu'à ce moment de son rêve on pendait Brulart à bord du
+_Cambrian_, et que le poids de son corps, pesant sur la corde qu'on
+avait passée au bout dehors de la frégate, avait opéré la strangulation.
+
+Abîmé dans l'état de torpeur, de somnolence que lui avait procuré sa
+dose d'opium, et qui, sans être le réveil ni le sommeil, l'avait plongé
+dans une espèce de somnambulisme, il avait suivi machinalement ses
+guide à moitié endormi, appuyé sur eux, les yeux ouverts sans voir,
+s'était laissé attacher, hisser et pendre, sans y faire la plus légère
+attention, plongé qu'il était dans les délices de ses songes
+merveilleux.
+
+Alors qu'on pendait le corps, l'esprit était ailleurs. Somme toute, il
+mourut dans une ravissante extase de plaisir.
+
+Et le docteur remarqua comme un phénomène physiologique que la
+physionomie du patient, jusque-là froide et immobile, prit, au moment de
+la strangulation, une inconcevable expression de bonheur.
+
+Cette particularité repose sur la nature du songe de Brulart, et sur des
+effets propres à la pendaison. (Voir le _Dictionnaire des Sciences
+médicales_.)
+
+Justice rendue, le corps du pirate fut jeté à la mer avec deux boulets
+aux pieds.
+
+Le reste de la traversée n'offrit rien de remarquable, et _le Cambrian_
+toucha les côtes d'Angleterre au bout de quarante jours de mer.
+
+Atar-Gull débarqua avec son maître.
+
+Le commandant de la frégate voulut ajouter les témoignages les plus
+flatteurs en faveur du nègre, qui, par ses soins pour le malheureux Wil,
+avait excité la sympathie de tout l'équipage.
+
+Mais M. Wil ne resta pas long-temps en Angleterre, ses ressources
+étaient modiques, et suivant les conseils d'Atar-Gull et du docteur, qui
+venait quelquefois le voir à Portsmouth, il partit pour la France, où
+l'on vivait à bien meilleur marché, lui disait-on.
+
+--Enfin--se dit Atar-Gull--je touche au moment de compléter ma
+vengeance.... Oh!... elle sera terrible et longue surtout.... J'aurais
+pu le tuer... mais la mort serait un incroyable bienfait auprès de la
+vie que je lui prépare....
+
+
+
+
+LIVRE VI.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+ Il y a dans mon coeur un levain horrible de
+ cruauté.--Je voudrais que ceux qui ont fait
+ souffrir les autres souffrissent une fois tout ce
+ qu'ils ont fait souffrir, je voudrais que cette impression
+ fût déchirante, et profonde, et atroce,
+ et irrésistible.--Je voudrais qu'elle saisit l'âme
+ comme un fer ardent; je voudrais qu'elle pénétrât
+ dans la moelle des os comme un plomb
+ fondu; je voudrais qu'elle enveloppât tous les
+ organes de la vie comme la robe dévorante du
+ centaure!
+
+ CHARLES NODIER.--_Roi de Bohême_.
+
+ Enfin, mon enfant, ce bon serviteur, non content
+ de prodiguer au vieillard les soins les plus
+ touchants, le nourrissait de son pain, ce qui
+ vous prouve qu'on ne doit jamais rudoyer les
+ domestiques.
+
+ _Contes à Lolo_.--PAR UN ACADÉMICIEN.--Édition rare.
+
+LA RUE TIRECHAPE.
+
+
+Figurez-vous une de ces noires et antiques maisons du vieux Paris,
+située vers le milieu de la rue Tirechape...--Neuf étages, je crois,
+couleur brune et sale, solives saillantes, fenêtres étroites et
+sombres, escalier raide, obscur, véritable labyrinthe dans lequel on ne
+peut se guider qu'au moyen d'une corde à puits grasse et luisante de
+vétusté... puis une république d'industrieux prolétaires, allant,
+venant, courant, montant, nichant et pullulant dans ces cellules étagées
+et entassées au-dessus les unes des autres, comme les cases d'une ruche
+à miel.
+
+Et pour pivot, pour centre de toutes ces existences de travail et de
+fatigue, une portière vieille, édentée, hargneuse, bavarde, un de ces
+types si admirablement mis en relief par notre Henri Monnier.
+
+Il était nuit; un homme, assez âgé, vêtu de noir, descendait péniblement
+les hautes marches de l'escalier, étreignant avec force la bienheureuse
+corde à puits.
+
+La portière, entendant un bruit inusité à cette heure, où tout dormait
+dans la maison, ouvrit brusquement le carreau de son antre, et y passa
+d'abord son vilain bras jaune, armé d'une chandelle fétide; puis sa
+figure fâcheuse et renfrognée....
+
+--Qui descend là?... répondez donc... c'est des heures indues....
+
+--C'est moi, c'est moi... le docteur...--dit une voix de basse-taille.
+
+Ici, le cerbère quitta son ton aigre et criard pour une espèce de
+glapissement amical....
+
+--Ah! mon Dieu, c'est vous, monsieur le docteur! mais il fallait
+m'appeler pour éclairer.... Eh bien! comment va-t-il le vieux muet? Il
+est dur à partir celui-là... en a-t-il encore pour
+long-temps?--demanda-t-elle en se mettant devant le docteur, afin
+d'obtenir une réponse, ou de se faire, comme on dit, passer sur le
+corps.
+
+--Comme ça... il va tout doucement, madame Bougnol....
+
+--C'est pourtant pas faute de soins--dit celle-ci d'un air
+revêche...--c'est qu'il s'entête alors, car il a son nègre, M. _Targu_,
+que c'est une adoration d'homme, quoi, de voir comme il s'oublie pour
+son maître....
+
+--Il est vrai que c'est un bien fidèle serviteur... il ne le quitte pas
+d'un moment....
+
+--Ça n'empêche pas qu'il est encore bon enfant, le nègre, de rester
+comme ça domestique d'un vieux grigou qui ne lui donne rien... puisque
+c'est au contraire le domestique qui nourrit son maître, c'est encore du
+propre....
+
+--C'est un vertueux domestique, madame Bougnol, et c'est un exemple que
+les autres ne suivent malheureusement pas toujours....
+
+--Et puis que ça doit être une fameuse scie... un muet... pas le moyen
+de causer... Mais, après tout, il parlerait que ça serait tout de même,
+car on dirait que son nègre a peur qu'on ne lui mange son maître;
+personne ne peut l'approcher.
+
+--C'est qu'il est apparemment jaloux de son affection--dit le médecin,
+fatigué de la longueur de la conversation, et cherchant à passer
+adroitement entre le mur et la portière.
+
+Mais celle-ci qui le guignait de l'oeil, et suivait tous ses mouvements,
+faisant toujours face à l'ennemi, rendit cette tentative inutile, et
+continua.
+
+--Monsieur, quelle est donc sa maladie, à ce pauvre vieux? est-ce vrai
+qu'il est fou?... Pendant les deux premiers mois qu'il est venu loger
+ici, il se portait comme un charme, et voilà près d'un an qu'il est si
+malingre qu'il n'est pas descendu une fois dans la rue....
+
+--Et il n'y descendra peut-être plus jamais--dit le docteur en secouant
+tristement la tête, et essayant de forcer le passage de vive force.
+
+--Ah! Dieu du ciel, est-ce qu'il va mourir--dit la portière avec
+inquiétude--c'est qu'alors il faudrait mettre écriteau, voyez-vous,
+monsieur le docteur; nous approchons du terme....
+
+--Je ne vous dis pas ça... mais il n'est pas bien du tout....
+
+Et le docteur profitant d'un moment d'inattention de madame Bougnol, se
+cramponna vite à la corde et se laissa glisser jusqu'en bas presque sans
+toucher les marches de l'escalier, avec autant de rapidité qu'un matelot
+qui s'affale le long d'un cordage.
+
+--C'est égal--se dit la portière--je vais monter chez le vieux muet,
+pour savoir quelque chose, si c'est possible.
+
+Alors, fermant sa loge avec soin, elle commença son ascension, non sans
+faire une pause à chaque étage, enfin elle atteignit le septième et se
+trouva en face d'une petite porte grise.
+
+Là elle moucha sa chandelle, s'emplit le nez de tabac, et agita
+timidement un cordon de sonnette terminé par une patte de lièvre.
+
+Un instant après la porte s'entr'ouvrit assez pour donner passage à une
+grosse tête noire et crépue, coiffée d'une casquette rouge....
+
+C'était Atar-Gull....
+
+--Que voulez-vous, madame?--demanda-t-il d'un ton brusque.
+
+--Monsieur _Targu_--dit la Bougnol, en faisant l'agréable--je voudrais
+savoir des nouvelles de votre bon maître.
+
+--Mon maître est souffrant, très-souffrant--dit l'honnête serviteur avec
+un soupir qui fendit le coeur de la portière... et même il essuya une
+larme.
+
+--Que voulez-vous, monsieur _Targu_, il faut bien se faire une raison;
+tout le monde d'abord sait ici que vous nourrissez votre maître... et M.
+le maire, qui est venu pour cet indigent de là haut, a dit qu'il
+écrirait de votre conduite au gouvernement, que tôt ou tard un bienfait
+trouve sa récompense... et que....
+
+--Merci--dit Atar-Gull, en poussant brusquement sa porte au nez de la
+portière, qui redescendit en grondant.
+
+Quand Atar-Gull se fut renfermé, il s'arrêta un moment dans la petite
+pièce qui donnait sur l'escalier... écouta avec attention... avant que
+d'entrer dans l'autre chambre qui paraissait plus grande.
+
+Dans celle où il se trouvait, on voyait deux vieilles malles vides, une
+chaise et une natte sur laquelle il se couchait....
+
+Il poussa doucement la porte de l'autre pièce, et entra.
+
+C'était le tableau le plus complet de la misère, mais non une misère
+sale et repoussante, car le peu de meubles qui garnissaient cette
+chambre nue étaient propres et cirés, les carreaux nets et transparents;
+puis on voyait en outre un fauteuil de paille, garni de deux minces
+coussins, placé près de la fenêtre ombragée par des feuilles vertes et
+les fleurs rouges de hautes capucines, qui couraient sur un treillage de
+corde.
+
+Enfin sur un lit, composé d'un seul matelas et d'une paillasse, mais
+soigneusement tiré, rangé, bordé, dormait M. Wil.
+
+Quel changement, mon Dieu! ce n'était plus que l'ombre de lui-même;
+cette figure autrefois si riante, si joyeuse, si vermeille, était
+maintenant jaune, osseuse, allongée; ses cheveux, rares, étaient tout
+blancs, et même pendant son sommeil un tremblement convulsif, presque
+continuel, agitait ses sourcils et sa lèvre supérieure, qui en se
+retroussant laissait voir ses dents serrées....
+
+Atar-Gull debout au pied du lit, les bras croisés, le considérait avec
+une inconcevable expression de joie et de haine satisfaite! car il
+était enfin satisfait... sa vengeance était complète....
+
+Oui! vous saurez que le cachot le plus noir, le plus infect, le plus
+horrible... eût été un palais, un louvre pour le colon auprès de cette
+chambre froide et propre....
+
+Oui! vous saurez que les tortures les plus lentes et les plus affreuses,
+la mort la plus cruelle eussent été des délices ineffables pour le
+colon, auprès de la soumission humble et attentive de son esclave!
+
+Jugez:
+
+La somme que M. Wil avait réalisée s'était trouvée tellement modique
+qu'elle ne put, on le sait, le faire subsister en Angleterre, et qu'il
+fut obligé de prendre la résolution de venir habiter Paris....
+
+Comme il cherchait une rue sombre, retirée, pour s'y loger à bon compte,
+le maître de la modeste auberge où il était descendu l'adressa rue
+Tirechape.
+
+Wil, dont la tristesse et la mélancolie s'augmentaient de jour en jour,
+insouciant et chagrin, prit ce logement parce que ce fut le premier
+qu'il vit.
+
+Il était bien malheureux, et pourtant les soins d'Atar-Gull faisaient
+parfois luire une larme de bonheur dans ses yeux, et le dévoûment
+incroyable de cet esclave le reposait un peu des horribles souvenirs de
+la Jamaïque.
+
+Le zèle du noir ne se démentit pas pendant les deux premiers mois du
+séjour de M. Wil à Paris; seulement il usa d'une adresse prodigieuse
+pour éloigner toutes les personnes qui auraient pu s'approcher de son
+maître, ce qui lui fut d'autant plus facile que le colon n'entendait pas
+un mot de français, et qu'Atar-Gull ne savait de cette langue que juste
+ce qu'il fallait pour demander les objets de première nécessité.
+
+Bientôt je ne sais quelle banqueroute diminua tellement la modique
+existence du colon que son mince revenu ne lui eût pas suffi, si
+Atar-Gull, en faisant dans le jour quelques commissions, en rendant de
+légers services aux locataires, n'eût pas augmenté un peu le bien-être
+de M. Wil, à la grande édification du voisinage et du quartier.
+
+Or, M. Wil n'avait d'autre distraction que quelques rares promenades
+qu'il faisait, appuyé sur le bras d'Atar-Gull, et le temps qu'il
+employait, le pauvre homme, à écrire une relation de ses malheurs, dans
+laquelle il ne tarissait pas d'éloges sur la belle conduite de son
+esclave et sur les admirables soins qu'il lui prodiguait, surtout depuis
+son séjour en France....
+
+Un jour, environ deux mois après son arrivée à Paris, il fit signe à
+Atar-Gull de s'asseoir près de son lit, et lui fit lire l'espèce de
+journal dont nous avons parlé, qui, à chaque page, portait le nom
+d'Atar-Gull pompeusement entouré d'épithètes flatteuses et touchantes.
+
+Enfin ce journal finissait par ces mots:
+
+«Au moins, après ma mort, mon bon serviteur gardera ce témoignage de
+mon attachement et de ma reconnaissance; car le ciel m'ayant retiré ma
+famille, je reste tout seul au monde, isolé sur une terre étrangère, et
+je ne serais pleuré de personne, si le fidèle ami qui me sert, me
+nourrit même du peu qu'il gagne... n'était là pour me fermer les yeux et
+me donner une larme...»
+
+Quand Atar-Gull eut lu ces pages, il les prit, et les serra, d'après
+l'ordre du colon, dans une petite cassette dont il avait seul la
+clef....
+
+Mais le lendemain il se passa dans cette chambre triste et retirée,
+entre ce bon et digne homme et son fidèle serviteur, l'horrible scène
+qu'on va lire.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+ --Tu n'as pas reçu mission de faire ce que
+ tu as fait... donc que les pleurs et le sang
+ retombent sur ta tête.
+
+ ALEX. DUMAS.--_Napoléon Bonaparte_.
+
+ ...Il tremblait de mourir;
+ Mourir! c'est un instant de supplices... mais vivre....
+
+ FRÉDÉRIC SOULIÉ.--_Christine_.
+
+ATAR-GULL.
+
+
+C'était le soir... le jour baissait... le colon venait de terminer son
+modeste repas, et comme il était dans l'impossibilité de marcher et même
+de se servir de ses mains, étant paralysé, son noir, l'ayant bien et
+dûment posé et encaissé dans son grand fauteuil... l'avait roulé tout
+près de la fenêtre, d'où M. Wil aimait à voir encore les dernières
+lueurs du soleil dorer les fleurs pourpres de ses capucines, et
+étinceler sur ses épais carreaux....
+
+Cette atmosphère enflammée des feux d'un soleil à son déclin, ces fleurs
+pâles et froides qui brillaient pour quelques minutes d'un vif et
+brûlant éclat, rappelaient au pauvre colon son beau ciel de la Jamaïque,
+ses palmiers si verdoyants, ses aloës parfumés, ses camélias fleuris,
+toute cette végétation si puissante et si forte... et puis aussi peu à
+peu venaient se grouper sous ses arbres gigantesques sa bonne et tendre
+femme... sa douce Jenny... son loyal et franc Théodrick.... C'est alors
+qu'il pensait avec amertume à leurs longues promenades du soir après la
+prière, à leur joie innocente, à ces fêtes tumultueuses, bruyantes,
+qu'il donnait pour sa fille, à ses naïves caresses, à sa gaîté si
+folle... et enfin à tout cet avenir de bonheur, de richesse et d'amour,
+flétri, tué en moins de deux ans par une si inconcevable fatalité....
+
+Car il se voyait, lui, un des plus riches planteurs de la Jamaïque,
+réduit à vivre des aumônes d'un nègre, d'un esclave, qui partageait avec
+lui, Tom Wil, une misérable chambre, triste et obscure, avec lui, dont
+les magnifiques et vastes habitations étaient autrefois couvertes
+d'hommes qui tremblaient à sa voix....
+
+Quels souvenirs!
+
+Aussi, sa pâle figure s'assombrissait de plus en plus, et les rayons
+obliques du soleil, qui l'éclairaient fortement, en faisaient ressortir
+encore l'expression mélancolique, et lui donnaient un aspect de
+tristesse indéfinissable, de chagrin profond, de regret amer, qui
+eussent attendri l'âme la plus atroce....
+
+Bientôt des larmes coulèrent de ses yeux, et il laissa tomber sa tête
+chauve et vénérable dans ses mains tremblantes, puis s'ensevelit dans
+une sombre méditation.
+
+La nuit était tout-à-fait venue.
+
+Atar-Gull alla soigneusement fermer la porte qui donnait sur l'escalier,
+poussa les verroux et prit la même précaution pour celle qui ouvrait sur
+la chambre où était son maître....
+
+Il alluma une lampe qui ne jetait qu'une clarté faible et douteuse,
+s'approcha du colon, toujours absorbé dans ses pensées, et le contempla
+un instant!...
+
+Puis lui frappant avec force sur l'épaule, de sa large et formidable
+main, il l'éveilla en sursaut, car l'honnête Wil avait fini par
+sommeiller un peu....
+
+Pour la première fois le maître tressaillit à la vue de son esclave....
+
+C'est qu'aussi la scène avait quelque chose d'effrayant et d'étrange.
+
+Au milieu de cette chambre vaste et basse, à peine éclairée par la
+lumière vacillante et rougeâtre de la lampe... se dressait de toute la
+hauteur de sa taille athlétique, Atar-Gull... le regard flamboyant, les
+bras croisés, et un affreux sourire sur ses lèvres contractées qui
+laissaient entendre le sourd claquement de ses dents qui
+s'entre-choquaient comme celles d'un tigre qui mâche à vide.
+
+On ne voyait de ce colosse noir que deux yeux blancs fixes et arrêtés,
+et au milieu de ce blanc un point lumineux qui brillait comme du
+phosphore dans l'ombre.
+
+C'était aussi la première fois que le nègre s'était permis de frapper si
+familièrement sur l'épaule de son maître; aussi ce dernier le
+regarda-t-il avec un étonnement stupide.
+
+--Écoute, blanc...--dit Atar-Gull d'une voix caverneuse--écoute bien une
+singulière histoire....
+
+Ce tutoiement, cette phrase, ce ton dur et presque solennel,
+bouleversèrent les idées du colon qui attachait des yeux inquiets sur le
+nègre, qui continua ainsi:
+
+--Le premier blanc que j'ai haï a été cet homme que l'on a pendu à bord
+de la frégate anglaise....
+
+Il m'avait acheté, battu et vendu.--Justice a été faite.
+
+Le second blanc que j'ai haï, mais d'une haine aussi brûlante que le
+feu... aussi aiguë que la pointe d'un couteau, aussi vivace que l'apios
+qui fleurit chaque jour....
+
+C'est toi... toi, _Tom Wil_, colon, planteur de la Jamaïque...--
+
+Le colon voulut se lever, et, faible qu'il était, retomba sur son
+fauteuil en faisant entendre un gémissement sourd....
+
+Le nègre continua:
+
+--Garde tes gémissements pour plus tard... ce n'est pas encore l'heure;
+Tom Wil, planteur de la Jamaïque... Tom Wil, qui fus riche à millions...
+Tom Wil, qui fus tendre père, heureux mari... plus tard... tu gémiras...
+tu pleureras du sang....
+
+S'il avait fallu, vois-tu, comparer la haine que je portais au négrier
+qu'on a pendu à celle que je te portais à toi, Tom Wil, j'aurais dit que
+je l'aimais, lui, comme un frère....
+
+Et pourtant mon coeur a bondi de joie en voyant son supplice....
+
+Enfin, sais-tu ce que tu m'as fait, Tom Wil? le sais-tu?
+
+Pour de l'or, tu as vendu mon sang... un pauvre vieillard qui ne
+demandait qu'un peu de maïs et de soleil pour vivre quelques jours
+encore, et puis mourir;... pour de l'or... tu l'as fait supplicier du
+supplice d'un voleur et d'un assassin....
+
+C'était mon père... Tom Wil! le vieux Job! c'était mon père!
+Comprends-tu maintenant?--
+
+Et le colon... haletant... comme fasciné par le regard d'Atar-Gull... le
+contemplait en silence.
+
+--Alors, vois-tu--reprit le noir--il m'a fallu dévorer ma haine qui me
+tordait le coeur; le jour, le rire sur les lèvres, te servir, et baiser
+ta main qui me frappait, en pleurant de joie....
+
+Et c'est de joie aussi que je pleurais, Tom Wil... car chaque coup...
+chaque humiliation que j'endurais avançaient ma vengeance d'un pas....
+
+Et j'ai eu ta confiance! ton attachement! enfin!--
+
+Hurla le noir avec un affreux éclat de rire....
+
+--Et c'est moi qui t'ai traduit au tribunal des empoisonneurs, qui ai
+fait empoisonner tes bestiaux, tes noirs, et même le premier-né que
+j'eus de _Karina_, pour éloigner tout soupçon de moi... bon et fidèle
+serviteur...--
+
+Et Atar-Gull fit une pause, un silence, comme pour donner à chacune de
+ses atroces révélations le temps d'entrer bien douloureusement au coeur
+du colon, qui croyait rêver.
+
+Puis il reprit....
+
+--Et c'est moi, Tom Wil, qui ai incendié tes propriétés en incendiant
+aussi la case que tu m'avais donnée, et qui ai couru au milieu du feu,
+pour qu'on ne pensât pas à m'accuser... moi, bon et fidèle serviteur.
+
+Ici une nouvelle pause....
+
+--Et c'est moi, Tom Wil, qui ai presque guidé par mon adresse le serpent
+qui a étranglé ta fille, et qui l'ai poursuivi après, moi, bon et fidèle
+serviteur...--
+
+Par un effort surnaturel, le colon se leva debout, les yeux menaçants,
+et s'avança sur Atar-Gull, mais à peine eut-il fait deux pas qu'il tomba
+par terre.
+
+Atar-Gull resta debout, regardant de toute sa hauteur son maître qui,
+étendu à ses pieds, se roulait, en poussant d'affreux sanglots.
+
+Il continua....
+
+--Et cette mort, Tom Wil, t'a rendu muet; le ciel devait bien cela à ma
+vengeance... et c'est moi qui ai conduit Théodrick au Morne aux Loups...
+va, va demander aux profondeurs de ces gouffres... quel est le corps
+poignardé et mutilé qu'ils ont reçu....
+
+Et la mort de ta femme, et ta ruine, c'est moi seul qui ai tout fait...
+tout fait, Tom Wil... et ce n'est rien encore... c'est maintenant que
+ton supplice commence et que mon père savoure la vengeance là haut!
+
+Écoute, Tom Wil; depuis que nous sommes ici, j'ai éloigné tout le monde
+de toi; je passe pour le serviteur le plus dévoué qu'il y ait sur la
+terre... tu l'as d'ailleurs écrit là...--
+
+Et il montra la cassette où était renfermé le testament du colon.
+
+--Tu es muet... tu ne pourras me démentir.
+
+Tu n'écriras pas... car je serai sans cesse auprès de toi, et tu es
+perclus de tes mains....
+
+Et chaque jour, à chaque heure, vois-tu... tu auras devant toi le
+bourreau de ta famille... l'auteur de ta ruine....
+
+Et la nuit je t'éveillerai, et à la lueur de cette lampe, tu verras
+encore le bourreau de ta famille et l'auteur de ta ruine!
+
+Au dehors, je serai loué, montré, fêté comme le modèle des serviteurs,
+et je te soignerai, et je soutiendrai ta vie, car elle m'est précieuse
+ta vie... plus que la mienne, vois-tu; il faut que tu vives long-temps
+pour moi, pour ma vengeance... oh! bien long-temps...--l'éternité, si je
+pouvais...--Et si un étranger entrait ici... ce serait pour te dire mes
+louanges, te vanter mon dévoûment à moi, qui ai tué... tué ta
+famille... qui t'ai rendu muet et misérable... car c'est moi... c'est
+moi, entends-tu, Tom Wil... c'est moi seul qui ai tout fait... moi
+seul...--
+
+Criait le nègre en rugissant comme un tigre, et bondissant dans cette
+chambre en poussant des hurlements qui n'avaient rien d'humain....
+
+ * * * * *
+
+Quand cet accès frénétique fut passé, il s'occupa du colon que cette
+effrayante secousse avait fait évanouir....
+
+Il le ramassa et le plaça avec soin sur son lit, en lui faisant respirer
+un peu de vinaigre.
+
+Tom Wil ouvrit les yeux d'un air étonné, inquiet; le pauvre homme
+croyait avoir fait un mauvais rêve; aussi en se retrouvant au milieu des
+soins empressés de son esclave, il sourit à Atar-Gull avec une admirable
+expression de reconnaissance.
+
+Mais celui-ci avait suivi sur les traits du colon toutes ses pensées, et
+pour ne lui pas laisser cette consolante illusion, il reprit en lui
+serrant la main violemment:
+
+--C'est moi seul, Tom Wil, qui ai tué ta femme et ta fille... tu n'as
+pas rêvé, Tom Wil, c'est moi....
+
+ * * * * *
+
+Il est plus facile d'imaginer que d'écrire tout ce que dut souffrir le
+malheureux colon: aussi, depuis cette époque, sa santé s'affaiblit;
+mais, grâce aux horribles soins d'Atar-Gull, elle se soutint
+chancelante.
+
+Une fois le colon refusa de rien prendre, voulant terminer cette vie
+d'angoisse et de torture.
+
+Alors, aidé de deux locataires, Atar-Gull lui fit avaler de force
+quelques cuillerées de bouillon, et le pauvre colon entendit un des
+voisins s'écrier:--Quelle vertu ce pauvre nègre doit-il avoir pour
+servir un vieux maniaque de cette trempe-là....
+
+Enfin, au bout de six mois de cette horrible existence, la santé du
+colon s'altérant sensiblement, sa raison commença de s'égarer; alors son
+esclave fit demander un médecin.
+
+Or, c'est après une de ses visites que madame Bougnol venait de
+l'arrêter curieusement comme nous l'avons dit, afin de savoir des
+nouvelles du vieux muet.
+
+Mais la raison du colon se perdit bientôt tout-à-fait, et sauf quelques
+moments lucides, pendant lesquels son affreuse position se représentait
+à lui dans tout son jour... il était dans un état de démence complète,
+et furieux parfois.... Alors Atar-Gull avait recours à la camisole de
+force....
+
+Ordinairement, après ces transports frénétiques, succédaient quelques
+moments de calme; aussi le docteur sortait-il comme un des accès du
+malheureux Wil venait de finir.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+ Un frère est un ami donné par la nature.
+ LEGOUVÉ.
+
+LE BAPTÊME.
+
+
+Quelques jours après la visite du médecin dont nous avons parlé, toute
+la maison de la rue _Tirechape_ était en émoi, un inconcevable
+bourdonnement allait, venait, montait d'étage en étage, et dominant sur
+le tout, on entendait glapir la voix aigre de la portière... gourmandant
+les uns et les autres:--Un tas de curieux imbéciles--disait-elle--qui ne
+laisseraient pas ce pauvre cher homme mourir en paix.
+
+En effet, M. Wil était au plus mal; à la suite d'un long accès de
+démence, sa paralysie s'était portée sur l'estomac, et il se trouvait
+dans un effrayant état de faiblesse et de stupeur.
+
+Les fenêtres de sa chambre avaient été ouvertes par l'ordre du médecin,
+car l'odeur des potions, des drogues, épaississait encore l'atmosphère
+morbide de cet appartement.
+
+Debout au pied de son lit se tenait Atar-Gull, ses yeux constamment
+fixés sur les yeux du mourant....
+
+Il ne voulait pas perdre un seul de ses regards....
+
+Et une inconcevable expression de tristesse ridait le front du nègre...
+il voyait sa proie lui échapper, sa victime mourait.
+
+Oh! qu'il eût donné la moitié des jours qui lui restaient pour prolonger
+d'autant l'existence du colon! Mais Dieu est juste....
+
+Dans un autre coin de la chambre, le docteur était assis, pensif,
+quelquefois il levait la tête et contemplait Atar-Gull avec
+admiration....
+
+--Voilà donc--disait l'Esculape--ces êtres auxquels, dans notre froid et
+cruel égoïsme, nous refusons presque le nom d'hommes... que nous
+reléguons à l'affreuse condition d'esclaves, de bêtes de somme.... Et
+pourtant voyez celui-ci... quelle délicatesse de dévoûment! quels soins
+attentifs... pauvre homme, quelle tristesse est empreinte sur son front,
+quelle anxiété dans ses regards... oh! il ne le quittera pas de l'oeil un
+seul moment.... Ô humanité!... humanité!... que tes jugements sont
+faux... que tes préjugés sont cruels.
+
+L'honnête médecin eût sans doute continué encore long-temps cette
+dissertation mentale, négro-philosophique, si un cri du noir n'eût
+interrompu le précieux cours de ses pensées.
+
+Il se leva précipitamment et s'approcha du moribond....
+
+--Eh bien! eh bien!--lui dit-il en anglais--mon ami, comment
+allons-nous?... du courage... du courage....
+
+Le colon tourna la tête de son côté, les yeux secs, ardents, et d'un
+geste aussi furieux que sa faiblesse lui permettait de le faire, montra
+le noir... immobile, silencieux au pied du lit...
+
+--Je le vois, je le vois, mon ami--dit le docteur--je sais que c'est un
+digne et loyal serviteur... mais tel maître tel valet, et avec un maître
+comme vous....
+
+Les yeux du colon brillèrent d'un feu inaccoutumé, et il fit violemment
+un geste négatif en secouant sa tête, qui bientôt retomba lourde et
+pesante sur son oreiller.
+
+--Si, si, vous êtes un bon maître--reprit imperturbablement
+l'Esculape--aussi bon maître qu'il est bon esclave... bon ami,
+voulais-je dire.
+
+Ici M. Wil, brisé par la fièvre et la douleur, ne put faire un
+mouvement, seulement ses yeux s'emplirent de larmes, et il les leva au
+ciel avec un regard qui semblait dire:--Mon Dieu, tu l'entends... toi,
+qui sais la vérité... tonne donc.
+
+Dieu ne tonna pas, et le docteur, interprétant à sa manière ces pleurs
+et cette invocation tacite, ajouta:
+
+--Oh! oui, pleurez de reconnaissance, et recommandez-le au ciel, ce bon
+esclave... mon cher ami, c'est bien naturel... ces larmes-là sont
+douces, n'est-ce pas?...
+
+Et l'honnête médecin tendit la main à Atar-Gull en essuyant ses yeux
+humides....
+
+--Je n'ose, monsieur le docteur--dit le nègre avec humilité....
+
+--Allons donc, mon garçon, mon ami, mais je m'honore, moi, en pressant
+la main d'un modèle de vertu et d'héroïsme... car enfin c'est de
+l'héroïsme--disait le docteur en serrant Atar-Gull dans ses bras.
+
+Ce spectacle fut au-dessus des forces du colon.
+
+Sa figure, de pâle et livide qu'elle était, devint rose, pourpre et
+violacée....
+
+Ses yeux s'ouvrirent, et la prunelle disparut sous la paupière....
+
+Il fit entendre une espèce de cri guttural, rauque et métallique... et
+sa bouche écuma... et ses membres se raidirent....
+
+--Son accès le reprend, monsieur le docteur--dit le nègre--vite la
+camisole.
+
+Non--dit tristement le médecin--non, c'est inutile, ce spasme, cet
+érétisme vont consumer le reste de ses forces... Faible qu'il est, sa
+dernière heure approche... Pourquoi vous le cacher, mon ami... dans une
+heure peut-être... vous ne verrez plus votre maître... plus jamais....
+Allons... allons... du calme... faites-vous une raison...
+écoutez-moi....
+
+Mais Atar-Gull ne l'écoutait plus.
+
+--Déjà... déjà...--hurlait-il en se tordant à terre--déjà mourir, lui...
+et il n'y a pas un an qu'il est ici avec moi... mais non... ce n'est
+pas possible....
+
+Et se relevant terrible, menaçant, les yeux enflammés, il saisit le
+docteur de sa forte et puissante main, et levant une chaise sur le crâne
+chauve du savant...--il s'écria furieux:
+
+--Je ne veux pas qu'il meure encore, moi! Il n'est pas temps...
+entends-tu... il n'est pas temps... et s'il meurt... je te tue.
+
+Et il brandissait la chaise avec violence.
+
+--Il ne mourra pas... il ne mourra pas--dit le docteur, pâle et
+tremblant...--je vous le promets....
+
+Atar-Gull... laissa retomber la chaise... et s'assit par terre près du
+lit du colon, sa tête cachée dans ses mains....
+
+--Il n'y a que les nègres pour aimer ainsi--disait le médecin en
+rajustant sa cravate et son collet--c'est du délire... mais c'est
+admirable... on le dirait qu'on ne le croirait pas.... Mais il paraît
+pensif, absorbé... je vais profiter de cela pour m'esquiver.... C'en est
+fait du colon... l'agonie approche... et malgré ma promesse, je ne me
+soucie pas d'assister à sa mort.
+
+Et le bon docteur se retira _suspenso pede_, en faisant le moins de
+bruit possible pour ne pas tirer le noir de sa rêverie.
+
+Il respira plus librement quand il se vit sur l'escalier, quoiqu'il eût
+encore à affronter le feu des questions de la Bougnol et des commères
+de chaque étage....
+
+Quand Atar-Gull revint à lui, il chercha le médecin, et, ne le trouvant
+pas, s'écria:
+
+--Il s'en est allé, il n'y a donc plus d'espoir....
+
+Et il se dressa debout pour contempler le colon qui agonisait.
+
+D'un geste, il tira la mince et pauvre couverture qui dessinait les
+formes déjà cadavéreuses du malheureux Wil, comme pour ne rien perdre de
+ce hideux spectacle....
+
+Le colon tressaillait de tous ses membres, réduit à un état de maigreur
+et de marasme effrayant.
+
+Ses mains s'agitaient en tous sens, comme pour ramener quelque chose sur
+lui par un geste familier aux mourants....
+
+--Oh! que ta mort est douce!--disait le noir--tu meurs dans un lit...
+toi... tu n'as souffert que six mois... toi... tu n'as pas été obligé de
+rire pendant que la haine te tordait le coeur... toi.... Comment... des
+années de soumission, de tortures, de soins, ne m'auront servi qu'à le
+faire souffrir huit mois... huit mois seulement! mais c'est infâme; oh!
+les blancs! les blancs! m'écraseront-ils sous le poids de leur infernal
+bonheur?
+
+À ce moment, la porte s'ouvrit....
+
+C'était un prêtre, deux enfants de choeur et un cortège de femmes.
+
+--Que voulez-vous?--dit Atar-Gull.
+
+--Aider ce chrétien à mourir...--dit le prêtre--adoucir, consoler ses
+derniers moments...
+
+--Consoler ses derniers moments...--dit le noir en rugissant--Oh! non,
+non... il est fou....
+
+--Ô mon Dieu...--dit le prêtre avec un accent de regret et de
+tristesse--Ô mon Dieu, recevez-le toujours dans votre saint paradis....
+
+--Et puis il est homicide, assassin; il a tué mon père...--
+
+Dit Atar-Gull, hors de lui... en se tordant sur le lit du colon.
+
+--Monsieur l'abbé--dit la portière--faites pas attention, ce pauvre M.
+_Targu_ est fou lui-même de chagrin de voir son maître s'en aller;
+depuis un an qu'il est ici, il le soigne comme son père, il le nourrit;
+à chaque heure du jour ou de la nuit il est debout à ses côtés... La
+douleur l'égare... le pauvre garçon.
+
+--Ô monsieur--dit Atar-Gull en se précipitant aux genoux du prêtre, les
+yeux baignés de larmes--ô monsieur, faites qu'il vive.... On dit votre
+Dieu bon et juste... qu'il vive... le colon,... qu'il vive...
+voyez-vous, il le faut, il me faut sa vie... vous ne savez donc pas que
+c'est par là seulement que je tiens à l'existence.... Tenez... monsieur,
+qu'il vive... je foule aux pieds mes fétiches, qui furent ceux de mes
+pères... et j'embrasse votre religion... mais qu'il vive... oh! qu'il
+vive!... par pitié qu'il vive!
+
+--Digne et cher serviteur--dit le prêtre attendri--Dieu l'appelle à
+lui... la volonté de l'homme n'y peut rien... mais si la religion ne
+peut vous le rendre... elle vous consolera de sa perte....
+
+--Monsieur l'abbé, le locataire se meurt--dit la Bougnol...--je puis
+mettre écriteau, n'est-ce pas?...
+
+L'abbé se tira des mains d'Atar-Gull, et s'approcha du colon.
+
+Le pauvre Will était hors d'état de rien entendre, il reçut
+machinalement les sacrements et mourut....
+
+Le médecin entrait au moment où il rendait le dernier soupir.
+
+Le nègre tomba comme si ses jambes se fussent dérobées sous lui.
+
+Saisissons cet instant pour l'entraîner hors d'ici--dit le bon
+médecin--je m'en charge....
+
+--C'est moi...--dit l'abbé--je vous en prie, monsieur, laissez-moi cette
+bonne oeuvre... il m'a presque promis d'embrasser notre sainte religion.
+
+--C'est une raison contre laquelle je ne puis rien objecter--répondit le
+docteur--mais de mon côté je vais faire mon rapport au maire de cet
+arrondissement, car si de telles vertus sont récompensées dans le ciel,
+elles doivent aussi l'être sur la terre....
+
+Nous nous entendons, je le vois--dit le vertueux prêtre en prenant la
+main du médecin.
+
+Atar-Gull était sans connaissance, on le transporta chez l'abbé, et le
+commissaire vint mettre les scellés sur le misérable mobilier du colon.
+
+On trouva dans la petite cassette l'espèce de journal dont nous avons
+parlé, qui faisait un si pompeux éloge d'Atar-Gull, et l'instituait
+légataire de tout ce que le colon possédait.
+
+ * * * * *
+
+Le surlendemain de la mort du pauvre Will, les passants se découvraient
+devant le corbillard des pauvres qui se dirigeait vers le cimetière de
+l'Est, suivi d'un nègre qui pleurait fort, soutenu par un prêtre et un
+homme à cheveux blancs (le médecin).
+
+Environ deux mois après, Atar-Gull, suffisamment instruit dans notre
+religion, avait été solennellement baptisé à Sainte-Geneviève sous le
+nom de Bernard-Augustin, et un soir, le 24 août, le jeune et digne
+prêtre qui l'avait recueilli, lui parlait de je ne sais quelle imposante
+cérémonie où le nouveau néophite devait jouer le principal rôle, grâce
+aux soins et démarches du docteur, secondé par tous les locataires de la
+rue Tirechape et les habitants du quartier, que la belle et vertueuse
+conduite de M. _Targu_ pour son maître avait édifiés.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+ ...La vertu est une chose sans prix....
+
+ M. LE MARQUIS.--_Vaudeville_.
+
+ Une autre intention que nous pouvons tout
+ aussi raisonnablement supposer au noble fondateur,
+ c'est celle de convertir ces hommes
+ assez malheureux pour ne pas croire à la vertu.
+
+ _Discours de M. le baron_ CUVIER.
+
+LE PRIX DE VERTU.
+
+
+Le 25 août ***, par un riant soleil qui inondait de clarté la belle
+coupole de la salle des réunions solennelles de l'Institut, l'élite de
+la société de Paris se pressait sur les banquettes, impatiente de voir
+face à face les immortels, et d'ouïr quelque menue lecture de vers
+allégoriques, de poèmes didactiques ou de contes politiques, qui
+devaient tout doucettement conduire la patiente et benoîte assemblée
+jusqu'au rapport de la commission chargée de décerner le prix de vertu
+fondé par feu M. de Montyon.
+
+Et puis aussi on devait distribuer des palmes aux lauréats, aux favoris
+d'Apollon... aux bien-aimés des Muses....
+
+Or, pour la cent troisième fois, M. ***, bien-aimé d'Apollon et favori
+des Muses, vint saluer modestement la foule endormie et baiser le
+président, qui lui mit sur les oreilles une couronne de chêne vert, en
+lui disant:--_Macte animo_.
+
+Des larmes coulèrent de tous les yeux, et le lauréat se promit bien de
+ne pas rester en si beau chemin, de s'atteler ferme et fort,
+incessamment et toujours, au vermoulu char du dieu des vers, et de le
+traîner bon gré mal gré, friand qu'était le poète de sa botte de
+lauriers académiques et de sa ration de louangeuses et classiques
+mélopées.
+
+Après quoi, un murmure sourd et prolongé circula dans la salle; chacun
+s'établit commodément pour entendre, le programme sur les genoux, les
+mains croisées et les yeux attentivement fixés sur le président qui se
+préparait à lire le rapport de la commission.
+
+Bientôt le plus profond silence régna dans l'assemblée, et le président
+commença ainsi d'une voix lente, sonore et accentuée:
+
+«Messieurs,
+
+»La commission chargée de l'examen des titres des concurrents qui se
+présentaient comme ayant droit au prix de vertu fondé par feu M. de
+Montyon, après s'être occupée de ces recherches avec religion et
+scrupule, a décidé à l'unanimité que le prix de dix mille francs serait
+accordé cette année au sieur Bernard-Augustin _Atar-Gull_, nègre, né sur
+la côte d'Afrique, âgé de trente ans et quelques mois.
+
+»Le résumé court et rapide de sa vie tout entière, consacrée à son
+maître avec un dévoûment sans bornes, constatera, je l'espère,
+l'impartialité de la commission.
+
+»Victime de la traite des noirs et de l'esclavage, Bernard-Augustin
+Atar-Gull fut transporté il y a environ cinq ans à la Jamaïque, et
+pourtant sa conduite sage, soumise, laborieuse, attira bientôt
+l'attention de son maître qui lui donna toute sa confiance.
+
+»Des malheurs imprévus et cruels vinrent tout-à-coup fondre sur le colon
+Tom Wil, et peu à peu ce malheureux perdit sa femme, sa fille, son
+gendre, son immense fortune, et fut forcé de quitter la Jamaïque, où de
+trop douloureux souvenirs l'eussent mené au tombeau.
+
+»Eh bien! messieurs, au milieu de ces calamités, le colon eut
+l'inestimable bonheur de rencontrer un ami sûr, dévoué, infatigable; ce
+fut cet Atar-Gull, qui trouvait toujours de nouvelles forces dans
+l'excès même de son dévoûment.
+
+»Ah! messieurs, combien d'autres esclaves, à sa place, auraient joui en
+secret des peines qui venaient accabler celui qui les avait achetés,
+enlevés indirectement à leurs affections, à leurs pays.--Non, non,
+messieurs, Atar-Gull n'avait, lui, qu'une idée fixe... l'attachement et
+la reconnaissance qu'il devait à son maître, pour les bontés dont il
+l'avait comblé....
+
+»Et soit dit en passant, messieurs, de tels faits valent des volumes
+pour réfuter la logique de ces froids et cruels sceptiques qui mettent
+encore en doute le développement de l'intelligence des noirs, et qui,
+sous de spécieux et paradoxals prétextes, osent soutenir la nécessité,
+la légitimité de la traite, de cet infâme trafic.
+
+»Mais revenons à Atar-Gull, messieurs.
+
+»Il aurait pu profiter de son acte d'affranchissement sollicité par son
+maître; il ne le fit pas, et suivit le colon en Europe, en Angleterre,
+en France, à Paris, avec la même abnégation, le même dévoûment.
+
+»Mais c'est à Paris surtout qu'il faut suivre tous les développements de
+cet attachement si énergique dans son expression et si profond dans ses
+racines.
+
+»Les modiques ressources du colon étaient épuisées; le nègre passait des
+jours, des nuits à travailler, et de ce modique labeur, il soutenait un
+vieillard infirme, que ses nombreux malheurs avaient amené à un état
+continuel d'irritation et de colère, bien excusable sans doute, mais
+enfin dont le pauvre noir supportait les effets sans se plaindre, sans
+le moindre murmure.
+
+«Que vous dirai-je? messieurs, le malheureux colon, privé de la parole,
+perdit bientôt l'usage de ses facultés, sa raison s'égara; et, sauf
+quelques moments lucides, il vécut encore un an dans un état de démence
+complet.
+
+»Enfin le colon succomba à tant de tourments et de chagrins amers.
+
+»C'est ici, messieurs, qu'il faut voir jusqu'à quel point peuvent aller
+la reconnaissance et l'affection chez de tels hommes.
+
+»À peine le digne et bon médecin, qui prodiguait au mourant les soins
+les plus désintéressés, eut-il annoncé au fidèle serviteur la prochaine
+mort de son maître, que celui-ci, dans un emportement, un délire que
+les motifs feront pardonner et admirer peut-être, s'écria:--Je ne veux
+pas qu'il meure, moi... Je ne tiens à l'existence que par sa vie... et
+s'il meurt, je te tue....
+
+»Et ces paroles, ces regrets énergiques et profonds, empreints de toute
+l'exaltation fougueuse d'un africain, retentiront, j'espère, dans le
+coeur des gens qui, nous le répétons, s'obstinent à regarder les noirs
+comme une classe à part.
+
+»Mais bientôt, messieurs, toute espérance fut détruite, et le ministre
+de Dieu vint apporter ses saintes consolations au malheureux... disons
+plutôt à l'heureux colon; car c'est encore du bonheur, même au milieu
+des plus cruelles infortunes, que de trouver un ami, un frère, un fils
+tel qu'_Atar-Gull_.
+
+»Mais voyez, messieurs, combien une âme noble et élevée, sous quelque
+enveloppe qu'elle soit, a de secrètes affinités avec une religion dont
+la portée est si haute et si puissante: c'est au nom de notre religion à
+nous, de la religion du Christ, que ce noir, abjurant son idolâtrie,
+demande la vie de son maître!!!
+
+»Ah! messieurs, laissez couler mes larmes, elles sont bien douces, je
+vous assure... et n'y a-t-il pas un plus touchant, un plus noble tableau
+que celui-ci... un pauvre nègre, devinant comme par l'instinct d'une âme
+aimante tout ce qu'il y a de consolation et d'espérance dans une
+religion qu'il ignore pourtant, mais dont l'idée confuse vient
+apparaître à son esprit comme ces saintes et mystiques visions qui
+venaient soudain éclairer nos Pères de l'Église.
+
+»Enfin, messieurs, comme pour compléter, pour clore dignement cette vie
+tout entière consacrée au dévoûment pour son semblable, Atar-Gull,
+instruit dans notre religion, s'est fait baptiser, et nous comptons un
+chrétien de plus.
+
+»Ce qui a décidé, messieurs, la commission à attirer sur cet homme
+estimable les regards et la reconnaissance de la société, c'est cette
+grandeur d'âme, cette élévation de caractère qui ont été assez
+puissantes chez Atar-Gull pour faire surmonter toute haine primitive.
+
+»Oui, messieurs, car chez un de nos concitoyens, élevé dans nos moeurs,
+dans nos habitudes, dans nos lois, une pareille conduite serait déjà
+digne des plus grands éloges, digne des plus hautes récompenses.
+
+»À quelle hauteur sera-t-elle donc élevée, cette action, messieurs!
+quand vous songerez que cet homme à demi sauvage, livré à toute
+l'impétuosité de ses passions, sans instruction, sans croyance, sans
+frein, a oublié l'affreuse distance que le fouet et la cruauté des
+colons avaient mise entre lui et un blanc, pour se vouer corps et âme au
+service de ce blanc et lui prouver une affection toute filiale!
+
+»Alors, messieurs, je le crois, vous ne pouvez que ratifier le jugement
+de la commission, et vous écrier avec nous: Si l'âme généreuse de M. de
+Montyon prend encore quelque connaissance de ce qui se fait sur la
+terre, elle doit être heureuse et satisfaite, car nous avons eu le
+bonheur de concilier les deux idées qui l'occupèrent pendant toute sa
+vie, et auxquelles en mourant il a consacré toute sa fortune:
+
+»Faire du bien aux infortunés et exciter à leur en faire tous ceux qui
+en ont la possibilité.
+
+ (_Applaudissements prolongés_.)
+
+»Il nous reste, messieurs, à faire connaître les pièces justificatives
+qui seront déposées au secrétariat de l'Institut.
+
+»--1º Le testament olographe de M. Wil qui, par les clauses les plus
+flatteuses, institue Atar-Gull légataire universel du peu qu'il
+possédait.
+
+»--2º L'acte d'affranchissement du nègre, apostillé longuement par le
+gouverneur de la Jamaïque, qui rend un éclatant hommage aux excellentes
+et nobles qualités d'Atar-Gull, et cite les faits honorables qui lui ont
+mérité cette faveur.
+
+»--3º Un certificat du commandant de la frégate anglaise _le Cambrian_
+qui a ramené en Europe le colon et son fidèle esclave, lequel
+certificat, signé de tout l'état-major, contient les plus grands éloges
+sur l'admirable conduite du nègre pour le colon.
+
+»--4º Une demande signée par les locataires qui habitent la maison où
+était logé feu M. Wil, et appuyée des attestations des principaux
+habitants du quartier qui affirment que la conduite d'Atar-Gull a été
+parfaite et dévouée, et qui s'intéressent tous à ce qu'elle ne reste pas
+sans récompense.
+
+»--5º Des notes particulières remises par le médecin qui a soigné M. Wil
+dans sa dernière maladie, et qui le premier a appelé les regards de
+l'autorité sur ces faits si honorables pour l'espèce humaine.
+
+»--6º Une lettre de M. Duval, prêtre à Saint-Geneviève, qui a suivi
+Atar-Gull dans tous les exercices religieux, et a été édifié de sa
+conduite admirable et de ses regrets sincères et touchants.
+
+»Voici, messieurs, les titres sur lesquels la commission a basé son
+jugement; nous osons croire qu'elle trouvera des approbateurs, et que
+l'imposante et sainte mission qui nous a été confiée aura été
+religieusement et consciencieusement remplie aux yeux de tous.
+
+»D'après ce, le prix de vertu de dix mille francs, fondé par feu M. de
+Montyon, est décerné à Atar-Gull Bernard-Augustin.»
+
+Il est impossible de décrire les transports et l'ivresse que ce long
+rapport excita dans l'assemblée.
+
+C'était comme un nouveau triomphe que la civilisation remportait sur la
+barbarie.
+
+Une quête spontanément faite au profit du bon noir produisit près de
+deux mille francs, qui furent remis au président, et le soir, dans tout
+Paris, on ne parlait que d'Atar-Gull ou le bon nègre.
+
+FIN D'ATAR-GULL.
+
+
+
+
+UN CORSAIRE.
+
+
+...Ayant obtenu de mon amiral un congé de quelques mois, je visitais
+alors en curieux tous les ports de la Manche, qui, dans notre dernière
+guerre avec les Anglais, ont fourni une si grande quantité d'intrépides
+corsaires.
+
+J'étais fort jeune alors, et comme je n'avais jamais vu de _corsaire_,
+j'aurais tout donné au monde pour en voir un, mais un _vrai_, un type,
+le blasphème et la pipe à la bouche, fumant de la poudre à défaut de
+tabac, l'oeil sanglant, et le corps couvert d'un réseau de cicatrices
+profondes à y fourrer le poing.
+
+Comme dans une de mes stations sur la côte, j'exprimais ce naïf désir à
+un ami de ma famille, homme fort aimable et fort spirituel, auquel
+j'étais recommandé, il me dit:--Eh bien! demain je vous ferai dîner avec
+un corsaire.
+
+--Un corsaire!--lui fis-je.
+
+--Un vrai corsaire--reprit-il--un corsaire comme il y en a peu, un
+corsaire qui à lui seul a fait plus de prises que tous ses confrères
+depuis Dunkerque jusqu'à Saint-Malo.
+
+Je ne dormis pas de la nuit, et le jour me parut démesurément long,
+quoique j'eusse essayé de lire _Conrad_, de Byron, pour me préparer à
+cette sainte entrevue.
+
+À cinq heures j'arrivai chez mon ami. C'est stupide à dire, mais j'avais
+presque mis de la recherche dans ma toilette. En entrant je trouvai à
+mon hôte un aspect soucieux qui m'effraya, et je frémis
+involontairement.
+
+--Notre corsaire ne viendra qu'à la fin du dîner--me dit-il--il est en
+conférence avec le capitaine du port.--Hélas! j'attendrai
+donc--répondis-je--en sentant mon coeur se rasséréner.
+
+On se mit à table. J'étais placé à côté de la femme de mon hôte, et, à
+ma droite, j'avais un monsieur de soixante ans, qui paraissait fort
+intime dans la maison, et qu'on appelait familièrement Tom.
+
+Ce monsieur, fort carrément vêtu d'un habit noir qui tranchait
+merveilleusement sur du linge d'une éblouissante blancheur, ce monsieur,
+dis-je, avait une franche et joviale figure, l'oeil vif, la joue pleine
+et luisante, et un air de bonhomie épandue dans toute sa personne qui
+faisait plaisir à voir. Il me fit mille récits sur sa ville, dont il
+paraissait fier, me parla des embellissements projetés, de la rivalité
+de l'école des frères et de l'enseignement mutuel, et finit par
+m'apprendre, avec une sorte d'orgueilleuse modestie, qu'il était membre
+du conseil municipal, capitaine de la garde nationale, et qu'il
+jouissait même d'un certain crédit à _la fabrique_. Je le crus sur
+parole. Ces détails m'eussent prodigieusement intéressé dans toute
+autre circonstance; mais, je dois l'avouer, ils me paraissaient alors
+monotones, dévoré que j'étais du désir de voir _mon_ corsaire. Et _mon_
+corsaire n'arrivait pas. En vain notre hôte, par une charitable
+attention, et dans le but de me distraire, s'était mis à taquiner M. Tom
+sur je ne sais quelle fontaine qui tombait en ruines, quoique lui, Tom,
+fût spécialement chargé de la surveillance de ce quartier. Je ne retirai
+de ce charitable procédé de mon hôte que cette conviction: que M. Tom,
+au nombre de ses autres qualités sociales et municipales, joignait le
+caractère le plus doux, le plus gai et le plus conciliant du monde.
+
+On servit le dessert. Les gens se retirèrent; j'étais désespéré; n'y
+tenant plus, je m'adressai d'un air lamentable à l'amphitryon.--Hélas!
+votre corsaire vous oublie--lui dis-je.--Quel corsaire?--dit M. Tom, qui
+cassait ingénûment des noisettes.--Mais le commissaire de marine que
+j'avais invité--dit mon hôte en riant aux éclats de cette bêtise.
+
+J'étais rouge comme le feu, et pardieu si colère, qu'il fallut la
+présence des deux femmes pour me contenir.
+
+Je ne sais où ma vivacité allait m'emporter, lorsque, pour toute
+réponse, je vis mon hôte sourire en regardant les autres convives, qui
+sourirent aussi. J'en excepte pourtant M. Tom, qui devint rouge
+jusqu'aux oreilles, et baissa la tête d'un air honteux.
+
+Il n'y a que cet honnête bourgeois qui soit indigné de cette scène
+ridicule--pensai-je en vouant un remercîment intime au digne conseiller
+municipal.
+
+--C'est assez plaisanter, monsieur--me dit alors l'hôte d'un air
+sérieusement affectueux;--excusez-moi si j'ai ainsi usé ou abusé de ma
+position de vieillard pour vous mettre à l'abri des impressions
+calculées à l'avance, car, grâce à ces préventions, monsieur, on juge
+mal, je crois, les hommes intéressants. Oui, quand on les rencontre tels
+qu'ils sont, au lieu de les trouver tels qu'on se les était figurés,
+votre poésie s'en prend quelquefois à leur réalité, et, par dépit
+d'avoir mal jugé, vous les appréciez mal, ou vous persistez dans
+l'illusion que vous vous étiez faite à leur égard.
+
+Je regardai mon hôte d'un air étonné. J'avais seize ans, il en avait
+soixante; et puis je trouvai tant de raison et de bienveillante raison
+dans ce peu de mots, que je ne savais trop comment me fâcher.
+
+--Une preuve de cela--ajouta-t-il--c'est que si tout à l'heure je vous
+avais montré notre corsaire, en vous disant: Le Voici, vous eussiez,
+j'en suis sûr, éprouvé une toute autre impression que celle que vous
+avez éprouvée, et pourtant cet intrépide dont je vous ai parlé est ici
+au milieu de nous, il a dîné avec nous.--Je fis un mouvement.--Je vous
+en donne ma parole--dit mon hôte d'un air si sérieux que je le crus.
+
+Alors je promenai mes yeux sur tous ces visages, qui s'épanouirent
+complaisamment à ma vue, mais rien du tout de corsaire ne se révélait.
+
+--Regardez-nous donc bien--me dit M. Tom avec un rire singulier.
+
+Alors mon hôte me dit, en me désignant M. Tom de la main:--J'ai
+l'honneur de vous présenter le capitaine Thomas S...--Le capitaine S...!
+vous Êtes le brave capitaine S...?--m'écriai-je, car le nom,
+l'intrépidité et les miraculeux combats de l'homme m'étaient bien
+connus; et je restai immobile d'admiration et de surprise: mon coeur
+battait vite et fort.
+
+--Et! mon Dieu oui, je suis tout cela... à moi tout seul--me dit le
+corsaire en continuant d'éplucher et de grignoter ses noisettes.--Vous
+êtes le capitaine S...?--dis-je encore à M. Tom en le couvant des yeux,
+et m'attendant presque à voir, depuis cette révolution, le front du
+conseiller municipal se couvrir tout-à-coup de plis menaçants, son oeil
+flamboyer, sa voix tonner....
+
+Mais rien ne flamboya, ne tonna, seulement le corsaire me dit avec la
+plus grande politesse:--Et je me mets à vos ordres, monsieur, pour vous
+faire visiter la rade et le port.
+
+Après quoi il se remit à ses noisettes. Il me parut trop aimer les
+noisettes pour un corsaire.
+
+En vérité, j'étais confondu, car, sans trop poétiser, je m'étais fait
+une toute autre figure de l'homme qui avait vécu de cette vie sanglante
+et hasardeuse. Je ne pouvais concevoir que tant d'émotions puissantes et
+terribles n'eussent pas laissé une ride à ce front lisse et rayonnant,
+un pli à ces joues rieuses et vermeilles.
+
+Mon hôte voyant mon étonnement dit au corsaire:--Oh! maintenant il ne
+vous croira pas, Tom; pour le convaincre, parlez-lui métier, ou mieux,
+racontez-lui votre évasion de _Southampton_.
+
+Ici le capitaine Tom fit la moue.
+
+Sur mon observation mon hôte n'insista pas, et je me mis à causer avec
+le capitaine, serein et placide, de quelques-uns de ses magnifiques
+combats avec lesquels nous avons été bercés, nous autres aspirants.
+
+Cette attention de ma part flatta le capitaine Tom, la conversation
+s'engagea entre nous deux; il me donna même quelques détails sur la
+façon de combattre, mais tout cela d'un air, d'un ton doux et calme qui
+faisait un singulier contraste avec la couleur tragique et sombre du
+sujet de notre conversation.
+
+Entre autres choses, je n'oublierai jamais que, lui demandant de quelle
+manière il abordait l'ennemi, il me répondit tranquillement en jouant
+avec sa fourchette:--Mon Dieu! je l'abordais presque toujours de long en
+long; mais j'avais une habitude que je crois bonne et que je vous
+recommande dans l'occasion, car c'est bien simple--ajouta-t-il à peu
+près du ton d'une ménagère qui hasarde l'éloge d'une excellente recette
+pour faire les confitures;--cette habitude--reprit-il--la voici: au
+moment où j'étais bord à bord de l'ennemi, je lui envoyais tout
+bonnement ma volée complète de mousqueterie et d'artillerie bourrée à
+triple charge. Eh bien, vous n'avez pas d'idée de l'effet que ça
+produisait--ajouta le capitaine en se tournant à demi de mon côté et
+secouant la tête d'un air de conviction.
+
+Je pris la liberté d'assurer au capitaine que je me faisais parfaitement
+une idée de l'effet que devait produire cette excellente habitude qui,
+dans le fait, était bien simple.
+
+--Bah!... Tom fait le crâne comme ça--dit mon hôte d'un air malin--il ne
+vous dit pas qu'il a peur des revenants!
+
+--Oh! des revenants!--dit joyeusement Tom en remplissant son verre
+d'excellent curaçao.
+
+--Des revenants--reprit mon hôte;--enfin l'homme aux _yeux mangés_ ne
+vous visite-t-il jamais, Tom?...
+
+La figure du capitaine prit alors une bizarre expression: il rougit, son
+oeil s'anima pour la première fois, et, posant son verre vide sur la
+table, il me dit en passant la main dans ses cheveux gris et découvrant
+son large front:--Aussi bien il veut me faire raconter mon évasion de
+Southampton; cette diable d'aventure s'y rattache. Écoutez-moi donc,
+jeune homme.
+
+--Ah çà, Tom, songez à ces dames--dit mon hôte, en montrant sa femme et
+une de ses amies.
+
+--Ma foi--dit le capitaine--si la chaleur du récit m'emporte,
+figurez-vous bien, mesdames, qu'au lieu du mot il y a des points.
+
+Je ne sais si ce fut une illusion, ou l'effet du curaçao réagissant sur
+le capitaine, ou le charme sombre et magique que jette sur tout homme ce
+fier nom de corsaire qu'on lui a écrit au front..., toujours est-il que,
+lorsque le capitaine commença son récit, il s'empara de l'attention par
+un geste muet de commandement. Il me sembla un homme extrêmement
+distinct du conseiller municipal.
+
+Le capitaine commença donc en ces termes:
+
+«C'était dans le mois de septembre 1812, autant que je puis m'en
+souvenir. Il ventait un joli frais de nord-ouest, j'avais fait une pas
+trop mauvaise croisière, et je m'en revenais bien tranquillement à
+Calais grand largue avec une prise, un brick de 280 tonneaux, chargé de
+sucre et de bois des îles, lorsque mon second, qui le commandait,
+signale une voile venant à nous. Je regarde; allons bien.... Je vois des
+huniers grands comme une maison: c'était une frégate du premier rang. Le
+damné brick marchait comme une bouée, je donne ordre à mon second de
+forcer de voiles, et je commence à couvrir mon pauvre petit lougre
+d'autant de toile qu'il en pouvait porter; il était ardent comme un
+démon, et ne demandait qu'à aller de l'avant: aussi voilà que nous
+commençons à prendre de l'air... et à filer ferme..., ce qui n'empêcha
+malheureusement pas la frégate d'être dans nos eaux au bout de trois
+quarts d'heure de chasse.
+
+»Pour me prier d'amener, elle m'envoya deux coups de canon qui me
+tuèrent un novice et me blessèrent trois hommes.
+
+»Pour la forme, seulement pour la forme, je lui répondis par ma volée à
+mitraille, qui pinça une demi-douzaine d'Anglais; c'était toujours çà,
+et tout fut dit. Je fus genoppé, mais par exemple traité avec les plus
+grands égards par le commandant anglais qui avait entendu parler de moi;
+car c'était la troisième fois qu'on me faisait prisonnier, mais j'avais
+toujours eu le bonheur de m'échapper des pontons.
+
+»Nous ralliâmes Portsmouth et nous y arrivâmes à peu près à l'heure à
+laquelle je comptais rentrer à Calais. Oui, au lieu d'embrasser ma mère
+et mon frère, de conduire ma prise au bassin et de coucher à terre,
+j'allai droit vers un ponton, et peut-être pour y rester long-temps.
+C'était dur; mais alors j'étais entreprenant; j'étais jeune et
+vigoureux, j'avais une bonne ceinture remplie de guinées, et par dessus
+tout une _rage de France_ qui me rendait bien fort, allez. Aussi quand
+le commandant, devant tout son animal d'état-major, me fit un grand
+discours, pour me dire que désormais j'allais être serré de près..., mis
+dans une chambre à part, surveillé à chaque minute..., que c'était ma
+vie que je jouais en tentant de m'évader..., enfin une bordée de paroles
+superbes, je ne lui répondis, moi, pas autre chose que je m'en...»
+
+--Tom..., Tom...--s'écria fort heureusement mon hôte, car le capitaine,
+dans la chaleur du récit, avait déjà fait entendre certaine consonne
+sifflante qui annonçait un mot des plus goudronnés.
+
+--Mais c'est que c'était vrai, c'est comme je vous le dis, reprit le
+capitaine. Je m'en....
+
+--Tom--s'écria encore mon hôte--ce n'est nullement votre véracité que
+j'interromps; mais songez à ces dames, Tom!
+
+--Ah! tiens, c'est vrai--reprit le capitaine.--Eh! bien, non, je dis au
+commandant: Je m'en _moque_. Je m'évaderai tout de même.--Nous
+verrons--répondit l'Anglais.--Je l'espère bien--lui dis-je. Et on
+m'envoya à _Southampton-Lake_, à bord du ponton _la Couronne_.
+
+«Southampton-Lake est un assez grand lac, situé à environ quinze lieues
+de Portsmouth; ce lac n'a d'autre issue qu'un étroit chenal; ce chenal
+débouche dans un bras de mer qui court du N.-O. au S.-E., et ce bras de
+mer, après avoir formé les rades de Portsmouth, de Spithead et de
+Sainte-Hélène, se jette enfin dans la Manche, après avoir contourné les
+îles Portsea, Haling et Torney.
+
+»Je ne vous donne tous ces détails qu'afin de vous faire voir que ce
+diable de lac était une position inexpugnable, et, à cause de cela même,
+parfaitement choisie pour servir de mouillage à une douzaine de pontons
+qui renfermaient alors quelques milliers de prisonniers de guerre
+français, au nombre desquels j'allais me trouver, et au nombre desquels
+je me trouvai bientôt, comme je vous l'ai dit, à bord de _la Couronne_,
+vaisseau de 80 rasé.
+
+»Ce ponton était commandé par un certain manchot, nommé Rosa, un malin,
+un fin matois s'il en fut, beau, jeune, et brave garçon d'ailleurs, qui
+avait perdu un bras à Trafalgar, et exécrait autant les Français que moi
+les Anglais; c'était de toute justice, je ne pouvais lui en vouloir pour
+cela, il était de son pays et moi du mien.
+
+»Le premier jour que je vins à bord, il me fit voir son ponton dans tous
+ses détails, ses grilles, ses serrures, ses pièges, ses trappes, ses
+verrous, ses barres, les rondes qu'on faisait tous les quarts d'heure,
+les visites, les sondages qui ne laissaient pas une minute de repos aux
+murailles de ce pauvre vieux navire. Puis il finit par m'annoncer qu'en
+outre de ces précautions, j'aurais encore à mes trousses et à mes ordres
+un caporal qui ne me quitterait pas plus que mon ombre, afin, disait-il
+d'un air gouailleur, que, _mes moindres désirs fussent prévenus_.
+
+»Cependant--ajouta-t-il--si vous vouliez me donner votre _parole
+d'honneur_ de ne pas chercher à vous évader, capitaine, je vous
+laisserais libre d'aller à terre tous les jours, et, à bord, votre
+chambre ne serait jamais visitée.
+
+»Vous êtes trop aimable--lui dis-je--mais je ne veux pas vous donner
+cette parole-là; parce que, voyez-vous, le soir et le matin, la nuit et
+le jour, je n'ai qu'une pensée, qu'une idée, qu'une volonté, celle de
+m'évader.--Vous avez bien raison, et j'en ferais autant à votre
+place--me répondit le manchot;--seulement je vous préviens d'une chose,
+c'est que vous me piquez au jeu, et que pour vous retenir _tout moyen_
+me sera bon.--Mais c'est trop juste--lui dis-je--puisque _tout moyen_
+me sera bon pour me sauver.
+
+»Le fait est que pour se sauver c'était bien le diable. Figurez-vous que
+tous les sabords ou ouvertures qui donnaient du jour dans les batteries
+étaient grillés, regrillés et surgrillés de telle sorte, qu'on ne
+pouvait songer à y passer; d'autant plus que ces barreaux étaient
+visités cinq à six fois par jour; et autant de fois, par nuit; en
+admettant même que vous eussiez pu passer par un de ces sabords, il
+régnait au-dessous une espèce de petit parapet qui faisait tout le tour
+du navire, et sur cette galerie se promenaient continuellement des
+sentinelles. Or, dans le cas où vous auriez échappé à ces sentinelles,
+vous n'eussiez pas échappé aux rondes de canots armés qui, la nuit, se
+croisaient dans tous les sens autour des pontons. Enfin, eussiez-vous
+même eu ce bonheur, il vous fallait encore gagner à la nage, les rives
+de ce lac, qui étaient environ éloignées d'une lieue et demie de tous
+les cotés du ponton.
+
+»Ce n'est pas tout, si l'eau de ce lac eût été partout profonde où
+guéable, quoique extrêmement hasardeux, un tel trajet eût été possible;
+mais ce qui le rendait presque impraticable, c'est que pour aller à
+terre il fallait absolument traverser trois bancs d'une vase épaisse,
+molle et gluante, dans laquelle on ne pouvait ni nager, ni marcher....
+
+»Aussi, à vrai dire, ces bancs de vase faisaient-ils, en partie, la
+sûreté des pontons.
+
+»L'espionnage aussi servait assez les Anglais, vu qu'il y a des gredins
+partout, et plutôt sur les pontons qu'ailleurs, car la misère déprave;
+et sur dix évasions manquées, il y en avait toujours neuf qui avortaient
+par la trahison de faux frères.
+
+»Les prisonniers avaient bien essayé de remédier à ces désagréments en
+massacrant, avec des circonstances bizarres, que je tairai d'ailleurs à
+cause de ces dames (ajouta fort galamment le capitaine), en massacrant,
+dis-je, les traîtres qui les vendaient, lorsque les commandants anglais
+ne les retiraient pas assez vite du bord; mais rien n'y faisait, et la
+délation allait son train, parce que les Anglais la payaient bien.
+
+»J'étais donc depuis huit jours à bord de la _Couronne_, lorsqu'un matin
+on apprend qu'un nommé Dubreuil, un matelot de mon pays, assez mauvais
+gueux du reste, s'était évadé pendant la nuit, ayant, à ce qu'il paraît,
+trouvé moyen de se cacher le soir dans une grande chaloupe de ronde. Une
+fois l'embarcation poussée au large, comme le temps était noir, on le
+prit pour un matelot de service; puis, quand il vit le moment favorable,
+il se jeta à l'eau, plongea et disparut sans qu'on ait jamais pu
+parvenir à le rejoindre.
+
+»Vous concevez si cette nouvelle irrita mon désir de m'échapper à mon
+tour: mais je ne trouvais personne de sûr à qui me confier, et je ne
+voulais rien hasarder par les motifs que je vous ai dit, lorsque ma
+bonne étoile amena, comme prisonnier à bord de _la Couronne_, un
+capitaine corsaire de mes amis, gaillard solide, entreprenant..., un
+_homme_ enfin.
+
+»Dès que nous nous fûmes reconnus, nous comprîmes tout de suite, sans
+nous le dire, qu'il fallait surtout laisser ignorer cette rencontre au
+commandant: aussi j'eus toujours l'air d'être plutôt mal que bien avec
+Tilmont. (C'est comme ça qu'il s'appelait.)
+
+»Tilmont avait avec lui un vieux matelot, nommé Jolivet, dont il était
+sûr, car ils naviguaient ensemble depuis vingt ans; nous convînmes de
+nos faits, et huit jours après la fuite de Dubreuil, jour pour jour, les
+choses étaient en bon train.
+
+»Le matin de ce jour-là, le manchot me fit appeler dans sa chambre; il
+était radieux, pimpant et se carrait en se frottant le menton plutôt
+d'un air à se faire casser les reins... que souhaiter le
+bonjour.--Capitaine--me dit-il--vous avez voulu jouer gros jeu contre
+moi, vous avez perdu; c'est malheureux, une autre fois choisissez mieux
+vos confidents.
+
+»Comment cela?--lui dis-je sans me déconcerter.
+
+»Oui--reprit-il en époussetant son collet d'un air dégagé--oui, vous
+deviez vous sauver demain ou après par un trou fait à la muraille de la
+coque du navire, à bas-bord près du _Black Hole_; c'est un nommé Jolivet
+qui faisait le trou. Vous lui aviez donné dix louis pour le faire, il
+m'a demandé quinze guinées pour me le vendre, et je les lui ai données
+bien vite; car, en vérité c'était pour rien.
+
+»Comme bien vous pensez, j'étais exaspéré et j'aurais étranglé Jolivet,
+si je l'avais tenu. Une fuite si bien ménagée!--disais-je au manchot en
+trépignant.--une fuite à son heure! sur le point de réussir...! etc.,
+etc.
+
+»--Je conçois que c'est désolant--me répondit le scélérat d'Anglais;
+mais, pour vous consoler, capitaine, buvons un verre de Madère à votre
+prochaine évasion.
+
+»--Que voulez-vous--lui dis-je--c'est à refaire... heureusement qu'il
+reste de la muraille à percer. Et comme après tout il n'y a pas de quoi
+se tuer pour cela, nous bûmes à la prochaine, et nous allâmes nous
+promener dans la batterie basse.
+
+»J'étais ou plutôt j'avais l'air navré, désespéré, tandis que le manchot
+n'avait jamais été plus gai; il ricanait, il sifflait, il roucoulait en
+chantant faux comme un Anglais qu'il était, enfin il ne pouvait cacher
+sa joie d'avoir fait rater ma fuite, et il était bien certainement dans
+son droit.
+
+»Comme nous nous promenions depuis une demi-heure dans la partie basse,
+lui toujours guilleret, moi toujours triste, un tapage infernal partit
+au-dessus de notre tête, dans la batterie de 18, et interrompit notre
+conversation qui n'était pas vive.
+
+»Qu'est-ce que cela?--demanda le commandant à un aspirant qui
+descendait.
+
+»--Commandant, ce sont les prisonniers qui dansent; il y a bal là-haut
+comme tous les jours.
+
+»Est-ce que ne voilà pas ce gueux de manchot qui s'avisa de
+dire:--Faites cesser, monsieur; cette joie est inconvenante de la part
+des prisonniers, le jour où l'un d'eux a vu son projet de fuite
+avorter... faites cesser aujourd'hui, monsieur.
+
+»Et avant que j'aie pu l'en empêcher, le chien d'aspirant remonte, et ce
+bruit, qui tonnait à nous étourdir, cesse à l'instant.
+
+»Alors, je l'avoue, malgré moi je pâlis comme un mort, car, au moment où
+la danse cessa, un léger bruit, heureusement imperceptible pour tout
+autre que pour moi, se fit entendre derrière la cloison qui formait la
+chambre de Tilmont, chambre sur le plafond de laquelle les danseurs
+paraissaient sauter le plus volontiers. Ce léger bruit, qui ressemblait
+au cri d'une scie, dura à peine une seconde après que la danse n'ébranla
+plus le plancher de la batterie; mais, comme je vous l'ai dit, cette
+seconde suffit pour me faire un damné mal; on m'eût scié le coeur que ça
+n'eût pas été pire.
+
+»Heureusement le manchot prit cette pâleur pour celle de la colère, car
+aussitôt je m'écriai furieux:--Et moi, monsieur, je m'oppose à cela:
+punir ces pauvres gens parce que j'ai été assez sot pour me laisser
+surprendre, ce n'est pas juste. Vous voulez me faire haïr de mes
+compatriotes, c'est une lâcheté, monsieur, entendez-vous, une lâcheté;
+et si vous êtes homme d'honneur, vous leur permettrez de recommencer
+leur danse.
+
+»--Calmez-vous, capitaine, me dit obligeamment le manchot; je vais
+moi-même leur en donner l'autorisation.
+
+»Et la brute, le sot, le triple sot de manchot d'Anglais, y alla
+lui-même... concevez-vous, lui-même...--s'écriait le capitaine en
+bondissant sur sa chaise, et tapant dans ses mains avec une joie
+frénétique et des éclats de rire qui nous stupéfiaient.
+
+»--Je vais vous expliquer pourquoi je ris tant à ce
+souvenir--ajouta-t-il en se calmant--c'est que vous ne savez pas une
+chose.... Ces hommes qui dansaient, c'était moi, qui, depuis huit jours,
+les payais vingt sols par tête pour danser et faire un train d'enfer
+au-dessus de la chambre de ce pauvre Tilmont, sous le prétexte de
+l'embêter, mais dans le fait afin qu'on n'entendît pas le bruit qu'il
+faisait, en me creusant, pendant ce temps-là, un trou dans la muraille
+du navire, qui formait un des côtés de sa cabane.
+
+»C'est que la trahison de _Jolivet_ était convenue entre lui, moi et
+Tilmont, et qu'il n'avait vendu le trou qu'il m'avait fait que pour
+détourner l'attention, et renforcer nos fonds de quinze guinées que le
+manchot lui avait données pour sa trahison. C'est qu'enfin, pendant
+cette nuit même, je devais m'évader, car le trou de Tilmont était à peu
+près fini, et les vents paraissaient devoir souffler vigoureusement du
+N.-O., ce qui nous annonçait une nuit sombre et orageuse.
+
+»Comme je vous l'ai dit, cela se passait huit jours après l'évasion de
+Dubreuil; mon _faux trou_ avait été vendu, la danse avait recommencé, et
+j'avais le désespoir sur le front et la _France dans le coeur_...; car
+Tilmont venait de m'avertir par un signe convenu que le trou était
+tout-à-fait fini.
+
+»J'allais monter sur le pont pour voir encore d'où se faisait la brise,
+lorsque j'entendis le bruit du sifflet du maître, qui appelait tout le
+monde en haut.
+
+»Au même instant, un timonier vint me prévenir que le commandant me
+demande sur la dunette.
+
+»Je n'y comprenais rien, je monte tout de même; mais qu'est-ce que je
+vois? l'état-major anglais en grand uniforme, les troupes sous les
+armes, les prisonniers rangés sur les gaillards, et, comme d'habitude,
+sous le feu de quatre caronades chargées à mitraille.
+
+»Le commandant Rosa avait un air grave et solennel que je ne lui
+connaissais pas. Il se tenait debout: à ses pieds était un hamac posé
+sur le pont et recouvert d'un pavillon noir.
+
+»Le manchot ordonna de battre un ban; et quand les tambours eurent cessé
+de rouler, il dit en français:
+
+»_Il y a huit jours qu'un des prisonniers de ce ponton s'est évadé_.
+ARRIVÉ AUX BANCS DE VASE, _il y est resté engagé. Or, voici ce qui lui
+est arrivé_. Puis, se tournant vers moi: _Capitaine_, me dit-il, _voyez
+donc si par hasard vous ne reconnaîtriez pas ce camarade?_ Et en disant
+ces mots, il écarte d'un coup de pied le pavillon qui couvrait le hamac.
+Alors je vois un cadavre tout nu, très-gonflé et d'une couleur
+verdâtre; mais ce qu'il y avait d'horrible, c'était sa figuré toute
+déchiquetée, et surtout les orbites sanglants de ses yeux qui étaient
+vides; ils avaient été mangés par les corbeaux....
+
+»À voir ce visage en lambeaux, desséché par le soleil, il était clair
+que ce malheureux, enfoui dans une vase épaisse et visqueuse, n'avait pu
+s'en tirer; que plein de force et de vie il y avait attendu la mort
+pendant des jours!! et que peut-être à la fin de son agonie, en voyant
+les oiseaux de proie tourner sur sa tête, il avait pu prévoir ce qui
+l'attendait!...
+
+»Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il m'est impossible de rendre
+l'impression que fit la vue de ce cadavre sur l'équipage et sur
+moi-même. Mon sang ne fit qu'un tour, je l'avoue; car la première pensée
+qui me vint fut que, pendant la nuit, j'allais avoir la même vase à
+traverser, et que le même sort m'attendait peut-être. Mais comme j'ai
+toujours eu assez d'empire sur moi, je me contins; et quand le maudit
+manchot, après avoir regardé tout le monde pour juger de l'effet que ça
+produisait, se retourna de mon côté et me dit de nouveau: _Eh bien!
+capitaine, reconnaissez-vous ce camarade?_
+
+»Je croisai mes mains derrière mon dos, et je lui dis d'un air dégagé
+(qui me coûtait durement à prendre, je vous le jure):
+
+»--Je reconnais parfaitement le _camarade_, monsieur... c'est Dubreuil,
+un matelot de mon pays; mais il n'y a pas grand mal, c'était un mauvais
+gueux qui battait sa mère.
+
+»Mon sang-froid déconcerta le manchot, qui, presque furieux, s'écria en
+poussant du pied une des jambes de ce cadavre à moitié rongées par les
+reptiles:
+
+»--Vous voyez pourtant qu'un banc de vase est une promenade fatigante,
+capitaine, car on y use jusqu'à sa peau.
+
+»--Oui, quand on est assez sot pour ne pas emporter de patins--lui
+dis-je en ricanant malgré moi; car l'imbécile, en me montrant cette
+jambe mutilée, venait de me donner une idée qui était excellente.
+
+»Il la prit pour une plaisanterie, resta court et me dit sérieusement:
+
+»--Vous êtes gai, capitaine?
+
+»--Très-gai, monsieur--répondis-je;--ainsi croyez-moi, jetez cette
+charogne à la mer. Ne jouez plus à _croquemitaine_ avec moi, et
+persuadez-vous bien de ceci: _c'est que le ciel du bon Dieu tomberait
+sur moi, que je gratterais encore pour y faire un trou_. Sur ce...
+bonsoir, monsieur.
+
+»Et je m'en fus, car je n'y tenais plus. Ce cadavre en pourriture me
+révoltait; et puis, devant m'évader la nuit même, j'avais bien d'autres
+chiens à tondre que de faire le vis-à-vis de M. Dubreuil.»
+
+--Et vous avez osé vous évader cette nuit-là, Capitaine?--dit une de ces
+dames, dont la terreur était au comble.
+
+--Oui, madame--reprit le capitaine d'un air grave;--et par l'enfer, ce
+fut bien une mauvaise nuit que celle-là.
+
+Et, probablement au souvenir de tout ce qu'il avait déployé de courage
+et d'énergie dans cette terrible nuit, la figure du capitaine Tom révéla
+une magnifique expression de force indomptable et de résolution
+désespérée. Son regard était fixe et profond, son attitude puissante. Il
+était sublime ainsi. Un moment j'avais entrevu l'homme que je voulais
+voir sous son enveloppe naïve et simple.
+
+Et le capitaine continua son récit.
+
+«Ainsi que je vous l'ai dit, le _trou_ de Tilmont étant terminé, si la
+nuit devenait bonne, je devais tenter l'affaire.
+
+»Or, elle devint bonne, la nuit, et si bonne, que, vers les sept heures
+du soir, il ventait dans notre lac une brise à décorner les boeufs. Le
+ciel se chargeait de grains dans le nord-ouest; il tombait une pluie
+fine et glacée, et le temps tournait à l'orage, que c'était une
+bénédiction.
+
+»À huit heures du soir on battit la retraite. Les matelots gagnèrent
+leurs hamacs, les officiers leurs chambres: dix minutes après, tous les
+feux, hormis les feux de garde, étaient éteints, et l'on n'entendit plus
+que la marche mesurée des fonctionnaires des batteries et des parapets.
+Je me glissai alors à pas de loup dans la chambre de Tilmont. Jolivet
+s'y trouvait. Il faut vous dire que le commandant ayant la conviction
+que Tilmont ne savait pas nager, et par conséquent ne pouvait songer à
+s'évader, cet officier était moins gêné que nous autres.
+
+»Je me rappelle cela comme si j'y étais. Jolivet sortit pour faire le
+guet en dehors; j'entrai. Tilmont était assis sur son lit; devant lui
+était un pliant, sur ce pliant un pot d'étain, et dedans quelque chose
+qui fumait.--Ah çà, ça va-t-il toujours pour cette nuit?--me dit
+Tilmont.--Toujours, mon matelot, toujours, la nuit est superbe.
+
+»Là dessus Tilmont baissa un peu la planche qui cachait le trou, et il
+vint dans la chambre une rafale d'air qui manqua d'éteindre une petite
+lampe que nous avions cachée sous le lit; nous vîmes alors un ciel
+sombre, une nuit noire comme de l'encre, et quelques gouttes de pluie ou
+d'écume, fouettées par la violence du vent, tombèrent même dans la
+chambre.--Alors Tilmont replaça la planche, me regarda entre les yeux,
+et me dit:
+
+»--Mais là, sans rire, sais-tu qu'il ne fait f...... pas beau, Tom?--Je
+le vois, mais je m'_en f_.... (pardon, mesdames).--Mais tu y laisseras
+ta peau.--Encore une fois, je m'en... _moque_. Crever là ou ailleurs,
+c'est tout un.--Mais entends donc ce vent, Tom; vois donc comme il nous
+bourlingue, Tom.
+
+En effet, le damné ponton roulait comme une galiote; c'était une jolie
+tempête. Pour essayer encore de me dégoûter, Tilmont baissa de nouveau
+la planche du trou, et, malgré l'obscurité, nous vîmes alors toute
+l'étendue du lac blanchie par l'écume des lames; des lames d'un lac!...
+vous jugez s'il ventait. Partout le ciel noir et un vent d'enfer.
+J'avoue que c'était une folie de s'exposer à faire deux lieues et demie
+à la nage par un temps pareil; mais je m'étais dit: Je partirai; je
+devais partir. Aussi je tins bon; et comme Tilmont regardait encore à
+son trou:--Quand tu te mettras vingt fois le nez à la fenêtre, lui
+dis-je, ça n'y changera rien; encore un coup, je pars; foi de Tom, je
+pars.
+
+»Tilmont savait bien que dès que j'avais dit _foi de Tom_, c'était fini;
+aussi me répondit-il d'un air très-sérieux, en fermant son trou: _Adieu,
+va_.--Qu'est-ce que cela--lui dis-je en regardant le fond de ce pot
+d'étain fumant, qui ne sentait pas absolument mauvais?
+
+--C'est du sucre, du rhum et du café fondus et bouillis ensemble; il y
+en a une pinte, et tu vas d'abord commencer par me boire ça,
+Tom.--Non--lui dis-je;--que le diable m'étrangle si je fais comme ces
+chiens d'Anglais, qui ne se trouvent hommes que quand ils sont
+soûls....--- Je te dis que tu vas me boire ça, Tom...--Non.--Ah!....--Et
+malgré tout, je bus, parce que quand cet enragé de Tilmont avait quelque
+chose dans sa tête, il fallait que ça fût comme il le voulait; mais
+quoique j'eusse avalé verre par verre sa diable de mécanique, j'avais le
+feu dans le ventre.--Ah ça, maintenant--lui dis-je--et le suif?--Je
+l'ai--me dit-il; car il en avait eu six ou sept livres, comme nous en
+étions convenus.
+
+»Je me mis alors nu comme la main (pardon, mesdames); et nous deux
+Tilmont, nous me frottâmes d'une couche de graisse d'au moins six lignes
+d'épaisseur; ça n'est pas très-propre, mais c'est un procédé bien simple
+que je vous recommande dans l'occasion, car avec ça vous nageriez dans
+l'eau glacée comme dans l'eau tiède, sans seulement vous apercevoir du
+froid.
+
+»Dès que je fus suifé comme une baleinière, Tilmont m'attacha au cou un
+collier de guinées, cousues dans une peau d'anguille; je me mis dans mon
+chapeau ciré une petite carte de la _Manche_, que j'avais prise dans la
+géographie de l'enfant d'un sergent d'armes. J'y mis encore une
+boussole, de l'amadou et un briquet; je passai mon poignard dans le
+cordon de mon chapeau, que j'attachai bien ferme sur ma tête; et je
+bouclai sur mes épaules le petit sac de cuir qui contenait un vêtement
+complet pour m'habiller en sortant de l'eau.
+
+»Comme je finissais d'attacher la dernière courroie de ce sac, je sens
+mon Tilmont y glisser quelque chose; c'étaient vingt guinées, tout ce
+qu'il possédait alors.--Tilmont--lui dis-je--c'est mal; tu abuses de ta
+position.--Allons, allons--me dit-il d'un air extrêmement
+impatienté--voyons, pas de _palabres_.... et tes patins pour les bancs
+de vase, où sont-ils?--Là, derrière mon sac; en faisant la planche, je
+pourrai les prendre et me les mettre aux pieds.--Ah ça, est-ce bien
+tout?--C'est bien tout.--Alors, adieu, Tom; bon voyage.--Adieu,
+Tilmont.--Et il ouvrit le trou en grand. Le vent était si fort qu'il
+éteignit la lampe. J'embrassai Tilmont sans y voir; je lui
+dis:--Remercie bien Jolivet pour moi--et je me glissai par le
+trou.--Bien des choses chez toi--me dit encore Tilmont....
+
+»Et je n'entendis plus rien, car je m'affalais en double le long d'une
+corde que le vent faisait balancer. Là, grâce au suif, je ne m'aperçus
+que j'étais dans l'eau que lorsqu'elle me fouetta la figure.
+
+»En me laissant aller au ressac, je me trouvai près des chaînes du
+gouvernail; et là, craignant, malgré le bruit infernal du vent et
+l'agitation des vagues, d'être entendu ou vu par les factionnaires, je
+plongeai une dizaine de brasses. Quand je revins à flot, j'avais le
+ponton à ma gauche; je le reconnaissais à ses trois feux, qui brillaient
+comme trois étoiles au milieu de la nuit.
+
+»Ce qu'il y avait de bon, c'est que le temps était si mauvais, qu'on
+n'avait pas osé mettre d'embarcations dehors pour faire les rondes de
+nuit. Du côté des hommes; j'étais déjà tranquille; il n'y avait plus que
+l'eau, le vent et la vase qui me chiffonnaient....
+
+»Après ça, vanité à part, je nageais comme un poisson. Ce que m'avait
+fait boire Tilmont me réchauffait au dedans, et le suif m'empêchait de
+sentir le froid au dehors. La position était tenable, mais il faisait un
+bien vilain temps tout de même.
+
+»Quand je fus à deux cents brasses du ponton, je ne vis plus rien du
+tout. Le seul horizon que je pouvais apercevoir tout autour de moi,
+était un horizon de grosses vagues noirâtres qui devenaient blanches à
+mesure qu'elles se brisaient sur ma poitrine. Le ciel était couvert
+d'épais nuages roux qui couraient sous le vent, et la pluie qui tombait
+à verse, me fouettant le visage, m'empêchait de respirer librement, ce
+qui me gênait le plus.
+
+»Je nageai encore courageusement pendant une demi-heure, et puis j'eus
+un moment de faiblesse.... Je réfléchis que j'aurais peut-être mieux
+fait d'attendre: au lendemain; mais après ça je pensai à ma mère, à mon
+frère: alors mes forces revinrent; je me sentis comme enlevé sur l'eau,
+et je ne pus m'empêcher de crier _hourra_. Je fis à ce moment-là,
+certainement, les vingt meilleures brassées que j'aie jamais faites.
+J'étais comme exaspéré. Il me semble qu'alors j'aurais nagé dans du feu.
+
+»Il y avait donc près de trois quarts d'heure que j'étais à l'eau,
+lorsqu'il se fit au nord-ouest une petite éclaircie. Je vis un peu de
+bleu et quelques étoiles entourées de nuages gris. À la faveur de cette
+éclaircie, je distinguai à l'horizon le faîte d'un moulin qui devait me
+servir de direction pour passer les _bancs de vase_. Je m'aperçus alors
+que j'étais plus près de ces bancs que je ne l'avais cru.
+
+»Et ici je ne sais comment vous avouer une chose qui vous paraîtra bien
+bête, mais qui ne me parut pas telle à moi, car elle faillit me tuer....
+C'est qu'à peine j'avais eu pensé à ces _bancs de vase_, que tout-à-coup
+le souvenir de ce Dubreuil, qui avait eu les yeux mangés sur ces mêmes
+bancs, vint s'emparer de moi et ne me quitta plus.
+
+»Et ce souvenir était presque une réalité, car cette diable de figure
+avait fait sur moi une telle impression!... Je me la rappelais si bien,
+qu'il me semblait la voir, et si bien que je la voyais....
