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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 19:54:03 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en Mer, Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin. + romans maritimes. + +Author: Eugène Sue + +Release Date: December 2, 2009 [EBook #30582] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ATAR-GULL *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net); +produced from images of the Bibliothèque nationale de +France (BNF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr + + + + + + + + + +ROMANS, + +NOUVELLES ET HISTOIRES + +MARITIMES. + +Deuxième Série. + +IMPRIMÉ PAR BÉTHUNE ET PLON. + +ATAR GULL. + +Un Corsaire, + +Le Parisien en Mer, + +Voyages et Aventures sur Mer, de Narcisse Gelin. + +Romans maritimes, + +PAR EUGÈNE SUE. + +_NOUVELLE ÉDITION._ + +PARIS. + +LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN + +_ÉDITEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE D'ÉLITE_, + +9, RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS. + +MDCCCXLI. + + + + +TABLE. + + +Dédicace. + +À M. Fenimore Cooper. + + +ATAR-GULL. + + +LIVRE I. + +CHAP. I.--La _Catherine_. + + II.--L'Ouragan. + + III.--Le Courtier. + + IV.--La Vente. + + +LIVRE II. + +CHAP. I.--L'Inconnue. + + II.--La Hyène. + + III.--Monsieur Brulart. + + IV.--Arthur et Marie. + + V.--Que le bon Dieu vous punit de faire la traite. + + +LIVRE III. + +CHAP. I.--Le Faux Pont. + + II.--Atar-Gull. + + III.--Mystère. + + IV.--Opium. + + Songe. + + +LIVRE IV. + +CHAP. I.--La Frégate. + + II.--Une Ruse. + + III.--Le Colon. + + IV.--Le Père et le Fils. + + +LIVRE V. + +CHAP. I.--Fête. + + II.--Les Empoisonneurs. + + III.--La veille des Noces. + + IV.--Le Départ. + + V.--Rencontre. + + VI.--Songe. + + +LIVRE VI. + +CHAP. I.--La rue Tirechape. + + II.--Atar-Gull. + + III.--Le Baptême. + + IV.--Le Prix de Vertu. + + +UN CORSAIRE. + + +LE PARISIEN EN MER. + +CHAP. I. + + II. + + III. + + IV. + + +VOYAGES ET AVENTURES SUR MER DE NARCISSE GELIN. + +CHAP. I. + + II. + + III. + + +FIN DE LA TABLE. + + + + +ATAR-GULL. + + + À + LA MÉMOIRE DE + MON GRAND-PÈRE, + FEU M. LE CHEVALIER JOSEPH SUE, + PROFESSEUR À L'ÉCOLE ROYALE DE PEINTURE + ET SCULPTURE, + MEMBRE DE L'ACADÉMIE ROYALE + DES BEAUX-ARTS, + CONSEILLER ET CENSEUR ROYAL. + +EUGÈNE SUE. + + + + +À MONSIEUR + +FENIMORE COOPER. + + +Me pardonnez-vous, Monsieur, de répondre publiquement à la lettre si +flatteuse que vous avez bien voulu m'écrire au sujet de mon premier +ouvrage? + +Cette vanité de jeune homme impatient de mettre tout le monde dans la +confidence de sa bonne fortune littéraire est sans doute blâmable; mais, +sentant le besoin de donner quelques explications sur ce nouveau livre, +j'ai pensé qu'elles acquerraient bien plus d'importance et de valeur en +vous étant adressées, à vous, Monsieur, qui avez créé le _roman +maritime_ d'une manière si originale et si puissante, et qui partagez +avec Goëthe, Byron, Schiller et Walter-Scott le rare et précieux +privilège d'être un des _types_ de la littérature étrangère et +contemporaine. + +Je suis persuadé comme vous, Monsieur, que si l'esprit général de notre +nation pouvait arriver peu à peu à comprendre tout ce qu'il y a de +forces, de ressources, de moyens de défense ou de conquêtes commerciales +dans la marine, la France pourrait devenir l'égale de toute puissance +européenne sur l'Océan. + +C'est aussi cette conviction profonde, Monsieur, qui m'a donné le +courage de publier quelques essais maritimes; car, venant après vous, +il fallait un tel mobile pour oser entreprendre une tâche aussi +périlleuse. + +J'ai long-temps agité la question de savoir si je ne devais pas choisir +pour sujet de romans quelques-uns de ces merveilleux faits d'armes si +nombreux dans nos annales maritimes; mais j'ai estimé qu'il était mieux +de débuter modestement comme peintre de _genre_. + +Et puis aussi que le public, plus familiarisé avec l'idiome, la langue, +les habitudes des marins par mes premières esquisses, pourrait prêter +une attention moins distraite alors par l'étrangeté de ses mÅ“urs, à une +fabulation toute historique, d'une portée plus large et d'un intérêt +plus national. + +Vous trouverez peut-être, Monsieur, que j'ai bien abusé, dans +_Atar-Gull_, de cette licence que vous nous accordez, de commettre des +meurtres flagrants et atroces pour exciter la sensibilité du lecteur; +mais je me débattais en vain sous la fatale influence de l'effrayant +sujet que j'avais embrassé, et, comme _Macbeth_, de Shakespeare, ma +_férocité_ n'a pas eu de bornes, parce qu'un crime était la conséquence, +la déduction logique d'un autre crime. + +Aussi, Monsieur, j'ai une terrible crainte de passer pour un _homme +abominable_, faisant de l'horreur à plaisir. + +Et pourtant, à la faveur de cette peinture trop exacte (je le crois) de +la traite des noirs, de leur esclavage et de ses résultats, j'ai voulu, +non élever une polémique bâtarde et usée sur des droits que plusieurs +contestent, mais bien poser des faits, des chiffres, au moyen desquels +chaque partie adverse pourra établir ses comptes.--L'addition seulement +reste à faire. + +Maintenant, Monsieur, je vais vous soumettre le plan que j'ai cru devoir +suivre pour parfaire ce livre. + +Permettez-moi seulement une question. + +Ne vous est-il pas souvent arrivé de rencontrer par hasard, dans le +monde, un homme que vous ne connaissiez pas, et que vous regardiez +pourtant avec une curieuse attention, tant sa physionomie vous frappait? + +La tournure originale, incisive de quelques phrases, vous étonnait, et +vous écoutiez avidement...--Alors, tombant sous le charme d'une +conversation rapide, étincelante, animée, n'éprouviez-vous pas je ne +sais quelle sympathie pour cet être si singulier qui, apparaissant là +comme isolé au milieu de ce monde bruyant et tumultueux, semblait +presque fantastique, tant il y avait d'imprévu, de charme et de mystère +dans cette rencontre?... + +Et puis, malheur! un importun vous frappait sur l'épaule, vous +détourniez la tête avec humeur... et malheur... car l'inconnu était +peut-être Byron, Châteaubriand, Bonaparte? + +Et il avait disparu... et vous ne le revoyiez plus... plus jamais.... +Aussi y pensiez vous toujours avec un sentiment de tristesse douce et de +regrets.... En un mot, cette soirée, cette heure de conversation +_datait_ dans votre vie, n'est-ce pas? + +Et laissez-moi, Monsieur, citer à l'appui de ceci deux faits personnels; +il ne s'agit ici ni de Byron, ni de Châteaubriand, ni de Bonaparte, mais +d'hommes qui ne manquaient pas de supériorité. + +Un jour, j'étais à Saint-Pierre (_Martinique_), et comme notre frégate +devait mettre le lendemain à la voile, j'allai le soir faire mes adieux +à une excellente et digne famille, dont les soins touchants et +empressés m'avaient arraché à une mort cruelle;--j'arrivai, et, après +quelques moments d'une causerie amicale, on annonça le curé de ***. + +Figurez-vous, Monsieur, un homme jeune encore, pâle, le front saillant, +des yeux vifs et noirs, une parole sobre et austère, et le ton de la +meilleure compagnie. + +On parla politique.--Je ne sais par quel misérable préjugé je +m'attendais à une discussion étroite et hargneuse, ou à un dédaigneux +mutisme de la part du prêtre.--Point: le prêtre causa long-temps, et sa +conversation âpre et nerveuse, ses idées claires, fortes et neuves sur +les affaires du temps, m'étonnèrent à un point extrême. + +--On parla beaux-arts, musique, peinture: même supériorité, même science +toujours naïve, saine et vigoureuse.... Et je me souviens qu'il nous +fit, entre autres choses, une curieuse et poétique dissertation sur +l'influence du polythéisme et du christianisme dans les arts, tout à +l'avantage de la dernière croyance. + +On parla statique, géométrie, mécanique; il en raisonna comme un habile +praticien, et le colon chez lequel je me trouvai lui demanda même +pourquoi il ne faisait pas exécuter en grand l'admirable moulin à sucre +qu'il avait inventé. + +Enfin, Monsieur, vaincu par les sollicitations de mon hôte, qui +jouissait de ma stupéfaction, nous allâmes au presbytère. Il était, je +crois, minuit. + +Ici, le prêtre nous chanta de sa musique, nous montra de sa peinture, +voulut bien nous lire un de ses livres, un manuscrit remarquable sur la +liberté des cultes, nous expliqua ses machines à moudre les cannes +singulièrement simplifiées. + +Que vous dirai-je, Monsieur? ce prêtre résumait en lui tous les prodiges +de l'intelligence et du savoir. Simple, pauvre et bon, d'une infatigable +activité d'esprit, ne dormant presque pas, et passant sa vie à fouiller +les racines de l'arbre de la science; en un mot c'était presqu'un +_Faust_, à la damnation près (je le suppose du moins). + +Enfin, Monsieur, ces heures rapides passèrent; je restai sous le charme +jusqu'à trois heures du matin; à cinq heures, j'étais en route pour la +Jamaïque, et je ne devais plus revoir ce prêtre singulier, je ne l'ai +plus revu; peut-être a-t-il fini ses jours sous le ciel brûlant des +tropiques, car sa santé était faible et usée par l'étude... peut-être ce +génie ardent et inconnu est enseveli sous une pierre obscure. + +Une autre fois, en Grèce, quelques jours avant le combat de Navarin, je +vis pendant une heure, à Anti-Paros, un descendant du célèbre Panajotti, +favori du visir Kropoli; cet intrépide vieillard avait puissamment +contribué au soulèvement de son pays, connu Byron, égalé Canaris; d'une +finesse d'esprit exquise, d'un jugement droit et éprouvé, il me parla +longuement de la Grèce, et jamais la position vraie de ce malheureux +pays, son avenir, ses ressources, n'ont été plus poétiquement exposés +que par ce vieux Grec à longs cheveux blancs, au costume pittoresque, +assis sur un fragment de marbre aux sculptures effacées, prophétisant +l'avenir de cette nation, qui fut toujours un prétexte dans les mains +des puissances européennes. + +Je quittai, et ne vis plus qu'une fois cet homme extraordinaire: ce fut +le lendemain du combat du 20 octobre: il passait rapidement dans un +canot le long de notre vaisseau, et se rendait, je crois, auprès de +l'amiral, comme envoyé du gouvernement grec. + +Cette longue et fatigante digression, Monsieur, tend à établir ceci, que +souvent des êtres, tantôt remarquables par une grande puissance +d'organisation, tantôt par des vices ou des vertus portés à l'excès... +mais toujours frappants, saillants, d'une espèce à part, traversent +notre existence, rapides et éphémères; comme ces météores que nous ne +voyons qu'un moment, et qui s'éteignent pour toujours. + +Or, Monsieur, je me suis demandé pourquoi, dans les romans maritimes, +surtout, dont le cercle est immense, dont les scènes sont souvent +séparées entre elles par des milliers de lieues, on ne tenterait pas de +jeter cet imprévu, ces apparitions soudaines qui brillent un instant et +s'effacent pour ne plus reparaître. + +Pourquoi, au lieu de suivre cette sévère unité d'intérêt distribué sur +un nombre voulu de personnages qui, partant du commencement du livre, +doivent, bon gré, malgré, arriver à la fin pour contribuer au dénoûment +chacun pour sa quote-part; + +Pourquoi, dis-je, en admettant une idée philosophique, ou un fait +historique qui traverserait tout le livre, on ne grouperait pas autour +des personnages qui, ne servant pas de cortége obligé à l'abstraction +morale qui serait le pivot de l'ouvrage, pourraient être abandonnés en +route, suivant l'opportunité ou l'exigeante logique des événements. + +Alors, Monsieur, le lecteur éprouverait peut-être cette impression que +j'ai tâché de rendre sensible, cette impression qui résulte de la +subite apparition d'un homme extraordinaire que l'on ne voit qu'une fois +et dont on se souvient toujours. + +Je sais, Monsieur, qu'il faudrait un prodigieux talent pour arriver à ce +résultat, d'attacher l'intérêt du lecteur sur un personnage pendant le +tiers de l'action, je suppose, puis de faire disparaître ce personnage +et renverser l'intérêt sur celui qui le remplace, afin d'arriver ainsi +au dénoûment de l'ouvrage. + +Mais s'il était possible de réussir, je crois qu'on aurait surmonté +l'écueil inévitable que les romans maritimes semblent offrir par les +distances et les événements qui doivent nécessairement rendre l'unité +d'intérêt et de lieu au moins bien difficile. + +Car enfin, Monsieur, un navire est en route; avant d'arriver à sa +destination, il touche dans dix pays différents: là , des mÅ“urs +étrangères, insolites, qui n'offrent aucun rapport entre elles, et +peut-être là dix actions, dix puissants motifs d'intérêt, de quoi faire +un beau livre; le vaisseau part, on ne se revoit plus, les amitiés +commençantes sont brisées, l'amour brusquement tranché à sa première +phase. Adieu l'unité d'intérêt. + +Somme toute, ainsi qu'on l'a déjà dit, n'est-ce pas aussi une unité +d'intérêt qu'un fait ou une idée morale, qui, traversant tout un livre, +sert de pivot, de lien, aux événements ou aux personnages qui gravitent +autour? + +Et le roman de marine surtout ne peut-il pas vivre d'épisodes qui +seraient déplacés dans tout autre genre de composition? + +Je sais qu'il était donné à un talent tel que le vôtre, Monsieur, +d'encadrer, de resserrer dans le cycle de l'unité, les scènes immenses +que vous avez décrites, et de résoudre un problème insoluble pour tout +autre; mais c'est parce que je reconnais l'impossibilité d'atteindre à +cette hauteur que je tâche de faire excuser le système contraire que +j'ai adopté. + +J'ose croire, Monsieur, que vous ne verrez dans tout ceci la moindre +idée de fonder, d'établir une théorie quelconque; je vais seulement +au-devant de la critique qui pourrait, à juste titre, me reprocher +d'avoir essayé de mettre en relief dans ce livre trois personnages au +lieu d'un, sur lequel toute l'attention du lecteur devait être +concentrée. + +Je ne terminerai pas cette trop longue lettre, Monsieur, sans vous +exprimer encore toute ma reconnaissance pour les encouragements que vous +avez daigné donner à des ébauches bien imparfaites sans doute. + +EUGÈNE SUE. + +Paris, ce 15 mai 1831. + + + + +ATAR-GULL. + + + + +LIVRE I. + + + + +CHAPITRE I. + + Jamais d'enfants, jamais d'épouse! + Nul cÅ“ur près du mien n'a battu; + Jamais une bouche jalouse + Ne m'a demandé: «D'où viens-tu?» + + VICTOR HUGO.--Ode XXI, t. 2. + + --Où peut-on être mieux + Qu'au sein de sa famille? + + _Vieil air._ + +LA CATHERINE. + + +Voyez ce brick, il glisse bien timidement sur la mer des Tropiques, car +c'est à peine si cette brise légère et folle peut gonfler ses larges +voiles grises. + +Écoutez le murmure sourd et mélancolique de l'Océan; on dirait le bruit +confus d'une grande cité qui s'éveille; voyez comme les vagues se +soulèvent à de longs intervalles et déroulent avec calme leurs immenses +anneaux; quelquefois, une mousse blanche et frémissante jaillit du +sommet diaphane des deux lames qui se rencontrent, se heurtent, +s'élèvent ensemble et retombent en poussière humide après un léger +choc. + +Oh! qu'elle est scintillante et nacrée cette frange d'écume qui se +découpe sur les flancs bruns du navire! comme le cuivre de la carène +étincelle en reflets d'or au milieu de ces eaux vertes et limpides! que +le soleil brille doucement au travers de ces voiles arrondies qui +projettent au loin leurs ombres tremblantes! + +Et par l'auge de saint Pierre, c'est un vaillant brick que celui-ci, +qui, mollement bercé sur une mer paresseuse, semble s'y jouer comme une +dorade par le beau temps. + +Au souffle de cette petite brise, il continue honnêtement son chemin +vers le sud-est, arrivant sans doute d'Europe où il se sera défait de +toute sa cargaison, car il navigue sur son lest et montre presque deux +pieds de cuivre hors de l'eau. + +Il fait à bord une chaleur excessive, et le soleil ardent de l'équateur +calcine le pont, malgré la double tente qui couvre la dunette. + +Dans ce navire, tout était propre, luisant, frotté il y régnait un ordre +admirable, un arrangement minutieux des plus petits détails; on eût dit +un de ces comptoirs d'acajou soigneusement cirés, qui font la gloire et +le bonheur d'un respectable fabricant de bonneteries. + +Les fenêtres ouvertes à la brise laissaient pénétrer dans la dunette un +courant d'air vif et frais qui soulevait de jolis rideaux de toile de +Perse, et une vaste moustiquaire dont les plis légers entouraient un +lit suspendu. + +L'ameublement de cette petite cabine était fort simple, deux chaises, +quelques instruments de mathématiques, un porte-voix, une malle, une +table à roulis, et sur la table deux verres et une cruche de genièvre. + +Au-dessus, le portrait d'une femme grasse et rebondie, souriant à un +gros enfant joufflu qui lui offrait une rose, je crois, et dans le fond +du tableau un chat angora, l'Å“il vif, la patte en l'air, jouant avec une +bobine de coton. + +Quel portrait! quelle femme! quel enfant! quelle rose! quel chat! + +Tout cela fade et blanc, faux et lourd, laid, guindé, plâtré et pourtant +on y trouvait je ne sais quelle naïveté d'expression qui n'était pas +sans charmes: on reconnaissait dans cette peinture informe une bonne +nature de femme heureuse et gaie, et jusqu'à ce gros enfant rouge comme +sa rose; tout semblait respirer le bonheur et la joie.--Et puis +au-dessus du tableau pendait, soigneusement accrochée à un clou, une +vieille couronne de bleuets toute fanée. + +L'équipage du brick, accablé par la chaleur, s'était sans doute retiré +dans le faux pont, et tout dormait à bord, excepté le marin qui maniait +le gouvernail et trois matelots couchés au pied du grand mât. + +Le timonier fit alors tinter huit fois une petite cloche placée près de +lui, et cria d'une voix forte: + +--Allons, vous autres, relevez le quart. + +Le bruit causé par cette manÅ“uvre réveilla sans doute l'habitant de la +dunette, car la moustiquaire s'agita, on entendit tousser, remuer, +grogner, et un homme en sortit, après s'être frotté vingt fois les yeux +en bâillant d'une étrange manière. + +C'était M. Benoît (Claude-Borromée-Martial), capitaine et propriétaire +du brick la _Catherine_, de trois cents tonneaux, doublé et chevillé en +cuivre (le brick). + +M. Benoît (Claude-Borromée-Martial) était court, replet, fortement +coloré, un peu chauve, avait le nez gros et rouge, les lèvres épaisses, +le menton rentré, les joues pleines et lisses, et de petits yeux d'un +bleu clair qui exprimaient une parfaite quiétude; en somme, c'était bien +la plus honnête physionomie du monde. Une veste et un pantalon de toile +rayée composaient toute sa toilette; et lorsqu'après avoir entouré son +cou d'un madras, couvert sa tête grisonnante d'un grand chapeau de +paille, il sortit de sa dunette la figure calme et reposée, l'air +souriant, satisfait, les mains croisées derrière le dos,... vrai, +n'eussent été les feux dévorants de l'équateur qui faisaient étinceler +l'Océan comme un miroir au soleil, la chaleur étouffante et le plancher +mobile du brick,... on eût pris M. Benoît pour un bon campagnard humant +l'air parfumé du matin dans son bosquet de tilleuls fleuris, et allant +s'asseoir sur le frais gazon pour respirer à son aise la bonne odeur de +ses jasmins tout brillants de gouttes de rosée. + +--Eh bien, garçon--dit-il au timonier en lui pinçant joyeusement +l'oreille--la _Catherine_ file donc devant la brise comme une demoiselle +respectueuse devant sa mère? (car les comparaisons de M. Benoît étaient +toujours chastes.) + +--Oui, capitaine; mais elle se tortille comme une déhanchée, la vilaine. +Tenez... quel coup de roulis... et cet autre.... + +--Ah dam, mon garçon, si nous avions quelques quinteaux de fer dans +notre cale, elle serait appuyée, cette pauvre _Catherine_; mais arrive +notre chargement, et tu la verras ne pas plus broncher que l'armoire à +linge que j'ai à Nantes dans ma petite salle à manger, où je reçois mes +amis--disait naïvement le bon capitaine en étouffant un soupir de +regret. + +À ce moment, un grand homme, brun et décharné, descendit des haubans de +misaine et sauta sur le pont. + +--Je ne l'ai plus revue--dit-il au capitaine Benoît en lui rendant sa +lunette--il faut qu'elle soit cachée dans la brume, car elle épaissit +diablement, la brume,... et le soleil, hein... est-il foncé?... + +--Le fait est, Simon, que le soleil a l'air du four de campagne que +_Catherine_ faisait rougir au feu pour dorer le macaroni que j'aimais +tant... (Ici nouveau soupir.) Mais, dis-moi, cette goëlette... elle me +tracasse. + +--Disparue, capitaine, disparue; j'avais d'abord craint que ce ne fût +une goëlette de guerre, mais non; un gréement tenu comme la teignasse +d'un mousse malpropre, des mâts de hune, et des flèches de perroquet à +faire chavirer le bon Dieu, s'il s'embarquait à bord,... et.... + +--Simon,... Simon,... tu recommences, je n'aime pas à t'entendre +blasphémer comme un païen; tu fais le philosophe, et ça te jouera un +tour... tu verras. + +--Allons, bon, motus; mais je vous le dis, cette goëlette n'est point un +bâtiment de guerre pour sûr; d'ailleurs, les croiseurs anglais ou +français ne visitent jamais ce côté de la ligne; ainsi ne craignez rien. + +--Je ne crains rien non plus; j'ai, exprès, choisi ce côté de la ligne, +parce que je n'ai pas de concurrents; mes affaires n'en vont pas plus +mal; encore un ou deux jours, et nous verrons le père Van-Hop.... Il +devient retors en diable; par exemple, le _bois d'ébène_[1] renchérit. +Ah! il est passé ce bon temps où, pour quelques caisses de +quincailleries, j'en chargeais mon brick à ne savoir où mettre les +pieds.... + +--Alors--dit Simon--on se moquait pas mal du déchet. + +--Un tiers, Simon, toujours un tiers de déchet, parce qu'il faut, +vois-tu, que le bois d'ébène fasse son jeu dans le faux pont, à cause de +l'humidité et de la chaleur. + +--Aussi, capitaine, ce qui reste est fameux!! et on peut le vendre à la +Jamaïque pour en faire des pioches et des chariots, sans craindre qu'il +éclate--répondit Simon en riant. + +--Farceur,... et pourtant c'est une partie toujours _très-demandée_ par +ces messieurs des colonies. + +--Cordieu! capitaine, si vous croyez qu'il ne faut pas plus de temps au +chanvre pour pousser que pour s'user une fois qu'il est tressé en +cordage,... et que le bon Dieu n'a qu'à souffler pour.... + +--Ah ça, Simon, encore! tu ne veux donc pas finir?... Silence donc, tu +vas nous attirer quelque chose de là -haut; tais-toi, viens plutôt causer +de _Catherine_ et boire une gorgée de _gyn_. + +Le capitaine et son second entrèrent dans la dunette et s'attablèrent. + +--Tiens, Simon--dit Benoît en montrant le portrait qui ornait sa petite +chambre--vois donc, on croirait que _Catherine_ nous regarde, et +_Thomas_, donc,... est-il ressemblant! Jusqu'à _Moumouth_ qui a l'air de +me reconnaître avec sa patte levée; et puis c'est cette couronne-là +qu'ils m'ont donnée le jour de ma fête... à la saint Claude.... Pauvres +chers amours; allez,... je pense à vous.--Et il soupira profondément. +Le digne homme!... + +--Le fait est, capitaine, que vous pouvez vous vanter de faire un crâne +père de famille--dit l'autre avec l'accent d'une intime conviction. + +--Aussi une fois cette campagne finie--reprit Benoît--je plante mes +choux; car, après tout, qu'est-ce que je veux, moi? je n'ai pas +d'ambition. Ah! mon Dieu! une petite maison blanche, des volets verts, +et un rond d'acacias sous lequel on dîne avec une paire d'amis et sa +chère _Catherine_,... sa chère _épouse_.