+
+»Oui, oui, je la voyais comme je la vois encore quelquefois dans mes
+rêves: ce visage bruni et déchiré, ces lèvres noirâtres et retroussées,
+ces dents blanches, et surtout ces deux trous saignants où il n'y avait
+plus d'yeux. Encore une fois, je voyais tout cela; et dans ce moment, au
+milieu de cette nuit d'orage, voir cela, c'était ennuyeux, croyez-moi.
+
+»J'eus beau me raidir, penser que c'était le rhum que j'avais bu, ouvrir
+les yeux les plus grands que je le pouvais, les fermer, plonger, battre
+l'eau, me toucher les bras et le corps, la figure me poursuivait.
+C'était un cauchemar; j'avais la fièvre, le délire, tout ce que vous
+voudrez, mais je la voyais.
+
+»À ce moment-là, vraiment, j'ai manqué devenir fou; et pour me fuir
+moi-même, ou plutôt la damnée figure qui s'attachait à moi, je plongeai
+avec fureur; mais au bout de deux brasses je me trouvai arrêté par une
+substance épaisse.... Le fond diminua sensiblement.... J'étais dans la
+vase....
+
+»Alors, comme si le diable s'en fût mêlé, le vent redoubla de
+sifflements, la pluie de force; la nuit devint plus épaisse, et il me
+sembla voir et entendre des nuées de corbeaux au milieu desquels je
+voyais toujours les deux yeux vides de ce s... Dubreuil qui me
+regardaient. Ce fut plus fort que moi, je sentis comme une défaillance,
+et pourtant je me raidissais en criant et râlant du fond de la gorge:
+_Ah! mon Dieu!_ On aurait dû m'entendre du ponton, quoiqu'il y eût une
+lieue. À bien dire, ce fut le plus vilain moment de cette nuit là; car
+après ça je revins à moi, et je me raisonnai un peu en tirant la brasse
+pour me sauver de la vase, que je n'avais heureusement qu'effleurée.
+Enfin, me disais-je... Tom, tu n'es pas une femme... Si tu réussis,
+pense que tu vas voir ta mère, ton frère. Tu as échappé à ce gredin de
+manchot. Dubreuil a été rongé dans la vase, c'est vrai; mais Dubreuil
+était un gueux, et tu es un honnête homme, ou, ce qui est plus clair, tu
+as des patins, et il n'en avait pas... Ainsi du coeur au ventre, mordieu,
+et va de l'avant...
+
+»Je m'écoutai, et j'eus raison. Je fis de mon mieux; et, toujours
+nageant et sondant avec mes mains les bords du banc, je trouvai un
+endroit où la vase était assez compacte pour me soutenir un instant. Je
+profitai de cela pour attacher mes patins à mes pieds; et je glissai
+accroupi sur cette boue liquide comme sur des roulettes. Ces patins
+étaient faits de deux planches de sapin très-larges et très-minces, qui,
+par la grande surface qu'ils offraient à la vase, m'empêchaient d'y
+enfoncer. Je traversai ainsi le premier banc; puis je me remis à l'eau
+et à nager pour gagner les autres.
+
+»Une fois que j'eus goûté de mes patins, je vis que ce n'était qu'un jeu
+d'enfant: aussi je traversai le second et le troisième banc sans y
+penser, et je dus arriver au bord du lac environ deux heures et demie
+après mon départ du ponton.
+
+»C'était bien quelque chose, mais ce n'était pas tout: il fallait songer
+à _sa toilette_: j'étais couvert de limon comme une crabe, vu que ce que
+j'avais traversé en dernier était de la vase. À force de chercher, je
+trouvai un ruisseau tout près du moulin; je me débarbouillai, et un
+quart d'heure après j'étais mis fort décemment en bourgeois. Je bus une
+goutte de rhum à une gourde dont ce pauvre Tilmont avait précautionné
+mon sac; et, consultant ma boussole à l'aide de mon briquet, je me
+dirigeai vers l'est, voulant marcher toute la nuit afin de me trouver le
+matin assez loin de Southampton pour ne pas éveiller les soupçons.
+
+»Ce qu'il fallait à tout prix pour moi, c'était gagner la côte, et là,
+de gré ou de force, trouver un canot pour traverser la Manche.
+
+»Je ne vous dirai pas toutes les transes que j'éprouvai, obligé de me
+cacher le jour et de ne marcher que la nuit, payant quelquefois le
+silence à prix d'or, ou l'exigeant un peu brutalement; enfin vous
+jugerez des assommantes marches et contre-marches que je dus faire,
+quand vous saurez que j'avais quitté le ponton depuis neuf jours et que
+je ne me trouvais encore qu'aux environs de Winchelsea, à vingt-cinq ou
+trente lieues de Portsmouth tout au plus.
+
+»Je commençais à me démoraliser: tant qu'il n'y avait eu que des
+obstacles à vaincre, ça allait tout seul, parce que les obstacles.....
+ça monte; mais quand il n'y eut plus qu'à se cacher comme un voleur,
+qu'à prendre garde, qu'à avoir peur d'un schériff ou d'un watchmann, ça
+ne m'allait plus.
+
+»Enfin, un matin, c'était, pardieu, un mercredi matin, j'avais marché
+toute la nuit, et je me trouvais auprès de Falkstone, petit port pêcheur
+sur la côte, à une douzaine de lieues de Douvres; j'étais harassé,
+presque sans argent, abattu, de mauvaise humeur; il faisait chaud et je
+m'étais assis sous deux grands arbres qui ombrageaient un banc situé à
+la porte d'une assez jolie maison, bâtie tout proche des falaises de la
+côte.
+
+»J'étais donc là, mon bâton entre mes jambes, réfléchissant si je
+n'aurais pas plus tôt fait d'engager tout bonnement, le poignard sur la
+gorge, le premier pêcheur que je rencontrerais sur la côte, à me confier
+son canot pour traverser la Manche, au lieu d'être là à me cacher comme
+un malfaiteur, lorsque j'entends chantonner derrière le mur de cette
+maison: c'était une voix de femme. Machinalement, ou par curiosité, je
+monte sur le banc, et j'aperçois dans ce jardin une belle jeune femme
+avec un grand chapeau de paille, des cheveux noirs superbes et une robe
+blanche. Elle arrangeait des fleurs et ne se doutait pas que je fusse
+là; mais, au moment où elle se tourne, qu'est-ce que je vois? un bijou
+de l'Inde, assez précieux, mais surtout fort remarquable, que je
+reconnais tout de suite. Ce bijou, et l'endroit de la côte où je me
+trouvais, me rappelèrent une chose à laquelle je ne pensais ma foi pas:
+aussi d'un bond je suis sur le mur, du mur dans le jardin, et assez
+près de la belle dame pour l'arrêter par le bras au moment où elle se
+sauvait avec une peur horrible. La pauvre femme tremblait de tous ses
+membres, et il y avait de quoi; mais je la rassurai bientôt en lui
+disant, en parfait anglais:--Vous êtes la femme du capitaine Dulow.
+Est-il ici?--Oui, monsieur.--Vous a-t-il parlé du capitaine Tom S., qui
+lui a donné ce bijou--lui dis-je, en lui montrant un petit poisson d'or
+à écailles articulées en pierrerie qu'elle portait à son cou, suspendu à
+une chaîne avec sa montre?--Sans doute, monsieur, c'est au capitaine S.
+que mon mari doit sa liberté--me répondit cette femme en me regardant
+avec ses beaux grands yeux étonnés.--Eh bien! madame, le capitaine
+Thomas S. c'est moi, je suis prisonnier, je me sauve, cachez-moi?--Vous,
+monsieur!... Ah! quel beau jour pour mon William, monsieur....
+Suivez-moi.
+
+»Dulow était à la promenade, il revint bientôt, et me reçut bravement,
+comme j'y comptais; il me tint caché dans sa maison, dont la position
+était assez commode pour cela. Le jour je ne sortais pas, et le soir, à
+la brune, nous allions nous promener sur les falaises avec sa femme et
+sa soeur, excellente personne aussi.
+
+»Quand Dulow me quitta dans les temps, je l'avais trouvé si bon garçon,
+que je l'avais prié d'accepter pour sa femme, dont il me parlait
+toujours, ce bijou que j'avais rapporté de l'Inde, en lui disant:
+
+--Dulow, qu'elle le porte en souvenir d'un ami de son mari. Vous voyez
+que ça s'est bien trouvé, car c'est à ce diable de poisson d'or que j'ai
+reconnu madame Dulow. Quant à ce que j'ai fait pour Dulow, ce n'est pas
+la peine de vous le dire, c'est une misère: dans ce temps-là ç'avait été
+beaucoup pour lui et rien pour moi; mais il s'en souvint: c'était tout
+simple, à sa place j'aurais fait tout de même.
+
+»Par exemple, j'avais beau demander à Dulow les moyens de traverser la
+Manche, il avait toujours de mauvaises raisons à me donner: c'était
+très-difficile de trouver un canot.... Il était impossible d'éviter les
+gardes-côtes.... Les vents étaient contraires... et variables (ce qui
+n'était pas vrai). Enfin, je l'avoue, je commençais à douter de sa bonne
+volonté. C'était dur, à trente lieues de France.
+
+»Il y avait déjà dix jours que j'étais chez lui. Un soir, il dit à sa
+femme et à sa belle-soeur, comme d'habitude:--Mesdames, prenez vos
+chapeaux, et allons nous promener sur les dunes. J'y allai avec eux.
+Nous nous promenâmes assez long-temps sans rien dire; j'étais triste; le
+temps se passait; j'étais inquiet de ma mère; la guerre continuait, et
+je n'y étais pas; et puis enfin il me chagrinait de douter du dévouement
+de Dulow, qui pourtant n'aurait pas dû être ingrat. Le soleil était
+couché et la nuit commençait à se faire noire, lorsqu'en arrivant près
+d'une petite anse, Dulow me dit, en levant le nez en l'air:--Capitaine,
+que dites-vous de ce vent-là (c'était une jolie brise de plein
+nord)?--Pardieu--lui répondis-je--il n'en faudrait pas plus à un pauvre
+prisonnier, qui aurait un canot, pour se trouver, demain matin, couché
+dans la maison de sa mère.--Eh bien! alors--me dit Dulow--capitaine,
+embrassez ces dames et partez.--Je ne compris pas tout de suite: c'était
+trop loin de ma pensée du moment.
+
+»Dulow me prit par la main en haussant les épaules, et me mena derrière
+un morne, où je vis un assez grand canot gréé avec une grande voile, une
+misaine et une trinquette amarré à une roche.--Excusez-moi--me dit alors
+Dulow--si je vous ai fait attendre si long-temps; mais il fallait que
+j'attendisse le tour de service du garde-côte qui croisera cette nuit
+dans ces parages: il m'est dévoué; il sait ce que je vous dois; cette
+nuit vous pourrez passer sans crainte.
+
+»Je reconnus mon Dulow d'autrefois, et je ne m'étonnai de rien;
+j'embrassai ces dames bien fort, lui aussi, et je sautai dans ce canot.
+
+»J'y trouvai des vivres, un compas, des armes, de la poudre, une
+longue-vue de nuit et une mèche. Je fis un dernier signe à ces dames et
+à Dulow, et je démarrai. J'étais libre....
+
+»Je courus grand large; la mer était superbe; un temps de
+petite-maîtresse. La longue-vue de nuit me fut bonne; car, au bout d'un
+heure de marche, je distinguai une corvette, peut-être anglaise, sur
+laquelle j'avais le cap; je virai de bord et fis quelques bordées. Ce
+petit accident me retarda un peu; mais le lendemain matin, au point du
+jour, j'eus le bonheur de voir la terre de France sortir de la brume, et
+de distinguer la jetée de Calais. Il faisait un soleil magnifique, la
+mer était comme un miroir, la brise fraîche et toujours du nord. Dans
+deux heures je devais embrasser ma mère et mon frère.
+
+»Mais ce qu'il y eut de bon, c'est que les pilotes, les marins et les
+flâneurs du port étaient, comme d'habitude, rassemblés sur la jetée, et
+qu'en regardant de ça et de là avec leurs longues-vues, voilà qu'ils
+m'aperçoivent dans mon bateau.--Tiens! un prisonnier qui s'échappe--dit
+l'un.--Bon... si c'était le capitaine S...--dit l'autre.--Ça se
+pourrait--dit un troisième--Et ne voilà-t-il pas qu'un mousse, au lieu
+d'entendre: _si c'était_, entend: _c'est_ le capitaine S.... Il part
+comme un trait, et tombe chez ma mère et mon frère en criant comme un
+sourd:--Voilà le capitaine qui arrive d'Angleterre, tout seul, dans un
+canot!
+
+»Heureusement que c'était vrai, car sans cela vous concevez quel
+horrible coup c'eût été pour ma pauvre mère. Enfin, elle accourt avec
+mon frère sur la jetée d'où l'on m'avait déjà reconnu; je n'étais pas à
+une portée de canon du port.
+
+»Je n'ose pas vous dire comme je fus accueilli. Tous les bateaux
+pêcheurs et pilotes de Calais étaient venus à ma rencontre, et me
+convoyaient: c'étaient des hommes, des femmes, des enfants; c'étaient
+des hourras, une joie, des cris de Vive le capitaine S...! qui me
+faisaient pleurer comme une bête: et puis, au bout de tout ça, sur la
+jetée, je voyais mon frère soutenant ma pauvre vieille mère qui avait
+tout au plus la force d'agiter son mouchoir, tant elle était émue.
+
+»Mais, comme je mettais le pied sur l'échelle pour sortir de mon canot,
+en criant toujours:--Ma mère...! je me sens arrêté au bas de la jetée
+par un pékin en noir et en écharpe, flanqué de deux gendarmes, qui me
+demande mon _passeport_!
+
+»C'était pourtant le commissaire, qui était assez bête pour me demander
+mon passeport! Mon passeport! l'animal! comme si j'arrivais dans sa
+ville par la grande route et en vinaigrette. Demander son passeport au
+capitaine Tom, qui s'échappait pour la troisième fois des pontons
+d'Angleterre! C'était à en devenir commissaire soi-même! Un chien qui
+venait me parler de passeport quand je voyais ma mère à vingt pieds
+au-dessus de moi! Aussi, comme il faisait mine de se mettre en travers
+de l'échelle, je l'envoyai, lui et ses gendarmes, se rafraîchir dans le
+port; d'un saut je fus sur la jetée, et vous jugez si je fus embrassé
+par ma mère et mon frère. Mais ce qu'il y eut de fameux, c'est que ces
+diables de marins étaient furieux, et qu'ils ne voulaient plus laisser
+sortir de l'eau le commissaire et ses deux gendarmes, qui barbottaient
+d'un canot à l'autre en criant comme trois caniches en détresse--ajouta
+le capitaine, qui riait encore de souvenir.--Voilà, messieurs--nous dit
+enfin Tom--de quelle façon je suis revenu cette fois-là d'Angleterre;
+mais il ne se passe vraiment pas de semaine que je ne pense à ce
+misérable Dubreuil, et que je ne voie en rêve sa damnée figure avec ses
+deux trous sans yeux, qui ont manqué me jouer un si bête de tour.»
+
+ * * * * *
+
+Il me serait impossible de dire l'impression que me fit éprouver cette
+narration, de dépeindre l'âpre énergie des gestes du capitaine,
+l'inflexion de sa voix brève ou sonore, qui se modifiait, qui se pliait
+si bien à toutes les exigences de ce récit animé.
+
+Je n'ai rien omis, rien changé: mais quelle différence! que cela
+maintenant me paraît froid, pâle, décoloré, à moi qui l'ai entendu, à
+moi qui l'ai vu!
+
+Et puis, ce qu'il y avait encore de merveilleux, c'était ce mélange
+bizarre de deux hommes: l'un grandiose, énergique, bouillant et
+intrépide, dur comme l'acier, puisant sa force dans la résistance, ayant
+vingt fois bravé la mort, les horreurs du carnage et de la tempête; et
+puis l'homme doux, simple et bon, ayant l'air, pour ainsi dire, d'avoir
+assisté seulement comme spectateur à cette imposante et terrible partie
+de sa vie, et de s'en souvenir comme d'un sombre et magnifique drame
+qu'il aurait vu jouer jadis et qu'il sait par coeur. Ce qui m'avait
+encore frappé dans ce récit, c'était ce dévouement admirable des marins
+les uns pour les autres; ces services où il s'agit à chaque pas de vie
+et de liberté, et qu'ils se rendent avec une insouciance si sublime. Et
+cela sans se dire _merci, frère!_ car ils ne se disent pas merci entre
+eux. Mais, si un jour le plomb vous atteint au milieu d'une grêle de
+mitraille, si les vagues écumantes sont sur le point de vous engloutir,
+vous sentirez une main amie ou reconnaissante vous arracher à son tour à
+une mort certaine. Et puis, quand vous reviendrez à la vie, peut-être
+cette main reconnaissante sera-t-elle glacée; mais c'est comme cela
+qu'elle vous aura dit _merci_, c'est comme cela qu'une autre fois vous
+direz _merci_ à d'autres.
+
+ * * * * *
+
+FIN D'UN CORSAIRE.
+
+
+
+
+LE PARISIEN EN MER.
+
+ PARISIEN, s. m. Sottise la plus grande, la plus injurieuse à un
+ matelot. Désignation, dans les bâtiments, d'un pauvre sujet, et
+ quelquefois d'un mauvais sujet....
+
+ VILLAUMEZ.--_Dict. de marine_, 438.
+
+
+
+
+I.
+
+
+Mathieu Guichard était fils de Jean Guichard, serrurier, dans la rue
+Saint-Benoît.
+
+Mathieu Guichard avait environ dix-sept ans; il était d'une taille
+moyenne, maigre, nerveux et pâle; ses yeux étaient gris, ses cheveux
+châtain clair et soyeux; sa figure annonçait un singulier mélange
+d'astuce et de niaiserie, d'insolence et de vivacité; son teint plombé,
+hâve, avait cette couleur étiolée, maladive, flétrie, particulière aux
+enfants de Paris nés dans une classe pauvre et laborieuse. Voilà pour le
+physique de Mathieu Guichard.
+
+Au moral, si toutefois Mathieu avait un moral, Mathieu était insolent,
+moqueur, taquin, lascif, paresseux et gourmand; sournois et rageur,
+parce que la force physique lui manquait; ni incrédule, ni croyant, ni
+sceptique, mais indifférent en diable en matière de religion, et
+n'invoquant jamais le nom de Dieu que d'une manière si détestable, qu'il
+eût mieux valu ne pas l'invoquer du tout. Mais, en vérité, il ne faut
+pas en vouloir au pauvre enfant; les premiers mots que son père, Jean
+Guichard, ancien canonnier, lui apprit à bégayer, furent des jurons les
+plus épouvantables qu'on puisse imaginer.
+
+Ceci était le délassement, la joie du vieux soldat; le soir, après sa
+journée de fatigue, il trouvait un souverain plaisir à s'asseoir auprès
+de sa forge éteinte, et là, mettant Mathieu sur son rude tablier de
+cuir, il s'amusait comme un bienheureux à entendre des blasphèmes de
+renégat sortir de cette bouche enfantine, et il répondait à sa femme,
+qui osait quelquefois parler de prières, de bonne Vierge et d'Enfant
+Jésus:--Je n'ai été ni baptisé, ni n'ai communié, ni rien du tout; je ne
+t'ai épousée qu'au civil, et je ne veux pas que mon fils soit un calotin
+et un jésuite.
+
+Or, Mathieu ne trompait point les voeux de son excellent père: il ne fut
+pas jésuite, le digne enfant!
+
+À dix ans il donnait des coups de pied à sa mère, insultait les
+vieillards, volait des clous pour les aller vendre, ne faisait rien à
+l'établi, recevait de glorieuses gourmades de monsieur son père, et
+passait des journées dehors.
+
+À douze ans, Mathieu avait, comme on dit, _connu l'amour_, cassé des
+carreaux, battu la garde, et était devenu un des coryphées de
+l'amphithéâtre de l'Ambigu et des Funambules. Le cours de ces énormités
+ne fit que s'augmenter, et le torrent de ces désordres devint tel, qu'il
+menaçait d'engloutir la réputation, l'honneur et les économies de Jean
+Guichard, qui, en manière de digue, avait en vain opposé audit torrent
+une multitude de bâtons d'orme ou de frêne, qui s'étaient brisés en
+éclat sur le dos de Mathieu, sans rien changer à ses habitudes de
+forcené. Mais, heureusement, Jean Guichard se souvint d'une naïve
+tradition populaire assez commune en France, et surtout à Paris, qui
+consiste à regarder la marine comme une espèce de bagne ou d'égoût dans
+lequel on peut jeter toutes les fanges sociales. Ainsi, qu'un fils de
+famille commette quelqu'une de ces ravissantes sottises qu'on ne fait
+malheureusement qu'à l'aurore de la vie, les grands parents
+s'assemblent, et prononcent avec gravité qu'il faut _embarquer_ le don
+Juan, et l'envoyer _aux îles pour manger de la vache enragée_. Si un
+polisson des rues, devenu l'effroi du quartier, ne met plus aucun terme
+à ses débordements, après l'avoir menacé du commissaire, de la prison,
+des galères, on finit cet effrayant _crescendo_ en disant: Il n'y a qu'à
+le faire _mousse_. Ce qui ne laisse pas de prouver qu'il était
+généralement au fait de cette profession. Or, un matin, le père Guichard
+entra dans la mansarde de son fils, qui, par je ne sais quel hasard ou
+quel dérèglement de conduite, se trouvait avoir couché sous le toit
+paternel.
+
+En ouvrant les yeux, Mathieu frémit, lui; car il vit que son père ne
+portait pas de bâton.
+
+--Il va m'étrangler, pensa le misérable.
+
+--Écoute Mathieu--dit tranquillement le père--tu as quinze ans, tu es le
+plus mauvais sujet que je connaisse, les coups n'y font rien, tu
+finiras par la guillotine.
+
+J'ai été soldat, je suis honnête homme, ainsi ça ne peut pas aller comme
+ça: tu vas venir avec moi au Hâvre.
+
+--Quand ça!
+
+--Tout de suite, habille-toi.
+
+Mathieu ne dit mot, s'habilla, jeta un regard en dessous du côté de la
+porte, fit deux pas, et d'un bond fut sur la première marche de
+l'escalier; mais l'auteur de ses jours avait suivi ses mouvements, et
+Mathieu se sentit étreindre dans les larges mains du serrurier.
+
+--Pas si vite, mon garçon--dit ce dernier.--Et il précéda son fils dans
+la boutique, envoya sa femme qui sanglotait chercher un cabriolet, y
+monta avec son fils Mathieu, qui sentit une larme rouler dans ses yeux
+quand il vit sa mère à genoux près de la forge, en pleurant..., mais
+pleurant à fendre l'âme.
+
+--Cocher, aux diligences--dit Jean Guichard.
+
+Du cabriolet, Mathieu passa dans la diligence, accompagné de son père
+qui ne le quittait pas d'une seconde.
+
+Le lendemain l'on était au Hâvre.
+
+Il y a dans chaque port de mer marchand des maîtres de taverne qui
+nourrissent et hébergent à crédit les matelots sans emploi.... Quand ils
+trouvent à naviguer ils paient ce qu'ils doivent à leur hôte, et, s'ils
+s'embarquent, ils reviennent manger chez lui ce qu'ils ont amassé dans
+leur campagne; puis le crédit succède au comptant; et c'est à
+recommencer jusqu'à ce qu'une lame du cap Horn ou un grain blanc des
+tropiques mette un terme à cette alternative de bons et de mauvais
+jours....
+
+C'est donc dans cette taverne que les officiers de la marine marchande
+viennent recruter leurs équipages.
+
+Le conducteur de la diligence, à qui Jean Guichard avait fait part de
+ses projets, l'adressa en conséquence au maître de la taverne du _Câble
+sans bout_, en lui donnant quelques instructions. On enferma
+préalablement Mathieu dans une petite chambre dûment verrouillée, qui ne
+s'ouvrit que le lendemain sur les neuf heures du matin.
+
+--Voilà le _bon sujet_--dit en entrant Jean Guichard à un assez gros
+homme trapu, brun, et fort haut en couleur, en lui montrant son fils.
+
+--Ce n'est que ça--dit le gros homme;--mais ce faïchien-là ne serait pas
+bon pour allumer la pipe de mon mousse, si mon mousse fumait....
+
+--Vous m'avez promis, capitaine.
+
+--J'ai promis, et je tiendrai; la brise est faite: je pars à onze
+heures, il en est neuf; allons, file.... Parisien, t'es bien nommé...
+mais je te débaptiserai, moi, et dans deux jours on t'appellera
+l'Éreinté....
+
+Mathieu Guichard comprit parfaitement ce qui lui était réservé. Il
+chercha avec une merveilleuse rapidité les chances qu'il avait de fuir
+ou de s'opposer aux volontés de son père, et, n'en trouvant aucune, il
+se résigna.
+
+Jean Guichard lui dit:--Allons, Mathieu, corrige-toi, embrasse-moi,
+deviens bon sujet, et tu nous reverras.
+
+--Jamais, répondit Mathieu en se dérobant à un dernier embrassement de
+son père, et se mettant à siffler _Tu n'auras pas ma rose_, en marchant
+sur les talons du capitaine.
+
+--Mais s'il n'allait plus revenir--pensa le
+serrurier.--Bah!--reprit-il--pigeon égaré revient toujours au
+colombier.--Néanmoins Jean Guichard fut long-temps bien triste.
+
+
+
+
+II.
+
+
+_La Charmante-Louise_, brick de 180 tonneaux chargé pour Fernambourg,
+était partie du Hâvre depuis cinq jours, emportant l'unique héritier de
+la famille Guichard.
+
+Car Mathieu avait été dûment embarqué mousse à bord.
+
+Cet être type et prototype de la population parisienne, qu'on a dit, je
+ne sais pourquoi, _si badaude_ et si étonnée, ne s'étonna de rien, parce
+qu'il trouvait des analogies à tout. Quand un matelot lui montra le
+grand mât du brick, en disant:--Ce n'est pas toi, Parisien, qui te
+guinderais là-haut. Mathieu répondit d'un air méprisant:--_Connu!_ J'ai
+vingt fois grimpé à un mât de cocagne tout frotté de savon, et c'est
+bien autre chose que de monter après toutes ces cordes.
+
+Comme on paraissait mettre son agilité en doute, le Parisien monta à la
+pointe du grand mât avec l'agilité d'un écureuil, sans passer par le
+trou au chat, et redescendit par l'étai du grand mât, aussi fier qu'un
+acrobate.
+
+--Qu'est-ce que m'a donc chanté son animal de père?--se demanda le
+capitaine, en voyant l'adresse de Mathieu; mais il n'a pas déjà l'air
+si mauvais, M. son fils...
+
+La brise était fraîche, et la houle assez forte: les matelots
+s'attendaient à voir le _Parisien compter ses chemises_. Point: le
+Parisien n'eut pas la plus légère atteinte du mal de mer; il grignota
+son biscuit, déchira son boeuf avec des dents d'acier, but deux boujarons
+de vin, parce qu'il en vola un à un des matelots de son plat, et fut sur
+l'avant fumer sa pipe.
+
+--Mais le roulis ne te fait donc rien, sauvage?--lui dit un marin...
+fort piqué, car il comptait non-seulement jouir de la vue des
+contorsions du Parisien, mais encore boire son vin pendant qu'il serait
+abattu par le mal de mer.
+
+--_Connu!_...--répondit froidement Mathieu entre deux bouffées de
+tabac--j'ai trop souvent joué au tape-cul des Champs-Élysées, et à la
+balançoire russe, pour que ça me fasse quelque chose....
+
+Et cette réponse fut accompagnée d'énormes tourbillons de fumée, qui
+cachèrent un instant le Parisien à tous les yeux.
+
+Quand la fumée fut dissipée, la figure du capitaine apparut souriante:
+il avait tout entendu, et s'était dit:--Décidément-ce père est un vieux
+imbécile, et son fils vaut mieux que lui. Aussi, s'adressant à Mathieu:
+
+--D'aujourd'hui, mon garçon, tu ne seras plus mousse, mais novice.
+
+--Comme vous voudrez--dit Mathieu avec indifférence.
+
+Le lendemain, le capitaine, qui voyait tout, n'apercevant que les cinq
+matelots de quart sur le pont, descendit dans le faux pont, suspendit sa
+marche en approchant de l'avant, car il entendit un grand bruit de voix:
+c'était encore le Parisien.
+
+--Ce gredin-là a passé novice tout de suite, c'est injuste; il aura la
+cale... la cale...
+
+--Je l'aurai, si vous voulez--dit le Parisien avec d'épouvantables
+blasphèmes--mais je me vengerai; je suis seul, mais c'est égal...,
+n'approchez pas....
+
+--Mais, gueux que tu es--dit un orateur--pourquoi fais-tu le genre de ne
+pas avoir le mal de mer, et de te planquer au haut d'un mât aussi vite
+que nous..., hein?... C'est un fil pour flatter les chefs.
+
+--Oui--dirent les autres en choeur--il le fait exprès.
+
+--Écoutez--dit le Parisien--si l'un de vous, un seul, veut avoir affaire
+à moi, prenons chacun une de ces choses de fer pointues (il montrait des
+épissoirs), et arrangeons-nous comme de jolis garçons.
+
+--Ça va...--dit l'orateur.
+
+--C'est décidément le père qui mériterait d'avoir la cale--pensa le
+capitaine--et le fils est un excellent sujet.
+
+Et, le chef interposant son autorité, la discussion cessa; mais le soir
+le combat eut lieu, et fut à l'avantage du Parisien.
+
+S'étant aussi bien tiré de ces épreuves réitérées, le Parisien ne fut
+plus désormais inquiété à bord, et jouit _de l'estime de ses chefs et
+de l'amitié de ses camarades_.
+
+
+
+
+III.
+
+
+Si le capitaine de Mathieu Guichard avait été doué de quelque faculté
+analytique, il eût certainement trouvé moyen de l'exercer en étudiant le
+caractère de son matelot; mais l'excellent capitaine n'analysait guère,
+n'analysait même pas du tout; il se contentait d'abattre Mathieu ou de
+le _combler de faveurs_, selon que Mathieu avait bien ou mal mérité de
+lui. Sans s'amuser à remonter des effets aux causes, après avoir
+apprécié le résultat, il faisait le compte, comme il disait, et trouvait
+pour total un coup de poing ou un verre de grog.
+
+Or, depuis que Mathieu était embarqué sur la _Charmante-Louise_, il eût
+été difficile de savoir au juste si la balance était en faveur du coup
+de poing ou du verre de grog; et, en effet, ce diable d'homme n'avait ni
+gagné ni perdu, car une âme plongée jeune dans l'air desséchant de Paris
+s'y bronze et garde à jamais son pli.
+
+Aussi Mathieu avait-il apporté et conservé là cette paresse insouciante
+et cette activité nerveuse, instantanée, qui caractérise sa race; cette
+exaltation fiévreuse qui ferait franchir un énorme fossé, mais non cette
+force patiente et continue qui ferait gravir une montagne.
+
+S'agissait-il d'une manoeuvre pénible, par un beau temps, oh! le
+Parisien était mou, fainéant, taciturne; mais le vent sifflait-il dans
+les voiles, le tonnerre grondait-il, on eût dit que l'orage, réagissant
+sur cette organisation si irritable, en centuplait les forces et
+l'énergie: alors le Parisien était au boute-hors des vergues, aux
+empointures; car ce n'était là ni un poids à soulever, ni un aviron à
+manier péniblement, il n'y avait qu'un cordage à couper; à la vérité, il
+y allait de la vie, mais ce _n'était pas fatigant_, et le Parisien était
+là calme, aussi paisible qu'un vieux matelot.
+
+Le beau temps revenu, le Parisien redevenait ce qu'il était, ce qu'il
+est, ce qu'il sera toujours, paresseux, insolent, railleur, parce qu'il
+avait ce pittoresque et vif esprit de nos rues; rusé, parce qu'il était
+faible, quoiqu'il eût pris un singulier ascendant sur l'équipage et sur
+le capitaine lui-même par sa _gouaille_. (Qu'on me pardonne cette
+vulgarité, mais cette expression peut rendre ce sarcasme populaire si
+bouffon, si mordant, si énergique.)
+
+Aussi avait-on beau mettre le damné Parisien aux fers, dans les haubans;
+le rouer de coups, il n'en perdait pas un quolibet, ni une bouchée, ni
+une heure de sommeil.
+
+Le misérable contrefaisait tout le monde. Voulez-vous voir le capitaine?
+Voilà le capitaine avec sa voix rauque, son oeil à demi fermé, son juron
+de prédilection; prêtez au Parisien la houppelande grise et le chapeau
+ciré du capitaine, et vous aurez le portrait frappant.
+
+Voulez-vous voir le maître coq? Voilà le maître coq; c'est lui; c'est sa
+jambe torse, son bégaiement stupide!
+
+Et les chansons à boire! et les romances! et les bribes de scènes de
+comédie, de mélodrames, d'opéra-comique, que le Parisien débitait à
+ravir en imitant le ton, le geste et la voix des acteurs!
+
+Aussi les matelots et le capitaine riaient aux larmes, et n'avaient que
+la force de dire: «S... Parisien, va... t'es bien nommé!!!
+
+C'était à n'y pas tenir: on oubliait la manoeuvre, le timonier gouvernait
+tout de travers, on ne dormait plus à bord: quand le Parisien parlait,
+les hamacs devenaient déserts; et il fallait voir les bonnes et noires
+figures des matelots, accroupis en cercle, l'air attentif, écoutant avec
+une imperturbable gravité les contes et les mensonges du Parisien.
+
+Et puis le Parisien continuait à ne s'étonner de rien. Les matelots
+l'avaient _attendu_ aux colonies; ils comptaient sur l'effet des noirs,
+des palmiers, des cocotiers..., de la canne à sucre, que sais-je?
+Point.... L'éternel _connu!_ vint renverser d'aussi sages prévisions. Le
+Parisien avait vu des nègres à Robinson, des palmiers au jardin des
+Plantes, acheté pour deux sous de canne à sucre sur le Pont-Neuf, et
+creusé un coco pour faire une tasse à sa maîtresse. Que faire avec une
+organisation aussi encyclopédique?.... Se taire et admirer, c'est ce que
+faisait l'équipage.
+
+
+
+
+IV.
+
+
+Ce jour-là était un dimanche; la _Charmante-Louise_, qui se bornait
+ordinairement au voyage des Antilles, après une assez bonne campagne,
+avait été frétée pour Cadix; elle apportait des vins de Bordeaux, et
+devait remporter des vins de Xérès.
+
+Le Parisien, blasé sur les colonies, les négresses et les mulâtresses,
+ne fut pas fâché de _changer un peu_, comme il le dit lui-même, et à
+peine le brick eut-il été amarré, bord à quai, près la porte de Mer, que
+mon damné Mathieu, riche de trente francs, fut à bord d'un seul bond,
+crânement coiffé d'un petit chapeau de paille à forme et à bords
+très-bas, et vêtu d'un pantalon blanc et d'une veste bleue à boutons à
+ancres, le col de la chemise retenu par une colossale graine d'Amérique,
+don d'amour d'une de ces dames du Fort-Royal, Martinique.
+
+Il est impossible de ne pas déclarer que le Parisien était doué d'une
+prodigieuse faculté philologique. Son procédé était simple et le mettait
+à même de résoudre toutes les difficultés, sans exception de langues ou
+d'idiomes.
+
+Voici quelle était sa méthode: avait-il à demander sa route à un
+Anglais, le Parisien, imitant assez bien le ridicule palois que l'on
+prête aux insulaires dans toutes nos farces, disait bravement: «_Jé
+vodrais savoir lé chémin à moi_.» S'adressait-il à un Allemand, l'accent
+suivait une légère modification; à un Italien, à un Américain, la même
+chose. Il est vrai de dire que cette méthode restait quelquefois
+incomplète, que souvent même les étrangers, qui l'eussent peut-être
+compris s'il eût parlé clairement français, devenaient sourds à ce
+bavardage inintelligible.
+
+Alors le Parisien assurait qu'il y avait entêtement, mauvaise éducation
+ou rivalité nationale. Toujours est-il que Mathieu n'avait point éprouvé
+cet embarras, cette timidité qu'un étranger ressent toujours lorsqu'il
+se trouve dans un pays dont il ignore le langage.
+
+Aussi le Parisien marchait-il aussi ferme, aussi droit en passant sous
+la porte de Mer, à Cadix, que s'il eût pâli sept ans sur la grammaire de
+Rodriguez y Berna, ou à Badajoz, à Tolède.
+
+Mathieu se trouva sur la place aux Poissons; le coup-d'oeil lui plut:
+cette multitude animée, ces costumes pittoresques, ces hommes à petits
+chapeaux et à longs manteaux bruns, ces femmes du peuple chaussées de
+satin ou de soie, ces petits pieds, ces jupons courts, ces basquines
+collantes aux hanches, ces fleurs naturelles jetées avec goût dans des
+cheveux noirs et épais; enfin, que dirai-je? l'allure, la marche, le
+_solero_, tout cela excitait fortement l'attention du Parisien, qui
+comparait mentalement ces beautés andalouses aux filles de couleur des
+Antilles..., et ne se pressait pas de terminer ses parallèles, les
+preuves lui manquant.
+
+Comme il passait au bas de l'escalier qui conduit aux remparts, il leva
+les yeux, et vit au milieu de cette _escala_ une femme qui montait fort
+vite les dernières marches; cette ascension rapide permettant au
+Parisien d'entrevoir une jambe faite au tour et un pied andalou, il
+monta l'escalier avec autant de prestesse; et comme il avait plus
+d'assurance que de timidité, il s'approcha familièrement et regarda la
+jeune fille, car c'était une jeune fille, regarda la jolie fille sous le
+nez; et ne sachant pas de quelle manière dénaturer sa langue pour en
+faire un patois espagnol, il se contenta d'un infinitif, et lui dit:
+«_Espagnole, vous être belle femme_.» La jeune fille rougit, se prit à
+sourire, et doubla le pas en abaissant sa mante.
+
+--Où diable aurais-je appris l'espagnol?--se demanda le Parisien,
+certain d'avoir été compris, et suivant à grands pas sa nouvelle
+conquête. Presque en face de la douane, sa conquête descendit, tourna la
+tête, regarda le Parisien, et traversa la petite place de la Torre pour
+entrer dans la rue de Tideo.
+
+Le Parisien, animé, exalté, enthousiasmé, charmé, suivit.... Il allait
+traverser la rue, lorsque des chants d'église se firent entendre, et une
+longue file de pénitents blancs déboucha d'une rue voisine.
+
+À la tête du cortège étaient de longues lanternes, puis des bannières,
+puis des reliques, puis des châsses, puis des fleurs, puis le
+Saint-Sacrement, puis le gouverneur.
+
+C'était enfin une procession solennelle à l'effet de demander au ciel
+quelque peu d'eau; car la sécheresse était effrayante en l'an de grâce
+1829.
+
+Le Parisien, au lieu de se joindre à la multitude, fit un affreux
+blasphème; car la procession lui barrait le passage, et il tremblait de
+perdre de vue son Andalouse à l'oeil si noir.
+
+La populace se découvrit au premier cri de la crécelle d'un moine blanc
+qui ouvrait la marche.
+
+Le Parisien garda son chapeau, se dressa sur la pointe des pieds, tendit
+le cou, mit sa main en abat-jour, et ne vit rien, ni mante noire, ni
+oeillet bleu et blanc placé sur le côté d'une grosse touffe de cheveux
+d'ébène. Vint un autre moine, mais gris, portant une lanterne sur les
+vitraux de laquelle étaient peintes des figures d'hommes au milieu des
+flammes. Il la montrait d'une main, et de l'autre agitait une tirelire
+pour les _âmes du purgatoire_.
+
+Les assistants s'agenouillèrent; quelques-uns donnèrent, mais beaucoup
+chuchotèrent en se montrant le Parisien qui s'appuyait sur le dos de
+l'homme à la lanterne pour tâcher de se hausser, et voir s'il
+n'apercevrait pas son Andalouse.
+
+À ce moment une magnifique châsse d'or étincelante de pierreries, et
+renfermant le bras de saint Serono, excita l'attention et le
+recueillement général. Il n'y eut que le Parisien qui, resté debout,
+interrompit le silence religieux de cette foule par un de ces cris
+particuliers à la populace parisienne, et que l'on entend quelquefois
+glapir aux théâtres des boulevards.
+
+C'est que le Parisien avait cru distinguer la mante et l'oeillet blanc et
+bleu, et il appelait à sa façon. Ce cri sauvage, guttural, inusité,
+sacrilège, fit redresser toutes les têtes à la fois; alors on s'aperçut
+que le Parisien était resté debout, couvert, devant le bras de saint
+Serono, et ce fut une rumeur d'indignation, rumeur d'abord sourde, mais
+qui devint bientôt effrayante quand le peuple vit le Parisien prendre un
+air d'impudence et d'audace.
+
+Le Saint-Sacrement avançait, et déjà l'on voyait les crépines d'or
+reluire au soleil, le panache ondoyait, l'encens parfumait l'air, la
+musique retentissait au loin, et les voix sonores des moines de la
+Merced accentuaient vigoureusement cette belle poésie biblique. Le temps
+pressait; le Parisien exalté tenait bon, enfonçait son chapeau sur sa
+tête, y appuyait ses deux mains, et jurait avec d'effroyables blasphèmes
+qu'on n'avait pas le droit de le faire agenouiller. Le Saint-Sacrement
+était tout proche; comme une lutte s'engageait entre le Parisien et un
+Andalou d'une énorme stature, le Parisien fait un bond en arrière, va
+tomber aux pieds de l'archevêque, et le heurte violemment. Alors on crie
+au sacrilège, à l'impiété, au Français; le tumulte devient affreux, et,
+malgré l'intervention du prêtre, la mêlée prend un caractère de rage:
+les couteaux luisent, et... c'en est fait du Parisien.
+
+FIN DU PARISIEN EN MER.
+
+
+
+
+VOYAGES
+
+ET
+
+AVENTURES SUR MER
+
+DE NARCISSE GELIN,
+
+PARISIEN.
+
+
+
+
+AVENTURES DE NARCISSE GELIN.
+
+
+
+
+CHAPITRE I.
+
+Comment Narcisse Gelin eut l'idée de voir la mer, en regardant
+un moulin à vent.
+
+
+Narcisse Gelin était un bon jeune homme, bien doux et bien honnête; son
+père, Bernard Gelin, qui tenait un magasin de merceries, rue du Cadran,
+lui fit donner une éducation libérale.
+
+Aussi à dix-neuf ans trois mois et un jour, Narcisse Gelin, ayant
+terminé sa philosophie, aurait pu, s'il eut voulu, raisonner fort
+proprement sur l'âme et les idées innées; mais Narcisse préféra ne pas
+raisonner du tout.
+
+Doué d'une imagination ardente, vagabonde, puissante et désordonnée,
+sentant bouillonner en lui l'âme d'un poète, il dit à son père Bernard
+Gelin:--Je serai poète... je suis poète.--Sois donc poète--dit Bernard,
+qui exécrait ses voisins et adorait son fils.--D'autant
+plus--ajouta-t-il--que ça vexera Jamot, l'épicier, dont le fils n'est
+qu'un homme de lettres.
+
+Et voilà comment Narcisse fut poète.
+
+Du jour où Narcisse fut poète, il allait en coucou chercher la poésie
+aux Batignolles, à Vincennes et aux Prés-St-Gervais. Il se pâmait devant
+les arbres poudreux des grandes routes, s'extasiait devant les moulins à
+vent, _dont la meule insouciante broie également le froment du riche et
+du pauvre, et dont les ailes agitées par le vent ressemblent aux voiles
+d'un navire_....
+
+À cette pensée de navire, Narcisse Gelin, qui n'avait jamais vu de
+navire, tressaillit. Tout-à-coup une pensée soudaine l'illumina. La
+véritable poésie n'est pas, décidément, sur terre--se dit-il--elle est
+sur mer: là, une vie rude et énergique; là, des tempêtes; là, des
+combats; là, des hommes forts; là, des hommes âpres; là, des hommes à
+part....--Je verrai la mer, j'irai sur mer.
+
+Et, retournant à la boutique paternelle, il tourmenta, obséda, taquina,
+tortura tant et si bien Bernard Gelin, que le bonhomme fit une petite
+pacotille d'objets qui devaient parfaitement se vendre aux colonies.--Il
+ajouta cinquante louis, quelques larmes et sa bénédiction, embrassa
+Narcisse et le conduisit à la diligence de Brest.
+
+Or, il avait choisi Brest comme lieu d'embarquement, parce qu'un cousin
+de sa mère était écrivain du port.
+
+Narcisse, arrivant à Brest, fut droit chez le cousin, lui exposa ses
+désirs, sa volonté de poète et lui demanda ses conseils.
+
+Le cousin était justement l'intime du capitaine de la _Cauchoise_, jolie
+goëlette en chargement pour la Martinique.
+
+Le coussin arrêta le passage de Narcisse Gelin sur la _Cauchoise_.
+Narcisse eût voulu un nom peut-être plus poétique, plus sonore. La
+_Cauchoise_ lui paraissait assez vulgaire; pourtant il se décida, le
+choix étant très-borné dans ce port militaire. Mais en vérité, il eût
+bien donné dix louis de plus pour que la goëlette se fût nommée
+l'_Ondine_ ou la _Phebé_. Il fallut donc se résigner, d'ailleurs il
+comptait se dédommager sur le nom du capitaine, car le capitaine devait
+s'appeler au moins d'_Artimon_ ou _Stribord_.--Point, le capitaine
+s'appelait Hochard!!!--Malgré son bon naturel, ce fut un tort que
+Narcisse ne lui pardonna jamais.
+
+On attendait un vent favorable pour sortir du goulet, et ce fut un beau
+jour pour Narcisse, que le jour où son cousin lui dit:--Il faut pourtant
+faire connaissance avec votre navire, allons à bord.
+
+Ils s'embarquèrent à _Recouvrance_ dans un bateau de passage, et se
+dirigèrent vers la _Cauchoise_, mouillée en grande rade, pour faciliter
+son appareillage.--La houle était forte; le canot, petit et conduit par
+un _Plougastel_, roulait d'une affreuse manière.--Narcisse comptait sur
+un accident, une émotion forte. Il n'eut que mal au coeur.
+
+On accosta la goëlette.--Narcisse faillit tomber deux fois à l'eau, mais
+avec l'aide du cousin, il se guinda sur le pont.
+
+En le parcourant, d'un air effaré, il cherchait des visages rudes,
+marqués, bronzés, des têtes de forban.--Il vit trois Bas-Normands
+blonds, frais et roses qui buvaient du cidre sur l'avant et jouaient à
+la drogue.
+
+Deux autres marins lavaient et étendaient du linge sur l'avant du
+navire.
+
+--Il ne leur manque plus que de repasser pour être de parfaites
+blanchisseuses--pensa Narcisse avec une cruelle répugnance. Narcisse fut
+introduit chez le capitaine _Hochard_; le capitaine n'était pas seul, il
+fit signe aux nouveau-venus de s'asseoir et continua la conversation
+qu'il avait commencée avec un homme d'un embonpoint extraordinaire, qui
+se tenait debout devant lui.
+
+Narcisse put à son aise examiner le lieu où il se trouvait: c'était une
+petite chambre boisée comme à terre, un canapé comme à terre; des
+chaises, une table, un plafond, une fenêtre, des gravures encadrées,
+tout cela comme à terre.
+
+Narcisse soupira, et avant d'abaisser ses regards sur le capitaine, il
+se figura, par la pensée, l'homme qui devait commander à la tempête,
+braver les éléments en furie.
+
+--Il devait avoir six pieds, un crâne de granit et des yeux
+flamboyants.--Il regarda et vit M. Hochard: c'était un homme de quarante
+ans à peu près, d'une taille moyenne, maigre, d'une physionomie
+insignifiante, fort poli; des manières communes, mais prévenantes; de
+plus, il portait une perruque blonde, des boucles d'oreilles, une
+redingote marron, un gilet noir, un pantalon bleu, des bas blancs et des
+souliers à boucles. Il est impossible de se rendre compte de l'affreux
+serrement de coeur qu'éprouva Narcisse quand il eut complété cet ignoble
+et prosaïque signalement.
+
+De ce moment, il se proposa de demander au cousin s'il n'y aurait pas
+moyen de débarquer en accordant une indemnité au capitaine.
+
+Pour se distraire il se prit à examiner l'interlocuteur de M. Hochard.
+
+On l'a dit, l'interlocuteur était fort gros, d'une haute taille, chauve
+et très-coloré; deux petits yeux gris toujours en mouvement donnaient
+une rare expression de vivacité à sa bonne et joviale figure; son
+costume était celui d'un homme du peuple: une veste et un
+pantalon.--Allons, allons, monsieur le capitaine--disait le gros
+homme--soyez raisonnable, ne rançonnez pas un pauvre diable comme moi;
+en vérité 600 francs pour moi et mes caisses..., c'est aussi par trop
+cher....--Comme vous voudrez--répondit le capitaine--mais je n'ai qu'un
+prix, et je ne fais pas marchander mes chalands....
+
+--Ses chalands!....--Narcisse n'y tenait plus, il se croyait assis près
+du comptoir paternel de la rue du Cadran.
+
+Mais enfin--disait le gros homme--que fait un homme de plus ou de moins
+sur un équipage comme le vôtre... monsieur le capitaine?
+
+--Cela fait un dixième, voilà tout.
+
+--Eh bien!... dix au lieu de neuf, puisque je ne demande qu'à manger
+avec vos matelots, monsieur le capitaine.
+
+--Je n'ai pas deux prix, je vous l'ai déjà dit--répondit
+imperturbablement le froid M. Hochard.--Je ne surfais jamais.
+
+Ces débats faisaient bouillir l'âme de poète de Narcisse.
+
+--Allons donc puisqu'il faut en passer par là--dit le gros homme avec un
+profond soupir;--mais une dernière condition, monsieur le capitaine; mes
+caisses ont besoin d'air, je ne voudrais pas qu'elles fussent descendues
+dans la calle au moins. Tous savez ce qu'elles contiennent, et
+l'humidité les pourrait gâter.
+
+--On les placera dans le faux-pont.
+
+--Et je pourrai les visiter quand il me plaira, monsieur le capitaine?
+
+--Quand il vous plaira....
+
+--Voilà votre argent, c'est chose faite, monsieur le capitaine--dit le
+gros homme en tirant un sac de sa poche. Il paya en or, salua et sortit
+en trébuchant.
+
+--En voilà un qui n'a pas le pied marin--dit le cousin.
+
+--C'est un pauvre diable; il va faire voir des figures de cire aux
+Antilles--dit le capitaine....
+
+--Mais, mon cher, sa pacotille fondra au soleil--riposta ingénieusement
+le cousin.
+
+--Ma foi, ça le regarde.--Puis saluant Narcisse, M. Hochard continua
+avec sa voix monotone:
+
+--Mais nous ne fondrons pas, nous autres, je l'espère bien; aussi je
+suis enchanté, monsieur, de faire votre connaissance, j'ose croire que
+nous nous entendrons bien; vous serez ici comme chez vous, comme à
+terre, mon Dieu... pas la moindre différence. Je vous le répète... comme
+à terre.
+
+Ici une grimace significative de Narcisse Gelin.
+
+--Nous sommes au mois de juillet, nous appareillerons avec une brise
+faite, nous gagnons les Açores, les vents alizés, et nous arrivons à la
+Martinique... comme sur des roulettes.
+
+Narcisse était désespéré....
+
+Pourtant, capitaine--dit-il--on n'a jamais vu de traversée sans
+tempête.... Sans....
+
+--Bon Dieu! que dites-vous là, mon cher monsieur? Je suis à ma vingt et
+unième année de navigation, et excepté quelques petits coups de vent
+par-ci par-là, j'ai toujours été favorisé de temps superbes... de temps
+magnifiques.
+
+Que le diable t'étrangle, toi et tes temps superbes--pensa Narcisse,
+malgré le peu de logique de ce souhait.
+
+--Si nous partions au mois de février ou mars, je ne dis pas, nous
+aurions bien à craindre quelque petite queue d'équinoxe, mais au mois de
+juillet!...--ajouta-t-il avec air de joyeuse et intime conviction,--ah!
+mon Dieu... au mois de juillet... vous ne vous apercevez seulement pas
+que vous avez quitté la terre.
+
+--Comme c'est agréable--pensa Narcisse. Aussi, prenant son parti
+violemment:--Ne pourrai-je pas débarquer de votre bord,
+monsieur?--demanda-t-il au capitaine.
+
+--Dieu du ciel! et pourquoi? Où trouverez-vous un meilleur navire,
+monsieur? Et quel équipage! Des Bas-Normands doux et rangés comme des
+filles! ça se mène avec un fil; jamais un mot plus haut que l'autre,
+c'est sage et tranquille, jamais ça ne jure.... Voyez-vous, pour la
+morale ou non, j'ai mes principes là-dessus, et je m'en suis bien
+trouvé; aussi est-ce moi qui ai toujours à passer les religieuses que le
+gouvernement envoie aux colonies, et je vous assure que les saintes
+filles n'ont jamais eu à rougir d'un mot inconvenant....
+
+--Allons... il ne manquait plus que cela--dit impétueusement Narcisse.
+
+--Sans doute, monsieur, je vous le répète, pour les égards, la sûreté,
+la tranquillité et les bonnes moeurs, vous ne trouverez jamais mieux que
+_la Cauchoise_. Aussi croyez-moi, restez-y.
+
+D'ailleurs, votre passage est arrêté, payé d'avance, signé: il me serait
+impossible de vous rendre un sou de ce que vous m'avez donné.--C'est la
+loi maritime. Si vous voulez voir les ordonnances....
+
+--Non, monsieur, c'est inutile--dit Narcisse atterré, foudroyé.
+
+--Le mal est fait, je le subirai, mais c'est une leçon dont je
+profiterai....--Et comme le capitaine Hochard allait recommencer ses
+litanies sur la sûreté, les égards et la politesse..., Narcisse remonta
+courroucé sur le pont, descendit furieux dans son canot et ne reparut à
+bord de _la Cauchoise_ que le jour de l'appareillage. Ce jour-là, il
+avait rencontré sur le port l'homme aux figures de cire qui lui avait
+proposé de prendre une chaloupe à eux deux pour porter leurs bagages.
+
+Narcisse y consentit, serra le cousin dans ses bras et lui dit, les
+larmes aux yeux:--Vous le voyez, cousin, vous le voyez... un temps
+magnifique, un petit vent de nord-est, une mer superbe.... Comme c'est
+amusant!.... Embarquez-vous donc après cela..., cherchez donc des
+émotions, des moeurs tranchées! oh! si c'était à refaire!...
+
+L'homme aux figures de cire interrompit ses lamentations en faisant
+observer que la goëlette avait déjà fait deux fois le signal de venir à
+bord.
+
+Narcisse se précipita dans la chaloupe en maugréant.
+
+--Vous n'avez jamais navigué, monsieur--lui demanda le gros homme.
+
+--Non; et vous?
+
+--Moi, mon Dieu, non, pas plus que vous, mon bon monsieur; je m'en vais
+aux _îles_ pour montrer ces figures-là... et tâcher de gagner mon pauvre
+pain.
+
+--Que représentent vos figures--demanda machinalement Narcisse.
+
+--Cette caisse-là...--répondit le gros homme, en montrant une des deux
+boîtes (elles avaient chacune à peu près six pieds de long sur quatre de
+large et d'épaisseur); celle-là représente la passion de notre Seigneur.
+Mon bon monsieur, en celle-ci le grand Napoléon, un Albinos aux yeux
+rouges, et sa sainteté le Pape, mon bon monsieur.
+
+--Ça m'est bien égal, pourquoi me dites-vous cela--répondit Narcisse,
+enchanté de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un.
+
+--Je vous dis cela--dit le gros homme avec soumission--parce que vous me
+le demandez, mon bon monsieur.
+
+--Laissez moi tranquille, je ne vous parle pas, entendez-vous,
+intrigant--hurla Narcisse qui rugissait en voyant les rayons d'un beau
+soleil de juillet étinceler sur les vagues.
+
+On accosta la goëlette.... Le gros homme lit monter ses caisses à bord
+avec des précautions inouïes, et surveilla lui-même leur emménagement.
+Du reste, il amusa beaucoup les matelots bas-normands par la maladresse
+avec laquelle il descendait les échelles des panneaux, et les bonnes
+gens riaient aux larmes en lui nommant les mâts et les manoeuvres dont il
+écorchait les noms de la façon du monde la plus grotesque.
+
+Le soir, à cinq heures un quart, _la Cauchoise_ donna dans la panne,
+sortit du goulet, et suivit le cap à l'ouest-sud-ouest, par un joli
+frais du nord-est.
+
+Narcisse resta sur le pont jusqu'au coucher du soleil, et au moment où
+cet admirable spectacle _rallumait en lui le flambeau de la poésie_,
+comme il allait savourer cet imposant tableau, qu'il regardait comme une
+compensation bien due à ses éternelles déceptions, il fut pris du mal de
+mer, et deux matelots le descendirent dans sa couchette.
+
+L'homme aux figures de cire resta sur le pont jusqu'au soir et continua
+d'amuser les quatre marins de quart par son ignorance nautique.
+
+Seulement, au moment de descendre dans le faux pont passant près du
+taquet, qui retenait l'écoute de grande voile, il s'aperçut que cette
+manoeuvre n'était pas assez serrée, et regardant bien si personne ne
+l'observait, il raidit ce cordage, en le tournant en croix autour du
+taquet avec l'habileté d'un marin consommé; puis il alla voir ses
+caisses.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+Des choses surprenantes que vit Narcisse Gelin dans l'entrepont
+de la goëlette.
+
+
+Narcisse Gelin ne dormait pas, Narcisse Gelin invoquait--je ne dirai pas
+Dieu, car Narcisse avait reçu une éducation libérale, et le beau de
+l'éducation libérale est de ne pas croire en Dieu;--mais Narcisse
+invoquait Apollon et les muses. Le bon jeune homme croyait aux muses....
+Muses--disait-il--envoyez-moi, s'il vous plaît, un événement, une
+tempête, un naufrage, quoi que ce soit... mais de la poésie, pour Dieu
+de la poésie! J'ai quitté la boutique paternelle, mon foyer domestique,
+Paris, mon département, mon pays! la France! ma belle France, et vous
+comprenez bien, muses, que ce n'est pas pour vivre avec des commerçants,
+entendre parler commerce et marchés, poivre et sucre... que l'on
+s'abandonne aux caprices des flots, au souffle dévorant de la
+tempête.... Ainsi de la poésie... ô muses!... quelque chose de tranché,
+de heurté, de bizarre, de terrible, s'il vous plaît.--Je ne sais si les
+muses l'entendirent; mais il se passa tout-à-coup quelque chose de fort
+singulier dans l'entrepont de la goëlette.
+
+Le _Cadre_ (ou lit) de Narcisse était suspendu à l'arrière de cet
+entrepont au milieu d'un petit entourage en toile qu'on lui avait
+galamment installé; mais cette toile ne joignant pas juste au plafond,
+un espace restait vide, et à travers cette lucarne improvisée Narcisse
+put jeter un coup d'oeil investigateur dans le faux pont.
+
+Cet entrepont était faiblement éclairé par la lueur d'un fanal placé
+près de l'archipompe, et cette lueur donnait en plein sur les deux
+caisses de l'élève de Curtius, posées droites et appuyées sur la
+muraille du navire.
+
+Tout-à-coup Narcisse aperçut une masse qui lui parut d'abord informe,
+mais qui se dessina bientôt. Dans cette masse, il reconnut le gros
+homme, l'homme aux figures de cire.--Le vil industriel vient voir ses
+caisses--pensa Narcisse.--Va! butor à l'âme vénale, pense à ton
+commerce, penses-y, au lieu de rester sur le pont, puisque tu es assez
+heureux, assez robuste pour ne pas éprouver le mal de mer, au lieu de te
+laisser aller au doux _far niente_ de tes rêveries, à voir trembler dans
+la mer les étoiles du ciel, à entendre....--Mais Narcisse interrompit
+tout-à-coup sa période, ouvrit des yeux énormes, suspendit sa
+respiration. Il crut rêver.--L'homme aux figures de cire s'était
+approché de ses caisses, et, après un moment d'incertitude, il avait
+poussé un ressort.--Le couvercle de la première caisse s'abaissait, et à
+la lueur incertaine du fanal, Narcisse aperçut dans le fond trois
+figures: quelles figures! et ce n'était ni un Albinos, ni le grand
+Napoléon, ni sa sainteté le Pape.
+
+--C'est sans doute la caisse à la passion--pensa Narcisse;--mais je ne
+vois pas le Christ.
+
+En effet, il n'y avait pas de Christ non plus.
+
+--Après tout--pensa encore le fils du mercier--il ne les a pas habillés
+pour la route de peur d'abimer leurs costumes.
+
+Mais voici que la scène change.
+
+À un mot que dit le gros homme, les trois figures quittent le fond de la
+boîte, en sortent, et s'avancent empesées, droites et raides.
+
+--Cet homme-là est un sorcier ou un furieux mécanicien--se dit Narcisse
+en sentant le froid lui gagner les reins.
+
+Mais voici que les trois figures étendent les bras, se détirent, se
+secouent, et rajustent les haillons dont elles sont couvertes.
+
+--Pour le coup, ceci devient trop poétique: c'est forcé; _ce n'est pas
+nature_--pensa Narcisse en retombant glacé sur son oreiller.
+
+Mais il voulut voir, jusqu'à la fin, le dénouement de cette scène. Son
+âme de poète se tendit, fit effort, et Narcisse Gelin se redressa et
+continua de regarder. Quand il se remit à sa lucarne, le gros homme
+avait sans doute ouvert aussi la boîte _à la passion_, car, au lieu de
+trois, ils étaient six, sans compter l'industriel, six armés jusqu'aux
+dents,--et la lumière du fanal luisait, étincelait sur les lames de
+longs poignards, dont ils assuraient la garde dans leurs larges mains.
+
+--Sommes nous parés?--dit le gros homme à voix basse.
+
+--Oui....
+
+--Adieu!--Va! fit le Curtius.--Et lestes et adroits comme des chats
+sauvages, ils se hissèrent par les deux panneaux entr'ouverts.
+
+Narcisse Gelin n'eut pas la force de pousser un cri; la sueur ruisselait
+de son front: il commençait à comprendre que ce pouvait bien être des
+pirates.
+
+Et ce doute se changea en conviction, lorsque, après quelques cris
+étouffés, quelques trépignements sur le pont, il y eut un moment de
+silence à bord de _la Cauchoise_, et puis qu'un immense et retentissant
+_hourra_ ébranla la goëlette jusque dans sa membrure.
+
+Tout-à-fait fixé sur la moralité du gros homme, Narcisse le considéra
+dès lors comme un chef de pirates, et l'Albinos, le grand Napoléon, sa
+sainteté le Pape, Jésus-Christ et les acteurs de la passion, comme des
+scélérats de sa troupe qui pouvaient avoir jeté à l'eau le capitaine
+Hochard et ses matelots, les estimables Bas-Normands, qui avaient de si
+bonnes moeurs.
+
+Il y avait du vrai dans ses conjectures; et, par une singulière
+fatalité, par un étonnant caprice de notre organisation, cet événement
+qui devait le mettre en liesse et joie, puisqu'il lui promettait une vie
+rude et forte, des moeurs tranchées, heurtées; cet événement, dis-je, le
+trouva froid et prosaïque: on eût dit que son âme de poète avait été
+frappée du même coup de poignard qui frappa au coeur l'honorable
+capitaine.
+
+Et Narcisse Gelin commença de trouver le pauvre M. Hochard un être assez
+poétique, il le regretta même: il le poétisa aux dépens du gros élève de
+Curtius; il poétisa tout, jusqu'aux matelots Bas-Normands, qu'il avait
+maudits: eux si roses, eux si frais, eux si bonnes gens; il vit une
+belle opposition entre ces hommes si simples et les périls continuels
+qui les assiégeaient. Cette bonhomie au milieu de la tempête lui parut
+sublime; cette goëlette transportant tout à l'heure d'un monde à l'autre
+cette petite colonie simple, bonne, naïve comme un tableau de Téniers,
+lui parut avoir aussi sa poésie à elle, une poésie qu'il préférait de
+beaucoup à celle de _la Cauchoise_, maintenant montée par une
+demi-douzaine de scélérats, allant porter partout le meurtre et le
+pillage.
+
+Et il se fit aussi une singulière révolution dans ses sympathies
+littéraires. Il se prit à adorer Gessner et ses _Idylles_, ses jolies
+moutons si blancs, son gazon si frais, ses arbres si verts, ses fleurs
+si parfumées: oh! qu'il regrettait ses bergers, et leurs flûtes, et
+leurs danses, et leurs chants, et la violette, et le corset des jeunes
+filles, et la cloche du soir, et le bêlement des troupeaux, et la nuit
+paisible et pure du joli village qui se mire aux eaux limpides du
+lac!...
+
+--Oh!--disait Narcisse en se roulant dans sa couverture avec un frisson
+prodigieux--oh! voilà une poésie vraie, douce et consolante! Oh! que je
+donnerais maintenant les vagues les plus monstrueuses pour un petit
+ruisseau qui glisse sur le sable, les figures les plus tannées, les plus
+cicatrisées, pour une douce et gracieuse figure d'enfant ou de jeune
+fille,... un ciel noir, orageux, fût-il sillonné de mille éclairs et
+déchiré par les éclats de la foudre, pour le ciel pur et riant du mois
+de mai, au lever d'un beau soleil.
+
+De pensées en pensées, de peurs en peurs, de regrets en regrets,
+Narcisse gagna le point du jour. Il commençait à voir la position en
+face.--Que vont-ils faire de moi?--se disait-il....
+
+Il allait peut-être se répondre à lui-même, lorsqu'un coup de canon
+retentit longuement sur l'immensité de la mer....
+
+--Qu'est-ce que cela?--pensa Narcisse--je n'ai pas vu de canon à
+bord....
+
+Un bruit sec, accompagné d'un sifflement assez aigu, l'étonna bien
+davantage, surtout quand il vit un boulet d'une jolie taille entrer par
+le flanc du bâtiment, ricocher sur le plancher, du plancher au plafond,
+et du plafond aller se loger à moitié dans le bord opposé....
+
+--Je suis perdu--dit le poète, les dents serrées, s'évanouissant de
+terreur.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+Ce qui advint à Narcisse Gelin, et comment il eut de terribles
+sujets de stupéfaction.
+
+
+Quand Narcisse Gelin revint à lui, il était au grand air, sur le pont de
+la goëlette, les fers aux pieds et aux mains, placé entre deux marins
+vêtus d'un pantalon blanc, d'une veste bleue, et d'un petit chapeau
+couvert d'une coiffe blanche, fort propre; chacun était armé d'un sabre.
+
+Il tourna la tête, le malheureux, et il vit l'homme aux figures de cire,
+accommodé comme lui, et ses six compagnons verrouillés et cadenassés de
+la même façon, soumis à la même surveillance.
+
+Puis à une encablure de la goëlette, un beau brick de guerre, étroit,
+hardi, allongé, pour le moment en panne, et portant à sa corne un large
+pavillon bleu, à croix rouge et blanche dans un de ses angles.
+
+--C'était le pavillon anglais.
+
+--Pourriez-vous me dire, monsieur--dit Narcisse en s'adressant au gros
+homme--ce que tout cela signifie?
+
+--Tiens, cet autre!.... Je n'y pensais plus.... Cela signifie, mon
+garçon, que dans un quart d'heure.... Mais, dis-moi, tu vois bien les
+vergues de ce brick....
+
+--Qu'entendez-vous par les vergues?--fit gravement Narcisse....
+
+--Ah! l'animal....--Ce bâton qui croise le mât en travers....
+Comprends-tu?
+
+--Je comprends.
+
+--C'est heureux.--Vois-tu au bout de cela un homme accroupi, à cheval
+sur ce bâton?....
+
+--Je vois l'homme accroupi.
+
+--Sais-tu ce qu'il fait?
+
+--Je ne sais ce qu'il fait?
+
+--Il arrange une corde.
+
+--Pour?....
+
+--Pour... nous pendre.
+
+--C'est-à-dire... pour _vous_ pendre... _vous!_ mais pas moi.
+
+--Ah! c'te farce..., toi comme nous, donc; tiens, est-il bégueule
+celui-là!
+
+--Je ne suis pas bégueule, mais vous comprenez bien, mon cher ami, que
+cela ne peut pas être: vous êtes des pirates, à la bonne heure, mais je
+ne suis pas pirate, moi; je m'appelle Narcisse Gelin, poète connu et
+domicilié à Paris, passager à bord, et pas du tout de votre bande....
+
+--Alors, dis-leur... c'est trop juste....
+
+--C'est ce que je compte faire... Heureusement voici venir un officier.
+
+Prenant alors l'air aussi digne que possible, tempéré pourtant par une
+nuance de soumission, Narcisse Gelin commença en ces termes:
+
+--Je dois éclairer votre conscience, monsieur l'officier;--parti comme
+passager à bord de _la Cauchoise_, c'est un heureux hasard que je n'aie
+pas partagé le sort de l'infortuné capitaine et de ses malheureux
+ma....
+
+L'officier l'interrompit alors en anglais d'un air irrité, et donna dans
+cette langue un ordre aux matelots, qui serrèrent les pouces de Narcisse
+de façon à les briser....
+
+--Eh bien!--reprit le gros homme--sais-tu ce qu'il vient de dire?
+
+--Mon Dieu, non...--reprit Narcisse, tout tremblant, en regardant ses
+pouces.
+
+--Il vient de dire:--Bâillonnez ce chien, et voilà....
+
+--Mais il n'entend donc pas le français?
+
+--Pas un mot, ni lui, ni les autres.
+
+--Mais, Dieu du ciel, vous savez l'anglais, vous....
+
+--Comme ma langue propre..., mon fils.
+
+--Mais alors, dites-lui... tout... bien vite.
+
+--Du tout... tu m'as appelé _intrigant_ dans la chaloupe.--Tu seras
+pendu, ça t'apprendra....
+
+Narcisse allait répliquer, mais le bâillon l'en empêcha.
+
+Il fit quelques gestes assez démonstratifs, mais cette pantomime toucha
+peu les Anglais.
+
+--Pour te consoler--lui dit le gros homme--je vais t'expliquer tout
+cela: il est bien juste que tu saches pourquoi l'on te pend.
+
+--Je m'appelle Benard, depuis vingt ans je fais la course. Il y a
+environ six mois je montai un lougre, et quel lougre, mon fils!--Je
+rencontre un brick anglais marchand, qui revenait de Lima, chargé de
+gourdes, je l'attaque et le prends.--Comme il était mauvais marcheur, je
+le coule lui et son équipage, je garde les gourdes et je file.... Ce
+gredin de brick que tu vois là... me pince au vent le lendemain, je lui
+parais suspect, il vient à mon bord, visite tout, trouve les gourdes,
+quelques paperasses du capitaine que l'on avait bêtement gardées, et il
+comprend l'histoire.
+
+Au lieu de nous faire tous pendre, comme il en avait le droit, et comme
+il va le faire tout à l'heure, il nous met tous aux fers, et nous mène
+en Angleterre pour faire un exemple.
+
+Ma foi, là, je me tortille tant des pieds et des mains, que je dérape du
+ponton, je file à la côte, je fais marché avec un contrebandier qui me
+débarque à Calais. De Calais je viens à Brest.--Je vois cette jolie
+goëlette en armement, je fais mon plan avec des amis que j'embauche; la
+malice des figures ne va pas mal; cette nuit, nous envoyons le capitaine
+d'ici par-dessus le bord avec ses dix faï-chiens de Normands; tout va
+bien, très-bien, et il faut qu'au petit jour nous ayons pour
+réveil-matin une visite de ce gueux d'Anglais.--Le même de la fois du
+lougre, c'est un entêtement ridicule de la part du bon Dieu; enfin
+l'Anglais, ce gueux de _même_ Anglais est venu à bord, a visité les
+papiers, m'a reconnu, et comme j'ai tout avoué, vu que sans cela
+j'aurais été pendu tout de même, il va faire notre affaire tout de
+suite, pour que ça ne soit pas remis indéfiniment, nous souquer à tous
+un bout du filin autour du cou, car il est bien sûr du ne pas rencontrer
+parmi nous un cardinal ou un évêque.--Je te parie que dans une heure,
+quoique tu m'aies l'air d'un chanteur, tu auras la respiration si gênée,
+que tu ne pourras seulement pas chanter: _J'ai du bon tabac_.... Ah!
+mais voilà le signal, pavillon rouge en berne, c'est la danse.... Adieu,
+mon agneau.... Aussi, pourquoi diable m'as-tu appelé intrigant!
+
+Il était moralement et physiquement impossible à Narcisse Gelin de
+répondre un mot; il se résigna, se confia à la Providence, ferma les
+yeux et sentit son coeur faillir.
+
+Il ne pensait plus du tout à la poésie, et tout ceci était poétique
+pourtant, ce beau ciel, cette mer bleue, ces pirates garrottés, ces
+costumes pittoresques, cette justice si franche et si brutale, ce Benard
+avec sa force colossale, sa vie errante, ses crimes, sa piraterie.
+
+Il faut l'avouer à la honte du fils du mercier, rien de tout cela ne
+trouva écho dans son âme; il ne pensait qu'à une chose, à la corde qui
+allait lui serrer le cou, et d'avance son gosier se contractait
+tellement qu'il n'aurait pu avaler une goutte d'eau. Le pirate Benard
+avait merveilleusement deviné le phénomène physiologique: ainsi qu'il
+l'avait annoncé à Narcisse Gelin, ce dernier eût été dans l'entière
+impossibilité de chanter: _J'ai du bon tabac_....
+
+On passa les pirates l'un après l'autre à bord du brick. L'un après
+l'autre on les hissa au bout-dehors de la grande vergue et au bout d'un
+cartahut, en réservant Benard pour la _bonne bouche_, comme il disait
+plaisamment.
+
+Narcisse Gelin et Benard restaient tous deux seuls:
+
+--Après vous--lui dit Benard en ricanant;--et quand le fils du mercier
+se sentit guinder au bout du cordage, les derniers mots qu'il entendit
+furent:--Ah! je suis un intrigant!
+
+Plaignez le poète.
+
+--C'est tout de même vexant de manquer une aussi belle
+affaire--murmurait Benard à moitié chemin de la vergue.
+
+Quand sa tête toucha la bouline:--Ah! dit-il--voilà que je vais faire
+_couic_....
+
+Et puis ce fut tout. Les corps des forbans furent jetés à la mer.
+
+On mit un équipage à bord de la goëlette, qui gagna Portsmouth avec le
+brick.
+
+ * * * * *
+
+Le père de Narcisse Gelin dit quelquefois d'un air de supériorité à son
+voisin Jamot l'épicier: Mon fils le poète est _aux îles_... il doit y
+faire une fameuse fortune.
+
+Depuis trois mois il attend une lettre de NARCISSE.
+
+FIN.
+
+ * * * * *
+
+
+NOTES:
+
+[1] Les négriers appellent ainsi les chargements de noirs qu'ils
+prennent sur la côte.
+
+[2] Mourir.
+
+[3] On donne ce nom à un changement subit de plusieurs quarts dans le
+vent régnant. Les marins expérimentés jugent du moment où le vent doit
+sauter par le calme qui précède, ce qui est important pour ne pas perdre
+des mâts ou des voiles, car les sautes de vent arrivent avec une
+furieuse violence.
+
+[4] La première lame.
+
+[5] Mais le danger était immense, car on ne pouvait opérer cette
+scission qu'en se jetant à la mer, afin de s'accrocher au _chouque_ du
+mât;... là seulement les haubans n'étaient pas en chaînes de fer, comme
+cette partie du gréement qui tient au porte-haubans.
+
+[6] Tout ce traité est historique et existe en double au greffe du
+tribunal de Saint-Pierre (Martinique), comme pièce à l'appui d'un procès
+fait à un négrier.
+
+[7] On appelle ainsi le commandant, en style familier.
+
+[8] On appelle nègres marrons ceux qui se sauvent des habitations pour
+se cacher dans les bois.
+
+[9] Une hache attachée dans chaque moulin est destinée à remédier ainsi
+à ces accidents qui arrivent fréquemment.
+
+[10] On ne doit pas s'étonner de voir des nègres porter des noms
+bibliques ou mythologiques.--Sitôt qu'une fournée de nègres arrive dans
+la colonie, on les baptise; ainsi tous les noirs d'une habitation ont
+des noms tels que Job, Cham, Japhet, etc.--Ceux d'une autre portent ceux
+d'Apollon, de Mars, de Vulcain, etc., etc., selon le caprice du maître.
+
+[11] Il existait encore en 1822, dans toutes les Antilles françaises et
+anglaises, la secte des empoisonneurs; cette espèce de tribunal secret,
+composé de nègres marrons, s'assemblait à époques fixes dans des
+retraites inaccessibles, connues seulement des esclaves de l'Île.
+
+Là, chaque noir apportait son sujet de plainte, déduisait ses motifs de
+vengeance, et, après avoir prêté le serment nécessaire, on lui donnait
+le poison dont il pouvait avoir besoin pour détruire les bestiaux ou les
+blancs.
+
+Les derniers empoisonneurs furent suppliciés à la Guadeloupe, en 1823.
+Les détails qu'on va lire, tels affreux qu'ils soient, sont en partie
+extraits des procès-verbaux, révélations ou actes d'accusations déposés
+au greffe de Saint-Pierre (Martinique).
+
+[12] Espèce d'aigle marin.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en
+Mer, Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin., by Eugène Sue
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ATAR-GULL ***
+
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+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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+produced from images of the Bibliothèque nationale de
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
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+particular state visit http://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+approach us with offers to donate.
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+works.
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+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
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+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
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+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+.fnanchor {vertical-align:30%;font-size:.8em;}
+</style>
+ </head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en Mer,
+Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin., by Eugène Sue
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en Mer, Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin.
+ romans maritimes.
+
+Author: Eugène Sue
+
+Release Date: December 2, 2009 [EBook #30582]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ATAR-GULL ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net);
+produced from images of the Bibliothèque nationale de
+France (BNF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+<hr class="full" />
+
+<h2>ROMANS,</h2>
+
+<h3 class="top5">NOUVELLES ET HISTOIRES</h3>
+
+<h3 class="top5"><i>MARITIMES.</i></h3>
+<hr />
+<p class="c">Deuxième Série.</p>
+
+<p class="c sml top15">IMPRIMÉ PAR BÉTHUNE ET PLON.</p>
+
+<h1>ATAR GULL.</h1>
+
+<p class="c">Un Corsaire,</p>
+
+<p class="c">Le Parisien en Mer,</p>
+
+<p class="c">Voyages et Aventures sur Mer,<br />de Narcisse Gelin.</p>
+<hr />
+<p class="c">Romans maritimes,</p>
+
+<h2 class="top5">PAR EUGÈNE SUE.</h2>
+<hr />
+<p class="c"><i>NOUVELLE ÉDITION.</i></p>
+
+<p class="c top15">PARIS.</p>
+
+<p class="c">LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN<br />
+<span class="sml"><i>ÉDITEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE D'ÉLITE</i>,<br />
+9, RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS.<br />
+MDCCCXLI.</span></p>
+
+<hr class="body" />
+
+<h3>TABLE.</h3>
+
+<table summary="toc"
+cellpadding="0"
+cellspacing="2"
+style="font-weight:bold;">
+<tr class="livre"><td colspan="3" align="left"><a href="#dedicace">Dédicace.</a></td></tr>
+<tr class="livre"><td colspan="3" align="left"><a href="#A_MONSIEUR">À M. Fenimore Cooper.</a></td></tr>
+<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#ATAR-GULL">ATAR-GULL.</a></td></tr>
+<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#LIVRE_I">LIVRE I.</a></td></tr>
+<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_Ia">I.</a></td><td>&mdash;La <i>Catherine</i>.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIa">II.</a></td><td>&mdash;L'Ouragan.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIIa">III.</a></td><td>&mdash;Le Courtier.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IVa">IV.</a></td><td>&mdash;La Vente.</td></tr>
+<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#LIVRE_II">LIVRE II.</a></td></tr>
+<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_Ib">I.</a></td><td>&mdash;L'Inconnue.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIb">II.</a></td><td>&mdash;La Hyène.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIIb">III.</a></td><td>&mdash;Monsieur Brulart.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IVb">IV.</a></td><td>&mdash;Arthur et Marie.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_Vb">V.</a></td><td>&mdash;Que le bon Dieu vous punit de faire la traite.</td></tr>
+<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#LIVRE_III">LIVRE III.</a></td></tr>
+<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_Ic">I.</a></td><td>&mdash;Le Faux Pont.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIc">II.</a></td><td>&mdash;Atar-Gull.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIIc">III.</a></td><td>&mdash;Mystère.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IVc">IV.</a></td><td>&mdash;Opium.</td></tr>
+<tr><td>&nbsp;</td><td colspan="2" align="left"><a href="#SONGE">Songe.</a></td></tr>
+<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#LIVRE_IV">LIVRE IV.</a></td></tr>
+<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_Id">I.</a></td><td>&mdash;La Frégate.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IId">II.</a></td><td>&mdash;Une Ruse.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIId">III.</a></td><td>&mdash;Le Colon.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IVd">IV.</a></td><td>&mdash;Le Père et le Fils.</td></tr>
+<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#LIVRE_V">LIVRE V.</a></td></tr>
+<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_Ie">I.</a></td><td>&mdash;Fête.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIe">II.</a></td><td>&mdash;Les Empoisonneurs.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIIe">III.</a></td><td>&mdash;La veille des Noces.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IVe">IV.</a></td><td>&mdash;Le Départ.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_Ve">V.</a></td><td>&mdash;Rencontre.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_VIe">VI.</a></td><td>&mdash;Songe.</td></tr>
+<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#LIVRE_VI">LIVRE VI.</a></td></tr>
+<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_If">I.</a></td><td>&mdash;La rue Tirechape.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIf">II.</a></td><td>&mdash;Atar-Gull.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIIf">III.</a></td><td>&mdash;Le Baptême.</td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IVf">IV.</a></td><td>&mdash;Le Prix de Vertu.</td></tr>
+<tr class="livre"><td colspan="3" align="left"><a href="#UN_CORSAIRE">UN CORSAIRE.</a></td></tr>
+<tr class="livre"><td colspan="3" align="left"><a href="#LE_PARISIEN_EN_MER">LE PARISIEN EN MER.</a></td></tr>
+<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#I">I.</a></td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#II">II.</a></td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#III">III.</a></td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#IV">IV.</a></td></tr>
+<tr class="livre"><td colspan="3" align="left"><a href="#VOYAGES">VOYAGES ET AVENTURES SUR MER DE NARCISSE GELIN.</a></td></tr>
+<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_Iv">I.</a></td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIv">II.</a></td></tr>
+<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIIv">III.</a></td></tr>
+</table>
+
+<p class="c top15 sml">FIN DE LA TABLE.</p>
+<hr class="fin" />
+
+
+<h1>ATAR-GULL.</h1>
+
+
+<p class="c top15">
+<a name="dedicace" id="dedicace"></a><span class="sml">À<br />
+LA MÉMOIRE DE</span><br />
+<span class="lrg">MON GRAND-PÈRE,<br />
+FEU M. LE CHEVALIER JOSEPH SUE,</span><br />
+<span class="sml">PROFESSEUR À L'ÉCOLE ROYALE DE PEINTURE<br />
+ET SCULPTURE,<br />
+MEMBRE DE L'ACADÉMIE ROYALE<br />
+DES BEAUX-ARTS,<br />
+CONSEILLER ET CENSEUR ROYAL.</span><br />
+</p>
+
+<p class="r top5">EUGÈNE SUE.</p>
+
+
+
+<h3><a name="A_MONSIEUR" id="A_MONSIEUR"></a>À MONSIEUR</h3>
+
+<h2 class="top5">FENIMORE COOPER.</h2>
+
+<hr />
+
+<p>Me pardonnez-vous, Monsieur, de répondre publiquement à la lettre si
+flatteuse que vous avez bien voulu m'écrire au sujet de mon premier
+ouvrage?</p>
+
+<p>Cette vanité de jeune homme impatient de mettre tout le monde dans la
+confidence de sa bonne fortune littéraire est sans doute blâmable; mais,
+sentant le besoin de donner quelques explications sur ce nouveau livre,
+j'ai pensé qu'elles acquerraient bien plus d'importance et de valeur en
+vous étant adressées, à vous, Monsieur, qui avez créé le <i>roman
+maritime</i> d'une manière si originale et si puissante, et qui partagez
+avec Goëthe, Byron, Schiller et Walter-Scott le rare et précieux
+privilège d'être un des <i>types</i> de la littérature étrangère et
+contemporaine.</p>
+
+<p>Je suis persuadé comme vous, Monsieur, que si l'esprit général de notre
+nation pouvait arriver peu à peu à comprendre tout ce qu'il y a de
+forces, de ressources, de moyens de défense ou de conquêtes commerciales
+dans la marine, la France pourrait devenir l'égale de toute puissance
+européenne sur l'Océan.</p>
+
+<p>C'est aussi cette conviction profonde, Monsieur, qui m'a donné le
+courage de publier quelques essais maritimes; car, venant après vous,
+il fallait un tel mobile pour oser entreprendre une tâche aussi
+périlleuse.</p>
+
+<p>J'ai long-temps agité la question de savoir si je ne devais pas choisir
+pour sujet de romans quelques-uns de ces merveilleux faits d'armes si
+nombreux dans nos annales maritimes; mais j'ai estimé qu'il était mieux
+de débuter modestement comme peintre de <i>genre</i>.</p>
+
+<p>Et puis aussi que le public, plus familiarisé avec l'idiome, la langue,
+les habitudes des marins par mes premières esquisses, pourrait prêter
+une attention moins distraite alors par l'étrangeté de ses m&#339;urs, à une
+fabulation toute historique, d'une portée plus large et d'un intérêt
+plus national.</p>
+
+<p>Vous trouverez peut-être, Monsieur, que j'ai bien abusé, dans
+<i>Atar-Gull</i>, de cette licence que vous nous accordez, de commettre des
+meurtres flagrants et atroces pour exciter la sensibilité du lecteur;
+mais je me débattais en vain sous la fatale influence de l'effrayant
+sujet que j'avais embrassé, et, comme <i>Macbeth</i>, de Shakespeare, ma
+<i>férocité</i> n'a pas eu de bornes, parce qu'un crime était la conséquence,
+la déduction logique d'un autre crime.</p>
+
+<p>Aussi, Monsieur, j'ai une terrible crainte de passer pour un <i>homme
+abominable</i>, faisant de l'horreur à plaisir.</p>
+
+<p>Et pourtant, à la faveur de cette peinture trop exacte (je le crois) de
+la traite des noirs, de leur esclavage et de ses résultats, j'ai voulu,
+non élever une polémique bâtarde et usée sur des droits que plusieurs
+contestent, mais bien poser des faits, des chiffres, au moyen desquels
+chaque partie adverse pourra établir ses comptes.&mdash;L'addition seulement
+reste à faire.</p>
+
+<p>Maintenant, Monsieur, je vais vous soumettre le plan que j'ai cru devoir
+suivre pour parfaire ce livre.</p>
+
+<p>Permettez-moi seulement une question.</p>
+
+<p>Ne vous est-il pas souvent arrivé de rencontrer par hasard, dans le
+monde, un homme que vous ne connaissiez pas, et que vous regardiez
+pourtant avec une curieuse attention, tant sa physionomie vous frappait?</p>
+
+<p>La tournure originale, incisive de quelques phrases, vous étonnait, et
+vous écoutiez avidement...&mdash;Alors, tombant sous le charme d'une
+conversation rapide, étincelante, animée, n'éprouviez-vous pas je ne
+sais quelle sympathie pour cet être si singulier qui, apparaissant là
+comme isolé au milieu de ce monde bruyant et tumultueux, semblait
+presque fantastique, tant il y avait d'imprévu, de charme et de mystère
+dans cette rencontre?...</p>
+
+<p>Et puis, malheur! un importun vous frappait sur l'épaule, vous
+détourniez la tête avec humeur... et malheur... car l'inconnu était
+peut-être Byron, Châteaubriand, Bonaparte?</p>
+
+<p>Et il avait disparu... et vous ne le revoyiez plus... plus jamais....
+Aussi y pensiez vous toujours avec un sentiment de tristesse douce et de
+regrets.... En un mot, cette soirée, cette heure de conversation
+<i>datait</i> dans votre vie, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Et laissez-moi, Monsieur, citer à l'appui de ceci deux faits personnels;
+il ne s'agit ici ni de Byron, ni de Châteaubriand, ni de Bonaparte, mais
+d'hommes qui ne manquaient pas de supériorité.</p>
+
+<p>Un jour, j'étais à Saint-Pierre (<i>Martinique</i>), et comme notre frégate
+devait mettre le lendemain à la voile, j'allai le soir faire mes adieux
+à une excellente et digne famille, dont les soins touchants et
+empressés m'avaient arraché à une mort cruelle;&mdash;j'arrivai, et, après
+quelques moments d'une causerie amicale, on annonça le curé de ***.</p>
+
+<p>Figurez-vous, Monsieur, un homme jeune encore, pâle, le front saillant,
+des yeux vifs et noirs, une parole sobre et austère, et le ton de la
+meilleure compagnie.</p>
+
+<p>On parla politique.&mdash;Je ne sais par quel misérable préjugé je
+m'attendais à une discussion étroite et hargneuse, ou à un dédaigneux
+mutisme de la part du prêtre.&mdash;Point: le prêtre causa long-temps, et sa
+conversation âpre et nerveuse, ses idées claires, fortes et neuves sur
+les affaires du temps, m'étonnèrent à un point extrême.</p>
+
+<p>&mdash;On parla beaux-arts, musique, peinture: même supériorité, même science
+toujours naïve, saine et vigoureuse.... Et je me souviens qu'il nous
+fit, entre autres choses, une curieuse et poétique dissertation sur
+l'influence du polythéisme et du christianisme dans les arts, tout à
+l'avantage de la dernière croyance.</p>
+
+<p>On parla statique, géométrie, mécanique; il en raisonna comme un habile
+praticien, et le colon chez lequel je me trouvai lui demanda même
+pourquoi il ne faisait pas exécuter en grand l'admirable moulin à sucre
+qu'il avait inventé.</p>
+
+<p>Enfin, Monsieur, vaincu par les sollicitations de mon hôte, qui
+jouissait de ma stupéfaction, nous allâmes au presbytère. Il était, je
+crois, minuit.</p>
+
+<p>Ici, le prêtre nous chanta de sa musique, nous montra de sa peinture,
+voulut bien nous lire un de ses livres, un manuscrit remarquable sur la
+liberté des cultes, nous expliqua ses machines à moudre les cannes
+singulièrement simplifiées.</p>
+
+<p>Que vous dirai-je, Monsieur? ce prêtre résumait en lui tous les prodiges
+de l'intelligence et du savoir. Simple, pauvre et bon, d'une infatigable
+activité d'esprit, ne dormant presque pas, et passant sa vie à fouiller
+les racines de l'arbre de la science; en un mot c'était presqu'un
+<i>Faust</i>, à la damnation près (je le suppose du moins).</p>
+
+<p>Enfin, Monsieur, ces heures rapides passèrent; je restai sous le charme
+jusqu'à trois heures du matin; à cinq heures, j'étais en route pour la
+Jamaïque, et je ne devais plus revoir ce prêtre singulier, je ne l'ai
+plus revu; peut-être a-t-il fini ses jours sous le ciel brûlant des
+tropiques, car sa santé était faible et usée par l'étude... peut-être ce
+génie ardent et inconnu est enseveli sous une pierre obscure.</p>
+
+<p>Une autre fois, en Grèce, quelques jours avant le combat de Navarin, je
+vis pendant une heure, à Anti-Paros, un descendant du célèbre Panajotti,
+favori du visir Kropoli; cet intrépide vieillard avait puissamment
+contribué au soulèvement de son pays, connu Byron, égalé Canaris; d'une
+finesse d'esprit exquise, d'un jugement droit et éprouvé, il me parla
+longuement de la Grèce, et jamais la position vraie de ce malheureux
+pays, son avenir, ses ressources, n'ont été plus poétiquement exposés
+que par ce vieux Grec à longs cheveux blancs, au costume pittoresque,
+assis sur un fragment de marbre aux sculptures effacées, prophétisant
+l'avenir de cette nation, qui fut toujours un prétexte dans les mains
+des puissances européennes.</p>
+
+<p>Je quittai, et ne vis plus qu'une fois cet homme extraordinaire: ce fut
+le lendemain du combat du 20 octobre: il passait rapidement dans un
+canot le long de notre vaisseau, et se rendait, je crois, auprès de
+l'amiral, comme envoyé du gouvernement grec.</p>
+
+<p>Cette longue et fatigante digression, Monsieur, tend à établir ceci, que
+souvent des êtres, tantôt remarquables par une grande puissance
+d'organisation, tantôt par des vices ou des vertus portés à l'excès...