--Et les yeux du capitaine +Benoît pétillaient de plaisir en contemplant avec amour le portrait de +ce qu'il appelait son _épouse_. + +--C'est qu'aussi, capitaine, votre épouse... ah! votre épouse est digne +d'être aimée,... elle a, sacredieu! une paire de _bossoirs_, que.... + +--Simon, ah! Simon.... + +--Pardon, capitaine; c'est le gyn, il est fameux, et ça monte; à propos +de gyn, capitaine.... Mais voyez donc quel calme, quel beau temps! ça +réjouit le cÅ“ur. À propos de gyn, on dit, et j'en suis sûr, qu'il n'y a +rien de bon pour la santé comme de faire bouillir dans du tafia une +pomme de pin piquée d'une douzaine de piments enragés, et gros comme le +poing de poivre de Cayenne; on mêle ça avec le rhum ou le genièvre, et +mordieu, capitaine, c'est à regretter de n'avoir pas le gosier large, +large comme une manche à vent, pour s'en abreuver à flots. + +--Bigre! ça doit gratter un peu--dit Benoît en hochant la +tête--(pardonnez-lui ce juron: _bigre_ avec _fichtre_, c'étaient les +seuls qu'il se permit). + +--Du tout, capitaine, c'est un velours, c'est doux comme le duvet d'une +jeune mouette, un baume pour l'estomac.... J'ai connu un +quartier-maître-voilier, un nommé _Béquet_, qui s'est guéri avec ça d'un +affreux catarrhe qu'il avait pris à _Terre-Neuve_ sur un banc de glaces. + +--Ça, c'est vrai comme _Catherine_ n'a qu'un Å“il. Simon, à ta santé, mon +garçon. + +--Ne me croyez pas si vous voulez.... À la vôtre, capitaine. Mais voyez +donc quel temps! + +--Au fait, Simon, quel joli calme! il fait presque frais; oh! le beau +soleil!... À ta santé.... Un temps comme celui-là , vois-tu, ça donne +envie de boire. + +--Capitaine, ceci est physique.... Mettez une éponge imbibée au soleil, +et vous verrez la chose. À la vôtre.... + +--Ah! Simon... c'est toi qui me fais l'effet de l'éponge, car tu +t'imbibes joliment--répondit maître Benoît, qui commençait à être fort +gai, très-gai, on ne peut plus gai. + +--Dis donc, Simon.... + +--Capitaine.... + +--Si tu es raisonnable et que le père Van-Hop ne m'écorche pas trop en +revenant de la Jamaïque... nous relâcherons quelque part. + +Et en parlant de parcourir ainsi presque le quart du globe, le bonhomme +n'y mettait pas plus d'importance que s'il eût dit:--En revenant du +faubourg, si j'ai fait un bon marché, nous entrerons prendre quelque +chose dans une taverne. + +--Vrai... bien vrai? + +--Foi d'homme! Simon, et alors... deux ou trois bonnes journées.... Des +farces--dit à voix basse et mystérieusement Benoît en couvrant à moitié +sa bouche avec sa main gauche. + +--C'est ça, capitaine, des folies, nous rirons, je dépense ma solde en +deux jours; allez donc, des voitures, des femmes, des oranges, des +gants, des bas, des chaînes de montres, un castor en poil et des +bretelles! Allez donc... tout le tremblement à la voile! + +--Et c'est vrai, et allez donc--répétait Benoît à moitié gris, en +frappant sur la table avec son gobelet de fer-blanc.--Et allez donc... +nous nous amuserons joliment.... Quel beau temps!... Ah! ouf! mais il ne +faudra pas que Catherine sache... bigre!!!! + +--Pardieu... capitaine... je le crois bien.... À sa santé.... Nous +relâcherons à Cadix.... Ah! capitaine... capitaine, je vous vois déjà +sur la place San-Antonio.... Tonnerre du diable!... C'est là qu'il y a +des femmes! des yeux grands comme les écubiers d'une frégate, des +dents... comme des râteliers de tournage, et puis comme dit la chanson: + + Y una popa, + Caramba! + Como un bergantin. + +Ah! bah! faut jouir de la vie; au bout du mât la hune. + +--C'est vrai Simon, d'un jour à l'autre on peut avaler sa gaffe[2]... +et, bigre! on a raison de!... + +À ce moment, le capitaine fut interrompu par un bruit infernal, et le +brick donna une telle bande sur babord, que les bouts-dehors des basses +vergues plongèrent d'un pied dans l'eau. + +_Benoît_ et _Simon_ s'attendaient si peu à cette effroyable secousse, +qu'ils furent jetés sur la cloison. + +--C'est une saute de vent[3]--cria Benoît tout-à -fait dégrisé et se +précipitant hors de la dunette. + +--Ce qui nous annonce un ouragan.... Ainsi nous allons rire--dit Simon +en suivant son capitaine. + + + + +CHAPITRE II. + + Et la moitié du ciel pâlissait, et la brise + Défaillait dans la voile, immobile et sans voix, + Et les ombres couraient, et sous leur teinte grise, + Tout, sur le ciel et l'eau, s'effaçait à la fois. + + Et dans mon âme aussi, pâlissant à mesure, + Tous les bruits d'ici-bas tombaient avec le jour, + Et quelque chose en moi, comme dans la nature, + Pleurait, priait, souffrait, bénissait tour à tour. + + DE LAMARTINE.--_Harmonies_, liv. II, h. II . + + Hélas! quand la mer roule sur des catholiques, + c'est qu'ils sont obligés d'attendre + plusieurs semaines qu'une messe leur ôte + un boisseau de charbons ardents du purgatoire; + car, tant qu'on ignore ce qu'ils + sont devenus, les gens ne veulent pas risquer + leur argent pour les âmes des morts; + il en coûte trois francs pour faire dire une + messe! + + BYRON.--_Don Juan_, ch. II , st. LVI . + +L'OURAGAN. + + +Heureux matelot! ta vie est accidentée d'une manière si piquante; tout à +l'heure du calme, du soleil, un balancement doux comme celui qu'une +jeune Indienne imprime à l'érable rouge festonné de guirlandes d'apios, +qui cache parmi ses fleurs le berceau de son fils. + +Alors l'insouciance, la molle paresse, une causerie sans suite, +capricieuse et vagabonde; alors tes gais souvenirs de terre, le vieux +chant de ton pays, et une bouteille de ce genièvre poivré qui réjouit +tant le cÅ“ur et y verse la poésie à flots; car la poésie à toi, bon +marin, c'est l'espérance!... L'espérance de voir dans l'avenir des +combats dont tu sors vainqueur, une grosse orgie, un ancrage sûr où ton +navire puisse dormir pendant que tu sèmes à terre les piastres, les +gourdes, les onces, les moïdors, que sais-je, moi? car en vérité tu as +des monnaies de toutes sortes, brave homme; le ciel sait où tu les +prends.... Enfin, le genièvre te montre tout cela à travers son prisme +jaune et brillant comme la topaze. Tu poignardes ton ennemi, tu serres +ton or, tu baises les joues d'une joyeuse fille.... Tiens, des sequins; +tiens, des peziques... en voici! cordieu! en voici, achète des robes à +falbalas comme la femme d'un amiral, fais-toi belle et donne-moi le +bras.... + +Mais tout-à -coup le ciel se couvre, l'Océan mugit, le vent gronde; +laisse là ton verre à moitié plein, n'achève ni ton projet, ni ta +chanson, ni ton sourire, et brave la mort, car elle est menaçante.... + +Or, aussi à bord de la _Catherine_, on était généralement d'avis qu'elle +menaçait. + +L'équipage monta sur le pont, triste, silencieux, car on n'était pas +encore au fort du péril, on l'attendait, on le voyait arriver, et cette +conscience d'un danger prochain, inévitable, avait assombri toutes les +figures. + +Le brick s'était fièrement redressé, quoiqu'il eût perdu son petit mât +de hune dans la bourrasque. Mais les vagues commencèrent à s'enfler, et +le ciel se couvrit de vapeurs glauques et rougeâtres comme la fumée d'un +incendie, qui, se reflétant sur les eaux, voilèrent d'une teinte grise +et lugubre cet Océan tantôt si frais et si bleu. + +--C'est un échantillon de ce que l'ouragan nous promet, et il +tiendra--avait dit Benoît qui s'y connaissait; aussi, à peine les +huniers étaient-ils amenés qu'un mugissement sourd se fit entendre, et +une large zone de nuages sombres, noirs, qui semblait unir le ciel et la +mer, s'avança rapidement du nord-ouest en chassant devant elle un banc +d'écume bouillonnante, effroyable preuve de la fureur des vagues qui +accouraient avec la tempête.... + +Benoît et Simon se serrèrent la main, en échangeant un coup d'Å“il +sublime. + +Ces physionomies, naguère insignifiantes comme la brise folle qui se +jouait dans les cordages du vaisseau, parurent sortir d'un sommeil +léthargique; ces hommes vulgaires, ces nains pendant le calme +grandirent... grandirent avec l'ouragan, et se dressèrent géants +intrépides au premier choc de la tempête. + +Ce qu'il y avait de mesquin et de plat dans la figure du capitaine +disparut; ce front tout à l'heure stupide se releva brillant d'une +incroyable audace qui semblait défier le ciel! ce regard terne devint +éclatant, et un sourire de dédain et de supériorité donna une admirable +expression à cette bouche si niaise. + +C'est qu'aussi, en présence de ces instants décisifs, de ces imminentes +questions de vie ou de mort, les petits détails de beauté +conventionnelle s'effacent, l'âme seule se reflète sur le visage, et si, +au moment du péril, cette âme s'est réveillée puissante et vigoureuse, +elle imprimera toujours un caractère noble et grandiose aux traits de +l'homme qui osera lutter contre la nature en furie. + +--Enfants,--cria le capitaine, car déjà l'ouragan hurlait plus fort que +le tonnerre,--enfants, ne craignez rien, ne n'est que de l'eau et du +vent, dépassez le mât de hune qui nous reste; toi, Simon, cours à +l'avant, nous essaierons de tenir la cape avec la grand'voile au bas +ris, tâche de la faire amurer... et toi, timonier, veille bien à la +barre, mettez-vous deux, trois s'il le faut, pour gouverner; car je +crois que le vent va s'entêter contre le brick comme un enfant mutin +contre son père... aussi, mes garçons, ne lui cédons pas... c'est d'un +mauvais exemple. + +À peine Benoît achevait-il ces mots, que l'ouragan tombait à bord. + +La _Catherine_ tourbillonna long-temps sur des lames affreuses qui se +brisaient entre elles, et disparut même au milieu d'une pluie d'écume +soulevée par la violence de la tempête qui sifflait dans les manÅ“uvres, +pendant que les craquements de la membrure se succédaient secs et +précipités, comme le bruit d'un marteau sur une enclume; inondé par +d'énormes masses d'eau qui, s'abattant sur le pont avec un horrible +fracas, le balayaient dans toute sa longueur; soulevé sur le dos +monstrueux des vagues, et lancé dans un abîme sans fond, le malheureux +brick semblait devoir s'engloutir à chaque instant. + +--Tenez-vous aux haubans et aux râteliers--criait Benoît--ce n'est rien, +ça rafraîchit, il fait si chaud!... et puis la propreté de _Catherine_ +sera faite pour demain... et vous, loffez... loffez... ou sinon.... + +Il ne put achever, une montagne d'eau qui s'élevait à la hauteur des +hunes, déferlant contre la dunette, se déroula sur le pont, le couvrit +de débris et se retira par la proue en emportant deux hommes qui +disparurent au milieu des flots; ces deux hommes venaient, je crois, +d'épouser les deux sÅ“urs, deux Nantaises fraîches et roses; ils +s'aimaient beaucoup, une forte amitié de matelots; toujours de quart +ensemble, toujours ivres ensemble, toujours se battant ensemble, l'un +s'était marié pour faire comme l'autre, l'autre se jeta à l'eau pour +sauver son ami ou faire comme lui,--se noyer.--Or, ils finirent ainsi +qu'ils avaient commencé:--ensemble! + +Simon s'était fortement accroché à une drisse; quand la vague fut +écoulée, il se releva fièrement, le front intrépide, ruisselant d'eau, +ses cheveux collés sur ses joues. + +Un matelot, jeté violemment sur la drôme par cette dernière lame, +s'était cassé le bras, et hurlait très-fort. + +--Veux-tu fermer la bouche, braillard--lui dit Simon--ou tu avaleras la +première _baleine_[4] qui tombera à bord. + +Les cris redoublaient. + +--Après tout, je m'en moque--dit Simon--fais la pompe si ça t'amuse.... + +Il fallait bien tâcher de consoler et d'égayer ce pauvre blessé. + +--Et toi, mon bon _Caiot_--disait le capitaine Benoît au +timonier--attention.... + +--Oh! capitaine--répondit celui-ci en s'essuyant le front--tant que le +navire gouvernera, _n'y a pas de soin_, ça balance, c'est, sauf respect, +comme le tape-cul qui est à Nantes au _Panier fleuri_; autant jouer à ça +qu'à autre chose, et on n'a pas à craindre les plats-dos.... + +--Défiez-vous... défiez-vous, capitaine--cria Simon, car il vit arriver +avec fracas une énorme lame qui, se dressant menaçante, resta immobile +pendant cet espace si court où le sommet est tenu en équilibre sur sa +base... mais la violence du vent la fit pencher; elle plia sur +elle-même, se déroula pesamment en poussant devant elle une nappe d'eau +blanchissante, vint s'abattre avec fracas sur l'arrière du brick, et il +disparut encore sous cette vague qui tonnait comme la foudre.... + +La commotion fut si violente, que le safran du gouvernail, heurté par le +travers, donna une affreuse secousse à la barre: Les trois hommes qui +la tenaient furent renversés sur le pont, et par suite de ce malheureux +accident, le brick venant au vent, la grande voile faceilla et fut +masquée en grand. + +Benoît sortait alors de dessous la vague qui venait de se retirer, et +tenait embrassé le portrait de sa femme, qu'il avait repêché au milieu +des débris de la dunette: + +--Je ne laisse pas comme cela enlever Catherine...--disait-il--car ma +pauvre épouse.... + +Il ne put achever, en voyant la position critique du navire. + +--Nous sommes perdus--s'écria-t-il, et d'un bond il se précipita sur la +barre pour laisser arriver et tâcher de démasquer. + +Impossible... il était trop tard.... + +Le grand mât résista, à peine deux secondes, plia... cria... se rompit +avec un bruit éclatant, brisa le gréement qui se tenait du côté du vent, +tomba sur le bastingage du babord... et de là dans la mer, en entraînant +les haubans, qui l'attachaient toujours au navire. + +Ce qu'il y avait d'horrible dans cette position, c'est que ce mât, +poussé par les lames furieuses, allait et revenait contre le brick +auquel il tenait encore par une partie de ses manÅ“vres, et, agissant +comme un bélier sur ses flancs, menaçait d'y faire une trouée qui l'eût +coulé à fond. + +Une seule chose restait à faire, c'était de couper les cordages qui +liaient cette poutre au brick[5]. + +--Il n'y a pas à balancer, c'est dangereux, mais il y va de notre +peau--dit Benoît, en s'amarrant aussitôt au bout d'une manÅ“uvre, et d'un +saut il fut à cheval sur le bastingage, sa hache à la main. + +--_Catherine_ et _Thomas_--dit le brave homme, en enjambant le +plat-bord--c'est pour vous.... + +Il s'élança.... + +Mais une main de fer saisit la corde au moment où il allait sauter, et +le digne Benoît fut un instant suspendu en l'air, puis halé à bord par +son ami Simon. + +--Ah! gredin--s'écria Benoît--tu veux donc faire sombrer le brick? et il +dirigea sa hache sur Simon, qui évita le coup.... + +--Diable! vous devenez vif, capitaine, je voulais vous dire que ce n'est +pas là votre place.... Pour cette besogne vous ne verriez pas assez +clair, Catherine et Thomas vous brouilleraient la vue.... + +Et il sauta sur le bastingage. + +--Mon bon Simon--dit Benoît en l'arrêtant par la jambe--jure-moi.... + +--Sacré mille tonnerres, mille millions, de diables, voulez-vous me +lâcher?... sacré.... + +--Ce n'est pas comme ça que je voulais te faire jurer, mais amarre-toi, +pour l'amour de Dieu... amarre-toi.... + +Simon ne l'entendait plus, il s'était déjà jeté à la mer, afin +d'atteindre le mât et de s'y cramponner pour le débarrasser de son +gréement. + +Le vent se calmait, mais la houle était toujours très-forte. + +--Pauvre Simon... il est cuit--dit Benoît, en voyant son second, tâchant +de se tenir à cheval sur cette poutre ronde qui roulait à chaque lame et +s'avançait vers le flanc du brick. + +La position de Simon était horriblement dangereuse, car il risquait à +tout moment d'être écrasé contre le navire. + +--Encore un coup de hache, Simon--criait Benoît--et nous sommes parés. +Ah... mon Dieu... Simon... Simon... défie la vague... à la mer... +jette-toi à la mer... tu vas... Simon... Ah!... + +Et le capitaine poussa un cri affreux en mettant la main devant ses +yeux. + +Simon avait eu la tête broyée entre le mât et le brick; mais aussi, +grâce à son intrépide sang-froid, le navire était sauvé d'une position +bien critique, je vous assure. + +L'ouragan s'apaisait peu à peu comme toutes les bourrasques des mers des +Tropiques qui tombent aussi rapidement qu'elles s'élèvent; le vent se +régla, les nuages chassèrent rapidement vers le sud. + +Quand Benoît eut accordé quelques moments à sa douleur et à ses regrets, +il fit nettoyer le pont des débris de manÅ“uvre et de charpente qui +l'encombraient, amurer la misaine, et, profitant d'un vent bon frais, +mit le cap au sud-est. + +Comme on le pense bien, l'expression grandiose de M. Benoît sembla +disparaître avec le danger et la tempête;--une fois la brise réglée, le +navire en route... il redevint l'homme grossier, vulgaire, niais, mais +honnête, faisant la traite des nègres avec autant de conscience et de +probité qu'il est possible d'en mettre dans les affaires, et ne croyant +pas agir plus mal que s'il eût vendu des bestiaux ou des denrées +coloniales, ne pensant enfin qu'à s'amasser une fortune indépendante +pour vivre tranquillement le reste de ses jours et assurer l'avenir de +sa petite famille. Le digne père! + +Il veilla toute la nuit et pensa même plus à Simon qu'à sa chère +Catherine: Simon naviguait avec lui depuis si long-temps! Simon +connaissait ses habitudes, lui était dévoué, s'occupait des minutieux +détails de l'emménagement des nègres à bord, avec une patience, une +humanité qui charmaient le capitaine; jamais les noirs ne manquaient de +vivres, et, sauf le _déchet_, qu'on ne pouvait éviter, la cargaison +arrivait toujours aux colonies, grâce à cette paternelle administration, +arrivait, dis-je, toujours saine et bien portante. Simon était son +factotum. À Nantes il menait promener Thomas ou allait au marché avec +madame Benoît, un panier au bras; enfin, Simon était pour le capitaine +un être inappréciable, un ami véritable et dévoué. + +Aussi, en attendant le jour, M. Benoît s'essuya-t-il plus d'une fois les +yeux. + +Il était encore plongé dans ses douloureux regrets, lorsque le matelot +de vigie cria:--terre à babord. + +--Déjà --dit Benoît, en montant sur son banc de quart--je ne me croyais +pas si près des côtes, heureusement elles sont açores. Toi, timonier, +tiens cette montagne ouverte d'un quart, avec ce bouquet de palmiers, +jusqu'à ce que tu arrives à l'embouchure de la rivière Rouge. + +--Enfin nous y voilà --dit le capitaine--pourvu que le père Van-Hop ait +de quoi me radouber et me regréer.... Je ne parle pas du bois +d'ébène,... c'est le plus fin courtier de la côte d'Afrique, et il +connaît les bons endroits, le compère... mais, il va m'écorcher. Ah! si +mon pauvre Simon était là au moins... mais non... plus jamais!... Ah! +mon Dieu, plus jamais!... comme c'est triste!... + +Et le bon homme mouilla son troisième mouchoir à tabac à carreaux bleus, +précieusement marqué, par sa chère Catherine, d'un C et d'un B en coton +rouge. + + + + +CHAPITRE III. + + Borné dans sa nature; infini dans ses vÅ“ux, + L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux, + soit que, déshérité de son antique gloire, + De ses destins perdus il garde la mémoire, + Soit que de ses désirs l'immense profondeur + Lui présage de loin sa future grandeur. + + DE LAMARTINE.--_Méditation_ II. + + Le commerce, ah! Monsieur, le commerce! + c'est le lien des Nations, la fraternité de la + grande famille, la providence du pauvre, la sécurité + du riche, ah!... Monsieur, le commerce! + + WANDRYK, _Essai d'économie politique pratique._ + +LE COURTIER. + + +Le soleil se levant pur, radieux, caraissait la surface de l'Océan, +comme pour le consoler de la tempête de la nuit, et le sourd murmure des +vagues encore agitées par un reste de houle, ressemblait aux derniers +grondements d'un chien qui s'apaise à la vue de son maître. + +La _Catherine_ entra dans la rivière des _Poissons_, située vers le sud +de la côte occidentale de l'Afrique, et, remorquée par sa chaloupe, +commença de remonter le courant pour gagner une petite anse dessinée par +un des contours du fleuve. + +Ce fleuve coulait lentement au travers d'une majestueuse forêt, et ses +eaux tranquilles reflétaient un ciel bleu, des arbres verts chargés +d'oiseaux et de fruits de toutes couleurs. + +Ici le mimosa aux feuilles grêles et dentelées, l'ébénier avec ses +élégantes girandoles jaunes, les sabris aux gousses rouges appuyés sur +des abricotiers sauvages; là des saules courbés par le courant qui +entraînait leur longue chevelure lisse et argentée, tandis que des +lianes flexibles les entouraient d'un réseau de fleurs pourpres. + +Quelquefois un large et brusque rayon de soleil, perçant ce sombre +feuillage, l'illuminait en partie, de sorte qu'on pouvait voir la tête +et le col orangé d'un _didrick_ briller vivement éclairés, pendant +qu'une ombre capricieuse, venant durement trancher ce coloris éclatant, +voilait d'une terne demi-teinte le reste de son corps et les longues +plumes blanches de sa queue. + +Ainsi, lorsqu'un rapide jet de lumière, pénétrant par une étroite +entrée, traverse une salle obscure, on voit aussitôt tourbillonner au +milieu de l'axe de ce rayon une foule d'atomes scintillants. + +Ainsi tout ce qui, dans le bois, se trouvait inondé de cette nappe de +clarté resplendissante, étincelait de mille feux; c'étaient des +perroquets rouges agitant leurs ailes d'un noir velouté, des flamands +roses, des colibris nuancés d'or et d'azur, et des cardinaux incarnats +avec leur aigrette ondoyante et soyeuse. + +Et puis le beau rayon s'arrêtait à la surface du fleuve, s'y +réfléchissait, jouait un instant, sur des nénufars blancs, des +campanules bleues, asiles parfumés et flottants d'une myriade d'insectes +dont les corselets diaprés chatoyaient comme autant de rubis et +d'émeraudes. Enfin il s'éteignait comme à regret, le beau rayon, en +laissant sur la surface du fleuve une éblouissante auréole qui +contrastait avec les ombres vertes et transparentes, projetées par +l'épaisseur des arbres de la rive. + +Quand le brik eut atteint l'endroit désigné pour son mouillage, un petit +canot, monté par trois marins, remonta plus à l'est le courant du +fleuve, et arriva bientôt à une partie du rivage qui paraissait mieux +frayée. + +--Sciez... sciez... mes garçons--s'écria Benoît, en se levant du banc de +l'arrière où il était assis, et donnant une légère impulsion à la barre +il profita du reste de l'erre de l'embarcation pour accoster. + +--Mouille un grappin, _Caiot_--dit-il ensuite à un jeune +quartier-maître--et si je ne suis pas revenu dans une heure, retourne à +bord et viens demain matin me prendre ici. + +Puis, au moyen d'une planche jetée de la yole au rivage, M. Benoît +descendit à terre et se mit à suivre un petit sentier dont il paraissait +connaître parfaitement les détours. + +--Pourvu--pensait le digne homme en s'éventant avec les vastes bords de +son chapeau de paille,--pourvu que ce diable de _Van-Hop_ soit encore à +son habitation; il doit pourtant savoir que c'est l'époque à laquelle je +ne manque jamais de venir... quinze jours plus tôt ou plus +tard...--C'est un drôle de corps que ce père _Van-Hop_, il vit là au +milieu des bois comme s'il était chez lui; il n'a rien changé de ses +anciennes habitudes; ça faisait tant, tant rire ce pauvre Simon... ah... +enfin il faut se faire une raison.... + +On entendit aboyer un chien. + +--Bon!--dit Benoît--je reconnais la voix du vieux César, l'ancien doit +encore être dans sa cassine. + +Les aboiements du chien se rapprochèrent, et l'on distingua en outre une +voix aigre et perçante, qui disait en grondant:--Ici, César, ici, ne +vas-tu pas prendre un homme pour une panthère? + +Le sentier que suivait le capitaine de la _Catherine_ faisait en cet +endroit un coude assez brusque, aussi se trouva-t-il tout-à -coup devant +une maison bâtie en pierre rougeâtre et recouverte d'un toit de plomb; +de fortes grilles de fer protégeaient les fenêtres, et une large +palissade semblait défendre l'entrée de cette demeure. + +--Eh bien, bonjour, bonjour, père _Van-Hop_--criait Benoît, en tendant +amicalement la main au propriétaire de cet édifice; mais celui-ci ne +bougea, et se recula au contraire d'un air maussade comme pour barrer sa +porte. + +Figurez-vous un petit homme sec, grêle, qui ressemblait à une fouine, +mais propre, mais soigné, mais tiré, comme on dit, à quatre épingles; +quand il ôta son chapeau de feutre, luisant de vétusté, on vit une +petite perruque blonde minutieusement peignée: il portait une sorte de +houppelande grise, à collet, un gilet chocolat à boutons de métal, et +une culotte de velours foncé, enfin des bottes à revers, un peu +poudreuses, du linge fort blanc, et de volumineux cachets en graines +d'Amérique complétaient sa parure. + +Il restait là sur le seuil de sa porte, calme et sans crainte, je vous +le jure; seulement il tenait par contenance un excellent fusil à deux +coups, avec lequel il badinait, tout en armant et faisant craquer la +batterie. + +Puis il siffla son chien qui s'était mis en arrêt sur maître Benoît. + +--Comment--dit ce dernier--comment, père _Van-Hop_, vous ne me +reconnaissez pas? mais c'est moi... c'est Benoît... votre ami Benoît... +eh bigre... mettez donc vos lunettes.... + +Ce que fit prudemment le vieillard; après quoi il s'écria avec un accent +hollandais fortement prononcé.... + +--Eh! c'est vous, compère Benoît... mais vous arrivez bientôt... ce +n'est pas un reproche au moins, au contraire, je suis enchanté de vous +rendre mes devoirs... mais par quel hasard.... + +--Un hasard... un hasard de nord-ouest, qui m'a démâté de mon grand mât, +et m'a poussé chez vous comme si le diable eût soufflé dans ma +voilure.... + +--Désolé, mon cher capitaine, désolé; mais ne restez pas à vous rôtir au +soleil, entrez donc, entrez donc, vous prendrez quelque chose, un pied +d'éléphant... une tranche de bosse de bison... ou un filet de girafe.... +Holà ... holà ... _Cham, Stropp_, allons donc, paresseux, servez-nous. + +Et à ces cris deux mulâtres qui dormaient sur une natte se levèrent +lentement pour obéir à leur maître. + +Après quelques façons cérémonieuses, telles que--après vous...