+mais toujours frappants, saillants, d'une espèce à part, traversent
+notre existence, rapides et éphémères; comme ces météores que nous ne
+voyons qu'un moment, et qui s'éteignent pour toujours.</p>
+
+<p>Or, Monsieur, je me suis demandé pourquoi, dans les romans maritimes,
+surtout, dont le cercle est immense, dont les scènes sont souvent
+séparées entre elles par des milliers de lieues, on ne tenterait pas de
+jeter cet imprévu, ces apparitions soudaines qui brillent un instant et
+s'effacent pour ne plus reparaître.</p>
+
+<p>Pourquoi, au lieu de suivre cette sévère unité d'intérêt distribué sur
+un nombre voulu de personnages qui, partant du commencement du livre,
+doivent, bon gré, malgré, arriver à la fin pour contribuer au dénoûment
+chacun pour sa quote-part;</p>
+
+<p>Pourquoi, dis-je, en admettant une idée philosophique, ou un fait
+historique qui traverserait tout le livre, on ne grouperait pas autour
+des personnages qui, ne servant pas de cortége obligé à l'abstraction
+morale qui serait le pivot de l'ouvrage, pourraient être abandonnés en
+route, suivant l'opportunité ou l'exigeante logique des événements.</p>
+
+<p>Alors, Monsieur, le lecteur éprouverait peut-être cette impression que
+j'ai tâché de rendre sensible, cette impression qui résulte de la
+subite apparition d'un homme extraordinaire que l'on ne voit qu'une fois
+et dont on se souvient toujours.</p>
+
+<p>Je sais, Monsieur, qu'il faudrait un prodigieux talent pour arriver à ce
+résultat, d'attacher l'intérêt du lecteur sur un personnage pendant le
+tiers de l'action, je suppose, puis de faire disparaître ce personnage
+et renverser l'intérêt sur celui qui le remplace, afin d'arriver ainsi
+au dénoûment de l'ouvrage.</p>
+
+<p>Mais s'il était possible de réussir, je crois qu'on aurait surmonté
+l'écueil inévitable que les romans maritimes semblent offrir par les
+distances et les événements qui doivent nécessairement rendre l'unité
+d'intérêt et de lieu au moins bien difficile.</p>
+
+<p>Car enfin, Monsieur, un navire est en route; avant d'arriver à sa
+destination, il touche dans dix pays différents: là, des m&#339;urs
+étrangères, insolites, qui n'offrent aucun rapport entre elles, et
+peut-être là dix actions, dix puissants motifs d'intérêt, de quoi faire
+un beau livre; le vaisseau part, on ne se revoit plus, les amitiés
+commençantes sont brisées, l'amour brusquement tranché à sa première
+phase. Adieu l'unité d'intérêt.</p>
+
+<p>Somme toute, ainsi qu'on l'a déjà dit, n'est-ce pas aussi une unité
+d'intérêt qu'un fait ou une idée morale, qui, traversant tout un livre,
+sert de pivot, de lien, aux événements ou aux personnages qui gravitent
+autour?</p>
+
+<p>Et le roman de marine surtout ne peut-il pas vivre d'épisodes qui
+seraient déplacés dans tout autre genre de composition?</p>
+
+<p>Je sais qu'il était donné à un talent tel que le vôtre, Monsieur,
+d'encadrer, de resserrer dans le cycle de l'unité, les scènes immenses
+que vous avez décrites, et de résoudre un problème insoluble pour tout
+autre; mais c'est parce que je reconnais l'impossibilité d'atteindre à
+cette hauteur que je tâche de faire excuser le système contraire que
+j'ai adopté.</p>
+
+<p>J'ose croire, Monsieur, que vous ne verrez dans tout ceci la moindre
+idée de fonder, d'établir une théorie quelconque; je vais seulement
+au-devant de la critique qui pourrait, à juste titre, me reprocher
+d'avoir essayé de mettre en relief dans ce livre trois personnages au
+lieu d'un, sur lequel toute l'attention du lecteur devait être
+concentrée.</p>
+
+<p>Je ne terminerai pas cette trop longue lettre, Monsieur, sans vous
+exprimer encore toute ma reconnaissance pour les encouragements que vous
+avez daigné donner à des ébauches bien imparfaites sans doute.</p>
+
+<p class="r">E<span class="smcap">ugène</span> S<span class="smcap">ue.</span></p>
+
+<p class="sml"><span style="margin-left: 2em;">Paris, ce 15 mai 1831.</span></p>
+
+
+
+<h1><a name="ATAR-GULL" id="ATAR-GULL"></a>ATAR-GULL.</h1>
+
+<hr class="full" />
+
+<h2><a name="LIVRE_I" id="LIVRE_I"></a>LIVRE I.</h2>
+
+<hr class="body" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_Ia" id="CHAPITRE_Ia"></a>CHAPITRE I.</h3>
+
+<p class="r45">
+Jamais d'enfants, jamais d'épouse!<br />
+Nul c&#339;ur près du mien n'a battu;<br />
+Jamais une bouche jalouse<br />
+Ne m'a demandé: «D'où viens-tu?»<br />
+<span style="margin-left: 3em;">V<span class="smcap">ICTOR HUGO.</span>&mdash;Ode XXI, t. 2.</span></p>
+
+<p class="r50">
+&mdash;Où peut-on être mieux<br />
+Qu'au sein de sa famille?<br />
+<span style="margin-left: 5em;"><i>Vieil air.</i></span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LA CATHERINE.</p>
+
+
+<p>Voyez ce brick, il glisse bien timidement sur la mer des Tropiques, car
+c'est à peine si cette brise légère et folle peut gonfler ses larges
+voiles grises.</p>
+
+<p>Écoutez le murmure sourd et mélancolique de l'Océan; on dirait le bruit
+confus d'une grande cité qui s'éveille; voyez comme les vagues se
+soulèvent à de longs intervalles et déroulent avec calme leurs immenses
+anneaux; quelquefois, une mousse blanche et frémissante jaillit du
+sommet diaphane des deux lames qui se rencontrent, se heurtent,
+s'élèvent ensemble et retombent en poussière humide après un léger
+choc.</p>
+
+<p>Oh! qu'elle est scintillante et nacrée cette frange d'écume qui se
+découpe sur les flancs bruns du navire! comme le cuivre de la carène
+étincelle en reflets d'or au milieu de ces eaux vertes et limpides! que
+le soleil brille doucement au travers de ces voiles arrondies qui
+projettent au loin leurs ombres tremblantes!</p>
+
+<p>Et par l'auge de saint Pierre, c'est un vaillant brick que celui-ci,
+qui, mollement bercé sur une mer paresseuse, semble s'y jouer comme une
+dorade par le beau temps.</p>
+
+<p>Au souffle de cette petite brise, il continue honnêtement son chemin
+vers le sud-est, arrivant sans doute d'Europe où il se sera défait de
+toute sa cargaison, car il navigue sur son lest et montre presque deux
+pieds de cuivre hors de l'eau.</p>
+
+<p>Il fait à bord une chaleur excessive, et le soleil ardent de l'équateur
+calcine le pont, malgré la double tente qui couvre la dunette.</p>
+
+<p>Dans ce navire, tout était propre, luisant, frotté il y régnait un ordre
+admirable, un arrangement minutieux des plus petits détails; on eût dit
+un de ces comptoirs d'acajou soigneusement cirés, qui font la gloire et
+le bonheur d'un respectable fabricant de bonneteries.</p>
+
+<p>Les fenêtres ouvertes à la brise laissaient pénétrer dans la dunette un
+courant d'air vif et frais qui soulevait de jolis rideaux de toile de
+Perse, et une vaste moustiquaire dont les plis légers entouraient un
+lit suspendu.</p>
+
+<p>L'ameublement de cette petite cabine était fort simple, deux chaises,
+quelques instruments de mathématiques, un porte-voix, une malle, une
+table à roulis, et sur la table deux verres et une cruche de genièvre.</p>
+
+<p>Au-dessus, le portrait d'une femme grasse et rebondie, souriant à un
+gros enfant joufflu qui lui offrait une rose, je crois, et dans le fond
+du tableau un chat angora, l'&#339;il vif, la patte en l'air, jouant avec une
+bobine de coton.</p>
+
+<p>Quel portrait! quelle femme! quel enfant! quelle rose! quel chat!</p>
+
+<p>Tout cela fade et blanc, faux et lourd, laid, guindé, plâtré et pourtant
+on y trouvait je ne sais quelle naïveté d'expression qui n'était pas
+sans charmes: on reconnaissait dans cette peinture informe une bonne
+nature de femme heureuse et gaie, et jusqu'à ce gros enfant rouge comme
+sa rose; tout semblait respirer le bonheur et la joie.&mdash;Et puis
+au-dessus du tableau pendait, soigneusement accrochée à un clou, une
+vieille couronne de bleuets toute fanée.</p>
+
+<p>L'équipage du brick, accablé par la chaleur, s'était sans doute retiré
+dans le faux pont, et tout dormait à bord, excepté le marin qui maniait
+le gouvernail et trois matelots couchés au pied du grand mât.</p>
+
+<p>Le timonier fit alors tinter huit fois une petite cloche placée près de
+lui, et cria d'une voix forte:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, vous autres, relevez le quart.</p>
+
+<p>Le bruit causé par cette man&#339;uvre réveilla sans doute l'habitant de la
+dunette, car la moustiquaire s'agita, on entendit tousser, remuer,
+grogner, et un homme en sortit, après s'être frotté vingt fois les yeux
+en bâillant d'une étrange manière.</p>
+
+<p>C'était M. Benoît (Claude-Borromée-Martial), capitaine et propriétaire
+du brick la <i>Catherine</i>, de trois cents tonneaux, doublé et chevillé en
+cuivre (le brick).</p>
+
+<p>M. Benoît (Claude-Borromée-Martial) était court, replet, fortement
+coloré, un peu chauve, avait le nez gros et rouge, les lèvres épaisses,
+le menton rentré, les joues pleines et lisses, et de petits yeux d'un
+bleu clair qui exprimaient une parfaite quiétude; en somme, c'était bien
+la plus honnête physionomie du monde. Une veste et un pantalon de toile
+rayée composaient toute sa toilette; et lorsqu'après avoir entouré son
+cou d'un madras, couvert sa tête grisonnante d'un grand chapeau de
+paille, il sortit de sa dunette la figure calme et reposée, l'air
+souriant, satisfait, les mains croisées derrière le dos,... vrai,
+n'eussent été les feux dévorants de l'équateur qui faisaient étinceler
+l'Océan comme un miroir au soleil, la chaleur étouffante et le plancher
+mobile du brick,... on eût pris M. Benoît pour un bon campagnard humant
+l'air parfumé du matin dans son bosquet de tilleuls fleuris, et allant
+s'asseoir sur le frais gazon pour respirer à son aise la bonne odeur de
+ses jasmins tout brillants de gouttes de rosée.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, garçon&mdash;dit-il au timonier en lui pinçant joyeusement
+l'oreille&mdash;la <i>Catherine</i> file donc devant la brise comme une demoiselle
+respectueuse devant sa mère? (car les comparaisons de M. Benoît étaient
+toujours chastes.)</p>
+
+<p>&mdash;Oui, capitaine; mais elle se tortille comme une déhanchée, la vilaine.
+Tenez... quel coup de roulis... et cet autre....</p>
+
+<p>&mdash;Ah dam, mon garçon, si nous avions quelques quinteaux de fer dans
+notre cale, elle serait appuyée, cette pauvre <i>Catherine</i>; mais arrive
+notre chargement, et tu la verras ne pas plus broncher que l'armoire à
+linge que j'ai à Nantes dans ma petite salle à manger, où je reçois mes
+amis&mdash;disait naïvement le bon capitaine en étouffant un soupir de
+regret.</p>
+
+<p>À ce moment, un grand homme, brun et décharné, descendit des haubans de
+misaine et sauta sur le pont.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'ai plus revue&mdash;dit-il au capitaine Benoît en lui rendant sa
+lunette&mdash;il faut qu'elle soit cachée dans la brume, car elle épaissit
+diablement, la brume,... et le soleil, hein... est-il foncé?...</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est, Simon, que le soleil a l'air du four de campagne que
+<i>Catherine</i> faisait rougir au feu pour dorer le macaroni que j'aimais
+tant... (Ici nouveau soupir.) Mais, dis-moi, cette goëlette... elle me
+tracasse.</p>
+
+<p>&mdash;Disparue, capitaine, disparue; j'avais d'abord craint que ce ne fût
+une goëlette de guerre, mais non; un gréement tenu comme la teignasse
+d'un mousse malpropre, des mâts de hune, et des flèches de perroquet à
+faire chavirer le bon Dieu, s'il s'embarquait à bord,... et....</p>
+
+<p>&mdash;Simon,... Simon,... tu recommences, je n'aime pas à t'entendre
+blasphémer comme un païen; tu fais le philosophe, et ça te jouera un
+tour... tu verras.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, bon, motus; mais je vous le dis, cette goëlette n'est point un
+bâtiment de guerre pour sûr; d'ailleurs, les croiseurs anglais ou
+français ne visitent jamais ce côté de la ligne; ainsi ne craignez rien.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne crains rien non plus; j'ai, exprès, choisi ce côté de la ligne,
+parce que je n'ai pas de concurrents; mes affaires n'en vont pas plus
+mal; encore un ou deux jours, et nous verrons le père Van-Hop.... Il
+devient retors en diable; par exemple, le <i>bois d'ébène</i><a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a> renchérit.
+Ah! il est passé ce bon temps où, pour quelques caisses de
+quincailleries, j'en chargeais mon brick à ne savoir où mettre les
+pieds....</p>
+
+<p>&mdash;Alors&mdash;dit Simon&mdash;on se moquait pas mal du déchet.</p>
+
+<p>&mdash;Un tiers, Simon, toujours un tiers de déchet, parce qu'il faut,
+vois-tu, que le bois d'ébène fasse son jeu dans le faux pont, à cause de
+l'humidité et de la chaleur.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, capitaine, ce qui reste est fameux!! et on peut le vendre à la
+Jamaïque pour en faire des pioches et des chariots, sans craindre qu'il
+éclate&mdash;répondit Simon en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Farceur,... et pourtant c'est une partie toujours <i>très-demandée</i> par
+ces messieurs des colonies.</p>
+
+<p>&mdash;Cordieu! capitaine, si vous croyez qu'il ne faut pas plus de temps au
+chanvre pour pousser que pour s'user une fois qu'il est tressé en
+cordage,... et que le bon Dieu n'a qu'à souffler pour....</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça, Simon, encore! tu ne veux donc pas finir?... Silence donc, tu
+vas nous attirer quelque chose de là-haut; tais-toi, viens plutôt causer
+de <i>Catherine</i> et boire une gorgée de <i>gyn</i>.</p>
+
+<p>Le capitaine et son second entrèrent dans la dunette et s'attablèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, Simon&mdash;dit Benoît en montrant le portrait qui ornait sa petite
+chambre&mdash;vois donc, on croirait que <i>Catherine</i> nous regarde, et
+<i>Thomas</i>, donc,... est-il ressemblant! Jusqu'à <i>Moumouth</i> qui a l'air de
+me reconnaître avec sa patte levée; et puis c'est cette couronne-là
+qu'ils m'ont donnée le jour de ma fête... à la saint Claude.... Pauvres
+chers amours; allez,... je pense à vous.&mdash;Et il soupira profondément.
+Le digne homme!...</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est, capitaine, que vous pouvez vous vanter de faire un crâne
+père de famille&mdash;dit l'autre avec l'accent d'une intime conviction.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi une fois cette campagne finie&mdash;reprit Benoît&mdash;je plante mes
+choux; car, après tout, qu'est-ce que je veux, moi? je n'ai pas
+d'ambition. Ah! mon Dieu! une petite maison blanche, des volets verts,
+et un rond d'acacias sous lequel on dîne avec une paire d'amis et sa
+chère <i>Catherine</i>,... sa chère <i>épouse</i>.&mdash;Et les yeux du capitaine
+Benoît pétillaient de plaisir en contemplant avec amour le portrait de
+ce qu'il appelait son <i>épouse</i>.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'aussi, capitaine, votre épouse... ah! votre épouse est digne
+d'être aimée,... elle a, sacredieu! une paire de <i>bossoirs</i>, que....</p>
+
+<p>&mdash;Simon, ah! Simon....</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, capitaine; c'est le gyn, il est fameux, et ça monte; à propos
+de gyn, capitaine.... Mais voyez donc quel calme, quel beau temps! ça
+réjouit le c&#339;ur. À propos de gyn, on dit, et j'en suis sûr, qu'il n'y a
+rien de bon pour la santé comme de faire bouillir dans du tafia une
+pomme de pin piquée d'une douzaine de piments enragés, et gros comme le
+poing de poivre de Cayenne; on mêle ça avec le rhum ou le genièvre, et
+mordieu, capitaine, c'est à regretter de n'avoir pas le gosier large,
+large comme une manche à vent, pour s'en abreuver à flots.</p>
+
+<p>&mdash;Bigre! ça doit gratter un peu&mdash;dit Benoît en hochant la
+tête&mdash;(pardonnez-lui ce juron: <i>bigre</i> avec <i>fichtre</i>, c'étaient les
+seuls qu'il se permit).</p>
+
+<p>&mdash;Du tout, capitaine, c'est un velours, c'est doux comme le duvet d'une
+jeune mouette, un baume pour l'estomac.... J'ai connu un
+quartier-maître-voilier, un nommé <i>Béquet</i>, qui s'est guéri avec ça d'un
+affreux catarrhe qu'il avait pris à <i>Terre-Neuve</i> sur un banc de glaces.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est vrai comme <i>Catherine</i> n'a qu'un &#339;il. Simon, à ta santé, mon
+garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Ne me croyez pas si vous voulez.... À la vôtre, capitaine. Mais voyez
+donc quel temps!</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, Simon, quel joli calme! il fait presque frais; oh! le beau
+soleil!... À ta santé.... Un temps comme celui-là, vois-tu, ça donne
+envie de boire.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine, ceci est physique.... Mettez une éponge imbibée au soleil,
+et vous verrez la chose. À la vôtre....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Simon... c'est toi qui me fais l'effet de l'éponge, car tu
+t'imbibes joliment&mdash;répondit maître Benoît, qui commençait à être fort
+gai, très-gai, on ne peut plus gai.</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, Simon....</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine....</p>
+
+<p>&mdash;Si tu es raisonnable et que le père Van-Hop ne m'écorche pas trop en
+revenant de la Jamaïque... nous relâcherons quelque part.</p>
+
+<p>Et en parlant de parcourir ainsi presque le quart du globe, le bonhomme
+n'y mettait pas plus d'importance que s'il eût dit:&mdash;En revenant du
+faubourg, si j'ai fait un bon marché, nous entrerons prendre quelque
+chose dans une taverne.</p>
+
+<p>&mdash;Vrai... bien vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Foi d'homme! Simon, et alors... deux ou trois bonnes journées.... Des
+farces&mdash;dit à voix basse et mystérieusement Benoît en couvrant à moitié
+sa bouche avec sa main gauche.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ça, capitaine, des folies, nous rirons, je dépense ma solde en
+deux jours; allez donc, des voitures, des femmes, des oranges, des
+gants, des bas, des chaînes de montres, un castor en poil et des
+bretelles! Allez donc... tout le tremblement à la voile!</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est vrai, et allez donc&mdash;répétait Benoît à moitié gris, en
+frappant sur la table avec son gobelet de fer-blanc.&mdash;Et allez donc...
+nous nous amuserons joliment.... Quel beau temps!... Ah! ouf! mais il ne
+faudra pas que Catherine sache... bigre!!!!</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu... capitaine... je le crois bien.... À sa santé.... Nous
+relâcherons à Cadix.... Ah! capitaine... capitaine, je vous vois déjà
+sur la place San-Antonio.... Tonnerre du diable!... C'est là qu'il y a
+des femmes! des yeux grands comme les écubiers d'une frégate, des
+dents... comme des râteliers de tournage, et puis comme dit la chanson:</p>
+
+<table summary="poetry">
+<tr><td>
+Y una popa,<br />
+Caramba!<br />
+Como un bergantin.<br />
+</td></tr>
+</table>
+
+<p>Ah! bah! faut jouir de la vie; au bout du mât la hune.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai Simon, d'un jour à l'autre on peut avaler sa gaffe<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>...
+et, bigre! on a raison de!...</p>
+
+<p>À ce moment, le capitaine fut interrompu par un bruit infernal, et le
+brick donna une telle bande sur babord, que les bouts-dehors des basses
+vergues plongèrent d'un pied dans l'eau.</p>
+
+<p><i>Benoît</i> et <i>Simon</i> s'attendaient si peu à cette effroyable secousse,
+qu'ils furent jetés sur la cloison.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une saute de vent<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>&mdash;cria Benoît tout-à-fait dégrisé et se
+précipitant hors de la dunette.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui nous annonce un ouragan.... Ainsi nous allons rire&mdash;dit Simon
+en suivant son capitaine.</p>
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IIa" id="CHAPITRE_IIa"></a>CHAPITRE II.</h3>
+
+<p class="r40">Et la moitié du ciel pâlissait, et la brise<br />
+Défaillait dans la voile, immobile et sans voix,<br />
+Et les ombres couraient, et sous leur teinte grise,<br />
+Tout, sur le ciel et l'eau, s'effaçait à la fois.<br />
+<br />
+Et dans mon âme aussi, pâlissant à mesure,<br />
+Tous les bruits d'ici-bas tombaient avec le jour,<br />
+Et quelque chose en moi, comme dans la nature,<br />
+Pleurait, priait, souffrait, bénissait tour à tour.<br />
+<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">De Lamartine</span>.&mdash;<i>Harmonies</i>, liv. <span class="smcap">ii</span>, h. <span class="smcap">ii</span></span> .<br />
+</p>
+
+<p class="r45">
+Hélas! quand la mer roule sur des catholiques,<br />
+c'est qu'ils sont obligés d'attendre<br />
+plusieurs semaines qu'une messe leur ôte<br />
+un boisseau de charbons ardents du purgatoire;<br />
+car, tant qu'on ignore ce qu'ils<br />
+sont devenus, les gens ne veulent pas risquer<br />
+leur argent pour les âmes des morts;<br />
+il en coûte trois francs pour faire dire une<br />
+messe!<br />
+<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">Byron.</span>&mdash;<i>Don Juan</i>, ch. <span class="smcap">ii</span> , st. <span class="smcap">lvi</span> .</span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">L'OURAGAN.</p>
+
+
+<p>Heureux matelot! ta vie est accidentée d'une manière si piquante; tout à
+l'heure du calme, du soleil, un balancement doux comme celui qu'une
+jeune Indienne imprime à l'érable rouge festonné de guirlandes d'apios,
+qui cache parmi ses fleurs le berceau de son fils.</p>
+
+<p>Alors l'insouciance, la molle paresse, une causerie sans suite,
+capricieuse et vagabonde; alors tes gais souvenirs de terre, le vieux
+chant de ton pays, et une bouteille de ce genièvre poivré qui réjouit
+tant le c&#339;ur et y verse la poésie à flots; car la poésie à toi, bon
+marin, c'est l'espérance!... L'espérance de voir dans l'avenir des
+combats dont tu sors vainqueur, une grosse orgie, un ancrage sûr où ton
+navire puisse dormir pendant que tu sèmes à terre les piastres, les
+gourdes, les onces, les moïdors, que sais-je, moi? car en vérité tu as
+des monnaies de toutes sortes, brave homme; le ciel sait où tu les
+prends.... Enfin, le genièvre te montre tout cela à travers son prisme
+jaune et brillant comme la topaze. Tu poignardes ton ennemi, tu serres
+ton or, tu baises les joues d'une joyeuse fille.... Tiens, des sequins;
+tiens, des peziques... en voici! cordieu! en voici, achète des robes à
+falbalas comme la femme d'un amiral, fais-toi belle et donne-moi le
+bras....</p>
+
+<p>Mais tout-à-coup le ciel se couvre, l'Océan mugit, le vent gronde;
+laisse là ton verre à moitié plein, n'achève ni ton projet, ni ta
+chanson, ni ton sourire, et brave la mort, car elle est menaçante....</p>
+
+<p>Or, aussi à bord de la <i>Catherine</i>, on était généralement d'avis qu'elle
+menaçait.</p>
+
+<p>L'équipage monta sur le pont, triste, silencieux, car on n'était pas
+encore au fort du péril, on l'attendait, on le voyait arriver, et cette
+conscience d'un danger prochain, inévitable, avait assombri toutes les
+figures.</p>
+
+<p>Le brick s'était fièrement redressé, quoiqu'il eût perdu son petit mât
+de hune dans la bourrasque. Mais les vagues commencèrent à s'enfler, et
+le ciel se couvrit de vapeurs glauques et rougeâtres comme la fumée d'un
+incendie, qui, se reflétant sur les eaux, voilèrent d'une teinte grise
+et lugubre cet Océan tantôt si frais et si bleu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un échantillon de ce que l'ouragan nous promet, et il
+tiendra&mdash;avait dit Benoît qui s'y connaissait; aussi, à peine les
+huniers étaient-ils amenés qu'un mugissement sourd se fit entendre, et
+une large zone de nuages sombres, noirs, qui semblait unir le ciel et la
+mer, s'avança rapidement du nord-ouest en chassant devant elle un banc
+d'écume bouillonnante, effroyable preuve de la fureur des vagues qui
+accouraient avec la tempête....</p>
+
+<p>Benoît et Simon se serrèrent la main, en échangeant un coup d'&#339;il
+sublime.</p>
+
+<p>Ces physionomies, naguère insignifiantes comme la brise folle qui se
+jouait dans les cordages du vaisseau, parurent sortir d'un sommeil
+léthargique; ces hommes vulgaires, ces nains pendant le calme
+grandirent... grandirent avec l'ouragan, et se dressèrent géants
+intrépides au premier choc de la tempête.</p>
+
+<p>Ce qu'il y avait de mesquin et de plat dans la figure du capitaine
+disparut; ce front tout à l'heure stupide se releva brillant d'une
+incroyable audace qui semblait défier le ciel! ce regard terne devint
+éclatant, et un sourire de dédain et de supériorité donna une admirable
+expression à cette bouche si niaise.</p>
+
+<p>C'est qu'aussi, en présence de ces instants décisifs, de ces imminentes
+questions de vie ou de mort, les petits détails de beauté
+conventionnelle s'effacent, l'âme seule se reflète sur le visage, et si,
+au moment du péril, cette âme s'est réveillée puissante et vigoureuse,
+elle imprimera toujours un caractère noble et grandiose aux traits de
+l'homme qui osera lutter contre la nature en furie.</p>
+
+<p>&mdash;Enfants,&mdash;cria le capitaine, car déjà l'ouragan hurlait plus fort que
+le tonnerre,&mdash;enfants, ne craignez rien, ne n'est que de l'eau et du
+vent, dépassez le mât de hune qui nous reste; toi, Simon, cours à
+l'avant, nous essaierons de tenir la cape avec la grand'voile au bas
+ris, tâche de la faire amurer... et toi, timonier, veille bien à la
+barre, mettez-vous deux, trois s'il le faut, pour gouverner; car je
+crois que le vent va s'entêter contre le brick comme un enfant mutin
+contre son père... aussi, mes garçons, ne lui cédons pas... c'est d'un
+mauvais exemple.</p>
+
+<p>À peine Benoît achevait-il ces mots, que l'ouragan tombait à bord.</p>
+
+<p>La <i>Catherine</i> tourbillonna long-temps sur des lames affreuses qui se
+brisaient entre elles, et disparut même au milieu d'une pluie d'écume
+soulevée par la violence de la tempête qui sifflait dans les man&#339;uvres,
+pendant que les craquements de la membrure se succédaient secs et
+précipités, comme le bruit d'un marteau sur une enclume; inondé par
+d'énormes masses d'eau qui, s'abattant sur le pont avec un horrible
+fracas, le balayaient dans toute sa longueur; soulevé sur le dos
+monstrueux des vagues, et lancé dans un abîme sans fond, le malheureux
+brick semblait devoir s'engloutir à chaque instant.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez-vous aux haubans et aux râteliers&mdash;criait Benoît&mdash;ce n'est rien,
+ça rafraîchit, il fait si chaud!... et puis la propreté de <i>Catherine</i>
+sera faite pour demain... et vous, loffez... loffez... ou sinon....</p>
+
+<p>Il ne put achever, une montagne d'eau qui s'élevait à la hauteur des
+hunes, déferlant contre la dunette, se déroula sur le pont, le couvrit
+de débris et se retira par la proue en emportant deux hommes qui
+disparurent au milieu des flots; ces deux hommes venaient, je crois,
+d'épouser les deux s&#339;urs, deux Nantaises fraîches et roses; ils
+s'aimaient beaucoup, une forte amitié de matelots; toujours de quart
+ensemble, toujours ivres ensemble, toujours se battant ensemble, l'un
+s'était marié pour faire comme l'autre, l'autre se jeta à l'eau pour
+sauver son ami ou faire comme lui,&mdash;se noyer.&mdash;Or, ils finirent ainsi
+qu'ils avaient commencé:&mdash;ensemble!</p>
+
+<p>Simon s'était fortement accroché à une drisse; quand la vague fut
+écoulée, il se releva fièrement, le front intrépide, ruisselant d'eau,
+ses cheveux collés sur ses joues.</p>
+
+<p>Un matelot, jeté violemment sur la drôme par cette dernière lame,
+s'était cassé le bras, et hurlait très-fort.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu fermer la bouche, braillard&mdash;lui dit Simon&mdash;ou tu avaleras la
+première <i>baleine</i><a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>
+qui tombera à bord.</p>
+
+<p>Les cris redoublaient.</p>
+
+<p>&mdash;Après tout, je m'en moque&mdash;dit Simon&mdash;fais la pompe si ça t'amuse....</p>
+
+<p>Il fallait bien tâcher de consoler et d'égayer ce pauvre blessé.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, mon bon <i>Caiot</i>&mdash;disait le capitaine Benoît au
+timonier&mdash;attention....</p>
+
+<p>&mdash;Oh! capitaine&mdash;répondit celui-ci en s'essuyant le front&mdash;tant que le
+navire gouvernera, <i>n'y a pas de soin</i>, ça balance, c'est, sauf respect,
+comme le tape-cul qui est à Nantes au <i>Panier fleuri</i>; autant jouer à ça
+qu'à autre chose, et on n'a pas à craindre les plats-dos....</p>
+
+<p>&mdash;Défiez-vous... défiez-vous, capitaine&mdash;cria Simon, car il vit arriver
+avec fracas une énorme lame qui, se dressant menaçante, resta immobile
+pendant cet espace si court où le sommet est tenu en équilibre sur sa
+base... mais la violence du vent la fit pencher; elle plia sur
+elle-même, se déroula pesamment en poussant devant elle une nappe d'eau
+blanchissante, vint s'abattre avec fracas sur l'arrière du brick, et il
+disparut encore sous cette vague qui tonnait comme la foudre....</p>
+
+<p>La commotion fut si violente, que le safran du gouvernail, heurté par le
+travers, donna une affreuse secousse à la barre: Les trois hommes qui
+la tenaient furent renversés sur le pont, et par suite de ce malheureux
+accident, le brick venant au vent, la grande voile faceilla et fut
+masquée en grand.</p>
+
+<p>Benoît sortait alors de dessous la vague qui venait de se retirer, et
+tenait embrassé le portrait de sa femme, qu'il avait repêché au milieu
+des débris de la dunette:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne laisse pas comme cela enlever Catherine...&mdash;disait-il&mdash;car ma
+pauvre épouse....</p>
+
+<p>Il ne put achever, en voyant la position critique du navire.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes perdus&mdash;s'écria-t-il, et d'un bond il se précipita sur la
+barre pour laisser arriver et tâcher de démasquer.</p>
+
+<p>Impossible... il était trop tard....</p>
+
+<p>Le grand mât résista, à peine deux secondes, plia... cria... se rompit
+avec un bruit éclatant, brisa le gréement qui se tenait du côté du vent,
+tomba sur le bastingage du babord... et de là dans la mer, en entraînant
+les haubans, qui l'attachaient toujours au navire.</p>
+
+<p>Ce qu'il y avait d'horrible dans cette position, c'est que ce mât,
+poussé par les lames furieuses, allait et revenait contre le brick
+auquel il tenait encore par une partie de ses man&#339;vres, et, agissant
+comme un bélier sur ses flancs, menaçait d'y faire une trouée qui l'eût
+coulé à fond.</p>
+
+<p>Une seule chose restait à faire, c'était de couper les cordages qui
+liaient cette poutre au brick<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas à balancer, c'est dangereux, mais il y va de notre
+peau&mdash;dit Benoît, en s'amarrant aussitôt au bout d'une man&#339;uvre, et d'un
+saut il fut à cheval sur le bastingage, sa hache à la main.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Catherine</i> et <i>Thomas</i>&mdash;dit le brave homme, en enjambant le
+plat-bord&mdash;c'est pour vous....</p>
+
+<p>Il s'élança....</p>
+
+<p>Mais une main de fer saisit la corde au moment où il allait sauter, et
+le digne Benoît fut un instant suspendu en l'air, puis halé à bord par
+son ami Simon.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! gredin&mdash;s'écria Benoît&mdash;tu veux donc faire sombrer le brick? et il
+dirigea sa hache sur Simon, qui évita le coup....</p>
+
+<p>&mdash;Diable! vous devenez vif, capitaine, je voulais vous dire que ce n'est
+pas là votre place.... Pour cette besogne vous ne verriez pas assez
+clair, Catherine et Thomas vous brouilleraient la vue....</p>
+
+<p>Et il sauta sur le bastingage.</p>
+
+<p>&mdash;Mon bon Simon&mdash;dit Benoît en l'arrêtant par la jambe&mdash;jure-moi....</p>
+
+<p>&mdash;Sacré mille tonnerres, mille millions, de diables, voulez-vous me
+lâcher?... sacré....</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas comme ça que je voulais te faire jurer, mais amarre-toi,
+pour l'amour de Dieu... amarre-toi....</p>
+
+<p>Simon ne l'entendait plus, il s'était déjà jeté à la mer, afin
+d'atteindre le mât et de s'y cramponner pour le débarrasser de son
+gréement.</p>
+
+<p>Le vent se calmait, mais la houle était toujours très-forte.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre Simon... il est cuit&mdash;dit Benoît, en voyant son second, tâchant
+de se tenir à cheval sur cette poutre ronde qui roulait à chaque lame et
+s'avançait vers le flanc du brick.</p>
+
+<p>La position de Simon était horriblement dangereuse, car il risquait à
+tout moment d'être écrasé contre le navire.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un coup de hache, Simon&mdash;criait Benoît&mdash;et nous sommes parés.
+Ah... mon Dieu... Simon... Simon... défie la vague... à la mer...
+jette-toi à la mer... tu vas... Simon... Ah!...</p>
+
+<p>Et le capitaine poussa un cri affreux en mettant la main devant ses
+yeux.</p>
+
+<p>Simon avait eu la tête broyée entre le mât et le brick; mais aussi,
+grâce à son intrépide sang-froid, le navire était sauvé d'une position
+bien critique, je vous assure.</p>
+
+<p>L'ouragan s'apaisait peu à peu comme toutes les bourrasques des mers des
+Tropiques qui tombent aussi rapidement qu'elles s'élèvent; le vent se
+régla, les nuages chassèrent rapidement vers le sud.</p>
+
+<p>Quand Benoît eut accordé quelques moments à sa douleur et à ses regrets,
+il fit nettoyer le pont des débris de man&#339;uvre et de charpente qui
+l'encombraient, amurer la misaine, et, profitant d'un vent bon frais,
+mit le cap au sud-est.</p>
+
+<p>Comme on le pense bien, l'expression grandiose de M. Benoît sembla
+disparaître avec le danger et la tempête;&mdash;une fois la brise réglée, le
+navire en route... il redevint l'homme grossier, vulgaire, niais, mais
+honnête, faisant la traite des nègres avec autant de conscience et de
+probité qu'il est possible d'en mettre dans les affaires, et ne croyant
+pas agir plus mal que s'il eût vendu des bestiaux ou des denrées
+coloniales, ne pensant enfin qu'à s'amasser une fortune indépendante
+pour vivre tranquillement le reste de ses jours et assurer l'avenir de
+sa petite famille. Le digne père!</p>
+
+<p>Il veilla toute la nuit et pensa même plus à Simon qu'à sa chère
+Catherine: Simon naviguait avec lui depuis si long-temps! Simon
+connaissait ses habitudes, lui était dévoué, s'occupait des minutieux
+détails de l'emménagement des nègres à bord, avec une patience, une
+humanité qui charmaient le capitaine; jamais les noirs ne manquaient de
+vivres, et, sauf le <i>déchet</i>, qu'on ne pouvait éviter, la cargaison
+arrivait toujours aux colonies, grâce à cette paternelle administration,
+arrivait, dis-je, toujours saine et bien portante. Simon était son
+factotum. À Nantes il menait promener Thomas ou allait au marché avec
+madame Benoît, un panier au bras; enfin, Simon était pour le capitaine
+un être inappréciable, un ami véritable et dévoué.</p>
+
+<p>Aussi, en attendant le jour, M. Benoît s'essuya-t-il plus d'une fois les
+yeux.</p>
+
+<p>Il était encore plongé dans ses douloureux regrets, lorsque le matelot
+de vigie cria:&mdash;terre à babord.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà&mdash;dit Benoît, en montant sur son banc de quart&mdash;je ne me croyais
+pas si près des côtes, heureusement elles sont açores. Toi, timonier,
+tiens cette montagne ouverte d'un quart, avec ce bouquet de palmiers,
+jusqu'à ce que tu arrives à l'embouchure de la rivière Rouge.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin nous y voilà&mdash;dit le capitaine&mdash;pourvu que le père Van-Hop ait
+de quoi me radouber et me regréer.... Je ne parle pas du bois
+d'ébène,... c'est le plus fin courtier de la côte d'Afrique, et il
+connaît les bons endroits, le compère... mais, il va m'écorcher. Ah! si
+mon pauvre Simon était là au moins... mais non... plus jamais!... Ah!
+mon Dieu, plus jamais!... comme c'est triste!...</p>
+
+<p>Et le bon homme mouilla son troisième mouchoir à tabac à carreaux bleus,
+précieusement marqué, par sa chère Catherine, d'un C et d'un B en coton
+rouge.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IIIa" id="CHAPITRE_IIIa"></a>CHAPITRE III.</h3>
+
+<p class="r35">
+Borné dans sa nature; infini dans ses v&#339;ux,<br />
+L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux,<br />
+soit que, déshérité de son antique gloire,<br />
+De ses destins perdus il garde la mémoire,<br />
+Soit que de ses désirs l'immense profondeur<br />
+Lui présage de loin sa future grandeur.<br />
+<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">de Lamartine</span>.&mdash;<i>Méditation</i> II.</span><br />
+</p>
+
+<p class="r40">Le commerce, ah! Monsieur, le commerce!<br />
+c'est le lien des Nations, la fraternité de la<br />
+grande famille, la providence du pauvre, la sécurité<br />
+du riche, ah!... Monsieur, le commerce!<br />
+<span style="margin-left: 2em;">W<span class="smcap">ANDRYK</span>, <i>Essai d'économie politique pratique.</i></span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LE COURTIER.</p>
+
+
+<p>Le soleil se levant pur, radieux, caraissait la surface de l'Océan,
+comme pour le consoler de la tempête de la nuit, et le sourd murmure des
+vagues encore agitées par un reste de houle, ressemblait aux derniers
+grondements d'un chien qui s'apaise à la vue de son maître.</p>
+
+<p>La <i>Catherine</i> entra dans la rivière des <i>Poissons</i>, située vers le sud
+de la côte occidentale de l'Afrique, et, remorquée par sa chaloupe,
+commença de remonter le courant pour gagner une petite anse dessinée par
+un des contours du fleuve.</p>
+
+<p>Ce fleuve coulait lentement au travers d'une majestueuse forêt, et ses
+eaux tranquilles reflétaient un ciel bleu, des arbres verts chargés
+d'oiseaux et de fruits de toutes couleurs.</p>
+
+<p>Ici le mimosa aux feuilles grêles et dentelées, l'ébénier avec ses
+élégantes girandoles jaunes, les sabris aux gousses rouges appuyés sur
+des abricotiers sauvages; là des saules courbés par le courant qui
+entraînait leur longue chevelure lisse et argentée, tandis que des
+lianes flexibles les entouraient d'un réseau de fleurs pourpres.</p>
+
+<p>Quelquefois un large et brusque rayon de soleil, perçant ce sombre
+feuillage, l'illuminait en partie, de sorte qu'on pouvait voir la tête
+et le col orangé d'un <i>didrick</i> briller vivement éclairés, pendant
+qu'une ombre capricieuse, venant durement trancher ce coloris éclatant,
+voilait d'une terne demi-teinte le reste de son corps et les longues
+plumes blanches de sa queue.</p>
+
+<p>Ainsi, lorsqu'un rapide jet de lumière, pénétrant par une étroite
+entrée, traverse une salle obscure, on voit aussitôt tourbillonner au
+milieu de l'axe de ce rayon une foule d'atomes scintillants.</p>
+
+<p>Ainsi tout ce qui, dans le bois, se trouvait inondé de cette nappe de
+clarté resplendissante, étincelait de mille feux; c'étaient des
+perroquets rouges agitant leurs ailes d'un noir velouté, des flamands
+roses, des colibris nuancés d'or et d'azur, et des cardinaux incarnats
+avec leur aigrette ondoyante et soyeuse.</p>
+
+<p>Et puis le beau rayon s'arrêtait à la surface du fleuve, s'y
+réfléchissait, jouait un instant, sur des nénufars blancs, des
+campanules bleues, asiles parfumés et flottants d'une myriade d'insectes
+dont les corselets diaprés chatoyaient comme autant de rubis et
+d'émeraudes. Enfin il s'éteignait comme à regret, le beau rayon, en
+laissant sur la surface du fleuve une éblouissante auréole qui
+contrastait avec les ombres vertes et transparentes, projetées par
+l'épaisseur des arbres de la rive.</p>
+
+<p>Quand le brik eut atteint l'endroit désigné pour son mouillage, un petit
+canot, monté par trois marins, remonta plus à l'est le courant du
+fleuve, et arriva bientôt à une partie du rivage qui paraissait mieux
+frayée.</p>
+
+<p>&mdash;Sciez... sciez... mes garçons&mdash;s'écria Benoît, en se levant du banc de
+l'arrière où il était assis, et donnant une légère impulsion à la barre
+il profita du reste de l'erre de l'embarcation pour accoster.</p>
+
+<p>&mdash;Mouille un grappin, <i>Caiot</i>&mdash;dit-il ensuite à un jeune
+quartier-maître&mdash;et si je ne suis pas revenu dans une heure, retourne à
+bord et viens demain matin me prendre ici.</p>
+
+<p>Puis, au moyen d'une planche jetée de la yole au rivage, M. Benoît
+descendit à terre et se mit à suivre un petit sentier dont il paraissait
+connaître parfaitement les détours.</p>
+
+<p>&mdash;Pourvu&mdash;pensait le digne homme en s'éventant avec les vastes bords de
+son chapeau de paille,&mdash;pourvu que ce diable de <i>Van-Hop</i> soit encore à
+son habitation; il doit pourtant savoir que c'est l'époque à laquelle je
+ne manque jamais de venir... quinze jours plus tôt ou plus
+tard...&mdash;C'est un drôle de corps que ce père <i>Van-Hop</i>, il vit là au
+milieu des bois comme s'il était chez lui; il n'a rien changé de ses
+anciennes habitudes; ça faisait tant, tant rire ce pauvre Simon... ah...
+enfin il faut se faire une raison....</p>
+
+<p>On entendit aboyer un chien.</p>
+
+<p>&mdash;Bon!&mdash;dit Benoît&mdash;je reconnais la voix du vieux César, l'ancien doit
+encore être dans sa cassine.</p>
+
+<p>Les aboiements du chien se rapprochèrent, et l'on distingua en outre une
+voix aigre et perçante, qui disait en grondant:&mdash;Ici, César, ici, ne
+vas-tu pas prendre un homme pour une panthère?</p>
+
+<p>Le sentier que suivait le capitaine de la <i>Catherine</i> faisait en cet
+endroit un coude assez brusque, aussi se trouva-t-il tout-à-coup devant
+une maison bâtie en pierre rougeâtre et recouverte d'un toit de plomb;
+de fortes grilles de fer protégeaient les fenêtres, et une large
+palissade semblait défendre l'entrée de cette demeure.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, bonjour, bonjour, père <i>Van-Hop</i>&mdash;criait Benoît, en tendant
+amicalement la main au propriétaire de cet édifice; mais celui-ci ne
+bougea, et se recula au contraire d'un air maussade comme pour barrer sa
+porte.</p>
+
+<p>Figurez-vous un petit homme sec, grêle, qui ressemblait à une fouine,
+mais propre, mais soigné, mais tiré, comme on dit, à quatre épingles;
+quand il ôta son chapeau de feutre, luisant de vétusté, on vit une
+petite perruque blonde minutieusement peignée: il portait une sorte de
+houppelande grise, à collet, un gilet chocolat à boutons de métal, et
+une culotte de velours foncé, enfin des bottes à revers, un peu
+poudreuses, du linge fort blanc, et de volumineux cachets en graines
+d'Amérique complétaient sa parure.</p>
+
+<p>Il restait là sur le seuil de sa porte, calme et sans crainte, je vous
+le jure; seulement il tenait par contenance un excellent fusil à deux
+coups, avec lequel il badinait, tout en armant et faisant craquer la
+batterie.</p>
+
+<p>Puis il siffla son chien qui s'était mis en arrêt sur maître Benoît.</p>
+
+<p>&mdash;Comment&mdash;dit ce dernier&mdash;comment, père <i>Van-Hop</i>, vous ne me
+reconnaissez pas? mais c'est moi... c'est Benoît... votre ami Benoît...
+eh bigre... mettez donc vos lunettes....</p>
+
+<p>Ce que fit prudemment le vieillard; après quoi il s'écria avec un accent
+hollandais fortement prononcé....</p>
+
+<p>&mdash;Eh! c'est vous, compère Benoît... mais vous arrivez bientôt... ce
+n'est pas un reproche au moins, au contraire, je suis enchanté de vous
+rendre mes devoirs... mais par quel hasard....</p>
+
+<p>&mdash;Un hasard... un hasard de nord-ouest, qui m'a démâté de mon grand mât,
+et m'a poussé chez vous comme si le diable eût soufflé dans ma
+voilure....</p>
+
+<p>&mdash;Désolé, mon cher capitaine, désolé; mais ne restez pas à vous rôtir au
+soleil, entrez donc, entrez donc, vous prendrez quelque chose, un pied
+d'éléphant... une tranche de bosse de bison... ou un filet de girafe....
+Holà... holà... <i>Cham, Stropp</i>, allons donc, paresseux, servez-nous.</p>
+
+<p>Et à ces cris deux mulâtres qui dormaient sur une natte se levèrent
+lentement pour obéir à leur maître.</p>
+
+<p>Après quelques façons cérémonieuses, telles que&mdash;après vous...&mdash;non, je
+suis chez moi...&mdash;je n'en ferai rien, etc., etc.&mdash;<i>Van-Hop</i> et Benoît
+entrèrent dans une maison parfaitement propre et tenue à l'européenne.</p>
+
+<p>Les deux vieux amis s'étant placés devant une table de bois rouge
+soigneusement cirée et honnêtement garnie, la conversation s'engagea.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites donc, capitaine Benoît, que votre grand mât?...</p>
+
+<p>&mdash;Absent, père Van-Hop, absent; mais ce que je regrette plus que toute
+ma mâture, c'est ce pauvre Simon, vous savez....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien... ce que vous appelez <i>ce pauvre Simon</i> est....</p>
+
+<p>&mdash;Mort à la mer... mort comme un brave marin, en sauvant le brick....
+Ah!....</p>
+
+<p>Ici, le père Van-Hop articula une espèce d'exclamation sourde et
+caverneuse qu'on pourrait, je crois, formuler ainsi&mdash;<i>Peuh</i>&mdash;mais qui
+exprimait la plus entière indifférence; c'était son habitude quand il
+avait entendu faire une question ou narrer un fait qui ne méritait, à
+son avis, ni intérêt ni réponse....</p>
+
+<p>&mdash;<i>Peuh</i>&mdash;fit donc Van-Hop&mdash;faute d'un homme le navire ne reste pas en
+panne... mais faute d'un grand mât, c'est différent.... Aussi ne pouvant
+remplacer votre Simon, je pourrais toujours, je le crois du moins, vous
+fournir un bon mât... voyons... un peu.</p>
+
+<p>Et il tira lentement d'un grand casier un volumineux registre qu'il
+feuilleta quelque temps, puis il posa son doigt décharné sur une des
+pages et continua.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai votre affaire, mon brave capitaine, c'est le bas mât d'un
+brick goëlette anglais que le vent a jeté à la côte il y a quelque
+temps, je l'ai en magasin... nous mettrons cela à mille francs... hein?
+c'est donné....</p>
+
+<p>&mdash;Bigre! donné... donné... mais vous avez donc un magasin maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Peuh&mdash;reprit Van-Hop en souriant avec modestie&mdash;quand je dis un
+magasin... voyez-vous, je veux dire mon enclos, un coin, où j'ai mis ce
+que j'ai pu retirer de ces débris; j'ai de l'ordre, vous le savez, et
+chez moi tout est casé et étiqueté, et puis j'ai pensé que quelqu'une de
+mes pratiques pourrait en avoir besoin, il ne faut pas songer qu'à soi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est délicat, et en outre, dans l'occasion, ça rapporte mille
+francs... au moins.</p>
+
+<p>&mdash;Peuh&mdash;fit le courtier....</p>
+
+<p>&mdash;Mais dites-moi, père Van-Hop, une fois mon navire réparé, il me faut
+aussi un chargement.</p>
+
+<p>Alors les petits yeux fauves du vieillard brillèrent de plaisir, son nez
+pointu sembla s'agiter d'un mouvement de merveilleuse olfaction. Il fut
+encore chercher un autre registre coté T N, nº 2, et après l'avoir
+parcouru un instant, il dit en souriant:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai ce qu'il vous faut, capitaine; mais je ne voulais pas vous
+l'assurer avant d'avoir consulté mon carnet, car j'ai aussi promis un
+chargement à M. Drake, un capitaine anglais, qui doit m'arriver dans une
+quinzaine, et je tiens à remplir mes engagements avec tout le monde....
+Vous ne connaissez pas M. Drake... capitaine?</p>
+
+<p>&mdash;Non....</p>
+
+<p>&mdash;C'est un fort aimable garçon; par exemple, il est roux, et il louche
+un peu, mais le c&#339;ur sur la main, un galant homme, qui ne regarde pas à
+deux noirs de plus ou de moins; il a de la fortune, et fait la traite en
+amateur... parce qu'après tout il faut bien s'occuper à quelque
+chose....</p>
+
+<p>&mdash;Payer sa dette à son pays&mdash;ajouta Benoît&mdash;mais revenons à mon
+chargement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! digne capitaine, ce chargement est la meilleure, la plus
+favorable occasion du monde; depuis trois mois, les <i>grands et petits
+Namaquois</i> se font une guerre continue, et le roi des grands
+<i>Namaquois</i>, mon voisin, à qui j'ai parlé de vous, et qui désire avoir
+l'avantage de faire votre connaissance, capitaine&mdash;dit Van-Hop en se
+levant de sa chaise et saluant avec grâce.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes trop honnête... à lui rendre mes devoirs&mdash;répondit Benoît
+qui savait vivre.</p>
+
+<p>&mdash;Le roi <i>Taroo</i> donc a une admirable partie de petits Namaquois de la
+rivière <i>Rouge</i>, dont il se défera au meilleur marché possible; ce sont
+des nègres tous jeunes,... pas trop jeunes pourtant, de vingt à
+trente... des épaules... des poitrails... il faut voir cela, et ensuite
+se nourrissant très-bien, ce qui est rare, et puis très-doux, très-doux;
+mon Dieu! on les mènerait avec un fouet à lanières simples... de vrais
+agneaux... enfin c'est une affaire d'or... ça vous va, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Y aura-t-il une commission pour vous comme la dernière fois?</p>
+
+<p>&mdash;Peuh&mdash;fit le courtier&mdash;comme je vous attendais d'un moment à l'autre,
+j'ai été au <i>Kraal</i> (village) de <i>Taroo</i>, et je l'ai engagé, dans notre
+intérêt commun, à bien diriger ses prisonniers, à les bien soigner, à
+les entretenir le mieux possible; et, vrai, j'ai été dernièrement les
+voir dans leurs parcs... ils sont magnifiques, gras à lard, les
+compères; par exemple, j'ai engagé <i>Taroo</i> a les mettre aux bourgeons de
+calebasse, ça rafraîchit, et donne un beau lustre à la peau.</p>
+
+<p>&mdash;Les bourgeons de calebasse ne sont pas méprisables; mais voyez-vous,
+père Van-Hop, de temps en temps deux ou trois figues de Barbarie et un
+grand verre d'eau fraîche, ça vaut peut-être encore mieux... mais il
+faut surtout ne pas oublier le grand verre d'eau après; sans cela, ça
+échauffe horriblement; et puis à terre, il n'est pas mal non plus de les
+faire suer, ça ôte la mauvaise graisse, comme dit le proverbe, <i>nègre
+gras ne va pas</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Possible, capitaine, chacun tond son chien comme il l'entend&mdash;reprit
+Van-Hop d'un air piqué.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! père Van-Hop.... ce n'est pas que je veuille dire que votre
+recette est mauvaise; au contraire, vous vous y entendez... et
+très-bien... vous êtes un malin....</p>
+
+<p>&mdash;<i>Peuh</i>&mdash;que voulez-vous, capitaine, le gouverneur du Cap m'a chassé
+pour une misère; obligé, par la sentence, de m'en éloigner de cinquante
+lieues, je me suis établi dans cette habitation que j'ai achetée d'un
+colon qui redoutait l'entourage; moi, au contraire, au moyen de quelques
+cadeaux, je suis parfaitement avec les hordes voisines; elles n'ont
+aucun intérêt à me faire du mal, puisque je les aide à se débarrasser de
+leurs prisonniers, et après tout je rends service à tout ce monde-là;
+autrefois ils se mangeaient comme des bêtes féroces, et les <i>Namaquois</i>
+de la <i>rivière Rouge</i> font encore de ces plaisanteries-là, parce qu'ils
+n'ont aucun moyen d'exportation.</p>
+
+<p>&mdash;Bien&mdash;se dit Benoît <i>à parte</i>&mdash;j'ai furieusement envie de rôder par
+là.... C'est une terre promise, j'y aurai le bois d'ébène pour rien,
+j'en suis sûr.</p>
+
+<p>Et il reprit haut:&mdash;Comment! ils se mangent? brrrrr... brrrrr... ça fait
+frémir.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois bien, aussi il faut voir comme les <i>grands Namaquois</i> se
+défendent, se tuent même, plutôt que de se rendre à leurs ennemis.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut pourtant espérer que les <i>petits Namaquois</i> finiront par se
+civiliser&mdash;observa judicieusement Benoît&mdash;par se vendre....</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! au moins ça profite à quelqu'un.</p>
+
+<p>C'est ce que je me tue à leur expliquer; en Europe, s'ils ne se
+vendaient pas, on n'en achèterait pas.... Sortez de là si vous pouvez.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, voyez-vous, capitaine, dans votre Europe, ils sont cent fois
+plus sauvages que les nègres.... Ah ça... que m'apportez-vous en
+échange?</p>
+
+<p>&mdash;Comme à l'ordinaire, des quincailleries, des verroteries, de la
+poudre, des fusils, du plomb en saumon et du fer en barre.</p>
+
+<p>&mdash;Très-bien; alors, mon ami, nous nous occuperons d'abord de mettre
+votre brick en état; pendant ce temps-là, j'irai prévenir le roi Taroo
+d'amener ses noirs. Ah ça, vous me restez à souper et à coucher. Demain,
+au point du jour, vous retournerez à votre bâtiment, et moi j'irai au
+Kraal.... C'est convenu... vous le savez, je suis rond en affaire.</p>
+
+<p>Les deux négociants causèrent longuement, soupèrent bien, et furent se
+coucher un peu ivres.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IVa" id="CHAPITRE_IVa"></a>CHAPITRE IV.</h3>
+
+<p class="r40">
+Qu'ils sont doux, mais qu'ils sont rapides<br />
+les moments que les frères et les s&#339;urs passent<br />
+dans leurs jeunes années, réunis sous<br />
+l'aile de leurs vieux parents! La famille de<br />
+l'homme n'est que d'un jour;&mdash;le souffle de<br />
+Dieu la disperse comme une fumée: à peine<br />
+le fils connaît-il le père, le frère la s&#339;ur.<br />
+Le chêne voit germer ses glands autour de<br />
+lui: il n'en est pas ainsi des enfants des<br />
+hommes!<br />
+
+<span style="margin-left: 3em;">C<span class="smcap">HATEAUBRIAND</span>.&mdash;<i>René</i>.</span><br />
+</p>
+<p class="r40">
+&mdash;Foi de Dieu, compère, la génisse et le<br />
+veau cinquante écus marqués?<br />
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&mdash;Non, cinquante-cinq....<br />
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&mdash;Cinquante.<br />
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&mdash;Cinquante-cinq..., c'est donné.<br />
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&mdash;Cinquante....<br />
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&mdash;Allons, mettons-en cinquante-deux,<br />
+compère, et rompons la paille.... Nous demanderons<br />
+ensuite une cruche de vin et une galette<br />
+de blé noir.<br />
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&mdash;Tope,... compère..., ma croix en Dieu.<br />
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&mdash;Tope, compère, ma croix en Dieu.&mdash;Paille<br />
+rompue, marché fait.<br />
+<span style="margin-left: 3em;">C<span class="smcap">ONAM-HEC</span>.&mdash;<i>M&#339;urs bretonnes</i></span>.<br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LA VENTE.</p>
+
+
+<p>Deux jours après l'entrevue du capitaine Benoît et du respectable
+<i>Van-Hop</i>, la <i>Catherine</i> se balançait sur les eaux tranquilles de la
+<i>rivière aux Poissons</i>, et, grâce au bas mât de la corvette anglaise
+que le courant avait apporté jusqu'à la hauteur du brick, qui fut ainsi
+remâté au moyen de deux <i>bigues</i> dressés sur les gaillards, il était
+impossible de retrouver à bord la moindre trace des ravages de
+l'ouragan.</p>
+
+<p>Les caillebottis et les panneaux avaient été enlevés, afin d'aérer et de
+sanifier la cale, pendant que l'équipage remplissait les barriques d'une
+eau pure et fraîche. On allait en consommer une si grande quantité!!!</p>
+
+<p>Il était environ midi, et le capitaine Benoît, légèrement vêtu,
+s'occupait à remettre sa dunette en ordre, à poser une foule de clous
+dont la destination était d'avance invariablement fixée; puis il
+s'arrêtait pour considérer un instant le portrait de Catherine et de
+Thomas, et recommençait à ranger, frotter, étiqueter.</p>
+
+<p>Malheureusement, le matelot de veille à l'avant du brick vint l'arracher
+à ces touchantes et modestes occupations d'intérieur, pour lui annoncer
+qu'une pirogue accostait à babord.</p>
+
+<p>C'était un des mulâtres de <i>Van-Hop</i>, qui, saluant Benoît, lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon maître vous attend... capitaine....</p>
+
+<p>&mdash;Enfin... il est donc arrivé, le vieux serpent! Je n'y comptais plus.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine, il revient du <i>Kraal</i> au moment même avec beaucoup de noirs
+et le roi <i>Taroo</i> qui les escorte; ils n'attendent que vous et les
+marchandises, capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Caiot</i>&mdash;dit Benoît à son quartier-maître, grand et beau garçon qui
+remplaçait le pauvre Simon comme lieutenant du capitaine...&mdash;<i>Caiot</i>,
+fais armer la chaloupe, mets-y neuf hommes, et embarque à bord les
+caisses et ballots que tu trouveras dans les soutes.</p>
+
+<p>&mdash;On est paré&mdash;dit <i>Caiot</i> au bout d'une demi-heure.</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça, mon garçon&mdash;reprit le capitaine&mdash;je te laisse à bord; fais
+toujours bien aérer l'entrepont, préparer les barres de justice, les
+fers, les menottes; que tout cela soit propre, convenable, décent; enfin
+qu'ils se trouvent ici comme chez eux... ou à peu près.</p>
+
+<p>&mdash;<i>N'y a pas de soin</i>, capitaine, ça sera gréé à donner envie d'y
+fourrer les pieds et mains; je vais faire balayer le lit de ces
+<i>messieurs</i>, et il faudra qu'ils soient bien difficiles s'ils ne sont
+pas contents, car les draps ne feront pas de plis, je vous jure.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, mon garçon; avant tout, l'humanité, vois-tu, parce
+qu'enfin ce sont des hommes comme nous, et une bonne action trouve tôt
+ou tard sa récompense...&mdash;ajouta Benoît de la meilleure foi du monde.</p>
+
+<p>Quand les marchandises furent arrimées à bord de la chaloupe, et que
+plusieurs matelots s'y furent placés, M. Benoît descendit dans sa yole,
+et, devançant l'autre embarcation, arriva bientôt près de M. Van-Hop,
+qui l'attendait à sa porte.</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc, allons donc, capitaine; arrivez donc, flâneur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien plutôt vous, père Van-Hop; deux jours... deux jours
+entiers....</p>
+
+<p>&mdash;Si vous croyez que les affaires vont vite avec ces gaillards-là, vous
+vous trompez; ils sont plus adroits qu'on ne le pense, diable! Mais
+enfin le roi Taroo est là dans ma case; vous allez le voir et vous
+entendre avec lui.... Mais vos marchandises!</p>
+
+<p>&mdash;Ma chaloupe les apporte; j'ai laissé un homme dans la yole pour
+montrer le chemin aux autres et les conduire ici.</p>
+
+<p>&mdash;Avec les marchandises?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute... soyez tranquille....</p>
+
+<p>&mdash;Bien... très-bien.... Maintenant je vais vous présenter à Sa
+Majesté....</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi donc, compère, je ne suis guère en toilette pour me
+présenter devant Sa Majesté... j'ai une barbe de sapeur... et puis une
+veste....</p>
+
+<p>Allez donc, allez donc... ne voulez-vous pas lui donner dans l'&#339;il...
+vieux coquet?&mdash;dit plaisamment le courtier en poussant Benoît dans
+l'intérieur de la maison.</p>
+
+<p>Le roi Taroo, majestueusement assis sur la table (au grand déplaisir de
+Van-Hop), les jambes croisées comme un tailleur, fumait dans une grande
+pipe.</p>
+
+<p>C'était un fort vilain nègre de quelque quarante ans, paré de son mieux,
+fièrement coiffé d'un vieux chapeau à trois cornes chargé de petites
+plaques de cuivre, et portant pour tout vêtement une grande canne à
+pomme argentée et un lambeau de ceinture rouge qui lui ceignait à peine
+les reins.</p>
+
+<p>Comme le courtier parlait fort agréablement namaquois, il servit
+d'interprète; et, après une heure de vive et chaleureuse discussion, on
+convint de se fier aux lumières de Van-Hop, qui devait rédiger les bases
+du traité consenti de part et d'autre. Il tira donc une écritoire de
+corne d'un secrétaire de noyer, tailla soigneusement une plume qu'il
+approcha vingt fois de ses yeux, et qu'il imbiba d'encre, à la grande
+satisfaction de Benoît, dont la patience était à bout.</p>
+
+<p>Puis il lut lentement ce qui suit à Benoît, après l'avoir préalablement
+traduit, au roi Taroo.</p>
+
+<p><i>Sur l'habitation de l'Anse aux Prés, e... etc.</i></p>
+
+<p><i>Moi, Paul Van-Hop, agissant au nom de... Taroo</i> (nom de baptême en
+blanc), <i>chef du Kraal de Kanti-Opow, tribu des grands Namaquois, je
+vends au nom dudit Taroo, à M. Benoît... (Claude-Borromée-Martial),
+capitaine du brick la</i> Catherine, <i>savoir:</i></p>
+
+<p><i>Trente-deux nègres, race de petits Namaquois, sains, vigoureux et bien
+constitués, de l'âge de vingt à trente ans; ci contre</i>. 32 <i>nègres</i>.</p>
+
+<p>Item: <i>Dix-neuf négresses à peu près du même âge, dont deux pleines et
+une ayant un petit de quelques mois... que le vendeur donne, noblement
+par dessus le marché; ci-contre</i>. 19 <i>négresses</i>.</p>
+
+<p>Item: <i>Onze négrillons et négrillonnes de neuf à douze ans; ci-contre</i>.
+11 <i>négrillons</i>.</p>
+
+<p><i>Total</i>, 32 <i>nègres</i>, 19 <i>négresses</i>, 11 <i>négrillons</i>.</p>
+
+<p>Et le courtier accentuait son addition comme s'il eût dit:</p>
+
+<p>Total: 32 livres 19 sous 11 deniers.</p>
+
+<p><i>Lesquels il livre audit Benoît (Claude-Borromée-Martial) moyennant</i>...</p>
+
+<p>Ici le courtier fut interrompu...</p>
+
+<p>&mdash;Mon bon Van-Hop&mdash;dit le capitaine&mdash;ajoutez: et à dame <i>Catherine
+Brigitte Loupot</i>, son épouse, comme étant en communauté de biens,
+meubles et immeubles....</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la peine... M. Benoît.</p>
+
+<p>&mdash;Si fait, car je dois bien ça... à ma pauvre épouse....</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous voudrez....</p>
+
+<p>Le chef Taroo, s'étant fait expliquer par Van-Hop le sujet de la
+discussion, et n'y comprenant rien du tout, but deux verres de rhum.</p>
+
+<p>Le courtier continua après avoir accédé au désir de Benoît, et mentionna
+dame Catherine-Brigitte Loupot. Il reprit:</p>
+
+<p><i>Moyennant:</i></p>
+
+<p><i>Vingt-trois fusils complets, garnis de leur baguette, batterie et
+baïonnette;</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Cinq quintaux de poudre à tirer</i>;</p>
+
+<p>&mdash;<i>Vingt quintaux de fer en barre;</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Quinze quintaux de plomb en saumon,</i></p>
+
+<p><i>Et six caisses de verroteries, colliers, bracelets en cuivre et en fil
+de laiton, qu'il s'oblige à remettre à moi, Van-Hop (Paul), agissant au
+nom et place du chef</i> Taroo.</p>
+
+<p>Item: <i>Pour mes frais de commission, déplacement, etc., ledit Benoît
+s'engage à me remettre, dans les vingt-quatre heures, la somme de mille
+livres en argent monnoyé et ayant cours, sans préjudice du marché fait,
+pour lui avoir fourni les matériaux nécessaires pour radouber et remâter
+son brick.</i></p>
+
+<p><i>Fait double entre nous, etc.</i><a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a></p>
+
+<p>Ceci lu et entendu, le chef Taroo agita la tête, et, levant un bras en
+signe d'acquiescement, pinça le nez de l'époux de Catherine, qui
+répondit à cette royale faveur par un salut fort courtois.</p>
+
+<p>&mdash;Voici la plume, capitaine&mdash;dit Van-Hop&mdash;maintenant: signez.</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela est bel et bon, mais avant de signer, je voudrais voir nos
+<i>messieurs</i> et nos <i>madames</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Rien de plus juste, capitaine, je ne suis pas de ces gens qui, comme
+on dit conseillent d'acheter chat en poche... venez par ici... vous les
+examinerez tout à votre aise.</p>
+
+<p>Ils s'approchèrent alors de l'enclos où l'on avait provisoirement
+renfermé les noirs.</p>
+
+<p>Hommes, femmes, enfants, étaient étendus à terre, les mains liées
+derrière le dos par une corde qui, leur entourant aussi les pieds de
+n&#339;uds assez lâches pour qu'ils pussent marcher, remontait encore faire
+le tour du col et se rattachait enfin au gros palmier qu'on leur faisait
+porter en route sur les épaules, par mesure de prudence.</p>
+
+<p>Benoît examina ces noirs en fin connaisseur.</p>
+
+<p>Il leur fit craquer leurs articulations pour juger de la souplesse des
+membres, puis ouvrir la bouche afin de voir l'état des dents, du palais
+et des gencives;</p>
+
+<p>Élever et abaisser les paupières dans le but de s'assurer si le globe de
+l'&#339;il était pur et limpide;</p>
+
+<p>Regarda la plante de leurs pieds pour y être certain qu'il n'y avait
+aucune trace de <i>chiques</i> ou insectes malfaisants qui déposent leurs
+&#339;ufs sous l'épiderme, et causent ainsi du violentes maladies...
+quelquefois le tétanos... par exemple;</p>
+
+<p>Leur frappa doucement le sternum et écouta si la poitrine résonnait <i>bon
+creux</i>;</p>
+
+<p>Leur mit le genoux sur l'estomac, sans appuyer trop fort... (oh non
+certes, le cher homme!) mais seulement pour juger si, malgré cette
+pression, la respiration s'échappait facile et sonore....</p>
+
+<p>Enfin, il s'occupa encore long-temps d'apprécier ou de découvrir une
+foule de défauts ou de qualités qu'il nous est impossible d'énumérer
+ici.</p>
+
+<p>Pendant ce long et consciencieux examen, que nous venons de décrire en
+partie, Benoît avait quelquefois souri d'un air de satisfaction: deux
+fois même, à la vue d'une belle et forte nature d'homme, il allongea ses
+lèvres en faisant entendre un léger sifflement admiratif; d'autres fois,
+au contraire, ses sourcils s'étaient contractés, et un énergique hum,
+hum, ou une forte inclination de la tête sur la clavicule gauche avaient
+témoigné de son mécontentement.</p>
+
+<p>Pourtant après quelques réflexions, employées sans doute à supputer les
+chances probables de son marché, il dit à Van-Hop:&mdash;J'accepte, compère,
+et vous faites une affaire d'or....</p>
+
+<p>&mdash;Peuh... mais, capitaine, avant de partir, examinez donc un peu, je
+vous prie, ce gaillard que le chef <i>Taroo</i> ma donné pour épingles. C'est
+un des plus beaux nègres que j'aie vendus de ma vie; voyez, c'est fort
+comme un bison, grand comme une girafe; mais, par exemple, il est si
+têtu, si têtu, qu'après l'avoir roué de coups, pour l'engager à se
+servir de ses jambes, le roi Taroo a été réduit à le faire apporter ici
+comme un jeune taureau récalcitrant, tenez... plutôt....</p>
+
+<p>Et il lui montrait un nègre qu'on pouvait juger d'une haute et puissante
+stature quoiqu'il fût courbé en deux, ayant les pieds et les mains
+joints et attachés ensemble.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, je crois, continua Van-Hop, le chef du Kraal ennemi, un petit
+Namaquois; il s'entête, mais quinze jours de régime du bord et des
+colonies, il deviendra doux comme une gazelle.</p>
+
+<p>Taroo, qui les avait suivis, après s'être ingéré de glorieuses rasades
+d'eau-de-vie, s'approcha, et la vue de son ennemi rallumant sans doute
+sa colère et sa haine, il se mit à injurier et menacer bien
+grossièrement le petit Namaquois, mais celui-ci fermait les yeux avec
+une dignité stoïque, et ne répondait à ces invectives que par un chant
+triste et doux.</p>
+
+<p>Ce sang-froid irrita fort le chef Taroo, qui lança une pierre au
+malheureux noir, mais comme elle ne l'atteignit pas, il allait sans
+doute recommencer, lorsque Van-Hop le prit par le bras et lui dit, en
+bon namaquois:</p>
+
+<p>&mdash;Doucement, doucement, grand chef, ce prisonnier est à moi maintenant,
+et vous allez me le détériorer... ne confondons pas, s'il vous plaît.</p>
+
+<p>Taroo continua ses cris et ses menaces; ces mots surtout: A<span class="smcap">tar</span>-G<span class="smcap">ull</span>,
+revenaient sans cesse au milieu de ses hurlements sauvages.</p>
+
+<p>&mdash;Que diable chante-t-il là? demanda Benoît.</p>
+
+<p>&mdash;C'est son nom... il l'appelle à ce qu'il paraît A<span class="smcap">tar</span>-G<span class="smcap">ull</span>.</p>
+
+<p>&mdash;Drôle de nom, le premier petit chat qui naîtra de <i>Moumouth</i>, c'est le
+chat angora de ma femme, père Van-Hop... je l'appellerai... comment
+dites-vous?</p>
+
+<p>&mdash;A<span class="smcap">tar</span>-G<span class="smcap">ull</span>... Dites comme moi... tenez: Atar....</p>
+
+<p>&mdash;Atar....</p>
+
+<p>&mdash;Bien, très-bien;... Atar... Gull....</p>
+
+<p>&mdash;Atar... Gull... Atar Gull....</p>
+
+<p>&mdash;Parfait....</p>
+
+<p>&mdash;Je le dirai comme ça jusqu'à demain: Atar-Gull; Atar-Gull, c'est égal
+c'est un bien drôle de nom.... Ah ça, combien voulez-vous du compère?...</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, pour vous, et à cause de votre épouse, mettons cent piastres.</p>
+
+<p>&mdash;Cent piastres!... et moi que gagnerais-je donc? Mon Dieu... cent
+piastres... cent piastres!</p>
+
+<p>&mdash;Vous le vendrez trois cents à la Jamaïque.... Tenez, comme c'est bâti!
+quelles épaules! quels bras! il est un peu maigre, mais quand il aura
+repris.... Vous verrez... d'abord je vous jure qu'il a du fond....</p>
+
+<p>&mdash;Quatre-vingts piastres, et c'est une affaire arrangée, père Van-Hop,
+et vraiment c'est une folie; mais tenez, pour le dire entre nous,
+j'emploierai mon gain a acheter des marabouts et un cachemire que je
+destine à madame Benoît, et puis à faire construire un petit canot pour
+Thomas, qui est fou de marine.</p>
+
+<p>&mdash;Allons.... Ah... vous faites de moi tout ce que vous voulez, mais vous
+êtes si bon mari, si bon père... qu'on ne peut rien vous refuser... va
+pour quatre-vingts gourdes.... C'est donné.</p>
+
+<p>Enfin l'affaire conclue, les marchandises livrées à Van-Hop, car Taroo,
+à force de goûter le rhum, était tombé ivre mort; les nègres rafraîchis,
+Benoît obtint que l'escorte du chef de Kraal se joindrait à ses huit
+matelots pour conduire par terre les nègres vendus jusqu'au mouillage
+de la <i>Catherine</i>; là, ils devaient être embarqués ou hissés à bord,
+selon la bonne volonté ou la résistance de chacun.</p>
+
+<p>Quant à <i>Atar-Gull</i>, un fin <i>serpent</i>, comme avait dit le chef <i>Taroo</i>,
+Benoît le fit porter à bord de la chaloupe, et le recommanda
+particulièrement à la surveillance du patron.</p>
+
+<p>Toutes ces petites dispositions prises, l'argent compté, les échanges
+faites, Benoît et Van-Hop n'avaient plus qu'à se séparer, jusqu'à la
+première traite, d'autant plus que le capitaine voulait profiter de la
+marée et d'une bonne brise d'est; or, suivant ce sage axiome, <i>que le
+vent n'attend personne</i>, il tendit cordialement la main au courtier:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, père Van-Hop... au revoir.</p>
+
+<p>&mdash;Et Dieu fasse que ce soit bientôt, digne capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Encore une poignée de main; c'est plaisir que de traiter avec vous,
+père Van-Hop.</p>
+
+<p>Ce bon capitaine, ça me fend le c&#339;ur de vous voir partir; mais tenez,
+encore deux ou trois ans de séjour sur la côte, et après vous
+m'emmènerez avec vous en Europe....</p>
+
+<p>&mdash;Bien vrai... ce sera une fameuse partie, nous rirons, allez... mais je
+bavarde, et je devrais déjà être à mon bord.... Adieu, adieu, mon
+vieux....</p>
+
+<p>Et ils s'embrassèrent à s'étouffer, c'était à arracher des larmes, à
+attendrir un c&#339;ur de roche.</p>
+
+<p>Tenez, père Van-Hop, avec ces bêtises-là vous me feriez pleurer comme un
+veau.... Adieu&mdash;dit brusquement Benoît&mdash;et d'un saut il fut dans sa
+yole qui descendit le courant du fleuve avec rapidité.</p>
+
+<p>&mdash;Encore adieu, digne capitaine&mdash;criait Van-Hop, en le saluant de la
+main&mdash;bien des choses à madame Benoît, bon voyage....</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, compère&mdash;répondait Benoît, qui de son côté agita son
+chapeau de paille tant qu'il put apercevoir le courtier sur le rivage.</p>
+
+<p>Deux heures après tous les noirs étaient dûment embarqués, arrimés,
+encaqués dans le faux pont de la <i>Catherine</i>, les nègres à babord et les
+négresses à tribord; quant aux négrillons, on les laissa libres.</p>
+
+<p>Atar-Gull fut séparément mis aux fers.</p>
+
+<p>Il est inutile de dire que pendant toutes ces man&#339;uvres, les noirs
+s'étaient laissé prendre, mener, hisser et enchaîner à bord avec une
+insensibilité stupide: ne pensant pas qu'on pût avoir d'autre but que
+celui de les dévorer, ils mettaient, selon la coutume, tout leur courage
+à rester impassibles.</p>
+
+<p>Avant de lever l'ancre, M. Benoît fit faire une bonne distribution de
+morue, de biscuit, et d'eau mêlée d'un peu de rhum.</p>
+
+<p>Mais presqu'aucun nègre n'y voulut toucher, ce qui n'étonna pas le digne
+capitaine, car les noirs, on le sait, restent ordinairement les cinq ou
+six premiers jours du voyage à peu près sans manger; aussi c'est alors
+que le <i>déchet</i> est le plus à craindre; ce moment passé, sauf quelques
+fâcheux résultats de la chaleur et de l'humidité, la proportion des
+pertes est fort minime.</p>
+
+<p>Enfin il mit à la voile par un joli vent frais de sud-est, vers les
+trois heures du soir, et à six heures..... au coucher du soleil, la côte
+d'Afrique ne se dessinait plus au loin que comme une ligne brumeuse et
+étroite.</p>
+<hr class="fin" />
+
+
+<h2><a name="LIVRE_II" id="LIVRE_II"></a>LIVRE II.</h2>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<h3><a name="CHAPITRE_Ib" id="CHAPITRE_Ib"></a>CHAPITRE I.</h3>
+
+<p class="r45">
+Si mon songe de bonheur fut vif,<br />
+il fut de courte durée.<br />
+<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">Châteaubriand</span>.&mdash;<i>Atala</i>.</span><br />
+</p>
+
+<p class="r45 nind">
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&mdash;Vous voulez être riche?<br />
+<br />
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;Elle l'était, la coquine, deux fois<br />
+plus qu'elle ne le méritait.<br />
+<br />
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&mdash;Et vous le serez: puisque c'est<br />
+l'or que vous aimez, il faut aller vous<br />
+chercher de l'or.<br />
+<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">Diderot</span>.&mdash;<i>Ceci n'est pas un
+conte</i>.&mdash;Vol.&nbsp;<span class="smcap">vii.</span></span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">L'INCONNUE.</p>
+
+
+<p>Dors, va, dors en paix, brave capitaine; allonge tes membres engourdis
+sur la toile fine et blanche tissée par ta Catherine. La vois-tu assise
+au coin d'un feu pétillant, dans les longues soirées d'hiver, l'&#339;il
+fixe, humide; elle quitte quelquefois le travail pour attacher un long
+regard sur ton portrait, tout en jouant avec l'épaisse et rude chevelure
+de <i>Thomas</i>, pendant que <i>Moumouth</i>, grave et silencieux, lèche et polit
+sa fourrure soyeuse et bigarrée.</p>
+
+<p>Alors elle calcule sans doute avec angoisse le terme de ton voyage, la
+vertueuse épouse! C'est qu'aussi tu l'aimes tant, ta digne femme! pour
+elle, tu braves des dangers sans nombre; pour elle, capitaine Benoît, tu
+te voues corps et âme à un métier atroce, tu passes pour un brigand,
+pour un ignoble vendeur de chair humaine, toi... toi, dont l'âme est si
+naïve et si pure! Tu devras rendre, il est vrai, un bien effrayant
+compte devant Dieu!... mais tu auras au moins procuré à Catherine une
+douce et paresseuse existence. Tu seras tout consolé, brave homme, et tu
+grimaceras encore ton honnête sourire au milieu des flammes de Lucifer,
+en voyant peut-être Catherine, assise dans le ciel, pêle-mêle avec les
+blonds chérubins aux ailes de moire et d'azur.</p>
+
+<p>Comment aussi le retour d'un pareil mari ne ferait-il pas époque dans
+une famille?</p>
+
+<p>Je ne saurais pourtant vous dire au juste si Catherine espère ou redoute
+ce bienheureux retour... peut-être le sait-il... ce grand canonnier de
+marine étendu complaisamment dans le fauteuil unique de M. Benoît,
+coiffé de la <i>gorra</i> de M. Benoît, fumant enfin, dans la meilleure pipe
+de M. Benoît, du tabac de M. Benoît; alors, que Thomas et Moumouth
+regardent par moments cet intrus d'un air craintif et colère.</p>
+
+<p>Eh! mais j'y pense; si, pendant que le brave capitaine trafique avec le
+père Van-Hop, affronte les tempêtes... Catherine... le?...</p>
+
+<p>Bah... bah... dors, va; dors, Claude; dors, Martial; dors, Borromée;
+rêve, rêve le bonheur et la fidélité de ta femme... Un songe heureux,
+vois-tu, frère, c'est encore ce qu'il y a de plus positif dans notre
+tant joyeuse existence... dors, la brise fraîchit, ton autre Catherine
+est en route (et elle est doublée et chevillée en cuivre, celle-ci!...)</p>
+
+<p>Bonne! bonne <i>Catherine</i>, elle n'est pas coquette non plus celle-ci. Oh!
+mon Dieu, tous les ans, une pauvre couche de goudron, quelques voiles
+neuves, un coup de peigne dans son gréement, et la voilà pimpante et
+proprette, toujours douce, soumise, obéissante... Ah! digne Benoît,
+c'est à celle-ci que tu devrais borner tes amours... Au lieu de ton gros
+Thomas, tu te serais donné un joli petit sloop, vif, léger, hardi, qui
+eût voltigé autour de ton brick comme un jeune Alcyon auprès de sa mère.</p>
+
+<p>Cette Catherine-ci aurait reçu dix, vingt, trente canonniers... que tu
+n'en eusses pas été jaloux... Certainement non, au contraire, comme vont
+le prouver les événements.</p>
+
+<p>Enfin, dors toujours... le soleil va se lever pur et radieux, si j'en
+crois cette légère vapeur et cette teinte de pourpre qui lutte à
+l'orient contre les dernières ombres de la nuit, et fait pâlir les
+étoiles.</p>
+
+<p>Dors, capitaine; ton second, ton autre Simon, ton fidèle <i>Caiot</i> veille
+pour toi, veille pour tous...</p>
+
+<p>Depuis quelques instants, lui et sa longue-vue, incessamment braqués
+vers le sud-est, observaient dans cette direction avec une infatigable
+curiosité.</p>
+
+<p>&mdash;«Je donnerais mon quart de vin pendant huit jours&mdash;se disait
+Caiot&mdash;pour que le soleil fût haut... Par tous les saints du
+calendrier, il me semble pourtant voir quelque chose... non... si...
+diable de brume... une fois le soleil levé, je serais sûr... allons
+encore... ah! voici enfin une clarté de crépuscule; gueux de fanal, sors
+donc... sors donc... ah! enfin le voilà... est-il rouge ce matin!...
+mais oui... oui... je distingue parfaitement.... c'est une goëlette tout
+au plus à un mille de nous... ah ça... mais... je n'ai jamais vu de
+voilure comme la sienne.... quelles basses voiles... quels huniers!
+quelle mâture penchée sur l'arrière!...</p>
+
+<p>Et en énumérant ces singulières qualités, la figure de Caiot prenait peu
+à peu une expression d'étonnement nuancée d'une légère teinte de
+frayeur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais&mdash;reprit-il en braquant de nouveau sa lunette&mdash;elle a l'air
+d'avoir le même cap que nous! on dirait qu'elle navigue dans nos eaux,
+<i>n'y a pas de soin</i>; mais il faut toujours prévenir le capitaine.»</p>
+
+<p>D'un bond, Caiot fut à la porte de la dunette; et, après sept minutes
+d'un bruit à réveiller un chanoine, la porte s'ouvrit lentement, et M.
+Benoît apparut sur le pont, tout étonné, débraillé, ébouriffé, se
+tordant les bras, se frottant les yeux encore lourds de son bon gros
+sommeil, et entremêlant cette expressive pantomime de oh!... de brrrr...
+de ah!... il fait frais... brrrr... etc.</p>
+
+<p>&mdash;Bigre de Caiot&mdash;dit enfin le capitaine qui commençait à avoir des
+idées claires et lucides.</p>
+
+<p>Or, je ne suis pas superstitieux; mais il me semble peu convenable de
+saluer le soleil par un quasi juron, par&mdash;bigre de Caiot&mdash;car je me
+rappelle toujours en tremblant le sort de ce pauvre Simon (que les
+flammes de l'enfer ne lui soient pas trop ardentes!)</p>
+
+<p>&mdash;Bigre de Caiot&mdash;fit donc le capitaine&mdash;je dormais si bien... Enfin,
+que me viens-tu chanter?</p>
+
+<p>&mdash;Je crains que ce ne soit une drôle de ronde.... capitaine; c'est une
+goëlette qui paraît vouloir...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu... une goëlette... c'est peut-être celle que nous deux ce
+pauvre Simon nous avions déjà signalée!</p>
+
+<p>&mdash;C'est possible, capitaine; voici la longue-vue...</p>
+
+<p>&mdash;Donne... donne, mon garçon..., ah! mais... oui... bigre... c'est bien
+cela; et tu dis qu'elle a l'air de nous suivre?</p>
+
+<p>&mdash;Voyez plutôt, capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Ça ne dit rien, on peut faire la même route sans pour cela suivre les
+gens comme des voleurs à la piste.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous m'en croyez, capitaine, nous laisserons porter un quart de
+plus, nous virerons de bord s'il le faut; et si elle imite en tout notre
+man&#339;uvre, nous serons bien sûrs alors qu'elle veut nous appuyer une
+chasse. Hein?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faire? nous chasser! ce n'est pas un bâtiment de guerre
+préposé pour empêcher la traite, c'est tenu comme une piguière; si c'est
+un pirate, il doit bien voir à notre air d'où nous venons, et qu'il n'y
+a rien à faire ici pour lui...</p>
+
+<p>&mdash;Dam, capitaine... voyez... mais elle approche... elle nous gagne...
+c'est celle-là qui a des jambes... bon, voilà qu'elle grée ses
+catacoës... et toujours le cap sur nous; c'est là que je reconnais
+l'entêtement?&mdash;dit Caiot en agitant son index.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, garçon, fais venir un peu au vent, après laisse arriver;
+virons enfin de bord... et si elle nous suit toujours, nous lui
+demanderons ce qu'elle nous veut; n'est-ce pas?... c'est plus franc...</p>
+
+<p>D'après cette décision, la <i>Catherine</i> se mit à louvoyer.</p>
+
+<p>Vous vous êtes quelquefois trouvé la nuit, par un ciel voilé, dans une
+de ces longues rues de Cordoue si sombres et si étroites, errant avec
+insouciance et entendant sans l'écouter le bruit sonore et cadencé de
+vos pas, qui retentissait sur les larges dalles des trottoirs.</p>
+
+<p>Abîmé dans une douce et amoureuse pensée; vous marchiez toujours; mais
+votre imagination s'égarait ailleurs, soulevait peut-être cette jalousie
+verte, ces lourds rideaux de soie... que sais-je, moi?</p>
+
+<p>Lorsqu'un autre bruit de pas qui semblait être l'écho de votre marche,
+écho d'abord lointain, puis plus proche, puis enfin tout près de vous,
+appelait votre attention, et vous tirait d'une ravissante rêverie, sans
+doute.</p>
+
+<p>Alors, redressant la tête, élevant votre cape sur vos yeux, et cherchant
+dans votre poche la crosse mignonne et ciselée d'un pistolet,
+chef-d'&#339;uvre d'Ortiz père, doyen des armuriers de Tolède, vous
+ralentissiez fièrement le pas...</p>
+
+<p>On ralentissait le pas derrière vous.</p>
+
+<p>Vous le doubliez...</p>
+
+<p>On le doublait.</p>
+
+<p>Vous quittiez le trottoir gauche...</p>
+
+<p>On quittait le trottoir gauche.</p>
+
+<p>Vous alliez à droite...</p>
+
+<p>On allait à droite...</p>
+
+<p>Vous reveniez à gauche..</p>
+
+<p>On revenait à gauche...</p>
+
+<p>Las enfin, et prenant le milieu de la rue, car, en Espagne, les entrées
+de porte sont dangereuses, vous vous retourniez bravement en disant au
+fâcheux:&mdash;Seigneur cavalier; que veut votre grâce?</p>
+
+<p>Et sa grâce pouvait voire luire dans l'ombre le canon damasquiné du
+chef-d'&#339;uvre d'Ortiz père.</p>
+
+<p>&mdash;Alors ici le drame se simplifiait ou se compliquait singulièrement.</p>
+
+<p>Eh bien! la <i>Catherine</i> avait exactement agi sur l'Océan comme vous
+aviez agi dans la rue de Cordoue; elle avait
+louvoyé,&mdash;viré,&mdash;tourné;&mdash;la damnée goëlette avait
+louvoyé,&mdash;viré,&mdash;tourné.</p>
+
+<p>Or le capitaine Benoît, ne conservant plus aucun doute sur les
+intentions de ce navire, n'imita pas votre impertinente fanfaronnade;
+d'abord parce qu'il n'avait pas de canons à bord, et qu'il s'était
+aperçu, dans les différentes man&#339;uvres exécutées par la goëlette,
+qu'elle avait des canons et beaucoup.</p>
+
+<p>Et puis l'âge et l'expérience avaient mûri cette vieille tête grise;
+aussi ordonna-t-il simplement à Caiot de mettre dehors toutes les voiles
+du brick, et de tâcher d'échapper par la fuite à cet infernal curieux.</p>
+
+<p>C'était, vous voyez, un moyen que vous pouviez encore employer pour
+dénouer le drame de la rue de Cordoue.</p>
+
+<p>Le brick marchait comme un poisson; mais la goëlette volait comme un
+oiseau, et on voyait même qu'elle ne déployait pas encore toutes ses
+ressources, se contentant d'observer toujours une honnête distance entre
+elle et le brick.</p>
+
+<p>Celui-ci se couvrit de toile; elle, sans efforts, avec calme, sans
+paraître augmenter sa voilure... doubla sa vitesse et se maintint
+toujours à la même portée.</p>
+
+<p>&mdash;C'est infernal&mdash;disait Benoît qui, ne comprenant rien à cette
+man&#339;uvre, voyait l'immense supériorité de la goëlette sur son
+brick...&mdash;Puisqu'elle marche mieux que moi, pourquoi ne pas profiter de
+son avantage, et me dire tout de suite ce qu'elle veut... au lieu de
+s'amuser avec <i>Catherine</i> comme un chat avec une souris.</p>
+
+<p>Il ne croyait pas dire si juste, le pauvre homme.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine... tenez... tenez, la voilà qui ouvre la bouche&mdash;dit Caiot
+en voyant l'éclair qui précède un coup de canon...&mdash;<i>n'y a pas de
+soin</i>&mdash;dit-il en levant la tête au long sifflement qui cria dans les
+cordages.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à boulet!</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça, mais est-elle bête?&mdash;dit Benoît rouge de colère.&mdash;Qu'est-ce que
+ces bigres de sauvages-là? et pas un canon à mon bord...&mdash;hurlait le
+capitaine en se rongeant les pouces;&mdash;aussi a-t-on jamais vu un négrier
+attaqué par un pirate, car ce ne peut être que ça...</p>
+
+<p>Un second éclair brilla, et ce ne fut point un sifflement, mais bien un
+bruit sourd et mat que l'on entendit; c'était un boulet qui se logeait
+dans la préceinte.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bigre... bigre... bigre de goëlette... elle va me couler comme une
+outre...</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine&mdash;fit Caiot, pâle et blême comme tout l'équipage que ces
+salves réitérées avaient attiré sur le pont, et qui devisait fort agité
+sur tout ceci&mdash;capitaine, elle veut peut-être vous prier de mettre en
+panne?</p>
+
+<p>&mdash;J'y pensais, mais c'est bien dur. Allons, allons, brassez tribord, la
+barre sous le vent.</p>
+
+<p>L'effet des voiles se neutralisant, le brick resta immobile; alors aussi
+le feu cessa à bord de la goëlette qui s'approcha tout près de la
+<i>Catherine</i>, et on entendit ces mots s'échapper de l'orifice d'un large
+porte-voix:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine
+dedans.</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Avec le capitaine dedans!</i>&mdash;répéta ironiquement Benoît;&mdash;plus souvent
+que j'irai... est-ce qu'il se fiche de moi? sans pavillon, sans signe
+de reconnaissance, avec sa tournure de flibustier? ah! oui... pas
+mal... Pauvre Catherine, va, si tu savais que dans ce moment...</p>
+
+<p>Le monologue de Benoît fut interrompu par le porte-voix de la goëlette,
+qui répéta avec le même accent, la même mesure:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine
+dedans.</i></p>
+
+<p>Et puis aussi on vit briller un boute-feu sur les passe-avants de
+l'inconnue.</p>
+
+<p>&mdash;Bigre de scie... je t'entends bien&mdash;dit Benoît; et tâchant d'éluder la
+question, il répondit à son tour avec volubilité:</p>
+
+<p>&mdash;Ohé de la goëlette, d'où venez-vous?&mdash;Que voulez-vous du
+capitaine?&mdash;Pourquoi ne hissez-vous pas votre pavillon?&mdash;De quelle
+nation êtes-vous?&mdash;Je ne vous connais pas.&mdash;Je suis Français.&mdash;Je vais
+de Nantes à la Jamaïque.&mdash;Je n'ai rencontré aucun navire.</p>
+
+<p>Le porte-voix de la goëlette, dont on voyait toujours la large gueule,
+laissa déborder ce flux de paroles et de questions; et, après un moment
+de silence, la grosse voix répéta avec le même accent, avec la même
+mesure:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine
+dedans.</i></p>
+
+<p>Et un coup de canon, qui ne blessa personne, partit avec le dernier mot
+de la phrase, en manière de péroraison.</p>
+
+<p>&mdash;Le chien, est il taquin!&mdash;dit Benoît.&mdash;Allons, il faut y mordre. Oh!