--non, je +suis chez moi...--je n'en ferai rien, etc., etc.--_Van-Hop_ et Benoît +entrèrent dans une maison parfaitement propre et tenue à l'européenne. + +Les deux vieux amis s'étant placés devant une table de bois rouge +soigneusement cirée et honnêtement garnie, la conversation s'engagea. + +--Vous dites donc, capitaine Benoît, que votre grand mât?... + +--Absent, père Van-Hop, absent; mais ce que je regrette plus que toute +ma mâture, c'est ce pauvre Simon, vous savez.... + +--Eh bien... ce que vous appelez _ce pauvre Simon_ est.... + +--Mort à la mer... mort comme un brave marin, en sauvant le brick.... +Ah!.... + +Ici, le père Van-Hop articula une espèce d'exclamation sourde et +caverneuse qu'on pourrait, je crois, formuler ainsi--_Peuh_--mais qui +exprimait la plus entière indifférence; c'était son habitude quand il +avait entendu faire une question ou narrer un fait qui ne méritait, à +son avis, ni intérêt ni réponse.... + +--_Peuh_--fit donc Van-Hop--faute d'un homme le navire ne reste pas en +panne... mais faute d'un grand mât, c'est différent.... Aussi ne pouvant +remplacer votre Simon, je pourrais toujours, je le crois du moins, vous +fournir un bon mât... voyons... un peu. + +Et il tira lentement d'un grand casier un volumineux registre qu'il +feuilleta quelque temps, puis il posa son doigt décharné sur une des +pages et continua. + +--Oui, j'ai votre affaire, mon brave capitaine, c'est le bas mât d'un +brick goëlette anglais que le vent a jeté à la côte il y a quelque +temps, je l'ai en magasin... nous mettrons cela à mille francs... hein? +c'est donné.... + +--Bigre! donné... donné... mais vous avez donc un magasin maintenant. + +--Peuh--reprit Van-Hop en souriant avec modestie--quand je dis un +magasin... voyez-vous, je veux dire mon enclos, un coin, où j'ai mis ce +que j'ai pu retirer de ces débris; j'ai de l'ordre, vous le savez, et +chez moi tout est casé et étiqueté, et puis j'ai pensé que quelqu'une de +mes pratiques pourrait en avoir besoin, il ne faut pas songer qu'à soi. + +--C'est délicat, et en outre, dans l'occasion, ça rapporte mille +francs... au moins. + +--Peuh--fit le courtier.... + +--Mais dites-moi, père Van-Hop, une fois mon navire réparé, il me faut +aussi un chargement. + +Alors les petits yeux fauves du vieillard brillèrent de plaisir, son nez +pointu sembla s'agiter d'un mouvement de merveilleuse olfaction. Il fut +encore chercher un autre registre coté T N, nº 2, et après l'avoir +parcouru un instant, il dit en souriant: + +--J'ai ce qu'il vous faut, capitaine; mais je ne voulais pas vous +l'assurer avant d'avoir consulté mon carnet, car j'ai aussi promis un +chargement à M. Drake, un capitaine anglais, qui doit m'arriver dans une +quinzaine, et je tiens à remplir mes engagements avec tout le monde.... +Vous ne connaissez pas M. Drake... capitaine? + +--Non.... + +--C'est un fort aimable garçon; par exemple, il est roux, et il louche +un peu, mais le cÅ“ur sur la main, un galant homme, qui ne regarde pas à +deux noirs de plus ou de moins; il a de la fortune, et fait la traite en +amateur... parce qu'après tout il faut bien s'occuper à quelque +chose.... + +--Payer sa dette à son pays--ajouta Benoît--mais revenons à mon +chargement. + +--Eh bien! digne capitaine, ce chargement est la meilleure, la plus +favorable occasion du monde; depuis trois mois, les _grands et petits +Namaquois_ se font une guerre continue, et le roi des grands +_Namaquois_, mon voisin, à qui j'ai parlé de vous, et qui désire avoir +l'avantage de faire votre connaissance, capitaine--dit Van-Hop en se +levant de sa chaise et saluant avec grâce. + +--Vous êtes trop honnête... à lui rendre mes devoirs--répondit Benoît +qui savait vivre. + +--Le roi _Taroo_ donc a une admirable partie de petits Namaquois de la +rivière _Rouge_, dont il se défera au meilleur marché possible; ce sont +des nègres tous jeunes,... pas trop jeunes pourtant, de vingt à +trente... des épaules... des poitrails... il faut voir cela, et ensuite +se nourrissant très-bien, ce qui est rare, et puis très-doux, très-doux; +mon Dieu! on les mènerait avec un fouet à lanières simples... de vrais +agneaux... enfin c'est une affaire d'or... ça vous va, n'est-ce pas? + +--Y aura-t-il une commission pour vous comme la dernière fois? + +--Peuh--fit le courtier--comme je vous attendais d'un moment à l'autre, +j'ai été au _Kraal_ (village) de _Taroo_, et je l'ai engagé, dans notre +intérêt commun, à bien diriger ses prisonniers, à les bien soigner, à +les entretenir le mieux possible; et, vrai, j'ai été dernièrement les +voir dans leurs parcs... ils sont magnifiques, gras à lard, les +compères; par exemple, j'ai engagé _Taroo_ a les mettre aux bourgeons de +calebasse, ça rafraîchit, et donne un beau lustre à la peau. + +--Les bourgeons de calebasse ne sont pas méprisables; mais voyez-vous, +père Van-Hop, de temps en temps deux ou trois figues de Barbarie et un +grand verre d'eau fraîche, ça vaut peut-être encore mieux... mais il +faut surtout ne pas oublier le grand verre d'eau après; sans cela, ça +échauffe horriblement; et puis à terre, il n'est pas mal non plus de les +faire suer, ça ôte la mauvaise graisse, comme dit le proverbe, _nègre +gras ne va pas_. + +--Possible, capitaine, chacun tond son chien comme il l'entend--reprit +Van-Hop d'un air piqué. + +--Oh! père Van-Hop.... ce n'est pas que je veuille dire que votre +recette est mauvaise; au contraire, vous vous y entendez... et +très-bien... vous êtes un malin.... + +--_Peuh_--que voulez-vous, capitaine, le gouverneur du Cap m'a chassé +pour une misère; obligé, par la sentence, de m'en éloigner de cinquante +lieues, je me suis établi dans cette habitation que j'ai achetée d'un +colon qui redoutait l'entourage; moi, au contraire, au moyen de quelques +cadeaux, je suis parfaitement avec les hordes voisines; elles n'ont +aucun intérêt à me faire du mal, puisque je les aide à se débarrasser de +leurs prisonniers, et après tout je rends service à tout ce monde-là ; +autrefois ils se mangeaient comme des bêtes féroces, et les _Namaquois_ +de la _rivière Rouge_ font encore de ces plaisanteries-là , parce qu'ils +n'ont aucun moyen d'exportation. + +--Bien--se dit Benoît _à parte_--j'ai furieusement envie de rôder par +là .... C'est une terre promise, j'y aurai le bois d'ébène pour rien, +j'en suis sûr. + +Et il reprit haut:--Comment! ils se mangent? brrrrr... brrrrr... ça fait +frémir. + +--Je le crois bien, aussi il faut voir comme les _grands Namaquois_ se +défendent, se tuent même, plutôt que de se rendre à leurs ennemis. + +--Il faut pourtant espérer que les _petits Namaquois_ finiront par se +civiliser--observa judicieusement Benoît--par se vendre.... + +--Parbleu! au moins ça profite à quelqu'un. + +C'est ce que je me tue à leur expliquer; en Europe, s'ils ne se +vendaient pas, on n'en achèterait pas.... Sortez de là si vous pouvez. + +--Tenez, voyez-vous, capitaine, dans votre Europe, ils sont cent fois +plus sauvages que les nègres.... Ah ça... que m'apportez-vous en +échange? + +--Comme à l'ordinaire, des quincailleries, des verroteries, de la +poudre, des fusils, du plomb en saumon et du fer en barre. + +--Très-bien; alors, mon ami, nous nous occuperons d'abord de mettre +votre brick en état; pendant ce temps-là , j'irai prévenir le roi Taroo +d'amener ses noirs. Ah ça, vous me restez à souper et à coucher. Demain, +au point du jour, vous retournerez à votre bâtiment, et moi j'irai au +Kraal.... C'est convenu... vous le savez, je suis rond en affaire. + +Les deux négociants causèrent longuement, soupèrent bien, et furent se +coucher un peu ivres. + + + + +CHAPITRE IV. + + Qu'ils sont doux, mais qu'ils sont rapides + les moments que les frères et les sÅ“urs passent + dans leurs jeunes années, réunis sous + l'aile de leurs vieux parents! La famille de + l'homme n'est que d'un jour;--le souffle de + Dieu la disperse comme une fumée: à peine + le fils connaît-il le père, le frère la sÅ“ur. + Le chêne voit germer ses glands autour de + lui: il n'en est pas ainsi des enfants des + hommes! + + CHATEAUBRIAND.--_René_. + + --Foi de Dieu, compère, la génisse et le + veau cinquante écus marqués? + + --Non, cinquante-cinq.... + + --Cinquante. + + --Cinquante-cinq..., c'est donné. + + --Cinquante.... + + --Allons, mettons-en cinquante-deux, + compère, et rompons la paille.... Nous demanderons + ensuite une cruche de vin et une galette + de blé noir. + + --Tope,... compère..., ma croix en Dieu. + + --Tope, compère, ma croix en Dieu.--Paille + rompue, marché fait. + + CONAM-HEC.--_MÅ“urs bretonnes_. + +LA VENTE. + + +Deux jours après l'entrevue du capitaine Benoît et du respectable +_Van-Hop_, la _Catherine_ se balançait sur les eaux tranquilles de la +_rivière aux Poissons_, et, grâce au bas mât de la corvette anglaise +que le courant avait apporté jusqu'à la hauteur du brick, qui fut ainsi +remâté au moyen de deux _bigues_ dressés sur les gaillards, il était +impossible de retrouver à bord la moindre trace des ravages de +l'ouragan. + +Les caillebottis et les panneaux avaient été enlevés, afin d'aérer et de +sanifier la cale, pendant que l'équipage remplissait les barriques d'une +eau pure et fraîche. On allait en consommer une si grande quantité!!! + +Il était environ midi, et le capitaine Benoît, légèrement vêtu, +s'occupait à remettre sa dunette en ordre, à poser une foule de clous +dont la destination était d'avance invariablement fixée; puis il +s'arrêtait pour considérer un instant le portrait de Catherine et de +Thomas, et recommençait à ranger, frotter, étiqueter. + +Malheureusement, le matelot de veille à l'avant du brick vint l'arracher +à ces touchantes et modestes occupations d'intérieur, pour lui annoncer +qu'une pirogue accostait à babord. + +C'était un des mulâtres de _Van-Hop_, qui, saluant Benoît, lui dit: + +--Mon maître vous attend... capitaine.... + +--Enfin... il est donc arrivé, le vieux serpent! Je n'y comptais plus. + +--Capitaine, il revient du _Kraal_ au moment même avec beaucoup de noirs +et le roi _Taroo_ qui les escorte; ils n'attendent que vous et les +marchandises, capitaine. + +--_Caiot_--dit Benoît à son quartier-maître, grand et beau garçon qui +remplaçait le pauvre Simon comme lieutenant du capitaine...--_Caiot_, +fais armer la chaloupe, mets-y neuf hommes, et embarque à bord les +caisses et ballots que tu trouveras dans les soutes. + +--On est paré--dit _Caiot_ au bout d'une demi-heure. + +--Ah ça, mon garçon--reprit le capitaine--je te laisse à bord; fais +toujours bien aérer l'entrepont, préparer les barres de justice, les +fers, les menottes; que tout cela soit propre, convenable, décent; enfin +qu'ils se trouvent ici comme chez eux... ou à peu près. + +--_N'y a pas de soin_, capitaine, ça sera gréé à donner envie d'y +fourrer les pieds et mains; je vais faire balayer le lit de ces +_messieurs_, et il faudra qu'ils soient bien difficiles s'ils ne sont +pas contents, car les draps ne feront pas de plis, je vous jure. + +--C'est cela, mon garçon; avant tout, l'humanité, vois-tu, parce +qu'enfin ce sont des hommes comme nous, et une bonne action trouve tôt +ou tard sa récompense...--ajouta Benoît de la meilleure foi du monde. + +Quand les marchandises furent arrimées à bord de la chaloupe, et que +plusieurs matelots s'y furent placés, M. Benoît descendit dans sa yole, +et, devançant l'autre embarcation, arriva bientôt près de M. Van-Hop, +qui l'attendait à sa porte. + +--Allons donc, allons donc, capitaine; arrivez donc, flâneur. + +--C'est bien plutôt vous, père Van-Hop; deux jours... deux jours +entiers.... + +--Si vous croyez que les affaires vont vite avec ces gaillards-là , vous +vous trompez; ils sont plus adroits qu'on ne le pense, diable! Mais +enfin le roi Taroo est là dans ma case; vous allez le voir et vous +entendre avec lui.... Mais vos marchandises! + +--Ma chaloupe les apporte; j'ai laissé un homme dans la yole pour +montrer le chemin aux autres et les conduire ici. + +--Avec les marchandises? + +--Sans doute... soyez tranquille.... + +--Bien... très-bien.... Maintenant je vais vous présenter à Sa +Majesté.... + +--Dites-moi donc, compère, je ne suis guère en toilette pour me +présenter devant Sa Majesté... j'ai une barbe de sapeur... et puis une +veste.... + +Allez donc, allez donc... ne voulez-vous pas lui donner dans l'Å“il... +vieux coquet?--dit plaisamment le courtier en poussant Benoît dans +l'intérieur de la maison. + +Le roi Taroo, majestueusement assis sur la table (au grand déplaisir de +Van-Hop), les jambes croisées comme un tailleur, fumait dans une grande +pipe. + +C'était un fort vilain nègre de quelque quarante ans, paré de son mieux, +fièrement coiffé d'un vieux chapeau à trois cornes chargé de petites +plaques de cuivre, et portant pour tout vêtement une grande canne à +pomme argentée et un lambeau de ceinture rouge qui lui ceignait à peine +les reins. + +Comme le courtier parlait fort agréablement namaquois, il servit +d'interprète; et, après une heure de vive et chaleureuse discussion, on +convint de se fier aux lumières de Van-Hop, qui devait rédiger les bases +du traité consenti de part et d'autre. Il tira donc une écritoire de +corne d'un secrétaire de noyer, tailla soigneusement une plume qu'il +approcha vingt fois de ses yeux, et qu'il imbiba d'encre, à la grande +satisfaction de Benoît, dont la patience était à bout. + +Puis il lut lentement ce qui suit à Benoît, après l'avoir préalablement +traduit, au roi Taroo. + +_Sur l'habitation de l'Anse aux Prés, e... etc._ + +_Moi, Paul Van-Hop, agissant au nom de... Taroo_ (nom de baptême en +blanc), _chef du Kraal de Kanti-Opow, tribu des grands Namaquois, je +vends au nom dudit Taroo, à M. Benoît... (Claude-Borromée-Martial), +capitaine du brick la_ Catherine, _savoir:_ + +_Trente-deux nègres, race de petits Namaquois, sains, vigoureux et bien +constitués, de l'âge de vingt à trente ans; ci contre_. 32 _nègres_. + +Item: _Dix-neuf négresses à peu près du même âge, dont deux pleines et +une ayant un petit de quelques mois... que le vendeur donne, noblement +par dessus le marché; ci-contre_. 19 _négresses_. + +Item: _Onze négrillons et négrillonnes de neuf à douze ans; ci-contre_. +11 _négrillons_. + +_Total_, 32 _nègres_, 19 _négresses_, 11 _négrillons_. + +Et le courtier accentuait son addition comme s'il eût dit: + +Total: 32 livres 19 sous 11 deniers. + +_Lesquels il livre audit Benoît (Claude-Borromée-Martial) moyennant_... + +Ici le courtier fut interrompu... + +--Mon bon Van-Hop--dit le capitaine--ajoutez: et à dame _Catherine +Brigitte Loupot_, son épouse, comme étant en communauté de biens, +meubles et immeubles.... + +--Ce n'est pas la peine... M. Benoît. + +--Si fait, car je dois bien ça... à ma pauvre épouse.... + +--Comme vous voudrez.... + +Le chef Taroo, s'étant fait expliquer par Van-Hop le sujet de la +discussion, et n'y comprenant rien du tout, but deux verres de rhum. + +Le courtier continua après avoir accédé au désir de Benoît, et mentionna +dame Catherine-Brigitte Loupot. Il reprit: + +_Moyennant:_ + +_Vingt-trois fusils complets, garnis de leur baguette, batterie et +baïonnette;_ + +--_Cinq quintaux de poudre à tirer_; + +--_Vingt quintaux de fer en barre;_ + +--_Quinze quintaux de plomb en saumon,_ + +_Et six caisses de verroteries, colliers, bracelets en cuivre et en fil +de laiton, qu'il s'oblige à remettre à moi, Van-Hop (Paul), agissant au +nom et place du chef_ Taroo. + +Item: _Pour mes frais de commission, déplacement, etc., ledit Benoît +s'engage à me remettre, dans les vingt-quatre heures, la somme de mille +livres en argent monnoyé et ayant cours, sans préjudice du marché fait, +pour lui avoir fourni les matériaux nécessaires pour radouber et remâter +son brick._ + +_Fait double entre nous, etc._[6] + +Ceci lu et entendu, le chef Taroo agita la tête, et, levant un bras en +signe d'acquiescement, pinça le nez de l'époux de Catherine, qui +répondit à cette royale faveur par un salut fort courtois. + +--Voici la plume, capitaine--dit Van-Hop--maintenant: signez. + +--Tout cela est bel et bon, mais avant de signer, je voudrais voir nos +_messieurs_ et nos _madames_. + +--Rien de plus juste, capitaine, je ne suis pas de ces gens qui, comme +on dit conseillent d'acheter chat en poche... venez par ici... vous les +examinerez tout à votre aise. + +Ils s'approchèrent alors de l'enclos où l'on avait provisoirement +renfermé les noirs. + +Hommes, femmes, enfants, étaient étendus à terre, les mains liées +derrière le dos par une corde qui, leur entourant aussi les pieds de +nÅ“uds assez lâches pour qu'ils pussent marcher, remontait encore faire +le tour du col et se rattachait enfin au gros palmier qu'on leur faisait +porter en route sur les épaules, par mesure de prudence. + +Benoît examina ces noirs en fin connaisseur. + +Il leur fit craquer leurs articulations pour juger de la souplesse des +membres, puis ouvrir la bouche afin de voir l'état des dents, du palais +et des gencives; + +Élever et abaisser les paupières dans le but de s'assurer si le globe de +l'Å“il était pur et limpide; + +Regarda la plante de leurs pieds pour y être certain qu'il n'y avait +aucune trace de _chiques_ ou insectes malfaisants qui déposent leurs +Å“ufs sous l'épiderme, et causent ainsi du violentes maladies... +quelquefois le tétanos... par exemple; + +Leur frappa doucement le sternum et écouta si la poitrine résonnait _bon +creux_; + +Leur mit le genoux sur l'estomac, sans appuyer trop fort... (oh non +certes, le cher homme!) mais seulement pour juger si, malgré cette +pression, la respiration s'échappait facile et sonore.... + +Enfin, il s'occupa encore long-temps d'apprécier ou de découvrir une +foule de défauts ou de qualités qu'il nous est impossible d'énumérer +ici. + +Pendant ce long et consciencieux examen, que nous venons de décrire en +partie, Benoît avait quelquefois souri d'un air de satisfaction: deux +fois même, à la vue d'une belle et forte nature d'homme, il allongea ses +lèvres en faisant entendre un léger sifflement admiratif; d'autres fois, +au contraire, ses sourcils s'étaient contractés, et un énergique hum, +hum, ou une forte inclination de la tête sur la clavicule gauche avaient +témoigné de son mécontentement. + +Pourtant après quelques réflexions, employées sans doute à supputer les +chances probables de son marché, il dit à Van-Hop:--J'accepte, compère, +et vous faites une affaire d'or.... + +--Peuh... mais, capitaine, avant de partir, examinez donc un peu, je +vous prie, ce gaillard que le chef _Taroo_ ma donné pour épingles. C'est +un des plus beaux nègres que j'aie vendus de ma vie; voyez, c'est fort +comme un bison, grand comme une girafe; mais, par exemple, il est si +têtu, si têtu, qu'après l'avoir roué de coups, pour l'engager à se +servir de ses jambes, le roi Taroo a été réduit à le faire apporter ici +comme un jeune taureau récalcitrant, tenez... plutôt.... + +Et il lui montrait un nègre qu'on pouvait juger d'une haute et puissante +stature quoiqu'il fût courbé en deux, ayant les pieds et les mains +joints et attachés ensemble. + +--C'est, je crois, continua Van-Hop, le chef du Kraal ennemi, un petit +Namaquois; il s'entête, mais quinze jours de régime du bord et des +colonies, il deviendra doux comme une gazelle. + +Taroo, qui les avait suivis, après s'être ingéré de glorieuses rasades +d'eau-de-vie, s'approcha, et la vue de son ennemi rallumant sans doute +sa colère et sa haine, il se mit à injurier et menacer bien +grossièrement le petit Namaquois, mais celui-ci fermait les yeux avec +une dignité stoïque, et ne répondait à ces invectives que par un chant +triste et doux. + +Ce sang-froid irrita fort le chef Taroo, qui lança une pierre au +malheureux noir, mais comme elle ne l'atteignit pas, il allait sans +doute recommencer, lorsque Van-Hop le prit par le bras et lui dit, en +bon namaquois: + +--Doucement, doucement, grand chef, ce prisonnier est à moi maintenant, +et vous allez me le détériorer... ne confondons pas, s'il vous plaît. + +Taroo continua ses cris et ses menaces; ces mots surtout: ATAR-GULL, +revenaient sans cesse au milieu de ses hurlements sauvages. + +--Que diable chante-t-il là ? demanda Benoît. + +--C'est son nom... il l'appelle à ce qu'il paraît ATAR-GULL. + +--Drôle de nom, le premier petit chat qui naîtra de _Moumouth_, c'est le +chat angora de ma femme, père Van-Hop... je l'appellerai... comment +dites-vous? + +--ATAR-GULL... Dites comme moi... tenez: Atar.... + +--Atar.... + +--Bien, très-bien;... Atar... Gull.... + +--Atar... Gull... Atar Gull.... + +--Parfait.... + +--Je le dirai comme ça jusqu'à demain: Atar-Gull; Atar-Gull, c'est égal +c'est un bien drôle de nom.... Ah ça, combien voulez-vous du compère?... + +--Voyons, pour vous, et à cause de votre épouse, mettons cent piastres. + +--Cent piastres!... et moi que gagnerais-je donc? Mon Dieu... cent +piastres... cent piastres! + +--Vous le vendrez trois cents à la Jamaïque.... Tenez, comme c'est bâti! +quelles épaules! quels bras! il est un peu maigre, mais quand il aura +repris.... Vous verrez... d'abord je vous jure qu'il a du fond.... + +--Quatre-vingts piastres, et c'est une affaire arrangée, père Van-Hop, +et vraiment c'est une folie; mais tenez, pour le dire entre nous, +j'emploierai mon gain a acheter des marabouts et un cachemire que je +destine à madame Benoît, et puis à faire construire un petit canot pour +Thomas, qui est fou de marine. + +--Allons.... Ah... vous faites de moi tout ce que vous voulez, mais vous +êtes si bon mari, si bon père... qu'on ne peut rien vous refuser... va +pour quatre-vingts gourdes.... C'est donné. + +Enfin l'affaire conclue, les marchandises livrées à Van-Hop, car Taroo, +à force de goûter le rhum, était tombé ivre mort; les nègres rafraîchis, +Benoît obtint que l'escorte du chef de Kraal se joindrait à ses huit +matelots pour conduire par terre les nègres vendus jusqu'au mouillage +de la _Catherine_; là , ils devaient être embarqués ou hissés à bord, +selon la bonne volonté ou la résistance de chacun. + +Quant à _Atar-Gull_, un fin _serpent_, comme avait dit le chef _Taroo_, +Benoît le fit porter à bord de la chaloupe, et le recommanda +particulièrement à la surveillance du patron. + +Toutes ces petites dispositions prises, l'argent compté, les échanges +faites, Benoît et Van-Hop n'avaient plus qu'à se séparer, jusqu'à la +première traite, d'autant plus que le capitaine voulait profiter de la +marée et d'une bonne brise d'est; or, suivant ce sage axiome, _que le +vent n'attend personne_, il tendit cordialement la main au courtier: + +--Allons, père Van-Hop... au revoir. + +--Et Dieu fasse que ce soit bientôt, digne capitaine. + +--Encore une poignée de main; c'est plaisir que de traiter avec vous, +père Van-Hop. + +Ce bon capitaine, ça me fend le cÅ“ur de vous voir partir; mais tenez, +encore deux ou trois ans de séjour sur la côte, et après vous +m'emmènerez avec vous en Europe.... + +--Bien vrai... ce sera une fameuse partie, nous rirons, allez... mais je +bavarde, et je devrais déjà être à mon bord.... Adieu, adieu, mon +vieux.... + +Et ils s'embrassèrent à s'étouffer, c'était à arracher des larmes, à +attendrir un cÅ“ur de roche. + +Tenez, père Van-Hop, avec ces bêtises-là vous me feriez pleurer comme un +veau.... Adieu--dit brusquement Benoît--et d'un saut il fut dans sa +yole qui descendit le courant du fleuve avec rapidité. + +--Encore adieu, digne capitaine--criait Van-Hop, en le saluant de la +main--bien des choses à madame Benoît, bon voyage.... + +--Au revoir, compère--répondait Benoît, qui de son côté agita son +chapeau de paille tant qu'il put apercevoir le courtier sur le rivage. + +Deux heures après tous les noirs étaient dûment embarqués, arrimés, +encaqués dans le faux pont de la _Catherine_, les nègres à babord et les +négresses à tribord; quant aux négrillons, on les laissa libres. + +Atar-Gull fut séparément mis aux fers. + +Il est inutile de dire que pendant toutes ces manÅ“uvres, les noirs +s'étaient laissé prendre, mener, hisser et enchaîner à bord avec une +insensibilité stupide: ne pensant pas qu'on pût avoir d'autre but que +celui de les dévorer, ils mettaient, selon la coutume, tout leur courage +à rester impassibles. + +Avant de lever l'ancre, M. Benoît fit faire une bonne distribution de +morue, de biscuit, et d'eau mêlée d'un peu de rhum. + +Mais presqu'aucun nègre n'y voulut toucher, ce qui n'étonna pas le digne +capitaine, car les noirs, on le sait, restent ordinairement les cinq ou +six premiers jours du voyage à peu près sans manger; aussi c'est alors +que le _déchet_ est le plus à craindre; ce moment passé, sauf quelques +fâcheux résultats de la chaleur et de l'humidité, la proportion des +pertes est fort minime. + +Enfin il mit à la voile par un joli vent frais de sud-est, vers les +trois heures du soir, et à six heures..... au coucher du soleil, la côte +d'Afrique ne se dessinait plus au loin que comme une ligne brumeuse et +étroite. + + + + +LIVRE II. + + + + +CHAPITRE I. + + Si mon songe de bonheur fut vif, + il fut de courte durée. + + CHÂTEAUBRIAND.