+mon pauvre Simon, Simon, où es-tu?... La yole à la mer, Caiot, et quatre
+hommes pour y nager.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine&mdash;dit Caiot&mdash;défiez-vous; ça m'a l'air d'un flibustier.</p>
+
+<p>&mdash;Que diable veux-tu qu'il me prenne; il a peut-être besoin d'eau ou de
+vivres...</p>
+
+<p>&mdash;C'est encore possible... le canot est paré, capitaine...</p>
+
+<p>Et le malheureux Benoît y descendit à peine vêtu; sans armes, sans
+chapeau... au moment où le maudit porte-voix répétait encore, avec le
+même accent, avec la même mesure:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine
+dedans.</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Le capitaine dedans...</i> <i>le capitaine dedans...</i> Il y est, bigre
+d'animal, <i>dedans...</i> On y va... Un instant donc, fichtre!!!!&mdash;gromelait
+Benoît comme un domestique récalcitrant qui répond à la vibrante et
+infatigable sonnette d'un maître asthmatique et goutteux.</p>
+
+<p>&mdash;Allons toujours donner la pâtée aux moricauds&mdash;dit Caiot&mdash;car ils
+crient comme des chacals.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IIb" id="CHAPITRE_IIb"></a>CHAPITRE II.</h3>
+
+<p class="r40">Hélas! chaque heure dans la société<br />
+ouvre un tombeau, et fait couler une<br />
+larme.<br />
+<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">Châteaubriand</span>.&mdash;<i>René</i>.</span><br />
+</p>
+<p class="r40">.....Cette scène avait quelque chose<br />
+d'étrange qui étonnerait l'âme la plus assurée.<br />
+<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">Charles Nodier</span>.&mdash;<i>Roi de Bohême</i>.</span><br />
+</p>
+
+<p class="r40">C'est une étrange sensation que produit<br />
+sur l'oreille le bruit qu'on fait en<br />
+armant un pistolet, quand vous savez<br />
+que le moment d'après votre sein va<br />
+être visé à douze toises de distance ou à<br />
+peu près;&mdash;cent, n'est-ce pas une distance<br />
+honorable?<br />
+<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">Byron</span>.&mdash;<i>Don Juan</i>, ch. IV, <span class="smcap">xli.</span></span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LA HYÈNE.</p>
+
+
+<p>Plus Benoît approchait de la goëlette, plus il concevait de défiance et
+de soupçons, surtout lorsqu'arrivé tout près, il put distinguer les
+étranges compagnons qui, appuyés sur les bastingages, suivaient
+curieusement les man&#339;uvres de son petit canot.</p>
+
+<p>Ce fut aussi avec un imperceptible battement de c&#339;ur que le capitaine
+de <i>la Catherine</i> remarqua deux petits nuages d'une fumée bleuâtre
+qui,&mdash;tourbillonnant au-dessus des caronades,&mdash;attestaient des
+dispositions encore hostiles de ce singulier navire.</p>
+
+<p>Enfin, Claude-Borromée-Martial accosta la goëlette.</p>
+
+<p>(Ce fut, je crois, un vendredi du mois de juillet 18..... à sept heures
+vingt-neuf minutes du matin.)</p>
+
+<p>Au moment où Benoît se disposait à monter à bord, un coup de sifflet
+aigu, modulé, retentit fortement; cette marque de déférence qui, dans la
+civilité nautique, signale toujours l'arrivée d'un personnage de
+distinction, rassura un peu notre bon capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne sont pas encore si sauvages qu'ils en ont l'air&mdash;dit-il en se
+hissant au moyen de tire-veilles qu'on lui avait jetées avec galanterie.</p>
+
+<p>Il arriva sur le pont de la <i>Hyène</i> (la goëlette s'appelait <i>la Hyène</i>).</p>
+
+<p>Là, ma foi, n'eût été la grâce toute courtoise avec laquelle on avait
+sifflé pendant qu'il grimpait à bord, là, Benoît eût senti une bien
+poignante inquiétude, croyez-moi; car il put considérer à loisir ce
+hideux équipage.</p>
+
+<p>Quelles figures, bon Dieu!</p>
+
+<p>Certes, l'équipage de <i>la Catherine</i> n'était pas tout composé de timides
+adolescents qui venaient de se séparer pour la première fois d'une bonne
+vieille mère, en emportant sa sainte bénédiction, qui s'essuyaient les
+yeux au seul souvenir de ses cheveux blancs si vénérables, qu'ils
+baisaient chaque matin avec respect et joie en disant:&mdash;Bonjour, mère!</p>
+
+<p>Avant le départ, tous n'avaient pas été murmurer une humble prière à la
+bonne Vierge qui protège les pauvres marins, et puis offrir naïvement
+sur son autel une modeste couronne de paquerettes des bois.</p>
+
+<p>Et lorsque le soleil, disparaissant le soir sous un immense dais de
+pourpre et d'or, semblait changer la mer en un océan de feu, et inondait
+encore le brick d'une clarté flamboyante, certes, bien peu allaient
+d'habitude se prosterner sur le pont et unir leurs voix reconnaissantes
+en un religieux cantique, dont les touchantes paroles se mêlaient aux
+majestueuses et sublimes harmonies de la nature.</p>
+
+<p>Ce n'étaient pas non plus de chastes et d'honnêtes pensées qui venaient
+sourire à leur ardente imagination, et dont ils se berçaient le soir en
+s'endormant balancés dans un hamac.</p>
+
+<p>Certes, ils n'avaient pas de ces visages frais, roses et candides, de
+ces fronts blancs et purs qui se colorent d'une si voluptueuse rougeur
+au premier regard d'une femme; ils ne soulevaient pas timidement de ces
+beaux yeux voilés de longs cils de soie, de ces yeux qui disent à seize
+ans, avec une mélancolie si douce:&mdash;Oh!... comme j'aimerais une femme
+qui voudrait de moi... mais, mon Dieu, quelle femme voudra de moi?...</p>
+
+<p>Revenons aux marins de Benoît; non certes, ils n'étaient pas ainsi; je
+l'avouerai même, ils se montraient un peu blasphémateurs,&mdash;un peu
+buveurs,&mdash;un peu querelleurs,&mdash;un peu tueurs,&mdash;un peu joueurs,&mdash;un peu
+voleurs,&mdash;un peu adonnés aux négresses, aux Espagnoles, aux Indiennes,
+aux Japonaises, aux Américaines, aux Haïtiennes, même aux Namaquoises,
+grandes ou petites, cela dépendait de la route qu'ils suivaient.</p>
+
+<p>Mais, grand Dieu! quelle différence avec l'équipage de <i>la Hyène</i>; quels
+hommes! ou plutôt quels démons!</p>
+
+<p>Laids, sales, déchirés, couverts de méchants haillons, noirs de poudre
+et de fange, basanés, cuivrés, bronzés, cicatrisés; les cheveux et la
+barbe longs, malpropres, les yeux farouches et creux, les ongles
+crochus, et des jurements! des plaisanteries! ah!</p>
+
+<p>C'était à donner la chair de poule à l'honnête Benoît, qui, après tout,
+faisait, si vous voulez, un petit trafic que quelques personnes
+réprouvent; mais au moins le faisait-il honnêtement, en conscience, et,
+après tout, comme il le disait avec beaucoup de justesse d'esprit: Pour
+soutenir les colonies; car, sans colonies, adieu sucre, adieu café,
+adieu indigo, etc.</p>
+
+<p>Ces réflexions, je vous le dis, vinrent en foule assaillir le capitaine
+Benoît, lorsqu'il fut sur le pont de <i>la Hyène</i>.</p>
+
+<p>Et ce pont avait aussi, comme tous ces atroces visages, une expression,
+une physionomie particulière.</p>
+
+<p>C'étaient des man&#339;uvres mêlées et confondues, des armes jetées çà et là,
+pour qu'on pût les trouver toujours prêtes; un plancher humide et
+boueux, couvert, en quelques endroits, de larges taches d'un rouge noir;
+des canons en état de faire feu, mais remplis de crasse et de rouille;
+puis, sur quelques affûts, encore des traces de ce même rouge noir,
+mêlées de certains débris membraneux séchés et racornis au soleil, que
+Benoît reconnut en frissonnant pour être des restes de lambeaux de chair
+humaine!</p>
+
+<p>Oh! c'est alors qu'il regretta le pont de son brick, si blanc, si
+propre, si net! son gréement lisse et peigné, les jalousies vertes de sa
+petite chambre, ses jolis rideaux de toile perse, bigarrés et émaillés
+de fleurs comme un parterre... et sa moustiquaire diaphane... et son lit
+où il dormait si bien... et son verre de gyn, humé lentement en
+compagnie de ce pauvre Simon, tout en causant de Catherine et de Thomas,
+de ses riants projets pour l'avenir, de sa modeste ambition et de son
+espoir de finir ses jours par une belle soirée d'automne, à l'ombre des
+acacias qu'il avait plantés, entouré de deux ou trois générations de
+petits Benoît.</p>
+
+<p>Oh! mon Dieu, Montaigne a bien raison! <i>Comme la fatalité nous masche!</i></p>
+
+<p>&mdash;Tu as b.... renâclé pour venir au lof, vieux marsouin&mdash;lui dit un
+homme à figure repoussante, et qui n'avait qu'un &#339;il; cet intrigant
+était à peine vêtu d'un pantalon déchiré, d'une vieille, vieille chemise
+de laine rouge, sale et grasse, et ceint d'une corde au travers de
+laquelle passait la lame d'un grand couteau à manche de bois.</p>
+
+<p>Ici Benoît rassembla sa dignité, son courage, et répondit sans émotion:</p>
+
+<p>&mdash;Vous aviez seize canons et je n'en avais pas un... c'est pas cher
+d'amariner les gens à ce prix-là, bigre!</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour cela, mon gros souffleur, qu'il faut gouverner droit, parce
+que la raison est toujours du côté des canons... et tu vois si nous
+sommes raisonnables...</p>
+
+<p>Dit le gentilhomme, en lui faisant observer que les gaillards étaient
+parfaitement garnis...</p>
+
+<p>&mdash;Enfin&mdash;reprit Benoît avec impatience&mdash;vous m'avez hélé; que
+voulez-vous de moi? je perds la brise; est-ce que vous allez m'embêter
+encore long-temps comme ça?</p>
+
+<p>&mdash;N'y a que le commandant qui puisse te répondre; en attendant, sois
+calme et ronge ton câble, ça t'empêchera de grincer des gencives...</p>
+
+<p>&mdash;Le commandant! ah! vous avez un commandant ici, ça doit être du
+propre&mdash;dit imprudemment Benoît, avec une sorte de moue dédaigneuse.</p>
+
+<p>&mdash;Mords ta langue, vieille carogne, ou je te l'arrache pour la jeter aux
+requins!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, bigre d'enfer...&mdash;s'écria le malheureux capitaine...&mdash;enfin que
+me voulez-vous?... est-ce de l'eau ou des vivres?</p>
+
+<p>&mdash;De l'eau et des vivres, toujours de l'eau et des vivres, même du rhum,
+ça ne peut jamais nuire.</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc cela tout de suite... Ohé!... toi, Jean-Louis&mdash;cria Benoît
+à un de ses canotiers&mdash;rallie le bord et apporte dans la yole...</p>
+
+<p>&mdash;Toi&mdash;dit l'interlocuteur de Benoît en s'adressant au matelot
+précité&mdash;toi, Jean-Louis, je <i>t'infuse</i> deux balles dans les reins si tu
+fais mine de pousser au large.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quelle bigre, bigre de scie!... vous ne voulez donc ni eau ni
+vivres?</p>
+
+<p>&mdash;Nous irons nous-mêmes en chercher à ton bord, vieille bête...</p>
+
+<p>&mdash;Comme je danse&mdash;fit Benoît.</p>
+
+<p>&mdash;Tu verras, que je te dis.... et sans toi encore.</p>
+
+<p>Ici, le capitaine de <i>la Catherine</i>, au lieu de répondre, clignota des
+yeux, enfla sa joue gauche en la soulevant avec sa langue, et tapa
+légèrement sur cette proéminence du bout de son index.</p>
+
+<p>Cette pantomime bien inoffensante, vous le voyez, parut pourtant
+insultante au gentilhomme; car, d'un revers de sa large main, noire et
+velue, il étendit le pauvre Benoît sur le pont, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu prends <i>le Borgne</i> pour un mousse, dis donc...
+attachez-moi cet animal-là par les pattes, vous autres...</p>
+
+<p>Ce qui fut fait malgré les <i>bigres</i> et les <i>fichtres</i> réitérés de
+Benoît.</p>
+
+<p>Les matelots de son embarcation étaient tenus en respect par <i>le Borgne</i>
+et ses honnêtes amis.</p>
+
+<p>Une grosse tête, hideuse et crépue, sortit du panneau en criant:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Le Borgne</i>... <i>le Borgne</i>, le commandant demande ce qu'on déralingue
+sur le pont.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le vieux caïman qui gouverne le brick <i>que l'on fait se
+taire</i>...</p>
+
+<p>La grosse tête disparut.</p>
+
+<p>Puis elle reparut.</p>
+
+<p>&mdash;Eh!&mdash;dit le vilain mousse&mdash;eh! <i>le Borgne</i>, le commandant ordonne
+qu'on lui apporte le <i>monsieur</i>.</p>
+
+<p>Et, bon gré mal gré, l'honnête Benoît fut affalé par le panneau, et se
+trouva auprès d'une petite porte qui donnait dans la cabine du seigneur
+et maître de <i>la Hyène</i>.</p>
+
+<p>Là, le misérable entendit une voix, oh! une voix de tonnerre qui
+hurlait:</p>
+
+<p class="point">&mdash;Mais qu'on le coupe en deux comme une pastèque, ce vieux gueux-là...
+s'il se rebiffe... Ah! on l'a apporté!... eh bien! qu'on lui délie les
+quilles, et qu'il entre... nous allons nous voir le blanc des yeux.</p>
+
+<p class="point2">&nbsp;</p>
+
+<p>Ici, Claude-Martial-Borromée pensa à Catherine et à Thomas, boutonna sa
+veste, passa la main dans ses cheveux gris, toussa deux fois... se
+moucha... Et entra...</p>
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IIIb" id="CHAPITRE_IIIb"></a>CHAPITRE III.</h3>
+
+<p class="r45">Peut-être, messieurs, ne savez-vous<br />
+pas ce que c'est que le pal?...<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;"><span class="smcap">Jules Janin</span>.&mdash;<i>L'Âne mort.</i></span><br />
+</p>
+
+
+<p class="r45">Je frissonnai, et je crus que ma<br />
+dernière heure était arrivée.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;"><span class="smcap">P. Mérimée</span>.&mdash;<i>L'Enlèvement de la redoute.</i></span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">MONSIEUR BRULART.</p>
+
+
+<p>En vérité, il méritait bien de commander <i>la Hyène</i> et son hideux
+équipage.</p>
+
+<p>Telle fut la première réflexion du capitaine Benoît, lorsqu'il se trouva
+face à face avec ce personnage.</p>
+
+<p>Figurez-vous un homme d'une taille athlétique, avec un visage pâle et
+plombé, un front plissé, un nez long et mince, d'épais sourcils d'un
+noir de jais, et des yeux d'un bleu clair et vitreux d'une fixité
+insupportable; un menton large et carré, des joues creuses, recouvertes
+d'une barbe épaisse à moitié longue, et puis enfin une bouche bordée de
+lèvres minces et blafardes, agitées par un tremblement convulsif presque
+continuel qui, par exemple, laissaient voir, pourquoi ne l'avouerait-on
+pas, de fort belles dents parfaitement rangées.</p>
+
+<p>Pour tout vêtement, il portait une grosse chemise bleue à moitié usée
+qu'il attachait ordinairement autour de ses reins avec un bout de
+bitord; aussi Benoît put-il admirer à son aise la force puissante de ses
+membres musculeux, bruns et velus.</p>
+
+<p>Seulement ses mains, toutes malpropres, toutes noires qu'elles étaient,
+témoignaient, par leur forme longue et effilée, par la délicatesse de
+leurs contours, témoignaient, dis-je, d'une grande distinction de
+race...</p>
+
+<p>Le commandant Brulart, car il avait un nom et s'appelait Brulart, même
+aucuns disent un nom ancien, un nom historique, qui, déjà illustre sous
+François I<sup>er</sup>, fit pâlir plus d'une fois les généraux de
+Charles-Quint; quant à moi, je ne crois guère à ces dires; toujours
+est-il que M. Brulart était assis sur un vieux coffre, et avait devant
+lui une petite table tachée de graisse et de vin sur laquelle il
+s'appuya quand il vit entrer Benoît.</p>
+
+<p>Ce fut donc la tête dans ses mains, les coudes sur la table, son regard
+clair et perçant attaché sur le bon homme, qu'il s'apprêta à engager la
+conversation.</p>
+
+<p>Benoît, voulant lui épargner la peine de commencer, prit la parole avec
+dignité:</p>
+
+<p>&mdash;Saurai-je enfin pourquoi...&mdash;mais M. Brulart l'interrompit de sa
+grosse voix:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Pourquoi toi-même!</i> chien; au lieu de m'interroger, réponds....
+pourquoi as-tu été si long-temps à mettre ton <i>ourque</i> en panne?</p>
+
+<p>À ces mots, le front de M. Benoît se colora d'une vive et légitime
+indignation; il fût peut-être resté impassible pour une injure adressée
+à lui personnellement, mais insulter son brick... <i>sa Catherine!</i>
+appeler son joli navire une <i>ourque!</i> c'était plus qu'il n'en pouvait
+supporter; aussi reprit-il vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Mon brick n'est pas une <i>ourque</i>, entendez-vous, malhonnête, et si je
+n'avais pas un bas mât trop pesant, je rendrais les huniers à votre
+bateau...</p>
+
+<p>Ici M. Brulart fit trembler la goëlette aux éclats de son gros rire, et
+continua sans changer de position.</p>
+
+<p>&mdash;Tu mériterais bien, vieille carcasse démâtée, que je te fisse amarrer
+à une ligne de lock, et que je te f.... à la mer... à la remorque de ma
+goëlette... pour que tu puisses juger si elle file bien;... mais je te
+réserve mieux que ça... oui, mon vieux, mieux que ça&mdash;dit Brulart en
+voyant l'air étonné de Benoît.&mdash;Mais ce n'est pas encore l'heure;
+dis-moi, d'où viens-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de la côte d'Afrique, je fais la traite, j'ai mon chargement,
+et je vais à la Jamaïque pour y vendre mes noirs...</p>
+
+<p>&mdash;Je savais tout cela mieux que toi, je te le demandais pour voir si tu
+mentirais...</p>
+
+<p>&mdash;Vous le saviez?...</p>
+
+<p>&mdash;Je te suis depuis Gorée...</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc vous... que j'ai vu avant l'ouragan... dans la brume...</p>
+
+<p>&mdash;Un peu... ainsi touche-là, confrère, salut!...&mdash;dit Brulart en tirant
+une mèche de ses épais cheveux noirs, comme si c'eût été la corne d'un
+chapeau; ah!... nous faisons la traite! et moi aussi... j'en suis
+enchanté.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais sûr que nous nous entendrions&mdash;dit Benoît un peu rassuré par
+cette parité d'état.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dis-moi, tes noirs, où les as-tu pris? car l'ouragan nous a
+séparés, et je ne t'ai retrouvé que cette nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Sur la côte... à l'embouchure de la <i>rivière des Poissons</i>; ils m'ont
+été vendus par un chef de <i>Kraal</i>, des grands <i>Namaquois</i>, c'est une
+partie de <i>petits Namaquois</i> qui provenait d'une prise faite pendant la
+guerre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment...</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, oui, et j'avais même eu l'idée, si mon chargement n'eût pas
+été complet, de descendre jusqu'au <i>fleuve Rouge</i>, qui est à peu près à
+trente lieues dans le sud de la rivière des Poissons.</p>
+
+<p>&mdash;Pour?</p>
+
+<p>&mdash;Pour compléter mon chargement avec des <i>grands Namaquois</i>, car ils se
+sont fait des prises des deux côtés; et si les grands Namaquois vendent
+les petits, les petits mangent les grands Namaquois.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ils les mangent!</p>
+
+<p>&mdash;Ils les mangent à la croque-au-sel...&mdash;répéta Benoît tout-à-fait
+rassuré, en faisant l'agréable&mdash;ainsi, commandant, vous voyez que
+puisqu'ils les mangent, ils les vendraient peut-être, et à bon marché
+aussi, et je vous enseigne cet endroit comme <i>un bon coin</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, je prends mes cargaisons de noirs ailleurs.... c'est une
+combinaison à part.... une espèce de tontine dans laquelle <i>j'amortis</i>
+beaucoup...</p>
+
+<p>&mdash;Ah!&mdash;fit Benoît ouvrant ses petits yeux&mdash;c'est une tontine...
+pourrais-je en être?</p>
+
+<p>&mdash;Comment! mon brave, tu y es déjà!...</p>
+
+<p>&mdash;Déjà....&mdash;dit Benoît, qui n'y comprenait rien.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà.... Mais, dis-moi, tu as quitté la rivière des Poissons?</p>
+
+<p>&mdash;Hier soir... mais cette tontine...</p>
+
+<p>&mdash;Bien;&mdash;ton estime t'éloigne de la rivière?...</p>
+
+<p>&mdash;De vingt lieues environ.... et cette tontine que?...</p>
+
+<p>&mdash;Et tu es sûr que les <i>petits Namaquois du fleuve Rouge</i> ont aussi fait
+prisonniers des <i>grands Namaquois</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Sûr, sûr, c'est leur chef <i>Taroo</i> qui me l'a dit; mais vous voyez,
+commandant, que je m'amuse aux lanternes; tout ce que je puis faire pour
+vous, c'est de vous donner six tonnes d'eau et deux barils de biscuit;
+vous concevez qu'avec près de quatre-vingts noirs à bord et vingt hommes
+d'équipage, c'est beaucoup;... mais nous causerons de la tontine, et
+vrai, comme Catherine est mon épouse, je me <i>saigne</i> pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le mot&mdash;dit Brulart, en souriant d'une façon singulière.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis pas faire un fifrelin de plus&mdash;ajouta Benoît d'un air
+décidé.</p>
+
+<p>&mdash;Je te jure pourtant, moi, par tous les reins que j'ai brisés!...&mdash;cria
+Brulart. Et il leva sa tête d'entre ses mains.</p>
+
+<p>&mdash;Par tous les crânes que j'ai fendus.&mdash;Et il se dressa debout.</p>
+
+<p>&mdash;Par tous les gosiers que j'ai échancrés!&mdash;Et il marcha sur Benoît.</p>
+
+<p>&mdash;Par tous les navires que j'ai pillés.&mdash;Et il regarda le malheureux
+capitaine sous le nez.</p>
+
+<p>&mdash;Que tu feras davantage pour moi, <i>monsieur des grands Namaquois</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Me trahirais-tu?&mdash;demanda Benoît pâle comme la mort.</p>
+
+<p>&mdash;Si je-te-tra-his?...</p>
+
+<p>Et à peine Brulart avait-il terminé ces mots, qui furent accentués
+lentement, qu'un rire tout homérique ou plutôt tout méphistophélétique,
+ou mieux encore, un vrai rire de hyène, souleva sa large poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! gredin... bigre de forban...&mdash;dit l'honnête Benoît en lui sautant
+au cou....</p>
+
+<p>Mais Brulart, saisissant les deux bras de Benoît, les emprisonna dans
+son poignet de fer, tandis que de l'autre main il dénoua la corde qui
+lui servait de ceinture, et en quelques minutes Benoît fut ficelé, lié,
+enchevêtré, de manière à ne pouvoir faire le plus léger mouvement; après
+quoi Brulart le posa en travers sur son grand coffre, en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;À tout à l'heure, nous allons rire... <i>confrère</i>.</p>
+
+<p>Et il monta sur le pont au bruit des imprécations, des injures, des
+bigres, des hurlements du malheureux Benoît, qui sautait par soubresauts
+sur son coffre comme un poisson sur le sable.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IVb" id="CHAPITRE_IVb"></a>CHAPITRE IV.</h3>
+
+<p class="r40">
+Oh!... lui dit-il en mourant; oh! mon<br />
+Anna, coupe les boucles de mes longs cheveux<br />
+qui ressemblent aux tiens...<br />
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&mdash;Au moins, se dit à part la douce fille, je<br />
+pourrai donner des bagues à mes amants,<br />
+sans dégarnir ma chevelure.&mdash;Ils me suivront<br />
+au tombeau... qui, je te le jure, est entr'ouvert,<br />
+mon adoré...&mdash;reprit-elle tout<br />
+haut.<br />
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;Une larme brilla dans les yeux ardents<br />
+du moribond.<br />
+<span style="margin-left: 7em;"><i>(Historique.)</i></span><br />
+</p>
+<p class="r40">Ils auraient dû vivre invisibles dans l'épaisseur<br />
+des bois, comme les rossignols mélodieux;<br />
+ils n'auraient jamais dû habiter<br />
+ces vastes solitudes appelées société, où tout<br />
+est vice et haine: chaque créature née libre<br />
+se plaît dans un secret asile. Les oiseaux les<br />
+plus doux ne nichent qu'avec une compagne,<br />
+l'aigle prend seul son essor, la<br />
+mouette et les corbeaux se réunissent en<br />
+troupes sur les cadavres, comme font les<br />
+mortels.<br />
+<span style="margin-left: 2em;"><span class="smcap">Byron</span>.&mdash;<i>Don Juan</i>, ch. IV, <span class="smcap">xxix.</span></span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">ARTHUR ET MARIE.</p>
+
+
+<p>Pour en finir une bonne fois avec tous les antécédents, vrais ou faux,
+attribués à Brulart, nous rapportons ici l'anecdote suivante.</p>
+
+<p>À peine âgé de vingt-sept ans, le comte Arthur de Valbelle avait déjà
+mené une existence passablement orageuse; doué par la nature d'une
+puissance physique et intellectuelle extraordinaire, jeune encore, il
+s'était livré avec emportement à tous les excès, à toutes les débauches,
+et conséquemment beaucoup diminué le patrimoine considérable que lui
+avait légué son père.</p>
+
+<p>Il vit par hasard dans le monde, où il allait très-peu, une jeune fille
+fort belle, mais sans fortune...</p>
+
+<p>Par hasard aussi il en devint éperdûment amoureux; c'était son premier
+amour véritable. Or, un premier amour de débauché, c'est, on le sait, la
+passion la plus frénétique, la plus violente qu'on puisse imaginer.</p>
+
+<p>La jeune fille, fort belle, répondit bien à la passion frénétique, mais
+comme elle était aussi sage que jolie, mais comme sa tante, qui l'avait
+élevée, s'était mariée quatre fois et possédait naturellement une
+prodigieuse expérience de ce bas monde, on n'accorda ni un baiser, ni un
+serrement de main avant l'union civile et religieuse.</p>
+
+<p>Arthur avait remarqué dans Marie (la fille fort belle s'appelait Marie)
+une tête ardente, des idées exaltées, et surtout un profond instinct du
+confortable qui n'attendait que la jouissance d'une fortune brillante
+pour se développer.</p>
+
+<p>Or, avant de signer le contrat, il lui dit à peu près ceci:</p>
+
+<p>&mdash;Marie, j'ai des vices, des défauts, et même des ridicules....</p>
+
+<p>La jeune fille sourit... en montrant deux rangées de petites perles
+blanches.</p>
+
+<p>&mdash;Marie, je suis violent, emporté, querelleur, et jusqu'à présent
+malheureux en duels comme en amour.</p>
+
+<p>La jeune fille soupira, en le regardant avec, un air de compassion
+touchant et sincère. Mais il fallait voir quels yeux!... et comme les
+soupirs allaient bien à cette gorge de vierge!</p>
+
+<p>&mdash;Marie, j'avais beaucoup d'argent, beaucoup; les chevaux, les chiens,
+la table et les femmes m'en ont absorbé une furieuse quantité.</p>
+
+<p>La jeune fille sourit avec indifférence... en levant ses jolies épaules
+rondes....</p>
+
+<p>&mdash;Marie, il me reste, je crois, trois cents et quelques mille francs,
+vous avez dix-neuf ans, des émotions toutes fraîches à satisfaire; la
+vie est neuve pour vous; le luxe, les plaisirs, le tourbillon enivrant
+d'une grande ville, vous sont inconnus... et, par conséquent, doivent
+vous faire grande envie. Pour répondre à tous ces besoins, j'ai peu
+d'argent, et beaucoup de défauts; mais enfin voulez-vous de moi?</p>
+
+<p>La jeune fille lui ferma la bouche avec sa main mignonne et potelée.</p>
+
+<p>Arthur l'épousa donc; De quoi ses amis rirent beaucoup. Sa femme,
+jusqu'alors froide et réservée, se livra à tout le délire d'une première
+passion; brune, jeune, ardente, elle sympathisa vite avec l'âme
+brûlante, le caractère fougueux de son mari.</p>
+
+<p>Chose étrange! la possession n'affaiblit par leur ivresse, et les
+plaisirs du jour naissaient des souvenirs de la veille.</p>
+
+<p>On l'a dit, quoique le patrimoine du comte eût singulièrement maigri, il
+avait encore une honnête rotondité de cent mille écus au moment du
+mariage.</p>
+
+<p>Mais, comme avant tout, le comte adorait son idole, son dieu, sa Marie,
+son dieu resplendissait de pierreries, ne foulait que le satin et le
+cachemire, et n'aventurait jamais ses petits pieds sur le pavé des rues
+ou la poussière des promenades.</p>
+
+<p>Et le malheureux patrimoine desséchait, fondait à vue d'&#339;il que c'était
+pitié!!!</p>
+
+<p>Or un jour, sur les trois heures du soir, quatre mois après leur
+mariage, et le lendemain du retour du comte, qui avait fait une légère
+absence, ils étaient couchés tous deux, beaux de leur pâleur, de leurs
+traits fatigués:</p>
+
+<p>&mdash;Arthur&mdash;disait Marie, en peignant ses longs cheveux noirs qu'elle
+avait si beaux, avec ses jolis doigts blancs un peu amaigris&mdash;Arthur...
+encore un mois de pareil bonheur... et puis mourir... dis, mon ange,
+nous aurons usé tous les plaisirs, depuis la molle et douce extase
+jusqu'au spasme nerveux et convulsif, et pourtant notre ivresse est
+toujours renaissante.... Nous sommes trop heureux... il est impossible
+que cela dure... devançons l'heure des regrets qui viendrait peut-être!
+veux-tu, dis, mon amour?... veux-tu mourir bientôt... un charbon
+parfumé, ma bouche sur ta bouche, et nous nous en irons comme
+toujours... ensemble....</p>
+
+<p>Et la délicieuse créature, sa tête entre les mains, ses coudes à
+mignonnes fossettes, appuyés sur les riches dentelles de son oreiller,
+attachait ses grands yeux battus et voilés sur la pâle figure de son
+mari.</p>
+
+<p>Arthur se dressa de toute la hauteur de son buste, son regard
+flamboyait, et une incroyable expression d'étonnement et de joie,
+rayonnait sur son front.... Il était plongé dans une ravissante
+béatitude... cette idée lui était venue à lui... cinq jours avant, et au
+fait:</p>
+
+<p>À vingt-huit ans, il avait vécu autant qu'il est possible de vivre avec
+un corps de fer, une âme de feu, et des tonnes d'or;&mdash;cette passion
+qu'il éprouvait pour sa femme semblait résumer toutes ses passions, car
+il l'aimait de tout l'amour qu'il avait eu pour les chevaux, les chiens,
+le jeu, le vin et les filles d'opéra ou d'ailleurs.</p>
+
+<p>Et puis aussi le misérable patrimoine était devenu si étique, si
+souffreteux, si chétif, si diaphane, qu'on voyait la misère au travers.</p>
+
+<p>Et puis aussi, l'accord parfait qui avait existé jusque-là entre
+<i>pouvoir</i> et <i>volonté</i> (eût dit Scudéry) avait disparu... qu'aurait-il
+regretté?...</p>
+
+<p>Aussi Arthur ne répondit rien. Il est de ces sensations qu'aucune
+langue humaine ne peut exprimer;&mdash;deux grosses larmes roulèrent sur ses
+joues flétries... ce fut sa seule, son unique réponse....</p>
+
+<p class="point">Mais le dévoûment de Marie eut une si inconcevable influence sur cet
+être énergique, qu'il l'exalta pour quelque temps encore à un degré de
+puissance inouïe et presque surnaturelle... il faut avouer que cette
+influence magique ne s'étendit pourtant pas jusqu'au patrimoine, car
+quinze jours après il était défunt. Le patrimoine! Oh! bien défunt... et
+lui donc... <i>Bone Deus!</i> pauvre Arthur!.....</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc aujourd'hui&mdash;disait Marie, toujours belle, quoiqu'amincie,
+car avant son mariage elle était un peu grasse, un peu colorée....</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce soir....&mdash;répondit-il tendrement.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu écrit?...&mdash;demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Sois tranquille, on n'inquiétera personne, chère et bonne Marie&mdash;et
+ils arrivèrent calmes et joyeux dans les bois de Ville-d'Avray, car ils
+avaient abandonné l'idée de l'asphyxie; c'est commun, au lieu qu'avec un
+bon poison rapide comme la foudre, on peut quitter la vie sous un bel
+ombrage frais et riant; justement on était en juillet.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas une femme, c'est un ange&mdash;disait Arthur, en voyant Marie
+déboucher toute heureuse, toute souriante, un petit flacon de cristal
+mince, friable, et rempli d'une belle liqueur limpide, verte comme
+l'émeraude.</p>
+
+<p>Ils s'étendirent tous deux sous un chêne magnifique, dans un épais
+taillis, désert et reculé; l'air était tiède, le ciel pur, le soleil à
+son déclin.</p>
+
+<p>&mdash;Devine, cher adoré... comment nous allons partager cette douce
+liqueur?&mdash;dit la jeune femme, en jetant son bras blanc et potelé autour
+du cou de son mari, et le baisant au front.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, mon ange&mdash;répondit Arthur avec insouciance, en comptant
+sous ses lèvres les palpitations du c&#339;ur de Marie.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!&mdash;dit-elle avec un regard ardent et passionné, pendant qu'un
+frisson voluptueux semblait courir par tout son corps&mdash;eh bien! mon
+Arthur, nous mettrons ce mince cristal à moitié entre nos dents... et
+nous le briserons au milieu d'un de ces baisers délirants... tu sais....</p>
+
+<p class="point">&mdash;Oh! viens... donc....&mdash;dit Arthur.....</p>
+
+<p>Le soleil se coucha.</p>
+
+<p>Le lendemain, à la nuit, le comte sortit comme d'un affreux sommeil, la
+langue rude et sèche... le gosier brûlant, et des battements d'artères à
+lui rompre le crâne....</p>
+
+<p>Il était à la même place que la veille. Il sentit aussi mille pointes
+aiguës lui déchirer les entrailles.</p>
+
+<p>Pour lors il se tordit, cria, mordit la terre, car il souffrait des
+douleurs atroces....</p>
+
+<p>Dans un moment de calme, il chercha le cadavre de Marie avec angoisse.</p>
+
+<p>Elle n'y était plus....</p>
+
+<p>Les douleurs le reprenant, il se tordit de nouveau, hurla tant et si
+bien, qu'un honnête garde-chasse le recueillit, l'emmena dans sa maison
+et le soigna comme un fils.</p>
+
+<p>L'incroyable force de tempérament du comte résista à cette violente
+secousse, et au bout de quinze jours il fut presque hors de danger.</p>
+
+<p>Mais qu'était devenue Marie? c'est ce qu'il ne put savoir.</p>
+
+<p>Un matin le brave garde-chasse apporta avec <i>sa petite note pour les
+bons soins donnés à Monsieur</i> (ce qui cotait l'humanité du garde-chasse
+à dix francs par jour), apporta, pour distraire son hôte, un numéro de
+l'honnête <i>Journal de Paris</i>.</p>
+
+<p>Le comte se mit à le lire, et sa figure prit une expression bien
+étrange.</p>
+
+<p><i>Deux cents francs de récompense à qui ramènera chez M. M***, rue***, un
+lévrier blanc, de grande taille, marqué de taches jaunes aux oreilles,
+fort méchant, et mordant au nom de</i> Vairdaw.</p>
+
+<p>Ce n'est pourtant pas cela qui pouvait faire craquer si violemment les
+dents du comte les unes contre les autres... continuons:</p>
+
+<p><i>Le nommé Chavard a été condamné à cinq ans de travaux forcés et à la
+marque, pour avoir volé avec effraction, escalade nocturne, et à main
+armée, cinq choux et un lapin blanc; mais, vu les circonstances
+atténuantes (Chavard jouissait, avant ce crime, d'une bonne réputation,
+et veuf, père de cinq petits enfants, vivait d'une industrie qui renait
+d'être détruite par l'invention d'une nouvelle machine à vapeur fort
+économique, employée par un banquier millionnaire).</i></p>
+
+<p><i>Vu ces circonstances, on lui fait remise de la marque, etc., etc.</i></p>
+
+<p>Ce n'était pourtant pas non plus cette conséquence d'une civilisation
+très-avancée qui faisait pâlir le comte et rouler ses yeux sanglants
+dans leur orbite; voyons autre chose, nous y sommes, je crois:</p>
+
+<p><i>Depuis quinze jours environ, le comte Arthur de *** a disparu de son
+domicile; il y a tout lieu de croire qu'un suicide a mis fin à ses
+jours, et que des affaires dérangées et des chagrins domestiques
+l'auront poussé à cette extrémité, d'autant plus que l'on assure que
+madame la comtesse de *** est partie la veille même ou le lendemain de
+la disparition de son mari, avec le fils d'un des plus riches banquiers
+de la capitale; ils ont pris, dit-on, la route de Marseille.</i></p>
+
+<p>C'est cela pour sur qui terrifia le comte et le fit tomber sur son lit
+sans connaissance. Pendant cet évanouissement douloureux et poignant
+comme un cauchemar par une nuit d'été, lourde et chaude, il lui sembla
+voir des êtres fantastiques, hideux et flamboyants, qui, en se
+rapprochant les uns des autres, formaient un sens, comme s'ils eussent
+été les signes animés d'une langue inconnue.</p>
+
+<p>Et il lut les mots suivants qui étincelaient et tournaient rapides,
+rapides comme la roue d'un moulin: «Une jeune et jolie femme ne renonce
+jamais au luxe et aux plaisirs....</p>
+
+<p>»Pour se tuer, surtout....</p>
+
+<p>»Elle t'a joué, sot....</p>
+
+<p>»Elle a aimé ton or, quand tu avais de l'or....</p>
+
+<p>»Elle a aimé ta jeunesse et ta beauté, quand tu avais de la jeunesse et
+de la beauté....</p>
+
+<p>»L'orange est sucée, adieu l'écorce....</p>
+
+<p>»Elle en aime un autre qui a de l'or, comme tu avais de l'or; de la
+beauté, comme tu avais de la beauté....</p>
+
+<p>»Elle a voulu se débarrasser de toi....</p>
+
+<p>»Elle a compté sur ta niaise exaltation....</p>
+
+<p>»Et puis sur ta ruine....</p>
+
+<p>»Et puis sur son sang-froid et son adresse pendant que tu te livrerais à
+un dernier transport frénétique et convulsif....</p>
+
+<p>»Et elle rit de toi avec son amant&mdash;son amant&mdash;son amant....</p>
+
+<p>»Car elle te croit mort&mdash;mort&mdash;mort...»</p>
+
+<p>Ici le comte fit un bond affreux, se réveilla, se dressa raide sur ses
+pieds, tout d'une pièce, la bouche écumante, et tomba en travers de son
+lit, les yeux grands, ouverts, fixes, presque sans pouls et faisant
+entendre un râlement sourd et étouffé....</p>
+
+<p>Ce fut encore le bon garde-chasse qui le tira de cette nouvelle crise,
+qui le combla de nouveaux soins, toujours à dix francs la journée
+d'affection et d'attachement.</p>
+
+<p>Quand le comte put se lever et marcher, il lui donna un diamant pour
+aller le vendre, le paya sur le prix, et disparut.</p>
+
+<p>Onc depuis le bon garde-chasse n'en entendit parler.</p>
+
+<p>S'il eût pourtant lu le <i>Sémaphore</i> de Marseille, il eût été peut-être
+frappé du paragraphe qui suit:</p>
+
+<p>«<i>Un crime affreux vient de jeter la consternation dans nos murs; depuis
+quelque temps, madame la comtesse veuve de *** était arrivée ici avec M.
+***: cette dame voyageait, dit-on, pour sa santé; hier, au coucher du
+soleil, des cris affreux partent de l'appartement de cette dame, qui est
+logée sur le port, hôtel des Ambassadeurs. On enfonce la porte et on la
+trouve baignée dans son sang, percée de plusieurs coups de poignard;
+elle n'a pu dire que ces mots à son compagnon de voyage:&mdash;«Je le croyais
+mort, il ne l'est pas, il vient de m'assassiner... crains tout de lui...
+je n'ai aimé que toi, amour...»&mdash;Et elle expira.</i></p>
+
+<p>»<i>Ses obsèques ont eu lieu ce matin dans l'église de Saint-Joseph; on
+est à la recherche de l'assassin, qui est, dit-on, le mari de cette
+dame, le comte Arthur de *** qu'on avait cru mort; mais on n'espère pas
+le découvrir, car plusieurs témoins affirment avoir vu, avant-hier soir,
+peu de temps après le meurtre, un homme marchant fort vite se dirigeant
+vers le port, et dans la soirée, on sait qu'un mistic sous pavillon
+sarde a mis à la voile. Mais les plus fortes présomptions portent à
+croire que ce monstre de jalousie a terminé sa vie dans les flots; voici
+le signalement affiché à la préfecture: Taille, cinq pieds dix
+pouces,&mdash;très-maigre,&mdash;figure longue et pâle,&mdash;sourcils noirs, barbe
+noire, cheveux noirs, yeux bleus très-clairs,&mdash;dents blanches,&mdash;menton
+carré,&mdash;vêtu d'une redingote verte et d'un chapeau rond</i>.»</p>
+
+<p class="point">Or, le comte Arthur de Varbelle c'était Brulart!</p>
+
+
+<p>Brulart monta donc sur le pont, laissant l'honnête Benoît maugréer à son
+aise, étendu sur le grand coffre.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_Vb" id="CHAPITRE_Vb"></a>CHAPITRE V.</h3>
+
+<p class="r50 nind">.....<i>Aliquis providet</i>.....</p>
+
+<p class="r50 nind">Marche au flambeau de l'espérance<br />
+Jusque dans l'ombre du trépas,<br />
+Assuré que ma providence<br />
+Ne tend point de piège à tes pas:<br />
+chaque aurore la justifie,<br />
+L'univers entier s'y confie,<br />
+Et l'homme seul en a douté;<br />
+Mais ma vengeance paternelle<br />
+Confondra le doute Infidèle<br />
+Dans l'abîme de ma bonté.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;"><span class="smcap">de Lamartine</span> .&mdash;<i>Méditation</i> <span class="smcap">viii</span>.</span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">QUE LE BON DIEU VOUS PUNIT<br />DE FAIRE LA TRAITE.</p>
+
+
+<p>Lorsque M. Brulart parut sur le pont de <i>la Hyène</i>, tous les entretiens
+particuliers cessèrent comme par enchantement.</p>
+
+<p>Et de fait, si ce personnage n'était pas affable et gracieux, il était
+au moins imposant et terrible aux yeux de son équipage.</p>
+
+<p>Sa chemise ouverte laissait voir son cou bruni, ses membres nerveux et
+endurcis aux fatigues. Il s'appuyait sur une énorme barre de chêne qu'il
+faisait tournoyer de temps en temps, comme si c'eût été le plus mince
+roseau.</p>
+
+<p>&mdash;Où est le <i>Borgne</i>, canailles?&mdash;demanda-t-il. Le <i>Borgne</i> s'approcha.</p>
+
+<p>&mdash;Fais armer la chaloupe en guerre, prends quinze hommes, deux pierriers
+à pivots, et va amariner le bateau de <i>ce monsieur</i>; quant à ces chiens
+qui sont dans le canot, mène-les aussi à bord, et mets-les aux fers avec
+les noirs et le reste de l'équipage du brick. À vous quinze vous pourrez
+man&#339;uvrer ce bâtiment: imite mes mouvements, et navigue dans mes eaux...
+tu commanderas ce navire... veille aussi à la nourriture des nègres...
+allons, file.</p>
+
+<p>Les ordres de M. Brulart furent exécutés à la lettre; seulement, lorsque
+<i>Caiot</i> vit arriver l'embarcation armée qui venait s'emparer de <i>la
+Catherine</i>, il eut le fol entêtement de vouloir résister un peu; aussi
+lui et deux autres, je crois, furent tués, et le <i>Borgne</i> pensa
+judicieusement que ce serait autant de moins à garder et à nourrir.
+Bientôt <i>la Hyène</i> orienta ses voiles, et, serrant le vent au plus près,
+mit le cap au sud, comme pour regagner la côte d'Afrique....</p>
+
+<p>Benoît sentit alors, aux secousses du navire et au bruit qu'on faisait
+sur le pont, que la goëlette se remettait en route.</p>
+
+<p>La brise fraîchit, et la marche de <i>la Hyène</i> se trouvait tellement
+supérieure qu'elle fut obligée d'amener ses huniers pour que <i>la
+Catherine</i> pût la suivre, et pourtant son nouveau commandant, le
+<i>Borgne</i>, la couvrait de voiles....</p>
+
+<p>&mdash;Toi, timonier, le cap à l'est-sud-est&mdash;dit Brulart&mdash;et veille aux
+embardées, ou je te cogne;&mdash;puis il descendit retrouver son prisonnier.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! brigand... forban, gredin....&mdash;cria celui-ci dès qu'il le vit&mdash;ah!
+si j'avais eu des canons et mon brave Simon... tu ne m'aurais pas pris
+comme un congre dans son trou....</p>
+
+<p>&mdash;Tout de même, papa....</p>
+
+<p>&mdash;Non!... bigre... non... fichtre!...</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu voudras... mais il fait solidement soif....</p>
+
+<p>Brulart prit alors sa barre de chêne, et frappa le plancher.</p>
+
+<p>Le mousse à la vilaine tête reparut, et à peine M. Brulart eut-il fermé
+ses doigts moins le pouce, qu'il tendit vers sa bouche en haussant le
+coude... qu'une grosse cruche de rhum était sur la petite table.</p>
+
+<p>Le capitaine de <i>la Catherine</i>, toujours amarré sur son coffre, se
+trouvait dans l'impossibilité de faire un mouvement.</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, confrère&mdash;reprit Brulart, après s'être ingéré un énorme
+verre de cette liqueur alcoolique;&mdash;dis donc, pour passer le temps,
+jouons à un jeu, veux-tu? à <i>pigeon vole</i>... non, tu es attaché; à mon
+<i>corbillon</i>... c'est bien fade; à <i>M. le curé n'aime pas les os</i>... ça
+sent le blasphème; tiens, j'y suis, jouons à deviner; je te préviendrai
+quand tu <i>brûleras</i>, comme nous disions au lycée Bonaparte... voyons,
+devine... devine... ah! tiens, devine ce que je vais faire de toi et de
+ton équipage.</p>
+
+<p>&mdash;Bigre, ce n'est pas malin! nous piller, scélérat....</p>
+
+<p>&mdash;Non, va toujours....</p>
+
+<p>&mdash;Nous faire prisonniers... monstre....</p>
+
+<p>&mdash;Non, va toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien donc! nous massacrer, car tu es capable de tout....</p>
+
+<p>&mdash;Tu brûles... mais ce n'est pas ça tout-à-fait.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bigre de fichtre! être là immobile, amarré comme une ancre au
+capon... c'est à se dévorer la langue....</p>
+
+<p>&mdash;Tu donnes ta langue au chien... c'est-à-dire que tu renonces, que tu
+ne devines pas.... Eh bien! écoute.</p>
+
+<p>Il but encore un grand verre, et Benoît ferma les yeux....</p>
+
+<p>Mais se ravisant:&mdash;Je ne veux pas t'entendre, vilain
+gueux&mdash;s'écria-t-il&mdash;je t'empêcherai bien de parler... tu vas voir....</p>
+
+<p>Et Claude-Borromée-Martial se mit à crier, à vociférer, à chanter, à
+hurler, pour couvrir la voix de M. Brulart et ne pas ouïr ses atroces
+plaisanteries.</p>
+
+<p>Deux ou trois matelots, épouvantés de ce bruit infernal, se
+précipitèrent à la porte de la cabine, croyant qu'on s'y égorgeait....</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous retourner là haut, canailles&mdash;dit Brulart&mdash;ne voyez-vous
+pas que c'est monsieur qui s'amuse à chanter des romances namaquoises!
+Ah! scélérat de musicien, va!</p>
+
+<p>Et le pauvre Benoît de continuer ses ah! ah! ses oh! oh! sur tous les
+tons pour s'étourdir et couvrir la voix de son hôte.</p>
+
+<p>&mdash;Ah oui! mais ça m'embête&mdash;dit Brulart&mdash;c'est bon un moment, et puis tu
+t'enroueras....</p>
+
+<p>En deux tours, Benoît fut bâillonné... ses yeux devinrent rouges comme
+du sang, et lui sortaient de la tête....</p>
+
+<p>&mdash;À la bonne heure, sois gentil, et on causera avec toi; pour la peine,
+je vais t'apprendre ce que je vais faire de ta seigneurie et de ton
+équipage. Je te dirai d'abord que j'avais autrefois la sottise d'aller
+acheter des noirs à la côte: tel bon marché qu'ils soient, c'est encore
+trop cher.... Un jour que nous avions, moi et mes agneaux, dépensé
+jusqu'au dernier quart le fruit d'une assez bonne opération, j'eus
+l'idée de la <i>tontine</i> dont je t'ai parlé.... Allons, reste donc
+tranquille&mdash;tu te feras du mal.... Or, je flane le long de la côte... et
+quand j'aperçois un négrier que je suppose chargé&mdash;crac... je mets son
+chargement dans ma <i>tontine</i>... et lui et son équipage, je les <i>amortis</i>
+comme j'ai eu l'honneur de te le dire... de cette façon les noirs ne me
+coûtent que la nourriture, que la <i>façon</i>, et je puis les donner aux
+colonies à meilleur marché que mes confrères: ainsi tu vois la chose;
+mais en t'entendant parler des <i>grands</i> et <i>petits Namaquois</i>, il m'est
+bien venu, pardieu, une autre idée... tu vas rire.</p>
+
+<p>Benoît pâlit...</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu, nous avons le cap à l'est-sud-est... c'est-à-dire que nous
+portons un peu au nord de la rivière Rouge, où nous allons, autrement
+dit, chez les <i>petits Namaquois</i> dont tu as acheté les frères, parents
+et amis.</p>
+
+<p>Benoît fit un mouvement brusque et convulsif.</p>
+
+<p>&mdash;Comprends-tu?... j'ai un de mes agneaux qui parle très-bien caffre et
+namaquois; je le mets dans ma chaloupe avec toi et ton équipage, et je
+vous expédie à terre... en faisant bien expliquer aux petits Namaquois
+que tu es l'homme blanc qui depuis long-temps les achète quand ils sont
+faits prisonniers par leur ennemi, le chef des <i>grands Namaquois</i>, et tu
+juges s'ils seront contents de se venger sur toi et les tiens du sort
+affreux que l'on fait endurer à leurs compatriotes.</p>
+
+<p>Les yeux de Benoît étincelérent, et on entendit un gémissement étouffé.</p>
+
+<p>&mdash;À la bonne heure, tu commences à comprendre.... Ainsi donc, mon Caffre
+va trouver le chef du Kraal des <i>petits Namaquois</i> et lui dit à peu près
+ceci:</p>
+
+<p>&mdash;Grand chef! mon maître, un homme blanc respectable, vient de donner la
+chasse à un autre blanc; mais cet autre blanc est un misérable, le
+voici... ce monstre a acheté à votre ennemi, le chef des <i>grands
+Namaquois</i>, tous les prisonniers qu'il vous a faits dans la dernière
+bataille... témoin, ce cadavre de l'un d'eux... qu'il a sans doute
+égorgé. C'est, vois-tu, confrère&mdash;dit Brulart en souriant d'une manière
+infernale et se penchant près de Benoît&mdash;c'est un de tes noirs que <i>nous
+préparons</i>, c'est-à-dire que nous noyons à cet effet, pour prouver que
+c'est la vérité, parce que s'il était en vie il pourrait jaser....</p>
+
+<p>Les yeux de Benoît s'ouvrirent d'une affreuse manière... et ils
+semblèrent lancer des éclairs.</p>
+
+<p>&mdash;Tu y es, n'est-ce pas, mon frère?&mdash;continua Brulart;&mdash;mon Caffre
+ajoute....</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'avons donc trouvé, grand et digne chef, que ce cadavre; ils
+avaient sans doute jeté les autres à la mer pour tromper la vigilance de
+mon maître, qui poursuit sans relâche ces atroces marchands de chair
+humaine... et n'être pas surpris en flagrant délit. Mais heureusement ce
+petit Namaquois est revenu à la surface de l'eau, comme pour donner une
+preuve de leur crime... car Dieu est Dieu!... Or, grand chef, mon maître
+livre ce blanc et son équipage à ta justice et à ta sévérité, ne
+demandant en échange, et pour leur faire subir la loi du talion, que
+vingt ou trente de vos prisonniers, compatriotes de ces <i>grands
+Namaquois</i> qui ont si indignement vendu tes frères à ce misérable; et,
+d'ailleurs, si vous destinez vos ennemis à être dévorés, tâtez du blanc,
+et vous verrez que c'est un manger fort délicat.</p>
+
+<p>Ici le linge qui bâillonnait Benoît se teignit peu à peu de sang... et
+ses yeux se fermèrent.... Le malheureux capitaine venait de se rompre
+une artère par la violence de sa colère et de sa rage si long-temps
+comprimées....</p>
+
+<p>Brulart le fit revenir à lui, au moyen de quelques gouttes de rhum qu'il
+lui introduisit charitablement dans les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pitié... pitié....&mdash;dit Benoît d'une voix faible et
+entrecoupée....</p>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends pas&mdash;répondit Brulart en ricanant....</p>
+
+<p>&mdash;Pitié!&mdash;répéta le capitaine de <i>la Catherine</i>....</p>
+
+<p>&mdash;Je n'entends que le français... mais je continue, tu juges de la joie
+du chef de <i>Kraal</i> et des siens de tenir des blancs! ceux qui ont acheté
+les nègres leurs frères... ils ne marchandent pas, ils nous donnent en
+échange de vous autres des <i>grands Namaquois</i> à remuer à la pelle... et
+quant à toi et aux tiens... voilà où est la farce; on vous scalpelle...
+on vous roue... on vous brûle... on vous mange, un tas de folies,
+quoi... et moi qui garde ton brick, je me trouve avoir par le fait deux
+charmants navires, je charge ma goëlette des <i>grands Namaquois</i> qu'on me
+troque pour toi et les tiens. Je mets le cap sur les Antilles; je vends
+mes noirs à bon compte, et j'ai fait ainsi le bonheur des colons, de
+mon équipage, mais par dessus tout j'ai puni un infâme négrier comme
+toi, qui vend ses frères ainsi que des bestiaux.</p>
+
+<p>Dis donc, après cela, qu'il n'y a pas une Providence, mon gros compère!
+ouf... et pour péroraison Brulart absorba deux verres de rhum coup sur
+coup....</p>
+
+<p>Le malheureux Benoît restait écrasé sous le poids de cette horrible
+éloquence, et ne pouvait placer une parole.... Quand le corsaire eut
+fini, il se recueillit un instant et dit avec un calme affecté que
+démentait le tremblement de sa voix:</p>
+
+<p>&mdash;Il est impossible qu'un projet aussi affreux puisse entrer dans la
+tête d'un homme... je ne croyais pas encore qu'on put voler un
+négrier... mais enfin, volez mon brick, mes noirs... mais, au lieu de me
+jeter sur la rive du fleuve Rouge, menez-moi à la rivière des Poissons,
+au moins là... j'ai des amis... je ne serai pas massacré... c'est encore
+moins pour moi que pour mon équipage, je vous le jure... la preuve,
+c'est que je vous le demande à genoux... tuez-moi... mais ne les exposez
+pas à un sort aussi horrible, ces malheureux ont des familles, des
+femmes, des enfants!...</p>
+
+<p>&mdash;Juste.... Je suis fabricant de veuves et d'orphelins, c'est aussi ma
+partie.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine&mdash;reprit le commandant de <i>la Catherine</i>, avec des larmes
+dans la voix... Dieu me punit de métier que je fais, mais il m'est
+témoin que c'est toujours avec humanité que j'ai exercé... et puis,
+capitaine, oh! capitaine, j'ai une femme et un enfant... qui n'ont que
+moi... prenez tout... mais, par grâce, laissez-moi la vie... oh! la vie!
+que je revoie mon enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous le volage! tout à l'heure il voulait la mort! arrange-toi
+donc....</p>
+
+<p>&mdash;Oh! grâce... pour mon équipage et pour moi! c'est une cruauté inutile.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, diable, inutile... j'y gagne un brick et un chargement de
+noirs....</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, mon Dieu, que faire?... ma pauvre femme... mon pauvre
+enfant....&mdash;disait Benoît en pleurant à chaudes larmes....</p>
+
+<p>&mdash;Bien, des larmes, bien, je voudrais, vois-tu, voir pleurer du sang...
+oh! j'ai eu aussi, moi, d'atroces douleurs dans ma vie; il faut que
+l'homme me paie ce que l'homme m'a fait souffrir, sang pour sang,
+torture pour torture... et j'y perds....&mdash;dit Brulart avec une sombre
+expression que ses traits durs et moqueurs n'avaient pas encore révélée,
+mais qui disparut bientôt.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, au nom du ciel, est-ce ma faute?... je ne vous ai jamais fait de
+mal... moi....</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux, ta souffrance sera plus affreuse.</p>
+
+<p>&mdash;Commandant... grâce... grâce....</p>
+
+<p>&mdash;Tu me fais rire... mais je vais m'assoupir, ainsi remets ta langue au
+croc, ou, bien mieux, je vais te remettre ton bâillon, ce sera sûr.</p>
+
+<p>Ce qu'il fit.</p>
+
+<p>Puis il s'assoupit jusqu'à ce que son mousse <i>Cartahut</i> fût descendu et
+l'eût secoué fortement; ledit <i>Cartahut</i> reçut de Brulart un vigoureux
+coup de poing pour son message et reprit, en se frottant la tête:</p>
+
+<p>&mdash;C'est la terre qu'on voit...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! chien... bien vrai, mort de Dieu, je rêvais que je voyais rôtir ce
+b&mdash;&mdash; là&mdash;dit Brulart en montant sur le pont...</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu es donc un monstre... un cannibale&mdash;criait sourdement Benoît
+malgré son bâillon; sa voix s'éteignit...</p>
+
+<p>Brulart, arrivé sur le pont, reconnut en effet les hautes montagnes
+sèches et rougeâtres qui cernent cette partie de la côte, et, à l'aide
+de sa longue-vue, il distingua quelques cases à l'embouchure de la
+rivière Rouge.</p>
+
+<p>Il est inutile de répéter ce qu'on a déjà dit; qu'il suffise de savoir
+que le projet si complaisamment dévoilé à Benoît fut exécuté à la lettre
+avec le plus grand bonheur, la réussite la plus complète.</p>
+
+<p>Le nègre noyé, le Caffre interprète, rien n'y manqua; seulement Benoît
+ayant supplié Brulart de se charger d'une lettre que le malheureux homme
+écrivait en France pour prévenir Catherine et Thomas de ne plus
+l'attendre... plus jamais...&mdash;et puis Benoît ayant enfin demandé à
+Brulart comme grâce dernière de lui laisser embrasser encore une fois ce
+mauvais portrait et cette couronne fanée qui lui étaient si
+précieux;&mdash;on assure que le capitaine de <i>la Hyène</i> refusa et fit même
+sur cette peinture les plus horribles plaisanteries.</p>
+
+<p>Enfin la soir même, M. Brulart passa à bord du brick, et donna le
+commandement de la goélette à son second, le <i>Borgne</i>.</p>
+
+<p>Son chargement se composait des cinquante-un noirs du capitaine Benoît
+sans compter <i>Atar-Gull</i>, et de vingt-trois <i>grands Namaquois</i> qu'il
+avait eut en échange de M. Benoît et de l'équipage de <i>la Catherine</i>,
+lesquels noirs furent aussi mis aux fers et embarqués à bord de la
+goélette...</p>
+
+<p class="point">On ne sait ce que devinrent Benoît et ses compagnons, seulement le
+Caffre qui avait conduit cette négociation apprit a l'équipage de la
+goëlette que tout le <i>Kraal</i> des <i>petits Namaquois</i>, femmes, enfants,
+hommes, vieillards, semblaient transportés d'une joie délirante, et que
+désignant l'équipage de Benoît et ce malheureux capitaine, garrottés et
+couchés par terre, ils chantaient en se caressant l'estomac:&mdash;Nous les
+ensevelirons là, noble tombeau, noble tombeau pour les hommes pâles,
+nous les ensevelirons là, et nous donnerons leurs yeux et leurs dents au
+grand <i>Tommaw-Owouh</i>......</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant&mdash;dit Brulart&mdash;laissons porter sur la Jamaïque... que sur
+près de cent noirs, il m'en reste seulement trente, à deux mille francs
+pièce... pour ce que ça me coûte... c'est une affaire d'or...</p>
+
+<p>Et, selon son habitude, il se retira dans sa chambre, en faisant la
+défense accoutumée:</p>
+
+<p>Le premier qui osera entrer ici avant demain&mdash;<i>à la mer</i>!</p>
+
+<p>Que faisait-il ainsi chaque nuit?</p>
+
+<p>Pourquoi cet isolement? cette lumière qui brûlait sans cesse?</p>
+
+<p>C'est ce que l'équipage de <i>la Hyène</i> ne pouvait savoir.</p>
+
+<hr class="fin" />
+
+<h2><a name="LIVRE_III" id="LIVRE_III"></a>LIVRE III.</h2>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<h3><a name="CHAPITRE_Ic" id="CHAPITRE_Ic"></a>CHAPITRE I.</h3>
+
+<p class="r30 nind">Le mal régna dès lors dans son immense empire;<br />
+Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire<br />
+<span style="margin-left: 2em;">Commença de souffrir;</span><br />
+Et la terre, et le ciel, et l'âme, et la matière,<br />
+Tout gémit; et la voix de la nature entière<br />
+<span style="margin-left: 2em;">Ne fut qu'un long soupir.</span><br />
+
+<span style="margin-left: 4em;">D<span class="smcap">e</span> L<span class="smcap">amartine</span> .&mdash;<i>Méditations</i>.</span><br />
+</p>
+
+<p class="r45">L'homme est un animal bizarre, et fait<br />
+un singulier usage de sa nature et des<br />
+arts qu'il invente; il se tue, il se vend;<br />
+l'un fabrique des nez artificiels, un autre<br />
+invente la guillotine, celui-là vous casse<br />
+les os, celui-ci vous les remet en place;&mdash;mais<br />
+la vaccine a été certainement un excellent<br />
+antidote des fusées à la Congrève.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;">B<span class="smcap">yron</span> .&mdash;<i>Don Juan</i>, chant I, <span class="smcap">cxxix</span>.</span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LE FAUX PONT.</p>
+
+
+<p>On le sait, le capitaine Brulart fit embarquer à bord de <i>la Catherine</i>
+tout son mobilier, c'est-à-dire sa table tachée de graisse et de vin,
+son vieux coffre où il n'y avait rien du tout, la chemise bleue, sale et
+trouée qu'il portait sur lui, son gros bâton (ou son éventail à
+bourrique, comme il disait plaisamment), et son grand pot d'étain qui
+tenait trois pintes.</p>
+
+<p>Mais une fois entré dans la dunette du malheureux Benoît, il fut
+émerveillé des richesses qu'elle contenait. Il s'empara d'abord du
+chapeau de paille et de la vieille couronne de bluets qu'il planta sur
+sa tête, puis d'une veste et d'un pantalon dont il se revêtit
+insolemment. Tout cela, il est vrai, lui était fort court et fort
+étroit; aussi ne ménageait-il pas les imprécations et les injures contre
+l'ancien propriétaire. Après tout, il n'y regardait pas de si près, et
+s'en trouva fort bien; aussi le lendemain matin, à son réveil, il dit en
+se mirant avec complaisance dans la petite glace de la dunette:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a rien de tel que la toilette pour refaire un homme.</p>
+
+<p>Puis il déjeûna de bon appétit d'une dalle de morue sèche, d'un fromage
+de Hollande, de trois galons d'eau-de-vie, et après boire, fut inspecter
+les nègres et descendit dans le faux pont.</p>
+
+<p>Les <i>grands Namaquois</i> avaient été un peu négligés, un peu oubliés
+depuis la veille; mais que voulez-vous, il s'était passé tant
+d'événements, tant de choses, qu'on ne pouvait penser à tout.</p>
+
+<p>Donc, sur les midi, le capitaine Brulart arriva dans le faux pont,
+singulièrement espacé aux dépens de la cale; car, de l'étrave à
+l'étambord, le faux pont avait, je crois, trente-cinq pieds, et son
+grand beau à peu près quinze pieds, autrement dit, trente-cinq pieds de
+long sur quinze de large; la hauteur était de dix. La lumière ne
+pouvait passer que par le grand panneau grillé et regrillé.</p>
+
+<p>Brulart commença son inspection par tribord.</p>
+
+<p>Oh! de ce côté ce n'étaient que des enfants, de frêles et pauvres
+créatures qui, servant d'appoint dans ces marchés de chair humaine,
+formaient pour ainsi dire la <i>monnaie</i> de ce trafic.</p>
+
+<p>Ces enfants jouaient là comme ils eussent joué sur les bords frais et
+ombragés du <i>fleuve Rouge</i>.</p>
+
+<p>Mon Dieu, pour eux, rien n'était changé; seulement, au lieu du ciel pur
+qui leur souriait la veille, c'était le lourd plafond du brick; au lieu
+du soleil éblouissant qui les inondait de chaleur et de lumière, c'était
+le panneau carré du faux pont qui suintait à travers ses barreaux un
+jour douteux et un air épais. Seulement, en montrant le plafond et le
+panneau, ils se demandaient, dans leur naïf langage, pourquoi ce ciel
+était si noir et si près, et ce soleil si pâle et si froid;... et puis
+pourquoi ces vilains cercles de fer enchevêtraient leurs petits pieds
+déjà endoloris et gonflés; et puis aussi pourquoi ils ne voyaient pas
+leur mère depuis trois jours, leur mère qui justement leur avait promis
+un joli collier de plumes de colibris, et une pagne plus brillante à
+elle seule que tous les cailloux de la <i>rivière Rouge</i>.</p>
+
+<p>Enfin, las de se questionner, de pleurer, ils se roulaient et se
+battaient entre eux pour attendre plus patiemment sans doute l'heure de
+manger; car, depuis deux jours, on les avait un peu oubliés, et ils
+avaient bien faim.</p>
+
+<p>Brulart passa, et, sans le faire exprès, le capitaine écrasa presque la
+jambe d'un de ces enfants sous son pied large et massif.</p>
+
+<p>C'est qu'il faisait si sombre dans ce faux pont.</p>
+
+<p>Le pauvre petit poussa un cri bien déchirant.</p>
+
+<p>&mdash;Mets des sabots, mauvais rat d'Afrique&mdash;dit Brulart....</p>
+
+<p>Et il continua sa promenade jusqu'au milieu du brick, fort mécontent de
+ces négrillons que l'on vend si mal.... Par exemple, arrivé là, sa
+mauvaise humeur fit place à un sourire de satisfaction qui rida ses
+lèvres.</p>
+
+<p>Car là commençait la <i>section des mâles</i>, comme il disait....</p>
+
+<p>La clarté du grand panneau tombant d'aplomb sur cet endroit, il put
+facilement les examiner.</p>
+
+<p>C'étaient des hommes forts et vigoureux; aussi le négrier contemplait-il
+avec une curieuse avidité ces vastes poitrines, ces bras nerveux, ces
+épaules larges et découpées, ces reins souples, cambrés et musculeux, et
+encore, enchaînés qu'ils étaient, on ne pouvait juger de toute la
+puissance de ces êtres sains et jeunes, car le plus vieux n'avait pas
+trente ans.</p>
+
+<p>Ces nègres, par exemple, n'imitaient pas l'heureuse et naïve insouciance
+des enfants; car eux, je crois, comprenaient mieux leur situation.</p>
+
+<p>Souvent dans leur Kraal, assis autour d'un bon feu de palmier et d'aloës
+qui répandait une fumée si odorante et une flamme si blanche, souvent
+ils avaient entendu raconter par un vieillard que dans le Nord,
+quelques tribus, au lieu de manger leurs prisonniers, les vendaient aux
+hommes blancs qui les emmenaient dans leur pays... bien loin... bien
+loin.... Ici, les renseignements s'arrêtaient, et la crainte
+s'augmentait de cette ignorance; aussi, nous l'avons dit, les
+<i>Namaquois</i> de feu (hélas! on peut bien, je crois, dire de feu...) le
+capitaine Benoît étaient sombres et tristes.</p>
+
+<p>Les uns assis, la tête penchée sur la poitrine et le bout de leurs pieds
+dans leurs mains, avaient les yeux fixes, ternes, et restaient dans un
+état d'immobilité parfaite...</p>
+
+<p>D'autres raidissaient leurs bras, serraient fortement leurs dents, et
+faisaient je ne sais quel mouvement buccal intérieur; mais de temps en
+temps leurs joues s'enflaient, leurs yeux devenaient sanglants, et on
+entendait une sorte de crépitation sourde et saccadée s'échapper de leur
+poitrine haletante.</p>
+
+<p>Ils cherchaient ceux-là, on peut le présumer du moins, à avaler leur
+langue; espèce de mort, dit-on, assez commune chez les sauvages.</p>
+
+<p>D'autres, couchés en long, semblaient fort calmes; mais de temps en
+temps ils imprimaient à leurs jambes une violente et affreuse secousse,
+comme pour les arracher de l'anneau qui les étreignait; ce qui était
+absurde, et prouvait bien la stupide ignorance des sauvages; car ces
+anneaux, rivés avec la barre, n'avaient, comme on le pense bien, aucune
+élasticité...</p>
+
+<p>Ceux-ci enfin, et c'était le plus grand nombre, tournés sur le côté,
+dormaient d'un sommeil souvent interrompu par quelques mouvements
+convulsifs, quelques tiraillements de l'estomac, ou quelque joyeux
+souvenir des rivages du fleuve Rouge.</p>
+
+<p>Comme le souvenir d'une bonne danse <i>namaquoise</i>, si vive et si preste,
+au son du <i>jnoumjnoum</i>, sous des mimosas qui secouent leurs pétales
+roses et font mystérieusement bruire leur dentelle de verdure, alors que
+le soleil couchant illumine le sommet des arbres, que les oiseaux du
+ciel chantent leur chanson du soir, que les legouanes murmurent un cri
+plaintif, et que le ramage des didriks et des moineaux du Cap se mêle
+aux sourds et lointains rugissements des lions et des panthères....</p>
+
+<p>Alors que le monstreux hippopotame, comme la vieille divinité de ce
+fleuve africain, fendant l'onde bouillonnante, montre son corps noir et
+cuirassé tout ruisselant d'eau, de joncs verts et de nénufars, dont les
+fleurs bleues se détachent sur les larges plis d'argent de la rivière.</p>
+
+<p>Alors enfin que c'est fête au Kraal, et que le chef a promis pour le
+lendemain une grande chasse à l'éléphant.</p>
+
+<p>Danse alors, vaillant Caffre, danse, tes flèches sont acérées, ta hache
+est luisante, et ton arc est verni; danse, car le soleil se couche! mais
+la lune brille, et Narina l'aime tant! la pâle clarté de la lune!</p>
+
+<p>Je vous le dis, c'était le rêve de quelques-uns... car autant la figure
+de ceux qui veillaient devenait sombre et chagrine, autant celle d'un
+bon nombre de dormeurs s'épanouissait rayonnante et heureuse; un
+surtout, Atar-Gull, un grand jeune nègre aux cheveux frisés, dilatait
+son bon et franc visage que c'était plaisir de voir ses joues s'enfler,
+ses sourcils s'écarter, ses oreilles remuer; ses mains battre la mesure,
+et un inconcevable frémissement de bonheur courir par tout son corps; de
+voir enfin deux rangées de belles dents blanches qu'il montrait en
+ouvrant la bouche sans parler... le pauvre garçon, tant il était content
+de son rêve!</p>
+
+<p>&mdash;Je vais te faire me rire au nez, f&mdash;&mdash; noireau&mdash;dit Brulart, que cette
+gaîté hors de saison importunait, et d'un coup de son bâton de chêne il
+éveilla le dormeur en sursaut.</p>
+
+<p>Alors vraiment c'était à fendre le c&#339;ur de voir cet homme, je veux dire
+ce nègre, tout à l'heure si gai, si content, conserver un instant encore
+l'expression de cette joyeuseté factice, puis, baissant les yeux sur ses
+fers, s'entourer, tout à coup d'un morne désespoir, et laisser couler
+deux grosses larmes le long de ses joues.</p>
+
+<p>C'est qu'il revoyait sa position actuelle dans son vrai jour, et que,
+comme les autres, il avait grand faim, car on les avait aussi un peu
+oubliés.</p>
+
+<p>Brulart passa, et arriva au bout du brick, près l'avant.</p>
+
+<p>C'est là que les femmes étaient parquées.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, ah!&mdash;dit le forban&mdash;voici le sérail, mille tonnerres de diable! il
+faut voir clair ici. <i>Cartahut</i>, va me chercher un fanal, dit-il à son
+mousse, la lumière vint, et Brulart regarda....</p>
+
+<p>Vrai, si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Rheims, un
+bien saint homme! je vous révélerais, sur ma parole, un gracieux et
+érotique tableau.</p>
+
+<p>Figurez-vous une vingtaine de négresses ayant presque toutes l'âge d'un
+vieux b&#339;uf, non de ces Caffres rabougries d'un brun terne, sales,
+huilées, graissées, avec une vilaine tête laineuse et crépue; non!</p>
+
+<p>C'étaient de sveltes et grandes jeunes filles, fortes et charnues, au
+nez droit et mince, au front haut et voilé par d'épais cheveux noirs,
+lisses comme l'aile d'un corbeau. Et quels yeux! des yeux d'Espagnoles,
+longs et étroits, avec une prunelle veloutée qui luit sur un fond si
+limpide, si transparent qu'il paraît bleuâtre.... Pour la bouche,
+c'était de l'ébène, de l'ivoire et du corail....</p>
+
+<p>Et si vous les aviez vues là, mordieu, toutes ces <i>Namaquoises</i>,
+bizarrement éclairées par le fanal de Brulart...</p>
+
+<p>Si vous aviez vu cette lumière vacillante courir et jouer sur ces corps,
+tant souples, tant gracieux, qu'elle semblait dorer....</p>
+
+<p>Les unes, à moitié couvertes d'une pagne aux vives couleurs, laissaient
+à nu leurs épaules rondes et potelées, les autres croisaient leurs beaux
+bras sur une gorge ferme et bondissante; celles-ci....</p>
+
+<p>Ah! si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Rheims, un bien
+saint homme!...</p>
+
+<p>On aime, je le sais, une peau fraîche, élastique et satinée, qui
+frissonne et devient rude sous une bouche caressante. On aime à entourer
+un joli cou blanc, d'une chevelure soyeuse et dorée qui se joue sur des
+veines d'azur.</p>
+
+<p>On aime à clore sous un baiser les paupières roses, les longs cils d'un
+&#339;il bleu, doux et riant comme le ciel de mai.</p>
+
+<p>On aime autant, je le sais, la pourpre et les perles incrustées dans
+l'ivoire que dans l'ébène.</p>
+
+<p>On aime ce maintien timide, cette allure modeste qui font si doucement
+tressaillir une robe de vierge.... On aime encore à voir un petit pied
+au travers de la légère broderie d'un bas de soie encadré dans le satin.</p>
+
+<p>Mais pourquoi dire anathème, cordieu, sur ces beautés noires et
+fougueuses comme une cavale africaine, farouches et emportées comme une
+jeune tigresse...</p>
+
+<p>Oh! si vous les aviez vues parées pour le harem d'Ibrahim, avec leurs
+voiles rouges tressés d'argent, leurs anneaux d'or, leurs chaînes de
+pierreries qui étincelaient sur le sombre émail de leur peau comme un
+éclair au milieu d'une obscure nuée d'orage!...</p>
+
+<p>Oh! si vous les aviez vues, furieuses, échevelées, les narines
+sifflantes, le sein dressé, ouvrir, fermer à demi, et ouvrir encore des
+yeux nageants, qui regardent sans voir, et dardent au hasard un long jet
+de flamme...</p>
+
+<p>Si vous aviez senti leurs délirantes morsures, entendu leurs cris de
+rage convulsifs.... Si....</p>
+
+<p>Ah! mon Dieu! j'oubliais mon grand-oncle le chanoine, un bien saint
+homme, et le capitaine Brulart...</p>
+
+<p>En somme, Brulart s'était sans doute fait à lui-même cette comparaison
+(que je lui emprunte, croyez-le, je vous prie), des beautés noires et
+beautés blanches; car il dit à <i>Cartahut</i>:&mdash;Mène là-haut ces deux
+cocottes;&mdash;et autant pour les réveiller que pour les désigner, il donna
+à chacune un coup de son bâton....</p>
+
+<p>L'effet fut aussi prompt qu'il l'avait espéré, <i>Cartahut</i> ouvrit le
+cadenas, et les chassa devant lui, toutes tristes, toutes honteuses et à
+moitié nues; les pauvres filles.</p>
+
+<p>Et en les voyant monter les étroites marches de l'échelle, le regard
+vitreux du capitaine Brulart s'éclaira sourdement, et brilla comme une
+chandelle au travers de la corne transparente d'une lanterne.</p>
+
+<p>Il remonta aussi; mais, en arrivant près du panneau de l'arrière, il
+s'arrêta tout-à-coup à la vue d'un spectacle étrange et hideux...</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IIc" id="CHAPITRE_IIc"></a>CHAPITRE II.</h3>
+
+<p class="r45">En aucune chose l'homme ne sait<br />
+s'arrêter au point de son besoin de volupté,<br />
+de richesse, de puissance, il embrasse<br />
+plus qu'il ne peut estreindre,<br />
+son avidité est incapable de modération.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;">M<span class="smcap">ontaigne</span>.&mdash;Liv. II, ch. <span class="smcap">xii</span>.</span><br />
+</p>
+
+<p class="r45 nind">Il y a des héros en mal comme en bien.<br />
+<span style="margin-left: 5em;">L<span class="smcap">arochefoucauld</span>.</span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">ATAR-GULL.</p>
+
+
+<p>On se souvient, je crois, du beau grand nègre que feu M. Benoît avait
+acheté du courtier, d'Atar-Gull enfin, réveillé si brusquement tout à
+l'heure par Brulart, parce que, disait-il, ce noireau lui riait au
+nez.&mdash;C'était lui qui excitait encore l'attention du capitaine.</p>
+
+<p>Séparé, je sais bien pourquoi, des autres noirs, on l'avait étendu en
+travers de la porte d'une petite cabine, située à l'arrière du brick.</p>
+
+<p>En repassant auprès de lui, maître Brulart glissa, trébucha, et finit
+par tomber en jurant comme un païen.</p>
+
+<p>En se relevant, il vit ses mains toutes tachées de sang, et <i>Atar-Gull</i>
+presque sans haleine.</p>
+
+<p>Il s'approcha, et après un mûr examen, il s'aperçut que le malheureux
+s'était ouvert les veines du bras... avec ses dents!!!</p>
+
+<p>Les morsures encore saignantes le prouvaient assez.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! chien!&mdash;s'écria le négrier&mdash;tu t'amuses à me faire perdre deux
+cents gourdes; une fois rengraissé, ton compte sera bon.</p>
+
+<p>Puis, passant la tête hors du panneau,&mdash;holà! <i>Cartahut</i>&mdash;s'écria-t-il,
+et le mousse descendit.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas aller dans le coffre là-haut, tu prendras les deux mouchoirs à
+tabac de cette vieille bête que l'on est probablement en train de
+mastiquer sur les bords du fleuve Rouge; il doit être coriace en diable,
+le chien; mais ces <i>petits Namaquois</i> ont de bonnes dents.... Enfin
+grand bien lui fasse! ça le regarde.&mdash;Tu vas toujours m'apporter ses
+mouchoirs, et en outre une chique que tu trouveras dans un vieux soulier
+accroché à bâbord près du porte-voix, car il faut bien que je fasse le
+médecin ici.</p>
+
+<p>Hélas! le capitaine Brulart n'avait point de chirurgien, par une raison
+bien simple: un homme était-il blessé à son bord, dans un combat, par
+exemple... il avait vingt-quatre heures pour se guérir, et au bout de ce
+temps s'il ne l'était pas,&mdash;<i>à la mer</i>.&mdash;</p>
+
+<p>Quant à ces rhumes légers qui soulèvent à bonds précipités le sein de
+nos jolies femmes, toutes enveloppées de schals de cachemires et de
+dentelles, de soie et de fourrures; quant à ces petites toux gracieuses
+et coquettes, et que l'on calme à grand'peine en puisant une guimauve
+blanche et parfumée dans un drageoir d'or...</p>
+
+<p>Quant à ces spasmes nerveux, à cette douce et triste mélancolie qui
+voilent l'éclat de deux beaux yeux et les cernent d'une auréole
+azurée... on ne les connaissait pas à bord de <i>la Hyène</i>.</p>
+
+<p>C'était quelquefois, souvent même un homme couvert de guenilles et de
+fange, ivre mort, gorgé de lard et de morue, que Brulart faisait pendre
+la tête en bas pendant qu'on lui administrait comme digestif une
+vigoureuse bastonnade.</p>
+
+<p>Ou bien un autre qui recevait d'un ami intime, d'un frère, au milieu
+d'une innocente discussion sur le vol droit ou anguleux d'un goéland,
+sur l'avantage du poignard droit ou du poignard recourbé; qui recevait,
+dis-je, un coup de barre de fer sur la tête... lequel coup Brulart
+guérissait encore au moyen d'une forte application de sa bastonnade
+digestive à la plante des pieds, parce qu'une douleur chasse l'autre,
+disait-il...</p>
+
+<p>Et puis, pour rétablir l'équilibre, on finissait la cure en réitérant
+l'application sur les reins, parce qu'alors la douleur, quittant la tête
+pour les pieds, et les pieds pour les reins, devait avoir perdu toute
+son intensité dans ces voyages successifs.&mdash;Sinon, comme il paraissait
+patent qu'on ne pouvait jamais guérir, et que Brulart n'avait pas besoin
+de bouches inutiles à son bord,&mdash;<i>à la mer</i>.</p>
+
+<p>On le voit, le capitaine pouvait fort bien se passer de chirurgiens,
+puisqu'il réunissait des connaissances d'un effet aussi sûr et aussi
+prompt; pourtant, lorsque <i>Cartahut</i> descendit, Brulart enveloppa avec
+une merveilleuse adresse les deux bras d'<i>Atar-Gull</i>; après avoir
+appliqué sur l'ouverture des veines ouvertes deux chiques préalablement
+mâchées par <i>Cartahut</i>, qui reçût cinq coups de pieds à irriter un
+éléphant, pour ne pas mastiquer assez vite le topique.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenait&mdash;dit Brulart à deux des siens&mdash;attachez-moi les mains de ce
+moricaud-là, et montez-le en haut, sur le pont; il a besoin d'air....</p>
+
+<p>On emporta <i>Atar-Gull</i> presque inanimé; alors le vent qui circulait plus
+vif lui fit ouvrir les yeux.</p>
+
+<p>C'était, on le sait, un homme d'une haute et puissante stature, en un
+mot, aussi colossal dans son espèce que Brulart l'était dans la sienne.</p>
+
+<p>À un geste du capitaine, tout l'équipage reflua sur l'avant, et il resta
+seul à contempler son prisonnier.</p>
+
+<p><i>Atar-Gull</i>, de son côté, ne le quittait pas du regard, et tenait arrêté
+sur lui un coup-d'&#339;il fixe et intuitif.</p>
+
+<p>Entre ces deux hommes, il existait je ne sais quelle affinité cachée,
+quels secrets rapports, quelle bizarre sympathie naissant de leur
+conformation physique; involontairement ils s'admiraient tous deux, car
+tous deux avaient prototypée dans tous leurs traits cette apparence de
+vigueur, de force et de caractère indomptable qui est l'idéal de la
+beauté des sauvages.</p>
+
+<p>Ces deux hommes devaient s'aimer ou se haïr, s'aimer, non de cette
+amitié timide et menteuse que nous connaissons dans nos brillants
+hôtels, que l'on éprouve par un peu d'or, qui s'effraie d'un mot, d'un
+adultère ou d'un soufflet, mais de cette amitié large et puissante qui
+donne coup pour coup, du sang pour du sang, qui se montre au milieu du
+meurtre et du carnage quand le canon tonne et que la mer mugit, et qui
+veut qu'on s'embrasse les lèvres noires de poudre et les bras rougis...
+et puis... si Pylade est blessé à mort,&mdash;un énergique adieu, un bon coup
+de poignard pour terminer une lente agonie, un serment d'atroce
+vengeance que l'on tient, peut-être une larme,&mdash;et Oreste est en paix
+avec lui-même.</p>
+
+<p>Voilà comme Brulart et <i>Atar-Gull</i> devaient s'aimer, s'aimer ainsi ou se
+haïr à la mort, car tout devait être extrême chez ces deux hommes.</p>
+
+<p>Ils se haïrent...&mdash;Cette impression fut électrique et simultanée... mais
+elle se traduisit bien différemment chez chacun d'eux; les yeux de
+Brulart étincelèrent et ses lèvres pâlirent.&mdash;<i>Atar-Gull</i>, au contraire,
+resta calme, froid, et un sourire d'une inimitable douceur vint errer
+sur sa bouche;&mdash;son regard, tout à l'heure fixe et arrêté, devint
+suppliant et craintif, et c'est avec une expression de soumission
+profonde que le nègre tendit ses bras à Brulart....</p>
+
+<p>Et pourtant la haine d'<i>Atar-Gull</i> était implacable, mais la subtile
+intelligence du sauvage lui apprenait que, pour arriver à satisfaire
+cette haine, il fallait se traîner par de longs et obscurs détours. Et
+la dissimulation qui se trouve aussi savante, aussi instinctive dans
+l'état de nature que dans l'état de civilisation la plus avancée, vint
+merveilleusement le servir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un lâche... il me craint, et il me demande grâce&mdash;avait dit
+Brulart&mdash;je croyais qu'il valait mieux que ça; au fait, c'est trop brute
+pour avoir de la colère et de la haine.</p>
+
+<p>Cette conviction perdait Brulart; de ce jour <i>Atar-Gull</i> avait sur lui
+un avantage immense.</p>
+
+<p>Le capitaine, ne le jugeant donc pas digne de son animosité, lui tourna
+le dos.</p>
+
+<p>Et ses pensées prirent une autre direction; il vint à se souvenir que
+ses noirs n'avaient rien pris depuis la veille, et appelant le <i>Malais</i>,
+qui parlait caffre et avait servi d'interprète dans l'échange du
+malheureux Benoît, il lui donna ses ordres.</p>
+
+<p>Une heure après, les <i>grands Namaquois</i> reçurent une portion d'eau, de
+morue et de biscuit, puis vinrent par fractions de douze ou quinze humer
+un peu d'air sur l'avant du brick.</p>
+
+<p>Ils s'épanouissaient aux bienfaisants rayons du soleil, ces pauvres
+nègres; ils oubliaient la vapeur épaisse et humide de la cale, et
+riaient de leur rire stupide, en revoyant ce ciel bleu... qu'ils se
+montraient les uns aux autres.</p>
+
+<p>Le <i>Malais</i> remonta comme la troisième fraction de femmes descendait...