--_Atala_. + + --Vous voulez être riche? + + Elle l'était, la coquine, deux fois + plus qu'elle ne le méritait. + + --Et vous le serez: puisque c'est + l'or que vous aimez, il faut aller vous + chercher de l'or. + + DIDEROT.--_Ceci n'est pas un + conte_.--Vol. VII. + +L'INCONNUE. + + +Dors, va, dors en paix, brave capitaine; allonge tes membres engourdis +sur la toile fine et blanche tissée par ta Catherine. La vois-tu assise +au coin d'un feu pétillant, dans les longues soirées d'hiver, l'Å“il +fixe, humide; elle quitte quelquefois le travail pour attacher un long +regard sur ton portrait, tout en jouant avec l'épaisse et rude chevelure +de _Thomas_, pendant que _Moumouth_, grave et silencieux, lèche et polit +sa fourrure soyeuse et bigarrée. + +Alors elle calcule sans doute avec angoisse le terme de ton voyage, la +vertueuse épouse! C'est qu'aussi tu l'aimes tant, ta digne femme! pour +elle, tu braves des dangers sans nombre; pour elle, capitaine Benoît, tu +te voues corps et âme à un métier atroce, tu passes pour un brigand, +pour un ignoble vendeur de chair humaine, toi... toi, dont l'âme est si +naïve et si pure! Tu devras rendre, il est vrai, un bien effrayant +compte devant Dieu!... mais tu auras au moins procuré à Catherine une +douce et paresseuse existence. Tu seras tout consolé, brave homme, et tu +grimaceras encore ton honnête sourire au milieu des flammes de Lucifer, +en voyant peut-être Catherine, assise dans le ciel, pêle-mêle avec les +blonds chérubins aux ailes de moire et d'azur. + +Comment aussi le retour d'un pareil mari ne ferait-il pas époque dans +une famille? + +Je ne saurais pourtant vous dire au juste si Catherine espère ou redoute +ce bienheureux retour... peut-être le sait-il... ce grand canonnier de +marine étendu complaisamment dans le fauteuil unique de M. Benoît, +coiffé de la _gorra_ de M. Benoît, fumant enfin, dans la meilleure pipe +de M. Benoît, du tabac de M. Benoît; alors, que Thomas et Moumouth +regardent par moments cet intrus d'un air craintif et colère. + +Eh! mais j'y pense; si, pendant que le brave capitaine trafique avec le +père Van-Hop, affronte les tempêtes... Catherine... le?... + +Bah... bah... dors, va; dors, Claude; dors, Martial; dors, Borromée; +rêve, rêve le bonheur et la fidélité de ta femme... Un songe heureux, +vois-tu, frère, c'est encore ce qu'il y a de plus positif dans notre +tant joyeuse existence... dors, la brise fraîchit, ton autre Catherine +est en route (et elle est doublée et chevillée en cuivre, celle-ci!...) + +Bonne! bonne _Catherine_, elle n'est pas coquette non plus celle-ci. Oh! +mon Dieu, tous les ans, une pauvre couche de goudron, quelques voiles +neuves, un coup de peigne dans son gréement, et la voilà pimpante et +proprette, toujours douce, soumise, obéissante... Ah! digne Benoît, +c'est à celle-ci que tu devrais borner tes amours... Au lieu de ton gros +Thomas, tu te serais donné un joli petit sloop, vif, léger, hardi, qui +eût voltigé autour de ton brick comme un jeune Alcyon auprès de sa mère. + +Cette Catherine-ci aurait reçu dix, vingt, trente canonniers... que tu +n'en eusses pas été jaloux... Certainement non, au contraire, comme vont +le prouver les événements. + +Enfin, dors toujours... le soleil va se lever pur et radieux, si j'en +crois cette légère vapeur et cette teinte de pourpre qui lutte à +l'orient contre les dernières ombres de la nuit, et fait pâlir les +étoiles. + +Dors, capitaine; ton second, ton autre Simon, ton fidèle _Caiot_ veille +pour toi, veille pour tous... + +Depuis quelques instants, lui et sa longue-vue, incessamment braqués +vers le sud-est, observaient dans cette direction avec une infatigable +curiosité. + +--«Je donnerais mon quart de vin pendant huit jours--se disait +Caiot--pour que le soleil fût haut... Par tous les saints du +calendrier, il me semble pourtant voir quelque chose... non... si... +diable de brume... une fois le soleil levé, je serais sûr... allons +encore... ah! voici enfin une clarté de crépuscule; gueux de fanal, sors +donc... sors donc... ah! enfin le voilà ... est-il rouge ce matin!... +mais oui... oui... je distingue parfaitement.... c'est une goëlette tout +au plus à un mille de nous... ah ça... mais... je n'ai jamais vu de +voilure comme la sienne.... quelles basses voiles... quels huniers! +quelle mâture penchée sur l'arrière!... + +Et en énumérant ces singulières qualités, la figure de Caiot prenait peu +à peu une expression d'étonnement nuancée d'une légère teinte de +frayeur. + +--Mais--reprit-il en braquant de nouveau sa lunette--elle a l'air +d'avoir le même cap que nous! on dirait qu'elle navigue dans nos eaux, +_n'y a pas de soin_; mais il faut toujours prévenir le capitaine.» + +D'un bond, Caiot fut à la porte de la dunette; et, après sept minutes +d'un bruit à réveiller un chanoine, la porte s'ouvrit lentement, et M. +Benoît apparut sur le pont, tout étonné, débraillé, ébouriffé, se +tordant les bras, se frottant les yeux encore lourds de son bon gros +sommeil, et entremêlant cette expressive pantomime de oh!... de brrrr... +de ah!... il fait frais... brrrr... etc. + +--Bigre de Caiot--dit enfin le capitaine qui commençait à avoir des +idées claires et lucides. + +Or, je ne suis pas superstitieux; mais il me semble peu convenable de +saluer le soleil par un quasi juron, par--bigre de Caiot--car je me +rappelle toujours en tremblant le sort de ce pauvre Simon (que les +flammes de l'enfer ne lui soient pas trop ardentes!) + +--Bigre de Caiot--fit donc le capitaine--je dormais si bien... Enfin, +que me viens-tu chanter? + +--Je crains que ce ne soit une drôle de ronde.... capitaine; c'est une +goëlette qui paraît vouloir... + +--Ah! mon Dieu... une goëlette... c'est peut-être celle que nous deux ce +pauvre Simon nous avions déjà signalée! + +--C'est possible, capitaine; voici la longue-vue... + +--Donne... donne, mon garçon..., ah! mais... oui... bigre... c'est bien +cela; et tu dis qu'elle a l'air de nous suivre? + +--Voyez plutôt, capitaine. + +--Ça ne dit rien, on peut faire la même route sans pour cela suivre les +gens comme des voleurs à la piste. + +--Si vous m'en croyez, capitaine, nous laisserons porter un quart de +plus, nous virerons de bord s'il le faut; et si elle imite en tout notre +manÅ“uvre, nous serons bien sûrs alors qu'elle veut nous appuyer une +chasse. Hein? + +--Pourquoi faire? nous chasser! ce n'est pas un bâtiment de guerre +préposé pour empêcher la traite, c'est tenu comme une piguière; si c'est +un pirate, il doit bien voir à notre air d'où nous venons, et qu'il n'y +a rien à faire ici pour lui... + +--Dam, capitaine... voyez... mais elle approche... elle nous gagne... +c'est celle-là qui a des jambes... bon, voilà qu'elle grée ses +catacoës... et toujours le cap sur nous; c'est là que je reconnais +l'entêtement?--dit Caiot en agitant son index. + +--Écoute, garçon, fais venir un peu au vent, après laisse arriver; +virons enfin de bord... et si elle nous suit toujours, nous lui +demanderons ce qu'elle nous veut; n'est-ce pas?... c'est plus franc... + +D'après cette décision, la _Catherine_ se mit à louvoyer. + +Vous vous êtes quelquefois trouvé la nuit, par un ciel voilé, dans une +de ces longues rues de Cordoue si sombres et si étroites, errant avec +insouciance et entendant sans l'écouter le bruit sonore et cadencé de +vos pas, qui retentissait sur les larges dalles des trottoirs. + +Abîmé dans une douce et amoureuse pensée; vous marchiez toujours; mais +votre imagination s'égarait ailleurs, soulevait peut-être cette jalousie +verte, ces lourds rideaux de soie... que sais-je, moi? + +Lorsqu'un autre bruit de pas qui semblait être l'écho de votre marche, +écho d'abord lointain, puis plus proche, puis enfin tout près de vous, +appelait votre attention, et vous tirait d'une ravissante rêverie, sans +doute. + +Alors, redressant la tête, élevant votre cape sur vos yeux, et cherchant +dans votre poche la crosse mignonne et ciselée d'un pistolet, +chef-d'Å“uvre d'Ortiz père, doyen des armuriers de Tolède, vous +ralentissiez fièrement le pas... + +On ralentissait le pas derrière vous. + +Vous le doubliez... + +On le doublait. + +Vous quittiez le trottoir gauche... + +On quittait le trottoir gauche. + +Vous alliez à droite... + +On allait à droite... + +Vous reveniez à gauche.. + +On revenait à gauche... + +Las enfin, et prenant le milieu de la rue, car, en Espagne, les entrées +de porte sont dangereuses, vous vous retourniez bravement en disant au +fâcheux:--Seigneur cavalier; que veut votre grâce? + +Et sa grâce pouvait voire luire dans l'ombre le canon damasquiné du +chef-d'Å“uvre d'Ortiz père. + +--Alors ici le drame se simplifiait ou se compliquait singulièrement. + +Eh bien! la _Catherine_ avait exactement agi sur l'Océan comme vous +aviez agi dans la rue de Cordoue; elle avait +louvoyé,--viré,--tourné;--la damnée goëlette avait +louvoyé,--viré,--tourné. + +Or le capitaine Benoît, ne conservant plus aucun doute sur les +intentions de ce navire, n'imita pas votre impertinente fanfaronnade; +d'abord parce qu'il n'avait pas de canons à bord, et qu'il s'était +aperçu, dans les différentes manÅ“uvres exécutées par la goëlette, +qu'elle avait des canons et beaucoup. + +Et puis l'âge et l'expérience avaient mûri cette vieille tête grise; +aussi ordonna-t-il simplement à Caiot de mettre dehors toutes les voiles +du brick, et de tâcher d'échapper par la fuite à cet infernal curieux. + +C'était, vous voyez, un moyen que vous pouviez encore employer pour +dénouer le drame de la rue de Cordoue. + +Le brick marchait comme un poisson; mais la goëlette volait comme un +oiseau, et on voyait même qu'elle ne déployait pas encore toutes ses +ressources, se contentant d'observer toujours une honnête distance entre +elle et le brick. + +Celui-ci se couvrit de toile; elle, sans efforts, avec calme, sans +paraître augmenter sa voilure... doubla sa vitesse et se maintint +toujours à la même portée. + +--C'est infernal--disait Benoît qui, ne comprenant rien à cette +manÅ“uvre, voyait l'immense supériorité de la goëlette sur son +brick...--Puisqu'elle marche mieux que moi, pourquoi ne pas profiter de +son avantage, et me dire tout de suite ce qu'elle veut... au lieu de +s'amuser avec _Catherine_ comme un chat avec une souris. + +Il ne croyait pas dire si juste, le pauvre homme. + +--Capitaine... tenez... tenez, la voilà qui ouvre la bouche--dit Caiot +en voyant l'éclair qui précède un coup de canon...--_n'y a pas de +soin_--dit-il en levant la tête au long sifflement qui cria dans les +cordages. + +--C'est à boulet! + +--Ah ça, mais est-elle bête?--dit Benoît rouge de colère.--Qu'est-ce que +ces bigres de sauvages-là ? et pas un canon à mon bord...--hurlait le +capitaine en se rongeant les pouces;--aussi a-t-on jamais vu un négrier +attaqué par un pirate, car ce ne peut être que ça... + +Un second éclair brilla, et ce ne fut point un sifflement, mais bien un +bruit sourd et mat que l'on entendit; c'était un boulet qui se logeait +dans la préceinte. + +--Ah! bigre... bigre... bigre de goëlette... elle va me couler comme une +outre... + +--Capitaine--fit Caiot, pâle et blême comme tout l'équipage que ces +salves réitérées avaient attiré sur le pont, et qui devisait fort agité +sur tout ceci--capitaine, elle veut peut-être vous prier de mettre en +panne? + +--J'y pensais, mais c'est bien dur. Allons, allons, brassez tribord, la +barre sous le vent. + +L'effet des voiles se neutralisant, le brick resta immobile; alors aussi +le feu cessa à bord de la goëlette qui s'approcha tout près de la +_Catherine_, et on entendit ces mots s'échapper de l'orifice d'un large +porte-voix: + +--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine +dedans._ + +--_Avec le capitaine dedans!_--répéta ironiquement Benoît;--plus souvent +que j'irai... est-ce qu'il se fiche de moi? sans pavillon, sans signe +de reconnaissance, avec sa tournure de flibustier? ah! oui... pas +mal... Pauvre Catherine, va, si tu savais que dans ce moment... + +Le monologue de Benoît fut interrompu par le porte-voix de la goëlette, +qui répéta avec le même accent, la même mesure: + +--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine +dedans._ + +Et puis aussi on vit briller un boute-feu sur les passe-avants de +l'inconnue. + +--Bigre de scie... je t'entends bien--dit Benoît; et tâchant d'éluder la +question, il répondit à son tour avec volubilité: + +--Ohé de la goëlette, d'où venez-vous?--Que voulez-vous du +capitaine?--Pourquoi ne hissez-vous pas votre pavillon?--De quelle +nation êtes-vous?--Je ne vous connais pas.--Je suis Français.--Je vais +de Nantes à la Jamaïque.--Je n'ai rencontré aucun navire. + +Le porte-voix de la goëlette, dont on voyait toujours la large gueule, +laissa déborder ce flux de paroles et de questions; et, après un moment +de silence, la grosse voix répéta avec le même accent, avec la même +mesure: + +--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine +dedans._ + +Et un coup de canon, qui ne blessa personne, partit avec le dernier mot +de la phrase, en manière de péroraison. + +--Le chien, est il taquin!--dit Benoît.--Allons, il faut y mordre. Oh! +mon pauvre Simon, Simon, où es-tu?... La yole à la mer, Caiot, et quatre +hommes pour y nager. + +--Capitaine--dit Caiot--défiez-vous; ça m'a l'air d'un flibustier. + +--Que diable veux-tu qu'il me prenne; il a peut-être besoin d'eau ou de +vivres... + +--C'est encore possible... le canot est paré, capitaine... + +Et le malheureux Benoît y descendit à peine vêtu; sans armes, sans +chapeau... au moment où le maudit porte-voix répétait encore, avec le +même accent, avec la même mesure: + +--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine +dedans._ + +--_Le capitaine dedans..._ _le capitaine dedans..._ Il y est, bigre +d'animal, _dedans..._ On y va... Un instant donc, fichtre!!!!--gromelait +Benoît comme un domestique récalcitrant qui répond à la vibrante et +infatigable sonnette d'un maître asthmatique et goutteux. + +--Allons toujours donner la pâtée aux moricauds--dit Caiot--car ils +crient comme des chacals. + + + + +CHAPITRE II. + + Hélas! chaque heure dans la société + ouvre un tombeau, et fait couler une + larme. + + CHÂTEAUBRIAND.--_René_. + + .....Cette scène avait quelque chose + d'étrange qui étonnerait l'âme la plus assurée. + + CHARLES NODIER.--_Roi de Bohême_. + + C'est une étrange sensation que produit + sur l'oreille le bruit qu'on fait en + armant un pistolet, quand vous savez + que le moment d'après votre sein va + être visé à douze toises de distance ou à + peu près;--cent, n'est-ce pas une distance + honorable? + + BYRON.--_Don Juan_, ch. IV, XLI. + +LA HYÈNE. + + +Plus Benoît approchait de la goëlette, plus il concevait de défiance et +de soupçons, surtout lorsqu'arrivé tout près, il put distinguer les +étranges compagnons qui, appuyés sur les bastingages, suivaient +curieusement les manÅ“uvres de son petit canot. + +Ce fut aussi avec un imperceptible battement de cÅ“ur que le capitaine +de _la Catherine_ remarqua deux petits nuages d'une fumée bleuâtre +qui,--tourbillonnant au-dessus des caronades,--attestaient des +dispositions encore hostiles de ce singulier navire. + +Enfin, Claude-Borromée-Martial accosta la goëlette. + +(Ce fut, je crois, un vendredi du mois de juillet 18..... à sept heures +vingt-neuf minutes du matin.) + +Au moment où Benoît se disposait à monter à bord, un coup de sifflet +aigu, modulé, retentit fortement; cette marque de déférence qui, dans la +civilité nautique, signale toujours l'arrivée d'un personnage de +distinction, rassura un peu notre bon capitaine. + +--Ils ne sont pas encore si sauvages qu'ils en ont l'air--dit-il en se +hissant au moyen de tire-veilles qu'on lui avait jetées avec galanterie. + +Il arriva sur le pont de la _Hyène_ (la goëlette s'appelait _la Hyène_). + +Là , ma foi, n'eût été la grâce toute courtoise avec laquelle on avait +sifflé pendant qu'il grimpait à bord, là , Benoît eût senti une bien +poignante inquiétude, croyez-moi; car il put considérer à loisir ce +hideux équipage. + +Quelles figures, bon Dieu! + +Certes, l'équipage de _la Catherine_ n'était pas tout composé de timides +adolescents qui venaient de se séparer pour la première fois d'une bonne +vieille mère, en emportant sa sainte bénédiction, qui s'essuyaient les +yeux au seul souvenir de ses cheveux blancs si vénérables, qu'ils +baisaient chaque matin avec respect et joie en disant:--Bonjour, mère! + +Avant le départ, tous n'avaient pas été murmurer une humble prière à la +bonne Vierge qui protège les pauvres marins, et puis offrir naïvement +sur son autel une modeste couronne de paquerettes des bois. + +Et lorsque le soleil, disparaissant le soir sous un immense dais de +pourpre et d'or, semblait changer la mer en un océan de feu, et inondait +encore le brick d'une clarté flamboyante, certes, bien peu allaient +d'habitude se prosterner sur le pont et unir leurs voix reconnaissantes +en un religieux cantique, dont les touchantes paroles se mêlaient aux +majestueuses et sublimes harmonies de la nature. + +Ce n'étaient pas non plus de chastes et d'honnêtes pensées qui venaient +sourire à leur ardente imagination, et dont ils se berçaient le soir en +s'endormant balancés dans un hamac. + +Certes, ils n'avaient pas de ces visages frais, roses et candides, de +ces fronts blancs et purs qui se colorent d'une si voluptueuse rougeur +au premier regard d'une femme; ils ne soulevaient pas timidement de ces +beaux yeux voilés de longs cils de soie, de ces yeux qui disent à seize +ans, avec une mélancolie si douce:--Oh!... comme j'aimerais une femme +qui voudrait de moi... mais, mon Dieu, quelle femme voudra de moi?... + +Revenons aux marins de Benoît; non certes, ils n'étaient pas ainsi; je +l'avouerai même, ils se montraient un peu blasphémateurs,--un peu +buveurs,--un peu querelleurs,--un peu tueurs,--un peu joueurs,--un peu +voleurs,--un peu adonnés aux négresses, aux Espagnoles, aux Indiennes, +aux Japonaises, aux Américaines, aux Haïtiennes, même aux Namaquoises, +grandes ou petites, cela dépendait de la route qu'ils suivaient. + +Mais, grand Dieu! quelle différence avec l'équipage de _la Hyène_; quels +hommes! ou plutôt quels démons! + +Laids, sales, déchirés, couverts de méchants haillons, noirs de poudre +et de fange, basanés, cuivrés, bronzés, cicatrisés; les cheveux et la +barbe longs, malpropres, les yeux farouches et creux, les ongles +crochus, et des jurements! des plaisanteries! ah! + +C'était à donner la chair de poule à l'honnête Benoît, qui, après tout, +faisait, si vous voulez, un petit trafic que quelques personnes +réprouvent; mais au moins le faisait-il honnêtement, en conscience, et, +après tout, comme il le disait avec beaucoup de justesse d'esprit: Pour +soutenir les colonies; car, sans colonies, adieu sucre, adieu café, +adieu indigo, etc. + +Ces réflexions, je vous le dis, vinrent en foule assaillir le capitaine +Benoît, lorsqu'il fut sur le pont de _la Hyène_. + +Et ce pont avait aussi, comme tous ces atroces visages, une expression, +une physionomie particulière. + +C'étaient des manÅ“uvres mêlées et confondues, des armes jetées çà et là , +pour qu'on pût les trouver toujours prêtes; un plancher humide et +boueux, couvert, en quelques endroits, de larges taches d'un rouge noir; +des canons en état de faire feu, mais remplis de crasse et de rouille; +puis, sur quelques affûts, encore des traces de ce même rouge noir, +mêlées de certains débris membraneux séchés et racornis au soleil, que +Benoît reconnut en frissonnant pour être des restes de lambeaux de chair +humaine! + +Oh! c'est alors qu'il regretta le pont de son brick, si blanc, si +propre, si net! son gréement lisse et peigné, les jalousies vertes de sa +petite chambre, ses jolis rideaux de toile perse, bigarrés et émaillés +de fleurs comme un parterre... et sa moustiquaire diaphane... et son lit +où il dormait si bien... et son verre de gyn, humé lentement en +compagnie de ce pauvre Simon, tout en causant de Catherine et de Thomas, +de ses riants projets pour l'avenir, de sa modeste ambition et de son +espoir de finir ses jours par une belle soirée d'automne, à l'ombre des +acacias qu'il avait plantés, entouré de deux ou trois générations de +petits Benoît. + +Oh! mon Dieu, Montaigne a bien raison! _Comme la fatalité nous masche!_ + +--Tu as b.... renâclé pour venir au lof, vieux marsouin--lui dit un +homme à figure repoussante, et qui n'avait qu'un Å“il; cet intrigant +était à peine vêtu d'un pantalon déchiré, d'une vieille, vieille chemise +de laine rouge, sale et grasse, et ceint d'une corde au travers de +laquelle passait la lame d'un grand couteau à manche de bois. + +Ici Benoît rassembla sa dignité, son courage, et répondit sans émotion: + +--Vous aviez seize canons et je n'en avais pas un... c'est pas cher +d'amariner les gens à ce prix-là , bigre! + +--C'est pour cela, mon gros souffleur, qu'il faut gouverner droit, parce +que la raison est toujours du côté des canons... et tu vois si nous +sommes raisonnables... + +Dit le gentilhomme, en lui faisant observer que les gaillards étaient +parfaitement garnis... + +--Enfin--reprit Benoît avec impatience--vous m'avez hélé; que +voulez-vous de moi? je perds la brise; est-ce que vous allez m'embêter +encore long-temps comme ça? + +--N'y a que le commandant qui puisse te répondre; en attendant, sois +calme et ronge ton câble, ça t'empêchera de grincer des gencives... + +--Le commandant! ah! vous avez un commandant ici, ça doit être du +propre--dit imprudemment Benoît, avec une sorte de moue dédaigneuse. + +--Mords ta langue, vieille carogne, ou je te l'arrache pour la jeter aux +requins! + +--Mais, bigre d'enfer...--s'écria le malheureux capitaine...--enfin que +me voulez-vous?... est-ce de l'eau ou des vivres? + +--De l'eau et des vivres, toujours de l'eau et des vivres, même du rhum, +ça ne peut jamais nuire. + +--Dites donc cela tout de suite... Ohé!... toi, Jean-Louis--cria Benoît +à un de ses canotiers--rallie le bord et apporte dans la yole... + +--Toi--dit l'interlocuteur de Benoît en s'adressant au matelot +précité--toi, Jean-Louis, je _t'infuse_ deux balles dans les reins si tu +fais mine de pousser au large. + +--Oh! quelle bigre, bigre de scie!... vous ne voulez donc ni eau ni +vivres? + +--Nous irons nous-mêmes en chercher à ton bord, vieille bête... + +--Comme je danse--fit Benoît. + +--Tu verras, que je te dis.... et sans toi encore. + +Ici, le capitaine de _la Catherine_, au lieu de répondre, clignota des +yeux, enfla sa joue gauche en la soulevant avec sa langue, et tapa +légèrement sur cette proéminence du bout de son index. + +Cette pantomime bien inoffensante, vous le voyez, parut pourtant +insultante au gentilhomme; car, d'un revers de sa large main, noire et +velue, il étendit le pauvre Benoît sur le pont, en disant: + +--Est-ce que tu prends _le Borgne_ pour un mousse, dis donc... +attachez-moi cet animal-là par les pattes, vous autres... + +Ce qui fut fait malgré les _bigres_ et les _fichtres_ réitérés de +Benoît. + +Les matelots de son embarcation étaient tenus en respect par _le Borgne_ +et ses honnêtes amis. + +Une grosse tête, hideuse et crépue, sortit du panneau en criant: + +--_Le Borgne_... _le Borgne_, le commandant demande ce qu'on déralingue +sur le pont. + +--C'est le vieux caïman qui gouverne le brick _que l'on fait se +taire_... + +La grosse tête disparut. + +Puis elle reparut. + +--Eh!