+car les femmes que nous avons vues dans le faux pont participaient aussi
+à cette bienfaisante promenade&mdash;Capitaine...&mdash;dit le <i>Malais</i> à Brulart
+(et il lui parla bas à l'oreille).</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure, dans ce moment je suis en affaire&mdash;répondit le
+capitaine qui paraissait courroucé.&mdash;Viens ici, toi, le <i>Grand-Sec</i>, il
+s'adressait à un matelot qu'on avait, je ne sais pourquoi, surnommé le
+<i>Grand-Sec</i>, car il était gros et petit.</p>
+
+<p>&mdash;Viens ici&mdash;reprit-il&mdash;et pourquoi, carogne, as-tu osé <i>toucher</i> à une
+de <i>ces dames</i> qui viennent de descendre; ne sais-tu pas mon ordre... et
+que c'est sacré?...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! sacré... sacré....</p>
+
+<p>Et il allait ajouter je ne sais quel horrible blasphème, que la large
+main de Brulart fit brusquement rentrer dans sa vilaine bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous croyez que l'on a une cargaison pour votre plaisir! et que
+vous la gaspillerez, et que vous vous passerez toutes les douceurs de la
+vie?</p>
+
+<p>&mdash;Vous en avez bien deux dans votre dunette, excusez... alors c'est
+différent, y paraît que ça vous va, et que ça ne nous va pas!&mdash;dit
+l'incorrigible <i>Grand-Sec</i>, après avoir ramassé deux de ses dents et
+étanché le sang qui coulait à flots de sa bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu raisonnes, mignon?... tu la veux... et bien, tu l'auras....</p>
+
+<p>&mdash;La négresse...&mdash;fit le <i>Grand-Sec</i>....</p>
+
+<p>&mdash;Oui!!!</p>
+
+<p>Et dans ce <i>oui</i> il y avait une horrible ironie qui fit, malgré lui,
+tressaillir le matelot.</p>
+
+<p>&mdash;Mais d'abord... il faut faire une petite promenade, mon garçon... ça
+t'ouvrira l'appétit pour souper.... Mettez-le à cheval&mdash;dit Brulart en
+montrant le malheureux <i>Grand-Sec</i>.&mdash;Et ce fut une grande joie à bord du
+brick.</p>
+
+<p>Car si l'on comptait trouver parmi ces gens pitié ou commisération,
+c'était faute.</p>
+
+<p>Une punition, ça aidait à passer le temps, car les cris du condamné
+égayaient un peu... mais tout cela ne valait pas une mort.... Oh! une
+mort!... parce que, voyez-vous, à une mort on héritait... ce n'était pas
+tous les jours fête!</p>
+
+<p>Enfin, dix minutes après, le <i>Grand-Sec faisait sa promenade à cheval</i>.</p>
+
+<p>C'est-à-dire qu'on lui avait mis une barre de Cabestan entre les jambes,
+après l'avoir exhaussé de manière à ce que ses pieds ne touchassent pas
+à terre; de plus, pendaient à chaque jambe, à défaut de boulets, un des
+lourds pierriers de feu M. Benoît, et enfin, selon l'ordre du capitaine,
+on imprima au cabestan un mouvement rapide de rotation à peu près comme
+celui d'un jeu de bague, la seule différence consistait en ceci, qu'au
+lieu d'avoir les pieds appuyés sur des étriers, le <i>Grand-Sec</i> les avait
+tiraillés par deux poids de cent livres chaque.</p>
+
+<p>Ainsi les articulations commençaient à craquer et à se détendre, comme
+s'il eût été écartelé....</p>
+
+<p>Il criait... il criait, et ses plaintes étaient aiguës, convulsives et
+saccadées....</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu, <i>Grand-Sec</i>&mdash;dit l'un en riant aux larmes,&mdash;tu es dans ta
+croissance....</p>
+
+<p>&mdash;Hue... hue donc, pique donc ton cheval, <i>Grand-Sec</i>,... tu as pourtant
+de fameux éperons...&mdash;disait un autre, en montrant les deux masses de
+bronze qui allaient arracher et séparer la jambe de la cuisse....</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'engageras comme tambour-major de cavalerie, car, vrai, tu as
+grandi de deux pouces&mdash;criait un troisième....</p>
+
+<p>Enfin c'était un feu croisé de quolibets et de hurlements de douleur
+atroce.</p>
+
+<p>Brulart reprit sa conversation avec le <i>Malais</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Tu dis donc qu'il y a deux moricaudes qui ne veulent pas monter?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas <i>veulent</i>, capitaine, je dis <i>peuvent</i>,... vu qu'elles
+sont mortes....</p>
+
+<p>&mdash;Diable... et est-ce des bonnes?</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a une qui n'était pas mauvaise... l'autre comme ça... un peu
+maigrotte...</p>
+
+<p>&mdash;Et le troisième jour... déjà... tonnerre du diable! qu'elles n'aillent
+pas se mettre à jouer ce jeu-là... est-ce de chaleur ou de faim?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que c'est de chaleur <i>et</i> de faim.</p>
+
+<p>&mdash;Débarrasse ça tout de suite du faux pont, ça me gâterait les autres.</p>
+
+<p class="point">&mdash;Et c'est bien vu, capitaine, car elles commencent déjà a s'avarier.....</p>
+
+<p>Dix minutes après, deux matelots parurent sur le pont, portant les
+cadavres des négresses... enveloppés ou à peu près dans une pagne....</p>
+
+<p>On allait les jeter par dessus le bord....</p>
+
+<p>&mdash;Un instant&mdash;dit Brulart....</p>
+
+<p>Et on les laissa tomber sur le pont qui résonna sourdement.</p>
+
+<p>Un cri plaintif et faible sembla sortir d'un des linceuls....</p>
+
+<p>Lés matelots se regardèrent...</p>
+
+<p>&mdash;Ce b&mdash;&mdash; de <i>Malais</i> s'est sans doute trompé&mdash;dit Brulart&mdash;il l'aura
+cru finie, et elle n'est peut-être qu'<i>en train</i>... voyons....</p>
+
+<p>Et il tira violemment la pagne qui entourait à peine une des deux
+négresses....</p>
+
+<p>Un tout jeune enfant tomba du sein de sa mère où il était attaché....</p>
+
+<p>(C'était une des deux négresses ayant un <i>petit</i> porté sur la facture de
+Van-Hop, vous savez...)</p>
+
+<p>Cette frêle et chétive créature redoublait ses faibles cris... et
+s'accrochait au corps de sa pauvre mère qui ne pouvait plus
+l'entendre!...</p>
+
+<p>Brulart eut l'air presque attendri...</p>
+
+<p>&mdash;Toi, le <i>Malais</i>&mdash;dit-il&mdash;va chercher en bas l'autre négresse qui a un
+enfant, et monte-les ici.</p>
+
+<p>Et il prit le négrillon dans ses larges et grandes mains....</p>
+
+<p>La négresse monta toute tremblante, croyant qu'on allait la battre, et
+serrant son fils entre ses bras...</p>
+
+<p>Quand elle vit les deux cadavres, elle poussa un cri triste et doux,
+s'agenouilla et se prit à chanter quelques paroles d'une mélodie
+singulière...</p>
+
+<p>&mdash;Toi, le <i>Malais</i>&mdash;dit Brulart&mdash;apprends-lui qu'elle n'est pas là pour
+seriner des antiennes, mais pour prendre ce négrillon et le nourrir avec
+le sien...</p>
+
+<p>Le <i>Malais</i> lui présentant l'enfant:&mdash;Tiens&mdash;lui dit-il en
+caffre....&mdash;le chef pâle t'ordonne de partager ton lait entre ton fils
+et celui-ci.</p>
+
+<p>La jeune femme le regarda avec étonnement, et répondit en secouant la
+tête...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, je ne puis, cet enfant, vois-tu, est le premier né d'une
+vierge...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela fait?...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, je ne puis... sa mère est morte... elle est allée au grand
+Kraal de là haut! Il faut que son enfant meure avec elle... sans cela...
+qui la servirait au grand Kraal... la pauvre mère... si ce n'est son
+enfant?... il faut qu'il meure! le premier fils d'une vierge jamais ne
+doit quitter sa mère...</p>
+
+<p>Et la jeune femme reprit son chant triste et doux, puis baisa le petit
+enfant qui lui souriait... en lui tendant ses bras.</p>
+
+<p>&mdash;Le Malais traduisit cette conversation à Brulart...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bah... tout ça m'embête, va au grand Kraal alors... ça vaut mieux
+pour toi....</p>
+
+<p>Et le négrillon voltigea au-dessus du bord et disparut!...</p>
+
+<p>&mdash;Quant à elle, pour m'avoir résisté, fais-lui un peu tambouriner les
+reins.</p>
+
+<p>On se mit à battre la pauvre négresse, et quoiqu'elle avançât les bras
+en avant pour garantir son négrillon des atteintes du fouet, il en reçut
+quelques coups, et la mère, je vous jure, criait plus pour lui que pour
+elle....</p>
+
+<p>Ses cris se mêlèrent à ceux du <i>Grand-Sec</i>, à la grande joie de
+l'équipage, qui trouvait le concert complet.</p>
+
+<p>Enfin, comme l'homme à cheval perdait connaissance, on arrêta.</p>
+
+<p>On le descendit.</p>
+
+<p>Mais on le coucha sur le pont, car il ne pouvait se tenir debout.</p>
+
+<p>&mdash;Il est plus fatigué que s'il avait fait dix lieues... le bon
+cavalier&mdash;dit un plaisant&mdash;il n'a pourtant pas été secoué.</p>
+
+<p>&mdash;Silence,&mdash;dit Brulart...</p>
+
+<p>On fit silence...</p>
+
+<p>Le brick et la goëlette marchaient toujours de conserve, la brise était
+fraîche et le soleil se couchait étincelant, pas un nuage, un ciel pur
+et chaud, une mer douce et calme...</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez tous vu&mdash;continua le capitaine&mdash;ce <i>monsieur</i> qui vient de
+descendre de cheval; il avait manqué à mon ordre, et vous savez de quel
+bois je paie ordinairement ces fautes-là... aujourd'hui je veux être bon
+enfant.</p>
+
+<p>L'équipage frémit....</p>
+
+<p>&mdash;Je veux, au lieu de le punir, le récompenser....</p>
+
+<p>Les matelots se regardèrent, et trois des plus intrépides pâlirent....</p>
+
+<p>&mdash;Et que ça vous serve d'exemple: écoute, toi, <i>Grand-Sec</i>....</p>
+
+<p>Le <i>Grand-Sec</i> leva péniblement la tête et souleva des yeux éteints.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as voulu tâter des négresses....</p>
+
+<p>Le malheureux poussa un long soupir... il n'y pensait plus, je vous
+jure....</p>
+
+<p>&mdash;C'est une idée comme une autre; d'ailleurs tu es dans l'âge des
+amours, aussi je ne t'en veux pas pour cela; pour te le prouver, au lieu
+d'une... je t'en donne deux... mon bon homme!</p>
+
+<p>L'infortuné ne comprit pas... mais l'équipage saisit parfaitement
+l'intention, et fut d'abord comme atterré d'une atrocité si calme...
+mais après, voyant le côté plaisant de l'aventure, il se dérida, et un
+sourire, qui gagna de proche en proche, vint éclaircir ces figures un
+instant assombries....</p>
+
+<p>&mdash;Qu'on l'amarre sur une cage à poules avec ces deux charognes... et&mdash;<i>à
+la mer</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Vivant?&mdash;demanda avec anxiété le Malais, qui était intime du Grand-Sec
+et l'aimait de tout son c&#339;ur.....</p>
+
+<p class="point">&mdash;Ça va sans dire&mdash;reprit Brulart en regagnant sa dunette...</p>
+
+<p>On entendit quelques mots entrecoupés, des imprécations, des blasphèmes,
+des prières à attendrir un inquisiteur, des rires, des sanglots,
+d'affreuses plaisanteries, des cris perçants... puis enfin un bruit
+sourd qui fit rejaillir l'eau sur le pont.</p>
+
+<p>Alors Brulart se pencha sur le plat-bord, et, montrant à son équipage la
+cage à poules qu'ils laissaient déjà derrière eux, et le misérable
+<i>Grand-Sec</i>... dont les yeux flamboyaient... et qui, se tordant sur les
+cadavres malgré les cordes qui l'étreignaient... poussait des hurlements
+de rage qui n'avaient rien d'humain.</p>
+
+<p>&mdash;Que ça vous serve d'exemple, mes agneaux... et encore&mdash;ajouta-t-il en
+souriant...&mdash;il ne mourra pas de faim!</p>
+
+<p>Dix minutes après, la cage à poules ne paraissait plus qu'un point
+lumineux au milieu de l'Océan, car le soleil couchant la colorait
+fortement de ses rayons... puis elle s'effaça tout-à-fait quand le
+soleil disparut dans la brume... et que la nuit fut venue.</p>
+
+<p>Alors, on vit poindre une lumière dans la dunette de Brulart: c'est
+cette lumière et cette retraite qui intriguaient si fortement
+l'équipage; que faisait-il ainsi toutes les nuits? et pourquoi
+s'enfermer ainsi soigneusement, car à bord du brick, comme à bord de sa
+goélette, il avait défendu, sous peine de mort (et il tenait sa
+promesse), il avait défendu d'approcher de sa cabine, à moins d'un cas
+imprévu et imminent, et encore s'était-il réservé le droit de juger
+après, si le cas était réellement imminent; or, si malheureusement il ne
+le croyait pas tel,&mdash;<i>à la mer</i>,&mdash;celui qui, oubliant ses ordres, se fût
+approché de sa cabine avant huit heures.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IIIc" id="CHAPITRE_IIIc"></a>CHAPITRE III.</h3>
+
+
+<p class="r50">Je n'y puis rien comprendre.<br />
+<span style="margin-left: 3em;"><i>Musique de Boieldieu</i>.</span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">MYSTÈRE.</p>
+
+
+<p>Brulart avait soigneusement fermé, verrouillé, cadenassé la porte de sa
+dunette.</p>
+
+<p>Au dehors, pas le plus léger bruit, quelquefois le sifflement des
+cordages... le frôlement des voiles... le clapotis des vagues qui
+battaient doucement la poupe du brick, et s'ouvraient au sciage
+phosphorescent du navire, voilà tout.</p>
+
+<p>Il écouta encore, regarda bien si personne ne l'épiait,... et s'avança
+vers son grand coffre.</p>
+
+<p>Il l'ouvrit.</p>
+
+<p>On aurait cru d'abord que ce vieux bahut ne contenait rien... mais, en
+l'examinant attentivement, on y découvrait un double fond.</p>
+
+<p>Il le leva.</p>
+
+<p>Et dans un coin de cette cachette il prit un coffret recouvert de cuir
+de Russie.</p>
+
+<p>Cette petite caisse, richement ornée, portait un bel écusson armorié.</p>
+
+<p>C'était le blason de Brulart...</p>
+
+<p>Brulart ferma hermétiquement les rideaux de la dunette; et posa le
+précieux coffret sur sa petite table sale et graisseuse qu'il approcha
+du lit...</p>
+
+<p>Il se coucha à demi étendu, après avoir dédaigneusement jeté le chapeau,
+la couronne et la veste de feu M. Benoît....</p>
+
+<p>Alors il leva le couvercle de l'étui, et ses yeux brillaient d'un feu
+singulier...</p>
+
+<p>Sa figure, ordinairement rude, sauvage, semblait se dépouiller de cette
+écorce épaisse, et ses traits, fortement caractérisés, paraissaient
+vraiment beaux, tant une subite et inimitable expression de douceur s'y
+était révélée.... Il secoua son épaisse chevelure, comme un lion qui se
+débarrasse de sa crinière, écarta ses longs cheveux, et tira
+respectueusement du coffret un petit flacon de cristal miraculeusement
+sculpté et presque caché sous l'or et les pierreries qui l'ornaient...</p>
+
+<p>Puis il approcha ce merveilleux bijou de sa lampe fumeuse et fétide, et,
+à sa lueur rougeâtre, contempla ce qu'il contenait.</p>
+
+<p>C'était une liqueur épaisse, visqueuse, d'une teinte plus colorée, plus
+brillante que celle du café. Il paraît qu'elle était pour lui d'un bien
+haut prix, car ses yeux rayonnèrent d'une joie céleste quand il
+s'aperçut que le précieux flacon était encore aux trois quarts plein.</p>
+
+<p>&mdash;Il le baisa avec onction et amour, comme on baise la main d'une
+vierge, et le déposa, non sur la vilaine table; oh! non, mais sur un
+petit coussinet de velours bleu, tout brodé d'argent et de perles...</p>
+
+<p>Il tira aussi du coffret une petite coupe d'or et un assez grand flacon
+de même métal.</p>
+
+<p>Mais, pendant toute cette cérémonie, il y avait, sur les traits de
+Brulart, autant de recueillement et d'adoration que sur le visage d'un
+prêtre qui retire le calice du tabernacle...</p>
+
+<p>Et, ouvrant délicatement la petite fiole, il versa goutte à goutte la
+séduisante liqueur qui tombait en perles brillantes comme des rubis.</p>
+
+<p>Il en compta vingt... puis il remplit la coupe d'une autre liqueur
+limpide et claire comme le cristal, qui prit alors une teinte rouge et
+dorée.</p>
+
+<p>Et il porta la coupe à ses lèvres avides, but avec lenteur en fermant
+les yeux et appuyant sa large main sur sa poitrine; après quoi, il
+resserra coupe, flacon dans le petit coffre, et le petit coffre dans le
+grand bahut, avec la même mesure, le même soin, le même recueillement...</p>
+
+<p>Et quand il se redressa, vous eussiez baissé les yeux devant ce regard
+inspiré... qui faisait presque pâlir la lumière de sa lampe: il était
+beau, grandiose, admirable ainsi; ses guenilles, sa longue barbe, tout
+cela disparaissait devant l'incroyable conscience de bonheur qui
+éclatait sur ce front tout à l'heure sombre et froncé... maintenant
+lisse et pur comme celui d'une jeune fille...</p>
+
+<p class="point">&mdash;Adieu, terre!... à moi le ciel...</p>
+
+
+<p class="point">Dit-il en s'élançant sur son lit.</p>
+
+<p>&mdash;Dix minutes, après, il était profondément endormi.</p>
+
+<p>Il venait de prendre la dose d'OPIUM qu'il buvait chaque soir.</p>
+
+<p>Or, par une bizarrerie que l'effet et l'habitude constante de cet
+exalirant peuvent facilement expliquer, il avait fini par prendre
+l'existence factice qu'il se procurait au moyen de l'opium, ses
+créations si poétiques, si merveilleuses, ses délirants prestiges, ses
+ravissantes visions, pour sa vie <i>vraie</i>, <i>réelle</i>, dont le souvenir
+vague et confus venait étinceler par moment à son esprit, dans le jour,
+parmi des scènes affreuses, comme la conscience d'une journée de bonheur
+vient quelquefois dilater notre c&#339;ur, même au milieu d'un songe
+horrible.</p>
+
+<p>Tandis qu'il considérait sa <i>vie vraie</i>, sa vie qu'il menait au milieu
+de ses brigands, du meurtre et du vol, à peu près comme un songe, un
+cauchemar pénible auquel il se laissait entraîner avec insouciance, et
+qu'il poussait machinalement à l'horrible, selon le besoin, le désir du
+moment, sans réflexion, sans remords, et même avec une secrète
+jouissance, comme ces gens qui se disent vaguement au milieu d'un rêve
+affreux...&mdash;Que m'importe... je me réveillerai toujours bien!</p>
+
+<p>C'était en un mot&mdash;la vie renversée.</p>
+
+<p>Le fantastique mis à la place du positif.</p>
+
+<p>Un rêve à la place d'une réalité.</p>
+
+<p>C'est obscur; je le sais.</p>
+
+<p>Mais essayez de l'opium, et vous me comprendrez...</p>
+
+<p>Croyez d'ailleurs un homme d'<i>expérience</i>.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IVc" id="CHAPITRE_IVc"></a>CHAPITRE IV.</h3>
+
+
+<p class="r50 nind">Rien n'est vrai, rien n'est faux;<br />
+Tout est songe et mensonge.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;">D<span class="smcap">e</span> L<span class="smcap">amartine</span> .&mdash;<i>Harmonies</i>.</span><br />
+</p>
+
+
+<p class="r30 nind">Écoutez, mes enfants, cette effrayante histoire,<br />
+Comme d'un saint avis gardez-en la mémoire;<br />
+Un jour vous la direz à vos petits neveux<br />
+Quand la neige des ans blanchira vos cheveux.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;">D<span class="smcap">elphine</span> G<span class="smcap">at</span> .&mdash;<i>La Tour du Prodige</i>.</span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">OPIUM.</p>
+
+
+<p>Ô douce et ravissante ivresse de l'opium, ivresse pure et suave, ivresse
+toute morale, élevée, poétique!</p>
+
+<p>À côté de la vie réelle, triste, déçue, douloureuse, tu improvises une
+vie fantastique, brillante et colorée!</p>
+
+<p>Là, jamais un chagrin; mollement bercé de rêve en rêve, on jouit sans
+regret... c'est un long jour de fête sans lendemain, un amour sans
+larmes... un printemps sans hiver.</p>
+
+<p>Tantôt c'est un gai voyage sur ce beau lac, dominé par l'antique
+habitation de vos aïeux et encadré d'un gazon vert que foulent en
+dansant de jeunes filles aux robes flottantes.</p>
+
+<p>C'est une séduisante causerie sous un ombrage séculaire où l'on se
+parle si bas, si près, que les lèvres se touchent et frémissent.</p>
+
+<p>Ou bien encore, c'est la demoiselle au corselet d'émeraude, aux ailes de
+nacre et de moire que l'on poursuit en chantant la vieille chanson
+qu'une mère vous a apprise autrefois.</p>
+
+<p>Et puis souvent, pour contraster avec ces tableaux si frais, si jeunes,
+si parfumés, surgit une bizarre vision, quelque chose d'horrible et
+d'étrange... qui vous terrifie et vous glace un moment...</p>
+
+<p>Alors c'est comme la peur qu'on éprouve au milieu d'une paisible veillée
+d'automne, quand l'aïeul raconte quelque lugubre et sanglante chronique.</p>
+
+<p>Mais aussi que cette folle terreur d'un instant donne un charme plus vif
+aux voluptueuses caresses de ces femmes pâles, douces, aériennes qui
+réalisent tous les songes de votre ardente jeunesse; vous savez! quand
+le regard sec, haletant sur votre couche solitaire, vous appeliez en
+vain l'être mystérieux et inconnu que l'on rêve toujours à quinze ans.</p>
+
+<p>Oh! qu'alors elle semble vulgaire cette ivresse du punch, malgré ses
+mille flammes bleuâtres et nacrées, ses étincelantes aigrettes d'opale
+et de feu, qui frissonnent, pétillent en courant sur les bords d'une
+large coupe.</p>
+
+<p>Oubliez le vin de Champagne au milieu des glaçons; laissez bouillonner
+sa mousse; laissez-la déborder et couler à longs flots sur le cristal
+des carafes.</p>
+
+<p>&mdash;Après tout, que serait cette ivresse? quelque lourde et grossière
+orgie, des idées sans suite, une tête pesante, une raison éteinte ou
+hébétée.</p>
+
+<p>Au lieu que l'opium! tenez... voyez ce Brulart! si vous saviez ce qu'il
+rêve.</p>
+
+<p>C'est un homme étrange que cet homme! Féroce et crapuleux, c'est à force
+de vices et de crimes qu'il a pris un impérieux et irrésistible
+ascendant sur une tourbe d'êtres dégradés et infâmes; jamais une pensée
+noble ou consolante; on dirait que c'est en riant, d'un rire satanique,
+qu'il creuse dans la fange pour voir jusqu'à quel point d'ignominie peut
+aller la dégradation humaine.</p>
+
+<p>Cette vie, c'est sa vie apparente de chaque jour, sa vie physique, sa
+vie de brigand, de négrier, de pirate, d'assassin... sa vie qui le fera
+pendre...</p>
+
+<p>Maintenant il rêve: l'esprit, l'âme a quitté son ignoble enveloppe...
+c'est son autre existence qui commence... son existence aussi à lui,
+belle, riante, parée, avec des fleurs et des femmes, des palais
+somptueux, des chants de gloire et d'amour, son existence à vous
+désespérer tous, oui, cent fois oui, car l'ivresse de l'opium l'élève à
+un degré de puissance inouïe. Les trésors du monde, le pouvoir des rois
+ne pourraient jamais, dans votre vie réelle, vous donner la millième
+partie des jouissances ineffables que goûte ce brigand en guenilles.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce n'est pas une heure, un jour, une année... mais la moitié de sa
+vie qu'il passe dans cette sphère divine, où il est presque dieu; quant
+à sa vie réelle, ce n'est pour lui, je l'ai dit, qu'un cauchemar qu'il
+pousse à l'horrible autant qu'il le peut, car, vus d'aussi haut, en
+présence de tels souvenirs... que sont les hommes? mon Dieu!... de la
+matière à contrastes, de la boue qu'on jette à côté d'un diamant pour en
+faire briller plus vives les étincelantes facettes....</p>
+
+<p>Ainsi du moins pensait Brulart....</p>
+
+<p>Tenez, suivez d'ailleurs le rêve qui répand sur ses traits cette
+incroyable expression de plaisir et d'extase.</p>
+
+
+
+<p class="c top15 sml"><a name="SONGE" id="SONGE"></a>SONGE.</p>
+
+
+<p>C'était une merveilleuse villa qui se mirait aux flots bleus de
+l'Adriatique, avec ses arbres verts, ses majestueuses colonnades et ses
+escaliers de marbre blanc, baignés par une mer indolente...</p>
+
+<p>&mdash;Une foule de gondoles aux riches dorures, recouvertes de tentes et de
+rideaux de pourpre se balançaient amarrées aux dalles, et, impatientes,
+battaient l'eau de leurs deux grandes ailes satinées qui, chose étrange,
+leur tenaient lieu de rames et de voiles.</p>
+
+<p>&mdash;On entendit une musique mélodieuse... des sons vibrants et sonores
+comme ceux de l'harmonica,... aériens comme ceux des harpes éoliennes.</p>
+
+<p>Et puis de belles filles pâles, avec des yeux noirs, des cheveux noirs
+et un ineffable sourire sur leurs lèvres roses, se placèrent dans les
+barques en jouant d'une lyre d'ébène.</p>
+
+<p>Et cette harmonie suave et mélancolique remplissait les yeux de
+larmes,... de larmes douces comme celles qu'on répand à la vue d'un ami
+retrouvé.</p>
+
+<p>Alors les gondoles s'animèrent, tendirent leurs ailes argentées à une
+brise odorante, qui, traversant de vastes bois d'orangers et de jasmins,
+apportait une senteur délicieuse, et la petite flotte s'éloigna
+doucement.</p>
+
+<p>À l'arrière de chaque gondole une place était réservée, et les jeunes
+filles y jetaient incessamment des fleurs qu'elles effeuillaient en
+chantant à voix basse je ne sais quelles mystérieuses paroles dont la
+mélodie faisait pourtant battre le c&#339;ur.</p>
+
+<p>Mais les gondoles frémirent de joie, agitèrent tout à coup leurs grandes
+ailes, et, formant un demi-cercle, volèrent avec rapidité au-devant d'un
+petit esquif aux voiles blanches, man&#339;uvré par un seul homme.</p>
+
+<p>Cet homme, c'était Brulart, c'était le comte, c'était Arthur... mais
+beau, mais noble, mais paré....</p>
+
+<p>D'un bond il fit disparaître son canot, sauta dans une des gondoles, et
+regagna le palais de marbre escorté par les filles pâles aux yeux noirs,
+qui continuaient leurs chants d'une harmonie ravissante.</p>
+
+<p>&mdash;Et s'étendant avec délices sur les fleurs qu'elles avaient
+effeuillées, il attira une des jeunes femmes sur ses genoux:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! viens; que j'aime la douceur de ta voix, que j'aime ton sourire...
+dénoue tes cheveux au vent... que je les sente caresser mon front...
+donne... Oh! donne un baiser de ta bouche amoureuse... j'en ai besoin,
+j'ai tant souffert! Oui, au lieu de vous, mes s&#339;urs, j'ai vu en songe
+des êtres noirs et difformes! au lieu de notre beau lac limpide, de ses
+rivages fleuris... une mer triste et brumeuse, un ciel gris et sombre!
+puis un vaisseau sans pourpre, sans dorure et sans femmes... un homme
+qui se tordait sur des cadavres, en poussant des cris horribles... au
+lieu de cette mélodie, de ce langage pur et doux, j'ai entendu je ne
+sais quels éclats rauques et discordants!...</p>
+
+<p>Et puis, horreur!... je me voyais, moi, couvert de haillons, me jetant
+ça et là, au milieu de cette bizarre et étrange tourbe d'hommes affreux,
+parlant leur langue, riant de leur rire, tuant avec leur poignard...
+moi, moi, si noble et si fier...</p>
+
+<p>Oh! quel rêve, quel rêve!... oublions-le... oui... ces souvenirs déjà
+lointains s'effacent tout-à-fait.... À moi, mes femmes! à moi, mes
+s&#339;urs! franchissons ces degrés; entrons sous cette coupole étincelante
+de lumière... mettons-nous à cette table couverte de vermeil, de
+cristaux et de fleurs....</p>
+
+<p class="point">Tout disparaissait.</p>
+
+<p>Et il se trouvait au milieu d'un immense jardin, rempli d'arbres
+courbant sous le poids de leurs fruits.</p>
+
+<p>Il avait bien soif... sa langue était sèche et rude, son gosier brûlant.</p>
+
+<p>&mdash;Il prit une orange couverte d'une peau vermeille et fine et tenta de
+la lui ôter....</p>
+
+<p>Mais à chaque morceau d'écorce qu'il enlevait, l'orange saignait comme
+une blessure fraîche....</p>
+
+<p>C'était du vrai sang, du sang noir, épais et chaud.</p>
+
+<p>&mdash;Il continua... ses mains étaient toutes ensanglantées...</p>
+
+<p>&mdash;Il arracha le dernier lambeau...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, à l'instant, il se sentit mordu au doigt, mordu avec rage, comme
+par une bouche humaine, comme par des dents aiguës, convulsivement
+serrées.</p>
+
+<p>&mdash;Et il se prit à fuir.</p>
+
+<p>&mdash;Et il secouait sa main toujours mordue par l'orange, qui, s'étant
+attachée à son doigt, le mâchait... le mâchait...</p>
+
+<p>&mdash;Et il sentait les dents froides, arrivant jusqu'à l'os, glisser et
+crier sur sa membrane luisante.</p>
+
+<p>&mdash;Et les dents firent rouler cet os entre elles comme entre deux lames
+de scie.</p>
+
+<p>L'os se divisa...</p>
+
+<p>Alors le contact des dents glaciales avec la moelle fit circuler un
+horrible frisson dans tous les membres de Brulart...</p>
+
+<p class="point">Et la moelle fut aussi divisée... comme l'os...</p>
+
+<p>&mdash;Alors il sentit l'impression fraîche et humide d'une bouche de femme
+effleurer ses lèvres brûlantes... et une voix bien connue murmurait à
+son oreille:&mdash;Ne crains rien, je veille sur toi... attends-moi...</p>
+
+<p>Et tout disparut encore.</p>
+
+<p>Alors il était dans une vaste chambre, toute tapissée de soie amarante
+brochée d'or, éclairée par l'invisible foyer d'une lumière égale et
+pure.</p>
+
+<p>Au fond, se dressait un lit de bois de sandal magnifiquement incrusté de
+nacre et d'ivoire, couvert d'une riche dentelle et entouré d'élégants
+rideaux rouges qui laissaient pénétrer dans l'alcôve une lueur faible,
+rose et mystérieuse.</p>
+
+<p>Puis, de légers tourbillons d'une vapeur embaumée, s'échappant de riches
+cassolettes d'or, adoucissaient le vif et brillant éclat de délicieuses
+peintures qu'ils semblaient voiler.</p>
+
+<p>Et ces tableaux voluptueux faisaient battre les artères et porter le
+sang au visage...</p>
+
+<p>On entendit marcher... et lui se cacha dans un petit réduit, proche
+l'alcôve.</p>
+
+<p>Mais de là il pouvait tout voir...</p>
+
+<p><i>Elle</i> entra suivie de ses femmes...</p>
+
+<p>C'était peut-être une reine, car elle portait un éblouissant diadème sur
+son beau et noble front.</p>
+
+<p>Et, apercevant un lis qu'<i>il</i> avait posé sur sa toilette, elle
+sourit....</p>
+
+<p>Mais bientôt, impatiente, emportée, elle gronda ses femmes, car chaque
+fleur, chaque diamant, chaque bijou, tombait avec une lenteur bien
+cruelle!...</p>
+
+<p>Enfin, sa lourde robe bleue, toute raide d'or et de pierreries, glissant
+à ses pieds, laissa nues ses épaules d'albâtre, larges et rondes, avec
+une petite fossette au milieu.</p>
+
+<p>Et l'on vit son cou gracieux, et cet endroit si blanc, si doux, où naît
+une chevelure brune, lisse et épaisse, élégamment relevée, peignée,
+lustrée....</p>
+
+<p>Elle se retourna.</p>
+
+<p>Sa figure d'un parfait ovale avait une expression rayonnante... ses
+grands yeux bleus étincelaient humides et brillants, sous des sourcils
+châtains, étroits et bien arqués que ses désirs haletants fronçaient un
+peu...</p>
+
+<p>Sa gorge bondissait d'une façon étrange et faisait craquer son corset...</p>
+
+<p>Elle croisa sa jolie jambe sur son genou, et dénoua, ou plutôt rompit
+avec violence les longs cordons de soie qui attachaient un tout petit
+soulier de satin.</p>
+
+<p>Et puis enfin elle renvoya ses femmes, et voulut, quel caprice! les
+suivre jusqu'au bout d'une galerie qui communiquait à son appartement.</p>
+
+<p>Après avoir soigneusement fermé la porte de cette galerie, rapide comme
+un oiseau, elle vola dans sa chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon amour, mon seul amour&mdash;murmura-t-elle en tombant dans ses
+bras, à lui qui, debout, la soutenait en sentant avec ivresse le contact
+électrique de ce corps, d'admirables proportions.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens&mdash;disait-elle tout bas...&mdash;aujourd'hui... partout les louanges,
+partout on disait ton nom, mon adoré; partout on disait ton courage, ton
+noble caractère, ta beauté... et heureuse, fière, je me disais:&mdash;Ce
+courage, ce noble c&#339;ur, cette beauté, tout est à moi... à moi... mon
+Arthur!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Marie... quel doux réveil.... N'ai-je pas rêvé, mon ange... que tu
+m'avais trahi... tué... que sais-je, moi? Me pardonnes-tu, dis?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non... tu mourras palpitant sous mes baisers&mdash;dit-elle en
+bondissant comme une jeune panthère, et lui mordant les lèvres avec une
+amoureuse frénésie....</p>
+
+<p class="point">&mdash;Oh! viens, viens&mdash;dit-il, et l'on entendit crier les anneaux d'or des
+rideaux soyeux de l'alcôve....</p>
+
+<p class="point2">&nbsp;</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mille millions de tonnerres de diable&mdash;hurlait <i>le Malais</i> à la
+porte de la dunette, qu'il ébranlait de toutes ses forces&mdash;il est donc
+mort... capitaine... c'est la goëlette qui est à poupe, et maître <i>le
+Borgne</i> qui dit que nous sommes chassés... capitaine... capitaine!</p>
+
+<p>Cet infernal bruit tira Brulart de son sommeil
+fantastique.&mdash;Déjà...&mdash;s'écria-t-il douloureusement (je le crois) en
+regardant à travers les joints de ses persiennes.</p>
+
+<p>Et tout avait fui avec le réveil, il ne lui restait qu'un vague et
+confus souvenir qui ne faisait que l'accabler davantage.</p>
+
+<p>Le dieu retombait brigand.</p>
+
+<p>Et, sans se donner la peine d'ouvrir sa porte verrouillée et fermée,
+d'un effroyable coup de tête il la défonça au moment où <i>le Malais</i>
+frappait encore; celui-ci fut rouler à vingt pieds....</p>
+
+<p>Fort heureusement, car Brulart l'eût tué.</p>
+
+<p>Mais que devint le capitaine, lorsqu'il vit la goélette en panne, et
+qu'il entendit le Borgne lui crier:</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça, vous êtes donc sourd, capitaine, voilà une heure que je
+m'égosille à vous héler; nous sommes chassés, et par une frégate, je
+crois; il n'y a pas à lanterner... je vais aller vous trouver, et nous
+causerons... vite... car elle a bonne brise, et c'est un vilain jeu à
+jouer.... Tenez... voyez-vous ce signal qu'elle vient de faire encore!</p>
+
+<p>&mdash;F....&mdash;dit Brulart.</p>
+<hr class="fin" />
+
+
+<h2><a name="LIVRE_IV" id="LIVRE_IV"></a>LIVRE IV.</h2>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<h3><a name="CHAPITRE_Id" id="CHAPITRE_Id"></a>CHAPITRE I.</h3>
+
+<p class="r35 nind">Vienge par mer al duc den k'il ara boen vent:<br />
+Tôt sa navie amaint, si n'i demort noient.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;">R<span class="smcap">obert</span> W<span class="smcap">ace</span> .&mdash;<i>Roman du Rou et des ducs de Normandie</i>.</span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LA FRÉGATE.</p>
+
+
+<p>&mdash;Mais, sacredieu, c'est une horreur!...&mdash;cria le premier lieutenant de
+la frégate qui devait intriguer si fortement le Borgne et Brulart.</p>
+
+<p>&mdash;Le c&#339;ur me manque, et ma tante qui m'a défendu les émotions
+fortes&mdash;dit d'une voix flûtée le commissaire du bord, petit jeune homme
+frisé, musqué, cambré, qui portait des gants, même à table....</p>
+
+<p>&mdash;C'est à interrompre la digestion la mieux commencée&mdash;soupira le
+docteur, frais, vermeil, fort obèse, et gourmand comme une femme de
+quarante ans qui a deux amants ou plus....</p>
+
+<p>&mdash;C'est à écarteler un brigand de cette espèce! Si on le
+rencontre...&mdash;reprit le lieutenant;&mdash;mais voyons, ne crains rien...
+raconte-nous ça en détail... veux-tu <i>reboire</i>, mon garçon?...</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y tiendrais pas... ce serait à m'évanouir... les jambes me
+flageolent déjà... heureusement j'ai mon vinaigre et mon
+éther....&mdash;s'écria le commissaire en se sauvant du <i>carré</i> de la
+frégate.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je reste&mdash;dit le docteur&mdash;maintenant que le coup est porté... je
+n'en digérerai ni plus ni moins... je ne vous quitte pas, mon cher
+Pleyston....&mdash;ajouta-t-il en serrant le bras du lieutenant avec
+cordialité.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons maintenant... parle&mdash;reprit celui-ci; il s'adressait, en
+français, à un homme pâle, décharné, qui tremblait encore de frayeur et
+de froid.</p>
+
+<p>C'était le <i>Grand-Sec</i>, que le <i>Cambrian</i>, frégate anglaise de
+quarante-quatre canons, avait rencontré sur une cage à poules, avec les
+deux négresses mortes, et que l'on avait humainement recueilli à bord le
+lendemain de son accident.</p>
+
+<p>Il était temps, je vous assure.</p>
+
+<p>La scène se passait dans le <i>carré</i>, ou <i>grande chambre</i> du bâtiment, et
+les interlocuteurs étaient, comme nous l'avons dit, le docteur et le
+<i>lieutenant en pied</i> de la frégate.</p>
+
+<p>Le <i>Grand-Sec</i> reprit la parole en regardant toujours autour de lui,
+d'un air effaré:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon lieutenant, voici la chose... pour lors, il a volé le
+négrier, pris les nègres, le navire, a troqué le capitaine et l'équipage
+pour des noirs, et pour lors, finalement, l'a laissé dans une <i>patrie</i>
+ous'qu'on l'a dévoré lui et ses matelots... avec leurs pantalons, leurs
+souliers, leurs vestes, et tout; car ces gens-là est trop sauvage pour
+les avoir épluchés....</p>
+
+<p>&mdash;Et ça devait être d'un dur...&mdash;fit le médecin....</p>
+
+<p>&mdash;Taisez-vous donc, docteur...&mdash;reprit le lieutenant;&mdash;continue mon
+garçon....</p>
+
+<p>&mdash;Pour lors, mon lieutenant, voilà que quand nous avons fait la chose de
+prendre le brick, notre capitaine à nous y porte son bazar, et s'y
+installe... bon... pour lors, voilà qu'un jour, on fait monter les
+noirauds pour chiquer leur <i>ration d'air et de soleil</i>... bon... pour
+lors voilà que lorsque les femelles s'affalent en bas pour rallier leur
+coucher... c'était, mon lieutenant, l'histoire de rire... pour lors j'en
+arrête une par les cheveux et je l'embrasse... bon... je la
+réembrasse... bon... mais pour lors, voilà... le... capit... aine
+(<i>Grand-Sec</i> tremblait encore à ce souvenir, et ses dents
+s'entre-choquaient), voilà le capit... aine... qui... me... voit... et
+comme... il... l'avait... dé... fendu, il me fait mettre à cheval sur
+une barre de cabestan avec des pierriers à chaque jambe... et puis
+après... amarrer sur une cage à poules avec les... deux....</p>
+
+<p>Ici le pauvre garçon ne put continuer, et perdit connaissance.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, allons, docteur,... à votre pharmacie.</p>
+
+<p>&mdash;Faites-le coucher, c'est moral, purement moral, de l'eau de fleur
+d'orange, des calmants....</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le laisse, mon ami&mdash;dit le lieutenant&mdash;je monte chez le
+<i>Pacha</i><a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a> pour causer de tout cela avec lui....</p>
+
+<p>Arrivé dans la batterie, le lieutenant Pleyston se dirigea vers
+l'arrière, dit deux mots à un factionnaire qui montait la garde près la
+porte de l'appartement du commandant, et entra.</p>
+
+<p>Comme à bord de toutes les frégates, il traversa la salle du conseil,
+laissa la chambre à coucher à droite, l'office à gauche, et arriva dans
+la galerie ou salon situé sous le couronnement.</p>
+
+<p>Là se trouvait le commandant, sir Edward Burnett.</p>
+
+<p>Cette galerie avait tout à la fois l'air d'une bibliothèque et d'un
+musée, partout des peintures, des livres, des cartes, enfin un asile de
+savant et d'artiste. Couché sur un moelleux sopha, un jeune homme de
+trente ans, vêtu d'un élégant uniforme brodé... feuilletait un volume de
+Shakespeare... autour de lui, sur son tapis de Perse, étaient ouverts ça
+et là d'autres livres, Volney, Sterne, Swift, Montesquieu, Corneille,
+Moore, Byron, etc... et on voyait que le lecteur avait butiné ça et là
+une pensée, une idée, une anecdote... agissant en véritable épicurien
+qui goûte de tout avec choix et friandise.</p>
+
+<p>Quand le lieutenant entra, sir Burnett leva la tête, et l'on vit une
+charmante figure de brillant et fashionable officier....</p>
+
+<p>&mdash;Ah... bonjour, mon cher Pleyston&mdash;dit-il en se levant et tendant la
+main à son second avec la plus exquise politesse;&mdash;eh bien... quelles
+nouvelles... asseyez-vous là... prenez donc un verre de vin de Madère
+avec moi....</p>
+
+<p>&mdash;Il sonna, son maître d'hôtel servit et se retira.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours du Madère, commandant, et pour moi seul, car vous ne buvez
+que de l'eau... jamais de pipe... jamais une pauvre chique...&mdash;ajouta
+Pleyston en dissimulant la sienne.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous voyez que j'ai du vin, mon bon lieutenant; et quant au
+tabac... j'en possède aussi de parfait....</p>
+
+<p>&mdash;Pour nous autres... comme le Madère....</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlons plus de ça, qu'avons-nous de nouveau?...</p>
+
+<p>&mdash;Commandant, il y a de nouveau que ce malheureux que l'on a repêché
+confirme tout ce qu'il nous avait d'abord dit....</p>
+
+<p>&mdash;C'est inconcevable... c'est d'une cruauté inouïe... mais quelle route
+suit ce forban?...</p>
+
+<p>&mdash;Il fait voile pour la Jamaïque, commandant....</p>
+
+<p>&mdash;Nous devons le rencontrer en courant la même bordée; faites, je vous
+prie, gréer les bonnettes, couvrez la frégate de toile... il est
+possible que nous l'atteignions avant la nuit... nous ferons alors une
+bonne et prompte justice de ce misérable... rien de plus... Pleyston....</p>
+
+<p>&mdash;Non, commandant....</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quel ennuyeux métier, chasser des négriers, c'est à périr de
+monotonie....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! commandant, pardieu, vous aimeriez mieux retourner dans votre
+Londres... aux courses de New-Markett.... Dame... riche et jeune... joli
+garçon... le câble file sans qu'on y regarde....</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, mon cher lieutenant, j'aimerais mieux une bonne campagne de
+guerre....</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes payé pour cela... à trente ans deux combats, cinq blessures,
+et capitaine de frégate... ça donne envie....</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami, cela donne des regrets, surtout quand on voit des
+vétérans comme vous rester aussi long-temps dans les bas grades... mais
+vous savez que je me suis chargé de vous faire rendre justice, et....</p>
+
+<p>Un nouveau personnage entra bruyamment... figure commune, quarante ans,
+grand, gros, lourd, l'air niais et brutal.</p>
+
+<p>C'était un de ces officiers sans mérite qui, ayant langui dans les
+emplois inférieurs à cause de leur stupide ignorance, nourrissent une
+haine d'instinct et d'envie contre tout ce qui est jeune et d'une portée
+supérieure. Le grand refrain de cette espèce est celui-ci:&mdash;Je suis
+vieux, donc j'ai des droits.&mdash;Quant au mérite, à la capacité, aux
+services rendus, on n'en parle pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois&mdash;dit le nouveau venu, presque sans saluer son supérieur&mdash;je
+crois qu'on voit les deux navires que vous avez fait chasser depuis ce
+matin, mais la nuit viendra avant qu'on ait pu les rallier... aussi,
+cordieu, c'est votre faute, commandant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous oubliez, monsieur, que le temps était trop forcé pour nous
+permettre de faire plus de voile....</p>
+
+<p>&mdash;Non... on pouvait faire plus de voile; d'ailleurs, c'est mon opinion,
+et les opinions sont libres... nous ne sommes pas des esclaves; des
+anciens comme nous peuvent dire ce qu'ils pensent... et leur opinion....</p>
+
+<p>&mdash;C'est un droit que je ne vous conteste pas, monsieur, je reçois avec
+reconnaissance les conseils de gens expérimentés, mais j'ai agi comme je
+croyais devoir agir, et je viens de donner l'ordre au lieutenant en pied
+de gréer les bonnettes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est trop tard, je puis bien trouver que c'est trop tard, c'est mon
+opinion.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Jacquey&mdash;reprit le commandant avec un mouvement
+d'impatience&mdash;depuis quelque temps vous prenez avec moi de singulières
+licences, je suis seul chef ici, j'agis comme bon me semble, monsieur,
+et je vous engage à y songer.</p>
+
+<p>&mdash;Commandant&mdash;dit Pleyston tout bas&mdash;vous savez qu'il est bourru et bête
+comme un âne.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher lieutenant, veuillez, je vous prie, faire exécuter mes
+ordres&mdash;dit le commandant.</p>
+
+<p>Pleyston sortit.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Jacquey, vous avez de l'humeur; il est pénible, je le
+conçois, à votre âge, de n'occuper qu'un grade inférieur... mais vos
+camarades... Pleyston lui-même... un officier rempli de mérite.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un brosseur, vous dites cela parce qu'il vous flatte....</p>
+
+<p>&mdash;Vous me manquez en parlant ainsi d'un officier qui m'approche,
+monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis fâché, c'est mon opinion... je suis un ancien... un franc
+marin... et je dis ce que je pense.</p>
+
+<p>&mdash;On peut, monsieur, être à la fois ancien marin et calomniateur en
+accusant à faux un brave et loyal camarade... j'en suis fâché, mais vous
+m'obligez à vous infliger une punition, vous garderez les arrêts huit
+jours, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Mille tempêtes, être puni par un enfant... par un mousse....</p>
+
+<p>Le commandant pâlit, ses lèvres se contractèrent, mais il répondit avec
+le plus grand calme.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, vous perdez la tête, vous oubliez que chacun de mes grades a
+été acheté par une blessure ou une action qu'on a bien voulu
+remarquer... ne me faites donc pas rougir, en m'obligeant à parler ainsi
+de moi.... Vous n'êtes pas généreux, monsieur, vous savez que le temps,
+le lieu et ma position ne me permettent pas de répondre à votre injure,
+mais comme avant tout je suis commandant de cette frégate, vous garderez
+les arrêts forcés pendant un mois, monsieur, et je suis indulgent; car
+vous m'avez injurié chez moi, et je pouvais vous faire passer à un
+conseil. Je désire être seul, monsieur.</p>
+
+<p>Et le commandant se remit froidement à lire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tonnerre de....</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur&mdash;dit le jeune officier en se levant&mdash;je serais désolé de
+finir par appeler le capitaine d'armes....</p>
+
+<p>Et le lieutenant Jacquey, vaincu par cette fermeté, sortit en maugréant.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis fâché de tout ça&mdash;dit sir Edwards&mdash;mais parce qu'ils sont
+vieux et ignorants... il faudrait tout leur passer, c'est impossible....</p>
+
+<p>Les ordres furent exécutés; et, les bonnettes donnant une nouvelle
+vitesse au <i>Cambrian</i>, cette belle frégate ne se trouvait guère qu'à
+douze milles du brick et de la goëlette de Brulart, au coucher du
+soleil.</p>
+
+<p>Tout l'état-major était monté sur le pont, attiré par la curiosité; car
+l'histoire du <i>Grand-Sec</i> s'était répandue, et l'on attendait avec une
+incroyable impatience le moment où l'on s'emparerait de ces deux
+navires, et de l'infâme Brulart surtout.</p>
+
+<p>Pourtant l'équipage ne montrait pas la même horreur que les officiers
+pour ces méfaits, et les marins du <i>Cambrian</i> parlaient de Brulart comme
+les femmes parlent de ce qu'on appelle vulgairement:&mdash;<i>les mauvais
+sujets</i>.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ça un crâne négociant&mdash;disait l'un&mdash;quel toupet!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal&mdash;reprenait un autre&mdash;il doit être <i>chenu</i>, c'est pas un
+combat ou une tempête qui lui ferait cligner l'&#339;il à celui-là....</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, on le pendrait que ça serait bien juste... mais tout de même ça
+me pincerait le ventre... parce qu'après tout on regrette toujours un
+brave....&mdash;disait un troisième.</p>
+
+<p>Quand le soleil fut couché, on continua d'observer <i>la Catherine</i> et <i>la
+Hyène</i> au moyen de longues-vues de nuit qui permettaient de suivre leurs
+man&#339;uvres....</p>
+
+<p>&mdash;Allons-nous souper, Pleyston?&mdash;dit le docteur&mdash;j'ai un appétit de
+vautour... nous avons, entre autres choses, un endaubage d'<i>Appert</i>, des
+perdreaux farcis... qui ont une mine... une mine... à en devenir
+amoureux... à se mettre à genoux devant, à ne les manger que
+respectueusement découvert... tête nue....</p>
+
+<p>&mdash;Ah... vieux... vieux docteur, va... tu prends pour toi tous les
+appétits que tu défends à tes malades! quel coffre! c'est une vraie
+calle aux vivres! Allons, commissaire, allons donc... que
+faites-vous-là?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je fais?... mon Dieu, je tâche de voir ces deux infâmes
+bâtiments; il n'y a aucun danger, n'est-ce pas, lieutenant? Quelle
+figure ils doivent avoir.... Dieu! si ma tante savait à quoi l'on
+m'expose....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! est-il drôle, le commissaire, avec sa tante! Tenez... vous devriez
+mettre une cornette et du rouge... et vous lui ressembleriez à votre
+tante; soyez donc homme, cordieu! mais vous ne savez donc pas qu'une
+fois les navires amarinés, c'est vous qui serez chargé d'aller à bord
+faire l'inventaire des nègres et des pirates?</p>
+
+<p>&mdash;Dieu du ciel... à bord... mais ce doit être infect.... Non... non, je
+n'irai pas... pour attraper une bonne maladie... ma tante m'a bien dit
+d'être prudent!</p>
+
+<p>&mdash;Pleyston... tu te feras tuer&mdash;disait le docteur à moitié descendu, et
+dont on ne voyait plus que la joyeuse figure qui rayonnait au-dessus du
+grand panneau... à ton premier coup de grog... je te soignerai....</p>
+
+<p>&mdash;Je te suis, vieux... Allons, madame, voulez-vous ma main?&mdash;dit le
+lieutenant d'un air goguenard au commissaire.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, toujours route à l'ouest-nord-ouest, et avertissez-moi dès
+que nous serons à portée de canon de ces pirates&mdash;dit le commandant à
+l'officier de quart en rentrant chez lui.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IId" id="CHAPITRE_IId"></a>CHAPITRE II.</h3>
+
+<p class="r45">Gueule Dieu! c'est lui qui nous pousse<br />
+céans, et il nous plante là au milieu de<br />
+la besogne!<br />
+
+<span style="margin-left: 1em;">V<span class="smcap">ictor</span> H<span class="smcap">ugo</span> .&mdash;<i>Notre Dame de Paris</i>.</span><br />
+</p>
+
+<p class="r45">Oh! oh! le rusé compère... voilà de<br />
+quoi nous faire rire le soir à la veillée.<br />
+
+<span style="margin-left: 4em;">B<span class="smcap">urke</span> .&mdash;<span class="smcap">La femme folle</span>.</span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">UNE RUSE.</p>
+
+
+<p>Le matin, sur les quatre heures, la frégate était au plus à un mille de
+<i>la Catherine</i> et de <i>la Hyène</i>; mais ses grandes voiles blanches et ses
+feux, qui étincelaient au milieu d'une de ces nuits des tropiques si
+claires et si transparentes, avaient merveilleusement aidé le Borgne à
+découvrir l'ennemi qui le poursuivait.</p>
+
+<p>Les deux navires de Brulart venaient de mettre en panne, et le Borgne
+s'était rendu à bord du brick.</p>
+
+<p>Lui, Brulart et le Malais tenaient conseil sur l'arrière de la dunette.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a qu'une chose à faire&mdash;disait le Borgne...&mdash;c'est de filer....</p>
+
+<p>&mdash;Filons...&mdash;répéta le Malais.</p>
+
+<p>&mdash;Anes, chiens que vous êtes&mdash;cria Brulart&mdash;la frégate vous laissera
+faire, n'est-ce pas?... car elle m'a l'air de marcher comme une
+autruche, ce n'est pas ça... réponds, <i>le Borgne</i>, combien peut-il tenir
+de noirs... en plus dans la goëlette?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, en les serrant un peu... vingt....</p>
+
+<p>&mdash;Pas plus?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, car ils n'aurient pas même leurs coudées franches. Il faudra les
+arimer de côté....</p>
+
+<p>&mdash;Mettons quarante; ils ne sont pas ici au bal pour faire les beaux bras
+et les jolis c&#339;urs.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! quand il y a de la place pour quarante, il y en a bien pour
+cinquante!&mdash;dit le Borgne.</p>
+
+<p>&mdash;Alors mettons soixante... que tu vas choisir ici, parmi les grands
+Namaquois; tu les amarreras d'un côté et les petits Namaquois de
+l'autre, pour qu'ils ne se dévorent pas... tu m'entends?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Pendant ce temps-là, toi, le Malais, tu prendras tout ce qui nous
+reste de poudre à bord de la goëlette, moins un baril, et tu
+l'apporteras ici... tu m'entends?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Et dépêchons, car je vous cognerai si dans une demi-heure tout n'est
+pas paré....</p>
+
+<p>Le Borgne descendit dans le faux pont du brick, choisit à peu près
+cinquante nègres ou négresses, y compris Atar-Gull... doubla leurs fers
+et les fit embarquer à mesure par section de dix, dans un canot qui les
+transportait à bord de la goëlette;... là, on les déposait
+provisoirement sur le pont... bien et dûment enchaînés.</p>
+
+<p>De son côté, le Malais ouvrit la soute aux poudres de <i>la Hyène</i>, fort
+honnêtement garnie, et fit apporter sur le pont de <i>la Catherine</i>
+environ trois cents kilogrammes de poudre renfermés dans de petits
+barils.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, Brulart fixait son regard pénétrant, qui semblait
+percer l'obscurité de la nuit, sur la frégate qui avançait toujours,...
+et à une lueur qui éclata tout à coup (c'était sans doute un signal), il
+put juger sûrement de la distance qui le séparait d'elle...</p>
+
+<p>&mdash;Sacré mille tonnerres de diable&mdash;cria-t-il&mdash;c'est juste ce qui nous
+reste de temps pour prendre de l'air... le Borgne... le Borgne... ici,
+chien, ici...</p>
+
+<p>Le Borgne accourut....</p>
+
+<p>&mdash;Fais embarquer tout l'équipage à bord de la goëlette, y compris les
+noirs.</p>
+
+<p>&mdash;Les noirs y sont déjà...</p>
+
+<p>&mdash;Bien... tu resteras ici seul avec moi et le Malais....</p>
+
+<p>Le Borgne frémit...</p>
+
+<p>&mdash;Et dis à un vieux matelot de tout parer pour prendre le large sitôt
+que nous retournerons à bord de <i>la Hyène</i>.</p>
+
+<p>Ces ordres furent exécutés avec une merveilleuse rapidité, et au bout
+d'un quart d'heure <i>Brulart</i>, <i>le Borgne</i> et <i>le Malais</i> restaient seuls
+sur le pont de <i>la Catherine</i> qui se balançait silencieuse sur
+l'Océan...</p>
+
+<p><i>La Hyène</i>, aussi toujours en panne, n'attendait que la présence de
+Brulart et de ses deux acolytes pour mettre à la voile...</p>
+
+<p>Le Borgne et le Malais échangeaient de fréquents regards, et des
+mouvements d'yeux expressifs en considérant Brulart qui, appuyé sur son
+gros bâton, semblait méditer profondément.</p>
+
+<p>Cet infernal trio avait une singulière expression, éclairé à moitié par
+la clarté du fanal que <i>Cartahut</i> balançait machinalement.</p>
+
+<p>La figure de Brulart, reflétée au plafond par cette lumière rougeâtre,
+avait une horrible expression de méchanceté; on voyait aux rides qui, se
+croisant dans tous les sens sur son large front, s'effaçaient, allaient
+et revenaient, qu'il était sous l'influence d'une idée fixe, cherchant
+sans doute la solution d'un projet quelconque...</p>
+
+<p>Enfin... frappant un grand coup de bâton sur le dos de <i>Cartahut</i>, il
+s'écria, joyeux et triomphant:</p>
+
+<p>&mdash;J'y suis... j'y suis. Ah! dame frégate, tu veux manger dans ma
+gamelle... eh bien! tu vas goûter de ma soupe...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous autres&mdash;dit-il à le Borgne et au Malais qui causaient à voix
+basse de je ne sais quel meurtre ou quel vol, vous autres, imitez-moi...
+prenez des haches... mais d'abord descendons ces barils de poudre dans
+le faux pont....</p>
+
+<p>Ce qui fut fait... puis ils enlevèrent avec précaution le dessus de
+chaque baril de poudre....</p>
+
+<p>Puis ils agglomérèrent ces barils en les entourant de trois ou quatre
+tours de câbles et de chaînes... afin de les faire éclater avec une
+incroyable violence.</p>
+
+<p>Puis Brulart mit au-dessus d'un des barils un pistolet armé et chargé,
+dont le canon plongeait dans la poudre.</p>
+
+<p>Puis il attacha une longue corde à la détente de ce pistolet.</p>
+
+<p>Pendant cette délicate opération, ses deux confrères se regardaient en
+frissonnant, il fallait un geste, un rien pour les faire sauter. Mais
+Brulart avait tant de sang-froid et d'adresse!...</p>
+
+<p>&mdash;Montons là-haut&mdash;reprit-il en emportant le bout de la grande corde qui
+répondait au pistolet&mdash;et toi, <i>Cartahut</i>, tu resteras ici...</p>
+
+<p>Le malheureux mousse jeta un cri d'effroi.</p>
+
+<p>&mdash;Allons&mdash;dit Brulart, non, je ne t'y laisserai pas tout-à fait,
+seulement, ferme et calfate bien l'entrée du petit panneau.... Nous
+allons t'attendre sur le pont...&mdash;et il poussait du coude ses acolytes
+comme pour les prévenir d'une intention plaisante.</p>
+
+<p>J'oubliais de dire qu'il restait une ou deux douzaines de nègres dans le
+faux pont, de ceux que le Borgne n'avait pas désignés comme devant aller
+à bord de la goëlette....</p>
+
+<p>Cartahut ferma, verrouilla le petit panneau, et sortit par le grand....</p>
+
+<p>Alors Brulart, avant de recouvrir cette ouverture avec la planche carrée
+destinée à cet effet, attacha au-dessous de cette planche, du côté qui
+donnait dans le faux pont, attacha, dis-je, la corde qui répondait à
+son pétard, et replaça ce couvercle sur le panneau à demi ouvert.</p>
+
+<p>&mdash;Comprenez-vous?&mdash;dit-il aux deux autres qui suivaient ses mouvements
+avec une impatiente curiosité.</p>
+
+<p>&mdash;Non... capitaine....</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes des bêtes... je... mais nous causerons de ça à bord de <i>la
+Hyène</i>; toi, le Borgne, laisse le brick amure comme il l'est, laisse-le
+en panne et suis-moi.</p>
+
+<p>Or tous trois descendirent dans la yole amarrée aux flancs du brick,
+suivis de <i>Cartahut</i> qui l'avait échappé belle... ma foi, et le Malais
+et le Borgne ramant avec ardeur, ils atteignent <i>la Hyène</i> en un
+instant....</p>
+
+<p>À peine Brulart fut-il sur le pont, que, de sa grosse et tonnante voix,
+il cria....</p>
+
+<p>&mdash;Brassez bâbord, laissez arriver vent arrière, amurez toutes les
+voiles, toutes, à chavirer s'il le faut... mais filons vite, car la
+camarade... nous apprête une chasse.</p>
+
+<p>Et la nuit devenant plus claire, il montrait la frégate qui était à deux
+ou trois portées de canon....</p>
+
+<p><i>La Hyène</i> sentit bientôt cette augmentation de voiles, et vola avec une
+inconcevable rapidité sur la surface de la mer, favorisée par une bonne
+brise....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien... vous abandonnez donc le brick, capitaine&mdash;crièrent le
+Borgne et le Malais.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois bien... mais voici la chose: comme vous voyez, il reste en
+panne dans l'air de vent de la frégate; nous sommes deux navires, elle
+est seule, il faut choisir, elle pique d'abord droit au cul lourd, au
+bâtiment en panne, ou ne se défie pas de ça, un vrai bateau marchand;
+elle s'approche à petite portée de voix... et se met à héler... pas un
+mot de réponse; embêtée de ça, elle envoie du monde à bord, on
+monte,&mdash;personne...&mdash;on va au petit panneau... fermé, verrouillé, on va
+au grand.... Bon&mdash;font-ils, il est à moitié ouvert, ils veulent l'ouvrir
+tout-à-fait, ils soulèvent le couvercle, la corde raidit, la détente
+part... et allez donc, six cents livres de poudre en feu. Avis aux
+amateurs!</p>
+
+<p>&mdash;Quel homme...&mdash;se dirent des yeux le Borgne et le Malais....</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez la chose, le brûlot éclate, désempare la frégate ou à peu
+près, lui tue un monde fou, si proche, c'est une bénédiction! elle ne
+pense pas à nous poursuivre; nous profitons de ça pour filer, et dans
+deux jours nous sommes à la Jamaïque... à boire....</p>
+
+<p>Et il se dit en lui-même: <i>quel vilain rêve</i>.</p>
+
+<p>Le pont de <i>la Hyène</i> offrait un singulier spectacle: encombré de nègres
+et de matelots, chargé de plus du double de monde qu'il n'en pouvait
+contenir; vrai, c'était à faire pitié que de voir ces noirs, enchaînés,
+battus, foulés aux pieds pendant les man&#339;uvres, ne sachant où se mettre,
+et roués de coups par les marins.</p>
+
+<p>&mdash;Avant qu'il soit dix minutes&mdash;murmura Brulart&mdash;vous verrez l'effet de
+ma mécanique.</p>
+
+<p>À peine achevait-il ces mots, qu'une immense clarté illumina le ciel et
+l'Océan, une énorme colonne de fumée blanche et compacte se déroula en
+larges volutes, et la goëlette trembla dans sa membrure au bruit d'une
+épouvantable détonation.</p>
+
+<p>...C'était cette pauvre <i>Catherine</i> qui sautait en l'air, en couvrant
+sans doute la frégate <i>le Cambrian</i> de ses débris enflammés, tuant
+peut-être son jeune et brave commandant, son bon et gourmand docteur,
+son petit commissaire, malgré sa tante... que sais-je, moi?</p>
+
+<p>Pauvre <i>Catherine</i>, adieu! laissez-moi lui donner un regret!</p>
+
+<p>Adieu, c'en est donc fait; aussi bien tu devais suivre la destinée de
+ton capitaine, du bon et digne Benoît, car sans lui que serais-tu
+devenu, pauvre cher brick?... quelque infâme bâtiment pirate.... Toi,
+accoutumé aux jurons si chastes, si candides de Claude-Borromée-Martial,
+tu aurais peut-être retenti d'ignobles et crapuleux blasphèmes!
+d'infâmes orgies eussent souillé la blancheur virginale de ton plancher,
+tes mâts en auraient frémi d'indignation, et, au lieu de voir pendre à
+tes jolies vergues luisantes l'habit et le pantalon <i>habillé</i> de ton bon
+capitaine qui soignait si bien sa modeste garde-robe, on les aurait
+peut-être vues fléchir, ces jolies vergues, sous les balancements de
+cadavres pendus ça et là.</p>
+
+<p>Ainsi, repose en paix, <i>Catherine</i>, tu as trouvé un tombeau digne de
+toi, mieux vaut cent fois pour tombe la profondeur transparente de
+l'Océan, que les lourds et chauds estomacs des <i>petits Namaquois</i>....</p>
+
+<p>Et certes, Benoît le dirait, s'il vivait, s'il n'avait pas été digéré;
+le pauvre homme....</p>
+
+<p class="point">Adieu donc encore... adieu, <i>Catherine</i>... que les vagues te soient
+légères.</p>
+
+<p>On ne peut se faire une idée du transport, du délire que cet événement
+excita à bord de <i>la Hyène</i>: c'étaient des cris, des battements de mains
+à la faire sombrer; Brulart surtout ne se possédait pas de joie, il
+sautait, gambadait, tonnait, ravi de voir la réussite de sa <i>ruse</i>....</p>
+
+<p>Au lever du soleil il avait perdu la frégate de vue.</p>
+
+<p>Le surlendemain, sur les quatre heures du soir, il débarquait ses nègres
+à la Jamaïque, près de l'anse Carbet... sur l'habitation de M. Wil,
+brave colon, une de ses plus anciennes pratiques.</p>
+
+<p>Par exemple, sur les noirs sauvés du brick, il n'en restait que dix-sept
+et Atar-Gull. La cargaison de la goëlette avait moins souffert, il en
+restait les deux tiers, somme toute:&mdash;il jouissait de quarante-sept
+nègres ou négresses qu'il vendit, l'un dans l'autre, quinze cents francs
+pièce, c'était donné....</p>
+
+<p>Tom Wil le paya comptant, mais il l'engagea à ne pas faire un long
+séjour dans la colonie, par mesure de prudence....</p>
+
+<p>Brulart goûta d'autant plus cet avis qu'il se souvenait de l'espièglerie
+faite à la frégate; or, il mit bientôt à la voile pour Saint-Thomas, en
+se proposant de renouveler <i>sa tontine</i> s'il en trouvait l'occasion, car
+Tom Wil lui avait appris que, comptant marier sa fille, il lui faudrait
+alors monter l'atelier qu'il lui donnait en dot, et que lui, Brulart,
+étant raisonnable, il voulait le charger de cette fourniture.</p>
+
+<p>Brulart partit donc, et de quelque temps on n'en entendit plus parler.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IIId" id="CHAPITRE_IIId"></a>CHAPITRE III.</h3>
+
+<p class="r50 nind">Sucre, café, coton, indigo, rhum,<br />
+tafia.&mdash;Exportation.&mdash;0000000000.<br />
+&mdash;Frais bruts.&mdash;0000000000.&mdash;Gain.<br />
+&mdash;00000.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;">B. P<span class="smcap">oivre</span> .&mdash;<i>Économie politique</i>.</span><br />
+</p>
+
+<p class="r50">C'est qu'il y a certains personnages<br />
+dont on s'est fait une habitude de rire,<br />
+et qu'on ne plaint de rien.<br />
+
+<span style="margin-left: 5em;">D<span class="smcap">iderot</span> .&mdash;<i>Romans</i>.</span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LE COLON.</p>
+
+
+<p>C'était un digne et honnête homme que ce bon M. Wil, un des plus riches
+colons de la Jamaïque: il était riche, puisque ses plantations
+s'étendaient depuis la pointe de l'Acoma jusqu'au Carbet; il était bon,
+car ses voisins le taxaient de faiblesse envers ses noirs.</p>
+
+<p>Le fait est que M. Wil recevait <i>le Times</i>; aussi l'esprit négrophile de
+cette feuille avait-il développé en lui des sentiments de philanthropie
+qui seraient peut-être restés enfouis au fond de son c&#339;ur, si leur germe
+n'avait été fécondé par la lecture de cette estimable feuille; lecture
+que le colon comparait poétiquement à la bienfaisante rosée qui fait
+poindre et éclore les cannes à sucre, car le colon avait quelques
+lettres, et lisait bien autre chose que le <i>code noir</i> ou la
+<i>mercuriale</i> de la Jamaïque.</p>
+
+<p>Or, un matin, environ deux mois après la visite de Brulart, M. Wil fut
+inspecter sa sucrerie de l'Anse aux Bananiers, dont les ateliers étaient
+presque tous montés avec les noirs de feu le capitaine Benoît. Grands et
+petits Namaquois y vivaient en bonne intelligence, la <i>rigoise</i> du
+commandeur avant éteint toutes les haines, nivelé tous les caractères.</p>
+
+<p>M. Wil partit donc un matin; devant lui deux nègres armés de coutelas
+marchaient pieds nus; ces fidèles serviteurs, couverts de simples
+caleçons de toile, devaient, en abattant des haziers épineux, frayer un
+chemin plus facile à la mule de leur maître, écarter des ronces qui
+l'auraient blessé, et surtout détruire les reptiles, si nombreux dans
+cette partie de la colonie, qui pouvaient piquer mortellement cette
+belle bête, que M. Wil n'eût pas donnée pour trois cents gourdes, tant
+elle avait de bonnes et franches allures.</p>
+
+<p>On arriva.&mdash;Le commandeur de l'habitation fouettait un nègre, attaché à
+un poteau.</p>
+
+<p>&mdash;Holà! Tomy&mdash;dit M. Wil&mdash;qu'a fait cet esclave?</p>
+
+<p>&mdash;Maître, il arrive de la Geole, il s'était enfui <i>marron</i><a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a>. Son
+<i>droit</i> est de cinquante coups de fouet, mais comme vous avez été assez
+bon pour réduire toutes les peines de moitié, ça ne nous fait que
+vingt-cinq, et je suis au douzième....</p>
+
+<p>&mdash;Continue...&mdash;dit le Titus&mdash;et il s'en fut aux acclamations de ses
+nègres, réellement fiers d'avoir un si doux maître.</p>
+
+<p>Il entra dans le moulin à sucre: cette machine se compose de deux
+énormes cylindres de pierre, qui tournent sur leur axe, en laissant
+entre eux deux un étroit intervalle, dans lequel on introduit des bottes
+de cannes à sucre, que l'on avance à mesure que le mouvement de rotation
+les attire et les broie....</p>
+
+<p>Comme le colon marchait sur des feuilles de palmier, dont on avait
+jonché le sol, il ne fut point entendu d'une jeune négresse qui
+présentait des cannes au moulin.</p>
+
+<p>Mais ce n'était pas le moulin que regardait la pauvre fille!</p>
+
+<p>Ses yeux étaient tournés vers un jeune, beau, grand nègre... aux yeux
+vifs, aux dents blanches... à la peau noire et luisante....</p>
+
+<p>Or, <i>Atar-Gull</i>, car c'était lui, s'approchait quelquefois pour
+effleurer les lèvres vermeilles de la négresse; mais elle baissait la
+tête, et la bouche de son amant ne rencontrait que ses cheveux longs et
+doux.</p>
+
+<p>Alors elle riait aux éclats, la pauvre fille... et les deux cylindres
+attiraient toujours les bottes de cannes, et elle, suivant leur
+mouvement, approchait de la meule sans y penser, occupée qu'elle était
+des tendres propos de son amant.</p>
+
+<p>Le père Wil voyait tout cela et se mourait d'envie de châtier un peu ces
+fainéants; mais il contint sa colère...</p>
+
+<p>&mdash;Karina&mdash;disait <i>Atar-Gull</i> dans sa belle langue caffre, si suave, si
+expressive&mdash;Karina, tu me refuses un baiser, et pourtant je t'ai fait de
+beaux colliers avec les graines rouges du caïtier; pour toi, j'ai
+souvent surpris l'anoli aux écailles bleues et dorées, je t'ai donné un
+madras qui eût fait envie à la plus belle mulâtresse de la Basse-Terre;
+vingt fois, j'ai porté tes fardeaux; ces cicatrices profondes prouvent
+que j'ai reçu pour toi la punition que tu méritais, quand tu laissais
+échapper le ramier favori du maître... et pour tout cela un baiser... un
+seul....</p>
+
+<p>Karina n'était pas ingrate, non; aussi elle avançait en souriant ses
+lèvres de corail... lorsqu'elle poussa un cri horrible, un cri qui fit
+retourner le colon, car il cherchait déjà le commandeur pour livrer à
+son fouet la négresse indolente et rieuse.</p>
+
+<p>Toute à son amour, avançant toujours machinalement, sa main vers le
+moulin, la malheureuse ne s'était pas aperçue qu'il ne restait plus de
+cannes à moudre, et au moment où <i>Atar-Gull</i> l'embrassait... elle
+engageait sa main entre les deux cylindres qui, continuant leur
+mouvement d'attraction, l'eurent bientôt écrasée; l'avant-bras suivait
+la main, lorsque le nègre sauta sur la hache de salut<a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>, et d'un coup
+sépara le bras de l'avant-bras, qui disparut broyé entre les deux
+meules....</p>
+
+<p>Le commandeur accourut aux cris du bonhomme Wil, et à ceux des noirs....</p>
+
+<p>On transporta Karina à l'infirmerie où elle fut parfaitement soignée.</p>
+
+<p>Avec un maître moins humain que le colon, elle eût reçu une vigoureuse
+correction à sa convalescence, car enfin elle ne perdait à tout cela
+qu'un bras, le propriétaire y perdait au moins cent gourdes....</p>
+
+<p>&mdash;Que décidez-vous de ce gaillard?&mdash;demanda le commandeur&mdash;il mérite
+quelque chose pour avoir retardé la fabrication et détérioré une de vos
+esclaves?</p>
+
+<p>&mdash;Sa conduite?</p>
+
+<p>&mdash;Pour ce qui est de cela, monsieur Wil, excellente: travailleur comme
+un bison, un peu taciturne, mais doux comme un agneau, pas plus de fiel
+qu'un pigeon....</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment; pardieu, alors je l'emmène avec moi... justement cet animal
+de Cham, à qui j'ai donné la direction de mes chiens, se néglige de jour
+en jour... je te l'enverrai pour remplacer celui-ci à l'atelier....
+Parle-t-il un peu anglais?</p>
+
+<p>&mdash;Quelques mots de patois, il commence; mais il entend très-bien les
+signes.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, c'est dit, je le prends... mais avant, pour ne pas encourager
+de telles dégradations, fais-lui administrer quelque chose... un rien...
+pour l'exemple, et fais vite... car ma femme et Jenny m'attendent pour
+déjeuner, et je veux rentrer avant la chaleur....</p>
+
+<p>&mdash;Alors, monsieur Wil, la douzaine....</p>
+
+<p>&mdash;Comment! la douzaine?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur&mdash;répondit le commandeur en agitant son fouet....</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... je n'y étais, ma foi, pas du tout; oui, oui, la douzaine... et
+envoie-le-moi tout de suite....</p>
+
+<p>Atar-Gull fut donc attaché et fouetté.</p>
+
+<p>Son calme, son sourire doux ne l'abandonnèrent pas un instant; pas une
+plainte, pas un gémissement; c'était plutôt avec une expression de joie
+et de contentement qu'il recevait les coups....</p>
+
+<p>Et au fait, le pauvre garçon, tout le servait à souhait; depuis une
+certaine aventure, il n'avait eu qu'un but, celui de se rapprocher de M.
+Wil, d'être autant que possible admis dans son intérieur, car il vivait
+maintenant de deux haines bien distinctes:&mdash;Brulart et le colon.</p>
+
+<p>Et encore la haine qu'il portait à Brulart était-elle pâle et froide
+auprès de celle qu'il avait vouée au bon homme Wil.</p>
+
+<p>Aussi sa conduite sage, laborieuse, réglée, soumise, portait déjà son
+fruit; car, avant la correction, et comme pour la lui faire endurer plus
+patiemment, le commandeur lui avait expliqué qu'il allait suivre le
+colon, et que c'était à sa bonne conduite qu'il devait cette faveur
+inespérée.</p>
+
+<p>Comment, après cela, n'eût-il pas béni cent fois les coups! n'eût-il pas
+baisé les lanières qui le déchiraient!</p>
+
+<p>Quand on eut fini, Atar-Gull fit un paquet du peu qu'il possédait, et
+courut tenir l'étrier de M. Wil qui, flatté de son activité et de son
+peu de rancune, lui tapa légèrement la joue d'un air riant et paternel.</p>
+
+<p>Atar-Gull partit sans même voir Karina.... Il s'agissait bien d'amour
+vraiment....</p>
+
+<p>Qu'est-ce que l'amour, dites-moi, en présence d'une bonne haine
+africaine, profonde et vivace?</p>
+
+<p>Quand le colon arriva près du Carbet, le soleil était fort ardent; aussi
+commençait-il à regretter son grand parasol, et à se tourmenter sur sa
+mule, lorsqu'une voix bien connue le fit tressaillir....</p>
+
+<p>Il parcourait une longue avenue d'épais tamarins, entourés de lianes et
+de haziers, lorsque d'un des côtés accourut, toute gaie, toute
+palpitante, toute rose, une ravissante jeune fille....</p>
+
+<p>C'était Jenny....</p>
+
+<p>Et puis derrière elle, un beau jeune homme qui portait le parasol tant
+désiré... et donnait le bras à une femme à cheveux gris, un peu
+courbée....</p>
+
+<p>C'était Théodrick et madame Wil....</p>
+
+<p>&mdash;Prends garde, prends garde, ma Jenny&mdash;dit le colon...&mdash;tu vas faire
+écraser tes petits pieds par la <i>biche</i> (c'était le nom de sa mule).</p>
+
+<p>Et au fait, la jeune folle se précipitait sur la main de son père
+qu'elle baisait avec tendresse, sans craindre les atteintes de la
+<i>biche</i>; et, comme son grand chapeau de paille tomba, ses jolis yeux
+disparurent presque sous ses beaux cheveux blonds tout bouclés....</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre père&mdash;dit-elle en attachant sur le colon un regard tendre et
+inquiet&mdash;comme il a chaud... et nous avions oublié ce parasol... c'est
+la faute de Théodrick aussi....</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... Jenny... tu vas gronder ton Théodrick.</p>
+
+<p>Madame Wil approcha....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon ami, tu dois être fatigué....</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous descendre de mule, monsieur Wil?&mdash;demanda Théodrick avec
+intérêt.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mes enfants, non, je me trouve très-bien... quelle est la fatigue
+qui ne s'oublierait pas avec une réception aussi cordiale?... Pourtant
+j'aime mieux finir la route à pied... avec vous....</p>
+
+<p>Et le colon descendit de sa monture, la flatta un peu de sa grosse main,
+et la remit à un des nègres qui l'avaient suivi.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est ce nouveau venu?&mdash;demanda madame Wil en montrant Atar-Gull.</p>
+
+<p>&mdash;Un diamant... un vrai diamant, à ce que m'a assuré Jacob... je vais
+lui donner la place de ce paresseux de Cham<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a>....</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bien sûr au moins de cet esclave, mon ami....</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais que Jacob s'y connaît.... Allons, allons, marchons vite, je me
+sens en appétit....</p>
+
+<p>&mdash;Vous aurez de quoi le satisfaire, monsieur&mdash;dit d'un air sérieusement
+comique madame Wil&mdash;je crois que Tony s'est surpassé... vous avez des
+langoustes au piment, un chou-palmiste au coulis, des....</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, tais-toi, ne me dis pas, madame Wil, tu m'ôtes la
+surprise.... Mais vois donc Jenny et Théodrick! chers enfants... ils
+sont bien faits l'un pour l'autre... qu'ils sont beaux; regarde donc
+cette taille, hein... ma Jenny n'est-elle pas une des plus jolies filles
+de la Jamaïque?...</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc notre Jenny, s'il vous plaît, monsieur Wil&mdash;reprit madame
+Wil.</p>
+
+<p>Le colon embrassa joyeusement sa femme pour toute réponse....</p>
+
+<p>On arriva enfin dans une salle à manger, fraîche et spacieuse, et toute
+cette bonne et honnête famille s'attabla gaîment autour d'un splendide
+déjeûner.</p>
+
+<p>&mdash;Faites appeler Cham&mdash;dit M. Wil quand il eut pris son thé.</p>
+
+<p>Au bout d'un quart d'heure, Cham se présenta tout tremblant.</p>
+
+<p>Le colon à demi couché sur son canapé, tenait un superbe fusil de chasse
+dont il s'amusait à faire jouer les ressorts.&mdash;Cham&mdash;dit le maître&mdash;je
+m'aperçois de plus en plus de ta négligence; d'abord, tu maigris, tandis
+qu'un bon esclave doit toujours être bien portant pour faire honneur à
+son maître, et représenter le plus d'argent qu'il peut;&mdash;mes chiens de
+chasse dépérissaient aussi, je t'en ai ôté la surveillance;&mdash;je t'avais
+donné la direction de la purgerie, tu t'en acquittes fort mal. Or, tu ne
+mettras plus les pieds chez moi, dans la maîtresse case, tu partageras
+les travaux des autres esclaves; c'est Atar-Gull&mdash;dit-il en montrant le
+noir qui, déjà installé dans son poste, était assis aux pieds du colon,
+et le rafraîchissait avec un éventail;&mdash;c'est Atar-Gull qui te
+remplacera....</p>
+
+<p>Le pauvre Cham baissa tristement la tête en disant à voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, maître, pardon, pardon, il y a seulement neuf jours que je
+néglige mes devoirs, jusque-là....</p>
+
+<p>&mdash;Jusque-là, c'est vrai, tu t'étais montré un digne serviteur&mdash;dit le
+colon en jetant un morceau de sucre à Atar-Gull qui le disputa à un
+superbe épagneul&mdash;mais depuis il a fallu ma bonté pour ne pas te laisser
+mourir sous le fouet du commandeur, car Dieu me damne si je sais à quoi
+attribuer ce changement dans ta conduite.</p>
+
+<p>Alors Cham, comme s'il fût sorti d'un combat qu'il se livrait
+intérieurement, articula avec peine et angoisse:&mdash;C'est que, depuis
+neuf jours, mon fils a disparu, et je ne puis penser qu'à cette perte
+cruelle; je l'aimais tant, mon premier né!</p>
+
+<p>&mdash;Ton fils a disparu!&mdash;s'écria l'honnête Wil en se levant sur son séant
+et ajustant Cham avec son fusil qui, heureusement, n'était pas chargé
+(Cham valait au moins trois cents gourdes)&mdash;ton fils a disparu,
+misérable! un négrillon Congo de la plus belle espèce! Non content de
+laisser dépérir mes chiens, de maigrir toi-même, tu <i>me</i> perds ton fils!
+mais tu veux donc me ruiner, misérable! songes-y bien!... si, demain, à
+pareille heure, ton fils n'est pas retrouvé; si, dans quinze jours, tu
+ne commences pas à avoir un embonpoint convenable, tu seras châtié
+d'importance; va-t'en, que je ne te voie plus; et toi, mon fidèle
+Atar-Gull, tiens, voici une montre que je destinais à cette brute; que
+ce soit une récompense et un encouragement; et toi, Cham... sors, ou,
+pardieu, tu connaîtras ce que pèse la crosse de mon fusil.</p>
+
+<p>Cham sortit en jetant un furieux regard sur son rival qui se livrait à
+une joie d'enfant en approchant la montre de son oreille pour écouter le
+bruit du mouvement.</p>
+
+<p>Voici donc Atar-Gull en faveur chez le colon.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IVd" id="CHAPITRE_IVd"></a>CHAPITRE IV.</h3>
+
+<p class="r40">Il y a une grande différence, voyez-vous,<br />
+entre un capital productif et un capital improductif.<br />
+</p>
+<p class="r40">Car un capital employé <i>productivement</i><br />
+est un des trois grands <i>agents de la production</i>,<br />
+et prend part aux profits de cette <i>production</i>.<br />
+</p>
+<p class="r40">Employer un capital dans la <i>production</i>,<br />
+c'est avancer les <i>frais de production</i>. <i>La<br />
+valeur du produit</i> qui en résulte rembourse<br />
+cette avance.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;"><span class="smcap">J.-B. Say.</span>&mdash;<i>Économie politique</i>, tome <span class="smcap">ii</span> , p. 255.</span><br />
+</p>
+<p class="r40">&mdash;Sais-tu ce que c'est que ce supplice que<br />
+vous font subir durant de longues nuits vos<br />
+artères qui bouillonnent, votre c&#339;ur qui<br />
+crève, votre tête qui rompt, vos dents qui<br />
+mordent vos mains; tourmenteurs acharnés<br />
+qui vous retournent sans relâche<br />
+comme sur un gril ardent?...<br />
+<br />
+<span style="margin-left: 2em;">V<span class="smcap">ictor</span> H<span class="smcap">ugo</span>,&mdash;<i>Notre-Dame de Paris</i>.</span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LE PÈRE ET LE FILS.</p>
+
+
+<p>Il est, je crois, nécessaire d'expliquer le motif de la haine que
+portait Atar-Gull a M. Wil, qui, par sa conduite, ne paraît peut-être
+pas, comme le capitaine Brulart, devoir inspirer cet affreux sentiment à
+son esclave.</p>
+
+<p>Voici le fait:</p>
+
+<p>C'était quelques vingt jours après l'arrivée des <i>grands</i> et <i>petits
+Namaquois</i> dans la colonie. M. Wil dînait ce jour-là chez M. Beufry,
+riche et industrieux planteur.</p>
+
+<p>Quand vint le dessert, l'heure des confidences, les femmes s'en
+allèrent, et furent remplacées chacune par une respectable bouteille
+d'un excellent et vieux vin de madère... c'était le seul moyen de
+compenser la retraite du beau sexe.</p>
+
+<p>La conversation vint à tomber sur les nègres, les habitations, les
+chances, les pertes, les bénéfices, et M. Wil et M. Beufry occupèrent
+bientôt l'attention générale, car on avait une entière confiance dans
+leurs lumières et dans leur longue expérience.</p>
+
+
+<p class="dialog">BEUFRY.</p>
+
+<p>Eh bien, dites-moi, Wil, êtes-vous content de votre acquisition? comment
+vont les nouveaux... se font-ils un peu?...</p>
+
+
+<p class="dialog">WIL.</p>
+
+<p>Très-bien... très-bien... ce diable de Brulart a la main heureuse, il
+les choisit à ravir... je n'en ai perdu que cinq....</p>
+
+
+<p class="dialog">BEUFRY.</p>
+
+<p>Par exemple, que Dieu me damne si je sais comment il y trouve son compte
+en les donnant à ce prix....</p>
+
+
+<p class="dialog">WIL.</p>
+
+<p>Ma foi, peu m'importe, c'est la troisième fournée qu'il me procure
+depuis dix-huit mois; et il ne m'a jamais trompé... c'est-à-dire...
+si... une fois... oh! j'ai été joué... c'est un fin maquignon, allez....</p>
+
+
+<p class="dialog">BEUFRY ET LES CONVIVES.</p>
+
+<p>Contez-nous ça, monsieur Wil, c'est utile....</p>
+
+
+<p class="dialog">WIL.</p>
+
+<p>Eh bien, car je n'y mets pas d'amour-propre, il y a trois mois, il m'a
+fourré, au milieu de son avant-dernière fourniture, un vieux, vieux
+nègre, auquel il avait teint les cheveux avec du charbon, et qu'il avait
+sans doute engraissé avec de la farine, ou je ne sais quoi.&mdash;Enfin...
+trois jours après son départ, j'envoie faire baigner mes noirs à la mer,
+et mon vieil animal me revient les cheveux tout blancs; au bout de cinq
+jours, cette graisse factice tombe, car il était soufflé, et je
+m'aperçois aux dents, aux plis du front et des yeux, que c'est un homme
+d'au moins soixante ans, et si faible, si faible, qu'il est, depuis ce
+temps-là incapable de me rendre aucun service, et pourtant le scélérat
+mange comme un vautour; aussi c'est un cheval à l'écurie.... Ça fait le
+cinquième que je nourris à rien faire... et quand on les a payés des
+quinze cents, des deux mille francs, ce n'est pas gai....</p>
+
+
+<p class="dialog">BEUFRY.</p>
+
+<p>C'est un voleur que votre Brulart; mais moi j'ai un moyen bien commode,
+non seulement d'éviter la nourriture de mes vieux nègres hors de
+service, mais encore de rentrer dans mes fonds, et au-delà....</p>
+
+
+<p class="dialog">WIL ET LES CONVIVES.</p>
+
+<p>Contez-nous ça... c'est un miracle.</p>
+
+
+<p class="dialog">BEUFRY.</p>
+
+<p>Du tout, c'est bien simple, vous savez que le gouvernement donne deux
+mille francs de tout nègre supplicié pour assassinat ou pour vol, afin
+que le propriétaire n'essaie pas de soustraire les coupables à la
+justice, dans la crainte de perdre une valeur....</p>
+
+
+<p class="dialog">WIL.</p>
+
+<p>Eh bien?...</p>
+
+
+<p class="dialog">BEUFRY.</p>
+
+<p>Eh bien... les gueux de noirs, arrivés surtout à un âge très-avancé, ont
+bien toujours quelques peccadilles sur la conscience, c'est impossible
+autrement; ainsi, on est toujours sûr de ne pas se tromper; on aposte
+donc deux témoins qui affirment l'avoir vu voler, par exemple. Les
+preuves ne manquent pas; on l'envoie à la geôle, et s'il est trouvé
+coupable, ce qui arrive ordinairement, on le pend... et en échange, on
+vous compte deux mille francs écus....</p>
+
+
+<p class="dialog">WIL, <i>avec répugnance</i>.</p>
+
+<p>Diable... diable....</p>
+
+
+<p class="dialog">BEUFRY.</p>
+
+<p>N'allez-vous pas faire la petite bouche; au lieu d'un capital
+improductif qui vous absorbe encore un intérêt quelconque... vous avez,
+par mon procédé... un capital productif qui peut vous rapporter sept et
+huit pour cent... c'est hors de toute proportion.</p>
+
+
+<p class="dialog">WIL.</p>
+
+<p>Oui, mais c'est un peu dur... de... (<i>Faisant le geste de pendre</i>.)</p>
+
+
+<p class="dialog">BEUFRY.</p>
+
+<p>Ah! pardieu, s'il s'agissait d'un homme, je ne vous dirais pas un mot de
+cela, mes principes sont connus, je crois avoir prouvé dans ce dernier
+incendie que j'avais quelque humanité....</p>
+
+
+<p class="dialog">WIL.</p>
+
+<p>C'est vrai; non content d'avoir sauvé ce pauvre Colstrop et ses deux
+enfants, vous l'avez aidé à rebâtir sa cafeyrie de vos propres
+deniers... mais faire pendre... hum....</p>
+
+
+<p class="dialog">BEUFRY.</p>
+
+<p>Ah! mon Dieu, avez-vous la tête dure.... Supposez qu'une loi vous
+dise:&mdash;<i>Chaque mulet atteint de la morve</i> (par exemple) <i>sera détruit,
+mais on indemnisera le propriétaire en lui en comptant la valeur</i>;
+est-ce que, si vous pouviez faire passer pour morveux un vieux mulet qui
+croupit à rien faire dans votre écurie, vous ne le feriez pas? préférant
+avoir deux cents bonnes gourdes bien sonnantes qui vous en
+rapporteraient quinze ou vingt, à garder un animal infirme qui vous en
+dépense la moitié sans vous rendre aucun service? Que diable! soyez donc
+conséquent; pourquoi ne pas faire pour un nègre ce que vous feriez pour
+un mulet?...</p>
+
+
+<p class="dialog">PLUSIEURS VOIX.</p>
+
+<p>Il a raison,&mdash;c'est clair comme deux et deux font quatre....</p>
+
+
+<p class="dialog">WIL.</p>
+
+<p>Pardieu, je le sais bien, je n'aime pas plus qu'un autre à avoir de
+l'argent <i>en friche</i>, et puisque <i>Beufry</i> s'est servi de cette
+combinaison... puisque vous autres ne la désapprouvez pas....</p>
+
+
+<p class="dialog">PLUSIEURS VOIX.</p>
+
+<p>Mais au contraire... nous ferions de même.</p>
+
+
+<p class="dialog">WIL.</p>
+
+<p>Au fait: je ne vois pas pourquoi je m'amuserais à jeter de l'argent par
+les fenêtres.... Ce qui me retenait, voyez-vous, c'était le respect
+humain... parce qu'avant tout, on tient à l'opinion de la société, et,
+quand ou est père de famille, quand depuis quarante ans on mène une
+conduite irréprochable... on n'aime pas à la voir ternir....</p>
+
+
+<p class="dialog">BEUFRY.</p>
+
+<p>Je ne puis mieux faire que de me citer pour exemple....</p>
+
+
+<p class="dialog">WIL.</p>
+
+<p>Je me rends, mon ami, je me rends; j'étais un fou. Mais dites-moi, le
+témoignage de deux blancs suffit-il?</p>
+
+
+<p class="dialog">BEUFRY.</p>
+
+<p>Deux blancs suffisent... et on vous débarrasse de votre <i>capital
+improductif</i>... après quoi, le greffier vous <i>rembourse</i> le pendu en
+espèces sonnantes.</p>
+
+
+<p class="dialog">WIL.</p>
+
+<p>Pas plus tard que demain, j'en essaierai....</p>
+
+
+<p class="dialog">BEUFRY.</p>
+
+<p>Ah ça, messieurs, c'est assez parler d'affaires; ces dames doivent
+s'ennuyer, un dernier verre de vin de Porto, et allons les rejoindre
+dans la galerie.... Wil, je vous retiens pour ma partie de tric-trac....</p>
+
+
+<p class="dialog">WIL.</p>
+
+<p>C'est donc une revanche que vous voulez... vous l'aurez... à vos
+ordres... mais nous ne jouerons pas tard, car j'ai ma fille un peu
+souffrante.</p>
+
+<p class="point"><span style="margin-left: 60%;">(<i>Ils sortent</i>.)</span></p>
+
+<p>Cinq jours après cette conversation, le bonhomme Wil comptait, en
+soupirant un peu, dix piles de quarante gourdes chacune.... (Oh! dans ce
+doux pays les exécutions et les procédures marchent grand train, grâce à
+la justice coloniale.)</p>
+
+<p>Mais la cabane du vieux Job était déserte....</p>
+
+<p>Seulement deux ou trois petits enfants pleuraient assis à la porte, car
+le pauvre vieux Job, qui ne pouvait plus travailler, aimait à s'asseoir
+au soleil et à faire des jouets en bois de palmier pour tous les
+négrillons de son voisinage... qui sautaient de joie et battaient des
+mains à son approche... en criant:&mdash;Voilà le père Job... hé! bon Job....</p>
+
+<p>Aussi ils pleuraient le vieux nègre, dont le cadavre se balançait,
+accroché au gibet de la savane, et qui ainsi ne coûtait plus rien à son
+maître.</p>
+
+<p>Le lendemain de l'exécution, il était nuit, mais une nuit des tropiques,
+une belle nuit claire et transparente, inondée de la molle clarté de la
+lune.</p>
+
+<p>Les noirs s'étaient agenouillés au dernier coup de cloche, car M. Wil,
+sa femme et sa fille leur avaient donné l'exemple, en commençant la
+prière commune à haute voix.</p>
+
+<p>Et c'était un grand et noble spectacle que de voir le maître et
+l'esclave égaux devant le Créateur, se courbant ensemble, prier de la
+même prière sous la voûte azurée du firmament, toute étincelante du feu
+des étoiles.</p>
+
+<p>Autour d'eux... pas le plus léger bruit... on n'entendait que la voix
+grave et sonore du colon, et par instant le timbre pur et argentin de
+celle de Jenny, qui répétait une phrase sainte avec sa mère.</p>
+
+<p>Les palmiers agitaient en silence leurs grandes feuilles vernissées, et
+les fleurs du caféyer, s'ouvrant à la fraîcheur de la nuit, répandaient
+une senteur délicieuse.</p>
+
+<p>Après la prière, les nègres allèrent se reposer ou errer dans les
+savanes, car on leur accordait cette permission.</p>
+
+<p>Atar-Gull ne pouvait dormir la nuit lui....</p>
+
+<p>Oh! la nuit, il aimait à errer seul, c'était l'unique instant où il
+pouvait quitter son masque d'humble et basse soumission, son doux et
+tendre sourire.</p>
+
+<p>Il fallait alors le voir bondir, haletant, crispé, furieux, se rouler en
+rugissant comme un lion, et mordre la terre avec rage, en pensant aux
+outrages, aux coups de chaque jour!</p>
+
+<p>En pensant à Brulart, qu'il espérait revoir tôt ou tard; au colon qui
+l'avait fait battre, et avait pour lui une pitié insultante, un
+attachement d'homme à bête, de maître à chien! Alors ses yeux
+étincelaient dans l'ombre, ses dents s'entre-choquaient.</p>
+
+<p>Et voyez quelle puissance il avait sur lui-même!... avec ce caractère
+indomptable et sauvage, cette énergie dévorante, dans le jour, il
+souriait à chaque coup qu'il recevait, et baisait la main qui le
+frappait.</p>
+
+<p>Il fallait pour arriver à ce résultat incroyable une idée fixe, arrêtée,
+immuable, à laquelle le nègre fait tous les sacrifices:</p>
+
+<p>La vengeance!</p>
+
+<p>Et encore cette vengeance n'était motivée que par la brutalité de
+Brulart, et la rage de se voir esclave; mais à quel degré d'intensité
+arriva-t-elle, mon Dieu! quand il sut ce que vous allez savoir.</p>
+
+<p>Entraîné dans une course rapide, ce malheureux bondissait ça et là comme
+pour s'échapper à lui-même....</p>
+
+<p>En vain l'air pur et embaumé, la douce solitude de la nuit venaient
+rafraîchir ses sens.</p>
+
+<p>Toujours courant, il arriva près d'une savane déserte, que la lune
+couvrait d'une nappe de pâle lumière.</p>
+
+<p>Au milieu s'élevait un gibet.</p>
+
+<p>Après le gibet était accroché un noir, c'était le vieux Job.</p>
+
+<p>Atar-Gull, sortant des allées sombres et obscures qui entouraient cet
+espace nu et découvert, fut comme ébloui de cette clarté resplendissante
+qui argentait les longues herbes de la savane, et le rideau de tamarins
+et de mangotiers qui l'ombrageaient.</p>
+
+<p>Mais bientôt il fut saisi d'un inexplicable sentiment de douleur en
+voyant ce gibet noir et ce corps noir, qui se dressaient et se
+découpaient si sombres sur les feuilles brillantes et nacrées de la
+forêt.</p>
+
+<p>Il s'approcha plus près....</p>
+
+<p>Plus près encore....</p>
+
+<p>Ses jambes fléchirent... il tomba... la face contre terre....</p>
+
+<p>Après être resté quelques minutes dans cette position, il se releva, et
+s'élançant comme un tigre, sauta d'un bond sur la fourche du gibet.</p>
+
+<p>Arrivé là, il poussa un cri... un cri dont vous comprendrez l'expression
+quand vous saurez que le malheureux venait de reconnaître....</p>
+
+<p>S<span class="smcap">ON PÈRE</span>!!!</p>
+
+<p>Son père, le vieux Job! vendu comme lui, victime de la traite, et volé
+peut-être par Brulart à quelque autre Benoît.</p>
+
+<p>Atar-Gull ne conserva plus aucun doute quand il eut vu une espèce de
+talisman ou de fétiche que le vieillard portait au cou....</p>
+
+<p>Couper la corde qui attachait le cadavre à la potence, le prendre sur
+ses épaules et fuir dans les bois avec ce précieux fardeau, ce fut
+l'affaire d'un moment pour Atar-Gull.</p>
+
+<p class="point">&mdash;Il est de ces douleurs qui ont besoin d'ombre et de profonde
+solitude.....</p>
+
+<p>Le lendemain, au premier coup de cloche, Atar-Gull était déjà rendu à
+l'atelier, toujours avec sa bonne figure ouverte et franche, son éternel
+sourire qui laissait voir ses dents blanches et aiguës....</p>
+
+<p>Et voilà pourquoi M. Wil partageait avec Brulart le privilège d'occuper
+incessamment l'imagination d'Atar-Gull, d'autant plus que Cham, auquel
+Atar-Gull avait fait sa confidence, que Cham, auquel cinq ans de séjour
+dans la colonie et dans l'intérieur du colon avaient donné quelque
+habitude et quelque connaissance des spéculations des planteurs, mit
+charitablement Atar-Gull au fait des causes et résultats de la mort de
+son père....</p>
+
+<p>&mdash;Quant au cadavre du vieux Job, on ne le retrouva plus, et on pensa sur
+l'habitation que les <i>empoisonneurs</i> s'en étaient emparés pour
+quelques-unes de leurs opérations magiques.</p>
+
+<p>On conçoit maintenant, je crois, la haine du noir pour cet estimable
+colon, et quelle dut être sa joie lorsqu'il put soupçonner que son
+service presque intime le mettrait à même de se venger; aussi, pendant
+cinq mois qui servirent d'essai, d'épreuves, il étonna tellement M. Wil
+par son zèle, par son dévoûment, son activité, que le colon le proclama
+le modèle des bons serviteurs, l'éleva à la dignité de valet de
+chambre, et mit en lui sa plus entière confiance.</p>
+
+<p>Cet engouement est d'ailleurs un des traits caractéristiques des colons.</p>
+
+<p>Ainsi Atar-Gull fut chargé de surveiller les préparatifs de la fête qui
+devait précéder les fiançailles de la jolie Jenny et de Théodrick.</p>
+<hr class="fin" />
+
+
+<h2><a name="LIVRE_V" id="LIVRE_V"></a>LIVRE V.</h2>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<h3><a name="CHAPITRE_Ie" id="CHAPITRE_Ie"></a>CHAPITRE I.</h3>
+
+<p class="r40">Les étreintes caressantes, le frémissement<br />
+de leurs mains enlacées, l'expression si<br />
+éloquente de leurs regards, qui disaient<br />
+tout, et ne disaient jamais trop; ce langage,<br />
+semblable à celui des oiseaux, connu des<br />
+amants, ou du moins n'ayant un sens que<br />
+pour eux, ces phrases qui font sourire,<br />
+et qui sembleraient absurdes à ceux qui ont<br />
+cessé de les entendre, ou qui ne les ont<br />
+jamais entendues.&mdash;Tels étaient leurs plaisirs.&mdash;Car<br />
+c'étaient encore deux enfants.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;">B<span class="smcap">YRON</span>.&mdash;<i>Don Juan</i>, chap. IV, st. <span class="smcap">xiv</span>.</span><br />
+</p>
+
+<p class="r40">Cette âme tomba dans une nuit profonde,<br />
+la mélancolie du misérable devint incurable<br />
+et complète.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;">V<span class="smcap">ICTOR HUGO</span>.&mdash;<i>Notre-Dame de Paris</i>.</span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">FÊTE.</p>
+
+
+<p>Heureux Théodrick!... heureuse Jenny! voici donc enfin ce jour de
+fiançailles si impatiemment désiré.... Ne baisse pas tes beaux yeux...
+Jenny... laisses-y briller tout le bonheur que tu éprouves, cette
+expression rayonnante le rend si heureux, ton amant... qui, retiré dans
+un coin obscur des immenses salons du bonhomme Wil, ne te quitte pas du
+regard.</p>
+
+<p>Si tu savais comme son c&#339;ur se dilate, s'épanouit en voyant les hommages
+qui t'environnent, et l'influence que ta beauté, que ta douceur exercent
+sur cette foule toujours envieuse ou injuste!</p>
+
+<p>Il se dit:&mdash;Mon avenir est à jamais fixé! c'est une longue suite de
+jours riants et paisibles. «<i>Elle</i> et <i>moi</i>», ma vie se résume dans ces
+deux mots; vrai, je suis trop heureux.</p>
+
+<p>Et ses yeux se mouillaient de larmes en la contemplant avec amour et
+reconnaissance.</p>
+
+<p>Or, cette impression douce et pleine de charmes fut comme sympathique...
+car au même instant Jenny fixa sur lui ses deux grands yeux humides
+aussi...</p>
+
+<p>Mais un troisième regard, se bifurquant, pour ainsi dire, se partageait
+entre les deux fiancés.</p>
+
+<p>C'était celui d'<i>Atar-Gull</i>.</p>
+
+<p>Placé dans l'embrasure d'une fenêtre, tout en activant le service des
+nègres, sa bouche conservait toujours ce sourire stéréotypé que vous
+connaissez... et il regardait Théodrick et Jenny d'un air joyeux.</p>
+
+<p>&mdash;Oh!&mdash;pensait-il en lui-même&mdash;que les voilà satisfaits, riches, beaux
+et jeunes... et leur père... lui aussi est heureux de leur bonheur... un
+père!&mdash;un père... c'est pour ce blanc, un ami tendre, un homme qui lui
+donne de l'or et une belle jeune fille... une riche habitation et
+beaucoup d'esclaves.</p>
+
+<p>Pour moi... un père, c'est un cadavre pendu à un gibet!...</p>
+
+<p>Pour eux la vie, ce sont des instants qui fuient rapides... car ils
+comptent le temps, non par heures, mais par plaisirs...</p>
+
+<p>Pour moi la vie, c'est l'esclavage, le travail et les coups....</p>
+
+<p>Oh! mais aussi j'ai un bonheur, moi; c'est de tenir ces brillantes et
+joyeuses destinées dans ma main d'esclave, au bout de mon couteau! c'est
+de pouvoir me dire:&mdash;À l'instant, si je veux, je fais un cercueil de ce
+lit nuptial, une orpheline de cette fille, un veuf de ce jeune homme,
+des larmes de ces rires...</p>
+
+<p>Mon bonheur! c'est de me dire:&mdash;Et ce sera un jour, un jour! par moi,
+moi seul! cette famille sera exterminée! et pourtant le dernier me
+serrera encore la main, en me disant: brave et digne serviteur, je te
+bénis.</p>
+
+<p>Et il continuait son bon et touchant regard, de telle façon que
+Théodrick et Jenny, le rencontrant fixé sur eux, se dirent d'un coup
+d'&#339;il:&mdash;Brave Atar-Gull!... voilà un esclave sûr et dévoué...</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc, allons donc, paresseux&mdash;dit le bonhomme Wil en prenant
+doucement le nègre par l'oreille&mdash;le service languit par là... on voit
+bien que tu n'y es pas....</p>
+
+<p><i>Atar-Gull</i>, saluant, disparut vite, et obéit avec une admirable
+activité...</p>
+
+<p>Tous les colons de la Jamaïque semblaient s'être donné rendez-vous dans
+la maison vaste et commode du père de Jenny, et c'est à peine si la
+belle habitation pouvait contenir cette foule de visiteurs....</p>
+
+<p>Au milieu de la grande galerie boisée de cèdre et d'acap, éclairée par
+mille bougies odorantes, des nègres richement habillés offraient tour à
+tour les ananas et les pastèques sortant des glacières, les longues
+bananes si douces au goût, l'avocat ou beurre végétal qui renferme une
+crème parfumée, la goiave, le gingembre, la pomme rose, et une foule de
+fruits cristallisés dans un sucre brillant et candi, qui étincelaient
+comme des diamants; et puis deux maîtres d'hôtel mulâtres faisaient
+circuler de larges jattes de punch au rhum et au tafia, que l'on servait
+avec de petites tranches de choux-palmistes saupoudrées de sucre et de
+vanille; vrai, c'était alors un élysée que le salon du bonhomme Wil.</p>
+
+<p>Là se pressaient, se heurtaient de fringantes créoles aux yeux noirs et
+brillants, rieuses, souples et légères comme les filles de Grenade; à
+leur gai sourire, au piquant abandon de leur toilette, on reconnaissait
+les brunes Jamaïquaises.</p>
+
+<p>Les unes, couchées dans des hamacs de mille couleurs qui pendaient au
+plafond d'une galerie, se laissaient mollement balancer, et, rapides,
+effleurant le sol de leurs jolis pieds, agitaient en riant les plumes
+bigarrées de leurs éventails.</p>
+
+<p>Les autres, réunies ensemble, se faisaient de ces naïves et joyeuses
+confidences de femmes; c'étaient des petits éclats de rire doux et
+frais, un peu comprimés par la présence des graves parents.</p>
+
+<p>Et puis, si un indiscret et hardi jeune homme s'approchait de ce
+ravissant groupe de figures malignes et vives, de blanches épaules, de
+cheveux parfumés, de gazes, de rubans et de fleurs... tout cela se
+divisait, disparaissait, fuyait comme une volée de tourterelles à
+l'approche d'un milan.</p>
+
+<p>Et le bonhomme Wil et sa femme allaient et venaient, recevaient les
+félicitations de chacun avec franchise et cordialité... ivres qu'ils
+étaient du bonheur de leur enfant.</p>
+
+<p>&mdash;Votre fête est charmante, mon cher Wil&mdash;lui dit le colon Beufry
+(l'homme qui faisait pendre ses nègres pour 1500 francs)&mdash;mais
+permettez-moi de vous présenter M. Pleyston, lieutenant en pied de la
+frégate <i>le Cambrian</i>, qui vient de mouiller dans notre rade; M. <i>Peel</i>,
+médecin du même navire, et M. <i>Delly</i>, commissaire du bord.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, soyez les bienvenus, votre présence ne peut que m'être
+infiniment agréable, et surtout dans un jour comme celui-ci.</p>
+
+<p>C'était une partie de l'état-major de la frégate que Brulart avait tenté
+de faire sauter au moyen de la pauvre <i>Catherine</i>, qu'il avait installée
+en brûlot, comme on sait.</p>
+
+<p>Après quelques civilités... le colon, s'adressant au commissaire, dont
+la petite voix et l'air féminin lui inspiraient plus de confiance:</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur, de l'indiscrétion; mais mon correspondant de
+Portsmouth m'avait annoncé qu'un des officiers les plus distingués de
+notre marine, sir Edwards Burnett, commandait <i>le Cambrian</i>, et j'aurais
+même quelques commissions pour lui... ne le verrons-nous donc pas
+aujourd'hui?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! monsieur&mdash;dit le petit jeune homme en pâlissant, je vous en
+supplie... par pitié... parlons d'autres choses... tenez, voyez... comme
+je suis agité... seulement que de penser à cet horrible événement.</p>
+
+<p>Et, au fait, le pauvre commissaire tremblait de tous ses membres.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! je suis désolé, monsieur,&mdash;reprit l'honnête colon&mdash;d'avoir,
+sans y songer, éveillé sans doute de pénibles souvenirs.... Est-ce qu'un
+malheur serait arrivé à....</p>
+
+<p>&mdash;Grâce... monsieur... ne m'en parlez pas...&mdash;dit le jeune homme, qui se
+perdit au milieu de la foule....</p>
+
+<p>Diable!&mdash;se dit Wil&mdash;cela m'inquiète.... Voyons, il faut en interroger
+un autre qui soit moins nerveux,&mdash;et justement il avisa la figure pleine
+et vermeille du docteur Peel, qui causait avec Beufry, tenant d'une main
+un verre de punch, et de l'autre une tranche de chou-palmiste.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur&mdash;répondit l'Esculape après avoir entendu la question du
+colon&mdash;ah! monsieur,&mdash;et il vida son verre avec un long et bruyant
+soupir, essuya sa bouche, et prit Wil par le bras&mdash;c'est une bien
+affreuse histoire: écoutez-la donc, vous frémirez....</p>
+
+<p>Sachez que nous rencontrâmes, il y a environ cinq mois, à cinquante
+lieues de la Jamaïque, un matelot attaché sur deux cadavres de
+négresses, et abandonné en pleine mer sur une cage à poules....</p>
+
+<p>&mdash;C'est affreux&mdash;dit Wil.</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'interrompez pas, s'il vous plaît. Nous recueillons ce misérable,
+et il nous apprend qu'un infâme pirate, à bord duquel il était
+d'ailleurs engagé, que l'infâme pirate, dis-je, pour le punir d'une
+légère infraction à ses ordres, l'a fait jeter à la mer, ainsi que vous
+savez, et que le forban a le cap sur la Jamaïque.... Notre pauvre
+commandant, un digne et brave jeune homme, fait tenir la même route....
+Or, la nuit même, sur les quatre heures... on signale deux voiles à
+bâbord... et bientôt on les reconnaît pour le brick et la goélette
+montés par cet infâme scélérat et par un de ses acolytes....</p>
+
+<p>Nous faisons force de voiles, et au point du jour nous n'en étions qu'à
+deux portées de canon.</p>
+
+<p>Alors... que voyons-nous? la goélette, mâtée d'une inconcevable hauteur,
+filer vent arrière... mais d'une vitesse... d'une vitesse dont on n'a
+pas d'idée... laissant le brick en panne. Il n'y avait pas à balancer,
+il fallait choisir entre l'une ou l'autre, comme vous pensez....</p>
+
+<p>Le commandant fit donc tenir le travers, afin de mettre garnison à bord
+du brick pour pouvoir continuer de donner la chasse à la goélette.</p>
+
+<p>Nous nous approchons à portée de fusil, et l'on envoie quarante hommes
+bien armés dans la chaloupe, sous la conduite d'un lieutenant, pour
+s'emparer du brick, qui ne bougeait pas plus qu'un poisson mort.</p>
+
+<p>Mon Dieu! je les vois comme si j'y étais: ils accostent et montent tous
+sur le pont de l'infernal bâtiment, quatre hommes seulement restent dans
+la chaloupe; le lieutenant, arrivé sur les passe-avant, divisa son monde
+en deux escouades, et, entendant des cris dans le faux pont, ordonna à
+la première d'y descendre par le petit panneau; on essaie en vain, il
+était verrouillé en dedans....</p>
+
+<p>Un jeune aspirant s'écria:&mdash;Lieutenant, le grand panneau est à moitié
+ouvert.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ouvrez-le tout-à-fait...&mdash;dit l'officier. Le pauvre enfant se
+baisse, attire la lourde planche...&mdash;Ah! monsieur...&mdash;dit le docteur en
+pâlissant.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... eh bien!&mdash;fit l'honnête Wil.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! monsieur, une effroyable détonation se fait entendre, nous
+sommes à l'instant couverts de débris, de flammes et de feu; le pont de
+la frégate est jonché de cadavres, d'éclats de mâts et de vergues; notre
+beaupré et notre guibre sont fracassés, et notre brave et jeune
+commandant écrasé sous une énorme poutre lancée en l'air par l'explosion
+du brick.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu du ciel!... c'était donc un brûlot?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! oui, que cet infâme négrier avait laissé là, espérant qu'à
+l'aide de cette horrible, infernale invention, il aurait le temps de
+disparaître. Le monstre ne se trompait malheureusement pas; nous eûmes
+cinquante blessés, trente-cinq morts, sans compter notre jeune
+commandant... un officier d'une si haute et si brillante expérience....</p>
+
+<p>Enfin, le misérable pirate nous échappa, comme bien vous pouvez penser;
+nous fûmes relâcher à Porto-Rico, dont nous étions heureusement près,
+pour nous radouber, et nous venons ici faire de l'eau et repartir pour
+l'Angleterre.</p>
+
+<p>Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous apprendre sur notre brave et
+malheureux sir Edwards&mdash;dit le docteur en essuyant une larme et en
+demandant un verre de punch.</p>
+
+<p>&mdash;D'après tout ce que je vois&mdash;se dit le colon&mdash;ce gredin n'est autre
+que Brulart, c'est un de ses tours.... Mais aussi pourquoi diable
+s'avisent-ils d'empêcher la traite?... C'est le bon Dieu qui les
+punit....</p>
+
+<p>Peu à peu les invités de M. Wil se séparèrent, et avant minuit il
+restait seul avec sa femme, Théodrick et Jenny....</p>
+
+<p>Suivant son antique et respectable coutume, il baisa sa fille au front,
+et la bénit après la prière du soir, qu'ils firent ensemble.</p>
+
+<p>Bientôt toute cette honnête famille dormait profondément, bercée par
+l'espérance du lendemain, car le lendemain était la veille du jour de
+noces, du beau jour de noces de Théodrick et de Jenny.</p>
+
+<p>&mdash;Atar-Gull&mdash;avait dit le bon Wil avant de s'endormir&mdash;comme tu t'es
+surpassé aujourd'hui, voici pour toi....</p>
+
+<p>Et il lui donna une fort belle chaîne de montre....</p>
+
+<p>Le nègre se jeta aux pieds de son maître, qu'il baisa en sanglotant....</p>
+
+<p>&mdash;Allons, va&mdash;reprit le colon&mdash;va dormir, mon garçon, car tu dois avoir
+besoin de repos....</p>
+
+<p><i>Atar-Gull</i> se retira....</p>
+
+<p>Et sortant de l'habitation avec mystère, il se dirigea vers le bois du
+<i>Morne aux Loups</i>, car c'est là que les <i>empoisonneurs</i> tenaient leurs
+séances cette nuit même.</p>
+
+<p>Il arriva bientôt au pied du ravin et des rochers qui servent de base à
+cette montagne.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IIe" id="CHAPITRE_IIe"></a>CHAPITRE II.</h3>
+
+<p class="r45">C'est là que sont les angoisses toujours<br />
+nouvelles qui se multiplient jusqu'à<br />
+ce que leur nombre même endurcisse<br />
+l'homme qui voit l'agonie sous<br />
+tant de formes diverses.&mdash;Ici, l'un gémit;<br />
+là, un autre se roule dans la<br />
+poussière, et un troisième tourne dans<br />
+leur orbite ses yeux d'une terne blancheur.<br />
+
+<span style="margin-left: 1em;">B<span class="smcap">yron</span>.&mdash;<i>Don Juan</i>, chap. <span class="smcap">viii</span>, liv. 13.</span></p>
+
+<p class="r30 nind">Oh! dans ce monde auguste où rien n'est éphémère,<br />
+Dans ces flots de bonheur que ne trouble aucun fiel,<br />
+Enfant! loin du sourire et des pleurs de ta mère,<br />
+<span style="margin-left: 3em;">N'es-tu pas orphelin au ciel?</span><br />
+
+<span style="margin-left: 10em;">V<span class="smcap">ictor hugo</span>.&mdash;<i>Ode</i> <span class="smcap">xvi</span>.</span></p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LES EMPOISONNEURS<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>.</p>
+
+
+<p>Il était nuit, on n'entendait que le bruissement des longues flèches des
+palmiers balancés par la brise du soir, les cris aigus des anolis ou le
+chant plaintif des ramiers et des jerrys.</p>
+
+<p><i>Atar-Gull</i> gravissait péniblement les rochers à pic qui forment la base
+de la Soufrière, montagne située vers le nord-ouest de la Jamaïque.</p>
+
+<p>Tantôt il s'accrochait aux lianes qui flottaient sur les masses de
+granit rouge; tantôt, à l'aide d'un bâton ferré dont il se servait avec
+une adresse singulière, il s'élançait d'un quartier de roche à un autre,
+et vous auriez pâli de le voir suspendu au-dessus de ces précipices sans
+fond.</p>
+
+<p>Une fois, épuisé de fatigue, glissant sur la pente rapide d'un ravin,
+cherchant un point d'appui et croyant voir se balancer près de lui un de
+ces beaux cactus aux fleurs rouges et bleues, il le saisit haletant...
+mais tout à coup il rejette avec horreur ce corps froid et visqueux...
+c'était un long serpent qui se jouait au clair de lune.</p>
+
+<p>Atar-Gull roule alors et bondit sur la roche, mais dans sa chute il
+rencontre une large touffe de raquettes fortes et épaisses, s'y
+cramponne, aperçoit un sentier à dix pieds, au-dessous de lui, se laisse
+glisser, tombe, et reconnaît un chemin qui devait le mener plus
+directement au sommet de la montagne. Enfin, après des efforts inouïs,
+Atar-Gull, meurtri, sanglant, arriva.</p>
+
+<p>Elle était, dans cet endroit, couverte de palmiers, d'aloès, de
+bananiers qui n'avaient pas encore été mutilés par le fer, et dont la
+végétation forte et vigoureuse était si serrée que le nègre n'aurait
+jamais pu pénétrer à travers ces milliers de plantes qui se croisaient
+et s'étreignaient en tous sens, s'il n'avait eu l'aide de son bon
+coutelas qui lui fraya bientôt un passage au milieu de cet épais fourré.</p>
+
+<p>Et comme il commençait à apercevoir au loin une lueur rougeâtre qui
+éclairait les hasiers, il se prit à sourire d'une étrange façon,
+s'arrêta, remit son couteau à sa ceinture, et prêta l'oreille....</p>
+
+<p>On n'entendait que le cri des anolis ou le chant plaintif des
+ramiers....</p>
+
+<p>Atar-Gull se trouvait dans une espèce de chemin frayé; il le suivit
+assez long-temps, écoutant toujours avec attention.</p>
+
+<p>Il distingua bientôt un chant bizarre et solennel, mais faible et
+éloigné.... Il doubla le pas.</p>
+
+<p>Le chant devint plus distinct.... Atar-Gull avançait toujours avec
+rapidité.</p>
+
+<p>Tout à coup on cessa de chanter, il se fit un moment de silence....</p>
+
+<p>Puis on entendit comme des cris d'enfant d'abord horriblement aigus,
+ensuite mourants et convulsifs.</p>
+
+<p>Et le chant bizarre et solennel devenait de plus en plus éclatant, et
+Atar-Gull courait toujours vers la lueur rougeâtre qui teignait de
+pourpre une partie des arbres gigantesques de la forêt, tandis que les
+autres se dessinaient noirs sur ce fond enflammé.</p>
+
+<p>Le nègre arriva enfin, se fit reconnaître à un signe mystérieux qui
+consistait à se mordre les deux index, tandis que le petit doigt de
+chaque main revenait se poser sur le coin de l'&#339;il.</p>
+
+<p>Il s'assit à sa place, attendit son tour, et regarda.</p>
+
+<p>Au milieu d'une vaste clairière, étaient rassemblés une assez grande
+quantité de nègres, tous accroupis, les bras croisés, les yeux ardemment
+fixés sur trois noirs qui entouraient une cuve d'airain posée sur un
+brasier ardent.</p>
+
+<p>Auprès, posée au bout d'un long roseau, était une tête fraîche et
+saignante.</p>
+
+<p>C'était la tête du fils de Cham qu'Atar-Gull avait remplacé dans les
+bonnes grâces du colon, depuis que la perte de son enfant lui avait fait
+si cruellement oublier ses devoirs.</p>
+
+<p>Le reste du jeune négrillon bouillait dans la chaudière.</p>
+
+<p>Car, outre deux pintades blanches, cinq têtes de serpents mâles, trois
+verts palmistes, un ramier noir, un bon nombre de plantes vénéneuses,
+pour que le filtre fût complet, il avait bien fallu se procurer le corps
+d'un enfant de cinq ans, ni plus ni moins, cinq ans juste...</p>
+
+<p>Aussi, les empoisonneurs s'étaient-ils emparés du pauvre petit un jour
+qu'égaré, au coucher du soleil, il poursuivait de belles perruches
+bleues sur les bords déserts du lac <i>Salé</i>.</p>
+
+<p>Les trois noirs ayant fini leur opération retirèrent la cuve du feu et
+se placèrent sur les blocs de rochers....</p>
+
+<p>Atar-Gull s'avança....</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu, mon fils?&mdash;dit un des trois nègres, dont le front était
+presque caché sous des cheveux blancs et crépus.</p>
+
+<p>&mdash;Mort et ruine sur l'habitation de l'anse Nelson, mort sur les
+bestiaux, ruine sur les récoltes et les bâtiments.</p>
+
+<p>&mdash;Mais on dit que le colon Wil est humain pour ses noirs.... Songe, mon
+fils, que les empoisonneurs sont justes dans leurs vengeances....</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, mon père&mdash;dit <i>Atar-Gull</i>, qui avait prévu l'espèce d'intégrité
+sauvage qui a de tout temps présidé à ces terribles associations du
+faible contre le fort, depuis les chrétiens jusqu'aux carbonari&mdash;</p>
+
+<p>Aussi, mon père, je ne demande pas mort sur ses habitants. Le maître est
+bon, nos cases sont saines et propres, les fruits de nos jardins sont à
+nous, et jamais on ne sépare nos femmes de leurs enfants avant qu'ils
+aient atteint leur douzième année.</p>
+
+<p>La morue sèche et le manioc se distribuent abondamment, et tous les
+dimanches il fait beau nous voir sauter et bondir sur le bord de la mer,
+ou plonger au fond de l'eau pour rapporter les gourdes que le maître
+abandonne au plus adroit nageur.</p>
+
+<p>Quant au fouet du commandeur&mdash;dit Atar-Gull avec son sourire&mdash;nos
+enfants s'en servent pour retourner les tortues sur la grève, et vingt
+d'entre nous ont refusé l'affranchissement pour rester avec un aussi
+bon maître.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu donc alors?&mdash;dit le vieux nègre avec impatience.</p>
+
+<p>&mdash;M'y voici, mon digne père: le planteur Wil est riche; maintenant il
+veut, dit-on, retourner en Europe; alors l'habitation sera peut-être
+achetée par un mauvais blanc qui ferait remettre des lanières neuves au
+fouet du bourreau; aussi les noirs de l'anse de Nelson m'envoient vers
+toi pour demander de frapper notre bon maître dans ses récoltes et ses
+bestiaux, afin de le ruiner assez, ce bon maître, pour qu'il ne puisse
+quitter l'île et que nous le conservions encore long-temps, ce maître
+chéri.</p>
+
+<p>Il y avait dans tout ceci une conséquence logique. <i>Atar-Gull</i> jouait
+prudemment son rôle, car, même au milieu des ennemis les plus acharnés
+des blancs, il pouvait se glisser un espion, un traître. En appelant de
+cette façon la terrible et sûre vengeance des empoisonneurs sur son
+maître, <i>Atar-Gull</i> se réservait encore un moyen de défense auprès du
+colon; il pouvait trouver une excuse dans son attachement sauvage et
+égoïste, il est vrai, mais qui, après tout, prouvait sa violence même
+par l'étrangeté des moyens qu'il employait; c'est encore pour cela qu'il
+n'avait pas parlé du meurtre de son père, on pouvait y voir un
+ressentiment personnel.</p>
+
+<p>Alors le vieux nègre poussa un cri singulier que ses deux compagnons
+répétèrent avec recueillement; il s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Comme rien n'est aussi rare qu'un bon blanc, qu'un bon maître, et que
+nos frères sont exposés, par le départ du colon Wil, à voir remplacer
+cet homme humain par un homme cruel, nous consentons à envoyer la ruine
+et la mort sur ses habitations et ses bestiaux, pour l'empêcher de
+quitter la colonie. Les bons sont trop rares, on doit à tout prix les
+garder.</p>
+
+<p>Puis il fit agenouiller <i>Atar-Gull</i>, et lui dit:&mdash;Jures-tu par la lune
+qui nous éclaire, par le sein de ta mère et les yeux de ton père, de
+garder le silence sur ce que tu as vu?</p>
+
+<p>&mdash;Je le jure....</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu qu'à la moindre révélation tu tomberas sous le couteau des
+fils du Morne aux Loups?</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;T'engages-tu par serment à servir la haine de tes frères, même sur ta
+femme et les enfants, s'il fallait en arriver là pour se venger plus
+sûrement d'un colon injuste et cruel?</p>
+
+<p>&mdash;Je le jure.</p>
+
+<p>&mdash;Va donc, et que justice soit faite.</p>
+
+<p>Alors un des deux nègres qui étaient auprès du vieillard alla chercher
+plusieurs paquets de plantes vénéneuses d'un effet sûr et rapide.</p>
+
+<p>Le nègre les trempa dans la chaudière, les retira aussitôt, et les remit
+à <i>Atar-Gull</i> en lui expliquant leurs propriétés....</p>
+
+<p>Puis, trempant un roseau dans la chaudière, il le stigmatisa aux yeux,
+au front et à la poitrine,</p>
+
+<p>En lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Grâce à ce charme, l'effet de tes poisons est sûr.... Adieu, fils....
+Justice et force... nous t'aiderons, et le bon maître sera ruiné.</p>
+
+<p>&mdash;Justice et force&mdash;dirent les nègres en ch&#339;ur. Alors le brasier ne
+jetait plus qu'une lueur pâle et incertaine; les nègres se séparèrent en
+se donnant rendez-vous à dix-sept jours de là, et Atar-Gull regagna
+l'habitation du bonhomme Wil.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin la vengeance approche&mdash;disait le noir en rugissant comme un
+chacal:&mdash;je te frappe d'abord dans ta richesse, car il faut que tu
+restes ici, ici, que je voie tomber tes larmes une à une, que la misère
+t'atteigne devant moi, que tes noirs meurent, que tes bestiaux meurent,
+que tes bâtiments s'écroulent incendiés, et que tu arrives enfin à ce
+point de malheur de n'avoir plus que moi, moi seul, pour brave et dévoué
+serviteur, et alors....</p>
+
+<p>Ici Atar-Gull poussa un horrible cri de joie infernale....</p>
+
+<p>Et le soleil s'annonçait déjà par une éclatante lueur lorsque le nègre
+arriva près de la maison du colon.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IIIe" id="CHAPITRE_IIIe"></a>CHAPITRE III.</h3>
+
+<p class="r30">J'oubliai de cacher le trouble de mon âme;<br />
+Il le vit, et ses yeux, pleins d'une douce flamme,<br />
+Pour m'en récompenser, l'excitaient tendrement,<br />
+Et mon c&#339;ur se perdait dans cet enchantement.<br />
+Toi-même, en souriant, contemplais mon supplice<br />
+D'un regard à la fois maternel et complice.<br />
+
+<span style="margin-left: 4em;">D<span class="smcap">elphine</span> G<span class="smcap">ay.</span>&mdash;<i>Essais poétiques</i>.</span><br />
+</p>
+
+
+<p class="r35">Seulement de temps à autre il levait le rideau<br />
+rouge pour s'assurer si quelqu'un ne venait pas<br />
+voler ses morts!<br />
+
+<span style="margin-left: 5em;">J<span class="smcap">ules</span> J<span class="smcap">anin</span>.&mdash;<i>L'Âne mort</i>.</span></p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LA VEILLE DES NOCES.</p>
+
+
+<p>Quand Atar-Gull atteignit la dernière rampe de la montagne, le soleil
+était déjà levé, et les rochers de la Soufrière projetaient au loin
+leurs grandes ombres.</p>
+
+<p>Comme il allait entrer dans une espèce de bassin formé par plusieurs
+énormes blocs de granit qui entouraient une petite pelouse verte
+traversée par un filet d'eau dont le courant se perdait sous de hautes
+herbes, il entendit le sifflement aigu d'un serpent, et s'arrêta.</p>
+
+<p>Un bruit sourd et précipité lui fit aussi lever la tête, et il vit un
+<i>secretaris</i><a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a> qui, décrivant dans son vol de larges cercles
+au-dessus du reptile, s'en approchait ainsi peu à peu....</p>
+
+<p>Le serpent sentit l'inégalité de ses forces, et employa pour fuir, et
+regagner son trou qui était proche, cette prudence adroite, cette
+agilité calme qu'on lui connaît.</p>
+
+<p>Mais l'oiseau, devinant son intention, s'abattit tout à coup, d'un saut
+se jeta au-devant de sa retraite, et l'arrêta court en lui présentant
+une de ses grandes ailes terminées par une protubérance osseuse dont il
+se servait à la fois comme d'une massue et d'un bouclier.</p>
+
+<p>Alors le serpent se dressa furieux, les couleurs vives et bigarrées de
+sa peau étincelèrent au soleil comme des anneaux d'or et d'azur... sa
+tête se gonfla de rage et de venin, ses yeux rougirent, et il ouvrit Une
+gueule menaçante en poussant d'affreux sifflements....</p>
+
+<p>Le <i>secretaris</i> étendit une de ses ailes, et s'avança de coté contre son
+ennemi qui le guignait de l'&#339;il, et faisait osciller son corps à droite
+ou à gauche, suivant ainsi les mouvements et les attaques de l'oiseau.</p>
+
+<p>À un saut que fit ce dernier... le serpent s'abaissa tout-à-coup, et
+tenta de le mordre et de l'envelopper....</p>
+
+<p>Mais le <i>secretaris</i>, livrant le bout osseux de ses ailes aux dents
+aiguës du reptile, le saisit dans ses serres, et d'un effroyable coup de
+bec lui ouvrit le crâne....</p>
+
+<p>Le serpent agita violemment sa queue... en battit la terre... se
+roula... se tordit... finit par rester sans mouvement... et mourut.</p>
+
+<p>Alors l'oiseau, revenant à la charge, lui déchiquetait la tête avec
+fureur, lorsqu'un coup de feu l'abattit....</p>
+
+<p>Atar-Gull tressaillit, se retourna et vit au-dessus de lui, sur une
+roche, Théodrick, son fusil à la main....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Atar-Gull&mdash;dit le jeune homme en se laissant glisser du
+sommet du rocher&mdash;voilà de l'adresse, qu'en dis-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Bien tué, bien tué, maître; mais c'est dommage, car les <i>secretaris</i>
+nous débarrassent de ces mauvais serpents... tenez, voyez plutôt
+celui-ci....</p>
+
+<p>Et le noir montrait le reptile mort qu'il tenait par la queue, et qui
+pouvait avoir sept à huit pieds de long et quatre pouces de diamètre...</p>
+
+<p>&mdash;Diable!... j'en suis fâché... car nous sommes infectés de ces animaux,
+et je donnerais bien mille gourdes... pour qu'il n'y en eût pas un dans
+toute l'île...</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, maître... car les bestiaux sont souvent mortellement
+piqués...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Atar-Gull, d'abord, et puis c'est que ma Jenny a encore une
+effroyable peur de ces animaux, moins pourtant qu'autrefois; car alors
+le nom seul la faisait pâlir comme une morte, la pauvre enfant... son
+père, sa mère, moi, nous avons tout tenté pour faire passer cette
+frayeur... nous avons cent fois mis des serpents, empaillés, morts, sur
+son passage... aussi maintenant elle commence à les moins redouter....</p>
+
+<p>&mdash;C'est le seul moyen, maître&mdash;dit Atar-Gull;&mdash;dans nos Kraals, c'est
+ainsi que nous habituons nos enfants et nos femmes à ne rien craindre.
+Mais j'y pense... en voici un... si vous l'employiez, maître&mdash;dit
+Atar-Gull, dont les yeux prirent une singulière expression qui disparut
+aussi vite que la pensée&mdash;mais il lui faut couper la tête, quoiqu'il
+soit mort.... On ne saurait prendre trop de précautions....</p>
+
+<p>&mdash;Brave homme!&mdash;dit Théodrick....</p>
+
+<p>Et aidant le noir à séparer la tête du corps, afin que son innocente
+plaisanterie fût sans aucun danger, la tête tomba.</p>
+
+<p>&mdash;Bien&mdash;se dit Atar-Gull en lui-même&mdash;<i>c'est une femelle</i>....</p>
+
+<p>&mdash;Allons&mdash;dit Théodrick&mdash;dépêchons-nous d'arriver à l'habitation, afin
+qu'on ne nous voie pas... porte le serpent, Atar-Gull, et suis-moi....</p>
+
+<p>L'habitation était tout proche, Théodrick marchait le premier, et le
+noir, tenant le serpent par la queue, le traînait sur la savane qui
+s'affaissait et formait un léger sillon ensanglanté sous le poids du
+cadavre de ce reptile.</p>
+
+<p>Ils arrivèrent...</p>
+
+<p>La maison du bon homme Wil, comme toutes les demeures des colons,
+n'avait qu'un rez-de-chaussée et un premier étage.</p>
+
+<p>Au rez-de-chaussée étaient les chambres de M. et de madame Wil et de
+Jenny.</p>
+
+<p>Une double persienne et une jalousie les défendaient de la chaleur
+dévorante du ciel des tropiques.</p>
+
+<p>Théodrick... s'approcha sur la pointe du pied, souleva un coin de la
+jalousie, car il trouva la persienne à demi ouverte...</p>
+
+<p>Jenny n'était pas dans sa chambre, elle priait sans doute avec sa
+mère...</p>
+
+<p>Alors Théodrick écartant le store enjamba la plinthe de la fenêtre, prit
+le serpent des mains d'Atar-Gull, qui, par une dernière mesure de
+précaution, voulut encore écraser le cou du reptile sur les dalles qui
+servaient d'appui au chambranle.</p>
+
+<p>Puis Théodrick cacha le serpent, dont les vives couleurs étaient déjà
+ternies par la mort, sous une petite table, remit la jalousie, la
+persienne et le store en place, puis se retira.</p>
+
+<p>Comme il se retournait vers Atar-Gull, qui suivait tous ses mouvements
+avec une singulière attention... on lui saisit violemment le bras....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je vous y prends, monsieur le séducteur&mdash;dit une bonne grosse voix
+avec un bruyant éclat de rire. C'était le colon....</p>
+
+<p>&mdash;Plus bas, M. Wil, plus bas&mdash;dit Théodrick&mdash;Jenny peut nous
+entendre....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien... monsieur l'amoureux?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il ne le faut pas, je viens de faire ce que nous avons fait
+vingt fois... pour la guérir de sa malheureuse frayeur...</p>
+
+<p>&mdash;Vrai... un serpent, oh! la bonne farce! ah! nous allons rire, mais il
+n'y a rien à craindre au moins...</p>
+
+<p>&mdash;La tête coupée... et écrasée en deux endroits... monsieur Wil...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis tranquille, mon garçon... viens, nous allons nous cacher
+derrière la porte de la chambre, la bien tenir, et nous entendrons ses
+cris de <i>Mélusine</i>,&mdash;dit le bon homme en tâchant de marcher
+légèrement... pour gagner sans bruit la galerie sur laquelle donnait une
+des portes de l'appartement de Jenny...</p>
+
+<p>L'autre porte donnait chez sa mère....</p>
+
+<p>Et suspendant leur respiration, serrant le bouton de la serrure,
+échangeant de joyeux regards, ils attendirent...</p>
+
+<p>Atar-Gull sourit plus que d'habitude en se rendant à son service.</p>
+
+<p>C'était un ravissant réduit que la petite chambre de Jenny!</p>
+
+<p>Oh voyait bien que la tendresse maternelle avait passé par là.&mdash;L'amour,
+l'idolâtrie que cette belle et douce fille inspirait à son père et à sa
+mère, étaient signés partout, dans les moindres détails, dans les plus
+minutieux arrangements de cet asile élégant et complet d'un véritable
+<i>enfant gâté</i>, comme on dit.</p>
+
+<p>Suivant l'usage, aucune tapisserie ne cachait les murailles nues, mais
+l'enduit qui les couvrait était d'un stuc si pur, si poli, si luisant,
+qu'on l'eût dit du plus beau marbre de Paros....</p>
+
+<p>Dans le fond se dressait un petit lit de bois de citronnier, blanc,
+virginal, entouré d'une gaze transparente, soutenue par quatre
+colonnettes de cuivre ciselé.</p>
+
+<p>Et puis, tout autour de l'appartement, on avait disposé des caisses
+d'acajou, assez profondes, supportées sur des pieds de bronze et
+remplies d'une foule de ces beaux camélias sans odeur que l'on peut
+conserver près de soi, pendant la nuit...</p>
+
+<p>Enfin de jolies chaises, tissées d'une précieuse écorce d'arbres,
+reposaient sur une natte faite des joncs les plus fins et les plus
+variés dans leurs couleurs vives et brillantes qui l'émaillaient comme
+un parterre.</p>
+
+<p>Le jour n'arrivait que faible et douteux au travers des jalousies, des
+persiennes et des stores de soie... seulement la fenêtre était
+entr'ouverte à cause de la chaleur.</p>
+
+<p>Il régnait dans cette jolie pièce je ne sais quelle suave et douce
+senteur, quel parfum de jeune fille, quel aspect candide, qui
+réjouissaient l'âme.</p>
+
+<p>Ce petit lit, si frais, si blanc, ces murs polis et ces fleurs
+étincelantes, cette douce obscurité, cette harpe silencieuse, ces
+vêtements de fête jetés çà et là, ce petit miroir et cette croix sainte,
+ces rubans et ce rameau béni, ces simples bijoux, en un mot tous ces
+riens qui sont si précieux pour une jeune fille, tout cela disait une
+vie de bonheur, d'innocence et d'amour...</p>
+
+<p>La porte s'ouvrit, et Jenny entra.</p>
+
+<p>Sa mère qui l'accompagnait avait tendrement lié son bras à la souple et
+gracieuse taille de sa fille, qui, tout en marchant, appuyait sa tête
+sur le sein maternel...</p>
+
+<p>&mdash;Allons, recouche-toi&mdash;dit madame Wil&mdash;nous avons prié; il est encore
+de bonne heure, et tes yeux sont un peu battus... je suis sûre que tu as
+mal dormi...</p>
+
+<p>Et elle fit asseoir sa fille sur le lit, et se mit près d'elle...</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, maman, j'ai peu dormi... car le bonheur, vois-tu...
+empêche de dormir... je l'aime tant... il est si bon pour toi, pour mon
+père... mon Théodrick&mdash;dit la jeune fille d'une voix argentine et pure,
+en baisant les cheveux gris de sa mère qu'elle mêlait en souriant aux
+grosses boucles de sa belle chevelure blonde.</p>
+
+<p>&mdash;Finis donc, Jenny, tu me décoiffes toute...</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, maman, je voudrais avoir tes cheveux, et que tu eusses les
+miens...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! la folle... je vais la battre&mdash;disait la bonne mère en tapant
+légèrement les jolies épaules blanches de Jenny à moitié découvertes.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, maman, car alors tu serais jeune.... moi, je serais
+vieille,... et ainsi, je mourrais avant, toi....</p>
+
+<p>Et ses deux bras caressants attiraient sa mère, qui détournait la tête
+pour que sa fille ne vit pas les larmes de tendresse qui roulaient dans
+ses yeux...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! maman... tu pleures... mon Dieu, t'aurais-je fait de la peine?...</p>
+
+<p>Et Jenny, les yeux suppliants, les mains tendues, regardait sa mère avec
+anxiété.</p>
+
+<p>&mdash;Cher, cher enfant adoré...&mdash;murmura madame Wil, en couvrant sa fille
+de ces baisers maternels qu'on paierait par des années de souffrance...
+quand on n'a plus de mère!...</p>
+
+<p>Cette expansion un peu calmée, madame Wil se retira en ordonnant à sa
+fille de dormir encore un peu...</p>
+
+<p>&mdash;Je dors, maman&mdash;répondit-elle en s'étendant sur son lit et en fermant
+tout-à-coup ses beaux yeux; mais un malin sourire qui errait sur sa
+bouche dévoilait son vilain mensonge.</p>
+
+<p>La porte de la chambre de sa mère se referma...</p>
+
+<p>Alors Jenny ouvrit un &#339;il attentif, puis l'autre, dressa sa jolie
+tête... son corps... écouta... les yeux grands, grands ouverts, comme
+ceux d'une jeune biche aux aguets, et n'entendant rien, fut d'un bond
+auprès d'un petit meuble surmonté d'une glace.</p>
+
+<p>Puis elle prit, dans ce meuble, des rubans, des fleurs, de la gaze...
+et chantant à demi-voix la chanson que Théodrick aimait tant, elle
+essayait la coiffure qui plaisait aussi à Théodrick.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons&mdash;disait-elle&mdash;il faut qu'aujourd'hui je me fasse belle; mais
+demain... oh! demain.... Quel beau jour... quel bonheur... et pourtant
+le c&#339;ur me bat bien fort quand j'y pense, mais ce n'est pas de
+frayeur... non... je ne crois pas... Ô mon Théodrick! serai-je bien
+comme cela, dis?...</p>
+
+<p>Et elle s'approchait si près, si près du petit miroir, pour juger de
+l'effet de la fleur, de la gaze qui devaient tant plaire à son amant,
+que sa pure et fraîche haleine ternit, d'une légère vapeur, la surface
+brillante de la glace...</p>
+
+<p>Alors, elle, promenant son joli doigt blanc sur cette humide rosée... y
+traçait, rêveuse et souriante, le nom de son Théodrick.</p>
+
+<p>Un léger frôlement qu'elle entendit du côté de la fenêtre la fit
+tressaillir... elle tourna vivement la tête... les joues colorées, toute
+honteuse de se voir peut-être surprise dans ses secrets les plus
+chers...</p>
+
+<p>Mais tout-à-coup ses lèvres pâlirent... elle jeta violemment ses mains
+en avant... essaya de se lever... mais ne le put....</p>
+
+<p>Elle retomba sur sa chaise, agitée d'un affreux tremblement....</p>
+
+<p>La malheureuse enfant venait de voir la tête hideuse d'un monstrueux
+serpent qui se glissait à travers la jalousie et les persiennes,
+soulevait le store et s'avançait en rampant...</p>
+
+<p>Il se cacha un moment dans la caisse de fleurs qui encadrait la fenêtre.</p>
+
+<p>La disparition momentanée de cet affreux reptile semblant donner des
+forces à Jenny, elle se précipita vers la porte de la galerie, s'y
+cramponna, tâcha de l'ouvrir en criant:&mdash;Au secours! ma mère... au
+secours!... un serpent....</p>
+
+<p>Impossible....</p>
+
+<p>Son père, sa mère et son amant tenaient cette porte en dehors, et Jenny
+entendit la joyeuse voix du bonhomme Wil qui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, crie bien, crie bien, ça t'apprendra à avoir peur... petite
+folle... il ne te mangera pas... sois donc raisonnable... mon Dieu! que
+tu es enfant!</p>
+
+<p>&mdash;Prends cela sur toi, ma Jenny&mdash;dit sa bonne mère&mdash;une fois guérie de
+la peur c'est pour toujours.... Allons, sois gentille...</p>
+
+<p>Jusqu'à son Théodrick qui ajouta:&mdash;C'est moi, ma Jenny, c'est moi qui ai
+tout fait, et tu me donneras pourtant un beau baiser pour ma peine, car
+c'est pour ton bien, ange de toute ma vie....</p>
+
+<p>Ils croyaient, eux autres, qu'il s'agissait du serpent mort qu'ils
+avaient mis là pour habituer la pauvre enfant, comme ils disaient....</p>
+
+<p>Jenny poussa un horrible cri et tomba au pied de la porte....</p>
+
+<p>Le serpent venait de déborder la caisse, et sa queue était encore au
+milieu des fleurs, que sa gueule entr'ouverte, qui bavait l'écume,
+béait sur Jenny....</p>
+
+<p>Il s'approcha... vit sa femelle morte... écrasée sous la petite table,
+et poussa un long sifflement sourd et caverneux.</p>
+
+<p>Il entoura, avec une inconcevable rapidité, les jambes, le corps, les
+épaules de Jenny, qui s'était évanouie....</p>
+
+<p>Le col visqueux et froid du reptile se collait sur le sein de la jeune
+fille.</p>
+
+<p>Et là, se repliant sur lui-même, il la mordit à la gorge....</p>
+
+<p>La malheureuse, rappelée à elle par cette atroce blessure, ouvrit les
+yeux et ne vit que la tête grise, sanglante du serpent, et ses yeux,
+gonflés de rage... qui flamboyaient.</p>
+
+<p>&mdash;Ma mère, ô ma mère!...&mdash;cria-t-elle d'une voix éteinte et mourante.</p>
+
+<p>À ce cri de mort, convulsif, râlant, saccadé, un éclat de rire, faible
+et strident, répondit....</p>
+
+<p>Et l'on put voir l'affreuse figure d'Atar-Gull qui soulevait un coin du
+store comme avait fait le serpent.</p>
+
+<p class="point">Il riait, le noir!!!</p>
+
+<p>Jenny ne criait plus... elle était morte....</p>
+
+<p>&mdash;Ouvrons-lui... car la peur, trop prolongée, pourrait devenir
+dangereuse...&mdash;dit le bonhomme Wil, cédant aux sollicitations de
+Théodrick et de sa femme....</p>
+
+<p>Il voulut ouvrir....</p>
+
+<p>Il ne pouvait... le corps de sa fille gênait....</p>
+
+<p>Il donna une violente secousse, et le c&#339;ur lui manquait... lorsqu'il se
+précipita dans la chambre, suivi de sa femme et de Théodrick, tous deux
+dans un effroyable état d'agitation...</p>
+
+<p>Ils virent leur fille... morte...</p>
+
+<p class="point">Et comme ils entraient, le serpent disparaissait par la fenêtre...</p>
+
+<p class="point2">&nbsp;</p>
+
+<p><i>N. B.</i> Il reste à expliquer ce fait historique, d'ailleurs, et la part
+qu'Atar-Gull eut à cet événement tragique.</p>
+
+<p>Connaissant, comme tous ces nègres, les habitudes des animaux de la
+contrée, il eut un rayon d'espoir quand il proposa à Théodrick de porter
+le serpent mort dans la chambre de Jenny.</p>
+
+<p>Il savait que ces animaux s'accouplaient toujours, et que le mâle,
+rentrant dans son trou et ne trouvant plus sa femelle, la chercherait et
+suivrait peut-être sa piste.</p>
+
+<p>Aussi eut-il le soin, comme on l'a dit, de prendre la femelle par la
+queue, à cette fin que la partie saignante, écrasée, traînée par terre,
+laissât une trace, un fumet, capables de guider le mâle....</p>
+
+<p>Ce qui arriva....</p>
+
+<p>Le mâle, en entrant dans son trou, et ne trouvant pas sa femelle,
+suivit la piste; arriva au pied de la fenêtre du rez-de-chaussée où le
+nègre, par un excès d'infernale prévision, avait encore écrasé une
+partie du corps, grimpa, souleva la jalousie... entra dans la chambre,
+étrangla Jenny et regagna son antre.</p>
+
+<p>Atar-Gull avait calculé juste, la haine se trompa rarement.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IVe" id="CHAPITRE_IVe"></a>CHAPITRE IV.</h3>
+
+<p class="r50 nind">Ah! j'en perdrai la vie<br />
+Par la douleur que j'ai....<br />
+
+<span style="margin-left: 10em;">E. S<span class="smcap">cribe</span>.</span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LE DÉPART.</p>
+
+
+<p>C'était deux mois après la mort de Jenny, le soleil se couchait, et ses
+rayons obliques, traversant les jalousies de la chambre de madame Wil,
+inondaient cette pièce d'une lumière vive et dorée.</p>
+
+<p>Au fond, une femme était couchée dans un lit soigneusement entouré d'une
+moustiquaire, et un vieillard, vêtu de deuil, soutenait la tête de la
+malade en lui faisant respirer un cordial.</p>
+
+<p>Un nègre, armé d'un long éventail de plumes, chassait les insectes qui
+auraient pu importuner madame Wil.</p>
+
+<p>Car c'était elle qu'une bien affreuse maladie, causée par ses chagrins,
+avait réduite à cet état effrayant de maigreur et de marasme.</p>
+
+<p>Elle ouvrit les yeux... et son premier regard fut pour son mari,
+l'honnête Wil, qui attachait sur elle un &#339;il attentif et inquiet.</p>
+
+<p>&mdash;Je me sens mieux, quoique bien faible, mon ami&mdash;dit-elle d'une voix
+basse et creuse... à son mari&mdash;du courage.</p>
+
+<p>Mais le colon, au lieu de lui répondre, baissa tristement la tête en
+signe d'approbation et serra la main tremblante de sa femme.</p>
+
+<p>C'est que le malheureux avait éprouvé une commotion si violente à la vue
+de sa fille morte, qu'il n'avait pu jeter un cri; lors de cet affreux
+événement, sa langue avait été frappée de paralysie, depuis il était
+resté muet.</p>
+
+<p>Madame Wil comprit son regard, car elle reprit:&mdash;Du courage,
+pourquoi?... la mort, mon Dieu, ne m'effraie plus... je la désire, au
+contraire... car au moins je pourrai revoir bientôt... Jenny....&mdash;Et en
+prononçant ce nom, la pauvre mère poussa un cri perçant, un cri aigu,
+qui sembla user le reste de ses forces.</p>
+
+<p>M. Wil, aidé d'Atar-Gull qui pleurait, eut encore recours à son flacon.</p>
+
+<p>Elle revint à elle...</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, mon bon Wil, je t'avais promis de ne plus prononcer le nom de
+notre fille, je sais quel mal cela te fait, ainsi qu'à ce digne
+serviteur... je veux dire ce digne ami, Wil, car un ami seul peut rendre
+de tels services: vingt et un jours sans dormir, et veiller, sans
+compter les périls qu'il a courus en allant à la recherche de
+Théodrick.... Et ta blessure va-t-elle mieux, Atar-Gull?&mdash;demanda madame
+Wil, d'une voix faible...</p>
+
+<p>&mdash;Bien, très-bien, ma bonne maîtresse... mais ne parlez pas... ça vous
+fatigue...</p>
+
+<p>&mdash;Et dire&mdash;murmura-t-elle&mdash;que Théodrick a disparu sans qu'on puisse
+savoir comment, depuis le jour fatal où il s'est précipité hors de la
+chambre à la poursuite de cet affreux serpent!</p>
+
+<p>Le colon, agenouillé près du lit de sa femme, priait, la tête cachée
+dans ses mains.</p>
+
+<p>Il fut tiré de cet état douloureux par un cri du noir.</p>
+
+<p>&mdash;Maître... maître... la maîtresse se meurt.</p>
+
+<p>La pauvre mère, en effet, s'affaiblissait à vue d'&#339;il, tous les ressorts
+de cette âme si tendre et si aimante avaient été brisés par la mort de
+sa fille.</p>
+
+<p>Elle touchait à son dernier moment.</p>
+
+<p>Elle fit signe qu'elle désirait parler.</p>
+
+<p>Le colon et le nègre écoutèrent silencieux, à genoux.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami&mdash;dit-elle d'une voix éteinte et mourante&mdash;quittez l'île... les
+pertes énormes que la mort de presque tous vos bestiaux, d'une partie de
+vos esclaves, vous ont causées, rendent ce départ nécessaire... ne
+songez pas à y rétablir votre fortune... trop d'amers souvenirs vous
+tueraient ici... réalisez le peu qui vous reste de notre bien... et
+partez... emmenez Atar-Gull... c'est un ami dévoué... allez en Europe...
+Wil... c'est la prière d'une mourante... ne me refusez pas... jurez,
+promettez-le-moi... au nom, de ma Jenny...</p>
+
+<p>Elle avait au plus encore une minute à vivre.</p>
+
+<p>Le colon tenait ses lèvres collées sur la main de sa femme déjà glacée,
+et sanglotait.</p>
+
+<p>À un mouvement que fit madame Wil, Atar-Gull s'approcha d'elle pour
+relever le chevet de sa maîtresse.</p>
+
+<p>Et il se remit à genoux pour soutenir le corps défaillant de madame Wil,
+en disant tout haut:&mdash;Pauvre bonne maîtresse... pauvre maîtresse....</p>
+
+<p>Mais une horrible expression de joie, qu'il n'avait pu cacher en
+regardant sa maîtresse mourante, terrifia madame Wil, et l'admirable
+instinct de son c&#339;ur lui révéla tout-à-coup l'atroce hypocrisie que
+cette joie venait de trahir.</p>
+
+<p>Aussi la malheureuse femme ouvrit affreusement les yeux... se dressa
+raide sur son séant, et cria d'une voix strangulée en jetant ses bras en
+avant avec un indéfinissable accent de terreur:</p>
+
+<p>&mdash;Wil... Wil... Atar-Gull... ne... Jenny....&mdash;Ses forces la trahissant,
+elle ne put achever.</p>
+
+<p>M. Wil fit un signe d'approbation, croyant qu'il s'agissait encore de la
+promesse d'emmener Atar-Gull.</p>
+
+<p>&mdash;Père, père&mdash;dit bas Atar-Gull&mdash;les victimes ne te manqueront pas
+là-haut; la vengeance commence.</p>
+
+<p>On arracha M. Wil de la chambre de sa femme.</p>
+
+<p>Atar-Gull fit pour lui ce qu'il avait fait pour madame Wil, le veilla,
+le soigna avec tant de zèle, d'abnégation de lui-même, que le
+gouverneur&mdash;voulant lui donner une marque d'estime probante&mdash;ajouta de
+sa main, sur son acte d'affranchissement, qui fut demandé par le colon,
+les louanges les plus flatteuses sur son zèle et son vertueux
+attachement pour ses maîtres.</p>
+
+<p>Enfin&mdash;deux mois après la mort de sa femme&mdash;M. Wil réalisa le peu qui
+lui restait, paya ses dettes, et s'embarqua avec son fidèle noir pour
+Portsmouth, sur la frégate <i>le Cambrian</i>, qui retournait en Angleterre.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_Ve" id="CHAPITRE_Ve"></a>CHAPITRE V.</h3>
+
+<p class="r50">Un bienfait n'est jamais perdu.<br />
+
+<span style="margin-left: 8em;"><i>Proverbe populaire</i>.</span></p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">RENCONTRE.</p>
+
+
+<p>&mdash;Allons, allons, que diable, un peu de courage, monsieur Wil.&mdash;disait
+le docteur au silencieux et taciturne colon.&mdash;Prenez un peu sur vous, je
+sais que tout cela est affreux, mais enfin ça est, ainsi soyez
+raisonnable; si le temps nous favorise, dans un mois nous serons à
+Portsmouth; depuis cinq jours que nous avons quitté la Jamaïque, le
+temps nous favorise... la brise est faite, nous entrons dans les vents
+alisés... et tenez, un beau temps, un beau ciel, une mer comme celle-ci,
+ça donne espoir et courage.... Quant à votre infirmité, ça ne peut pas
+durer, votre mutisme cessera... c'est une émotion forte qui l'a causé,
+il y a toujours du remède.&mdash;Ainsi parlait le bon et jovial docteur du
+<i>Cambrian</i>, en montrant à M. Wil le sciage rapide de la frégate, qui
+prouvait la vérité de son assertion, car ils étaient assis sur le
+couronnement et passaient le temps à faire ce que d'aucuns font si
+souvent à bord, à regarder passer l'eau.</p>
+
+<p>Le colon tendit les mains au docteur, le remercia d'un regard, et secoua
+tristement la tête en montrant le ciel et en s'essuyant les yeux au
+souvenir de sa femme et de sa fille.</p>
+
+<p>Et le docteur allait recommencer toutes ses banales consolations, quand
+Atar-Gull parut sur le pont, portant une petite théière....</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, maître&mdash;dit-il respectueusement au colon&mdash;voici le tilleul et
+le tamarin qu'on vous a ordonnés.</p>
+
+<p>M. Wil fit signe qu'il n'avait pas soif.</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal, maître&mdash;dit le noir, avec cette intonation grondeuse qui
+sied si bien aux serviteurs dévoués&mdash;c'est égal... ça vous fera du
+bien... n'est-il pas vrai, monsieur le docteur?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement... buvez... buvez, monsieur Wil.</p>
+
+<p>Et le colon but la potion, forcé d'obéir à cette coalition de volontés,
+et remercia du geste son fidèle serviteur.</p>
+
+<p>&mdash;Ça m'a l'air d'un bien brave domestique&mdash;dit le médecin....</p>
+
+<p>Le colon leva les yeux au ciel agitant ses mains, comme s'il eût
+dit:&mdash;Un ange, docteur.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dites donc du mal des nègres après cela?</p>
+
+<p>Le colon haussa les épaules.</p>
+
+<p>Atar-Gull revint, mais cette fois ce fut pour apporter à Wil une
+tabatière pleine, dans le cas où celle du colon eût été vidée....</p>
+
+<p>Ce dernier échangea un regard presque fier contre le coup d'&#339;il
+approbateur du médecin.</p>
+
+<p>&mdash;Hein... quelles attentions!&mdash;disait l'un.</p>
+
+<p>&mdash;Parfait! admirable!&mdash;répondait l'autre.</p>
+
+<p>Pendant cette muette pantomime Atar-Gull, isolant les rayons visuels en
+mettant sa main au-dessus de ses yeux, regarda quelque temps à l'horizon
+avec attention, et s'écria tout-à-coup:</p>
+
+<p>&mdash;Maître, là-bas, tout là-bas, un canot....</p>
+
+<p>Le docteur et le colon redressèrent la tête, suivirent des yeux la
+direction que le noir leur indiquait et ne virent rien.</p>
+
+<p>&mdash;Tu te trompes, mon garçon&mdash;dit le médecin&mdash;mais demande une longue-vue
+au timonier, nous nous en assurerons nous-mêmes.</p>
+
+<p>En effet, après deux minutes d'observation, le docteur s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Il a pardieu raison, monsieur Wil, c'est une petite embarcation... et
+si je ne me trompe, on voit un homme dedans.... Timonier... prévenez
+donc l'officier de quart.</p>
+
+<p>&mdash;Regardez&mdash;dit le docteur à ce nouveau venu&mdash;un canot abandonné en
+pleine mer... qu'est-ce que ça peut être?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, le reste d'un équipage qui aura péri... il a besoin de
+secours, sans doute. Je vais demander au nouveau commandant la
+permission de faire porter sur lui....</p>
+
+<p>L'officier descendit et remonta presque aussitôt en disant au timonier:</p>
+
+<p>&mdash;Laisse arriver sur ce point noir que tu aperçois là-bas....</p>
+
+<p>Plus la frégate approchait, plus on voyait distinctement ce petit canot;
+il était sale, presque démembré, et l'homme qui le montait semblait
+vider l'eau qui allait peut-être le submerger.</p>
+
+<p>Le <i>Cambrian</i> mit en panne à une portée de pistolet... et le héla en
+anglais.</p>
+
+<p>L'homme du canot fit signe qu'il ne comprenait pas....</p>
+
+<p>&mdash;Appelez ce marin qu'on a recueilli, et qui s'est engagé comme matelot
+avec nous&mdash;dit le <i>lieutenant</i>&mdash;il parle espagnol et français... il le
+comprendra peut-être....</p>
+
+<p>Le <i>Grand Sec</i> monta sur le pont; on le mena sur l'arrière en lui
+désignant l'homme et le canot....</p>
+
+<p>Mais le malheureux pâlit... bégaya... et tomba à la renverse....</p>
+
+<p>Il venait de reconnaître... Brulart.</p>
+
+<p>Et le bonhomme Wil aussi avait reconnu son pourvoyeur de noirs....</p>
+
+<p>Et Atar-Gull aussi avait reconnu celui qui partageait avec le colon
+toute sa haine africaine; mais, fidèle à son système, Atar-Gull resta
+calme et froid....</p>
+
+<p>Le bonhomme Wil descendit dans la grande chambre, se souciant peu de la
+reconnaissance.</p>
+
+<p>Or le <i>Grand Sec</i> désira parler en secret à l'instant même au lieutenant
+Pleyston, qui entendait le français; et, comme il se rendait chez cet
+officier, Brulart montait à bord avec l'habitude et l'agilité d'un bon
+marin.</p>
+
+<p>Brulart était toujours dans son costume; mais il portait avec lui son
+précieux coffret, et fut aussitôt entouré par l'équipage du <i>Cambrian</i>,
+qui le regardait avec curiosité....</p>
+
+<p>Comme il s'apprêtait à parler... il se sentit saisir par derrière.</p>
+
+<p>Et il tomba sur le pont en blasphémant, et, deux minutes après, il était
+garrotté, enchevêtré, comme il avait jadis garrotté ce pauvre
+Claude-Borromée-Martial....</p>
+
+<p>Et on le transporta, malgré ses cris, dans la grand'chambre du conseil,
+où il vit l'état-major de la frégate rangé autour d'une table, et d'un
+côté le <i>Grand Sec</i>, qu'il reconnut aussitôt, et de l'autre le bonhomme
+Wil... auquel il fit un salut amical....</p>
+
+<p>&mdash;Interrogez-le&mdash;dit le commandant&mdash;et vous, commissaire, écrivez ses
+réponses, car heureusement voici le lieutenant Pleyston qui nous servira
+d'interprète.</p>
+
+<p>Le petit commissaire prépara sa plume, et demanda trois fois si le
+monstre était solidement attaché.</p>
+
+<p>L'interrogatoire commença....</p>
+
+<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p>
+
+<p>Tu dois reconnaître, misérable forban, ce matelot que tu as si
+cruellement jeté à la mer?</p>
+
+<p class="dialog">BRULART.</p>
+
+<p>C'est le <i>Grand Sec</i>, un de mes agneaux....</p>
+
+<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p>
+
+<p>À la bonne heure. Mais ce que tu ne reconnais peut-être pas, c'est cette
+frégate qui t'a donné la chasse, et que tu as manqué faire couler par
+ton infernal brûlot....</p>
+
+<p class="dialog">BRULART, <i>avec étonnement et satisfaction</i>.</p>
+
+<p>Ah... bah!... comment! c'est vous qui avez goûté de ma soupe... ah!
+bon... bon... (<i>d'une voix sourde</i>)&mdash;Je comprends maintenant... mon
+affaire est sûre.... (<i>Il fait avec sa main le geste d'être pendu</i>.)</p>
+
+<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p>
+
+<p>Un peu.... Ainsi tu avoues....</p>
+
+<p class="dialog">BRULART.</p>
+
+<p>Tout.... Je n'avouerais pas, que vous me pendriez la même chose....</p>
+
+<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p>
+
+<p>Comment t'es-tu trouvé seul dans ton canot?...</p>
+
+<p class="dialog">BRULART.</p>
+
+<p>Mon équipage s'est blasé, fatigué de moi; en un mot, il s'est révolté
+par les conseils de mon second, un chien maudit qui s'appelait le
+<i>Borgne</i>.... On m'a garrotté, descendu dans ce canot avec deux jours de
+vivres, un fusil et du plomb, et ils m'ont laissé en pleine mer....
+C'est une plaisanterie comme j'en ai tant fait moi-même.</p>
+
+<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p>
+
+<p>Tu n'as rien à dire autre chose?</p>
+
+<p class="dialog">BRULART.</p>
+
+<p>Ma foi non, si ce n'est de vous dépêcher le plus tôt possible, car c'est
+un vilain rêve.</p>
+
+<p class="dialog">LE LIEUTENANT, <i>à part</i>.</p>
+
+<p>Il appelle ça un rêve; à la bonne heure. Alors, mon garçon, élève ton
+âme à Dieu, car, avant le coucher du soleil, tu seras pendu.</p>
+
+<p class="dialog">BRULART.</p>
+
+<p>Suffit....</p>
+
+<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p>
+
+<p>Emmenez-le, et conduisez-le dans la cale, les fers aux pieds et aux
+mains.... À propos... qu'est-ce que ce coffret?... Diable! une couronne
+de comte... un vol... encore?</p>
+
+<p class="dialog">BRULART, <i>riant</i>.</p>
+
+<p>Un vol... ce sont, cordieu! bien mes armoiries à moi, mes gentilshommes!</p>
+
+<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p>
+
+<p>Ah! mon Dieu! quel joli flacon.... Voyez donc ce qu'il contient,
+docteur....</p>
+
+<p class="dialog">LE DOCTEUR.</p>
+
+<p>De l'opium... c'est de l'opium....</p>
+
+<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p>
+
+<p>Voudrait-il s'empoisonner?</p>
+
+<p class="dialog">LE DOCTEUR.</p>
+
+<p>Oh! avec ceci il s'endormirait tout au plus, mais pour s'empoisonner,
+diable! il en faut davantage....</p>
+
+<p class="dialog">BRULART.</p>
+
+<p>Laissez-moi ce coffret, je n'ai que cela, vous le prendrez après;
+d'ailleurs examinez-le, vous verrez qu'il n'y a aucune arme. On ne
+refuse pas ordinairement un condamné... ainsi.</p>
+
+<p class="dialog">LE LIEUTENANT, <i>s'adressant au commandant</i>.</p>
+
+<p>Il demande qu'on lui laisse ce coffret, le docteur assure qu'il n'y a
+aucun danger.</p>
+
+<p class="dialog">LE COMMANDANT.</p>
+
+<p>Laissez-le-lui....</p>
+
+<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p>
+
+<p>Tiens, et grand bien te fasse... emmenez-le, vous autres....</p>
+
+<p>On l'emmena, le commissaire lut les demandes, les réponses; on mit aux
+voix, et le corsaire fut condamné à l'unanimité à être pendu à la grande
+vergue du <i>Cambrian</i>, au coucher du soleil.</p>
+
+<p>On descendit Brulart dans la cale, il était onze heures.&mdash;L'exécution
+était pour six.</p>
+
+<p>À trois heures il but ce qui restait dans son flacon, et retomba bientôt
+endormi sur le plancher froid et humide de la cale.</p>
+
+<p>Et, toujours sous l'influence de l'opium, il rêva.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_VIe" id="CHAPITRE_VIe"></a>CHAPITRE VI.</h3>
+
+<p class="r40">Laisse la Thessalie, Lorenzo, réveille-toi...<br />
+vois les rayons du soleil levant qui frappent<br />
+la tête colossale de saint Charles.&mdash;Écoute<br />
+le bruit du lac qui vient mourir sur la grève<br />
+au pied de notre jolie maison d'Arona,&mdash;respire<br />
+les brises du matin qui portent sur<br />
+leurs ailes si fraîches tous les parfums des<br />
+jardins et des îles, tous les murmures du jour<br />
+naissant.<br />
+
+<span style="margin-left: 5em;">C<span class="smcap">harles</span> N<span class="smcap">odier.</span>&mdash;<i>Smarra</i>.</span><br />
+</p>
+
+<p class="r40">Vous en parlez bien à votre aise, répliqua le<br />
+bandit, si, comme moi, vous aviez été pendu....<br />
+
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&mdash;Pendu, vous?<br />
+
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&mdash;Pendu....<br />
+
+<span style="margin-left: 5em;">J<span class="smcap">ules</span> J<span class="smcap">anin</span>.&mdash;<i>L'Âne mort</i>.</span><br />
+</p>
+
+<p class="r45">Ô mon ange! veillez sur moi.<br />
+<span style="margin-left: 8em;">A. M.&mdash;<i>Romance</i>.</span></p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">SONGE.</p>
+
+
+<p>Dans ce rêve il était rajeuni.</p>
+
+<p>Il avait seize ans.</p>
+
+<p>Une de ces ravissantes figures de jeune homme, douce et pâle, avec de
+grands yeux mélancoliques parfois qui s'animaient pourtant d'un feu
+inconnu.</p>
+
+<p>Il était aspirant de marine, le pauvre enfant, embarqué à bord du
+<i>Cygne</i>, un brick leste et joli comme son nom.</p>
+
+<p>Il s'éveilla en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Me pendre... me pendre... moi, pirate, moi, vieux et laid.... Ah!...
+quel cauchemar!...</p>
+
+<p>Et, mollement balancé dans son hamac, il ne dormait plus, il pensait à
+je ne sais quelle grande et noble dame qu'il avait vue à Brest, je
+crois... et cette imagination de seize ans, ardente et rêveuse, se
+jouait autour de cette charmante image.... C'était sa taille de reine...
+son regard imposant et ses grands sourcils noirs dont il avait peur, le
+naïf jeune homme.... Sa main douce et blanche qu'il toucha une fois...
+une seule... et qui lui fit éprouver une commotion si singulière... à la
+fois voluptueuse et cruelle....</p>
+
+<p>Et puis, à ce souvenir, ses artères battaient, sa tête brûlait... et ses
+yeux se noyaient de larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! mon Dieu!&mdash;disait-il en se tordant sur son hamac&mdash;que je
+suis malheureux!... Quelle existence! l'Océan, toujours l'Océan! des
+matelots rudes et sauvages, des visages durs et repoussants, une vie de
+froid égoïste, une vie de prêtre, sans amour et sans femmes! Et pourtant
+le c&#339;ur me bat dans la poitrine... et la vue d'une femme me fait
+tressaillir.... J'éprouve un immense besoin de souffrir, de pleurer, aux
+pieds d'une femme; je n'ai plus de mère, moi!... seul, isolé, il faut
+bien que j'aime quelqu'un... qu'une bouche de femme me console ou me
+plaigne!</p>
+
+<p>Et le canon tonnait tout-à-coup.</p>
+
+<p>Alors il se jetait à bas de son lit, prenait à la hâte sa veste bleue
+avec sa mince broderie d'or, son beau poignard, sa hache luisante, son
+chapeau ciré qui cachait sa chevelure brune, bouclée comme celle d'une
+jeune fille, et il courait sur le pont....</p>
+
+<p>En le voyant, les vieux matelots se poussaient du coude, car c'était un
+hardi et intrépide enfant; le premier au feu, à l'abordage; oh! une âme
+forte et puissante bouillonnait dans cette enveloppe efféminée... et
+plus d'une fois son jeune bras avait paru bien lourd aux Anglais.</p>
+
+<p>Et il se trouvait au milieu d'une horrible mêlée; le joli brick <i>le
+Cygne</i> était attaqué par une corvette anglaise, et des grappins de fer
+liaient ces deux bâtiments l'un à l'autre.</p>
+
+<p>L'abordage... l'abordage!</p>
+
+<p>Et, à travers le feu, les balles et la mitraille, l'aspirant s'élançait
+une hache au poing; à sa voix, l'équipage se rallie, les rangs se
+serrent, et l'ennemi abandonne l'avant du navire sur lequel il
+débordait....</p>
+
+<p>Le capitaine du brick... mort,&mdash;le second, mort,&mdash;l'équipage, mort;&mdash;il
+ne restait que lui, le jeune enfant et quelques matelots d'élite; il mit
+le pied sur le bâtiment ennemi... on se presse, on se heurte, on écrase
+les mourants, le sang coule, le canon vomit la mitraille, l'aspirant
+lui-même... tombe au pied du grand mât de la corvette anglaise... mais
+de son coup de poignard il a renversé le capitaine.</p>
+
+<p>L'Anglais est pris; victoire, hourra... victoire, gloire à l'aspirant!</p>
+
+<p>Mais sa blessure est grave, et l'on se dispose à rentrer dans le port,
+afin de réparer le navire.</p>
+
+<p>Mais le vent mugissait, la mer grondait, et une effroyable tempête
+jetait le brick sur des rochers.</p>
+
+<p>Une énorme lame emportait l'aspirant, le précipitait, meurtri, sanglant,
+sur le rivage...</p>
+
+<p>Et il se levait avec peine, et cherchait un asile dans une caverne qu'un
+éclair lui faisait découvrir.</p>
+
+<p>Il avançait en rampant dans cet antre obscur, déchiré par les cristaux
+et les granits qui couvraient le sol.</p>
+
+<p>Mais une lueur douce et rose venait tout-à-coup se jouer sur les
+facettes des brillants stalactites.</p>
+
+<p>Et bientôt il se trouvait dans une grotte immense, éblouissante de
+diamants, de topazes et de rubis qui étincelaient, scintillaient en
+gerbes, en cercles et en pyramides chatoyantes.</p>
+
+<p>Sur un trône taillé d'une seule émeraude était une divinité majestueuse.</p>
+
+<p>Une couronne d'étoiles de feu flamboyait sur ses cheveux noirs; le
+zodiaque, gravé sur sa ceinture d'or, était relevé par des émaux
+diaprés; Une tunique blanche, un voile bleu brodé de fleurs d'argent et
+de perles, puis des brodequins couleur d'azur formaient son noble
+vêtement.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'attendais&mdash;disait la divinité en faisant asseoir l'enfant près
+d'elle;&mdash;vois, cet empire est le mien, quand je le veux les tempêtes
+grondent et mugissent, d'un mot je fais pâlir les marins les plus
+intrépides: c'est par ma volonté que ton vaisseau s'est brisé sur les
+rochers... je voulais te voir... car tu es mon fils... tiens, juge, et
+sois fier de la puissance de ta mère.</p>
+
+<p>Aussitôt un bruit affreux se fait entendre, toute lumière disparaît, un
+froid mortel se répand dans la caverne, la terre tremble; les voûtes
+sont ébranlées; c'est le vent du nord qui rugit, et dont les lugubres
+sifflements retentissent d'échos en échos....</p>
+
+<p>&mdash;Je veux que le calme renaisse&mdash;dit la divinité&mdash;et qu'il vienne
+caresser mon fils.</p>
+
+<p>Et une douce chaleur, un parfum délicieux, une éclatante lumière, un
+bruissement léger comme celui du feuillage qu'une faible brise agite et
+balance, remplacent cet horrible ouragan.</p>
+
+<p>Un joli nuage, ressemblant à de l'air condensé, mélangé d'or, de pourpre
+et de soleil, chargé d'une poussière de roses et de jasmin, se balançait
+au milieu de la grotte et s'y évaporait en merveilleuse senteur, en
+éblouissante clarté.</p>
+
+<p>Le jeune homme, entouré de cette vapeur transparente et embaumée, se
+fondait dans un océan de délices; son état d'extase se rapprochait de
+toutes les sensations, de tous les sentiments, de toute espèce de
+jouissance.</p>
+
+<p>Et la divinité se penchait à son oreille en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ce bonheur ineffable n'est pourtant rien auprès de celui que tu
+goûteras auprès d'<i>elle</i>, car elle t'aimera.... Car tu es un de mes
+fils, je te laisse sur la terre, mais je veille sur toi....</p>
+
+<p class="point">Et la divinité le baisait au front... et tout disparaissait....</p>
+
+<p>Et il se trouvait couché dans un lit moelleux, couvert d'édredon,
+entouré de glaces et de soie; sa tête reposait sur de magnifiques
+dentelles, et elle était là, celle dont le souvenir l'avait tant de fois
+mis hors de lui.</p>
+
+<p>Celle qui devait l'aimer&mdash;avait dit la divinité. Elle était là, à
+genoux, près de lui, une cuillère d'or à la main, ses beaux sourcils un
+peu froncés par l'inquiétude, lui offrant un cordial suave et parfumé.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu&mdash;dit-il&mdash;oh! madame, c'est vous.... Mais où suis-je?...