--dit le vilain mousse--eh! _le Borgne_, le commandant ordonne +qu'on lui apporte le _monsieur_. + +Et, bon gré mal gré, l'honnête Benoît fut affalé par le panneau, et se +trouva auprès d'une petite porte qui donnait dans la cabine du seigneur +et maître de _la Hyène_. + +Là , le misérable entendit une voix, oh! une voix de tonnerre qui +hurlait: + +--Mais qu'on le coupe en deux comme une pastèque, ce vieux gueux-là ... +s'il se rebiffe... Ah! on l'a apporté!... eh bien! qu'on lui délie les +quilles, et qu'il entre... nous allons nous voir le blanc des yeux. + + * * * * * + +Ici, Claude-Martial-Borromée pensa à Catherine et à Thomas, boutonna sa +veste, passa la main dans ses cheveux gris, toussa deux fois... se +moucha... Et entra... + + + + +CHAPITRE III. + + Peut-être, messieurs, ne savez-vous + pas ce que c'est que le pal?... + + JULES JANIN.--_L'Âne mort._ + + Je frissonnai, et je crus que ma + dernière heure était arrivée. + + P. MÉRIMÉE.--_L'Enlèvement de la redoute._ + +MONSIEUR BRULART. + + +En vérité, il méritait bien de commander _la Hyène_ et son hideux +équipage. + +Telle fut la première réflexion du capitaine Benoît, lorsqu'il se trouva +face à face avec ce personnage. + +Figurez-vous un homme d'une taille athlétique, avec un visage pâle et +plombé, un front plissé, un nez long et mince, d'épais sourcils d'un +noir de jais, et des yeux d'un bleu clair et vitreux d'une fixité +insupportable; un menton large et carré, des joues creuses, recouvertes +d'une barbe épaisse à moitié longue, et puis enfin une bouche bordée de +lèvres minces et blafardes, agitées par un tremblement convulsif presque +continuel qui, par exemple, laissaient voir, pourquoi ne l'avouerait-on +pas, de fort belles dents parfaitement rangées. + +Pour tout vêtement, il portait une grosse chemise bleue à moitié usée +qu'il attachait ordinairement autour de ses reins avec un bout de +bitord; aussi Benoît put-il admirer à son aise la force puissante de ses +membres musculeux, bruns et velus. + +Seulement ses mains, toutes malpropres, toutes noires qu'elles étaient, +témoignaient, par leur forme longue et effilée, par la délicatesse de +leurs contours, témoignaient, dis-je, d'une grande distinction de +race... + +Le commandant Brulart, car il avait un nom et s'appelait Brulart, même +aucuns disent un nom ancien, un nom historique, qui, déjà illustre sous +François Ier, fit pâlir plus d'une fois les généraux de +Charles-Quint; quant à moi, je ne crois guère à ces dires; toujours +est-il que M. Brulart était assis sur un vieux coffre, et avait devant +lui une petite table tachée de graisse et de vin sur laquelle il +s'appuya quand il vit entrer Benoît. + +Ce fut donc la tête dans ses mains, les coudes sur la table, son regard +clair et perçant attaché sur le bon homme, qu'il s'apprêta à engager la +conversation. + +Benoît, voulant lui épargner la peine de commencer, prit la parole avec +dignité: + +--Saurai-je enfin pourquoi...--mais M. Brulart l'interrompit de sa +grosse voix: + +--_Pourquoi toi-même!_ chien; au lieu de m'interroger, réponds.... +pourquoi as-tu été si long-temps à mettre ton _ourque_ en panne? + +À ces mots, le front de M. Benoît se colora d'une vive et légitime +indignation; il fût peut-être resté impassible pour une injure adressée +à lui personnellement, mais insulter son brick... _sa Catherine!_ +appeler son joli navire une _ourque!_ c'était plus qu'il n'en pouvait +supporter; aussi reprit-il vivement: + +--Mon brick n'est pas une _ourque_, entendez-vous, malhonnête, et si je +n'avais pas un bas mât trop pesant, je rendrais les huniers à votre +bateau... + +Ici M. Brulart fit trembler la goëlette aux éclats de son gros rire, et +continua sans changer de position. + +--Tu mériterais bien, vieille carcasse démâtée, que je te fisse amarrer +à une ligne de lock, et que je te f.... à la mer... à la remorque de ma +goëlette... pour que tu puisses juger si elle file bien;... mais je te +réserve mieux que ça... oui, mon vieux, mieux que ça--dit Brulart en +voyant l'air étonné de Benoît.--Mais ce n'est pas encore l'heure; +dis-moi, d'où viens-tu? + +--Je viens de la côte d'Afrique, je fais la traite, j'ai mon chargement, +et je vais à la Jamaïque pour y vendre mes noirs... + +--Je savais tout cela mieux que toi, je te le demandais pour voir si tu +mentirais... + +--Vous le saviez?... + +--Je te suis depuis Gorée... + +--C'est donc vous... que j'ai vu avant l'ouragan... dans la brume... + +--Un peu... ainsi touche-là , confrère, salut!...--dit Brulart en tirant +une mèche de ses épais cheveux noirs, comme si c'eût été la corne d'un +chapeau; ah!... nous faisons la traite! et moi aussi... j'en suis +enchanté. + +--J'étais sûr que nous nous entendrions--dit Benoît un peu rassuré par +cette parité d'état. + +--Mais, dis-moi, tes noirs, où les as-tu pris? car l'ouragan nous a +séparés, et je ne t'ai retrouvé que cette nuit. + +--Sur la côte... à l'embouchure de la _rivière des Poissons_; ils m'ont +été vendus par un chef de _Kraal_, des grands _Namaquois_, c'est une +partie de _petits Namaquois_ qui provenait d'une prise faite pendant la +guerre. + +--Ah! vraiment... + +--Mon Dieu, oui, et j'avais même eu l'idée, si mon chargement n'eût pas +été complet, de descendre jusqu'au _fleuve Rouge_, qui est à peu près à +trente lieues dans le sud de la rivière des Poissons. + +--Pour? + +--Pour compléter mon chargement avec des _grands Namaquois_, car ils se +sont fait des prises des deux côtés; et si les grands Namaquois vendent +les petits, les petits mangent les grands Namaquois. + +--Ah! ils les mangent! + +--Ils les mangent à la croque-au-sel...--répéta Benoît tout-à -fait +rassuré, en faisant l'agréable--ainsi, commandant, vous voyez que +puisqu'ils les mangent, ils les vendraient peut-être, et à bon marché +aussi, et je vous enseigne cet endroit comme _un bon coin_. + +--Oh! moi, je prends mes cargaisons de noirs ailleurs.... c'est une +combinaison à part.... une espèce de tontine dans laquelle _j'amortis_ +beaucoup... + +--Ah!--fit Benoît ouvrant ses petits yeux--c'est une tontine... +pourrais-je en être? + +--Comment! mon brave, tu y es déjà !... + +--Déjà ....--dit Benoît, qui n'y comprenait rien. + +--Déjà .... Mais, dis-moi, tu as quitté la rivière des Poissons? + +--Hier soir... mais cette tontine... + +--Bien;--ton estime t'éloigne de la rivière?... + +--De vingt lieues environ.... et cette tontine que?... + +--Et tu es sûr que les _petits Namaquois du fleuve Rouge_ ont aussi fait +prisonniers des _grands Namaquois_? + +--Sûr, sûr, c'est leur chef _Taroo_ qui me l'a dit; mais vous voyez, +commandant, que je m'amuse aux lanternes; tout ce que je puis faire pour +vous, c'est de vous donner six tonnes d'eau et deux barils de biscuit; +vous concevez qu'avec près de quatre-vingts noirs à bord et vingt hommes +d'équipage, c'est beaucoup;... mais nous causerons de la tontine, et +vrai, comme Catherine est mon épouse, je me _saigne_ pour vous. + +--C'est le mot--dit Brulart, en souriant d'une façon singulière. + +--Je ne puis pas faire un fifrelin de plus--ajouta Benoît d'un air +décidé. + +--Je te jure pourtant, moi, par tous les reins que j'ai brisés!...--cria +Brulart. Et il leva sa tête d'entre ses mains. + +--Par tous les crânes que j'ai fendus.--Et il se dressa debout. + +--Par tous les gosiers que j'ai échancrés!--Et il marcha sur Benoît. + +--Par tous les navires que j'ai pillés.--Et il regarda le malheureux +capitaine sous le nez. + +--Que tu feras davantage pour moi, _monsieur des grands Namaquois_. + +--Me trahirais-tu?--demanda Benoît pâle comme la mort. + +--Si je-te-tra-his?... + +Et à peine Brulart avait-il terminé ces mots, qui furent accentués +lentement, qu'un rire tout homérique ou plutôt tout méphistophélétique, +ou mieux encore, un vrai rire de hyène, souleva sa large poitrine. + +--Ah! gredin... bigre de forban...--dit l'honnête Benoît en lui sautant +au cou.... + +Mais Brulart, saisissant les deux bras de Benoît, les emprisonna dans +son poignet de fer, tandis que de l'autre main il dénoua la corde qui +lui servait de ceinture, et en quelques minutes Benoît fut ficelé, lié, +enchevêtré, de manière à ne pouvoir faire le plus léger mouvement; après +quoi Brulart le posa en travers sur son grand coffre, en lui disant: + +--À tout à l'heure, nous allons rire... _confrère_. + +Et il monta sur le pont au bruit des imprécations, des injures, des +bigres, des hurlements du malheureux Benoît, qui sautait par soubresauts +sur son coffre comme un poisson sur le sable. + + + + +CHAPITRE IV. + + Oh!... lui dit-il en mourant; oh! mon + Anna, coupe les boucles de mes longs cheveux + qui ressemblent aux tiens... + + --Au moins, se dit à part la douce fille, je + pourrai donner des bagues à mes amants, + sans dégarnir ma chevelure.--Ils me suivront + au tombeau... qui, je te le jure, est entr'ouvert, + mon adoré...--reprit-elle tout + haut. + + Une larme brilla dans les yeux ardents + du moribond. + + _(Historique.)_ + + Ils auraient dû vivre invisibles dans l'épaisseur + des bois, comme les rossignols mélodieux; + ils n'auraient jamais dû habiter + ces vastes solitudes appelées société, où tout + est vice et haine: chaque créature née libre + se plaît dans un secret asile. Les oiseaux les + plus doux ne nichent qu'avec une compagne, + l'aigle prend seul son essor, la + mouette et les corbeaux se réunissent en + troupes sur les cadavres, comme font les + mortels. + BYRON.--_Don Juan_, ch. IV, XXIX. + +ARTHUR ET MARIE. + + +Pour en finir une bonne fois avec tous les antécédents, vrais ou faux, +attribués à Brulart, nous rapportons ici l'anecdote suivante. + +À peine âgé de vingt-sept ans, le comte Arthur de Valbelle avait déjà +mené une existence passablement orageuse; doué par la nature d'une +puissance physique et intellectuelle extraordinaire, jeune encore, il +s'était livré avec emportement à tous les excès, à toutes les débauches, +et conséquemment beaucoup diminué le patrimoine considérable que lui +avait légué son père. + +Il vit par hasard dans le monde, où il allait très-peu, une jeune fille +fort belle, mais sans fortune... + +Par hasard aussi il en devint éperdûment amoureux; c'était son premier +amour véritable. Or, un premier amour de débauché, c'est, on le sait, la +passion la plus frénétique, la plus violente qu'on puisse imaginer. + +La jeune fille, fort belle, répondit bien à la passion frénétique, mais +comme elle était aussi sage que jolie, mais comme sa tante, qui l'avait +élevée, s'était mariée quatre fois et possédait naturellement une +prodigieuse expérience de ce bas monde, on n'accorda ni un baiser, ni un +serrement de main avant l'union civile et religieuse. + +Arthur avait remarqué dans Marie (la fille fort belle s'appelait Marie) +une tête ardente, des idées exaltées, et surtout un profond instinct du +confortable qui n'attendait que la jouissance d'une fortune brillante +pour se développer. + +Or, avant de signer le contrat, il lui dit à peu près ceci: + +--Marie, j'ai des vices, des défauts, et même des ridicules.... + +La jeune fille sourit... en montrant deux rangées de petites perles +blanches. + +--Marie, je suis violent, emporté, querelleur, et jusqu'à présent +malheureux en duels comme en amour. + +La jeune fille soupira, en le regardant avec, un air de compassion +touchant et sincère. Mais il fallait voir quels yeux!... et comme les +soupirs allaient bien à cette gorge de vierge! + +--Marie, j'avais beaucoup d'argent, beaucoup; les chevaux, les chiens, +la table et les femmes m'en ont absorbé une furieuse quantité. + +La jeune fille sourit avec indifférence... en levant ses jolies épaules +rondes.... + +--Marie, il me reste, je crois, trois cents et quelques mille francs, +vous avez dix-neuf ans, des émotions toutes fraîches à satisfaire; la +vie est neuve pour vous; le luxe, les plaisirs, le tourbillon enivrant +d'une grande ville, vous sont inconnus... et, par conséquent, doivent +vous faire grande envie. Pour répondre à tous ces besoins, j'ai peu +d'argent, et beaucoup de défauts; mais enfin voulez-vous de moi? + +La jeune fille lui ferma la bouche avec sa main mignonne et potelée. + +Arthur l'épousa donc; De quoi ses amis rirent beaucoup. Sa femme, +jusqu'alors froide et réservée, se livra à tout le délire d'une première +passion; brune, jeune, ardente, elle sympathisa vite avec l'âme +brûlante, le caractère fougueux de son mari. + +Chose étrange! la possession n'affaiblit par leur ivresse, et les +plaisirs du jour naissaient des souvenirs de la veille. + +On l'a dit, quoique le patrimoine du comte eût singulièrement maigri, il +avait encore une honnête rotondité de cent mille écus au moment du +mariage. + +Mais, comme avant tout, le comte adorait son idole, son dieu, sa Marie, +son dieu resplendissait de pierreries, ne foulait que le satin et le +cachemire, et n'aventurait jamais ses petits pieds sur le pavé des rues +ou la poussière des promenades. + +Et le malheureux patrimoine desséchait, fondait à vue d'Å“il que c'était +pitié!!! + +Or un jour, sur les trois heures du soir, quatre mois après leur +mariage, et le lendemain du retour du comte, qui avait fait une légère +absence, ils étaient couchés tous deux, beaux de leur pâleur, de leurs +traits fatigués: + +--Arthur--disait Marie, en peignant ses longs cheveux noirs qu'elle +avait si beaux, avec ses jolis doigts blancs un peu amaigris--Arthur... +encore un mois de pareil bonheur... et puis mourir... dis, mon ange, +nous aurons usé tous les plaisirs, depuis la molle et douce extase +jusqu'au spasme nerveux et convulsif, et pourtant notre ivresse est +toujours renaissante.... Nous sommes trop heureux... il est impossible +que cela dure... devançons l'heure des regrets qui viendrait peut-être! +veux-tu, dis, mon amour?... veux-tu mourir bientôt... un charbon +parfumé, ma bouche sur ta bouche, et nous nous en irons comme +toujours... ensemble.... + +Et la délicieuse créature, sa tête entre les mains, ses coudes à +mignonnes fossettes, appuyés sur les riches dentelles de son oreiller, +attachait ses grands yeux battus et voilés sur la pâle figure de son +mari. + +Arthur se dressa de toute la hauteur de son buste, son regard +flamboyait, et une incroyable expression d'étonnement et de joie, +rayonnait sur son front.... Il était plongé dans une ravissante +béatitude... cette idée lui était venue à lui... cinq jours avant, et au +fait: + +À vingt-huit ans, il avait vécu autant qu'il est possible de vivre avec +un corps de fer, une âme de feu, et des tonnes d'or;--cette passion +qu'il éprouvait pour sa femme semblait résumer toutes ses passions, car +il l'aimait de tout l'amour qu'il avait eu pour les chevaux, les chiens, +le jeu, le vin et les filles d'opéra ou d'ailleurs. + +Et puis aussi le misérable patrimoine était devenu si étique, si +souffreteux, si chétif, si diaphane, qu'on voyait la misère au travers. + +Et puis aussi, l'accord parfait qui avait existé jusque-là entre +_pouvoir_ et _volonté_ (eût dit Scudéry) avait disparu... qu'aurait-il +regretté?... + +Aussi Arthur ne répondit rien. Il est de ces sensations qu'aucune +langue humaine ne peut exprimer;--deux grosses larmes roulèrent sur ses +joues flétries... ce fut sa seule, son unique réponse.... + +Mais le dévoûment de Marie eut une si inconcevable influence sur cet +être énergique, qu'il l'exalta pour quelque temps encore à un degré de +puissance inouïe et presque surnaturelle... il faut avouer que cette +influence magique ne s'étendit pourtant pas jusqu'au patrimoine, car +quinze jours après il était défunt. Le patrimoine! Oh! bien défunt... et +lui donc... _Bone Deus!_ pauvre Arthur!..... + + * * * * * + +--C'est donc aujourd'hui--disait Marie, toujours belle, quoiqu'amincie, +car avant son mariage elle était un peu grasse, un peu colorée.... + +--C'est ce soir....--répondit-il tendrement. + +--As-tu écrit?...--demanda-t-elle. + +--Sois tranquille, on n'inquiétera personne, chère et bonne Marie--et +ils arrivèrent calmes et joyeux dans les bois de Ville-d'Avray, car ils +avaient abandonné l'idée de l'asphyxie; c'est commun, au lieu qu'avec un +bon poison rapide comme la foudre, on peut quitter la vie sous un bel +ombrage frais et riant; justement on était en juillet. + +--Ce n'est pas une femme, c'est un ange--disait Arthur, en voyant Marie +déboucher toute heureuse, toute souriante, un petit flacon de cristal +mince, friable, et rempli d'une belle liqueur limpide, verte comme +l'émeraude. + +Ils s'étendirent tous deux sous un chêne magnifique, dans un épais +taillis, désert et reculé; l'air était tiède, le ciel pur, le soleil à +son déclin. + +--Devine, cher adoré... comment nous allons partager cette douce +liqueur?--dit la jeune femme, en jetant son bras blanc et potelé autour +du cou de son mari, et le baisant au front. + +--Je ne sais, mon ange--répondit Arthur avec insouciance, en comptant +sous ses lèvres les palpitations du cÅ“ur de Marie. + +--Eh bien!--dit-elle avec un regard ardent et passionné, pendant qu'un +frisson voluptueux semblait courir par tout son corps--eh bien! mon +Arthur, nous mettrons ce mince cristal à moitié entre nos dents... et +nous le briserons au milieu d'un de ces baisers délirants... tu sais.... + +--Oh! viens... donc....--dit Arthur..... + + * * * * * + +Le soleil se coucha. + +Le lendemain, à la nuit, le comte sortit comme d'un affreux sommeil, la +langue rude et sèche... le gosier brûlant, et des battements d'artères à +lui rompre le crâne.... + +Il était à la même place que la veille. Il sentit aussi mille pointes +aiguës lui déchirer les entrailles. + +Pour lors il se tordit, cria, mordit la terre, car il souffrait des +douleurs atroces.... + +Dans un moment de calme, il chercha le cadavre de Marie avec angoisse. + +Elle n'y était plus.... + +Les douleurs le reprenant, il se tordit de nouveau, hurla tant et si +bien, qu'un honnête garde-chasse le recueillit, l'emmena dans sa maison +et le soigna comme un fils. + +L'incroyable force de tempérament du comte résista à cette violente +secousse, et au bout de quinze jours il fut presque hors de danger. + +Mais qu'était devenue Marie? c'est ce qu'il ne put savoir. + +Un matin le brave garde-chasse apporta avec _sa petite note pour les +bons soins donnés à Monsieur_ (ce qui cotait l'humanité du garde-chasse +à dix francs par jour), apporta, pour distraire son hôte, un numéro de +l'honnête _Journal de Paris_. + +Le comte se mit à le lire, et sa figure prit une expression bien +étrange. + +_Deux cents francs de récompense à qui ramènera chez M. M***, rue***, un +lévrier blanc, de grande taille, marqué de taches jaunes aux oreilles, +fort méchant, et mordant au nom de_ Vairdaw. + +Ce n'est pourtant pas cela qui pouvait faire craquer si violemment les +dents du comte les unes contre les autres... continuons: + +_Le nommé Chavard a été condamné à cinq ans de travaux forcés et à la +marque, pour avoir volé avec effraction, escalade nocturne, et à main +armée, cinq choux et un lapin blanc; mais, vu les circonstances +atténuantes (Chavard jouissait, avant ce crime, d'une bonne réputation, +et veuf, père de cinq petits enfants, vivait d'une industrie qui renait +d'être détruite par l'invention d'une nouvelle machine à vapeur fort +économique, employée par un banquier millionnaire)._ + +_Vu ces circonstances, on lui fait remise de la marque, etc., etc._ + +Ce n'était pourtant pas non plus cette conséquence d'une civilisation +très-avancée qui faisait pâlir le comte et rouler ses yeux sanglants +dans leur orbite; voyons autre chose, nous y sommes, je crois: + +_Depuis quinze jours environ, le comte Arthur de *** a disparu de son +domicile; il y a tout lieu de croire qu'un suicide a mis fin à ses +jours, et que des affaires dérangées et des chagrins domestiques +l'auront poussé à cette extrémité, d'autant plus que l'on assure que +madame la comtesse de *** est partie la veille même ou le lendemain de +la disparition de son mari, avec le fils d'un des plus riches banquiers +de la capitale; ils ont pris, dit-on, la route de Marseille._ + +C'est cela pour sur qui terrifia le comte et le fit tomber sur son lit +sans connaissance. Pendant cet évanouissement douloureux et poignant +comme un cauchemar par une nuit d'été, lourde et chaude, il lui sembla +voir des êtres fantastiques, hideux et flamboyants, qui, en se +rapprochant les uns des autres, formaient un sens, comme s'ils eussent +été les signes animés d'une langue inconnue. + +Et il lut les mots suivants qui étincelaient et tournaient rapides, +rapides comme la roue d'un moulin: «Une jeune et jolie femme ne renonce +jamais au luxe et aux plaisirs.... + +»Pour se tuer, surtout.... + +»Elle t'a joué, sot.... + +»Elle a aimé ton or, quand tu avais de l'or.... + +»Elle a aimé ta jeunesse et ta beauté, quand tu avais de la jeunesse et +de la beauté.... + +»L'orange est sucée, adieu l'écorce.... + +»Elle en aime un autre qui a de l'or, comme tu avais de l'or; de la +beauté, comme tu avais de la beauté.... + +»Elle a voulu se débarrasser de toi.... + +»Elle a compté sur ta niaise exaltation.... + +»Et puis sur ta ruine.... + +»Et puis sur son sang-froid et son adresse pendant que tu te livrerais à +un dernier transport frénétique et convulsif.... + +»Et elle rit de toi avec son amant--son amant--son amant.... + +»Car elle te croit mort--mort--mort...» + +Ici le comte fit un bond affreux, se réveilla, se dressa raide sur ses +pieds, tout d'une pièce, la bouche écumante, et tomba en travers de son +lit, les yeux grands, ouverts, fixes, presque sans pouls et faisant +entendre un râlement sourd et étouffé.... + +Ce fut encore le bon garde-chasse qui le tira de cette nouvelle crise, +qui le combla de nouveaux soins, toujours à dix francs la journée +d'affection et d'attachement. + +Quand le comte put se lever et marcher, il lui donna un diamant pour +aller le vendre, le paya sur le prix, et disparut. + +Onc depuis le bon garde-chasse n'en entendit parler. + +S'il eût pourtant lu le _Sémaphore_ de Marseille, il eût été peut-être +frappé du paragraphe qui suit: + +«_Un crime affreux vient de jeter la consternation dans nos murs; depuis +quelque temps, madame la comtesse veuve de *** était arrivée ici avec M. +***: cette dame voyageait, dit-on, pour sa santé; hier, au coucher du +soleil, des cris affreux partent de l'appartement de cette dame, qui est +logée sur le port, hôtel des Ambassadeurs. On enfonce la porte et on la +trouve baignée dans son sang, percée de plusieurs coups de poignard; +elle n'a pu dire que ces mots à son compagnon de voyage:--«Je le croyais +mort, il ne l'est pas, il vient de m'assassiner... crains tout de lui... +je n'ai aimé que toi, amour...»--Et elle expira._ + +»_Ses obsèques ont eu lieu ce matin dans l'église de Saint-Joseph; on +est à la recherche de l'assassin, qui est, dit-on, le mari de cette +dame, le comte Arthur de *** qu'on avait cru mort; mais on n'espère pas +le découvrir, car plusieurs témoins affirment avoir vu, avant-hier soir, +peu de temps après le meurtre, un homme marchant fort vite se dirigeant +vers le port, et dans la soirée, on sait qu'un mistic sous pavillon +sarde a mis à la voile. Mais les plus fortes présomptions portent à +croire que ce monstre de jalousie a terminé sa vie dans les flots; voici +le signalement affiché à la préfecture: Taille, cinq pieds dix +pouces,--très-maigre,--figure longue et pâle,--sourcils noirs, barbe +noire, cheveux noirs, yeux bleus très-clairs,--dents blanches,--menton +carré,--vêtu d'une redingote verte et d'un chapeau rond_.» + +Or, le comte Arthur de Varbelle c'était Brulart! + + * * * * * + +Brulart monta donc sur le pont, laissant l'honnête Benoît maugréer à son +aise, étendu sur le grand coffre. + + + + +CHAPITRE V. + + ....._Aliquis providet_..... + + Marche au flambeau de l'espérance + Jusque dans l'ombre du trépas, + Assuré que ma providence + Ne tend point de piège à tes pas: + chaque aurore la justifie, + L'univers entier s'y confie, + Et l'homme seul en a douté; + Mais ma vengeance paternelle + Confondra le doute Infidèle + Dans l'abîme de ma bonté. + + DE LAMARTINE .--_Méditation_ VIII. + +QUE LE BON DIEU VOUS PUNIT DE FAIRE LA TRAITE. + + +Lorsque M. Brulart parut sur le pont de _la Hyène_, tous les entretiens +particuliers cessèrent comme par enchantement. + +Et de fait, si ce personnage n'était pas affable et gracieux, il était +au moins imposant et terrible aux yeux de son équipage. + +Sa chemise ouverte laissait voir son cou bruni, ses membres nerveux et +endurcis aux fatigues. Il s'appuyait sur une énorme barre de chêne qu'il +faisait tournoyer de temps en temps, comme si c'eût été le plus mince +roseau. + +--Où est le _Borgne_, canailles?