+j'ai donc fait un rêve?... cette éblouissante caverne... cette
+divinité....</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre enfant, remettez-vous&mdash;dit la jolie femme&mdash;un affreux coup de
+vent a brisé votre navire, des pêcheurs vous ont trouvé presque mourant
+sur la côte, à l'entrée d'une grotte, et vous ont apporté ici, chez moi,
+à Brest; mais votre blessure était si grave, si grave que j'ai demandé
+comme une faveur de vous soigner.</p>
+
+<p>&mdash;Ah... oui; mais en vous voyant, madame, j'avais oublié ma blessure....</p>
+
+<p>Et il fallait voir quelle délicieuse expression de candeur voilait ses
+beaux yeux timidement baissés.</p>
+
+<p>Et elle se disait en souriant:&mdash;Il a l'air d'une fille, et pourtant si
+jeune, si joli, tout cet équipage de vieux matelots qu'il a conduit au
+feu tremblait à sa voix... comme je tremble moi-même....&mdash;pensa-t-elle
+en rougissant.</p>
+
+<p>&mdash;Madame... est-ce que j'aurai le bonheur de rester long-temps ici?...</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'à ce que votre guérison soit complète, mon enfant....</p>
+
+<p>&mdash;Ah!...&mdash;dit-il en fixant des yeux ravis sur la belle et voluptueuse
+figure de sa protectrice... mais peu à peu il pâlit... et perdit
+connaissance.... Cet espoir de bonheur était au-dessus de ses forces.</p>
+
+<p class="point">&mdash;Grand Dieu... il se trouve mal...&mdash;cria la jolie femme, en se pendant
+à un cordon de sonnette qu'elle agita violemment.....</p>
+
+<p>Et quinze jours après, il souffrait moins, sa figure était encore un peu
+pâle, mais cette pâleur lui allait si bien...&mdash;disait la dame aux
+sourcils noirs.</p>
+
+<p>Un jour qu'il rêvait, assis devant un beau portrait de cette ravissante
+personne, elle entra.</p>
+
+<p>Elle ne lui avait jamais semblé plus belle.</p>
+
+<p>&mdash;Arthur....&mdash;lui dit-elle en se plaçant sur un doux sopha&mdash;j'ai une
+bonne nouvelle à vous annoncer... venez près de moi... mais ne tremblez
+pas comme toujours....</p>
+
+<p>Le jeune homme n'osait lever les yeux, et son c&#339;ur battait bien fort....</p>
+
+<p>&mdash;On vous accorde un congé de trois mois pour vous rétablir, et après
+vous viendrez prendre possession de votre nouveau grade... ces trois
+mois&mdash;ajouta-t-elle à voix basse&mdash;nous les passerons... à ma terre... le
+voulez-vous?...</p>
+
+<p>Arthur pâlissait et restait muet... il ne pouvait croire à tant de
+bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous n'avez ni parents, ni amis, j'ai cru pouvoir prendre cette
+décision sans vous consulter.... Allons, Arthur, ne tremblez donc pas
+ainsi... ne suis-je pas votre amie... votre mère... pauvre enfant?...</p>
+
+<p>Elle prit la main du jeune homme en l'attirant près d'elle....</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui&mdash;dit-il en tombant à ses genoux&mdash;oh! oui, vous êtes tout pour
+moi... vous êtes la seule qui m'ayez témoigné de l'intérêt.... Je vous
+aime de toute la tendresse que j'ai dans le c&#339;ur, je vous aime comme une
+mère, comme une s&#339;ur, comme une amie; ô vous... toujours vous... vous
+serez mon Dieu, ma religion, ma croyance....</p>
+
+<p class="point">Et Arthur hors de lui baisait les genoux, les mains, les pieds de la
+jeune femme, dont le sein palpitait... et qui disait d'une voix
+émue...&mdash;Arthur,... mon enfant... je crois à votre reconnaissance... j'y
+crois... finissez... Arthur....</p>
+
+<p>Et il se trouvait à la terre de sa protectrice.</p>
+
+<p>C'étaient de fraîches eaux, d'épais ombrages, une solitude profonde, un
+parc entouré de hautes murailles, pas d'autres valets qu'une vieille
+gouvernante dévouée et un jardinier sourd.</p>
+
+<p>Elle lui avait promis quelque chose qu'il attendait avec une
+inconcevable impatience.</p>
+
+<p>Les appartements de ce château étaient vastes et gothiques, mais
+commodes, retirés, silencieux.</p>
+
+<p>Et il voyait la jeune femme à moitié couchée sur un de ces antiques
+fauteuils, si bons et si moelleux.</p>
+
+<p>Vêtue d'un blanc et frais peignoir de mousseline qui laissait voir le
+bout de sa jambe fine et ronde et son joli pied chaussé d'une petite
+pantoufle bleue... son beau bras passé autour du cou d'Arthur, elle
+abaissait sur lui son humide regard.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'aimeras donc toujours... Arthur&mdash;lui disait-elle... en le baisant
+au front.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! toujours, ma vie, à toi, ma vie...&mdash;disait l'ardent jeune homme,
+en liant avec volupté ses bras à la divine taille de sa jolie s&#339;ur, mère
+ou amie, comme il disait.</p>
+
+<p>Elle fit un mouvement en arrière... son peigne tomba, et son admirable
+chevelure noire se déroula sur son cou, sur ses épaules, sur ses bras,
+en une multitude de boucles brunes et luisantes....</p>
+
+<p>Et Arthur baisait ces beaux cheveux avec transport et ivresse, les
+divisait, les nattait, en couvrait sa figure.</p>
+
+<p>Et elle, palpitante et rêveuse, le laissait faire, mais elle sentit
+tout-à-coup les lèvres de l'enfant frissonner sur les siennes.</p>
+
+<p>Il s'était traîtreusement caché sous l'épaisse chevelure de la jeune
+femme, et dressant tout-à-coup sa jolie figure au milieu de cette forêt
+d'ébène, qu'il partagea en deux touffes soyeuses... il avait surpris un
+baiser....</p>
+
+<p>&mdash;Ah!&mdash;dit-elle... avec une petite moue enchanteresse...&mdash;ah! vous me
+trompiez... Arthur, je vais vous étrangler....</p>
+
+<p>Et approchant la tête d'Arthur de son sein qui bondissait, elle entoura
+le cou du jeune homme de longues tresses de ses cheveux, et les serra en
+souriant....</p>
+
+<p class="point">&mdash;Oh!&mdash;dit-il en baisant son sein d'ivoire...&mdash;méchante, tu veux me
+tuer... car tu serres bien fort... c'est comme dans mon rêve de cette
+nuit... Mais que fais-tu? oh... à toi... ma vie... je meurs... mon
+ange....</p>
+
+<p>C'est qu'à ce moment de son rêve on pendait Brulart à bord du
+<i>Cambrian</i>, et que le poids de son corps, pesant sur la corde qu'on
+avait passée au bout dehors de la frégate, avait opéré la strangulation.</p>
+
+<p>Abîmé dans l'état de torpeur, de somnolence que lui avait procuré sa
+dose d'opium, et qui, sans être le réveil ni le sommeil, l'avait plongé
+dans une espèce de somnambulisme, il avait suivi machinalement ses
+guide à moitié endormi, appuyé sur eux, les yeux ouverts sans voir,
+s'était laissé attacher, hisser et pendre, sans y faire la plus légère
+attention, plongé qu'il était dans les délices de ses songes
+merveilleux.</p>
+
+<p>Alors qu'on pendait le corps, l'esprit était ailleurs. Somme toute, il
+mourut dans une ravissante extase de plaisir.</p>
+
+<p>Et le docteur remarqua comme un phénomène physiologique que la
+physionomie du patient, jusque-là froide et immobile, prit, au moment de
+la strangulation, une inconcevable expression de bonheur.</p>
+
+<p>Cette particularité repose sur la nature du songe de Brulart, et sur des
+effets propres à la pendaison. (Voir le <i>Dictionnaire des Sciences
+médicales</i>.)</p>
+
+<p>Justice rendue, le corps du pirate fut jeté à la mer avec deux boulets
+aux pieds.</p>
+
+<p>Le reste de la traversée n'offrit rien de remarquable, et <i>le Cambrian</i>
+toucha les côtes d'Angleterre au bout de quarante jours de mer.</p>
+
+<p>Atar-Gull débarqua avec son maître.</p>
+
+<p>Le commandant de la frégate voulut ajouter les témoignages les plus
+flatteurs en faveur du nègre, qui, par ses soins pour le malheureux Wil,
+avait excité la sympathie de tout l'équipage.</p>
+
+<p>Mais M. Wil ne resta pas long-temps en Angleterre, ses ressources
+étaient modiques, et suivant les conseils d'Atar-Gull et du docteur, qui
+venait quelquefois le voir à Portsmouth, il partit pour la France, où
+l'on vivait à bien meilleur marché, lui disait-on.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin&mdash;se dit Atar-Gull&mdash;je touche au moment de compléter ma
+vengeance.... Oh!... elle sera terrible et longue surtout.... J'aurais
+pu le tuer... mais la mort serait un incroyable bienfait auprès de la
+vie que je lui prépare....</p>
+<hr class="fin" />
+
+
+<h2><a name="LIVRE_VI" id="LIVRE_VI"></a>LIVRE VI.</h2>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<h3><a name="CHAPITRE_If" id="CHAPITRE_If"></a>CHAPITRE I.</h3>
+
+<p class="r35">Il y a dans mon c&#339;ur un levain horrible de<br />
+cruauté.&mdash;Je voudrais que ceux qui ont fait<br />
+souffrir les autres souffrissent une fois tout ce<br />
+qu'ils ont fait souffrir, je voudrais que cette impression<br />
+fût déchirante, et profonde, et atroce,<br />
+et irrésistible.&mdash;Je voudrais qu'elle saisit l'âme<br />
+comme un fer ardent; je voudrais qu'elle pénétrât<br />
+dans la moelle des os comme un plomb<br />
+fondu; je voudrais qu'elle enveloppât tous les<br />
+organes de la vie comme la robe dévorante du<br />
+centaure!<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;">C<span class="smcap">harles</span> N<span class="smcap">odier</span>.&mdash;<i>Roi de Bohême</i>.</span></p>
+
+<p class="r35">Enfin, mon enfant, ce bon serviteur, non content<br />
+de prodiguer au vieillard les soins les plus<br />
+touchants, le nourrissait de son pain, ce qui<br />
+vous prouve qu'on ne doit jamais rudoyer les<br />
+domestiques.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;"><i>Contes à Lolo</i>.&mdash;<span class="smcap">par un académicien</span>.&mdash;Édition rare.</span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LA RUE TIRECHAPE.</p>
+
+
+<p>Figurez-vous une de ces noires et antiques maisons du vieux Paris,
+située vers le milieu de la rue Tirechape...&mdash;Neuf étages, je crois,
+couleur brune et sale, solives saillantes, fenêtres étroites et
+sombres, escalier raide, obscur, véritable labyrinthe dans lequel on ne
+peut se guider qu'au moyen d'une corde à puits grasse et luisante de
+vétusté... puis une république d'industrieux prolétaires, allant,
+venant, courant, montant, nichant et pullulant dans ces cellules étagées
+et entassées au-dessus les unes des autres, comme les cases d'une ruche
+à miel.</p>
+
+<p>Et pour pivot, pour centre de toutes ces existences de travail et de
+fatigue, une portière vieille, édentée, hargneuse, bavarde, un de ces
+types si admirablement mis en relief par notre Henri Monnier.</p>
+
+<p>Il était nuit; un homme, assez âgé, vêtu de noir, descendait péniblement
+les hautes marches de l'escalier, étreignant avec force la bienheureuse
+corde à puits.</p>
+
+<p>La portière, entendant un bruit inusité à cette heure, où tout dormait
+dans la maison, ouvrit brusquement le carreau de son antre, et y passa
+d'abord son vilain bras jaune, armé d'une chandelle fétide; puis sa
+figure fâcheuse et renfrognée....</p>
+
+<p>&mdash;Qui descend là?... répondez donc... c'est des heures indues....</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, c'est moi... le docteur...&mdash;dit une voix de basse-taille.</p>
+
+<p>Ici, le cerbère quitta son ton aigre et criard pour une espèce de
+glapissement amical....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu, c'est vous, monsieur le docteur! mais il fallait
+m'appeler pour éclairer.... Eh bien! comment va-t-il le vieux muet? Il
+est dur à partir celui-là... en a-t-il encore pour
+long-temps?&mdash;demanda-t-elle en se mettant devant le docteur, afin
+d'obtenir une réponse, ou de se faire, comme on dit, passer sur le
+corps.</p>
+
+<p>&mdash;Comme ça... il va tout doucement, madame Bougnol....</p>
+
+<p>&mdash;C'est pourtant pas faute de soins&mdash;dit celle-ci d'un air
+revêche...&mdash;c'est qu'il s'entête alors, car il a son nègre, M. <i>Targu</i>,
+que c'est une adoration d'homme, quoi, de voir comme il s'oublie pour
+son maître....</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai que c'est un bien fidèle serviteur... il ne le quitte pas
+d'un moment....</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'empêche pas qu'il est encore bon enfant, le nègre, de rester
+comme ça domestique d'un vieux grigou qui ne lui donne rien... puisque
+c'est au contraire le domestique qui nourrit son maître, c'est encore du
+propre....</p>
+
+<p>&mdash;C'est un vertueux domestique, madame Bougnol, et c'est un exemple que
+les autres ne suivent malheureusement pas toujours....</p>
+
+<p>&mdash;Et puis que ça doit être une fameuse scie... un muet... pas le moyen
+de causer... Mais, après tout, il parlerait que ça serait tout de même,
+car on dirait que son nègre a peur qu'on ne lui mange son maître;
+personne ne peut l'approcher.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'il est apparemment jaloux de son affection&mdash;dit le médecin,
+fatigué de la longueur de la conversation, et cherchant à passer
+adroitement entre le mur et la portière.</p>
+
+<p>Mais celle-ci qui le guignait de l'&#339;il, et suivait tous ses mouvements,
+faisant toujours face à l'ennemi, rendit cette tentative inutile, et
+continua.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, quelle est donc sa maladie, à ce pauvre vieux? est-ce vrai
+qu'il est fou?... Pendant les deux premiers mois qu'il est venu loger
+ici, il se portait comme un charme, et voilà près d'un an qu'il est si
+malingre qu'il n'est pas descendu une fois dans la rue....</p>
+
+<p>&mdash;Et il n'y descendra peut-être plus jamais&mdash;dit le docteur en secouant
+tristement la tête, et essayant de forcer le passage de vive force.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Dieu du ciel, est-ce qu'il va mourir&mdash;dit la portière avec
+inquiétude&mdash;c'est qu'alors il faudrait mettre écriteau, voyez-vous,
+monsieur le docteur; nous approchons du terme....</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous dis pas ça... mais il n'est pas bien du tout....</p>
+
+<p>Et le docteur profitant d'un moment d'inattention de madame Bougnol, se
+cramponna vite à la corde et se laissa glisser jusqu'en bas presque sans
+toucher les marches de l'escalier, avec autant de rapidité qu'un matelot
+qui s'affale le long d'un cordage.</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal&mdash;se dit la portière&mdash;je vais monter chez le vieux muet,
+pour savoir quelque chose, si c'est possible.</p>
+
+<p>Alors, fermant sa loge avec soin, elle commença son ascension, non sans
+faire une pause à chaque étage, enfin elle atteignit le septième et se
+trouva en face d'une petite porte grise.</p>
+
+<p>Là elle moucha sa chandelle, s'emplit le nez de tabac, et agita
+timidement un cordon de sonnette terminé par une patte de lièvre.</p>
+
+<p>Un instant après la porte s'entr'ouvrit assez pour donner passage à une
+grosse tête noire et crépue, coiffée d'une casquette rouge....</p>
+
+<p>C'était Atar-Gull....</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous, madame?&mdash;demanda-t-il d'un ton brusque.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur <i>Targu</i>&mdash;dit la Bougnol, en faisant l'agréable&mdash;je voudrais
+savoir des nouvelles de votre bon maître.</p>
+
+<p>&mdash;Mon maître est souffrant, très-souffrant&mdash;dit l'honnête serviteur avec
+un soupir qui fendit le c&#339;ur de la portière... et même il essuya une
+larme.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous, monsieur <i>Targu</i>, il faut bien se faire une raison;
+tout le monde d'abord sait ici que vous nourrissez votre maître... et M.
+le maire, qui est venu pour cet indigent de là haut, a dit qu'il
+écrirait de votre conduite au gouvernement, que tôt ou tard un bienfait
+trouve sa récompense... et que....</p>
+
+<p>&mdash;Merci&mdash;dit Atar-Gull, en poussant brusquement sa porte au nez de la
+portière, qui redescendit en grondant.</p>
+
+<p>Quand Atar-Gull se fut renfermé, il s'arrêta un moment dans la petite
+pièce qui donnait sur l'escalier... écouta avec attention... avant que
+d'entrer dans l'autre chambre qui paraissait plus grande.</p>
+
+<p>Dans celle où il se trouvait, on voyait deux vieilles malles vides, une
+chaise et une natte sur laquelle il se couchait....</p>
+
+<p>Il poussa doucement la porte de l'autre pièce, et entra.</p>
+
+<p>C'était le tableau le plus complet de la misère, mais non une misère
+sale et repoussante, car le peu de meubles qui garnissaient cette
+chambre nue étaient propres et cirés, les carreaux nets et transparents;
+puis on voyait en outre un fauteuil de paille, garni de deux minces
+coussins, placé près de la fenêtre ombragée par des feuilles vertes et
+les fleurs rouges de hautes capucines, qui couraient sur un treillage de
+corde.</p>
+
+<p>Enfin sur un lit, composé d'un seul matelas et d'une paillasse, mais
+soigneusement tiré, rangé, bordé, dormait M. Wil.</p>
+
+<p>Quel changement, mon Dieu! ce n'était plus que l'ombre de lui-même;
+cette figure autrefois si riante, si joyeuse, si vermeille, était
+maintenant jaune, osseuse, allongée; ses cheveux, rares, étaient tout
+blancs, et même pendant son sommeil un tremblement convulsif, presque
+continuel, agitait ses sourcils et sa lèvre supérieure, qui en se
+retroussant laissait voir ses dents serrées....</p>
+
+<p>Atar-Gull debout au pied du lit, les bras croisés, le considérait avec
+une inconcevable expression de joie et de haine satisfaite! car il
+était enfin satisfait... sa vengeance était complète....</p>
+
+<p>Oui! vous saurez que le cachot le plus noir, le plus infect, le plus
+horrible... eût été un palais, un louvre pour le colon auprès de cette
+chambre froide et propre....</p>
+
+<p>Oui! vous saurez que les tortures les plus lentes et les plus affreuses,
+la mort la plus cruelle eussent été des délices ineffables pour le
+colon, auprès de la soumission humble et attentive de son esclave!</p>
+
+<p>Jugez:</p>
+
+<p>La somme que M. Wil avait réalisée s'était trouvée tellement modique
+qu'elle ne put, on le sait, le faire subsister en Angleterre, et qu'il
+fut obligé de prendre la résolution de venir habiter Paris....</p>
+
+<p>Comme il cherchait une rue sombre, retirée, pour s'y loger à bon compte,
+le maître de la modeste auberge où il était descendu l'adressa rue
+Tirechape.</p>
+
+<p>Wil, dont la tristesse et la mélancolie s'augmentaient de jour en jour,
+insouciant et chagrin, prit ce logement parce que ce fut le premier
+qu'il vit.</p>
+
+<p>Il était bien malheureux, et pourtant les soins d'Atar-Gull faisaient
+parfois luire une larme de bonheur dans ses yeux, et le dévoûment
+incroyable de cet esclave le reposait un peu des horribles souvenirs de
+la Jamaïque.</p>
+
+<p>Le zèle du noir ne se démentit pas pendant les deux premiers mois du
+séjour de M. Wil à Paris; seulement il usa d'une adresse prodigieuse
+pour éloigner toutes les personnes qui auraient pu s'approcher de son
+maître, ce qui lui fut d'autant plus facile que le colon n'entendait pas
+un mot de français, et qu'Atar-Gull ne savait de cette langue que juste
+ce qu'il fallait pour demander les objets de première nécessité.</p>
+
+<p>Bientôt je ne sais quelle banqueroute diminua tellement la modique
+existence du colon que son mince revenu ne lui eût pas suffi, si
+Atar-Gull, en faisant dans le jour quelques commissions, en rendant de
+légers services aux locataires, n'eût pas augmenté un peu le bien-être
+de M. Wil, à la grande édification du voisinage et du quartier.</p>
+
+<p>Or, M. Wil n'avait d'autre distraction que quelques rares promenades
+qu'il faisait, appuyé sur le bras d'Atar-Gull, et le temps qu'il
+employait, le pauvre homme, à écrire une relation de ses malheurs, dans
+laquelle il ne tarissait pas d'éloges sur la belle conduite de son
+esclave et sur les admirables soins qu'il lui prodiguait, surtout depuis
+son séjour en France....</p>
+
+<p>Un jour, environ deux mois après son arrivée à Paris, il fit signe à
+Atar-Gull de s'asseoir près de son lit, et lui fit lire l'espèce de
+journal dont nous avons parlé, qui, à chaque page, portait le nom
+d'Atar-Gull pompeusement entouré d'épithètes flatteuses et touchantes.</p>
+
+<p>Enfin ce journal finissait par ces mots:</p>
+
+<p>«Au moins, après ma mort, mon bon serviteur gardera ce témoignage de
+mon attachement et de ma reconnaissance; car le ciel m'ayant retiré ma
+famille, je reste tout seul au monde, isolé sur une terre étrangère, et
+je ne serais pleuré de personne, si le fidèle ami qui me sert, me
+nourrit même du peu qu'il gagne... n'était là pour me fermer les yeux et
+me donner une larme...»</p>
+
+<p>Quand Atar-Gull eut lu ces pages, il les prit, et les serra, d'après
+l'ordre du colon, dans une petite cassette dont il avait seul la
+clef....</p>
+
+<p>Mais le lendemain il se passa dans cette chambre triste et retirée,
+entre ce bon et digne homme et son fidèle serviteur, l'horrible scène
+qu'on va lire.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IIf" id="CHAPITRE_IIf"></a>CHAPITRE II.</h3>
+
+<p class="r45">&mdash;Tu n'as pas reçu mission de faire ce que<br />
+tu as fait... donc que les pleurs et le sang<br />
+retombent sur ta tête.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;"><span class="smcap">alex.</span> D<span class="smcap">umas</span>.&mdash;<i>Napoléon Bonaparte</i>.</span></p>
+
+<p class="r45 point2">&nbsp;</p>
+<p class="r40 nind">..............Il tremblait de mourir;<br />
+Mourir! c'est un instant de supplices... mais vivre....<br />
+
+<span style="margin-left: 5em;">F<span class="smcap">rédéric</span> S<span class="smcap">oulié</span>.&mdash;<i>Christine</i>.</span></p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">ATAR-GULL.</p>
+
+
+<p>C'était le soir... le jour baissait... le colon venait de terminer son
+modeste repas, et comme il était dans l'impossibilité de marcher et même
+de se servir de ses mains, étant paralysé, son noir, l'ayant bien et
+dûment posé et encaissé dans son grand fauteuil... l'avait roulé tout
+près de la fenêtre, d'où M. Wil aimait à voir encore les dernières
+lueurs du soleil dorer les fleurs pourpres de ses capucines, et
+étinceler sur ses épais carreaux....</p>
+
+<p>Cette atmosphère enflammée des feux d'un soleil à son déclin, ces fleurs
+pâles et froides qui brillaient pour quelques minutes d'un vif et
+brûlant éclat, rappelaient au pauvre colon son beau ciel de la Jamaïque,
+ses palmiers si verdoyants, ses aloës parfumés, ses camélias fleuris,
+toute cette végétation si puissante et si forte... et puis aussi peu à
+peu venaient se grouper sous ses arbres gigantesques sa bonne et tendre
+femme... sa douce Jenny... son loyal et franc Théodrick.... C'est alors
+qu'il pensait avec amertume à leurs longues promenades du soir après la
+prière, à leur joie innocente, à ces fêtes tumultueuses, bruyantes,
+qu'il donnait pour sa fille, à ses naïves caresses, à sa gaîté si
+folle... et enfin à tout cet avenir de bonheur, de richesse et d'amour,
+flétri, tué en moins de deux ans par une si inconcevable fatalité....</p>
+
+<p>Car il se voyait, lui, un des plus riches planteurs de la Jamaïque,
+réduit à vivre des aumônes d'un nègre, d'un esclave, qui partageait avec
+lui, Tom Wil, une misérable chambre, triste et obscure, avec lui, dont
+les magnifiques et vastes habitations étaient autrefois couvertes
+d'hommes qui tremblaient à sa voix....</p>
+
+<p>Quels souvenirs!</p>
+
+<p>Aussi, sa pâle figure s'assombrissait de plus en plus, et les rayons
+obliques du soleil, qui l'éclairaient fortement, en faisaient ressortir
+encore l'expression mélancolique, et lui donnaient un aspect de
+tristesse indéfinissable, de chagrin profond, de regret amer, qui
+eussent attendri l'âme la plus atroce....</p>
+
+<p>Bientôt des larmes coulèrent de ses yeux, et il laissa tomber sa tête
+chauve et vénérable dans ses mains tremblantes, puis s'ensevelit dans
+une sombre méditation.</p>
+
+<p>La nuit était tout-à-fait venue.</p>
+
+<p>Atar-Gull alla soigneusement fermer la porte qui donnait sur l'escalier,
+poussa les verroux et prit la même précaution pour celle qui ouvrait sur
+la chambre où était son maître....</p>
+
+<p>Il alluma une lampe qui ne jetait qu'une clarté faible et douteuse,
+s'approcha du colon, toujours absorbé dans ses pensées, et le contempla
+un instant!...</p>
+
+<p>Puis lui frappant avec force sur l'épaule, de sa large et formidable
+main, il l'éveilla en sursaut, car l'honnête Wil avait fini par
+sommeiller un peu....</p>
+
+<p>Pour la première fois le maître tressaillit à la vue de son esclave....</p>
+
+<p>C'est qu'aussi la scène avait quelque chose d'effrayant et d'étrange.</p>
+
+<p>Au milieu de cette chambre vaste et basse, à peine éclairée par la
+lumière vacillante et rougeâtre de la lampe... se dressait de toute la
+hauteur de sa taille athlétique, Atar-Gull... le regard flamboyant, les
+bras croisés, et un affreux sourire sur ses lèvres contractées qui
+laissaient entendre le sourd claquement de ses dents qui
+s'entre-choquaient comme celles d'un tigre qui mâche à vide.</p>
+
+<p>On ne voyait de ce colosse noir que deux yeux blancs fixes et arrêtés,
+et au milieu de ce blanc un point lumineux qui brillait comme du
+phosphore dans l'ombre.</p>
+
+<p>C'était aussi la première fois que le nègre s'était permis de frapper si
+familièrement sur l'épaule de son maître; aussi ce dernier le
+regarda-t-il avec un étonnement stupide.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, blanc...&mdash;dit Atar-Gull d'une voix caverneuse&mdash;écoute bien une
+singulière histoire....</p>
+
+<p>Ce tutoiement, cette phrase, ce ton dur et presque solennel,
+bouleversèrent les idées du colon qui attachait des yeux inquiets sur le
+nègre, qui continua ainsi:</p>
+
+<p>&mdash;Le premier blanc que j'ai haï a été cet homme que l'on a pendu à bord
+de la frégate anglaise....</p>
+
+<p>Il m'avait acheté, battu et vendu.&mdash;Justice a été faite.</p>
+
+<p>Le second blanc que j'ai haï, mais d'une haine aussi brûlante que le
+feu... aussi aiguë que la pointe d'un couteau, aussi vivace que l'apios
+qui fleurit chaque jour....</p>
+
+<p>C'est toi... toi, <i>Tom Wil</i>, colon, planteur de la Jamaïque...&mdash;</p>
+
+<p>Le colon voulut se lever, et, faible qu'il était, retomba sur son
+fauteuil en faisant entendre un gémissement sourd....</p>
+
+<p>Le nègre continua:</p>
+
+<p>&mdash;Garde tes gémissements pour plus tard... ce n'est pas encore l'heure;
+Tom Wil, planteur de la Jamaïque... Tom Wil, qui fus riche à millions...
+Tom Wil, qui fus tendre père, heureux mari... plus tard... tu gémiras...
+tu pleureras du sang....</p>
+
+<p>S'il avait fallu, vois-tu, comparer la haine que je portais au négrier
+qu'on a pendu à celle que je te portais à toi, Tom Wil, j'aurais dit que
+je l'aimais, lui, comme un frère....</p>
+
+<p>Et pourtant mon c&#339;ur a bondi de joie en voyant son supplice....</p>
+
+<p>Enfin, sais-tu ce que tu m'as fait, Tom Wil? le sais-tu?</p>
+
+<p>Pour de l'or, tu as vendu mon sang... un pauvre vieillard qui ne
+demandait qu'un peu de maïs et de soleil pour vivre quelques jours
+encore, et puis mourir;... pour de l'or... tu l'as fait supplicier du
+supplice d'un voleur et d'un assassin....</p>
+
+<p>C'était mon père... Tom Wil! le vieux Job! c'était mon père!
+Comprends-tu maintenant?&mdash;</p>
+
+<p>Et le colon... haletant... comme fasciné par le regard d'Atar-Gull... le
+contemplait en silence.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vois-tu&mdash;reprit le noir&mdash;il m'a fallu dévorer ma haine qui me
+tordait le c&#339;ur; le jour, le rire sur les lèvres, te servir, et baiser
+ta main qui me frappait, en pleurant de joie....</p>
+
+<p>Et c'est de joie aussi que je pleurais, Tom Wil... car chaque coup...
+chaque humiliation que j'endurais avançaient ma vengeance d'un pas....</p>
+
+<p>Et j'ai eu ta confiance! ton attachement! enfin!&mdash;</p>
+
+<p>Hurla le noir avec un affreux éclat de rire....</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est moi qui t'ai traduit au tribunal des empoisonneurs, qui ai
+fait empoisonner tes bestiaux, tes noirs, et même le premier-né que
+j'eus de <i>Karina</i>, pour éloigner tout soupçon de moi... bon et fidèle
+serviteur...&mdash;</p>
+
+<p>Et Atar-Gull fit une pause, un silence, comme pour donner à chacune de
+ses atroces révélations le temps d'entrer bien douloureusement au c&#339;ur
+du colon, qui croyait rêver.</p>
+
+<p>Puis il reprit....</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est moi, Tom Wil, qui ai incendié tes propriétés en incendiant
+aussi la case que tu m'avais donnée, et qui ai couru au milieu du feu,
+pour qu'on ne pensât pas à m'accuser... moi, bon et fidèle serviteur.</p>
+
+<p>Ici une nouvelle pause....</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est moi, Tom Wil, qui ai presque guidé par mon adresse le serpent
+qui a étranglé ta fille, et qui l'ai poursuivi après, moi, bon et fidèle
+serviteur...&mdash;</p>
+
+<p>Par un effort surnaturel, le colon se leva debout, les yeux menaçants,
+et s'avança sur Atar-Gull, mais à peine eut-il fait deux pas qu'il tomba
+par terre.</p>
+
+<p>Atar-Gull resta debout, regardant de toute sa hauteur son maître qui,
+étendu à ses pieds, se roulait, en poussant d'affreux sanglots.</p>
+
+<p>Il continua....</p>
+
+<p>&mdash;Et cette mort, Tom Wil, t'a rendu muet; le ciel devait bien cela à ma
+vengeance... et c'est moi qui ai conduit Théodrick au Morne aux Loups...
+va, va demander aux profondeurs de ces gouffres... quel est le corps
+poignardé et mutilé qu'ils ont reçu....</p>
+
+<p>Et la mort de ta femme, et ta ruine, c'est moi seul qui ai tout fait...
+tout fait, Tom Wil... et ce n'est rien encore... c'est maintenant que
+ton supplice commence et que mon père savoure la vengeance là haut!</p>
+
+<p>Écoute, Tom Wil; depuis que nous sommes ici, j'ai éloigné tout le monde
+de toi; je passe pour le serviteur le plus dévoué qu'il y ait sur la
+terre... tu l'as d'ailleurs écrit là...&mdash;</p>
+
+<p>Et il montra la cassette où était renfermé le testament du colon.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es muet... tu ne pourras me démentir.</p>
+
+<p>Tu n'écriras pas... car je serai sans cesse auprès de toi, et tu es
+perclus de tes mains....</p>
+
+<p>Et chaque jour, à chaque heure, vois-tu... tu auras devant toi le
+bourreau de ta famille... l'auteur de ta ruine....</p>
+
+<p>Et la nuit je t'éveillerai, et à la lueur de cette lampe, tu verras
+encore le bourreau de ta famille et l'auteur de ta ruine!</p>
+
+<p>Au dehors, je serai loué, montré, fêté comme le modèle des serviteurs,
+et je te soignerai, et je soutiendrai ta vie, car elle m'est précieuse
+ta vie... plus que la mienne, vois-tu; il faut que tu vives long-temps
+pour moi, pour ma vengeance... oh! bien long-temps...&mdash;l'éternité, si je
+pouvais...&mdash;Et si un étranger entrait ici... ce serait pour te dire mes
+louanges, te vanter mon dévoûment à moi, qui ai tué... tué ta
+famille... qui t'ai rendu muet et misérable... car c'est moi... c'est
+moi, entends-tu, Tom Wil... c'est moi seul qui ai tout fait... moi
+seul...&mdash;</p>
+
+<p class="point">Criait le nègre en rugissant comme un tigre, et bondissant dans cette
+chambre en poussant des hurlements qui n'avaient rien d'humain.....</p>
+
+<p>Quand cet accès frénétique fut passé, il s'occupa du colon que cette
+effrayante secousse avait fait évanouir....</p>
+
+<p>Il le ramassa et le plaça avec soin sur son lit, en lui faisant respirer
+un peu de vinaigre.</p>
+
+<p>Tom Wil ouvrit les yeux d'un air étonné, inquiet; le pauvre homme
+croyait avoir fait un mauvais rêve; aussi en se retrouvant au milieu des
+soins empressés de son esclave, il sourit à Atar-Gull avec une admirable
+expression de reconnaissance.</p>
+
+<p>Mais celui-ci avait suivi sur les traits du colon toutes ses pensées, et
+pour ne lui pas laisser cette consolante illusion, il reprit en lui
+serrant la main violemment:</p>
+
+<p class="point">&mdash;C'est moi seul, Tom Wil, qui ai tué ta femme et ta fille... tu n'as
+pas rêvé, Tom Wil, c'est moi....</p>
+
+<p class="point2">&nbsp;</p>
+
+<p>Il est plus facile d'imaginer que d'écrire tout ce que dut souffrir le
+malheureux colon: aussi, depuis cette époque, sa santé s'affaiblit;
+mais, grâce aux horribles soins d'Atar-Gull, elle se soutint
+chancelante.</p>
+
+<p>Une fois le colon refusa de rien prendre, voulant terminer cette vie
+d'angoisse et de torture.</p>
+
+<p>Alors, aidé de deux locataires, Atar-Gull lui fit avaler de force
+quelques cuillerées de bouillon, et le pauvre colon entendit un des
+voisins s'écrier:&mdash;Quelle vertu ce pauvre nègre doit-il avoir pour
+servir un vieux maniaque de cette trempe-là....</p>
+
+<p>Enfin, au bout de six mois de cette horrible existence, la santé du
+colon s'altérant sensiblement, sa raison commença de s'égarer; alors son
+esclave fit demander un médecin.</p>
+
+<p>Or, c'est après une de ses visites que madame Bougnol venait de
+l'arrêter curieusement comme nous l'avons dit, afin de savoir des
+nouvelles du vieux muet.</p>
+
+<p>Mais la raison du colon se perdit bientôt tout-à-fait, et sauf quelques
+moments lucides, pendant lesquels son affreuse position se représentait
+à lui dans tout son jour... il était dans un état de démence complète,
+et furieux parfois.... Alors Atar-Gull avait recours à la camisole de
+force....</p>
+
+<p>Ordinairement, après ces transports frénétiques, succédaient quelques
+moments de calme; aussi le docteur sortait-il comme un des accès du
+malheureux Wil venait de finir.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IIIf" id="CHAPITRE_IIIf"></a>CHAPITRE III.</h3>
+
+<p class="r40">Un frère est un ami donné par la nature.<br />
+
+<span style="margin-left: 8em;">L<span class="smcap">egouvé.</span></span><br />
+</p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LE BAPTÊME.</p>
+
+
+<p>Quelques jours après la visite du médecin dont nous avons parlé, toute
+la maison de la rue <i>Tirechape</i> était en émoi, un inconcevable
+bourdonnement allait, venait, montait d'étage en étage, et dominant sur
+le tout, on entendait glapir la voix aigre de la portière... gourmandant
+les uns et les autres:&mdash;Un tas de curieux imbéciles&mdash;disait-elle&mdash;qui ne
+laisseraient pas ce pauvre cher homme mourir en paix.</p>
+
+<p>En effet, M. Wil était au plus mal; à la suite d'un long accès de
+démence, sa paralysie s'était portée sur l'estomac, et il se trouvait
+dans un effrayant état de faiblesse et de stupeur.</p>
+
+<p>Les fenêtres de sa chambre avaient été ouvertes par l'ordre du médecin,
+car l'odeur des potions, des drogues, épaississait encore l'atmosphère
+morbide de cet appartement.</p>
+
+<p>Debout au pied de son lit se tenait Atar-Gull, ses yeux constamment
+fixés sur les yeux du mourant....</p>
+
+<p>Il ne voulait pas perdre un seul de ses regards....</p>
+
+<p>Et une inconcevable expression de tristesse ridait le front du nègre...
+il voyait sa proie lui échapper, sa victime mourait.</p>
+
+<p>Oh! qu'il eût donné la moitié des jours qui lui restaient pour prolonger
+d'autant l'existence du colon! Mais Dieu est juste....</p>
+
+<p>Dans un autre coin de la chambre, le docteur était assis, pensif,
+quelquefois il levait la tête et contemplait Atar-Gull avec
+admiration....</p>
+
+<p>&mdash;Voilà donc&mdash;disait l'Esculape&mdash;ces êtres auxquels, dans notre froid et
+cruel égoïsme, nous refusons presque le nom d'hommes... que nous
+reléguons à l'affreuse condition d'esclaves, de bêtes de somme.... Et
+pourtant voyez celui-ci... quelle délicatesse de dévoûment! quels soins
+attentifs... pauvre homme, quelle tristesse est empreinte sur son front,
+quelle anxiété dans ses regards... oh! il ne le quittera pas de l'&#339;il un
+seul moment.... Ô humanité!... humanité!... que tes jugements sont
+faux... que tes préjugés sont cruels.</p>
+
+<p>L'honnête médecin eût sans doute continué encore long-temps cette
+dissertation mentale, négro-philosophique, si un cri du noir n'eût
+interrompu le précieux cours de ses pensées.</p>
+
+<p>Il se leva précipitamment et s'approcha du moribond....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! eh bien!&mdash;lui dit-il en anglais&mdash;mon ami, comment
+allons-nous?... du courage... du courage....</p>
+
+<p>Le colon tourna la tête de son côté, les yeux secs, ardents, et d'un
+geste aussi furieux que sa faiblesse lui permettait de le faire, montra
+le noir... immobile, silencieux au pied du lit...</p>
+
+<p>&mdash;Je le vois, je le vois, mon ami&mdash;dit le docteur&mdash;je sais que c'est un
+digne et loyal serviteur... mais tel maître tel valet, et avec un maître
+comme vous....</p>
+
+<p>Les yeux du colon brillèrent d'un feu inaccoutumé, et il fit violemment
+un geste négatif en secouant sa tête, qui bientôt retomba lourde et
+pesante sur son oreiller.</p>
+
+<p>&mdash;Si, si, vous êtes un bon maître&mdash;reprit imperturbablement
+l'Esculape&mdash;aussi bon maître qu'il est bon esclave... bon ami,
+voulais-je dire.</p>
+
+<p>Ici M. Wil, brisé par la fièvre et la douleur, ne put faire un
+mouvement, seulement ses yeux s'emplirent de larmes, et il les leva au
+ciel avec un regard qui semblait dire:&mdash;Mon Dieu, tu l'entends... toi,
+qui sais la vérité... tonne donc.</p>
+
+<p>Dieu ne tonna pas, et le docteur, interprétant à sa manière ces pleurs
+et cette invocation tacite, ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, pleurez de reconnaissance, et recommandez-le au ciel, ce bon
+esclave... mon cher ami, c'est bien naturel... ces larmes-là sont
+douces, n'est-ce pas?...</p>
+
+<p>Et l'honnête médecin tendit la main à Atar-Gull en essuyant ses yeux
+humides....</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ose, monsieur le docteur&mdash;dit le nègre avec humilité....</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc, mon garçon, mon ami, mais je m'honore, moi, en pressant
+la main d'un modèle de vertu et d'héroïsme... car enfin c'est de
+l'héroïsme&mdash;disait le docteur en serrant Atar-Gull dans ses bras.</p>
+
+<p>Ce spectacle fut au-dessus des forces du colon.</p>
+
+<p>Sa figure, de pâle et livide qu'elle était, devint rose, pourpre et
+violacée....</p>
+
+<p>Ses yeux s'ouvrirent, et la prunelle disparut sous la paupière....</p>
+
+<p>Il fit entendre une espèce de cri guttural, rauque et métallique... et
+sa bouche écuma... et ses membres se raidirent....</p>
+
+<p>&mdash;Son accès le reprend, monsieur le docteur&mdash;dit le nègre&mdash;vite la
+camisole.</p>
+
+<p>Non&mdash;dit tristement le médecin&mdash;non, c'est inutile, ce spasme, cet
+érétisme vont consumer le reste de ses forces... Faible qu'il est, sa
+dernière heure approche... Pourquoi vous le cacher, mon ami... dans une
+heure peut-être... vous ne verrez plus votre maître... plus jamais....
+Allons... allons... du calme... faites-vous une raison...
+écoutez-moi....</p>
+
+<p>Mais Atar-Gull ne l'écoutait plus.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà... déjà...&mdash;hurlait-il en se tordant à terre&mdash;déjà mourir, lui...
+et il n'y a pas un an qu'il est ici avec moi... mais non... ce n'est
+pas possible....</p>
+
+<p>Et se relevant terrible, menaçant, les yeux enflammés, il saisit le
+docteur de sa forte et puissante main, et levant une chaise sur le crâne
+chauve du savant...&mdash;il s'écria furieux:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas qu'il meure encore, moi! Il n'est pas temps...
+entends-tu... il n'est pas temps... et s'il meurt... je te tue.</p>
+
+<p>Et il brandissait la chaise avec violence.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne mourra pas... il ne mourra pas&mdash;dit le docteur, pâle et
+tremblant...&mdash;je vous le promets....</p>
+
+<p>Atar-Gull... laissa retomber la chaise... et s'assit par terre près du
+lit du colon, sa tête cachée dans ses mains....</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a que les nègres pour aimer ainsi&mdash;disait le médecin en
+rajustant sa cravate et son collet&mdash;c'est du délire... mais c'est
+admirable... on le dirait qu'on ne le croirait pas.... Mais il paraît
+pensif, absorbé... je vais profiter de cela pour m'esquiver.... C'en est
+fait du colon... l'agonie approche... et malgré ma promesse, je ne me
+soucie pas d'assister à sa mort.</p>
+
+<p>Et le bon docteur se retira <i>suspenso pede</i>, en faisant le moins de
+bruit possible pour ne pas tirer le noir de sa rêverie.</p>
+
+<p>Il respira plus librement quand il se vit sur l'escalier, quoiqu'il eût
+encore à affronter le feu des questions de la Bougnol et des commères
+de chaque étage....</p>
+
+<p>Quand Atar-Gull revint à lui, il chercha le médecin, et, ne le trouvant
+pas, s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Il s'en est allé, il n'y a donc plus d'espoir....</p>
+
+<p>Et il se dressa debout pour contempler le colon qui agonisait.</p>
+
+<p>D'un geste, il tira la mince et pauvre couverture qui dessinait les
+formes déjà cadavéreuses du malheureux Wil, comme pour ne rien perdre de
+ce hideux spectacle....</p>
+
+<p>Le colon tressaillait de tous ses membres, réduit à un état de maigreur
+et de marasme effrayant.</p>
+
+<p>Ses mains s'agitaient en tous sens, comme pour ramener quelque chose sur
+lui par un geste familier aux mourants....</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que ta mort est douce!&mdash;disait le noir&mdash;tu meurs dans un lit...
+toi... tu n'as souffert que six mois... toi... tu n'as pas été obligé de
+rire pendant que la haine te tordait le c&#339;ur... toi.... Comment... des
+années de soumission, de tortures, de soins, ne m'auront servi qu'à le
+faire souffrir huit mois... huit mois seulement! mais c'est infâme; oh!
+les blancs! les blancs! m'écraseront-ils sous le poids de leur infernal
+bonheur?</p>
+
+<p>À ce moment, la porte s'ouvrit....</p>
+
+<p>C'était un prêtre, deux enfants de ch&#339;ur et un cortège de femmes.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous?&mdash;dit Atar-Gull.</p>
+
+<p>&mdash;Aider ce chrétien à mourir...&mdash;dit le prêtre&mdash;adoucir, consoler ses
+derniers moments...</p>
+
+<p>&mdash;Consoler ses derniers moments...&mdash;dit le noir en rugissant&mdash;Oh! non,
+non... il est fou....</p>
+
+<p>&mdash;Ô mon Dieu...&mdash;dit le prêtre avec un accent de regret et de
+tristesse&mdash;Ô mon Dieu, recevez-le toujours dans votre saint paradis....</p>
+
+<p>&mdash;Et puis il est homicide, assassin; il a tué mon père...&mdash;</p>
+
+<p>Dit Atar-Gull, hors de lui... en se tordant sur le lit du colon.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé&mdash;dit la portière&mdash;faites pas attention, ce pauvre M.
+<i>Targu</i> est fou lui-même de chagrin de voir son maître s'en aller;
+depuis un an qu'il est ici, il le soigne comme son père, il le nourrit;
+à chaque heure du jour ou de la nuit il est debout à ses côtés... La
+douleur l'égare... le pauvre garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Ô monsieur&mdash;dit Atar-Gull en se précipitant aux genoux du prêtre, les
+yeux baignés de larmes&mdash;ô monsieur, faites qu'il vive.... On dit votre
+Dieu bon et juste... qu'il vive... le colon,... qu'il vive...
+voyez-vous, il le faut, il me faut sa vie... vous ne savez donc pas que
+c'est par là seulement que je tiens à l'existence.... Tenez... monsieur,
+qu'il vive... je foule aux pieds mes fétiches, qui furent ceux de mes
+pères... et j'embrasse votre religion... mais qu'il vive... oh! qu'il
+vive!... par pitié qu'il vive!</p>
+
+<p>&mdash;Digne et cher serviteur&mdash;dit le prêtre attendri&mdash;Dieu l'appelle à
+lui... la volonté de l'homme n'y peut rien... mais si la religion ne
+peut vous le rendre... elle vous consolera de sa perte....</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé, le locataire se meurt&mdash;dit la Bougnol...&mdash;je puis
+mettre écriteau, n'est-ce pas?...</p>
+
+<p>L'abbé se tira des mains d'Atar-Gull, et s'approcha du colon.</p>
+
+<p>Le pauvre Will était hors d'état de rien entendre, il reçut
+machinalement les sacrements et mourut....</p>
+
+<p>Le médecin entrait au moment où il rendait le dernier soupir.</p>
+
+<p>Le nègre tomba comme si ses jambes se fussent dérobées sous lui.</p>
+
+<p>Saisissons cet instant pour l'entraîner hors d'ici&mdash;dit le bon
+médecin&mdash;je m'en charge....</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi...&mdash;dit l'abbé&mdash;je vous en prie, monsieur, laissez-moi cette
+bonne &#339;uvre... il m'a presque promis d'embrasser notre sainte religion.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une raison contre laquelle je ne puis rien objecter&mdash;répondit le
+docteur&mdash;mais de mon côté je vais faire mon rapport au maire de cet
+arrondissement, car si de telles vertus sont récompensées dans le ciel,
+elles doivent aussi l'être sur la terre....</p>
+
+<p>Nous nous entendons, je le vois&mdash;dit le vertueux prêtre en prenant la
+main du médecin.</p>
+
+<p>Atar-Gull était sans connaissance, on le transporta chez l'abbé, et le
+commissaire vint mettre les scellés sur le misérable mobilier du colon.</p>
+
+<p>On trouva dans la petite cassette l'espèce de journal dont nous avons
+parlé, qui faisait un si pompeux éloge d'Atar-Gull, et l'instituait
+légataire de tout ce que le colon possédait.</p>
+
+<hr class="top5" />
+
+<p class="top5">Le surlendemain de la mort du pauvre Will, les passants se découvraient
+devant le corbillard des pauvres qui se dirigeait vers le cimetière de
+l'Est, suivi d'un nègre qui pleurait fort, soutenu par un prêtre et un
+homme à cheveux blancs (le médecin).</p>
+
+<p>Environ deux mois après, Atar-Gull, suffisamment instruit dans notre
+religion, avait été solennellement baptisé à Sainte-Geneviève sous le
+nom de Bernard-Augustin, et un soir, le 24 août, le jeune et digne
+prêtre qui l'avait recueilli, lui parlait de je ne sais quelle imposante
+cérémonie où le nouveau néophite devait jouer le principal rôle, grâce
+aux soins et démarches du docteur, secondé par tous les locataires de la
+rue Tirechape et les habitants du quartier, que la belle et vertueuse
+conduite de M. <i>Targu</i> pour son maître avait édifiés.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IVf" id="CHAPITRE_IVf"></a>CHAPITRE IV.</h3>
+
+<p class="r45">...La vertu est une chose sans prix....<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;">M. L<span class="smcap">e marquis</span>.&mdash;<i>Vaudeville</i>.</span></p>
+
+<p class="r40">Une autre intention que nous pouvons tout<br />
+aussi raisonnablement supposer au noble fondateur,<br />
+c'est celle de convertir ces hommes<br />
+assez malheureux pour ne pas croire à la vertu.<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;"><i>Discours de M. le baron</i> C<span class="smcap">uvier.</span></span></p>
+
+<hr class="body" />
+
+<p class="head">LE PRIX DE VERTU.</p>
+
+
+<p>Le 25 août ***, par un riant soleil qui inondait de clarté la belle
+coupole de la salle des réunions solennelles de l'Institut, l'élite de
+la société de Paris se pressait sur les banquettes, impatiente de voir
+face à face les immortels, et d'ouïr quelque menue lecture de vers
+allégoriques, de poèmes didactiques ou de contes politiques, qui
+devaient tout doucettement conduire la patiente et benoîte assemblée
+jusqu'au rapport de la commission chargée de décerner le prix de vertu
+fondé par feu M. de Montyon.</p>
+
+<p>Et puis aussi on devait distribuer des palmes aux lauréats, aux favoris
+d'Apollon... aux bien-aimés des Muses....</p>
+
+<p>Or, pour la cent troisième fois, M. ***, bien-aimé d'Apollon et favori
+des Muses, vint saluer modestement la foule endormie et baiser le
+président, qui lui mit sur les oreilles une couronne de chêne vert, en
+lui disant:&mdash;<i>Macte animo</i>.</p>
+
+<p>Des larmes coulèrent de tous les yeux, et le lauréat se promit bien de
+ne pas rester en si beau chemin, de s'atteler ferme et fort,
+incessamment et toujours, au vermoulu char du dieu des vers, et de le
+traîner bon gré mal gré, friand qu'était le poète de sa botte de
+lauriers académiques et de sa ration de louangeuses et classiques
+mélopées.</p>
+
+<p>Après quoi, un murmure sourd et prolongé circula dans la salle; chacun
+s'établit commodément pour entendre, le programme sur les genoux, les
+mains croisées et les yeux attentivement fixés sur le président qui se
+préparait à lire le rapport de la commission.</p>
+
+<p>Bientôt le plus profond silence régna dans l'assemblée, et le président
+commença ainsi d'une voix lente, sonore et accentuée:</p>
+
+<p>«Messieurs,</p>
+
+<p>»La commission chargée de l'examen des titres des concurrents qui se
+présentaient comme ayant droit au prix de vertu fondé par feu M. de
+Montyon, après s'être occupée de ces recherches avec religion et
+scrupule, a décidé à l'unanimité que le prix de dix mille francs serait
+accordé cette année au sieur Bernard-Augustin <i>Atar-Gull</i>, nègre, né sur
+la côte d'Afrique, âgé de trente ans et quelques mois.</p>
+
+<p>»Le résumé court et rapide de sa vie tout entière, consacrée à son
+maître avec un dévoûment sans bornes, constatera, je l'espère,
+l'impartialité de la commission.</p>
+
+<p>»Victime de la traite des noirs et de l'esclavage, Bernard-Augustin
+Atar-Gull fut transporté il y a environ cinq ans à la Jamaïque, et
+pourtant sa conduite sage, soumise, laborieuse, attira bientôt
+l'attention de son maître qui lui donna toute sa confiance.</p>
+
+<p>»Des malheurs imprévus et cruels vinrent tout-à-coup fondre sur le colon
+Tom Wil, et peu à peu ce malheureux perdit sa femme, sa fille, son
+gendre, son immense fortune, et fut forcé de quitter la Jamaïque, où de
+trop douloureux souvenirs l'eussent mené au tombeau.</p>
+
+<p>»Eh bien! messieurs, au milieu de ces calamités, le colon eut
+l'inestimable bonheur de rencontrer un ami sûr, dévoué, infatigable; ce
+fut cet Atar-Gull, qui trouvait toujours de nouvelles forces dans
+l'excès même de son dévoûment.</p>
+
+<p>»Ah! messieurs, combien d'autres esclaves, à sa place, auraient joui en
+secret des peines qui venaient accabler celui qui les avait achetés,
+enlevés indirectement à leurs affections, à leurs pays.&mdash;Non, non,
+messieurs, Atar-Gull n'avait, lui, qu'une idée fixe... l'attachement et
+la reconnaissance qu'il devait à son maître, pour les bontés dont il
+l'avait comblé....</p>
+
+<p>»Et soit dit en passant, messieurs, de tels faits valent des volumes
+pour réfuter la logique de ces froids et cruels sceptiques qui mettent
+encore en doute le développement de l'intelligence des noirs, et qui,
+sous de spécieux et paradoxals prétextes, osent soutenir la nécessité,
+la légitimité de la traite, de cet infâme trafic.</p>
+
+<p>»Mais revenons à Atar-Gull, messieurs.</p>
+
+<p>»Il aurait pu profiter de son acte d'affranchissement sollicité par son
+maître; il ne le fit pas, et suivit le colon en Europe, en Angleterre,
+en France, à Paris, avec la même abnégation, le même dévoûment.</p>
+
+<p>»Mais c'est à Paris surtout qu'il faut suivre tous les développements de
+cet attachement si énergique dans son expression et si profond dans ses
+racines.</p>
+
+<p>»Les modiques ressources du colon étaient épuisées; le nègre passait des
+jours, des nuits à travailler, et de ce modique labeur, il soutenait un
+vieillard infirme, que ses nombreux malheurs avaient amené à un état
+continuel d'irritation et de colère, bien excusable sans doute, mais
+enfin dont le pauvre noir supportait les effets sans se plaindre, sans
+le moindre murmure.</p>
+
+<p>«Que vous dirai-je? messieurs, le malheureux colon, privé de la parole,
+perdit bientôt l'usage de ses facultés, sa raison s'égara; et, sauf
+quelques moments lucides, il vécut encore un an dans un état de démence
+complet.</p>
+
+<p>»Enfin le colon succomba à tant de tourments et de chagrins amers.</p>
+
+<p>»C'est ici, messieurs, qu'il faut voir jusqu'à quel point peuvent aller
+la reconnaissance et l'affection chez de tels hommes.</p>
+
+<p>»À peine le digne et bon médecin, qui prodiguait au mourant les soins
+les plus désintéressés, eut-il annoncé au fidèle serviteur la prochaine
+mort de son maître, que celui-ci, dans un emportement, un délire que
+les motifs feront pardonner et admirer peut-être, s'écria:&mdash;Je ne veux
+pas qu'il meure, moi... Je ne tiens à l'existence que par sa vie... et
+s'il meurt, je te tue....</p>
+
+<p>»Et ces paroles, ces regrets énergiques et profonds, empreints de toute
+l'exaltation fougueuse d'un africain, retentiront, j'espère, dans le
+c&#339;ur des gens qui, nous le répétons, s'obstinent à regarder les noirs
+comme une classe à part.</p>
+
+<p>»Mais bientôt, messieurs, toute espérance fut détruite, et le ministre
+de Dieu vint apporter ses saintes consolations au malheureux... disons
+plutôt à l'heureux colon; car c'est encore du bonheur, même au milieu
+des plus cruelles infortunes, que de trouver un ami, un frère, un fils
+tel qu'<i>Atar-Gull</i>.</p>
+
+<p>»Mais voyez, messieurs, combien une âme noble et élevée, sous quelque
+enveloppe qu'elle soit, a de secrètes affinités avec une religion dont
+la portée est si haute et si puissante: c'est au nom de notre religion à
+nous, de la religion du Christ, que ce noir, abjurant son idolâtrie,
+demande la vie de son maître!!!</p>
+
+<p>»Ah! messieurs, laissez couler mes larmes, elles sont bien douces, je
+vous assure... et n'y a-t-il pas un plus touchant, un plus noble tableau
+que celui-ci... un pauvre nègre, devinant comme par l'instinct d'une âme
+aimante tout ce qu'il y a de consolation et d'espérance dans une
+religion qu'il ignore pourtant, mais dont l'idée confuse vient
+apparaître à son esprit comme ces saintes et mystiques visions qui
+venaient soudain éclairer nos Pères de l'Église.</p>
+
+<p>»Enfin, messieurs, comme pour compléter, pour clore dignement cette vie
+tout entière consacrée au dévoûment pour son semblable, Atar-Gull,
+instruit dans notre religion, s'est fait baptiser, et nous comptons un
+chrétien de plus.</p>
+
+<p>»Ce qui a décidé, messieurs, la commission à attirer sur cet homme
+estimable les regards et la reconnaissance de la société, c'est cette
+grandeur d'âme, cette élévation de caractère qui ont été assez
+puissantes chez Atar-Gull pour faire surmonter toute haine primitive.</p>
+
+<p>»Oui, messieurs, car chez un de nos concitoyens, élevé dans nos m&#339;urs,
+dans nos habitudes, dans nos lois, une pareille conduite serait déjà
+digne des plus grands éloges, digne des plus hautes récompenses.</p>
+
+<p>»À quelle hauteur sera-t-elle donc élevée, cette action, messieurs!
+quand vous songerez que cet homme à demi sauvage, livré à toute
+l'impétuosité de ses passions, sans instruction, sans croyance, sans
+frein, a oublié l'affreuse distance que le fouet et la cruauté des
+colons avaient mise entre lui et un blanc, pour se vouer corps et âme au
+service de ce blanc et lui prouver une affection toute filiale!</p>
+
+<p>»Alors, messieurs, je le crois, vous ne pouvez que ratifier le jugement
+de la commission, et vous écrier avec nous: Si l'âme généreuse de M. de
+Montyon prend encore quelque connaissance de ce qui se fait sur la
+terre, elle doit être heureuse et satisfaite, car nous avons eu le
+bonheur de concilier les deux idées qui l'occupèrent pendant toute sa
+vie, et auxquelles en mourant il a consacré toute sa fortune:</p>
+
+<p>»Faire du bien aux infortunés et exciter à leur en faire tous ceux qui
+en ont la possibilité.</p>
+
+<p style="text-align:center;">(<i>Applaudissements prolongés</i>.)</p>
+
+<p>»Il nous reste, messieurs, à faire connaître les pièces justificatives
+qui seront déposées au secrétariat de l'Institut.</p>
+
+<p>»&mdash;1º Le testament olographe de M. Wil qui, par les clauses les plus
+flatteuses, institue Atar-Gull légataire universel du peu qu'il
+possédait.</p>
+
+<p>»&mdash;2º L'acte d'affranchissement du nègre, apostillé longuement par le
+gouverneur de la Jamaïque, qui rend un éclatant hommage aux excellentes
+et nobles qualités d'Atar-Gull, et cite les faits honorables qui lui ont
+mérité cette faveur.</p>
+
+<p>»&mdash;3º Un certificat du commandant de la frégate anglaise <i>le Cambrian</i>
+qui a ramené en Europe le colon et son fidèle esclave, lequel
+certificat, signé de tout l'état-major, contient les plus grands éloges
+sur l'admirable conduite du nègre pour le colon.</p>
+
+<p>»&mdash;4º Une demande signée par les locataires qui habitent la maison où
+était logé feu M. Wil, et appuyée des attestations des principaux
+habitants du quartier qui affirment que la conduite d'Atar-Gull a été
+parfaite et dévouée, et qui s'intéressent tous à ce qu'elle ne reste pas
+sans récompense.</p>
+
+<p>»&mdash;5º Des notes particulières remises par le médecin qui a soigné M. Wil
+dans sa dernière maladie, et qui le premier a appelé les regards de
+l'autorité sur ces faits si honorables pour l'espèce humaine.</p>
+
+<p>»&mdash;6º Une lettre de M. Duval, prêtre à Saint-Geneviève, qui a suivi
+Atar-Gull dans tous les exercices religieux, et a été édifié de sa
+conduite admirable et de ses regrets sincères et touchants.</p>
+
+<p>»Voici, messieurs, les titres sur lesquels la commission a basé son
+jugement; nous osons croire qu'elle trouvera des approbateurs, et que
+l'imposante et sainte mission qui nous a été confiée aura été
+religieusement et consciencieusement remplie aux yeux de tous.</p>
+
+<p>»D'après ce, le prix de vertu de dix mille francs, fondé par feu M. de
+Montyon, est décerné à Atar-Gull Bernard-Augustin.»</p>
+
+<p>Il est impossible de décrire les transports et l'ivresse que ce long
+rapport excita dans l'assemblée.</p>
+
+<p>C'était comme un nouveau triomphe que la civilisation remportait sur la
+barbarie.</p>
+
+<p>Une quête spontanément faite au profit du bon noir produisit près de
+deux mille francs, qui furent remis au président, et le soir, dans tout
+Paris, on ne parlait que d'Atar-Gull ou le bon nègre.</p>
+
+<p class="c sml">FIN D'ATAR-GULL.</p>
+
+<hr class="full" />
+
+<h2><a name="UN_CORSAIRE" id="UN_CORSAIRE"></a>UN CORSAIRE.</h2>
+
+
+<hr />
+
+<p>...Ayant obtenu de mon amiral un congé de quelques mois, je visitais
+alors en curieux tous les ports de la Manche, qui, dans notre dernière
+guerre avec les Anglais, ont fourni une si grande quantité d'intrépides
+corsaires.</p>
+
+<p>J'étais fort jeune alors, et comme je n'avais jamais vu de <i>corsaire</i>,
+j'aurais tout donné au monde pour en voir un, mais un <i>vrai</i>, un type,
+le blasphème et la pipe à la bouche, fumant de la poudre à défaut de
+tabac, l'&#339;il sanglant, et le corps couvert d'un réseau de cicatrices
+profondes à y fourrer le poing.</p>
+
+<p>Comme dans une de mes stations sur la côte, j'exprimais ce naïf désir à
+un ami de ma famille, homme fort aimable et fort spirituel, auquel
+j'étais recommandé, il me dit:&mdash;Eh bien! demain je vous ferai dîner avec
+un corsaire.</p>
+
+<p>&mdash;Un corsaire!&mdash;lui fis-je.</p>
+
+<p>&mdash;Un vrai corsaire&mdash;reprit-il&mdash;un corsaire comme il y en a peu, un
+corsaire qui à lui seul a fait plus de prises que tous ses confrères
+depuis Dunkerque jusqu'à Saint-Malo.</p>
+
+<p>Je ne dormis pas de la nuit, et le jour me parut démesurément long,
+quoique j'eusse essayé de lire <i>Conrad</i>, de Byron, pour me préparer à
+cette sainte entrevue.</p>
+
+<p>À cinq heures j'arrivai chez mon ami. C'est stupide à dire, mais j'avais
+presque mis de la recherche dans ma toilette. En entrant je trouvai à
+mon hôte un aspect soucieux qui m'effraya, et je frémis
+involontairement.</p>
+
+<p>&mdash;Notre corsaire ne viendra qu'à la fin du dîner&mdash;me dit-il&mdash;il est en
+conférence avec le capitaine du port.&mdash;Hélas! j'attendrai
+donc&mdash;répondis-je&mdash;en sentant mon c&#339;ur se rasséréner.</p>
+
+<p>On se mit à table. J'étais placé à côté de la femme de mon hôte, et, à
+ma droite, j'avais un monsieur de soixante ans, qui paraissait fort
+intime dans la maison, et qu'on appelait familièrement Tom.</p>
+
+<p>Ce monsieur, fort carrément vêtu d'un habit noir qui tranchait
+merveilleusement sur du linge d'une éblouissante blancheur, ce monsieur,
+dis-je, avait une franche et joviale figure, l'&#339;il vif, la joue pleine
+et luisante, et un air de bonhomie épandue dans toute sa personne qui
+faisait plaisir à voir. Il me fit mille récits sur sa ville, dont il
+paraissait fier, me parla des embellissements projetés, de la rivalité
+de l'école des frères et de l'enseignement mutuel, et finit par
+m'apprendre, avec une sorte d'orgueilleuse modestie, qu'il était membre
+du conseil municipal, capitaine de la garde nationale, et qu'il
+jouissait même d'un certain crédit à <i>la fabrique</i>. Je le crus sur
+parole. Ces détails m'eussent prodigieusement intéressé dans toute
+autre circonstance; mais, je dois l'avouer, ils me paraissaient alors
+monotones, dévoré que j'étais du désir de voir <i>mon</i> corsaire. Et <i>mon</i>
+corsaire n'arrivait pas. En vain notre hôte, par une charitable
+attention, et dans le but de me distraire, s'était mis à taquiner M. Tom
+sur je ne sais quelle fontaine qui tombait en ruines, quoique lui, Tom,
+fût spécialement chargé de la surveillance de ce quartier. Je ne retirai
+de ce charitable procédé de mon hôte que cette conviction: que M. Tom,
+au nombre de ses autres qualités sociales et municipales, joignait le
+caractère le plus doux, le plus gai et le plus conciliant du monde.</p>
+
+<p>On servit le dessert. Les gens se retirèrent; j'étais désespéré; n'y
+tenant plus, je m'adressai d'un air lamentable à l'amphitryon.&mdash;Hélas!
+votre corsaire vous oublie&mdash;lui dis-je.&mdash;Quel corsaire?&mdash;dit M. Tom, qui
+cassait ingénûment des noisettes.&mdash;Mais le commissaire de marine que
+j'avais invité&mdash;dit mon hôte en riant aux éclats de cette bêtise.</p>
+
+<p>J'étais rouge comme le feu, et pardieu si colère, qu'il fallut la
+présence des deux femmes pour me contenir.</p>
+
+<p>Je ne sais où ma vivacité allait m'emporter, lorsque, pour toute
+réponse, je vis mon hôte sourire en regardant les autres convives, qui
+sourirent aussi. J'en excepte pourtant M. Tom, qui devint rouge
+jusqu'aux oreilles, et baissa la tête d'un air honteux.</p>
+
+<p>Il n'y a que cet honnête bourgeois qui soit indigné de cette scène
+ridicule&mdash;pensai-je en vouant un remercîment intime au digne conseiller
+municipal.</p>
+
+<p>&mdash;C'est assez plaisanter, monsieur&mdash;me dit alors l'hôte d'un air
+sérieusement affectueux;&mdash;excusez-moi si j'ai ainsi usé ou abusé de ma
+position de vieillard pour vous mettre à l'abri des impressions
+calculées à l'avance, car, grâce à ces préventions, monsieur, on juge
+mal, je crois, les hommes intéressants. Oui, quand on les rencontre tels
+qu'ils sont, au lieu de les trouver tels qu'on se les était figurés,
+votre poésie s'en prend quelquefois à leur réalité, et, par dépit
+d'avoir mal jugé, vous les appréciez mal, ou vous persistez dans
+l'illusion que vous vous étiez faite à leur égard.</p>
+
+<p>Je regardai mon hôte d'un air étonné. J'avais seize ans, il en avait
+soixante; et puis je trouvai tant de raison et de bienveillante raison
+dans ce peu de mots, que je ne savais trop comment me fâcher.</p>
+
+<p>&mdash;Une preuve de cela&mdash;ajouta-t-il&mdash;c'est que si tout à l'heure je vous
+avais montré notre corsaire, en vous disant: Le Voici, vous eussiez,
+j'en suis sûr, éprouvé une toute autre impression que celle que vous
+avez éprouvée, et pourtant cet intrépide dont je vous ai parlé est ici
+au milieu de nous, il a dîné avec nous.&mdash;Je fis un mouvement.&mdash;Je vous
+en donne ma parole&mdash;dit mon hôte d'un air si sérieux que je le crus.</p>
+
+<p>Alors je promenai mes yeux sur tous ces visages, qui s'épanouirent
+complaisamment à ma vue, mais rien du tout de corsaire ne se révélait.</p>
+
+<p>&mdash;Regardez-nous donc bien&mdash;me dit M. Tom avec un rire singulier.</p>
+
+<p>Alors mon hôte me dit, en me désignant M. Tom de la main:&mdash;J'ai
+l'honneur de vous présenter le capitaine Thomas S...&mdash;Le capitaine S...!
+vous Êtes le brave capitaine S...?&mdash;m'écriai-je, car le nom,
+l'intrépidité et les miraculeux combats de l'homme m'étaient bien
+connus; et je restai immobile d'admiration et de surprise: mon c&#339;ur
+battait vite et fort.</p>
+
+<p>&mdash;Et! mon Dieu oui, je suis tout cela... à moi tout seul&mdash;me dit le
+corsaire en continuant d'éplucher et de grignoter ses noisettes.&mdash;Vous
+êtes le capitaine S...?&mdash;dis-je encore à M. Tom en le couvant des yeux,
+et m'attendant presque à voir, depuis cette révolution, le front du
+conseiller municipal se couvrir tout-à-coup de plis menaçants, son &#339;il
+flamboyer, sa voix tonner....</p>
+
+<p>Mais rien ne flamboya, ne tonna, seulement le corsaire me dit avec la
+plus grande politesse:&mdash;Et je me mets à vos ordres, monsieur, pour vous
+faire visiter la rade et le port.</p>
+
+<p>Après quoi il se remit à ses noisettes. Il me parut trop aimer les
+noisettes pour un corsaire.</p>
+
+<p>En vérité, j'étais confondu, car, sans trop poétiser, je m'étais fait
+une toute autre figure de l'homme qui avait vécu de cette vie sanglante
+et hasardeuse. Je ne pouvais concevoir que tant d'émotions puissantes et
+terribles n'eussent pas laissé une ride à ce front lisse et rayonnant,
+un pli à ces joues rieuses et vermeilles.</p>
+
+<p>Mon hôte voyant mon étonnement dit au corsaire:&mdash;Oh! maintenant il ne
+vous croira pas, Tom; pour le convaincre, parlez-lui métier, ou mieux,
+racontez-lui votre évasion de <i>Southampton</i>.</p>
+
+<p>Ici le capitaine Tom fit la moue.</p>
+
+<p>Sur mon observation mon hôte n'insista pas, et je me mis à causer avec
+le capitaine, serein et placide, de quelques-uns de ses magnifiques
+combats avec lesquels nous avons été bercés, nous autres aspirants.</p>
+
+<p>Cette attention de ma part flatta le capitaine Tom, la conversation
+s'engagea entre nous deux; il me donna même quelques détails sur la
+façon de combattre, mais tout cela d'un air, d'un ton doux et calme qui
+faisait un singulier contraste avec la couleur tragique et sombre du
+sujet de notre conversation.</p>
+
+<p>Entre autres choses, je n'oublierai jamais que, lui demandant de quelle
+manière il abordait l'ennemi, il me répondit tranquillement en jouant
+avec sa fourchette:&mdash;Mon Dieu! je l'abordais presque toujours de long en
+long; mais j'avais une habitude que je crois bonne et que je vous
+recommande dans l'occasion, car c'est bien simple&mdash;ajouta-t-il à peu
+près du ton d'une ménagère qui hasarde l'éloge d'une excellente recette
+pour faire les confitures;&mdash;cette habitude&mdash;reprit-il&mdash;la voici: au
+moment où j'étais bord à bord de l'ennemi, je lui envoyais tout
+bonnement ma volée complète de mousqueterie et d'artillerie bourrée à
+triple charge. Eh bien, vous n'avez pas d'idée de l'effet que ça
+produisait&mdash;ajouta le capitaine en se tournant à demi de mon côté et
+secouant la tête d'un air de conviction.</p>
+
+<p>Je pris la liberté d'assurer au capitaine que je me faisais parfaitement
+une idée de l'effet que devait produire cette excellente habitude qui,
+dans le fait, était bien simple.</p>
+
+<p>&mdash;Bah!... Tom fait le crâne comme ça&mdash;dit mon hôte d'un air malin&mdash;il ne
+vous dit pas qu'il a peur des revenants!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! des revenants!&mdash;dit joyeusement Tom en remplissant son verre
+d'excellent curaçao.</p>
+
+<p>&mdash;Des revenants&mdash;reprit mon hôte;&mdash;enfin l'homme aux <i>yeux mangés</i> ne
+vous visite-t-il jamais, Tom?...</p>
+
+<p>La figure du capitaine prit alors une bizarre expression: il rougit, son
+&#339;il s'anima pour la première fois, et, posant son verre vide sur la
+table, il me dit en passant la main dans ses cheveux gris et découvrant
+son large front:&mdash;Aussi bien il veut me faire raconter mon évasion de
+Southampton; cette diable d'aventure s'y rattache. Écoutez-moi donc,
+jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà, Tom, songez à ces dames&mdash;dit mon hôte, en montrant sa femme et
+une de ses amies.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi&mdash;dit le capitaine&mdash;si la chaleur du récit m'emporte,
+figurez-vous bien, mesdames, qu'au lieu du mot il y a des points.</p>
+
+<p>Je ne sais si ce fut une illusion, ou l'effet du curaçao réagissant sur
+le capitaine, ou le charme sombre et magique que jette sur tout homme ce
+fier nom de corsaire qu'on lui a écrit au front..., toujours est-il que,
+lorsque le capitaine commença son récit, il s'empara de l'attention par
+un geste muet de commandement. Il me sembla un homme extrêmement
+distinct du conseiller municipal.</p>
+
+<p>Le capitaine commença donc en ces termes:</p>
+
+<p>«C'était dans le mois de septembre 1812, autant que je puis m'en
+souvenir. Il ventait un joli frais de nord-ouest, j'avais fait une pas
+trop mauvaise croisière, et je m'en revenais bien tranquillement à
+Calais grand largue avec une prise, un brick de 280 tonneaux, chargé de
+sucre et de bois des îles, lorsque mon second, qui le commandait,
+signale une voile venant à nous. Je regarde; allons bien.... Je vois des
+huniers grands comme une maison: c'était une frégate du premier rang. Le
+damné brick marchait comme une bouée, je donne ordre à mon second de
+forcer de voiles, et je commence à couvrir mon pauvre petit lougre
+d'autant de toile qu'il en pouvait porter; il était ardent comme un
+démon, et ne demandait qu'à aller de l'avant: aussi voilà que nous
+commençons à prendre de l'air... et à filer ferme..., ce qui n'empêcha
+malheureusement pas la frégate d'être dans nos eaux au bout de trois
+quarts d'heure de chasse.</p>
+
+<p>»Pour me prier d'amener, elle m'envoya deux coups de canon qui me
+tuèrent un novice et me blessèrent trois hommes.</p>
+
+<p>»Pour la forme, seulement pour la forme, je lui répondis par ma volée à
+mitraille, qui pinça une demi-douzaine d'Anglais; c'était toujours çà,
+et tout fut dit. Je fus genoppé, mais par exemple traité avec les plus
+grands égards par le commandant anglais qui avait entendu parler de moi;
+car c'était la troisième fois qu'on me faisait prisonnier, mais j'avais
+toujours eu le bonheur de m'échapper des pontons.</p>
+
+<p>»Nous ralliâmes Portsmouth et nous y arrivâmes à peu près à l'heure à
+laquelle je comptais rentrer à Calais. Oui, au lieu d'embrasser ma mère
+et mon frère, de conduire ma prise au bassin et de coucher à terre,
+j'allai droit vers un ponton, et peut-être pour y rester long-temps.
+C'était dur; mais alors j'étais entreprenant; j'étais jeune et
+vigoureux, j'avais une bonne ceinture remplie de guinées, et par dessus
+tout une <i>rage de France</i> qui me rendait bien fort, allez. Aussi quand
+le commandant, devant tout son animal d'état-major, me fit un grand
+discours, pour me dire que désormais j'allais être serré de près..., mis
+dans une chambre à part, surveillé à chaque minute..., que c'était ma
+vie que je jouais en tentant de m'évader..., enfin une bordée de paroles
+superbes, je ne lui répondis, moi, pas autre chose que je m'en...»</p>
+
+<p>&mdash;Tom..., Tom...&mdash;s'écria fort heureusement mon hôte, car le capitaine,
+dans la chaleur du récit, avait déjà fait entendre certaine consonne
+sifflante qui annonçait un mot des plus goudronnés.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est que c'était vrai, c'est comme je vous le dis, reprit le
+capitaine. Je m'en....</p>
+
+<p>&mdash;Tom&mdash;s'écria encore mon hôte&mdash;ce n'est nullement votre véracité que
+j'interromps; mais songez à ces dames, Tom!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tiens, c'est vrai&mdash;reprit le capitaine.&mdash;Eh! bien, non, je dis au
+commandant: Je m'en <i>moque</i>. Je m'évaderai tout de même.&mdash;Nous
+verrons&mdash;répondit l'Anglais.&mdash;Je l'espère bien&mdash;lui dis-je. Et on
+m'envoya à <i>Southampton-Lake</i>, à bord du ponton <i>la Couronne</i>.</p>
+
+<p>«Southampton-Lake est un assez grand lac, situé à environ quinze lieues
+de Portsmouth; ce lac n'a d'autre issue qu'un étroit chenal; ce chenal
+débouche dans un bras de mer qui court du N.-O. au S.-E., et ce bras de
+mer, après avoir formé les rades de Portsmouth, de Spithead et de
+Sainte-Hélène, se jette enfin dans la Manche, après avoir contourné les
+îles Portsea, Haling et Torney.</p>
+
+<p>»Je ne vous donne tous ces détails qu'afin de vous faire voir que ce
+diable de lac était une position inexpugnable, et, à cause de cela même,
+parfaitement choisie pour servir de mouillage à une douzaine de pontons
+qui renfermaient alors quelques milliers de prisonniers de guerre
+français, au nombre desquels j'allais me trouver, et au nombre desquels
+je me trouvai bientôt, comme je vous l'ai dit, à bord de <i>la Couronne</i>,
+vaisseau de 80 rasé.</p>
+
+<p>»Ce ponton était commandé par un certain manchot, nommé Rosa, un malin,
+un fin matois s'il en fut, beau, jeune, et brave garçon d'ailleurs, qui
+avait perdu un bras à Trafalgar, et exécrait autant les Français que moi
+les Anglais; c'était de toute justice, je ne pouvais lui en vouloir pour
+cela, il était de son pays et moi du mien.</p>
+
+<p>»Le premier jour que je vins à bord, il me fit voir son ponton dans tous
+ses détails, ses grilles, ses serrures, ses pièges, ses trappes, ses
+verrous, ses barres, les rondes qu'on faisait tous les quarts d'heure,
+les visites, les sondages qui ne laissaient pas une minute de repos aux
+murailles de ce pauvre vieux navire. Puis il finit par m'annoncer qu'en
+outre de ces précautions, j'aurais encore à mes trousses et à mes ordres
+un caporal qui ne me quitterait pas plus que mon ombre, afin, disait-il
+d'un air gouailleur, que, <i>mes moindres désirs fussent prévenus</i>.</p>
+
+<p>»Cependant&mdash;ajouta-t-il&mdash;si vous vouliez me donner votre <i>parole
+d'honneur</i> de ne pas chercher à vous évader, capitaine, je vous
+laisserais libre d'aller à terre tous les jours, et, à bord, votre
+chambre ne serait jamais visitée.</p>
+
+<p>»Vous êtes trop aimable&mdash;lui dis-je&mdash;mais je ne veux pas vous donner
+cette parole-là; parce que, voyez-vous, le soir et le matin, la nuit et
+le jour, je n'ai qu'une pensée, qu'une idée, qu'une volonté, celle de
+m'évader.&mdash;Vous avez bien raison, et j'en ferais autant à votre
+place&mdash;me répondit le manchot;&mdash;seulement je vous préviens d'une chose,
+c'est que vous me piquez au jeu, et que pour vous retenir <i>tout moyen</i>
+me sera bon.&mdash;Mais c'est trop juste&mdash;lui dis-je&mdash;puisque <i>tout moyen</i>
+me sera bon pour me sauver.</p>
+
+<p>»Le fait est que pour se sauver c'était bien le diable. Figurez-vous que
+tous les sabords ou ouvertures qui donnaient du jour dans les batteries
+étaient grillés, regrillés et surgrillés de telle sorte, qu'on ne
+pouvait songer à y passer; d'autant plus que ces barreaux étaient
+visités cinq à six fois par jour; et autant de fois, par nuit; en
+admettant même que vous eussiez pu passer par un de ces sabords, il
+régnait au-dessous une espèce de petit parapet qui faisait tout le tour
+du navire, et sur cette galerie se promenaient continuellement des
+sentinelles. Or, dans le cas où vous auriez échappé à ces sentinelles,
+vous n'eussiez pas échappé aux rondes de canots armés qui, la nuit, se
+croisaient dans tous les sens autour des pontons. Enfin, eussiez-vous
+même eu ce bonheur, il vous fallait encore gagner à la nage, les rives
+de ce lac, qui étaient environ éloignées d'une lieue et demie de tous
+les cotés du ponton.</p>
+
+<p>»Ce n'est pas tout, si l'eau de ce lac eût été partout profonde où
+guéable, quoique extrêmement hasardeux, un tel trajet eût été possible;
+mais ce qui le rendait presque impraticable, c'est que pour aller à
+terre il fallait absolument traverser trois bancs d'une vase épaisse,
+molle et gluante, dans laquelle on ne pouvait ni nager, ni marcher....</p>
+
+<p>»Aussi, à vrai dire, ces bancs de vase faisaient-ils, en partie, la
+sûreté des pontons.</p>
+
+<p>»L'espionnage aussi servait assez les Anglais, vu qu'il y a des gredins
+partout, et plutôt sur les pontons qu'ailleurs, car la misère déprave;
+et sur dix évasions manquées, il y en avait toujours neuf qui avortaient
+par la trahison de faux frères.</p>
+
+<p>»Les prisonniers avaient bien essayé de remédier à ces désagréments en
+massacrant, avec des circonstances bizarres, que je tairai d'ailleurs à
+cause de ces dames (ajouta fort galamment le capitaine), en massacrant,
+dis-je, les traîtres qui les vendaient, lorsque les commandants anglais
+ne les retiraient pas assez vite du bord; mais rien n'y faisait, et la
+délation allait son train, parce que les Anglais la payaient bien.</p>
+
+<p>»J'étais donc depuis huit jours à bord de la <i>Couronne</i>, lorsqu'un matin
+on apprend qu'un nommé Dubreuil, un matelot de mon pays, assez mauvais
+gueux du reste, s'était évadé pendant la nuit, ayant, à ce qu'il paraît,
+trouvé moyen de se cacher le soir dans une grande chaloupe de ronde. Une
+fois l'embarcation poussée au large, comme le temps était noir, on le
+prit pour un matelot de service; puis, quand il vit le moment favorable,
+il se jeta à l'eau, plongea et disparut sans qu'on ait jamais pu
+parvenir à le rejoindre.</p>
+
+<p>»Vous concevez si cette nouvelle irrita mon désir de m'échapper à mon
+tour: mais je ne trouvais personne de sûr à qui me confier, et je ne
+voulais rien hasarder par les motifs que je vous ai dit, lorsque ma
+bonne étoile amena, comme prisonnier à bord de <i>la Couronne</i>, un
+capitaine corsaire de mes amis, gaillard solide, entreprenant..., un
+<i>homme</i> enfin.</p>
+
+<p>»Dès que nous nous fûmes reconnus, nous comprîmes tout de suite, sans
+nous le dire, qu'il fallait surtout laisser ignorer cette rencontre au
+commandant: aussi j'eus toujours l'air d'être plutôt mal que bien avec
+Tilmont. (C'est comme ça qu'il s'appelait.)</p>
+
+<p>»Tilmont avait avec lui un vieux matelot, nommé Jolivet, dont il était
+sûr, car ils naviguaient ensemble depuis vingt ans; nous convînmes de
+nos faits, et huit jours après la fuite de Dubreuil, jour pour jour, les
+choses étaient en bon train.</p>
+
+<p>»Le matin de ce jour-là, le manchot me fit appeler dans sa chambre; il
+était radieux, pimpant et se carrait en se frottant le menton plutôt
+d'un air à se faire casser les reins... que souhaiter le
+bonjour.&mdash;Capitaine&mdash;me dit-il&mdash;vous avez voulu jouer gros jeu contre
+moi, vous avez perdu; c'est malheureux, une autre fois choisissez mieux
+vos confidents.</p>
+
+<p>»Comment cela?&mdash;lui dis-je sans me déconcerter.</p>
+
+<p>»Oui&mdash;reprit-il en époussetant son collet d'un air dégagé&mdash;oui, vous
+deviez vous sauver demain ou après par un trou fait à la muraille de la
+coque du navire, à bas-bord près du <i>Black Hole</i>; c'est un nommé Jolivet
+qui faisait le trou. Vous lui aviez donné dix louis pour le faire, il
+m'a demandé quinze guinées pour me le vendre, et je les lui ai données
+bien vite; car, en vérité c'était pour rien.</p>
+
+<p>»Comme bien vous pensez, j'étais exaspéré et j'aurais étranglé Jolivet,
+si je l'avais tenu. Une fuite si bien ménagée!&mdash;disais-je au manchot en
+trépignant.&mdash;une fuite à son heure! sur le point de réussir...! etc.,
+etc.</p>
+
+<p>»&mdash;Je conçois que c'est désolant&mdash;me répondit le scélérat d'Anglais;
+mais, pour vous consoler, capitaine, buvons un verre de Madère à votre
+prochaine évasion.</p>
+
+<p>»&mdash;Que voulez-vous&mdash;lui dis-je&mdash;c'est à refaire... heureusement qu'il
+reste de la muraille à percer. Et comme après tout il n'y a pas de quoi
+se tuer pour cela, nous bûmes à la prochaine, et nous allâmes nous
+promener dans la batterie basse.</p>
+
+<p>»J'étais ou plutôt j'avais l'air navré, désespéré, tandis que le manchot
+n'avait jamais été plus gai; il ricanait, il sifflait, il roucoulait en
+chantant faux comme un Anglais qu'il était, enfin il ne pouvait cacher
+sa joie d'avoir fait rater ma fuite, et il était bien certainement dans
+son droit.</p>
+
+<p>»Comme nous nous promenions depuis une demi-heure dans la partie basse,
+lui toujours guilleret, moi toujours triste, un tapage infernal partit
+au-dessus de notre tête, dans la batterie de 18, et interrompit notre
+conversation qui n'était pas vive.</p>
+
+<p>»Qu'est-ce que cela?&mdash;demanda le commandant à un aspirant qui
+descendait.</p>
+
+<p>»&mdash;Commandant, ce sont les prisonniers qui dansent; il y a bal là-haut
+comme tous les jours.</p>
+
+<p>»Est-ce que ne voilà pas ce gueux de manchot qui s'avisa de
+dire:&mdash;Faites cesser, monsieur; cette joie est inconvenante de la part
+des prisonniers, le jour où l'un d'eux a vu son projet de fuite
+avorter... faites cesser aujourd'hui, monsieur.</p>
+
+<p>»Et avant que j'aie pu l'en empêcher, le chien d'aspirant remonte, et ce
+bruit, qui tonnait à nous étourdir, cesse à l'instant.</p>
+
+<p>»Alors, je l'avoue, malgré moi je pâlis comme un mort, car, au moment où
+la danse cessa, un léger bruit, heureusement imperceptible pour tout
+autre que pour moi, se fit entendre derrière la cloison qui formait la
+chambre de Tilmont, chambre sur le plafond de laquelle les danseurs
+paraissaient sauter le plus volontiers. Ce léger bruit, qui ressemblait
+au cri d'une scie, dura à peine une seconde après que la danse n'ébranla
+plus le plancher de la batterie; mais, comme je vous l'ai dit, cette
+seconde suffit pour me faire un damné mal; on m'eût scié le c&#339;ur que ça
+n'eût pas été pire.</p>
+
+<p>»Heureusement le manchot prit cette pâleur pour celle de la colère, car
+aussitôt je m'écriai furieux:&mdash;Et moi, monsieur, je m'oppose à cela:
+punir ces pauvres gens parce que j'ai été assez sot pour me laisser
+surprendre, ce n'est pas juste. Vous voulez me faire haïr de mes
+compatriotes, c'est une lâcheté, monsieur, entendez-vous, une lâcheté;
+et si vous êtes homme d'honneur, vous leur permettrez de recommencer
+leur danse.</p>
+
+<p>»&mdash;Calmez-vous, capitaine, me dit obligeamment le manchot; je vais
+moi-même leur en donner l'autorisation.</p>
+
+<p>»Et la brute, le sot, le triple sot de manchot d'Anglais, y alla
+lui-même... concevez-vous, lui-même...&mdash;s'écriait le capitaine en
+bondissant sur sa chaise, et tapant dans ses mains avec une joie
+frénétique et des éclats de rire qui nous stupéfiaient.</p>
+
+<p>»&mdash;Je vais vous expliquer pourquoi je ris tant à ce
+souvenir&mdash;ajouta-t-il en se calmant&mdash;c'est que vous ne savez pas une
+chose.... Ces hommes qui dansaient, c'était moi, qui, depuis huit jours,
+les payais vingt sols par tête pour danser et faire un train d'enfer
+au-dessus de la chambre de ce pauvre Tilmont, sous le prétexte de
+l'embêter, mais dans le fait afin qu'on n'entendît pas le bruit qu'il
+faisait, en me creusant, pendant ce temps-là, un trou dans la muraille
+du navire, qui formait un des côtés de sa cabane.</p>
+
+<p>»C'est que la trahison de <i>Jolivet</i> était convenue entre lui, moi et
+Tilmont, et qu'il n'avait vendu le trou qu'il m'avait fait que pour
+détourner l'attention, et renforcer nos fonds de quinze guinées que le
+manchot lui avait données pour sa trahison. C'est qu'enfin, pendant
+cette nuit même, je devais m'évader, car le trou de Tilmont était à peu
+près fini, et les vents paraissaient devoir souffler vigoureusement du
+N.-O., ce qui nous annonçait une nuit sombre et orageuse.</p>
+
+<p>»Comme je vous l'ai dit, cela se passait huit jours après l'évasion de
+Dubreuil; mon <i>faux trou</i> avait été vendu, la danse avait recommencé, et
+j'avais le désespoir sur le front et la <i>France dans le c&#339;ur</i>...; car
+Tilmont venait de m'avertir par un signe convenu que le trou était
+tout-à-fait fini.</p>
+
+<p>»J'allais monter sur le pont pour voir encore d'où se faisait la brise,
+lorsque j'entendis le bruit du sifflet du maître, qui appelait tout le
+monde en haut.</p>
+
+<p>»Au même instant, un timonier vint me prévenir que le commandant me
+demande sur la dunette.</p>
+
+<p>»Je n'y comprenais rien, je monte tout de même; mais qu'est-ce que je
+vois? l'état-major anglais en grand uniforme, les troupes sous les
+armes, les prisonniers rangés sur les gaillards, et, comme d'habitude,
+sous le feu de quatre caronades chargées à mitraille.</p>
+
+<p>»Le commandant Rosa avait un air grave et solennel que je ne lui
+connaissais pas. Il se tenait debout: à ses pieds était un hamac posé
+sur le pont et recouvert d'un pavillon noir.</p>
+
+<p>»Le manchot ordonna de battre un ban; et quand les tambours eurent cessé
+de rouler, il dit en français:</p>
+
+<p>»<i>Il y a huit jours qu'un des prisonniers de ce ponton s'est évadé</i>.
+A<span class="smcap">rrivé aux bancs de vase</span>, <i>il y est resté engagé. Or, voici ce qui lui
+est arrivé</i>. Puis, se tournant vers moi: <i>Capitaine</i>, me dit-il, <i>voyez
+donc si par hasard vous ne reconnaîtriez pas ce camarade?</i> Et en disant
+ces mots, il écarte d'un coup de pied le pavillon qui couvrait le hamac.
+Alors je vois un cadavre tout nu, très-gonflé et d'une couleur
+verdâtre; mais ce qu'il y avait d'horrible, c'était sa figuré toute
+déchiquetée, et surtout les orbites sanglants de ses yeux qui étaient
+vides; ils avaient été mangés par les corbeaux....</p>
+
+<p>»À voir ce visage en lambeaux, desséché par le soleil, il était clair
+que ce malheureux, enfoui dans une vase épaisse et visqueuse, n'avait pu
+s'en tirer; que plein de force et de vie il y avait attendu la mort
+pendant des jours!! et que peut-être à la fin de son agonie, en voyant
+les oiseaux de proie tourner sur sa tête, il avait pu prévoir ce qui
+l'attendait!...</p>
+
+<p>»Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il m'est impossible de rendre
+l'impression que fit la vue de ce cadavre sur l'équipage et sur
+moi-même. Mon sang ne fit qu'un tour, je l'avoue; car la première pensée
+qui me vint fut que, pendant la nuit, j'allais avoir la même vase à
+traverser, et que le même sort m'attendait peut-être. Mais comme j'ai
+toujours eu assez d'empire sur moi, je me contins; et quand le maudit
+manchot, après avoir regardé tout le monde pour juger de l'effet que ça
+produisait, se retourna de mon côté et me dit de nouveau: <i>Eh bien!
+capitaine, reconnaissez-vous ce camarade?</i></p>
+
+<p>»Je croisai mes mains derrière mon dos, et je lui dis d'un air dégagé
+(qui me coûtait durement à prendre, je vous le jure):</p>
+
+<p>»&mdash;Je reconnais parfaitement le <i>camarade</i>, monsieur... c'est Dubreuil,
+un matelot de mon pays; mais il n'y a pas grand mal, c'était un mauvais
+gueux qui battait sa mère.</p>
+
+<p>»Mon sang-froid déconcerta le manchot, qui, presque furieux, s'écria en
+poussant du pied une des jambes de ce cadavre à moitié rongées par les
+reptiles:</p>
+
+<p>»&mdash;Vous voyez pourtant qu'un banc de vase est une promenade fatigante,
+capitaine, car on y use jusqu'à sa peau.</p>
+
+<p>»&mdash;Oui, quand on est assez sot pour ne pas emporter de patins&mdash;lui
+dis-je en ricanant malgré moi; car l'imbécile, en me montrant cette
+jambe mutilée, venait de me donner une idée qui était excellente.</p>
+
+<p>»Il la prit pour une plaisanterie, resta court et me dit sérieusement:</p>
+
+<p>»&mdash;Vous êtes gai, capitaine?</p>
+
+<p>»&mdash;Très-gai, monsieur&mdash;répondis-je;&mdash;ainsi croyez-moi, jetez cette
+charogne à la mer. Ne jouez plus à <i>croquemitaine</i> avec moi, et
+persuadez-vous bien de ceci: <i>c'est que le ciel du bon Dieu tomberait
+sur moi, que je gratterais encore pour y faire un trou</i>. Sur ce...
+bonsoir, monsieur.</p>
+
+<p>»Et je m'en fus, car je n'y tenais plus. Ce cadavre en pourriture me
+révoltait; et puis, devant m'évader la nuit même, j'avais bien d'autres
+chiens à tondre que de faire le vis-à-vis de M. Dubreuil.»</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez osé vous évader cette nuit-là, Capitaine?&mdash;dit une de ces
+dames, dont la terreur était au comble.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame&mdash;reprit le capitaine d'un air grave;&mdash;et par l'enfer, ce
+fut bien une mauvaise nuit que celle-là.</p>
+
+<p>Et, probablement au souvenir de tout ce qu'il avait déployé de courage
+et d'énergie dans cette terrible nuit, la figure du capitaine Tom révéla
+une magnifique expression de force indomptable et de résolution
+désespérée. Son regard était fixe et profond, son attitude puissante. Il
+était sublime ainsi. Un moment j'avais entrevu l'homme que je voulais
+voir sous son enveloppe naïve et simple.</p>
+
+<p>Et le capitaine continua son récit.</p>
+
+<p>«Ainsi que je vous l'ai dit, le <i>trou</i> de Tilmont étant terminé, si la
+nuit devenait bonne, je devais tenter l'affaire.</p>
+
+<p>»Or, elle devint bonne, la nuit, et si bonne, que, vers les sept heures
+du soir, il ventait dans notre lac une brise à décorner les b&#339;ufs. Le
+ciel se chargeait de grains dans le nord-ouest; il tombait une pluie
+fine et glacée, et le temps tournait à l'orage, que c'était une
+bénédiction.</p>
+
+<p>»À huit heures du soir on battit la retraite. Les matelots gagnèrent
+leurs hamacs, les officiers leurs chambres: dix minutes après, tous les
+feux, hormis les feux de garde, étaient éteints, et l'on n'entendit plus
+que la marche mesurée des fonctionnaires des batteries et des parapets.
+Je me glissai alors à pas de loup dans la chambre de Tilmont. Jolivet
+s'y trouvait. Il faut vous dire que le commandant ayant la conviction
+que Tilmont ne savait pas nager, et par conséquent ne pouvait songer à
+s'évader, cet officier était moins gêné que nous autres.</p>
+
+<p>»Je me rappelle cela comme si j'y étais. Jolivet sortit pour faire le
+guet en dehors; j'entrai. Tilmont était assis sur son lit; devant lui
+était un pliant, sur ce pliant un pot d'étain, et dedans quelque chose
+qui fumait.&mdash;Ah çà, ça va-t-il toujours pour cette nuit?&mdash;me dit
+Tilmont.&mdash;Toujours, mon matelot, toujours, la nuit est superbe.</p>
+
+<p>»Là dessus Tilmont baissa un peu la planche qui cachait le trou, et il
+vint dans la chambre une rafale d'air qui manqua d'éteindre une petite
+lampe que nous avions cachée sous le lit; nous vîmes alors un ciel
+sombre, une nuit noire comme de l'encre, et quelques gouttes de pluie ou
+d'écume, fouettées par la violence du vent, tombèrent même dans la
+chambre.&mdash;Alors Tilmont replaça la planche, me regarda entre les yeux,
+et me dit:</p>
+
+<p>»&mdash;Mais là, sans rire, sais-tu qu'il ne fait f...... pas beau, Tom?&mdash;Je
+le vois, mais je m'<i>en f</i>.... (pardon, mesdames).&mdash;Mais tu y laisseras
+ta peau.&mdash;Encore une fois, je m'en... <i>moque</i>. Crever là ou ailleurs,
+c'est tout un.&mdash;Mais entends donc ce vent, Tom; vois donc comme il nous
+bourlingue, Tom.</p>
+
+<p>En effet, le damné ponton roulait comme une galiote; c'était une jolie
+tempête. Pour essayer encore de me dégoûter, Tilmont baissa de nouveau
+la planche du trou, et, malgré l'obscurité, nous vîmes alors toute
+l'étendue du lac blanchie par l'écume des lames; des lames d'un lac!...
+vous jugez s'il ventait. Partout le ciel noir et un vent d'enfer.
+J'avoue que c'était une folie de s'exposer à faire deux lieues et demie
+à la nage par un temps pareil; mais je m'étais dit: Je partirai; je
+devais partir. Aussi je tins bon; et comme Tilmont regardait encore à
+son trou:&mdash;Quand tu te mettras vingt fois le nez à la fenêtre, lui
+dis-je, ça n'y changera rien; encore un coup, je pars; foi de Tom, je
+pars.</p>
+
+<p>»Tilmont savait bien que dès que j'avais dit <i>foi de Tom</i>, c'était fini;
+aussi me répondit-il d'un air très-sérieux, en fermant son trou: <i>Adieu,
+va</i>.&mdash;Qu'est-ce que cela&mdash;lui dis-je en regardant le fond de ce pot
+d'étain fumant, qui ne sentait pas absolument mauvais?</p>
+
+<p>&mdash;C'est du sucre, du rhum et du café fondus et bouillis ensemble; il y
+en a une pinte, et tu vas d'abord commencer par me boire ça,
+Tom.&mdash;Non&mdash;lui dis-je;&mdash;que le diable m'étrangle si je fais comme ces
+chiens d'Anglais, qui ne se trouvent hommes que quand ils sont
+soûls....&mdash;- Je te dis que tu vas me boire ça, Tom...&mdash;Non.&mdash;Ah!....&mdash;Et
+malgré tout, je bus, parce que quand cet enragé de Tilmont avait quelque
+chose dans sa tête, il fallait que ça fût comme il le voulait; mais
+quoique j'eusse avalé verre par verre sa diable de mécanique, j'avais le
+feu dans le ventre.&mdash;Ah ça, maintenant&mdash;lui dis-je&mdash;et le suif?&mdash;Je
+l'ai&mdash;me dit-il; car il en avait eu six ou sept livres, comme nous en
+étions convenus.</p>
+
+<p>»Je me mis alors nu comme la main (pardon, mesdames); et nous deux
+Tilmont, nous me frottâmes d'une couche de graisse d'au moins six lignes
+d'épaisseur; ça n'est pas très-propre, mais c'est un procédé bien simple
+que je vous recommande dans l'occasion, car avec ça vous nageriez dans
+l'eau glacée comme dans l'eau tiède, sans seulement vous apercevoir du
+froid.</p>
+
+<p>»Dès que je fus suifé comme une baleinière, Tilmont m'attacha au cou un
+collier de guinées, cousues dans une peau d'anguille; je me mis dans mon
+chapeau ciré une petite carte de la <i>Manche</i>, que j'avais prise dans la
+géographie de l'enfant d'un sergent d'armes. J'y mis encore une
+boussole, de l'amadou et un briquet; je passai mon poignard dans le
+cordon de mon chapeau, que j'attachai bien ferme sur ma tête; et je
+bouclai sur mes épaules le petit sac de cuir qui contenait un vêtement
+complet pour m'habiller en sortant de l'eau.</p>
+
+<p>»Comme je finissais d'attacher la dernière courroie de ce sac, je sens
+mon Tilmont y glisser quelque chose; c'étaient vingt guinées, tout ce
+qu'il possédait alors.&mdash;Tilmont&mdash;lui dis-je&mdash;c'est mal; tu abuses de ta
+position.&mdash;Allons, allons&mdash;me dit-il d'un air extrêmement
+impatienté&mdash;voyons, pas de <i>palabres</i>.... et tes patins pour les bancs
+de vase, où sont-ils?&mdash;Là, derrière mon sac; en faisant la planche, je
+pourrai les prendre et me les mettre aux pieds.&mdash;Ah ça, est-ce bien
+tout?&mdash;C'est bien tout.&mdash;Alors, adieu, Tom; bon voyage.&mdash;Adieu,
+Tilmont.&mdash;Et il ouvrit le trou en grand. Le vent était si fort qu'il
+éteignit la lampe. J'embrassai Tilmont sans y voir; je lui
+dis:&mdash;Remercie bien Jolivet pour moi&mdash;et je me glissai par le
+trou.&mdash;Bien des choses chez toi&mdash;me dit encore Tilmont....</p>
+
+<p>»Et je n'entendis plus rien, car je m'affalais en double le long d'une
+corde que le vent faisait balancer. Là, grâce au suif, je ne m'aperçus
+que j'étais dans l'eau que lorsqu'elle me fouetta la figure.</p>
+
+<p>»En me laissant aller au ressac, je me trouvai près des chaînes du
+gouvernail; et là, craignant, malgré le bruit infernal du vent et
+l'agitation des vagues, d'être entendu ou vu par les factionnaires, je
+plongeai une dizaine de brasses. Quand je revins à flot, j'avais le
+ponton à ma gauche; je le reconnaissais à ses trois feux, qui brillaient
+comme trois étoiles au milieu de la nuit.</p>
+
+<p>»Ce qu'il y avait de bon, c'est que le temps était si mauvais, qu'on
+n'avait pas osé mettre d'embarcations dehors pour faire les rondes de
+nuit. Du côté des hommes; j'étais déjà tranquille; il n'y avait plus que
+l'eau, le vent et la vase qui me chiffonnaient....</p>
+
+<p>»Après ça, vanité à part, je nageais comme un poisson. Ce que m'avait
+fait boire Tilmont me réchauffait au dedans, et le suif m'empêchait de
+sentir le froid au dehors. La position était tenable, mais il faisait un
+bien vilain temps tout de même.</p>
+
+<p>»Quand je fus à deux cents brasses du ponton, je ne vis plus rien du
+tout. Le seul horizon que je pouvais apercevoir tout autour de moi,
+était un horizon de grosses vagues noirâtres qui devenaient blanches à
+mesure qu'elles se brisaient sur ma poitrine. Le ciel était couvert
+d'épais nuages roux qui couraient sous le vent, et la pluie qui tombait
+à verse, me fouettant le visage, m'empêchait de respirer librement, ce
+qui me gênait le plus.</p>
+
+<p>»Je nageai encore courageusement pendant une demi-heure, et puis j'eus
+un moment de faiblesse.... Je réfléchis que j'aurais peut-être mieux
+fait d'attendre: au lendemain; mais après ça je pensai à ma mère, à mon
+frère: alors mes forces revinrent; je me sentis comme enlevé sur l'eau,
+et je ne pus m'empêcher de crier <i>hourra</i>. Je fis à ce moment-là,
+certainement, les vingt meilleures brassées que j'aie jamais faites.
+J'étais comme exaspéré. Il me semble qu'alors j'aurais nagé dans du feu.</p>
+
+<p>»Il y avait donc près de trois quarts d'heure que j'étais à l'eau,
+lorsqu'il se fit au nord-ouest une petite éclaircie. Je vis un peu de
+bleu et quelques étoiles entourées de nuages gris. À la faveur de cette
+éclaircie, je distinguai à l'horizon le faîte d'un moulin qui devait me
+servir de direction pour passer les <i>bancs de vase</i>. Je m'aperçus alors
+que j'étais plus près de ces bancs que je ne l'avais cru.</p>
+
+<p>»Et ici je ne sais comment vous avouer une chose qui vous paraîtra bien
+bête, mais qui ne me parut pas telle à moi, car elle faillit me tuer....
+C'est qu'à peine j'avais eu pensé à ces <i>bancs de vase</i>, que tout-à-coup
+le souvenir de ce Dubreuil, qui avait eu les yeux mangés sur ces mêmes
+bancs, vint s'emparer de moi et ne me quitta plus.</p>
+
+<p>»Et ce souvenir était presque une réalité, car cette diable de figure
+avait fait sur moi une telle impression!... Je me la rappelais si bien,
+qu'il me semblait la voir, et si bien que je la voyais....</p>
+
+<p>»Oui, oui, je la voyais comme je la vois encore quelquefois dans mes
+rêves: ce visage bruni et déchiré, ces lèvres noirâtres et retroussées,
+ces dents blanches, et surtout ces deux trous saignants où il n'y avait
+plus d'yeux. Encore une fois, je voyais tout cela; et dans ce moment, au
+milieu de cette nuit d'orage, voir cela, c'était ennuyeux, croyez-moi.</p>
+
+<p>»J'eus beau me raidir, penser que c'était le rhum que j'avais bu, ouvrir
+les yeux les plus grands que je le pouvais, les fermer, plonger, battre
+l'eau, me toucher les bras et le corps, la figure me poursuivait.
+C'était un cauchemar; j'avais la fièvre, le délire, tout ce que vous
+voudrez, mais je la voyais.</p>
+
+<p>»À ce moment-là, vraiment, j'ai manqué devenir fou; et pour me fuir
+moi-même, ou plutôt la damnée figure qui s'attachait à moi, je plongeai
+avec fureur; mais au bout de deux brasses je me trouvai arrêté par une
+substance épaisse.... Le fond diminua sensiblement.... J'étais dans la
+vase....</p>
+
+<p>»Alors, comme si le diable s'en fût mêlé, le vent redoubla de
+sifflements, la pluie de force; la nuit devint plus épaisse, et il me
+sembla voir et entendre des nuées de corbeaux au milieu desquels je
+voyais toujours les deux yeux vides de ce s... Dubreuil qui me
+regardaient. Ce fut plus fort que moi, je sentis comme une défaillance,
+et pourtant je me raidissais en criant et râlant du fond de la gorge:
+<i>Ah! mon Dieu!</i> On aurait dû m'entendre du ponton, quoiqu'il y eût une
+lieue. À bien dire, ce fut le plus vilain moment de cette nuit là; car
+après ça je revins à moi, et je me raisonnai un peu en tirant la brasse
+pour me sauver de la vase, que je n'avais heureusement qu'effleurée.
+Enfin, me disais-je... Tom, tu n'es pas une femme... Si tu réussis,
+pense que tu vas voir ta mère, ton frère. Tu as échappé à ce gredin de
+manchot. Dubreuil a été rongé dans la vase, c'est vrai; mais Dubreuil
+était un gueux, et tu es un honnête homme, ou, ce qui est plus clair, tu
+as des patins, et il n'en avait pas... Ainsi du c&#339;ur au ventre, mordieu,
+et va de l'avant...</p>
+
+<p>»Je m'écoutai, et j'eus raison. Je fis de mon mieux; et, toujours
+nageant et sondant avec mes mains les bords du banc, je trouvai un
+endroit où la vase était assez compacte pour me soutenir un instant. Je
+profitai de cela pour attacher mes patins à mes pieds; et je glissai
+accroupi sur cette boue liquide comme sur des roulettes. Ces patins
+étaient faits de deux planches de sapin très-larges et très-minces, qui,
+par la grande surface qu'ils offraient à la vase, m'empêchaient d'y
+enfoncer. Je traversai ainsi le premier banc; puis je me remis à l'eau
+et à nager pour gagner les autres.</p>
+
+<p>»Une fois que j'eus goûté de mes patins, je vis que ce n'était qu'un jeu
+d'enfant: aussi je traversai le second et le troisième banc sans y
+penser, et je dus arriver au bord du lac environ deux heures et demie
+après mon départ du ponton.</p>
+
+<p>»C'était bien quelque chose, mais ce n'était pas tout: il fallait songer
+à <i>sa toilette</i>: j'étais couvert de limon comme une crabe, vu que ce que
+j'avais traversé en dernier était de la vase. À force de chercher, je
+trouvai un ruisseau tout près du moulin; je me débarbouillai, et un
+quart d'heure après j'étais mis fort décemment en bourgeois. Je bus une
+goutte de rhum à une gourde dont ce pauvre Tilmont avait précautionné
+mon sac; et, consultant ma boussole à l'aide de mon briquet, je me
+dirigeai vers l'est, voulant marcher toute la nuit afin de me trouver le
+matin assez loin de Southampton pour ne pas éveiller les soupçons.</p>
+
+<p>»Ce qu'il fallait à tout prix pour moi, c'était gagner la côte, et là,
+de gré ou de force, trouver un canot pour traverser la Manche.</p>
+
+<p>»Je ne vous dirai pas toutes les transes que j'éprouvai, obligé de me
+cacher le jour et de ne marcher que la nuit, payant quelquefois le
+silence à prix d'or, ou l'exigeant un peu brutalement; enfin vous
+jugerez des assommantes marches et contre-marches que je dus faire,
+quand vous saurez que j'avais quitté le ponton depuis neuf jours et que
+je ne me trouvais encore qu'aux environs de Winchelsea, à vingt-cinq ou
+trente lieues de Portsmouth tout au plus.</p>
+
+<p>»Je commençais à me démoraliser: tant qu'il n'y avait eu que des
+obstacles à vaincre, ça allait tout seul, parce que les obstacles.....
+ça monte; mais quand il n'y eut plus qu'à se cacher comme un voleur,
+qu'à prendre garde, qu'à avoir peur d'un schériff ou d'un watchmann, ça
+ne m'allait plus.</p>
+
+<p>»Enfin, un matin, c'était, pardieu, un mercredi matin, j'avais marché
+toute la nuit, et je me trouvais auprès de Falkstone, petit port pêcheur
+sur la côte, à une douzaine de lieues de Douvres; j'étais harassé,
+presque sans argent, abattu, de mauvaise humeur; il faisait chaud et je
+m'étais assis sous deux grands arbres qui ombrageaient un banc situé à
+la porte d'une assez jolie maison, bâtie tout proche des falaises de la
+côte.</p>
+
+<p>»J'étais donc là, mon bâton entre mes jambes, réfléchissant si je
+n'aurais pas plus tôt fait d'engager tout bonnement, le poignard sur la
+gorge, le premier pêcheur que je rencontrerais sur la côte, à me confier
+son canot pour traverser la Manche, au lieu d'être là à me cacher comme
+un malfaiteur, lorsque j'entends chantonner derrière le mur de cette
+maison: c'était une voix de femme. Machinalement, ou par curiosité, je
+monte sur le banc, et j'aperçois dans ce jardin une belle jeune femme
+avec un grand chapeau de paille, des cheveux noirs superbes et une robe
+blanche. Elle arrangeait des fleurs et ne se doutait pas que je fusse
+là; mais, au moment où elle se tourne, qu'est-ce que je vois? un bijou
+de l'Inde, assez précieux, mais surtout fort remarquable, que je
+reconnais tout de suite. Ce bijou, et l'endroit de la côte où je me
+trouvais, me rappelèrent une chose à laquelle je ne pensais ma foi pas:
+aussi d'un bond je suis sur le mur, du mur dans le jardin, et assez
+près de la belle dame pour l'arrêter par le bras au moment où elle se
+sauvait avec une peur horrible. La pauvre femme tremblait de tous ses
+membres, et il y avait de quoi; mais je la rassurai bientôt en lui
+disant, en parfait anglais:&mdash;Vous êtes la femme du capitaine Dulow.
+Est-il ici?&mdash;Oui, monsieur.&mdash;Vous a-t-il parlé du capitaine Tom S., qui
+lui a donné ce bijou&mdash;lui dis-je, en lui montrant un petit poisson d'or
+à écailles articulées en pierrerie qu'elle portait à son cou, suspendu à
+une chaîne avec sa montre?&mdash;Sans doute, monsieur, c'est au capitaine S.
+que mon mari doit sa liberté&mdash;me répondit cette femme en me regardant
+avec ses beaux grands yeux étonnés.&mdash;Eh bien! madame, le capitaine
+Thomas S. c'est moi, je suis prisonnier, je me sauve, cachez-moi?&mdash;Vous,
+monsieur!... Ah! quel beau jour pour mon William, monsieur....
+Suivez-moi.</p>
+
+<p>»Dulow était à la promenade, il revint bientôt, et me reçut bravement,
+comme j'y comptais; il me tint caché dans sa maison, dont la position
+était assez commode pour cela. Le jour je ne sortais pas, et le soir, à
+la brune, nous allions nous promener sur les falaises avec sa femme et
+sa s&#339;ur, excellente personne aussi.</p>
+
+<p>»Quand Dulow me quitta dans les temps, je l'avais trouvé si bon garçon,
+que je l'avais prié d'accepter pour sa femme, dont il me parlait
+toujours, ce bijou que j'avais rapporté de l'Inde, en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Dulow, qu'elle le porte en souvenir d'un ami de son mari. Vous voyez
+que ça s'est bien trouvé, car c'est à ce diable de poisson d'or que j'ai
+reconnu madame Dulow. Quant à ce que j'ai fait pour Dulow, ce n'est pas
+la peine de vous le dire, c'est une misère: dans ce temps-là ç'avait été
+beaucoup pour lui et rien pour moi; mais il s'en souvint: c'était tout
+simple, à sa place j'aurais fait tout de même.</p>
+
+<p>»Par exemple, j'avais beau demander à Dulow les moyens de traverser la
+Manche, il avait toujours de mauvaises raisons à me donner: c'était
+très-difficile de trouver un canot.... Il était impossible d'éviter les
+gardes-côtes.... Les vents étaient contraires... et variables (ce qui
+n'était pas vrai). Enfin, je l'avoue, je commençais à douter de sa bonne
+volonté. C'était dur, à trente lieues de France.</p>
+
+<p>»Il y avait déjà dix jours que j'étais chez lui. Un soir, il dit à sa
+femme et à sa belle-s&#339;ur, comme d'habitude:&mdash;Mesdames, prenez vos
+chapeaux, et allons nous promener sur les dunes. J'y allai avec eux.
+Nous nous promenâmes assez long-temps sans rien dire; j'étais triste; le
+temps se passait; j'étais inquiet de ma mère; la guerre continuait, et
+je n'y étais pas; et puis enfin il me chagrinait de douter du dévouement
+de Dulow, qui pourtant n'aurait pas dû être ingrat. Le soleil était
+couché et la nuit commençait à se faire noire, lorsqu'en arrivant près
+d'une petite anse, Dulow me dit, en levant le nez en l'air:&mdash;Capitaine,
+que dites-vous de ce vent-là (c'était une jolie brise de plein
+nord)?&mdash;Pardieu&mdash;lui répondis-je&mdash;il n'en faudrait pas plus à un pauvre
+prisonnier, qui aurait un canot, pour se trouver, demain matin, couché
+dans la maison de sa mère.&mdash;Eh bien! alors&mdash;me dit Dulow&mdash;capitaine,
+embrassez ces dames et partez.&mdash;Je ne compris pas tout de suite: c'était
+trop loin de ma pensée du moment.</p>
+
+<p>»Dulow me prit par la main en haussant les épaules, et me mena derrière
+un morne, où je vis un assez grand canot gréé avec une grande voile, une
+misaine et une trinquette amarré à une roche.&mdash;Excusez-moi&mdash;me dit alors
+Dulow&mdash;si je vous ai fait attendre si long-temps; mais il fallait que
+j'attendisse le tour de service du garde-côte qui croisera cette nuit
+dans ces parages: il m'est dévoué; il sait ce que je vous dois; cette
+nuit vous pourrez passer sans crainte.</p>
+
+<p>»Je reconnus mon Dulow d'autrefois, et je ne m'étonnai de rien;
+j'embrassai ces dames bien fort, lui aussi, et je sautai dans ce canot.</p>
+
+<p>»J'y trouvai des vivres, un compas, des armes, de la poudre, une
+longue-vue de nuit et une mèche. Je fis un dernier signe à ces dames et
+à Dulow, et je démarrai. J'étais libre....</p>
+
+<p>»Je courus grand large; la mer était superbe; un temps de
+petite-maîtresse. La longue-vue de nuit me fut bonne; car, au bout d'un
+heure de marche, je distinguai une corvette, peut-être anglaise, sur
+laquelle j'avais le cap; je virai de bord et fis quelques bordées. Ce
+petit accident me retarda un peu; mais le lendemain matin, au point du
+jour, j'eus le bonheur de voir la terre de France sortir de la brume, et
+de distinguer la jetée de Calais. Il faisait un soleil magnifique, la
+mer était comme un miroir, la brise fraîche et toujours du nord. Dans
+deux heures je devais embrasser ma mère et mon frère.</p>
+
+<p>»Mais ce qu'il y eut de bon, c'est que les pilotes, les marins et les
+flâneurs du port étaient, comme d'habitude, rassemblés sur la jetée, et
+qu'en regardant de ça et de là avec leurs longues-vues, voilà qu'ils
+m'aperçoivent dans mon bateau.&mdash;Tiens! un prisonnier qui s'échappe&mdash;dit
+l'un.&mdash;Bon... si c'était le capitaine S...&mdash;dit l'autre.&mdash;Ça se
+pourrait&mdash;dit un troisième&mdash;Et ne voilà-t-il pas qu'un mousse, au lieu
+d'entendre: <i>si c'était</i>, entend: <i>c'est</i> le capitaine S.... Il part
+comme un trait, et tombe chez ma mère et mon frère en criant comme un
+sourd:&mdash;Voilà le capitaine qui arrive d'Angleterre, tout seul, dans un
+canot!</p>
+
+<p>»Heureusement que c'était vrai, car sans cela vous concevez quel
+horrible coup c'eût été pour ma pauvre mère. Enfin, elle accourt avec
+mon frère sur la jetée d'où l'on m'avait déjà reconnu; je n'étais pas à
+une portée de canon du port.</p>
+
+<p>»Je n'ose pas vous dire comme je fus accueilli. Tous les bateaux
+pêcheurs et pilotes de Calais étaient venus à ma rencontre, et me
+convoyaient: c'étaient des hommes, des femmes, des enfants; c'étaient
+des hourras, une joie, des cris de Vive le capitaine S...! qui me
+faisaient pleurer comme une bête: et puis, au bout de tout ça, sur la
+jetée, je voyais mon frère soutenant ma pauvre vieille mère qui avait
+tout au plus la force d'agiter son mouchoir, tant elle était émue.</p>
+
+<p>»Mais, comme je mettais le pied sur l'échelle pour sortir de mon canot,
+en criant toujours:&mdash;Ma mère...! je me sens arrêté au bas de la jetée
+par un pékin en noir et en écharpe, flanqué de deux gendarmes, qui me
+demande mon <i>passeport</i>!</p>
+
+<p class="point">»C'était pourtant le commissaire, qui était assez bête pour me demander
+mon passeport! Mon passeport! l'animal! comme si j'arrivais dans sa
+ville par la grande route et en vinaigrette. Demander son passeport au
+capitaine Tom, qui s'échappait pour la troisième fois des pontons
+d'Angleterre! C'était à en devenir commissaire soi-même! Un chien qui
+venait me parler de passeport quand je voyais ma mère à vingt pieds
+au-dessus de moi! Aussi, comme il faisait mine de se mettre en travers
+de l'échelle, je l'envoyai, lui et ses gendarmes, se rafraîchir dans le
+port; d'un saut je fus sur la jetée, et vous jugez si je fus embrassé
+par ma mère et mon frère. Mais ce qu'il y eut de fameux, c'est que ces
+diables de marins étaient furieux, et qu'ils ne voulaient plus laisser
+sortir de l'eau le commissaire et ses deux gendarmes, qui barbottaient
+d'un canot à l'autre en criant comme trois caniches en détresse&mdash;ajouta
+le capitaine, qui riait encore de souvenir.&mdash;Voilà, messieurs&mdash;nous dit
+enfin Tom&mdash;de quelle façon je suis revenu cette fois-là d'Angleterre;
+mais il ne se passe vraiment pas de semaine que je ne pense à ce
+misérable Dubreuil, et que je ne voie en rêve sa damnée figure avec ses
+deux trous sans yeux, qui ont manqué me jouer un si bête de tour.»</p>
+
+<p>Il me serait impossible de dire l'impression que me fit éprouver cette
+narration, de dépeindre l'âpre énergie des gestes du capitaine,
+l'inflexion de sa voix brève ou sonore, qui se modifiait, qui se pliait
+si bien à toutes les exigences de ce récit animé.</p>
+
+<p>Je n'ai rien omis, rien changé: mais quelle différence! que cela
+maintenant me paraît froid, pâle, décoloré, à moi qui l'ai entendu, à
+moi qui l'ai vu!</p>
+
+<p>Et puis, ce qu'il y avait encore de merveilleux, c'était ce mélange
+bizarre de deux hommes: l'un grandiose, énergique, bouillant et
+intrépide, dur comme l'acier, puisant sa force dans la résistance, ayant
+vingt fois bravé la mort, les horreurs du carnage et de la tempête; et
+puis l'homme doux, simple et bon, ayant l'air, pour ainsi dire, d'avoir
+assisté seulement comme spectateur à cette imposante et terrible partie
+de sa vie, et de s'en souvenir comme d'un sombre et magnifique drame
+qu'il aurait vu jouer jadis et qu'il sait par c&#339;ur. Ce qui m'avait
+encore frappé dans ce récit, c'était ce dévouement admirable des marins
+les uns pour les autres; ces services où il s'agit à chaque pas de vie
+et de liberté, et qu'ils se rendent avec une insouciance si sublime. Et
+cela sans se dire <i>merci, frère!</i> car ils ne se disent pas merci entre
+eux. Mais, si un jour le plomb vous atteint au milieu d'une grêle de
+mitraille, si les vagues écumantes sont sur le point de vous engloutir,
+vous sentirez une main amie ou reconnaissante vous arracher à son tour à
+une mort certaine. Et puis, quand vous reviendrez à la vie, peut-être
+cette main reconnaissante sera-t-elle glacée; mais c'est comme cela
+qu'elle vous aura dit <i>merci</i>, c'est comme cela qu'une autre fois vous
+direz <i>merci</i> à d'autres.</p>
+
+
+<p class="c smcap">fin d'un corsaire.</p>
+
+<hr class="full" />
+
+<h2><a name="LE_PARISIEN_EN_MER" id="LE_PARISIEN_EN_MER"></a>LE PARISIEN EN MER.</h2>
+
+<p class="r35"><span class="smcap">parisien</span>, s. m. Sottise la plus grande, la plus injurieuse à un
+matelot. Désignation, dans les bâtiments, d'un pauvre sujet, et
+quelquefois d'un mauvais sujet....<br />
+
+<span style="margin-left: 2em;">V<span class="smcap">illaumez</span>.&mdash;<i>Dict. de marine</i>, 438.</span></p>
+
+<hr />
+
+<h3><a name="I" id="I"></a>I.</h3>
+
+
+<p>Mathieu Guichard était fils de Jean Guichard, serrurier, dans la rue
+Saint-Benoît.</p>
+
+<p>Mathieu Guichard avait environ dix-sept ans; il était d'une taille
+moyenne, maigre, nerveux et pâle; ses yeux étaient gris, ses cheveux
+châtain clair et soyeux; sa figure annonçait un singulier mélange
+d'astuce et de niaiserie, d'insolence et de vivacité; son teint plombé,
+hâve, avait cette couleur étiolée, maladive, flétrie, particulière aux
+enfants de Paris nés dans une classe pauvre et laborieuse. Voilà pour le
+physique de Mathieu Guichard.</p>
+
+<p>Au moral, si toutefois Mathieu avait un moral, Mathieu était insolent,
+moqueur, taquin, lascif, paresseux et gourmand; sournois et rageur,
+parce que la force physique lui manquait; ni incrédule, ni croyant, ni
+sceptique, mais indifférent en diable en matière de religion, et
+n'invoquant jamais le nom de Dieu que d'une manière si détestable, qu'il
+eût mieux valu ne pas l'invoquer du tout. Mais, en vérité, il ne faut
+pas en vouloir au pauvre enfant; les premiers mots que son père, Jean
+Guichard, ancien canonnier, lui apprit à bégayer, furent des jurons les
+plus épouvantables qu'on puisse imaginer.</p>
+
+<p>Ceci était le délassement, la joie du vieux soldat; le soir, après sa
+journée de fatigue, il trouvait un souverain plaisir à s'asseoir auprès
+de sa forge éteinte, et là, mettant Mathieu sur son rude tablier de
+cuir, il s'amusait comme un bienheureux à entendre des blasphèmes de
+renégat sortir de cette bouche enfantine, et il répondait à sa femme,
+qui osait quelquefois parler de prières, de bonne Vierge et d'Enfant
+Jésus:&mdash;Je n'ai été ni baptisé, ni n'ai communié, ni rien du tout; je ne
+t'ai épousée qu'au civil, et je ne veux pas que mon fils soit un calotin
+et un jésuite.</p>
+
+<p>Or, Mathieu ne trompait point les v&#339;ux de son excellent père: il ne fut
+pas jésuite, le digne enfant!</p>
+
+<p>À dix ans il donnait des coups de pied à sa mère, insultait les
+vieillards, volait des clous pour les aller vendre, ne faisait rien à
+l'établi, recevait de glorieuses gourmades de monsieur son père, et
+passait des journées dehors.</p>
+
+<p>À douze ans, Mathieu avait, comme on dit, <i>connu l'amour</i>, cassé des
+carreaux, battu la garde, et était devenu un des coryphées de
+l'amphithéâtre de l'Ambigu et des Funambules. Le cours de ces énormités
+ne fit que s'augmenter, et le torrent de ces désordres devint tel, qu'il
+menaçait d'engloutir la réputation, l'honneur et les économies de Jean
+Guichard, qui, en manière de digue, avait en vain opposé audit torrent
+une multitude de bâtons d'orme ou de frêne, qui s'étaient brisés en
+éclat sur le dos de Mathieu, sans rien changer à ses habitudes de
+forcené. Mais, heureusement, Jean Guichard se souvint d'une naïve
+tradition populaire assez commune en France, et surtout à Paris, qui
+consiste à regarder la marine comme une espèce de bagne ou d'égoût dans
+lequel on peut jeter toutes les fanges sociales. Ainsi, qu'un fils de
+famille commette quelqu'une de ces ravissantes sottises qu'on ne fait
+malheureusement qu'à l'aurore de la vie, les grands parents
+s'assemblent, et prononcent avec gravité qu'il faut <i>embarquer</i> le don
+Juan, et l'envoyer <i>aux îles pour manger de la vache enragée</i>. Si un
+polisson des rues, devenu l'effroi du quartier, ne met plus aucun terme
+à ses débordements, après l'avoir menacé du commissaire, de la prison,
+des galères, on finit cet effrayant <i>crescendo</i> en disant: Il n'y a qu'à
+le faire <i>mousse</i>. Ce qui ne laisse pas de prouver qu'il était
+généralement au fait de cette profession. Or, un matin, le père Guichard
+entra dans la mansarde de son fils, qui, par je ne sais quel hasard ou
+quel dérèglement de conduite, se trouvait avoir couché sous le toit
+paternel.</p>
+
+<p>En ouvrant les yeux, Mathieu frémit, lui; car il vit que son père ne
+portait pas de bâton.</p>
+
+<p>&mdash;Il va m'étrangler, pensa le misérable.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute Mathieu&mdash;dit tranquillement le père&mdash;tu as quinze ans, tu es le
+plus mauvais sujet que je connaisse, les coups n'y font rien, tu
+finiras par la guillotine.</p>
+
+<p>J'ai été soldat, je suis honnête homme, ainsi ça ne peut pas aller comme
+ça: tu vas venir avec moi au Hâvre.</p>
+
+<p>&mdash;Quand ça!</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite, habille-toi.</p>
+
+<p>Mathieu ne dit mot, s'habilla, jeta un regard en dessous du côté de la
+porte, fit deux pas, et d'un bond fut sur la première marche de
+l'escalier; mais l'auteur de ses jours avait suivi ses mouvements, et
+Mathieu se sentit étreindre dans les larges mains du serrurier.</p>
+
+<p>&mdash;Pas si vite, mon garçon&mdash;dit ce dernier.&mdash;Et il précéda son fils dans
+la boutique, envoya sa femme qui sanglotait chercher un cabriolet, y
+monta avec son fils Mathieu, qui sentit une larme rouler dans ses yeux
+quand il vit sa mère à genoux près de la forge, en pleurant..., mais
+pleurant à fendre l'âme.</p>
+
+<p>&mdash;Cocher, aux diligences&mdash;dit Jean Guichard.</p>
+
+<p>Du cabriolet, Mathieu passa dans la diligence, accompagné de son père
+qui ne le quittait pas d'une seconde.</p>
+
+<p>Le lendemain l'on était au Hâvre.</p>
+
+<p>Il y a dans chaque port de mer marchand des maîtres de taverne qui
+nourrissent et hébergent à crédit les matelots sans emploi.... Quand ils
+trouvent à naviguer ils paient ce qu'ils doivent à leur hôte, et, s'ils
+s'embarquent, ils reviennent manger chez lui ce qu'ils ont amassé dans
+leur campagne; puis le crédit succède au comptant; et c'est à
+recommencer jusqu'à ce qu'une lame du cap Horn ou un grain blanc des
+tropiques mette un terme à cette alternative de bons et de mauvais
+jours....</p>
+
+<p>C'est donc dans cette taverne que les officiers de la marine marchande
+viennent recruter leurs équipages.</p>
+
+<p>Le conducteur de la diligence, à qui Jean Guichard avait fait part de
+ses projets, l'adressa en conséquence au maître de la taverne du <i>Câble
+sans bout</i>, en lui donnant quelques instructions. On enferma
+préalablement Mathieu dans une petite chambre dûment verrouillée, qui ne
+s'ouvrit que le lendemain sur les neuf heures du matin.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà le <i>bon sujet</i>&mdash;dit en entrant Jean Guichard à un assez gros
+homme trapu, brun, et fort haut en couleur, en lui montrant son fils.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est que ça&mdash;dit le gros homme;&mdash;mais ce faïchien-là ne serait pas
+bon pour allumer la pipe de mon mousse, si mon mousse fumait....</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez promis, capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai promis, et je tiendrai; la brise est faite: je pars à onze
+heures, il en est neuf; allons, file.... Parisien, t'es bien nommé...
+mais je te débaptiserai, moi, et dans deux jours on t'appellera
+l'Éreinté....</p>
+
+<p>Mathieu Guichard comprit parfaitement ce qui lui était réservé. Il
+chercha avec une merveilleuse rapidité les chances qu'il avait de fuir
+ou de s'opposer aux volontés de son père, et, n'en trouvant aucune, il
+se résigna.</p>
+
+<p>Jean Guichard lui dit:&mdash;Allons, Mathieu, corrige-toi, embrasse-moi,
+deviens bon sujet, et tu nous reverras.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais, répondit Mathieu en se dérobant à un dernier embrassement de
+son père, et se mettant à siffler <i>Tu n'auras pas ma rose</i>, en marchant
+sur les talons du capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Mais s'il n'allait plus revenir&mdash;pensa le
+serrurier.&mdash;Bah!&mdash;reprit-il&mdash;pigeon égaré revient toujours au
+colombier.&mdash;Néanmoins Jean Guichard fut long-temps bien triste.</p>
+
+
+
+<h3><a name="II" id="II"></a>II.</h3>
+
+
+<p><i>La Charmante-Louise</i>, brick de 180 tonneaux chargé pour Fernambourg,
+était partie du Hâvre depuis cinq jours, emportant l'unique héritier de
+la famille Guichard.</p>
+
+<p>Car Mathieu avait été dûment embarqué mousse à bord.</p>
+
+<p>Cet être type et prototype de la population parisienne, qu'on a dit, je
+ne sais pourquoi, <i>si badaude</i> et si étonnée, ne s'étonna de rien, parce
+qu'il trouvait des analogies à tout. Quand un matelot lui montra le
+grand mât du brick, en disant:&mdash;Ce n'est pas toi, Parisien, qui te
+guinderais là-haut. Mathieu répondit d'un air méprisant:&mdash;<i>Connu!</i> J'ai
+vingt fois grimpé à un mât de cocagne tout frotté de savon, et c'est
+bien autre chose que de monter après toutes ces cordes.</p>
+
+<p>Comme on paraissait mettre son agilité en doute, le Parisien monta à la
+pointe du grand mât avec l'agilité d'un écureuil, sans passer par le
+trou au chat, et redescendit par l'étai du grand mât, aussi fier qu'un
+acrobate.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que m'a donc chanté son animal de père?&mdash;se demanda le
+capitaine, en voyant l'adresse de Mathieu; mais il n'a pas déjà l'air
+si mauvais, M. son fils...</p>
+
+<p>La brise était fraîche, et la houle assez forte: les matelots
+s'attendaient à voir le <i>Parisien compter ses chemises</i>. Point: le
+Parisien n'eut pas la plus légère atteinte du mal de mer; il grignota
+son biscuit, déchira son b&#339;uf avec des dents d'acier, but deux boujarons
+de vin, parce qu'il en vola un à un des matelots de son plat, et fut sur
+l'avant fumer sa pipe.</p>
+
+<p>&mdash;Mais le roulis ne te fait donc rien, sauvage?&mdash;lui dit un marin...
+fort piqué, car il comptait non-seulement jouir de la vue des
+contorsions du Parisien, mais encore boire son vin pendant qu'il serait
+abattu par le mal de mer.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Connu!</i>...&mdash;répondit froidement Mathieu entre deux bouffées de
+tabac&mdash;j'ai trop souvent joué au tape-cul des Champs-Élysées, et à la
+balançoire russe, pour que ça me fasse quelque chose....</p>
+
+<p>Et cette réponse fut accompagnée d'énormes tourbillons de fumée, qui
+cachèrent un instant le Parisien à tous les yeux.</p>
+
+<p>Quand la fumée fut dissipée, la figure du capitaine apparut souriante:
+il avait tout entendu, et s'était dit:&mdash;Décidément-ce père est un vieux
+imbécile, et son fils vaut mieux que lui. Aussi, s'adressant à Mathieu:</p>
+
+<p>&mdash;D'aujourd'hui, mon garçon, tu ne seras plus mousse, mais novice.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous voudrez&mdash;dit Mathieu avec indifférence.</p>
+
+<p>Le lendemain, le capitaine, qui voyait tout, n'apercevant que les cinq
+matelots de quart sur le pont, descendit dans le faux pont, suspendit sa
+marche en approchant de l'avant, car il entendit un grand bruit de voix:
+c'était encore le Parisien.</p>
+
+<p>&mdash;Ce gredin-là a passé novice tout de suite, c'est injuste; il aura la
+cale... la cale...</p>
+
+<p>&mdash;Je l'aurai, si vous voulez&mdash;dit le Parisien avec d'épouvantables
+blasphèmes&mdash;mais je me vengerai; je suis seul, mais c'est égal...,
+n'approchez pas....</p>
+
+<p>&mdash;Mais, gueux que tu es&mdash;dit un orateur&mdash;pourquoi fais-tu le genre de ne
+pas avoir le mal de mer, et de te planquer au haut d'un mât aussi vite
+que nous..., hein?... C'est un fil pour flatter les chefs.</p>
+
+<p>&mdash;Oui&mdash;dirent les autres en ch&#339;ur&mdash;il le fait exprès.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez&mdash;dit le Parisien&mdash;si l'un de vous, un seul, veut avoir affaire
+à moi, prenons chacun une de ces choses de fer pointues (il montrait des
+épissoirs), et arrangeons-nous comme de jolis garçons.</p>
+
+<p>&mdash;Ça va...&mdash;dit l'orateur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est décidément le père qui mériterait d'avoir la cale&mdash;pensa le
+capitaine&mdash;et le fils est un excellent sujet.</p>
+
+<p>Et, le chef interposant son autorité, la discussion cessa; mais le soir
+le combat eut lieu, et fut à l'avantage du Parisien.</p>
+
+<p>S'étant aussi bien tiré de ces épreuves réitérées, le Parisien ne fut
+plus désormais inquiété à bord, et jouit <i>de l'estime de ses chefs et
+de l'amitié de ses camarades</i>.</p>
+
+
+
+<h3><a name="III" id="III"></a>III.</h3>
+
+
+<p>Si le capitaine de Mathieu Guichard avait été doué de quelque faculté
+analytique, il eût certainement trouvé moyen de l'exercer en étudiant le
+caractère de son matelot; mais l'excellent capitaine n'analysait guère,
+n'analysait même pas du tout; il se contentait d'abattre Mathieu ou de
+le <i>combler de faveurs</i>, selon que Mathieu avait bien ou mal mérité de
+lui. Sans s'amuser à remonter des effets aux causes, après avoir
+apprécié le résultat, il faisait le compte, comme il disait, et trouvait
+pour total un coup de poing ou un verre de grog.</p>
+
+<p>Or, depuis que Mathieu était embarqué sur la <i>Charmante-Louise</i>, il eût
+été difficile de savoir au juste si la balance était en faveur du coup
+de poing ou du verre de grog; et, en effet, ce diable d'homme n'avait ni
+gagné ni perdu, car une âme plongée jeune dans l'air desséchant de Paris
+s'y bronze et garde à jamais son pli.</p>
+
+<p>Aussi Mathieu avait-il apporté et conservé là cette paresse insouciante
+et cette activité nerveuse, instantanée, qui caractérise sa race; cette
+exaltation fiévreuse qui ferait franchir un énorme fossé, mais non cette
+force patiente et continue qui ferait gravir une montagne.</p>
+
+<p>S'agissait-il d'une man&#339;uvre pénible, par un beau temps, oh! le
+Parisien était mou, fainéant, taciturne; mais le vent sifflait-il dans
+les voiles, le tonnerre grondait-il, on eût dit que l'orage, réagissant
+sur cette organisation si irritable, en centuplait les forces et
+l'énergie: alors le Parisien était au boute-hors des vergues, aux
+empointures; car ce n'était là ni un poids à soulever, ni un aviron à
+manier péniblement, il n'y avait qu'un cordage à couper; à la vérité, il
+y allait de la vie, mais ce <i>n'était pas fatigant</i>, et le Parisien était
+là calme, aussi paisible qu'un vieux matelot.</p>
+
+<p>Le beau temps revenu, le Parisien redevenait ce qu'il était, ce qu'il
+est, ce qu'il sera toujours, paresseux, insolent, railleur, parce qu'il
+avait ce pittoresque et vif esprit de nos rues; rusé, parce qu'il était
+faible, quoiqu'il eût pris un singulier ascendant sur l'équipage et sur
+le capitaine lui-même par sa <i>gouaille</i>. (Qu'on me pardonne cette
+vulgarité, mais cette expression peut rendre ce sarcasme populaire si
+bouffon, si mordant, si énergique.)</p>
+
+<p>Aussi avait-on beau mettre le damné Parisien aux fers, dans les haubans;
+le rouer de coups, il n'en perdait pas un quolibet, ni une bouchée, ni
+une heure de sommeil.</p>
+
+<p>Le misérable contrefaisait tout le monde. Voulez-vous voir le capitaine?
+Voilà le capitaine avec sa voix rauque, son &#339;il à demi fermé, son juron
+de prédilection; prêtez au Parisien la houppelande grise et le chapeau
+ciré du capitaine, et vous aurez le portrait frappant.</p>
+
+<p>Voulez-vous voir le maître coq? Voilà le maître coq; c'est lui; c'est sa
+jambe torse, son bégaiement stupide!</p>
+
+<p>Et les chansons à boire! et les romances! et les bribes de scènes de
+comédie, de mélodrames, d'opéra-comique, que le Parisien débitait à
+ravir en imitant le ton, le geste et la voix des acteurs!</p>
+
+<p>Aussi les matelots et le capitaine riaient aux larmes, et n'avaient que
+la force de dire: «S... Parisien, va... t'es bien nommé!!!</p>
+
+<p>C'était à n'y pas tenir: on oubliait la man&#339;uvre, le timonier gouvernait
+tout de travers, on ne dormait plus à bord: quand le Parisien parlait,
+les hamacs devenaient déserts; et il fallait voir les bonnes et noires
+figures des matelots, accroupis en cercle, l'air attentif, écoutant avec
+une imperturbable gravité les contes et les mensonges du Parisien.</p>
+
+<p>Et puis le Parisien continuait à ne s'étonner de rien. Les matelots
+l'avaient <i>attendu</i> aux colonies; ils comptaient sur l'effet des noirs,
+des palmiers, des cocotiers..., de la canne à sucre, que sais-je?
+Point.... L'éternel <i>connu!</i> vint renverser d'aussi sages prévisions. Le
+Parisien avait vu des nègres à Robinson, des palmiers au jardin des
+Plantes, acheté pour deux sous de canne à sucre sur le Pont-Neuf, et
+creusé un coco pour faire une tasse à sa maîtresse. Que faire avec une
+organisation aussi encyclopédique?.... Se taire et admirer, c'est ce que
+faisait l'équipage.</p>
+
+
+
+<h3><a name="IV" id="IV"></a>IV.</h3>
+
+
+<p>Ce jour-là était un dimanche; la <i>Charmante-Louise</i>, qui se bornait
+ordinairement au voyage des Antilles, après une assez bonne campagne,
+avait été frétée pour Cadix; elle apportait des vins de Bordeaux, et
+devait remporter des vins de Xérès.</p>
+
+<p>Le Parisien, blasé sur les colonies, les négresses et les mulâtresses,
+ne fut pas fâché de <i>changer un peu</i>, comme il le dit lui-même, et à
+peine le brick eut-il été amarré, bord à quai, près la porte de Mer, que
+mon damné Mathieu, riche de trente francs, fut à bord d'un seul bond,
+crânement coiffé d'un petit chapeau de paille à forme et à bords
+très-bas, et vêtu d'un pantalon blanc et d'une veste bleue à boutons à
+ancres, le col de la chemise retenu par une colossale graine d'Amérique,
+don d'amour d'une de ces dames du Fort-Royal, Martinique.</p>
+
+<p>Il est impossible de ne pas déclarer que le Parisien était doué d'une
+prodigieuse faculté philologique. Son procédé était simple et le mettait
+à même de résoudre toutes les difficultés, sans exception de langues ou
+d'idiomes.</p>
+
+<p>Voici quelle était sa méthode: avait-il à demander sa route à un
+Anglais, le Parisien, imitant assez bien le ridicule palois que l'on
+prête aux insulaires dans toutes nos farces, disait bravement: «<i>Jé
+vodrais savoir lé chémin à moi</i>.» S'adressait-il à un Allemand, l'accent
+suivait une légère modification; à un Italien, à un Américain, la même
+chose. Il est vrai de dire que cette méthode restait quelquefois
+incomplète, que souvent même les étrangers, qui l'eussent peut-être
+compris s'il eût parlé clairement français, devenaient sourds à ce
+bavardage inintelligible.</p>
+
+<p>Alors le Parisien assurait qu'il y avait entêtement, mauvaise éducation
+ou rivalité nationale. Toujours est-il que Mathieu n'avait point éprouvé
+cet embarras, cette timidité qu'un étranger ressent toujours lorsqu'il
+se trouve dans un pays dont il ignore le langage.</p>
+
+<p>Aussi le Parisien marchait-il aussi ferme, aussi droit en passant sous
+la porte de Mer, à Cadix, que s'il eût pâli sept ans sur la grammaire de
+Rodriguez y Berna, ou à Badajoz, à Tolède.</p>
+
+<p>Mathieu se trouva sur la place aux Poissons; le coup-d'&#339;il lui plut:
+cette multitude animée, ces costumes pittoresques, ces hommes à petits
+chapeaux et à longs manteaux bruns, ces femmes du peuple chaussées de
+satin ou de soie, ces petits pieds, ces jupons courts, ces basquines
+collantes aux hanches, ces fleurs naturelles jetées avec goût dans des
+cheveux noirs et épais; enfin, que dirai-je? l'allure, la marche, le
+<i>solero</i>, tout cela excitait fortement l'attention du Parisien, qui
+comparait mentalement ces beautés andalouses aux filles de couleur des
+Antilles..., et ne se pressait pas de terminer ses parallèles, les
+preuves lui manquant.</p>
+
+<p>Comme il passait au bas de l'escalier qui conduit aux remparts, il leva
+les yeux, et vit au milieu de cette <i>escala</i> une femme qui montait fort
+vite les dernières marches; cette ascension rapide permettant au
+Parisien d'entrevoir une jambe faite au tour et un pied andalou, il
+monta l'escalier avec autant de prestesse; et comme il avait plus
+d'assurance que de timidité, il s'approcha familièrement et regarda la
+jeune fille, car c'était une jeune fille, regarda la jolie fille sous le
+nez; et ne sachant pas de quelle manière dénaturer sa langue pour en
+faire un patois espagnol, il se contenta d'un infinitif, et lui dit:
+«<i>Espagnole, vous être belle femme</i>.» La jeune fille rougit, se prit à
+sourire, et doubla le pas en abaissant sa mante.</p>
+
+<p>&mdash;Où diable aurais-je appris l'espagnol?&mdash;se demanda le Parisien,
+certain d'avoir été compris, et suivant à grands pas sa nouvelle
+conquête. Presque en face de la douane, sa conquête descendit, tourna la
+tête, regarda le Parisien, et traversa la petite place de la Torre pour
+entrer dans la rue de Tideo.</p>
+
+<p>Le Parisien, animé, exalté, enthousiasmé, charmé, suivit.... Il allait
+traverser la rue, lorsque des chants d'église se firent entendre, et une
+longue file de pénitents blancs déboucha d'une rue voisine.</p>
+
+<p>À la tête du cortège étaient de longues lanternes, puis des bannières,
+puis des reliques, puis des châsses, puis des fleurs, puis le
+Saint-Sacrement, puis le gouverneur.</p>
+
+<p>C'était enfin une procession solennelle à l'effet de demander au ciel
+quelque peu d'eau; car la sécheresse était effrayante en l'an de grâce
+1829.</p>
+
+<p>Le Parisien, au lieu de se joindre à la multitude, fit un affreux
+blasphème; car la procession lui barrait le passage, et il tremblait de
+perdre de vue son Andalouse à l'&#339;il si noir.</p>
+
+<p>La populace se découvrit au premier cri de la crécelle d'un moine blanc
+qui ouvrait la marche.</p>
+
+<p>Le Parisien garda son chapeau, se dressa sur la pointe des pieds, tendit
+le cou, mit sa main en abat-jour, et ne vit rien, ni mante noire, ni
+&#339;illet bleu et blanc placé sur le côté d'une grosse touffe de cheveux
+d'ébène. Vint un autre moine, mais gris, portant une lanterne sur les
+vitraux de laquelle étaient peintes des figures d'hommes au milieu des
+flammes. Il la montrait d'une main, et de l'autre agitait une tirelire
+pour les <i>âmes du purgatoire</i>.</p>
+
+<p>Les assistants s'agenouillèrent; quelques-uns donnèrent, mais beaucoup
+chuchotèrent en se montrant le Parisien qui s'appuyait sur le dos de
+l'homme à la lanterne pour tâcher de se hausser, et voir s'il
+n'apercevrait pas son Andalouse.</p>
+
+<p>À ce moment une magnifique châsse d'or étincelante de pierreries, et
+renfermant le bras de saint Serono, excita l'attention et le
+recueillement général. Il n'y eut que le Parisien qui, resté debout,
+interrompit le silence religieux de cette foule par un de ces cris
+particuliers à la populace parisienne, et que l'on entend quelquefois
+glapir aux théâtres des boulevards.</p>
+
+<p>C'est que le Parisien avait cru distinguer la mante et l'&#339;illet blanc et
+bleu, et il appelait à sa façon. Ce cri sauvage, guttural, inusité,
+sacrilège, fit redresser toutes les têtes à la fois; alors on s'aperçut
+que le Parisien était resté debout, couvert, devant le bras de saint
+Serono, et ce fut une rumeur d'indignation, rumeur d'abord sourde, mais
+qui devint bientôt effrayante quand le peuple vit le Parisien prendre un
+air d'impudence et d'audace.</p>
+
+<p>Le Saint-Sacrement avançait, et déjà l'on voyait les crépines d'or
+reluire au soleil, le panache ondoyait, l'encens parfumait l'air, la
+musique retentissait au loin, et les voix sonores des moines de la
+Merced accentuaient vigoureusement cette belle poésie biblique. Le temps
+pressait; le Parisien exalté tenait bon, enfonçait son chapeau sur sa
+tête, y appuyait ses deux mains, et jurait avec d'effroyables blasphèmes
+qu'on n'avait pas le droit de le faire agenouiller. Le Saint-Sacrement
+était tout proche; comme une lutte s'engageait entre le Parisien et un
+Andalou d'une énorme stature, le Parisien fait un bond en arrière, va
+tomber aux pieds de l'archevêque, et le heurte violemment. Alors on crie
+au sacrilège, à l'impiété, au Français; le tumulte devient affreux, et,
+malgré l'intervention du prêtre, la mêlée prend un caractère de rage:
+les couteaux luisent, et... c'en est fait du Parisien.</p>
+
+<p class="c sml top15">FIN DU PARISIEN EN MER.</p>
+
+<hr class="full" />
+
+<h3><a name="VOYAGES" id="VOYAGES"></a>VOYAGES</h3>
+
+<p class="c top5">ET</p>
+
+<h2 class="top5">AVENTURES SUR MER</h2>
+
+<h3 class="top5">DE NARCISSE GELIN,</h3>
+
+<p class="c top5">PARISIEN.</p>
+
+
+
+<h2>AVENTURES DE NARCISSE GELIN.</h2>
+
+
+<hr class="full" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_Iv" id="CHAPITRE_Iv"></a>CHAPITRE I.</h3>
+
+<p class="c">Comment Narcisse Gelin eut l'idée de voir la mer, en regardant
+un moulin à vent.</p>
+
+<p>Narcisse Gelin était un bon jeune homme, bien doux et bien honnête; son
+père, Bernard Gelin, qui tenait un magasin de merceries, rue du Cadran,
+lui fit donner une éducation libérale.</p>
+
+<p>Aussi à dix-neuf ans trois mois et un jour, Narcisse Gelin, ayant
+terminé sa philosophie, aurait pu, s'il eut voulu, raisonner fort
+proprement sur l'âme et les idées innées; mais Narcisse préféra ne pas
+raisonner du tout.</p>
+
+<p>Doué d'une imagination ardente, vagabonde, puissante et désordonnée,
+sentant bouillonner en lui l'âme d'un poète, il dit à son père Bernard
+Gelin:&mdash;Je serai poète... je suis poète.&mdash;Sois donc poète&mdash;dit Bernard,
+qui exécrait ses voisins et adorait son fils.&mdash;D'autant
+plus&mdash;ajouta-t-il&mdash;que ça vexera Jamot, l'épicier, dont le fils n'est
+qu'un homme de lettres.</p>
+
+<p>Et voilà comment Narcisse fut poète.</p>
+
+<p>Du jour où Narcisse fut poète, il allait en coucou chercher la poésie
+aux Batignolles, à Vincennes et aux Prés-St-Gervais. Il se pâmait devant
+les arbres poudreux des grandes routes, s'extasiait devant les moulins à
+vent, <i>dont la meule insouciante broie également le froment du riche et
+du pauvre, et dont les ailes agitées par le vent ressemblent aux voiles
+d'un navire</i>....</p>
+
+<p>À cette pensée de navire, Narcisse Gelin, qui n'avait jamais vu de
+navire, tressaillit. Tout-à-coup une pensée soudaine l'illumina. La
+véritable poésie n'est pas, décidément, sur terre&mdash;se dit-il&mdash;elle est
+sur mer: là, une vie rude et énergique; là, des tempêtes; là, des
+combats; là, des hommes forts; là, des hommes âpres; là, des hommes à
+part....&mdash;Je verrai la mer, j'irai sur mer.</p>
+
+<p>Et, retournant à la boutique paternelle, il tourmenta, obséda, taquina,
+tortura tant et si bien Bernard Gelin, que le bonhomme fit une petite
+pacotille d'objets qui devaient parfaitement se vendre aux colonies.&mdash;Il
+ajouta cinquante louis, quelques larmes et sa bénédiction, embrassa
+Narcisse et le conduisit à la diligence de Brest.</p>
+
+<p>Or, il avait choisi Brest comme lieu d'embarquement, parce qu'un cousin
+de sa mère était écrivain du port.</p>
+
+<p>Narcisse, arrivant à Brest, fut droit chez le cousin, lui exposa ses
+désirs, sa volonté de poète et lui demanda ses conseils.</p>
+
+<p>Le cousin était justement l'intime du capitaine de la <i>Cauchoise</i>, jolie
+goëlette en chargement pour la Martinique.</p>
+
+<p>Le coussin arrêta le passage de Narcisse Gelin sur la <i>Cauchoise</i>.
+Narcisse eût voulu un nom peut-être plus poétique, plus sonore. La
+<i>Cauchoise</i> lui paraissait assez vulgaire; pourtant il se décida, le
+choix étant très-borné dans ce port militaire. Mais en vérité, il eût
+bien donné dix louis de plus pour que la goëlette se fût nommée
+l'<i>Ondine</i> ou la <i>Phebé</i>. Il fallut donc se résigner, d'ailleurs il
+comptait se dédommager sur le nom du capitaine, car le capitaine devait
+s'appeler au moins d'<i>Artimon</i> ou <i>Stribord</i>.&mdash;Point, le capitaine
+s'appelait Hochard!!!&mdash;Malgré son bon naturel, ce fut un tort que
+Narcisse ne lui pardonna jamais.</p>
+
+<p>On attendait un vent favorable pour sortir du goulet, et ce fut un beau
+jour pour Narcisse, que le jour où son cousin lui dit:&mdash;Il faut pourtant
+faire connaissance avec votre navire, allons à bord.</p>
+
+<p>Ils s'embarquèrent à <i>Recouvrance</i> dans un bateau de passage, et se
+dirigèrent vers la <i>Cauchoise</i>, mouillée en grande rade, pour faciliter
+son appareillage.&mdash;La houle était forte; le canot, petit et conduit par
+un <i>Plougastel</i>, roulait d'une affreuse manière.&mdash;Narcisse comptait sur
+un accident, une émotion forte. Il n'eut que mal au c&#339;ur.</p>
+
+<p>On accosta la goëlette.&mdash;Narcisse faillit tomber deux fois à l'eau, mais
+avec l'aide du cousin, il se guinda sur le pont.</p>
+
+<p>En le parcourant, d'un air effaré, il cherchait des visages rudes,
+marqués, bronzés, des têtes de forban.&mdash;Il vit trois Bas-Normands
+blonds, frais et roses qui buvaient du cidre sur l'avant et jouaient à
+la drogue.</p>
+
+<p>Deux autres marins lavaient et étendaient du linge sur l'avant du
+navire.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne leur manque plus que de repasser pour être de parfaites
+blanchisseuses&mdash;pensa Narcisse avec une cruelle répugnance. Narcisse fut
+introduit chez le capitaine <i>Hochard</i>; le capitaine n'était pas seul, il
+fit signe aux nouveau-venus de s'asseoir et continua la conversation
+qu'il avait commencée avec un homme d'un embonpoint extraordinaire, qui
+se tenait debout devant lui.</p>
+
+<p>Narcisse put à son aise examiner le lieu où il se trouvait: c'était une
+petite chambre boisée comme à terre, un canapé comme à terre; des
+chaises, une table, un plafond, une fenêtre, des gravures encadrées,
+tout cela comme à terre.</p>
+
+<p>Narcisse soupira, et avant d'abaisser ses regards sur le capitaine, il
+se figura, par la pensée, l'homme qui devait commander à la tempête,
+braver les éléments en furie.</p>
+
+<p>&mdash;Il devait avoir six pieds, un crâne de granit et des yeux
+flamboyants.&mdash;Il regarda et vit M. Hochard: c'était un homme de quarante
+ans à peu près, d'une taille moyenne, maigre, d'une physionomie
+insignifiante, fort poli; des manières communes, mais prévenantes; de
+plus, il portait une perruque blonde, des boucles d'oreilles, une
+redingote marron, un gilet noir, un pantalon bleu, des bas blancs et des
+souliers à boucles. Il est impossible de se rendre compte de l'affreux
+serrement de c&#339;ur qu'éprouva Narcisse quand il eut complété cet ignoble
+et prosaïque signalement.</p>
+
+<p>De ce moment, il se proposa de demander au cousin s'il n'y aurait pas
+moyen de débarquer en accordant une indemnité au capitaine.</p>
+
+<p>Pour se distraire il se prit à examiner l'interlocuteur de M. Hochard.</p>
+
+<p>On l'a dit, l'interlocuteur était fort gros, d'une haute taille, chauve
+et très-coloré; deux petits yeux gris toujours en mouvement donnaient
+une rare expression de vivacité à sa bonne et joviale figure; son
+costume était celui d'un homme du peuple: une veste et un
+pantalon.&mdash;Allons, allons, monsieur le capitaine&mdash;disait le gros
+homme&mdash;soyez raisonnable, ne rançonnez pas un pauvre diable comme moi;
+en vérité 600 francs pour moi et mes caisses..., c'est aussi par trop
+cher....&mdash;Comme vous voudrez&mdash;répondit le capitaine&mdash;mais je n'ai qu'un
+prix, et je ne fais pas marchander mes chalands....</p>
+
+<p>&mdash;Ses chalands!....&mdash;Narcisse n'y tenait plus, il se croyait assis près
+du comptoir paternel de la rue du Cadran.</p>
+
+<p>Mais enfin&mdash;disait le gros homme&mdash;que fait un homme de plus ou de moins
+sur un équipage comme le vôtre... monsieur le capitaine?</p>
+
+<p>&mdash;Cela fait un dixième, voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... dix au lieu de neuf, puisque je ne demande qu'à manger
+avec vos matelots, monsieur le capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas deux prix, je vous l'ai déjà dit&mdash;répondit
+imperturbablement le froid M. Hochard.&mdash;Je ne surfais jamais.</p>
+
+<p>Ces débats faisaient bouillir l'âme de poète de Narcisse.</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc puisqu'il faut en passer par là&mdash;dit le gros homme avec un
+profond soupir;&mdash;mais une dernière condition, monsieur le capitaine; mes
+caisses ont besoin d'air, je ne voudrais pas qu'elles fussent descendues
+dans la calle au moins. Tous savez ce qu'elles contiennent, et
+l'humidité les pourrait gâter.</p>
+
+<p>&mdash;On les placera dans le faux-pont.</p>
+
+<p>&mdash;Et je pourrai les visiter quand il me plaira, monsieur le capitaine?</p>
+
+<p>&mdash;Quand il vous plaira....</p>
+
+<p>&mdash;Voilà votre argent, c'est chose faite, monsieur le capitaine&mdash;dit le
+gros homme en tirant un sac de sa poche. Il paya en or, salua et sortit
+en trébuchant.</p>
+
+<p>&mdash;En voilà un qui n'a pas le pied marin&mdash;dit le cousin.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un pauvre diable; il va faire voir des figures de cire aux
+Antilles&mdash;dit le capitaine....</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon cher, sa pacotille fondra au soleil&mdash;riposta ingénieusement
+le cousin.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, ça le regarde.&mdash;Puis saluant Narcisse, M. Hochard continua
+avec sa voix monotone:</p>
+
+<p>&mdash;Mais nous ne fondrons pas, nous autres, je l'espère bien; aussi je
+suis enchanté, monsieur, de faire votre connaissance, j'ose croire que
+nous nous entendrons bien; vous serez ici comme chez vous, comme à
+terre, mon Dieu... pas la moindre différence. Je vous le répète... comme
+à terre.</p>
+
+<p>Ici une grimace significative de Narcisse Gelin.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes au mois de juillet, nous appareillerons avec une brise
+faite, nous gagnons les Açores, les vents alizés, et nous arrivons à la
+Martinique... comme sur des roulettes.</p>
+
+<p>Narcisse était désespéré....</p>
+
+<p>Pourtant, capitaine&mdash;dit-il&mdash;on n'a jamais vu de traversée sans
+tempête.... Sans....</p>
+
+<p>&mdash;Bon Dieu! que dites-vous là, mon cher monsieur? Je suis à ma vingt et
+unième année de navigation, et excepté quelques petits coups de vent
+par-ci par-là, j'ai toujours été favorisé de temps superbes... de temps
+magnifiques.</p>
+
+<p>Que le diable t'étrangle, toi et tes temps superbes&mdash;pensa Narcisse,
+malgré le peu de logique de ce souhait.</p>
+
+<p>&mdash;Si nous partions au mois de février ou mars, je ne dis pas, nous
+aurions bien à craindre quelque petite queue d'équinoxe, mais au mois de
+juillet!...&mdash;ajouta-t-il avec air de joyeuse et intime conviction,&mdash;ah!
+mon Dieu... au mois de juillet... vous ne vous apercevez seulement pas
+que vous avez quitté la terre.</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est agréable&mdash;pensa Narcisse. Aussi, prenant son parti
+violemment:&mdash;Ne pourrai-je pas débarquer de votre bord,
+monsieur?&mdash;demanda-t-il au capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Dieu du ciel! et pourquoi? Où trouverez-vous un meilleur navire,
+monsieur? Et quel équipage! Des Bas-Normands doux et rangés comme des
+filles! ça se mène avec un fil; jamais un mot plus haut que l'autre,
+c'est sage et tranquille, jamais ça ne jure.... Voyez-vous, pour la
+morale ou non, j'ai mes principes là-dessus, et je m'en suis bien
+trouvé; aussi est-ce moi qui ai toujours à passer les religieuses que le
+gouvernement envoie aux colonies, et je vous assure que les saintes
+filles n'ont jamais eu à rougir d'un mot inconvenant....</p>
+
+<p>&mdash;Allons... il ne manquait plus que cela&mdash;dit impétueusement Narcisse.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, monsieur, je vous le répète, pour les égards, la sûreté,
+la tranquillité et les bonnes m&#339;urs, vous ne trouverez jamais mieux que
+<i>la Cauchoise</i>. Aussi croyez-moi, restez-y.</p>
+
+<p>D'ailleurs, votre passage est arrêté, payé d'avance, signé: il me serait
+impossible de vous rendre un sou de ce que vous m'avez donné.&mdash;C'est la
+loi maritime. Si vous voulez voir les ordonnances....</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, c'est inutile&mdash;dit Narcisse atterré, foudroyé.</p>
+
+<p>&mdash;Le mal est fait, je le subirai, mais c'est une leçon dont je
+profiterai....&mdash;Et comme le capitaine Hochard allait recommencer ses
+litanies sur la sûreté, les égards et la politesse..., Narcisse remonta
+courroucé sur le pont, descendit furieux dans son canot et ne reparut à
+bord de <i>la Cauchoise</i> que le jour de l'appareillage. Ce jour-là, il
+avait rencontré sur le port l'homme aux figures de cire qui lui avait
+proposé de prendre une chaloupe à eux deux pour porter leurs bagages.</p>
+
+<p>Narcisse y consentit, serra le cousin dans ses bras et lui dit, les
+larmes aux yeux:&mdash;Vous le voyez, cousin, vous le voyez... un temps
+magnifique, un petit vent de nord-est, une mer superbe.... Comme c'est
+amusant!.... Embarquez-vous donc après cela..., cherchez donc des
+émotions, des m&#339;urs tranchées! oh! si c'était à refaire!...</p>
+
+<p>L'homme aux figures de cire interrompit ses lamentations en faisant
+observer que la goëlette avait déjà fait deux fois le signal de venir à
+bord.</p>
+
+<p>Narcisse se précipita dans la chaloupe en maugréant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez jamais navigué, monsieur&mdash;lui demanda le gros homme.</p>
+
+<p>&mdash;Non; et vous?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, mon Dieu, non, pas plus que vous, mon bon monsieur; je m'en vais
+aux <i>îles</i> pour montrer ces figures-là... et tâcher de gagner mon pauvre
+pain.</p>
+
+<p>&mdash;Que représentent vos figures&mdash;demanda machinalement Narcisse.</p>
+
+<p>&mdash;Cette caisse-là...&mdash;répondit le gros homme, en montrant une des deux
+boîtes (elles avaient chacune à peu près six pieds de long sur quatre de
+large et d'épaisseur); celle-là représente la passion de notre Seigneur.
+Mon bon monsieur, en celle-ci le grand Napoléon, un Albinos aux yeux
+rouges, et sa sainteté le Pape, mon bon monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Ça m'est bien égal, pourquoi me dites-vous cela&mdash;répondit Narcisse,
+enchanté de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dis cela&mdash;dit le gros homme avec soumission&mdash;parce que vous me
+le demandez, mon bon monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez moi tranquille, je ne vous parle pas, entendez-vous,
+intrigant&mdash;hurla Narcisse qui rugissait en voyant les rayons d'un beau
+soleil de juillet étinceler sur les vagues.</p>
+
+<p>On accosta la goëlette.... Le gros homme lit monter ses caisses à bord
+avec des précautions inouïes, et surveilla lui-même leur emménagement.
+Du reste, il amusa beaucoup les matelots bas-normands par la maladresse
+avec laquelle il descendait les échelles des panneaux, et les bonnes
+gens riaient aux larmes en lui nommant les mâts et les man&#339;uvres dont il
+écorchait les noms de la façon du monde la plus grotesque.</p>
+
+<p>Le soir, à cinq heures un quart, <i>la Cauchoise</i> donna dans la panne,
+sortit du goulet, et suivit le cap à l'ouest-sud-ouest, par un joli
+frais du nord-est.</p>
+
+<p>Narcisse resta sur le pont jusqu'au coucher du soleil, et au moment où
+cet admirable spectacle <i>rallumait en lui le flambeau de la poésie</i>,
+comme il allait savourer cet imposant tableau, qu'il regardait comme une
+compensation bien due à ses éternelles déceptions, il fut pris du mal de
+mer, et deux matelots le descendirent dans sa couchette.</p>
+
+<p>L'homme aux figures de cire resta sur le pont jusqu'au soir et continua
+d'amuser les quatre marins de quart par son ignorance nautique.</p>
+
+<p>Seulement, au moment de descendre dans le faux pont passant près du
+taquet, qui retenait l'écoute de grande voile, il s'aperçut que cette
+man&#339;uvre n'était pas assez serrée, et regardant bien si personne ne
+l'observait, il raidit ce cordage, en le tournant en croix autour du
+taquet avec l'habileté d'un marin consommé; puis il alla voir ses
+caisses.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IIv" id="CHAPITRE_IIv"></a>CHAPITRE II.</h3>
+
+
+<p class="c">Des choses surprenantes que vit Narcisse Gelin dans l'entrepont de la goëlette.</p>
+
+<p>Narcisse Gelin ne dormait pas, Narcisse Gelin invoquait&mdash;je ne dirai pas
+Dieu, car Narcisse avait reçu une éducation libérale, et le beau de
+l'éducation libérale est de ne pas croire en Dieu;&mdash;mais Narcisse
+invoquait Apollon et les muses. Le bon jeune homme croyait aux muses....
+Muses&mdash;disait-il&mdash;envoyez-moi, s'il vous plaît, un événement, une
+tempête, un naufrage, quoi que ce soit... mais de la poésie, pour Dieu
+de la poésie! J'ai quitté la boutique paternelle, mon foyer domestique,
+Paris, mon département, mon pays! la France! ma belle France, et vous
+comprenez bien, muses, que ce n'est pas pour vivre avec des commerçants,
+entendre parler commerce et marchés, poivre et sucre... que l'on
+s'abandonne aux caprices des flots, au souffle dévorant de la
+tempête.... Ainsi de la poésie... ô muses!... quelque chose de tranché,
+de heurté, de bizarre, de terrible, s'il vous plaît.&mdash;Je ne sais si les
+muses l'entendirent; mais il se passa tout-à-coup quelque chose de fort
+singulier dans l'entrepont de la goëlette.</p>
+
+<p>Le <i>Cadre</i> (ou lit) de Narcisse était suspendu à l'arrière de cet
+entrepont au milieu d'un petit entourage en toile qu'on lui avait
+galamment installé; mais cette toile ne joignant pas juste au plafond,
+un espace restait vide, et à travers cette lucarne improvisée Narcisse
+put jeter un coup d'&#339;il investigateur dans le faux pont.</p>
+
+<p>Cet entrepont était faiblement éclairé par la lueur d'un fanal placé
+près de l'archipompe, et cette lueur donnait en plein sur les deux
+caisses de l'élève de Curtius, posées droites et appuyées sur la
+muraille du navire.</p>
+
+<p>Tout-à-coup Narcisse aperçut une masse qui lui parut d'abord informe,
+mais qui se dessina bientôt. Dans cette masse, il reconnut le gros
+homme, l'homme aux figures de cire.&mdash;Le vil industriel vient voir ses
+caisses&mdash;pensa Narcisse.&mdash;Va! butor à l'âme vénale, pense à ton
+commerce, penses-y, au lieu de rester sur le pont, puisque tu es assez
+heureux, assez robuste pour ne pas éprouver le mal de mer, au lieu de te
+laisser aller au doux <i>far niente</i> de tes rêveries, à voir trembler dans
+la mer les étoiles du ciel, à entendre....&mdash;Mais Narcisse interrompit
+tout-à-coup sa période, ouvrit des yeux énormes, suspendit sa
+respiration. Il crut rêver.&mdash;L'homme aux figures de cire s'était
+approché de ses caisses, et, après un moment d'incertitude, il avait
+poussé un ressort.&mdash;Le couvercle de la première caisse s'abaissait, et à
+la lueur incertaine du fanal, Narcisse aperçut dans le fond trois
+figures: quelles figures! et ce n'était ni un Albinos, ni le grand
+Napoléon, ni sa sainteté le Pape.</p>
+
+<p>&mdash;C'est sans doute la caisse à la passion&mdash;pensa Narcisse;&mdash;mais je ne
+vois pas le Christ.</p>
+
+<p>En effet, il n'y avait pas de Christ non plus.</p>
+
+<p>&mdash;Après tout&mdash;pensa encore le fils du mercier&mdash;il ne les a pas habillés
+pour la route de peur d'abimer leurs costumes.</p>
+
+<p>Mais voici que la scène change.</p>
+
+<p>À un mot que dit le gros homme, les trois figures quittent le fond de la
+boîte, en sortent, et s'avancent empesées, droites et raides.</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme-là est un sorcier ou un furieux mécanicien&mdash;se dit Narcisse
+en sentant le froid lui gagner les reins.</p>
+
+<p>Mais voici que les trois figures étendent les bras, se détirent, se
+secouent, et rajustent les haillons dont elles sont couvertes.</p>
+
+<p>&mdash;Pour le coup, ceci devient trop poétique: c'est forcé; <i>ce n'est pas
+nature</i>&mdash;pensa Narcisse en retombant glacé sur son oreiller.</p>
+
+<p>Mais il voulut voir, jusqu'à la fin, le dénouement de cette scène. Son
+âme de poète se tendit, fit effort, et Narcisse Gelin se redressa et
+continua de regarder. Quand il se remit à sa lucarne, le gros homme
+avait sans doute ouvert aussi la boîte <i>à la passion</i>, car, au lieu de
+trois, ils étaient six, sans compter l'industriel, six armés jusqu'aux
+dents,&mdash;et la lumière du fanal luisait, étincelait sur les lames de
+longs poignards, dont ils assuraient la garde dans leurs larges mains.</p>
+
+<p>&mdash;Sommes nous parés?&mdash;dit le gros homme à voix basse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui....</p>
+
+<p>&mdash;Adieu!&mdash;Va! fit le Curtius.&mdash;Et lestes et adroits comme des chats
+sauvages, ils se hissèrent par les deux panneaux entr'ouverts.</p>
+
+<p>Narcisse Gelin n'eut pas la force de pousser un cri; la sueur ruisselait
+de son front: il commençait à comprendre que ce pouvait bien être des
+pirates.</p>
+
+<p>Et ce doute se changea en conviction, lorsque, après quelques cris
+étouffés, quelques trépignements sur le pont, il y eut un moment de
+silence à bord de <i>la Cauchoise</i>, et puis qu'un immense et retentissant
+<i>hourra</i> ébranla la goëlette jusque dans sa membrure.</p>
+
+<p>Tout-à-fait fixé sur la moralité du gros homme, Narcisse le considéra
+dès lors comme un chef de pirates, et l'Albinos, le grand Napoléon, sa
+sainteté le Pape, Jésus-Christ et les acteurs de la passion, comme des
+scélérats de sa troupe qui pouvaient avoir jeté à l'eau le capitaine
+Hochard et ses matelots, les estimables Bas-Normands, qui avaient de si
+bonnes m&#339;urs.</p>
+
+<p>Il y avait du vrai dans ses conjectures; et, par une singulière
+fatalité, par un étonnant caprice de notre organisation, cet événement
+qui devait le mettre en liesse et joie, puisqu'il lui promettait une vie
+rude et forte, des m&#339;urs tranchées, heurtées; cet événement, dis-je, le
+trouva froid et prosaïque: on eût dit que son âme de poète avait été
+frappée du même coup de poignard qui frappa au c&#339;ur l'honorable
+capitaine.</p>
+
+<p>Et Narcisse Gelin commença de trouver le pauvre M. Hochard un être assez
+poétique, il le regretta même: il le poétisa aux dépens du gros élève de
+Curtius; il poétisa tout, jusqu'aux matelots Bas-Normands, qu'il avait
+maudits: eux si roses, eux si frais, eux si bonnes gens; il vit une
+belle opposition entre ces hommes si simples et les périls continuels
+qui les assiégeaient. Cette bonhomie au milieu de la tempête lui parut
+sublime; cette goëlette transportant tout à l'heure d'un monde à l'autre
+cette petite colonie simple, bonne, naïve comme un tableau de Téniers,
+lui parut avoir aussi sa poésie à elle, une poésie qu'il préférait de
+beaucoup à celle de <i>la Cauchoise</i>, maintenant montée par une
+demi-douzaine de scélérats, allant porter partout le meurtre et le
+pillage.</p>
+
+<p>Et il se fit aussi une singulière révolution dans ses sympathies
+littéraires. Il se prit à adorer Gessner et ses <i>Idylles</i>, ses jolies
+moutons si blancs, son gazon si frais, ses arbres si verts, ses fleurs
+si parfumées: oh! qu'il regrettait ses bergers, et leurs flûtes, et
+leurs danses, et leurs chants, et la violette, et le corset des jeunes
+filles, et la cloche du soir, et le bêlement des troupeaux, et la nuit
+paisible et pure du joli village qui se mire aux eaux limpides du
+lac!...</p>
+
+<p>&mdash;Oh!&mdash;disait Narcisse en se roulant dans sa couverture avec un frisson
+prodigieux&mdash;oh! voilà une poésie vraie, douce et consolante! Oh! que je
+donnerais maintenant les vagues les plus monstrueuses pour un petit
+ruisseau qui glisse sur le sable, les figures les plus tannées, les plus
+cicatrisées, pour une douce et gracieuse figure d'enfant ou de jeune
+fille,... un ciel noir, orageux, fût-il sillonné de mille éclairs et
+déchiré par les éclats de la foudre, pour le ciel pur et riant du mois
+de mai, au lever d'un beau soleil.</p>
+
+<p>De pensées en pensées, de peurs en peurs, de regrets en regrets,
+Narcisse gagna le point du jour. Il commençait à voir la position en
+face.&mdash;Que vont-ils faire de moi?&mdash;se disait-il....</p>
+
+<p>Il allait peut-être se répondre à lui-même, lorsqu'un coup de canon
+retentit longuement sur l'immensité de la mer....</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela?&mdash;pensa Narcisse&mdash;je n'ai pas vu de canon à
+bord....</p>
+
+<p>Un bruit sec, accompagné d'un sifflement assez aigu, l'étonna bien
+davantage, surtout quand il vit un boulet d'une jolie taille entrer par
+le flanc du bâtiment, ricocher sur le plancher, du plancher au plafond,
+et du plafond aller se loger à moitié dans le bord opposé....</p>
+
+<p>&mdash;Je suis perdu&mdash;dit le poète, les dents serrées, s'évanouissant de
+terreur.</p>
+
+
+
+<hr class="fin" />
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IIIv" id="CHAPITRE_IIIv"></a>CHAPITRE III.</h3>
+
+<p class="c">Ce qui advint à Narcisse Gelin, et comment il eut de terribles sujets de stupéfaction.</p>
+
+<p>Quand Narcisse Gelin revint à lui, il était au grand air, sur le pont de
+la goëlette, les fers aux pieds et aux mains, placé entre deux marins
+vêtus d'un pantalon blanc, d'une veste bleue, et d'un petit chapeau
+couvert d'une coiffe blanche, fort propre; chacun était armé d'un sabre.</p>
+
+<p>Il tourna la tête, le malheureux, et il vit l'homme aux figures de cire,
+accommodé comme lui, et ses six compagnons verrouillés et cadenassés de
+la même façon, soumis à la même surveillance.</p>
+
+<p>Puis à une encablure de la goëlette, un beau brick de guerre, étroit,
+hardi, allongé, pour le moment en panne, et portant à sa corne un large
+pavillon bleu, à croix rouge et blanche dans un de ses angles.</p>
+
+<p>&mdash;C'était le pavillon anglais.</p>
+
+<p>&mdash;Pourriez-vous me dire, monsieur&mdash;dit Narcisse en s'adressant au gros
+homme&mdash;ce que tout cela signifie?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, cet autre!.... Je n'y pensais plus.... Cela signifie, mon
+garçon, que dans un quart d'heure.... Mais, dis-moi, tu vois bien les
+vergues de ce brick....</p>
+
+<p>&mdash;Qu'entendez-vous par les vergues?&mdash;fit gravement Narcisse....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! l'animal....&mdash;Ce bâton qui croise le mât en travers....
+Comprends-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends.</p>
+
+<p>&mdash;C'est heureux.&mdash;Vois-tu au bout de cela un homme accroupi, à cheval
+sur ce bâton?....</p>
+
+<p>&mdash;Je vois l'homme accroupi.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu ce qu'il fait?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais ce qu'il fait?</p>
+
+<p>&mdash;Il arrange une corde.</p>
+
+<p>&mdash;Pour?....</p>
+
+<p>&mdash;Pour... nous pendre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est-à-dire... pour <i>vous</i> pendre... <i>vous!</i> mais pas moi.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'te farce..., toi comme nous, donc; tiens, est-il bégueule
+celui-là!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas bégueule, mais vous comprenez bien, mon cher ami, que
+cela ne peut pas être: vous êtes des pirates, à la bonne heure, mais je
+ne suis pas pirate, moi; je m'appelle Narcisse Gelin, poète connu et
+domicilié à Paris, passager à bord, et pas du tout de votre bande....</p>
+
+<p>&mdash;Alors, dis-leur... c'est trop juste....</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que je compte faire... Heureusement voici venir un officier.</p>
+
+<p>Prenant alors l'air aussi digne que possible, tempéré pourtant par une
+nuance de soumission, Narcisse Gelin commença en ces termes:</p>
+
+<p>&mdash;Je dois éclairer votre conscience, monsieur l'officier;&mdash;parti comme
+passager à bord de <i>la Cauchoise</i>, c'est un heureux hasard que je n'aie
+pas partagé le sort de l'infortuné capitaine et de ses malheureux
+ma....</p>
+
+<p>L'officier l'interrompit alors en anglais d'un air irrité, et donna dans
+cette langue un ordre aux matelots, qui serrèrent les pouces de Narcisse
+de façon à les briser....</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!&mdash;reprit le gros homme&mdash;sais-tu ce qu'il vient de dire?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, non...&mdash;reprit Narcisse, tout tremblant, en regardant ses
+pouces.</p>
+
+<p>&mdash;Il vient de dire:&mdash;Bâillonnez ce chien, et voilà....</p>
+
+<p>&mdash;Mais il n'entend donc pas le français?</p>
+
+<p>&mdash;Pas un mot, ni lui, ni les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Dieu du ciel, vous savez l'anglais, vous....</p>
+
+<p>&mdash;Comme ma langue propre..., mon fils.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, dites-lui... tout... bien vite.</p>
+
+<p>&mdash;Du tout... tu m'as appelé <i>intrigant</i> dans la chaloupe.&mdash;Tu seras
+pendu, ça t'apprendra....</p>
+
+<p>Narcisse allait répliquer, mais le bâillon l'en empêcha.</p>
+
+<p>Il fit quelques gestes assez démonstratifs, mais cette pantomime toucha
+peu les Anglais.</p>
+
+<p>&mdash;Pour te consoler&mdash;lui dit le gros homme&mdash;je vais t'expliquer tout
+cela: il est bien juste que tu saches pourquoi l'on te pend.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'appelle Benard, depuis vingt ans je fais la course. Il y a
+environ six mois je montai un lougre, et quel lougre, mon fils!&mdash;Je
+rencontre un brick anglais marchand, qui revenait de Lima, chargé de
+gourdes, je l'attaque et le prends.&mdash;Comme il était mauvais marcheur, je
+le coule lui et son équipage, je garde les gourdes et je file.... Ce
+gredin de brick que tu vois là... me pince au vent le lendemain, je lui
+parais suspect, il vient à mon bord, visite tout, trouve les gourdes,
+quelques paperasses du capitaine que l'on avait bêtement gardées, et il
+comprend l'histoire.</p>
+
+<p>Au lieu de nous faire tous pendre, comme il en avait le droit, et comme
+il va le faire tout à l'heure, il nous met tous aux fers, et nous mène
+en Angleterre pour faire un exemple.</p>
+
+<p>Ma foi, là, je me tortille tant des pieds et des mains, que je dérape du
+ponton, je file à la côte, je fais marché avec un contrebandier qui me
+débarque à Calais. De Calais je viens à Brest.&mdash;Je vois cette jolie
+goëlette en armement, je fais mon plan avec des amis que j'embauche; la
+malice des figures ne va pas mal; cette nuit, nous envoyons le capitaine
+d'ici par-dessus le bord avec ses dix faï-chiens de Normands; tout va
+bien, très-bien, et il faut qu'au petit jour nous ayons pour
+réveil-matin une visite de ce gueux d'Anglais.&mdash;Le même de la fois du
+lougre, c'est un entêtement ridicule de la part du bon Dieu; enfin
+l'Anglais, ce gueux de <i>même</i> Anglais est venu à bord, a visité les
+papiers, m'a reconnu, et comme j'ai tout avoué, vu que sans cela
+j'aurais été pendu tout de même, il va faire notre affaire tout de
+suite, pour que ça ne soit pas remis indéfiniment, nous souquer à tous
+un bout du filin autour du cou, car il est bien sûr du ne pas rencontrer
+parmi nous un cardinal ou un évêque.&mdash;Je te parie que dans une heure,
+quoique tu m'aies l'air d'un chanteur, tu auras la respiration si gênée,
+que tu ne pourras seulement pas chanter: <i>J'ai du bon tabac</i>.... Ah!
+mais voilà le signal, pavillon rouge en berne, c'est la danse.... Adieu,
+mon agneau.... Aussi, pourquoi diable m'as-tu appelé intrigant!</p>
+
+<p>Il était moralement et physiquement impossible à Narcisse Gelin de
+répondre un mot; il se résigna, se confia à la Providence, ferma les
+yeux et sentit son c&#339;ur faillir.</p>
+
+<p>Il ne pensait plus du tout à la poésie, et tout ceci était poétique
+pourtant, ce beau ciel, cette mer bleue, ces pirates garrottés, ces
+costumes pittoresques, cette justice si franche et si brutale, ce Benard
+avec sa force colossale, sa vie errante, ses crimes, sa piraterie.</p>
+
+<p>Il faut l'avouer à la honte du fils du mercier, rien de tout cela ne
+trouva écho dans son âme; il ne pensait qu'à une chose, à la corde qui
+allait lui serrer le cou, et d'avance son gosier se contractait
+tellement qu'il n'aurait pu avaler une goutte d'eau. Le pirate Benard
+avait merveilleusement deviné le phénomène physiologique: ainsi qu'il
+l'avait annoncé à Narcisse Gelin, ce dernier eût été dans l'entière
+impossibilité de chanter: <i>J'ai du bon tabac</i>....</p>
+
+<p>On passa les pirates l'un après l'autre à bord du brick. L'un après
+l'autre on les hissa au bout-dehors de la grande vergue et au bout d'un
+cartahut, en réservant Benard pour la <i>bonne bouche</i>, comme il disait
+plaisamment.</p>
+
+<p>Narcisse Gelin et Benard restaient tous deux seuls:</p>
+
+<p>&mdash;Après vous&mdash;lui dit Benard en ricanant;&mdash;et quand le fils du mercier
+se sentit guinder au bout du cordage, les derniers mots qu'il entendit
+furent:&mdash;Ah! je suis un intrigant!</p>
+
+<p>Plaignez le poète.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout de même vexant de manquer une aussi belle
+affaire&mdash;murmurait Benard à moitié chemin de la vergue.</p>
+
+<p>Quand sa tête toucha la bouline:&mdash;Ah! dit-il&mdash;voilà que je vais faire
+<i>couic</i>....</p>
+
+<p>Et puis ce fut tout. Les corps des forbans furent jetés à la mer.</p>
+
+<p>On mit un équipage à bord de la goëlette, qui gagna Portsmouth avec le
+brick.</p>
+
+<p class="point2"></p>
+
+<p class="point2"></p>
+
+<p class="point2"></p>
+
+<p>Le père de Narcisse Gelin dit quelquefois d'un air de supériorité à son
+voisin Jamot l'épicier: Mon fils le poète est <i>aux îles</i>... il doit y
+faire une fameuse fortune.</p>
+
+<p>Depuis trois mois il attend une lettre de <span class="smcap">Narcisse</span>.</p>
+
+<p class="c top15 sml">FIN.</p>
+
+
+
+<div class="footnotes"><h3>NOTES:</h3>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Les négriers appellent ainsi les chargements de noirs
+qu'ils prennent sur la côte.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Mourir.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> On donne ce nom à un changement subit de plusieurs quarts
+dans le vent régnant. Les marins expérimentés jugent du moment où le
+vent doit sauter par le calme qui précède, ce qui est important pour ne
+pas perdre des mâts ou des voiles, car les sautes de vent arrivent avec
+une furieuse violence.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> La première lame.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> Mais le danger était immense, car on ne pouvait opérer
+cette scission qu'en se jetant à la mer, afin de s'accrocher au
+<i>chouque</i> du mât;... là seulement les haubans n'étaient pas en chaînes
+de fer, comme cette partie du gréement qui tient au porte-haubans.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Tout ce traité est historique et existe en double au greffe
+du tribunal de Saint-Pierre (Martinique), comme pièce à l'appui d'un
+procès fait à un négrier.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> On appelle ainsi le commandant, en style familier.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> On appelle nègres marrons ceux qui se sauvent des
+habitations pour se cacher dans les bois.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> Une hache attachée dans chaque moulin est destinée à
+remédier ainsi à ces accidents qui arrivent fréquemment.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> On ne doit pas s'étonner de voir des nègres porter des
+noms bibliques ou mythologiques.&mdash;Sitôt qu'une fournée de nègres arrive
+dans la colonie, on les baptise; ainsi tous les noirs d'une habitation
+ont des noms tels que Job, Cham, Japhet, etc.&mdash;Ceux d'une autre portent
+ceux d'Apollon, de Mars, de Vulcain, etc., etc., selon le caprice du
+maître.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> Il existait encore en 1822, dans toutes les Antilles
+françaises et anglaises, la secte des empoisonneurs; cette espèce de
+tribunal secret, composé de nègres marrons, s'assemblait à époques fixes
+dans des retraites inaccessibles, connues seulement des esclaves de
+l'Île.
+</p><p>
+Là, chaque noir apportait son sujet de plainte, déduisait ses motifs de
+vengeance, et, après avoir prêté le serment nécessaire, on lui donnait
+le poison dont il pouvait avoir besoin pour détruire les bestiaux ou les
+blancs.
+</p><p>
+Les derniers empoisonneurs furent suppliciés à la Guadeloupe, en 1823.
+Les détails qu'on va lire, tels affreux qu'ils soient, sont en partie
+extraits des procès-verbaux, révélations ou actes d'accusations déposés
+au greffe de Saint-Pierre (Martinique).</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> Espèce d'aigle marin.</p></div>
+</div>
+
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en
+Mer, Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin., by Eugène Sue
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ATAR-GULL ***
+
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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