--demanda-t-il. Le _Borgne_ s'approcha. + +--Fais armer la chaloupe en guerre, prends quinze hommes, deux pierriers +à pivots, et va amariner le bateau de _ce monsieur_; quant à ces chiens +qui sont dans le canot, mène-les aussi à bord, et mets-les aux fers avec +les noirs et le reste de l'équipage du brick. À vous quinze vous pourrez +manÅ“uvrer ce bâtiment: imite mes mouvements, et navigue dans mes eaux... +tu commanderas ce navire... veille aussi à la nourriture des nègres... +allons, file. + +Les ordres de M. Brulart furent exécutés à la lettre; seulement, lorsque +_Caiot_ vit arriver l'embarcation armée qui venait s'emparer de _la +Catherine_, il eut le fol entêtement de vouloir résister un peu; aussi +lui et deux autres, je crois, furent tués, et le _Borgne_ pensa +judicieusement que ce serait autant de moins à garder et à nourrir. +Bientôt _la Hyène_ orienta ses voiles, et, serrant le vent au plus près, +mit le cap au sud, comme pour regagner la côte d'Afrique.... + +Benoît sentit alors, aux secousses du navire et au bruit qu'on faisait +sur le pont, que la goëlette se remettait en route. + +La brise fraîchit, et la marche de _la Hyène_ se trouvait tellement +supérieure qu'elle fut obligée d'amener ses huniers pour que _la +Catherine_ pût la suivre, et pourtant son nouveau commandant, le +_Borgne_, la couvrait de voiles.... + +--Toi, timonier, le cap à l'est-sud-est--dit Brulart--et veille aux +embardées, ou je te cogne;--puis il descendit retrouver son prisonnier. + +--Ah! brigand... forban, gredin....--cria celui-ci dès qu'il le vit--ah! +si j'avais eu des canons et mon brave Simon... tu ne m'aurais pas pris +comme un congre dans son trou.... + +--Tout de même, papa.... + +--Non!... bigre... non... fichtre!... + +--Comme tu voudras... mais il fait solidement soif.... + +Brulart prit alors sa barre de chêne, et frappa le plancher. + +Le mousse à la vilaine tête reparut, et à peine M. Brulart eut-il fermé +ses doigts moins le pouce, qu'il tendit vers sa bouche en haussant le +coude... qu'une grosse cruche de rhum était sur la petite table. + +Le capitaine de _la Catherine_, toujours amarré sur son coffre, se +trouvait dans l'impossibilité de faire un mouvement. + +--Dis donc, confrère--reprit Brulart, après s'être ingéré un énorme +verre de cette liqueur alcoolique;--dis donc, pour passer le temps, +jouons à un jeu, veux-tu? à _pigeon vole_... non, tu es attaché; à mon +_corbillon_... c'est bien fade; à _M. le curé n'aime pas les os_... ça +sent le blasphème; tiens, j'y suis, jouons à deviner; je te préviendrai +quand tu _brûleras_, comme nous disions au lycée Bonaparte... voyons, +devine... devine... ah! tiens, devine ce que je vais faire de toi et de +ton équipage. + +--Bigre, ce n'est pas malin! nous piller, scélérat.... + +--Non, va toujours.... + +--Nous faire prisonniers... monstre.... + +--Non, va toujours. + +--Eh bien donc! nous massacrer, car tu es capable de tout.... + +--Tu brûles... mais ce n'est pas ça tout-à -fait. + +--Ah bigre de fichtre! être là immobile, amarré comme une ancre au +capon... c'est à se dévorer la langue.... + +--Tu donnes ta langue au chien... c'est-à -dire que tu renonces, que tu +ne devines pas.... Eh bien! écoute. + +Il but encore un grand verre, et Benoît ferma les yeux.... + +Mais se ravisant:--Je ne veux pas t'entendre, vilain +gueux--s'écria-t-il--je t'empêcherai bien de parler... tu vas voir.... + +Et Claude-Borromée-Martial se mit à crier, à vociférer, à chanter, à +hurler, pour couvrir la voix de M. Brulart et ne pas ouïr ses atroces +plaisanteries. + +Deux ou trois matelots, épouvantés de ce bruit infernal, se +précipitèrent à la porte de la cabine, croyant qu'on s'y égorgeait.... + +--Voulez-vous retourner là haut, canailles--dit Brulart--ne voyez-vous +pas que c'est monsieur qui s'amuse à chanter des romances namaquoises! +Ah! scélérat de musicien, va! + +Et le pauvre Benoît de continuer ses ah! ah! ses oh! oh! sur tous les +tons pour s'étourdir et couvrir la voix de son hôte. + +--Ah oui! mais ça m'embête--dit Brulart--c'est bon un moment, et puis tu +t'enroueras.... + +En deux tours, Benoît fut bâillonné... ses yeux devinrent rouges comme +du sang, et lui sortaient de la tête.... + +--À la bonne heure, sois gentil, et on causera avec toi; pour la peine, +je vais t'apprendre ce que je vais faire de ta seigneurie et de ton +équipage. Je te dirai d'abord que j'avais autrefois la sottise d'aller +acheter des noirs à la côte: tel bon marché qu'ils soient, c'est encore +trop cher.... Un jour que nous avions, moi et mes agneaux, dépensé +jusqu'au dernier quart le fruit d'une assez bonne opération, j'eus +l'idée de la _tontine_ dont je t'ai parlé.... Allons, reste donc +tranquille--tu te feras du mal.... Or, je flane le long de la côte... et +quand j'aperçois un négrier que je suppose chargé--crac... je mets son +chargement dans ma _tontine_... et lui et son équipage, je les _amortis_ +comme j'ai eu l'honneur de te le dire... de cette façon les noirs ne me +coûtent que la nourriture, que la _façon_, et je puis les donner aux +colonies à meilleur marché que mes confrères: ainsi tu vois la chose; +mais en t'entendant parler des _grands_ et _petits Namaquois_, il m'est +bien venu, pardieu, une autre idée... tu vas rire. + +Benoît pâlit... + +--Vois-tu, nous avons le cap à l'est-sud-est... c'est-à -dire que nous +portons un peu au nord de la rivière Rouge, où nous allons, autrement +dit, chez les _petits Namaquois_ dont tu as acheté les frères, parents +et amis. + +Benoît fit un mouvement brusque et convulsif. + +--Comprends-tu?... j'ai un de mes agneaux qui parle très-bien caffre et +namaquois; je le mets dans ma chaloupe avec toi et ton équipage, et je +vous expédie à terre... en faisant bien expliquer aux petits Namaquois +que tu es l'homme blanc qui depuis long-temps les achète quand ils sont +faits prisonniers par leur ennemi, le chef des _grands Namaquois_, et tu +juges s'ils seront contents de se venger sur toi et les tiens du sort +affreux que l'on fait endurer à leurs compatriotes. + +Les yeux de Benoît étincelérent, et on entendit un gémissement étouffé. + +--À la bonne heure, tu commences à comprendre.... Ainsi donc, mon Caffre +va trouver le chef du Kraal des _petits Namaquois_ et lui dit à peu près +ceci: + +--Grand chef! mon maître, un homme blanc respectable, vient de donner la +chasse à un autre blanc; mais cet autre blanc est un misérable, le +voici... ce monstre a acheté à votre ennemi, le chef des _grands +Namaquois_, tous les prisonniers qu'il vous a faits dans la dernière +bataille... témoin, ce cadavre de l'un d'eux... qu'il a sans doute +égorgé. C'est, vois-tu, confrère--dit Brulart en souriant d'une manière +infernale et se penchant près de Benoît--c'est un de tes noirs que _nous +préparons_, c'est-à -dire que nous noyons à cet effet, pour prouver que +c'est la vérité, parce que s'il était en vie il pourrait jaser.... + +Les yeux de Benoît s'ouvrirent d'une affreuse manière... et ils +semblèrent lancer des éclairs. + +--Tu y es, n'est-ce pas, mon frère?--continua Brulart;--mon Caffre +ajoute.... + +--Nous n'avons donc trouvé, grand et digne chef, que ce cadavre; ils +avaient sans doute jeté les autres à la mer pour tromper la vigilance de +mon maître, qui poursuit sans relâche ces atroces marchands de chair +humaine... et n'être pas surpris en flagrant délit. Mais heureusement ce +petit Namaquois est revenu à la surface de l'eau, comme pour donner une +preuve de leur crime... car Dieu est Dieu!... Or, grand chef, mon maître +livre ce blanc et son équipage à ta justice et à ta sévérité, ne +demandant en échange, et pour leur faire subir la loi du talion, que +vingt ou trente de vos prisonniers, compatriotes de ces _grands +Namaquois_ qui ont si indignement vendu tes frères à ce misérable; et, +d'ailleurs, si vous destinez vos ennemis à être dévorés, tâtez du blanc, +et vous verrez que c'est un manger fort délicat. + +Ici le linge qui bâillonnait Benoît se teignit peu à peu de sang... et +ses yeux se fermèrent.... Le malheureux capitaine venait de se rompre +une artère par la violence de sa colère et de sa rage si long-temps +comprimées.... + +Brulart le fit revenir à lui, au moyen de quelques gouttes de rhum qu'il +lui introduisit charitablement dans les yeux. + +--Oh! pitié... pitié....--dit Benoît d'une voix faible et +entrecoupée.... + +--Je ne comprends pas--répondit Brulart en ricanant.... + +--Pitié!--répéta le capitaine de _la Catherine_.... + +--Je n'entends que le français... mais je continue, tu juges de la joie +du chef de _Kraal_ et des siens de tenir des blancs! ceux qui ont acheté +les nègres leurs frères... ils ne marchandent pas, ils nous donnent en +échange de vous autres des _grands Namaquois_ à remuer à la pelle... et +quant à toi et aux tiens... voilà où est la farce; on vous scalpelle... +on vous roue... on vous brûle... on vous mange, un tas de folies, +quoi... et moi qui garde ton brick, je me trouve avoir par le fait deux +charmants navires, je charge ma goëlette des _grands Namaquois_ qu'on me +troque pour toi et les tiens. Je mets le cap sur les Antilles; je vends +mes noirs à bon compte, et j'ai fait ainsi le bonheur des colons, de +mon équipage, mais par dessus tout j'ai puni un infâme négrier comme +toi, qui vend ses frères ainsi que des bestiaux. + +Dis donc, après cela, qu'il n'y a pas une Providence, mon gros compère! +ouf... et pour péroraison Brulart absorba deux verres de rhum coup sur +coup.... + +Le malheureux Benoît restait écrasé sous le poids de cette horrible +éloquence, et ne pouvait placer une parole.... Quand le corsaire eut +fini, il se recueillit un instant et dit avec un calme affecté que +démentait le tremblement de sa voix: + +--Il est impossible qu'un projet aussi affreux puisse entrer dans la +tête d'un homme... je ne croyais pas encore qu'on put voler un +négrier... mais enfin, volez mon brick, mes noirs... mais, au lieu de me +jeter sur la rive du fleuve Rouge, menez-moi à la rivière des Poissons, +au moins là ... j'ai des amis... je ne serai pas massacré... c'est encore +moins pour moi que pour mon équipage, je vous le jure... la preuve, +c'est que je vous le demande à genoux... tuez-moi... mais ne les exposez +pas à un sort aussi horrible, ces malheureux ont des familles, des +femmes, des enfants!... + +--Juste.... Je suis fabricant de veuves et d'orphelins, c'est aussi ma +partie. + +--Capitaine--reprit le commandant de _la Catherine_, avec des larmes +dans la voix... Dieu me punit de métier que je fais, mais il m'est +témoin que c'est toujours avec humanité que j'ai exercé... et puis, +capitaine, oh! capitaine, j'ai une femme et un enfant... qui n'ont que +moi... prenez tout... mais, par grâce, laissez-moi la vie... oh! la vie! +que je revoie mon enfant. + +--Voyez-vous le volage! tout à l'heure il voulait la mort! arrange-toi +donc.... + +--Oh! grâce... pour mon équipage et pour moi! c'est une cruauté inutile. + +--Comment, diable, inutile... j'y gagne un brick et un chargement de +noirs.... + +--Mon Dieu, mon Dieu, que faire?... ma pauvre femme... mon pauvre +enfant....--disait Benoît en pleurant à chaudes larmes.... + +--Bien, des larmes, bien, je voudrais, vois-tu, voir pleurer du sang... +oh! j'ai eu aussi, moi, d'atroces douleurs dans ma vie; il faut que +l'homme me paie ce que l'homme m'a fait souffrir, sang pour sang, +torture pour torture... et j'y perds....--dit Brulart avec une sombre +expression que ses traits durs et moqueurs n'avaient pas encore révélée, +mais qui disparut bientôt. + +--Mais, au nom du ciel, est-ce ma faute?... je ne vous ai jamais fait de +mal... moi.... + +--Tant mieux, ta souffrance sera plus affreuse. + +--Commandant... grâce... grâce.... + +--Tu me fais rire... mais je vais m'assoupir, ainsi remets ta langue au +croc, ou, bien mieux, je vais te remettre ton bâillon, ce sera sûr. + +Ce qu'il fit. + +Puis il s'assoupit jusqu'à ce que son mousse _Cartahut_ fût descendu et +l'eût secoué fortement; ledit _Cartahut_ reçut de Brulart un vigoureux +coup de poing pour son message et reprit, en se frottant la tête: + +--C'est la terre qu'on voit... + +--Ah! chien... bien vrai, mort de Dieu, je rêvais que je voyais rôtir ce +b---- là --dit Brulart en montant sur le pont... + +--Mais tu es donc un monstre... un cannibale--criait sourdement Benoît +malgré son bâillon; sa voix s'éteignit... + +Brulart, arrivé sur le pont, reconnut en effet les hautes montagnes +sèches et rougeâtres qui cernent cette partie de la côte, et, à l'aide +de sa longue-vue, il distingua quelques cases à l'embouchure de la +rivière Rouge. + +Il est inutile de répéter ce qu'on a déjà dit; qu'il suffise de savoir +que le projet si complaisamment dévoilé à Benoît fut exécuté à la lettre +avec le plus grand bonheur, la réussite la plus complète. + +Le nègre noyé, le Caffre interprète, rien n'y manqua; seulement Benoît +ayant supplié Brulart de se charger d'une lettre que le malheureux homme +écrivait en France pour prévenir Catherine et Thomas de ne plus +l'attendre... plus jamais...--et puis Benoît ayant enfin demandé à +Brulart comme grâce dernière de lui laisser embrasser encore une fois ce +mauvais portrait et cette couronne fanée qui lui étaient si +précieux;--on assure que le capitaine de _la Hyène_ refusa et fit même +sur cette peinture les plus horribles plaisanteries. + +Enfin la soir même, M. Brulart passa à bord du brick, et donna le +commandement de la goélette à son second, le _Borgne_. + +Son chargement se composait des cinquante-un noirs du capitaine Benoît +sans compter _Atar-Gull_, et de vingt-trois _grands Namaquois_ qu'il +avait eut en échange de M. Benoît et de l'équipage de _la Catherine_, +lesquels noirs furent aussi mis aux fers et embarqués à bord de la +goélette... + +On ne sait ce que devinrent Benoît et ses compagnons, seulement le +Caffre qui avait conduit cette négociation apprit a l'équipage de la +goëlette que tout le _Kraal_ des _petits Namaquois_, femmes, enfants, +hommes, vieillards, semblaient transportés d'une joie délirante, et que +désignant l'équipage de Benoît et ce malheureux capitaine, garrottés et +couchés par terre, ils chantaient en se caressant l'estomac:--Nous les +ensevelirons là , noble tombeau, noble tombeau pour les hommes pâles, +nous les ensevelirons là , et nous donnerons leurs yeux et leurs dents au +grand _Tommaw-Owouh_..... + + * * * * * + +--Maintenant--dit Brulart--laissons porter sur la Jamaïque... que sur +près de cent noirs, il m'en reste seulement trente, à deux mille francs +pièce... pour ce que ça me coûte... c'est une affaire d'or... + +Et, selon son habitude, il se retira dans sa chambre, en faisant la +défense accoutumée: + +Le premier qui osera entrer ici avant demain--_à la mer_! + +Que faisait-il ainsi chaque nuit? + +Pourquoi cet isolement? cette lumière qui brûlait sans cesse? + +C'est ce que l'équipage de _la Hyène_ ne pouvait savoir. + + + + +LIVRE III. + + + + +CHAPITRE I. + + Le mal régna dès lors dans son immense empire; + Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire + Commença de souffrir; + Et la terre, et le ciel, et l'âme, et la matière, + Tout gémit; et la voix de la nature entière + Ne fut qu'un long soupir. + + DE LAMARTINE .--_Méditations_. + + L'homme est un animal bizarre, et fait + un singulier usage de sa nature et des + arts qu'il invente; il se tue, il se vend; + l'un fabrique des nez artificiels, un autre + invente la guillotine, celui-là vous casse + les os, celui-ci vous les remet en place;--mais + la vaccine a été certainement un excellent + antidote des fusées à la Congrève. + + BYRON .--_Don Juan_, chant I, CXXIX. + +LE FAUX PONT. + + +On le sait, le capitaine Brulart fit embarquer à bord de _la Catherine_ +tout son mobilier, c'est-à -dire sa table tachée de graisse et de vin, +son vieux coffre où il n'y avait rien du tout, la chemise bleue, sale et +trouée qu'il portait sur lui, son gros bâton (ou son éventail à +bourrique, comme il disait plaisamment), et son grand pot d'étain qui +tenait trois pintes. + +Mais une fois entré dans la dunette du malheureux Benoît, il fut +émerveillé des richesses qu'elle contenait. Il s'empara d'abord du +chapeau de paille et de la vieille couronne de bluets qu'il planta sur +sa tête, puis d'une veste et d'un pantalon dont il se revêtit +insolemment. Tout cela, il est vrai, lui était fort court et fort +étroit; aussi ne ménageait-il pas les imprécations et les injures contre +l'ancien propriétaire. Après tout, il n'y regardait pas de si près, et +s'en trouva fort bien; aussi le lendemain matin, à son réveil, il dit en +se mirant avec complaisance dans la petite glace de la dunette: + +--Il n'y a rien de tel que la toilette pour refaire un homme. + +Puis il déjeûna de bon appétit d'une dalle de morue sèche, d'un fromage +de Hollande, de trois galons d'eau-de-vie, et après boire, fut inspecter +les nègres et descendit dans le faux pont. + +Les _grands Namaquois_ avaient été un peu négligés, un peu oubliés +depuis la veille; mais que voulez-vous, il s'était passé tant +d'événements, tant de choses, qu'on ne pouvait penser à tout. + +Donc, sur les midi, le capitaine Brulart arriva dans le faux pont, +singulièrement espacé aux dépens de la cale; car, de l'étrave à +l'étambord, le faux pont avait, je crois, trente-cinq pieds, et son +grand beau à peu près quinze pieds, autrement dit, trente-cinq pieds de +long sur quinze de large; la hauteur était de dix. La lumière ne +pouvait passer que par le grand panneau grillé et regrillé. + +Brulart commença son inspection par tribord. + +Oh! de ce côté ce n'étaient que des enfants, de frêles et pauvres +créatures qui, servant d'appoint dans ces marchés de chair humaine, +formaient pour ainsi dire la _monnaie_ de ce trafic. + +Ces enfants jouaient là comme ils eussent joué sur les bords frais et +ombragés du _fleuve Rouge_. + +Mon Dieu, pour eux, rien n'était changé; seulement, au lieu du ciel pur +qui leur souriait la veille, c'était le lourd plafond du brick; au lieu +du soleil éblouissant qui les inondait de chaleur et de lumière, c'était +le panneau carré du faux pont qui suintait à travers ses barreaux un +jour douteux et un air épais. Seulement, en montrant le plafond et le +panneau, ils se demandaient, dans leur naïf langage, pourquoi ce ciel +était si noir et si près, et ce soleil si pâle et si froid;... et puis +pourquoi ces vilains cercles de fer enchevêtraient leurs petits pieds +déjà endoloris et gonflés; et puis aussi pourquoi ils ne voyaient pas +leur mère depuis trois jours, leur mère qui justement leur avait promis +un joli collier de plumes de colibris, et une pagne plus brillante à +elle seule que tous les cailloux de la _rivière Rouge_. + +Enfin, las de se questionner, de pleurer, ils se roulaient et se +battaient entre eux pour attendre plus patiemment sans doute l'heure de +manger; car, depuis deux jours, on les avait un peu oubliés, et ils +avaient bien faim. + +Brulart passa, et, sans le faire exprès, le capitaine écrasa presque la +jambe d'un de ces enfants sous son pied large et massif. + +C'est qu'il faisait si sombre dans ce faux pont. + +Le pauvre petit poussa un cri bien déchirant. + +--Mets des sabots, mauvais rat d'Afrique--dit Brulart.... + +Et il continua sa promenade jusqu'au milieu du brick, fort mécontent de +ces négrillons que l'on vend si mal.... Par exemple, arrivé là , sa +mauvaise humeur fit place à un sourire de satisfaction qui rida ses +lèvres. + +Car là commençait la _section des mâles_, comme il disait.... + +La clarté du grand panneau tombant d'aplomb sur cet endroit, il put +facilement les examiner. + +C'étaient des hommes forts et vigoureux; aussi le négrier contemplait-il +avec une curieuse avidité ces vastes poitrines, ces bras nerveux, ces +épaules larges et découpées, ces reins souples, cambrés et musculeux, et +encore, enchaînés qu'ils étaient, on ne pouvait juger de toute la +puissance de ces êtres sains et jeunes, car le plus vieux n'avait pas +trente ans. + +Ces nègres, par exemple, n'imitaient pas l'heureuse et naïve insouciance +des enfants; car eux, je crois, comprenaient mieux leur situation. + +Souvent dans leur Kraal, assis autour d'un bon feu de palmier et d'aloës +qui répandait une fumée si odorante et une flamme si blanche, souvent +ils avaient entendu raconter par un vieillard que dans le Nord, +quelques tribus, au lieu de manger leurs prisonniers, les vendaient aux +hommes blancs qui les emmenaient dans leur pays... bien loin... bien +loin.... Ici, les renseignements s'arrêtaient, et la crainte +s'augmentait de cette ignorance; aussi, nous l'avons dit, les +_Namaquois_ de feu (hélas! on peut bien, je crois, dire de feu...) le +capitaine Benoît étaient sombres et tristes. + +Les uns assis, la tête penchée sur la poitrine et le bout de leurs pieds +dans leurs mains, avaient les yeux fixes, ternes, et restaient dans un +état d'immobilité parfaite... + +D'autres raidissaient leurs bras, serraient fortement leurs dents, et +faisaient je ne sais quel mouvement buccal intérieur; mais de temps en +temps leurs joues s'enflaient, leurs yeux devenaient sanglants, et on +entendait une sorte de crépitation sourde et saccadée s'échapper de leur +poitrine haletante. + +Ils cherchaient ceux-là , on peut le présumer du moins, à avaler leur +langue; espèce de mort, dit-on, assez commune chez les sauvages. + +D'autres, couchés en long, semblaient fort calmes; mais de temps en +temps ils imprimaient à leurs jambes une violente et affreuse secousse, +comme pour les arracher de l'anneau qui les étreignait; ce qui était +absurde, et prouvait bien la stupide ignorance des sauvages; car ces +anneaux, rivés avec la barre, n'avaient, comme on le pense bien, aucune +élasticité... + +Ceux-ci enfin, et c'était le plus grand nombre, tournés sur le côté, +dormaient d'un sommeil souvent interrompu par quelques mouvements +convulsifs, quelques tiraillements de l'estomac, ou quelque joyeux +souvenir des rivages du fleuve Rouge. + +Comme le souvenir d'une bonne danse _namaquoise_, si vive et si preste, +au son du _jnoumjnoum_, sous des mimosas qui secouent leurs pétales +roses et font mystérieusement bruire leur dentelle de verdure, alors que +le soleil couchant illumine le sommet des arbres, que les oiseaux du +ciel chantent leur chanson du soir, que les legouanes murmurent un cri +plaintif, et que le ramage des didriks et des moineaux du Cap se mêle +aux sourds et lointains rugissements des lions et des panthères.... + +Alors que le monstreux hippopotame, comme la vieille divinité de ce +fleuve africain, fendant l'onde bouillonnante, montre son corps noir et +cuirassé tout ruisselant d'eau, de joncs verts et de nénufars, dont les +fleurs bleues se détachent sur les larges plis d'argent de la rivière. + +Alors enfin que c'est fête au Kraal, et que le chef a promis pour le +lendemain une grande chasse à l'éléphant. + +Danse alors, vaillant Caffre, danse, tes flèches sont acérées, ta hache +est luisante, et ton arc est verni; danse, car le soleil se couche! mais +la lune brille, et Narina l'aime tant! la pâle clarté de la lune! + +Je vous le dis, c'était le rêve de quelques-uns... car autant la figure +de ceux qui veillaient devenait sombre et chagrine, autant celle d'un +bon nombre de dormeurs s'épanouissait rayonnante et heureuse; un +surtout, Atar-Gull, un grand jeune nègre aux cheveux frisés, dilatait +son bon et franc visage que c'était plaisir de voir ses joues s'enfler, +ses sourcils s'écarter, ses oreilles remuer; ses mains battre la mesure, +et un inconcevable frémissement de bonheur courir par tout son corps; de +voir enfin deux rangées de belles dents blanches qu'il montrait en +ouvrant la bouche sans parler... le pauvre garçon, tant il était content +de son rêve! + +--Je vais te faire me rire au nez, f---- noireau--dit Brulart, que cette +gaîté hors de saison importunait, et d'un coup de son bâton de chêne il +éveilla le dormeur en sursaut. + +Alors vraiment c'était à fendre le cÅ“ur de voir cet homme, je veux dire +ce nègre, tout à l'heure si gai, si content, conserver un instant encore +l'expression de cette joyeuseté factice, puis, baissant les yeux sur ses +fers, s'entourer, tout à coup d'un morne désespoir, et laisser couler +deux grosses larmes le long de ses joues. + +C'est qu'il revoyait sa position actuelle dans son vrai jour, et que, +comme les autres, il avait grand faim, car on les avait aussi un peu +oubliés. + +Brulart passa, et arriva au bout du brick, près l'avant. + +C'est là que les femmes étaient parquées. + +--Ah, ah!--dit le forban--voici le sérail, mille tonnerres de diable! il +faut voir clair ici. _Cartahut_, va me chercher un fanal, dit-il à son +mousse, la lumière vint, et Brulart regarda.... + +Vrai, si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Rheims, un +bien saint homme! je vous révélerais, sur ma parole, un gracieux et +érotique tableau. + +Figurez-vous une vingtaine de négresses ayant presque toutes l'âge d'un +vieux bÅ“uf, non de ces Caffres rabougries d'un brun terne, sales, +huilées, graissées, avec une vilaine tête laineuse et crépue; non! + +C'étaient de sveltes et grandes jeunes filles, fortes et charnues, au +nez droit et mince, au front haut et voilé par d'épais cheveux noirs, +lisses comme l'aile d'un corbeau. Et quels yeux! des yeux d'Espagnoles, +longs et étroits, avec une prunelle veloutée qui luit sur un fond si +limpide, si transparent qu'il paraît bleuâtre.... Pour la bouche, +c'était de l'ébène, de l'ivoire et du corail.... + +Et si vous les aviez vues là , mordieu, toutes ces _Namaquoises_, +bizarrement éclairées par le fanal de Brulart... + +Si vous aviez vu cette lumière vacillante courir et jouer sur ces corps, +tant souples, tant gracieux, qu'elle semblait dorer.... + +Les unes, à moitié couvertes d'une pagne aux vives couleurs, laissaient +à nu leurs épaules rondes et potelées, les autres croisaient leurs beaux +bras sur une gorge ferme et bondissante; celles-ci.... + +Ah! si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Rheims, un bien +saint homme!... + +On aime, je le sais, une peau fraîche, élastique et satinée, qui +frissonne et devient rude sous une bouche caressante. On aime à entourer +un joli cou blanc, d'une chevelure soyeuse et dorée qui se joue sur des +veines d'azur. + +On aime à clore sous un baiser les paupières roses, les longs cils d'un +Å“il bleu, doux et riant comme le ciel de mai. + +On aime autant, je le sais, la pourpre et les perles incrustées dans +l'ivoire que dans l'ébène. + +On aime ce maintien timide, cette allure modeste qui font si doucement +tressaillir une robe de vierge.... On aime encore à voir un petit pied +au travers de la légère broderie d'un bas de soie encadré dans le satin. + +Mais pourquoi dire anathème, cordieu, sur ces beautés noires et +fougueuses comme une cavale africaine, farouches et emportées comme une +jeune tigresse... + +Oh! si vous les aviez vues parées pour le harem d'Ibrahim, avec leurs +voiles rouges tressés d'argent, leurs anneaux d'or, leurs chaînes de +pierreries qui étincelaient sur le sombre émail de leur peau comme un +éclair au milieu d'une obscure nuée d'orage!... + +Oh! si vous les aviez vues, furieuses, échevelées, les narines +sifflantes, le sein dressé, ouvrir, fermer à demi, et ouvrir encore des +yeux nageants, qui regardent sans voir, et dardent au hasard un long jet +de flamme... + +Si vous aviez senti leurs délirantes morsures, entendu leurs cris de +rage convulsifs.... Si.... + +Ah! mon Dieu! j'oubliais mon grand-oncle le chanoine, un bien saint +homme, et le capitaine Brulart... + +En somme, Brulart s'était sans doute fait à lui-même cette comparaison +(que je lui emprunte, croyez-le, je vous prie), des beautés noires et +beautés blanches; car il dit à _Cartahut_:--Mène là -haut ces deux +cocottes;--et autant pour les réveiller que pour les désigner, il donna +à chacune un coup de son bâton.... + +L'effet fut aussi prompt qu'il l'avait espéré, _Cartahut_ ouvrit le +cadenas, et les chassa devant lui, toutes tristes, toutes honteuses et à +moitié nues; les pauvres filles. + +Et en les voyant monter les étroites marches de l'échelle, le regard +vitreux du capitaine Brulart s'éclaira sourdement, et brilla comme une +chandelle au travers de la corne transparente d'une lanterne. + +Il remonta aussi; mais, en arrivant près du panneau de l'arrière, il +s'arrêta tout-à -coup à la vue d'un spectacle étrange et hideux... + + + + +CHAPITRE II. + + En aucune chose l'homme ne sait + s'arrêter au point de son besoin de volupté, + de richesse, de puissance, il embrasse + plus qu'il ne peut estreindre, + son avidité est incapable de modération. + + MONTAIGNE.--Liv. II, ch. XII. + + Il y a des héros en mal comme en bien. + + LAROCHEFOUCAULD. + +ATAR-GULL. + + +On se souvient, je crois, du beau grand nègre que feu M. Benoît avait +acheté du courtier, d'Atar-Gull enfin, réveillé si brusquement tout à +l'heure par Brulart, parce que, disait-il, ce noireau lui riait au +nez.--C'était lui qui excitait encore l'attention du capitaine. + +Séparé, je sais bien pourquoi, des autres noirs, on l'avait étendu en +travers de la porte d'une petite cabine, située à l'arrière du brick. + +En repassant auprès de lui, maître Brulart glissa, trébucha, et finit +par tomber en jurant comme un païen. + +En se relevant, il vit ses mains toutes tachées de sang, et _Atar-Gull_ +presque sans haleine. + +Il s'approcha, et après un mûr examen, il s'aperçut que le malheureux +s'était ouvert les veines du bras... avec ses dents!!! + +Les morsures encore saignantes le prouvaient assez. + +--Ah! chien!--s'écria le négrier--tu t'amuses à me faire perdre deux +cents gourdes; une fois rengraissé, ton compte sera bon. + +Puis, passant la tête hors du panneau,--holà ! _Cartahut_--s'écria-t-il, +et le mousse descendit. + +--Tu vas aller dans le coffre là -haut, tu prendras les deux mouchoirs à +tabac de cette vieille bête que l'on est probablement en train de +mastiquer sur les bords du fleuve Rouge; il doit être coriace en diable, +le chien; mais ces _petits Namaquois_ ont de bonnes dents.... Enfin +grand bien lui fasse! ça le regarde.--Tu vas toujours m'apporter ses +mouchoirs, et en outre une chique que tu trouveras dans un vieux soulier +accroché à bâbord près du porte-voix, car il faut bien que je fasse le +médecin ici. + +Hélas! le capitaine Brulart n'avait point de chirurgien, par une raison +bien simple: un homme était-il blessé à son bord, dans un combat, par +exemple... il avait vingt-quatre heures pour se guérir, et au bout de ce +temps s'il ne l'était pas,--_à la mer_.-- + +Quant à ces rhumes légers qui soulèvent à bonds précipités le sein de +nos jolies femmes, toutes enveloppées de schals de cachemires et de +dentelles, de soie et de fourrures; quant à ces petites toux gracieuses +et coquettes, et que l'on calme à grand'peine en puisant une guimauve +blanche et parfumée dans un drageoir d'or... + +Quant à ces spasmes nerveux, à cette douce et triste mélancolie qui +voilent l'éclat de deux beaux yeux et les cernent d'une auréole +azurée... on ne les connaissait pas à bord de _la Hyène_. + +C'était quelquefois, souvent même un homme couvert de guenilles et de +fange, ivre mort, gorgé de lard et de morue, que Brulart faisait pendre +la tête en bas pendant qu'on lui administrait comme digestif une +vigoureuse bastonnade. + +Ou bien un autre qui recevait d'un ami intime, d'un frère, au milieu +d'une innocente discussion sur le vol droit ou anguleux d'un goéland, +sur l'avantage du poignard droit ou du poignard recourbé; qui recevait, +dis-je, un coup de barre de fer sur la tête... lequel coup Brulart +guérissait encore au moyen d'une forte application de sa bastonnade +digestive à la plante des pieds, parce qu'une douleur chasse l'autre, +disait-il... + +Et puis, pour rétablir l'équilibre, on finissait la cure en réitérant +l'application sur les reins, parce qu'alors la douleur, quittant la tête +pour les pieds, et les pieds pour les reins, devait avoir perdu toute +son intensité dans ces voyages successifs.--Sinon, comme il paraissait +patent qu'on ne pouvait jamais guérir, et que Brulart n'avait pas besoin +de bouches inutiles à son bord,--_à la mer_. + +On le voit, le capitaine pouvait fort bien se passer de chirurgiens, +puisqu'il réunissait des connaissances d'un effet aussi sûr et aussi +prompt; pourtant, lorsque _Cartahut_ descendit, Brulart enveloppa avec +une merveilleuse adresse les deux bras d'_Atar-Gull_; après avoir +appliqué sur l'ouverture des veines ouvertes deux chiques préalablement +mâchées par _Cartahut_, qui reçût cinq coups de pieds à irriter un +éléphant, pour ne pas mastiquer assez vite le topique. + +--Maintenait--dit Brulart à deux des siens--attachez-moi les mains de ce +moricaud-là , et montez-le en haut, sur le pont; il a besoin d'air.... + +On emporta _Atar-Gull_ presque inanimé; alors le vent qui circulait plus +vif lui fit ouvrir les yeux. + +C'était, on le sait, un homme d'une haute et puissante stature, en un +mot, aussi colossal dans son espèce que Brulart l'était dans la sienne. + +À un geste du capitaine, tout l'équipage reflua sur l'avant, et il resta +seul à contempler son prisonnier. + +_Atar-Gull_, de son côté, ne le quittait pas du regard, et tenait arrêté +sur lui un coup-d'Å“il fixe et intuitif. + +Entre ces deux hommes, il existait je ne sais quelle affinité cachée, +quels secrets rapports, quelle bizarre sympathie naissant de leur +conformation physique; involontairement ils s'admiraient tous deux, car +tous deux avaient prototypée dans tous leurs traits cette apparence de +vigueur, de force et de caractère indomptable qui est l'idéal de la +beauté des sauvages. + +Ces deux hommes devaient s'aimer ou se haïr, s'aimer, non de cette +amitié timide et menteuse que nous connaissons dans nos brillants +hôtels, que l'on éprouve par un peu d'or, qui s'effraie d'un mot, d'un +adultère ou d'un soufflet, mais de cette amitié large et puissante qui +donne coup pour coup, du sang pour du sang, qui se montre au milieu du +meurtre et du carnage quand le canon tonne et que la mer mugit, et qui +veut qu'on s'embrasse les lèvres noires de poudre et les bras rougis... +et puis... si Pylade est blessé à mort,--un énergique adieu, un bon coup +de poignard pour terminer une lente agonie, un serment d'atroce +vengeance que l'on tient, peut-être une larme,--et Oreste est en paix +avec lui-même. + +Voilà comme Brulart et _Atar-Gull_ devaient s'aimer, s'aimer ainsi ou se +haïr à la mort, car tout devait être extrême chez ces deux hommes. + +Ils se haïrent...--Cette impression fut électrique et simultanée... mais +elle se traduisit bien différemment chez chacun d'eux; les yeux de +Brulart étincelèrent et ses lèvres pâlirent.--_Atar-Gull_, au contraire, +resta calme, froid, et un sourire d'une inimitable douceur vint errer +sur sa bouche;--son regard, tout à l'heure fixe et arrêté, devint +suppliant et craintif, et c'est avec une expression de soumission +profonde que le nègre tendit ses bras à Brulart.... + +Et pourtant la haine d'_Atar-Gull_ était implacable, mais la subtile +intelligence du sauvage lui apprenait que, pour arriver à satisfaire +cette haine, il fallait se traîner par de longs et obscurs détours. Et +la dissimulation qui se trouve aussi savante, aussi instinctive dans +l'état de nature que dans l'état de civilisation la plus avancée, vint +merveilleusement le servir. + +--C'est un lâche... il me craint, et il me demande grâce--avait dit +Brulart--je croyais qu'il valait mieux que ça; au fait, c'est trop brute +pour avoir de la colère et de la haine. + +Cette conviction perdait Brulart; de ce jour _Atar-Gull_ avait sur lui +un avantage immense. + +Le capitaine, ne le jugeant donc pas digne de son animosité, lui tourna +le dos. + +Et ses pensées prirent une autre direction; il vint à se souvenir que +ses noirs n'avaient rien pris depuis la veille, et appelant le _Malais_, +qui parlait caffre et avait servi d'interprète dans l'échange du +malheureux Benoît, il lui donna ses ordres. + +Une heure après, les _grands Namaquois_ reçurent une portion d'eau, de +morue et de biscuit, puis vinrent par fractions de douze ou quinze humer +un peu d'air sur l'avant du brick. + +Ils s'épanouissaient aux bienfaisants rayons du soleil, ces pauvres +nègres; ils oubliaient la vapeur épaisse et humide de la cale, et +riaient de leur rire stupide, en revoyant ce ciel bleu... qu'ils se +montraient les uns aux autres. + +Le _Malais_ remonta comme la troisième fraction de femmes descendait... +car les femmes que nous avons vues dans le faux pont participaient aussi +à cette bienfaisante promenade--Capitaine...--dit le _Malais_ à Brulart +(et il lui parla bas à l'oreille). + +--Tout à l'heure, dans ce moment je suis en affaire--répondit le +capitaine qui paraissait courroucé.--Viens ici, toi, le _Grand-Sec_, il +s'adressait à un matelot qu'on avait, je ne sais pourquoi, surnommé le +_Grand-Sec_, car il était gros et petit. + +--Viens ici--reprit-il--et pourquoi, carogne, as-tu osé _toucher_ à une +de _ces dames_ qui viennent de descendre; ne sais-tu pas mon ordre... et +que c'est sacré?... + +--Oh! sacré... sacré.... + +Et il allait ajouter je ne sais quel horrible blasphème, que la large +main de Brulart fit brusquement rentrer dans sa vilaine bouche. + +--Et vous croyez que l'on a une cargaison pour votre plaisir! et que +vous la gaspillerez, et que vous vous passerez toutes les douceurs de la +vie? + +--Vous en avez bien deux dans votre dunette, excusez... alors c'est +différent, y paraît que ça vous va, et que ça ne nous va pas!--dit +l'incorrigible _Grand-Sec_, après avoir ramassé deux de ses dents et +étanché le sang qui coulait à flots de sa bouche. + +--Ah! tu raisonnes, mignon?... tu la veux... et bien, tu l'auras.... + +--La négresse...--fit le _Grand-Sec_.... + +--Oui!!! + +Et dans ce _oui_ il y avait une horrible ironie qui fit, malgré lui, +tressaillir le matelot. + +--Mais d'abord... il faut faire une petite promenade, mon garçon... ça +t'ouvrira l'appétit pour souper.... Mettez-le à cheval--dit Brulart en +montrant le malheureux _Grand-Sec_.--Et ce fut une grande joie à bord du +brick. + +Car si l'on comptait trouver parmi ces gens pitié ou commisération, +c'était faute. + +Une punition, ça aidait à passer le temps, car les cris du condamné +égayaient un peu... mais tout cela ne valait pas une mort.... Oh! une +mort!... parce que, voyez-vous, à une mort on héritait... ce n'était pas +tous les jours fête! + +Enfin, dix minutes après, le _Grand-Sec faisait sa promenade à cheval_. + +C'est-à -dire qu'on lui avait mis une barre de Cabestan entre les jambes, +après l'avoir exhaussé de manière à ce que ses pieds ne touchassent pas +à terre; de plus, pendaient à chaque jambe, à défaut de boulets, un des +lourds pierriers de feu M. Benoît, et enfin, selon l'ordre du capitaine, +on imprima au cabestan un mouvement rapide de rotation à peu près comme +celui d'un jeu de bague, la seule différence consistait en ceci, qu'au +lieu d'avoir les pieds appuyés sur des étriers, le _Grand-Sec_ les avait +tiraillés par deux poids de cent livres chaque. + +Ainsi les articulations commençaient à craquer et à se détendre, comme +s'il eût été écartelé.... + +Il criait... il criait, et ses plaintes étaient aiguës, convulsives et +saccadées.... + +--Vois-tu, _Grand-Sec_--dit l'un en riant aux larmes,--tu es dans ta +croissance.... + +--Hue... hue donc, pique donc ton cheval, _Grand-Sec_,... tu as pourtant +de fameux éperons...--disait un autre, en montrant les deux masses de +bronze qui allaient arracher et séparer la jambe de la cuisse.... + +--Tu t'engageras comme tambour-major de cavalerie, car, vrai, tu as +grandi de deux pouces--criait un troisième.... + +Enfin c'était un feu croisé de quolibets et de hurlements de douleur +atroce. + +Brulart reprit sa conversation avec le _Malais_. + +--Tu dis donc qu'il y a deux moricaudes qui ne veulent pas monter? + +--Je ne dis pas _veulent_, capitaine, je dis _peuvent_,... vu qu'elles +sont mortes.... + +--Diable... et est-ce des bonnes? + +--Il y en a une qui n'était pas mauvaise... l'autre comme ça... un peu +maigrotte... + +--Et le troisième jour... déjà ... tonnerre du diable! qu'elles n'aillent +pas se mettre à jouer ce jeu-là ... est-ce de chaleur ou de faim? + +--Je crois que c'est de chaleur _et_ de faim. + +--Débarrasse ça tout de suite du faux pont, ça me gâterait les autres. + +--Et c'est bien vu, capitaine, car elles commencent déjà a s'avarier..... + + * * * * * + +Dix minutes après, deux matelots parurent sur le pont, portant les +cadavres des négresses... enveloppés ou à peu près dans une pagne.... + +On allait les jeter par dessus le bord.... + +--Un instant--dit Brulart.... + +Et on les laissa tomber sur le pont qui résonna sourdement. + +Un cri plaintif et faible sembla sortir d'un des linceuls.... + +Lés matelots se regardèrent... + +--Ce b---- de _Malais_ s'est sans doute trompé--dit Brulart--il l'aura +cru finie, et elle n'est peut-être qu'_en train_... voyons.... + +Et il tira violemment la pagne qui entourait à peine une des deux +négresses.... + +Un tout jeune enfant tomba du sein de sa mère où il était attaché.... + +(C'était une des deux négresses ayant un _petit_ porté sur la facture de +Van-Hop, vous savez...) + +Cette frêle et chétive créature redoublait ses faibles cris... et +s'accrochait au corps de sa pauvre mère qui ne pouvait plus +l'entendre!... + +Brulart eut l'air presque attendri... + +--Toi, le _Malais_--dit-il--va chercher en bas l'autre négresse qui a un +enfant, et monte-les ici. + +Et il prit le négrillon dans ses larges et grandes mains.... + +La négresse monta toute tremblante, croyant qu'on allait la battre, et +serrant son fils entre ses bras... + +Quand elle vit les deux cadavres, elle poussa un cri triste et doux, +s'agenouilla et se prit à chanter quelques paroles d'une mélodie +singulière... + +--Toi, le _Malais_--dit Brulart--apprends-lui qu'elle n'est pas là pour +seriner des antiennes, mais pour prendre ce négrillon et le nourrir avec +le sien... + +Le _Malais_ lui présentant l'enfant:--Tiens--lui dit-il en +caffre....--le chef pâle t'ordonne de partager ton lait entre ton fils +et celui-ci. + +La jeune femme le regarda avec étonnement, et répondit en secouant la +tête... + +--Oh! non, je ne puis, cet enfant, vois-tu, est le premier né d'une +vierge... + +--Qu'est-ce que cela fait?... + +--Oh! non, je ne puis... sa mère est morte... elle est allée au grand +Kraal de là haut! Il faut que son enfant meure avec elle... sans cela... +qui la servirait au grand Kraal... la pauvre mère... si ce n'est son +enfant?... il faut qu'il meure! le premier fils d'une vierge jamais ne +doit quitter sa mère... + +Et la jeune femme reprit son chant triste et doux, puis baisa le petit +enfant qui lui souriait... en lui tendant ses bras. + +--Le Malais traduisit cette conversation à Brulart... + +--Ah! bah... tout ça m'embête, va au grand Kraal alors... ça vaut mieux +pour toi.... + +Et le négrillon voltigea au-dessus du bord et disparut!... + +--Quant à elle, pour m'avoir résisté, fais-lui un peu tambouriner les +reins. + +On se mit à battre la pauvre négresse, et quoiqu'elle avançât les bras +en avant pour garantir son négrillon des atteintes du fouet, il en reçut +quelques coups, et la mère, je vous jure, criait plus pour lui que pour +elle.... + +Ses cris se mêlèrent à ceux du _Grand-Sec_, à la grande joie de +l'équipage, qui trouvait le concert complet. + +Enfin, comme l'homme à cheval perdait connaissance, on arrêta. + +On le descendit. + +Mais on le coucha sur le pont, car il ne pouvait se tenir debout. + +--Il est plus fatigué que s'il avait fait dix lieues... le bon +cavalier--dit un plaisant--il n'a pourtant pas été secoué. + +--Silence,--dit Brulart... + +On fit silence... + +Le brick et la goëlette marchaient toujours de conserve, la brise était +fraîche et le soleil se couchait étincelant, pas un nuage, un ciel pur +et chaud, une mer douce et calme... + +--Vous avez tous vu--continua le capitaine--ce _monsieur_ qui vient de +descendre de cheval; il avait manqué à mon ordre, et vous savez de quel +bois je paie ordinairement ces fautes-là ... aujourd'hui je veux être bon +enfant. + +L'équipage frémit.... + +--Je veux, au lieu de le punir, le récompenser.... + +Les matelots se regardèrent, et trois des plus intrépides pâlirent.... + +--Et que ça vous serve d'exemple: écoute, toi, _Grand-Sec_.... + +Le _Grand-Sec_ leva péniblement la tête et souleva des yeux éteints. + +--Tu as voulu tâter des négresses.... + +Le malheureux poussa un long soupir... il n'y pensait plus, je vous +jure.... + +--C'est une idée comme une autre; d'ailleurs tu es dans l'âge des +amours, aussi je ne t'en veux pas pour cela; pour te le prouver, au lieu +d'une... je t'en donne deux... mon bon homme! + +L'infortuné ne comprit pas... mais l'équipage saisit parfaitement +l'intention, et fut d'abord comme atterré d'une atrocité si calme... +mais après, voyant le côté plaisant de l'aventure, il se dérida, et un +sourire, qui gagna de proche en proche, vint éclaircir ces figures un +instant assombries.... + +--Qu'on l'amarre sur une cage à poules avec ces deux charognes... et--_à +la mer_. + +--Vivant?--demanda avec anxiété le Malais, qui était intime du Grand-Sec +et l'aimait de tout son cÅ“ur..... + +--Ça va sans dire--reprit Brulart en regagnant sa dunette... + + * * * * * + +On entendit quelques mots entrecoupés, des imprécations, des blasphèmes, +des prières à attendrir un inquisiteur, des rires, des sanglots, +d'affreuses plaisanteries, des cris perçants... puis enfin un bruit +sourd qui fit rejaillir l'eau sur le pont. + +Alors Brulart se pencha sur le plat-bord, et, montrant à son équipage la +cage à poules qu'ils laissaient déjà derrière eux, et le misérable +_Grand-Sec_... dont les yeux flamboyaient... et qui, se tordant sur les +cadavres malgré les cordes qui l'étreignaient... poussait des hurlements +de rage qui n'avaient rien d'humain. + +--Que ça vous serve d'exemple, mes agneaux... et encore--ajouta-t-il en +souriant...--il ne mourra pas de faim! + +Dix minutes après, la cage à poules ne paraissait plus qu'un point +lumineux au milieu de l'Océan, car le soleil couchant la colorait +fortement de ses rayons... puis elle s'effaça tout-à -fait quand le +soleil disparut dans la brume... et que la nuit fut venue. + +Alors, on vit poindre une lumière dans la dunette de Brulart: c'est +cette lumière et cette retraite qui intriguaient si fortement +l'équipage; que faisait-il ainsi toutes les nuits? et pourquoi +s'enfermer ainsi soigneusement, car à bord du brick, comme à bord de sa +goélette, il avait défendu, sous peine de mort (et il tenait sa +promesse), il avait défendu d'approcher de sa cabine, à moins d'un cas +imprévu et imminent, et encore s'était-il réservé le droit de juger +après, si le cas était réellement imminent; or, si malheureusement il ne +le croyait pas tel,--_à la mer_,--celui qui, oubliant ses ordres, se fût +approché de sa cabine avant huit heures. + + + + +CHAPITRE III. + + Je n'y puis rien comprendre. + _Musique de Boieldieu_. + +MYSTÈRE. + + +Brulart avait soigneusement fermé, verrouillé, cadenassé la porte de sa +dunette. + +Au dehors, pas le plus léger bruit, quelquefois le sifflement des +cordages... le frôlement des voiles... le clapotis des vagues qui +battaient doucement la poupe du brick, et s'ouvraient au sciage +phosphorescent du navire, voilà tout. + +Il écouta encore, regarda bien si personne ne l'épiait,... et s'avança +vers son grand coffre. + +Il l'ouvrit. + +On aurait cru d'abord que ce vieux bahut ne contenait rien... mais, en +l'examinant attentivement, on y découvrait un double fond. + +Il le leva. + +Et dans un coin de cette cachette il prit un coffret recouvert de cuir +de Russie. + +Cette petite caisse, richement ornée, portait un bel écusson armorié. + +C'était le blason de Brulart... + +Brulart ferma hermétiquement les rideaux de la dunette; et posa le +précieux coffret sur sa petite table sale et graisseuse qu'il approcha +du lit... + +Il se coucha à demi étendu, après avoir dédaigneusement jeté le chapeau, +la couronne et la veste de feu M. Benoît.... + +Alors il leva le couvercle de l'étui, et ses yeux brillaient d'un feu +singulier... + +Sa figure, ordinairement rude, sauvage, semblait se dépouiller de cette +écorce épaisse, et ses traits, fortement caractérisés, paraissaient +vraiment beaux, tant une subite et inimitable expression de douceur s'y +était révélée.... Il secoua son épaisse chevelure, comme un lion qui se +débarrasse de sa crinière, écarta ses longs cheveux, et tira +respectueusement du coffret un petit flacon de cristal miraculeusement +sculpté et presque caché sous l'or et les pierreries qui l'ornaient... + +Puis il approcha ce merveilleux bijou de sa lampe fumeuse et fétide, et, +à sa lueur rougeâtre, contempla ce qu'il contenait. + +C'était une liqueur épaisse, visqueuse, d'une teinte plus colorée, plus +brillante que celle du café. Il paraît qu'elle était pour lui d'un bien +haut prix, car ses yeux rayonnèrent d'une joie céleste quand il +s'aperçut que le précieux flacon était encore aux trois quarts plein. + +--Il le baisa avec onction et amour, comme on baise la main d'une +vierge, et le déposa, non sur la vilaine table; oh! non, mais sur un +petit coussinet de velours bleu, tout brodé d'argent et de perles... + +Il tira aussi du coffret une petite coupe d'or et un assez grand flacon +de même métal. + +Mais, pendant toute cette cérémonie, il y avait, sur les traits de +Brulart, autant de recueillement et d'adoration que sur le visage d'un +prêtre qui retire le calice du tabernacle... + +Et, ouvrant délicatement la petite fiole, il versa goutte à goutte la +séduisante liqueur qui tombait en perles brillantes comme des rubis. + +Il en compta vingt... puis il remplit la coupe d'une autre liqueur +limpide et claire comme le cristal, qui prit alors une teinte rouge et +dorée. + +Et il porta la coupe à ses lèvres avides, but avec lenteur en fermant +les yeux et appuyant sa large main sur sa poitrine; après quoi, il +resserra coupe, flacon dans le petit coffre, et le petit coffre dans le +grand bahut, avec la même mesure, le même soin, le même recueillement... + +Et quand il se redressa, vous eussiez baissé les yeux devant ce regard +inspiré... qui faisait presque pâlir la lumière de sa lampe: il était +beau, grandiose, admirable ainsi; ses guenilles, sa longue barbe, tout +cela disparaissait devant l'incroyable conscience de bonheur qui +éclatait sur ce front tout à l'heure sombre et froncé... maintenant +lisse et pur comme celui d'une jeune fille... + +--Adieu, terre!... à moi le ciel... + + * * * * * + +Dit-il en s'élançant sur son lit. + +--Dix minutes, après, il était profondément endormi. + + * * * * * + +Il venait de prendre la dose d'OPIUM qu'il buvait chaque soir. + +Or, par une bizarrerie que l'effet et l'habitude constante de cet +exalirant peuvent facilement expliquer, il avait fini par prendre +l'existence factice qu'il se procurait au moyen de l'opium, ses +créations si poétiques, si merveilleuses, ses délirants prestiges, ses +ravissantes visions, pour sa vie _vraie_, _réelle_, dont le souvenir +vague et confus venait étinceler par moment à son esprit, dans le jour, +parmi des scènes affreuses, comme la conscience d'une journée de bonheur +vient quelquefois dilater notre cÅ“ur, même au milieu d'un songe +horrible. + +Tandis qu'il considérait sa _vie vraie_, sa vie qu'il menait au milieu +de ses brigands, du meurtre et du vol, à peu près comme un songe, un +cauchemar pénible auquel il se laissait entraîner avec insouciance, et +qu'il poussait machinalement à l'horrible, selon le besoin, le désir du +moment, sans réflexion, sans remords, et même avec une secrète +jouissance, comme ces gens qui se disent vaguement au milieu d'un rêve +affreux...--Que m'importe... je me réveillerai toujours bien! + +C'était en un mot--la vie renversée. + +Le fantastique mis à la place du positif. + +Un rêve à la place d'une réalité. + +C'est obscur; je le sais. + +Mais essayez de l'opium, et vous me comprendrez... + +Croyez d'ailleurs un homme d'_expérience_. + + + + +CHAPITRE IV. + + Rien n'est vrai, rien n'est faux; + Tout est songe et mensonge. + + DE LAMARTINE .--_Harmonies_. + + Écoutez, mes enfants, cette effrayante histoire, + Comme d'un saint avis gardez-en la mémoire; + Un jour vous la direz à vos petits neveux + Quand la neige des ans blanchira vos cheveux. + + DELPHINE GAT .--_La Tour du Prodige_. + +OPIUM. + + +Ô douce et ravissante ivresse de l'opium, ivresse pure et suave, ivresse +toute morale, élevée, poétique! + +À côté de la vie réelle, triste, déçue, douloureuse, tu improvises une +vie fantastique, brillante et colorée! + +Là , jamais un chagrin; mollement bercé de rêve en rêve, on jouit sans +regret... c'est un long jour de fête sans lendemain, un amour sans +larmes... un printemps sans hiver. + +Tantôt c'est un gai voyage sur ce beau lac, dominé par l'antique +habitation de vos aïeux et encadré d'un gazon vert que foulent en +dansant de jeunes filles aux robes flottantes. + +C'est une séduisante causerie sous un ombrage séculaire où l'on se +parle si bas, si près, que les lèvres se touchent et frémissent. + +Ou bien encore, c'est la demoiselle au corselet d'émeraude, aux ailes de +nacre et de moire que l'on poursuit en chantant la vieille chanson +qu'une mère vous a apprise autrefois. + +Et puis souvent, pour contraster avec ces tableaux si frais, si jeunes, +si parfumés, surgit une bizarre vision, quelque chose d'horrible et +d'étrange... qui vous terrifie et vous glace un moment... + +Alors c'est comme la peur qu'on éprouve au milieu d'une paisible veillée +d'automne, quand l'aïeul raconte quelque lugubre et sanglante chronique. + +Mais aussi que cette folle terreur d'un instant donne un charme plus vif +aux voluptueuses caresses de ces femmes pâles, douces, aériennes qui +réalisent tous les songes de votre ardente jeunesse; vous savez! quand +le regard sec, haletant sur votre couche solitaire, vous appeliez en +vain l'être mystérieux et inconnu que l'on rêve toujours à quinze ans. + +Oh! qu'alors elle semble vulgaire cette ivresse du punch, malgré ses +mille flammes bleuâtres et nacrées, ses étincelantes aigrettes d'opale +et de feu, qui frissonnent, pétillent en courant sur les bords d'une +large coupe. + +Oubliez le vin de Champagne au milieu des glaçons; laissez bouillonner +sa mousse; laissez-la déborder et couler à longs flots sur le cristal +des carafes. + +--Après tout, que serait cette ivresse? quelque lourde et grossière +orgie, des idées sans suite, une tête pesante, une raison éteinte ou +hébétée. + +Au lieu que l'opium! tenez... voyez ce Brulart! si vous saviez ce qu'il +rêve. + +C'est un homme étrange que cet homme! Féroce et crapuleux, c'est à force +de vices et de crimes qu'il a pris un impérieux et irrésistible +ascendant sur une tourbe d'êtres dégradés et infâmes; jamais une pensée +noble ou consolante; on dirait que c'est en riant, d'un rire satanique, +qu'il creuse dans la fange pour voir jusqu'à quel point d'ignominie peut +aller la dégradation humaine. + +Cette vie, c'est sa vie apparente de chaque jour, sa vie physique, sa +vie de brigand, de négrier, de pirate, d'assassin... sa vie qui le fera +pendre... + +Maintenant il rêve: l'esprit, l'âme a quitté son ignoble enveloppe... +c'est son autre existence qui commence... son existence aussi à lui, +belle, riante, parée, avec des fleurs et des femmes, des palais +somptueux, des chants de gloire et d'amour, son existence à vous +désespérer tous, oui, cent fois oui, car l'ivresse de l'opium l'élève à +un degré de puissance inouïe. Les trésors du monde, le pouvoir des rois +ne pourraient jamais, dans votre vie réelle, vous donner la millième +partie des jouissances ineffables que goûte ce brigand en guenilles. + +--Et ce n'est pas une heure, un jour, une année... mais la moitié de sa +vie qu'il passe dans cette sphère divine, où il est presque dieu; quant +à sa vie réelle, ce n'est pour lui, je l'ai dit, qu'un cauchemar qu'il +pousse à l'horrible autant qu'il le peut, car, vus d'aussi haut, en +présence de tels souvenirs... que sont les hommes? mon Dieu!... de la +matière à contrastes, de la boue qu'on jette à côté d'un diamant pour en +faire briller plus vives les étincelantes facettes.... + +Ainsi du moins pensait Brulart.... + +Tenez, suivez d'ailleurs le rêve qui répand sur ses traits cette +incroyable expression de plaisir et d'extase. + + + + +SONGE. + + +C'était une merveilleuse villa qui se mirait aux flots bleus de +l'Adriatique, avec ses arbres verts, ses majestueuses colonnades et ses +escaliers de marbre blanc, baignés par une mer indolente... + +--Une foule de gondoles aux riches dorures, recouvertes de tentes et de +rideaux de pourpre se balançaient amarrées aux dalles, et, impatientes, +battaient l'eau de leurs deux grandes ailes satinées qui, chose étrange, +leur tenaient lieu de rames et de voiles. + +--On entendit une musique mélodieuse... des sons vibrants et sonores +comme ceux de l'harmonica,... aériens comme ceux des harpes éoliennes. + +Et puis de belles filles pâles, avec des yeux noirs, des cheveux noirs +et un ineffable sourire sur leurs lèvres roses, se placèrent dans les +barques en jouant d'une lyre d'ébène. + +Et cette harmonie suave et mélancolique remplissait les yeux de +larmes,... de larmes douces comme celles qu'on répand à la vue d'un ami +retrouvé. + +Alors les gondoles s'animèrent, tendirent leurs ailes argentées à une +brise odorante, qui, traversant de vastes bois d'orangers et de jasmins, +apportait une senteur délicieuse, et la petite flotte s'éloigna +doucement. + +À l'arrière de chaque gondole une place était réservée, et les jeunes +filles y jetaient incessamment des fleurs qu'elles effeuillaient en +chantant à voix basse je ne sais quelles mystérieuses paroles dont la +mélodie faisait pourtant battre le cÅ“ur. + +Mais les gondoles frémirent de joie, agitèrent tout à coup leurs grandes +ailes, et, formant un demi-cercle, volèrent avec rapidité au-devant d'un +petit esquif aux voiles blanches, manÅ“uvré par un seul homme. + +Cet homme, c'était Brulart, c'était le comte, c'était Arthur... mais +beau, mais noble, mais paré.... + +D'un bond il fit disparaître son canot, sauta dans une des gondoles, et +regagna le palais de marbre escorté par les filles pâles aux yeux noirs, +qui continuaient leurs chants d'une harmonie ravissante. + +--Et s'étendant avec délices sur les fleurs qu'elles avaient +effeuillées, il attira une des jeunes femmes sur ses genoux: + +--Oh! viens; que j'aime la douceur de ta voix, que j'aime ton sourire... +dénoue tes cheveux au vent... que je les sente caresser mon front... +donne... Oh! donne un baiser de ta bouche amoureuse... j'en ai besoin, +j'ai tant souffert! Oui, au lieu de vous, mes sÅ“urs, j'ai vu en songe +des êtres noirs et difformes! au lieu de notre beau lac limpide, de ses +rivages fleuris... une mer triste et brumeuse, un ciel gris et sombre! +puis un vaisseau sans pourpre, sans dorure et sans femmes... un homme +qui se tordait sur des cadavres, en poussant des cris horribles... au +lieu de cette mélodie, de ce langage pur et doux, j'ai entendu je ne +sais quels éclats rauques et discordants!... + +Et puis, horreur!... je me voyais, moi, couvert de haillons, me jetant +ça et là , au milieu de cette bizarre et étrange tourbe d'hommes affreux, +parlant leur langue, riant de leur rire, tuant avec leur poignard... +moi, moi, si noble et si fier... + +Oh! quel rêve, quel rêve!... oublions-le... oui... ces souvenirs déjà +lointains s'effacent tout-à -fait.... À moi, mes femmes! à moi, mes +sÅ“urs! franchissons ces degrés; entrons sous cette coupole étincelante +de lumière... mettons-nous à cette table couverte de vermeil, de +cristaux et de fleurs.... + +Tout disparaissait. + + * * * * * + +Et il se trouvait au milieu d'un immense jardin, rempli d'arbres +courbant sous le poids de leurs fruits. + +Il avait bien soif... sa langue était sèche et rude, son gosier brûlant. + +--Il prit une orange couverte d'une peau vermeille et fine et tenta de +la lui ôter.... + +Mais à chaque morceau d'écorce qu'il enlevait, l'orange saignait comme +une blessure fraîche.... + +C'était du vrai sang, du sang noir, épais et chaud. + +--Il continua... ses mains étaient toutes ensanglantées... + +--Il arracha le dernier lambeau... + +--Mais, à l'instant, il se sentit mordu au doigt, mordu avec rage, comme +par une bouche humaine, comme par des dents aiguës, convulsivement +serrées. + +--Et il se prit à fuir. + +--Et il secouait sa main toujours mordue par l'orange, qui, s'étant +attachée à son doigt, le mâchait... le mâchait... + +--Et il sentait les dents froides, arrivant jusqu'à l'os, glisser et +crier sur sa membrane luisante. + +--Et les dents firent rouler cet os entre elles comme entre deux lames +de scie. + +L'os se divisa... + +Alors le contact des dents glaciales avec la moelle fit circuler un +horrible frisson dans tous les membres de Brulart... + +Et la moelle fut aussi divisée... comme l'os... + + * * * * * + +--Alors il sentit l'impression fraîche et humide d'une bouche de femme +effleurer ses lèvres brûlantes... et une voix bien connue murmurait à +son oreille:--Ne crains rien, je veille sur toi... attends-moi... + +Et tout disparut encore. + +Alors il était dans une vaste chambre, toute tapissée de soie amarante +brochée d'or, éclairée par l'invisible foyer d'une lumière égale et +pure. + +Au fond, se dressait un lit de bois de sandal magnifiquement incrusté de +nacre et d'ivoire, couvert d'une riche dentelle et entouré d'élégants +rideaux rouges qui laissaient pénétrer dans l'alcôve une lueur faible, +rose et mystérieuse. + +Puis, de légers tourbillons d'une vapeur embaumée, s'échappant de riches +cassolettes d'or, adoucissaient le vif et brillant éclat de délicieuses +peintures qu'ils semblaient voiler. + +Et ces tableaux voluptueux faisaient battre les artères et porter le +sang au visage... + +On entendit marcher... et lui se cacha dans un petit réduit, proche +l'alcôve. + +Mais de là il pouvait tout voir... + +_Elle_ entra suivie de ses femmes... + +C'était peut-être une reine, car elle portait un éblouissant diadème sur +son beau et noble front. + +Et, apercevant un lis qu'_il_ avait posé sur sa toilette, elle +sourit.... + +Mais bientôt, impatiente, emportée, elle gronda ses femmes, car chaque +fleur, chaque diamant, chaque bijou, tombait avec une lenteur bien +cruelle!... + +Enfin, sa lourde robe bleue, toute raide d'or et de pierreries, glissant +à ses pieds, laissa nues ses épaules d'albâtre, larges et rondes, avec +une petite fossette au milieu. + +Et l'on vit son cou gracieux, et cet endroit si blanc, si doux, où naît +une chevelure brune, lisse et épaisse, élégamment relevée, peignée, +lustrée.... + +Elle se retourna. + +Sa figure d'un parfait ovale avait une expression rayonnante... ses +grands yeux bleus étincelaient humides et brillants, sous des sourcils +châtains, étroits et bien arqués que ses désirs haletants fronçaient un +peu... + +Sa gorge bondissait d'une façon étrange et faisait craquer son corset... + +Elle croisa sa jolie jambe sur son genou, et dénoua, ou plutôt rompit +avec violence les longs cordons de soie qui attachaient un tout petit +soulier de satin. + +Et puis enfin elle renvoya ses femmes, et voulut, quel caprice! les +suivre jusqu'au bout d'une galerie qui communiquait à son appartement. + +Après avoir soigneusement fermé la porte de cette galerie, rapide comme +un oiseau, elle vola dans sa chambre. + +--Oh! mon amour, mon seul amour--murmura-t-elle en tombant dans ses +bras, à lui qui, debout, la soutenait en sentant avec ivresse le contact +électrique de ce corps, d'admirables proportions. + +--Tiens--disait-elle tout bas...--aujourd'hui... partout les louanges, +partout on disait ton nom, mon adoré; partout on disait ton courage, ton +noble caractère, ta beauté... et heureuse, fière, je me disais:--Ce +courage, ce noble cÅ“ur, cette beauté, tout est à moi... à moi... mon +Arthur! + +--Oh! Marie... quel doux réveil.... N'ai-je pas rêvé, mon ange... que tu +m'avais trahi... tué... que sais-je, moi? Me pardonnes-tu, dis? + +--Non, non... tu mourras palpitant sous mes baisers--dit-elle en +bondissant comme une jeune panthère, et lui mordant les lèvres avec une +amoureuse frénésie.... + +--Oh! viens, viens--dit-il, et l'on entendit crier les anneaux d'or des +rideaux soyeux de l'alcôve.... + + * * * * * + +--Mais, mille millions de tonnerres de diable--hurlait _le Malais_ à la +porte de la dunette, qu'il ébranlait de toutes ses forces--il est donc +mort... capitaine... c'est la goëlette qui est à poupe, et maître _le +Borgne_ qui dit que nous sommes chassés... capitaine... capitaine! + +Cet infernal bruit tira Brulart de son sommeil +fantastique.--Déjà ...--s'écria-t-il douloureusement (je le crois) en +regardant à travers les joints de ses persiennes. + +Et tout avait fui avec le réveil, il ne lui restait qu'un vague et +confus souvenir qui ne faisait que l'accabler davantage. + +Le dieu retombait brigand. + +Et, sans se donner la peine d'ouvrir sa porte verrouillée et fermée, +d'un effroyable coup de tête il la défonça au moment où _le Malais_ +frappait encore; celui-ci fut rouler à vingt pieds.... + +Fort heureusement, car Brulart l'eût tué. + +Mais que devint le capitaine, lorsqu'il vit la goélette en panne, et +qu'il entendit le Borgne lui crier: + +--Ah ça, vous êtes donc sourd, capitaine, voilà une heure que je +m'égosille à vous héler; nous sommes chassés, et par une frégate, je +crois; il n'y a pas à lanterner... je vais aller vous trouver, et nous +causerons... vite... car elle a bonne brise, et c'est un vilain jeu à +jouer.... Tenez... voyez-vous ce signal qu'elle vient de faire encore! + +--F....--dit Brulart. + + + + +LIVRE IV. + + + + +CHAPITRE I. + + Vienge par mer al duc den k'il ara boen vent: + Tôt sa navie amaint, si n'i demort noient. + + ROBERT WACE .--_Roman du Rou et des ducs de Normandie_. + +LA FRÉGATE. + + +--Mais, sacredieu, c'est une horreur!...--cria le premier lieutenant de +la frégate qui devait intriguer si fortement le Borgne et Brulart. + +--Le cÅ“ur me manque, et ma tante qui m'a défendu les émotions +fortes--dit d'une voix flûtée le commissaire du bord, petit jeune homme +frisé, musqué, cambré, qui portait des gants, même à table.... + +--C'est à interrompre la digestion la mieux commencée--soupira le +docteur, frais, vermeil, fort obèse, et gourmand comme une femme de +quarante ans qui a deux amants ou plus.... + +--C'est à écarteler un brigand de cette espèce! Si on le +rencontre...--reprit le lieutenant;--mais voyons, ne crains rien... +raconte-nous ça en détail... veux-tu _reboire_, mon garçon?... + +--Je n'y tiendrais pas... ce serait à m'évanouir... les jambes me +flageolent déjà ... heureusement j'ai mon vinaigre et mon +éther....--s'écria le commissaire en se sauvant du _carré_ de la +frégate. + +--Moi, je reste--dit le docteur--maintenant que le coup est porté... je +n'en digérerai ni plus ni moins... je ne vous quitte pas, mon cher +Pleyston....--ajouta-t-il en serrant le bras du lieutenant avec +cordialité. + +--Voyons maintenant... parle--reprit celui-ci; il s'adressait, en +français, à un homme pâle, décharné, qui tremblait encore de frayeur et +de froid. + +C'était le _Grand-Sec_, que le _Cambrian_, frégate anglaise de +quarante-quatre canons, avait rencontré sur une cage à poules, avec les +deux négresses mortes, et que l'on avait humainement recueilli à bord le +lendemain de son accident. + +Il était temps, je vous assure. + +La scène se passait dans le _carré_, ou _grande chambre_ du bâtiment, et +les interlocuteurs étaient, comme nous l'avons dit, le docteur et le +_lieutenant en pied_ de la frégate. + +Le _Grand-Sec_ reprit la parole en regardant toujours autour de lui, +d'un air effaré: + +--Oui, mon lieutenant, voici la chose... pour lors, il a volé le +négrier, pris les nègres, le navire, a troqué le capitaine et l'équipage +pour des noirs, et pour lors, finalement, l'a laissé dans une _patrie_ +ous'qu'on l'a dévoré lui et ses matelots... avec leurs pantalons, leurs +souliers, leurs vestes, et tout; car ces gens-là est trop sauvage pour +les avoir épluchés.... + +--Et ça devait être d'un dur...--fit le médecin.... + +--Taisez-vous donc, docteur...--reprit le lieutenant;--continue mon +garçon.... + +--Pour lors, mon lieutenant, voilà que quand nous avons fait la chose de +prendre le brick, notre capitaine à nous y porte son bazar, et s'y +installe... bon... pour lors, voilà qu'un jour, on fait monter les +noirauds pour chiquer leur _ration d'air et de soleil_... bon... pour +lors voilà que lorsque les femelles s'affalent en bas pour rallier leur +coucher... c'était, mon lieutenant, l'histoire de rire... pour lors j'en +arrête une par les cheveux et je l'embrasse... bon... je la +réembrasse... bon... mais pour lors, voilà ... le... capit... aine +(_Grand-Sec_ tremblait encore à ce souvenir, et ses dents +s'entre-choquaient), voilà le capit... aine... qui... me... voit... et +comme... il... l'avait... dé... fendu, il me fait mettre à cheval sur +une barre de cabestan avec des pierriers à chaque jambe... et puis +après... amarrer sur une cage à poules avec les... deux.... + +Ici le pauvre garçon ne put continuer, et perdit connaissance. + +--Allons, allons, docteur,... à votre pharmacie. + +--Faites-le coucher, c'est moral, purement moral, de l'eau de fleur +d'orange, des calmants.... + +--Je vous le laisse, mon ami--dit le lieutenant--je monte chez le +_Pacha_[7] pour causer de tout cela avec lui.... + +Arrivé dans la batterie, le lieutenant Pleyston se dirigea vers +l'arrière, dit deux mots à un factionnaire qui montait la garde près la +porte de l'appartement du commandant, et entra. + +Comme à bord de toutes les frégates, il traversa la salle du conseil, +laissa la chambre à coucher à droite, l'office à gauche, et arriva dans +la galerie ou salon situé sous le couronnement. + +Là se trouvait le commandant, sir Edward Burnett. + +Cette galerie avait tout à la fois l'air d'une bibliothèque et d'un +musée, partout des peintures, des livres, des cartes, enfin un asile de +savant et d'artiste. Couché sur un moelleux sopha, un jeune homme de +trente ans, vêtu d'un élégant uniforme brodé... feuilletait un volume de +Shakespeare... autour de lui, sur son tapis de Perse, étaient ouverts ça +et là d'autres livres, Volney, Sterne, Swift, Montesquieu, Corneille, +Moore, Byron, etc... et on voyait que le lecteur avait butiné ça et là +une pensée, une idée, une anecdote... agissant en véritable épicurien +qui goûte de tout avec choix et friandise. + +Quand le lieutenant entra, sir Burnett leva la tête, et l'on vit une +charmante figure de brillant et fashionable officier.... + +--Ah... bonjour, mon cher Pleyston--dit-il en se levant et tendant la +main à son second avec la plus exquise politesse;--eh bien... quelles +nouvelles... asseyez-vous là ... prenez donc un verre de vin de Madère +avec moi.... + +--Il sonna, son maître d'hôtel servit et se retira. + +--Toujours du Madère, commandant, et pour moi seul, car vous ne buvez +que de l'eau... jamais de pipe... jamais une pauvre chique...--ajouta +Pleyston en dissimulant la sienne. + +--Mais vous voyez que j'ai du vin, mon bon lieutenant; et quant au +tabac... j'en possède aussi de parfait.... + +--Pour nous autres... comme le Madère.... + +--Ne parlons plus de ça, qu'avons-nous de nouveau?... + +--Commandant, il y a de nouveau que ce malheureux que l'on a repêché +confirme tout ce qu'il nous avait d'abord dit.... + +--C'est inconcevable... c'est d'une cruauté inouïe... mais quelle route +suit ce forban?... + +--Il fait voile pour la Jamaïque, commandant.... + +--Nous devons le rencontrer en courant la même bordée; faites, je vous +prie, gréer les bonnettes, couvrez la frégate de toile... il est +possible que nous l'atteignions avant la nuit... nous ferons alors une +bonne et prompte justice de ce misérable... rien de plus... Pleyston.... + +--Non, commandant.... + +--Oh! quel ennuyeux métier, chasser des négriers, c'est à périr de +monotonie.... + +--Ah! commandant, pardieu, vous aimeriez mieux retourner dans votre +Londres... aux courses de New-Markett.... Dame... riche et jeune... joli +garçon... le câble file sans qu'on y regarde.... + +--Non, non, mon cher lieutenant, j'aimerais mieux une bonne campagne de +guerre.... + +--Vous êtes payé pour cela... à trente ans deux combats, cinq blessures, +et capitaine de frégate... ça donne envie.... + +--Non, mon ami, cela donne des regrets, surtout quand on voit des +vétérans comme vous rester aussi long-temps dans les bas grades... mais +vous savez que je me suis chargé de vous faire rendre justice, et.... + +Un nouveau personnage entra bruyamment... figure commune, quarante ans, +grand, gros, lourd, l'air niais et brutal. + +C'était un de ces officiers sans mérite qui, ayant langui dans les +emplois inférieurs à cause de leur stupide ignorance, nourrissent une +haine d'instinct et d'envie contre tout ce qui est jeune et d'une portée +supérieure. Le grand refrain de cette espèce est celui-ci:--Je suis +vieux, donc j'ai des droits.--Quant au mérite, à la capacité, aux +services rendus, on n'en parle pas. + +--Je crois--dit le nouveau venu, presque sans saluer son supérieur--je +crois qu'on voit les deux navires que vous avez fait chasser depuis ce +matin, mais la nuit viendra avant qu'on ait pu les rallier... aussi, +cordieu, c'est votre faute, commandant. + +--Vous oubliez, monsieur, que le temps était trop forcé pour nous +permettre de faire plus de voile.... + +--Non... on pouvait faire plus de voile; d'ailleurs, c'est mon opinion, +et les opinions sont libres... nous ne sommes pas des esclaves; des +anciens comme nous peuvent dire ce qu'ils pensent... et leur opinion.... + +--C'est un droit que je ne vous conteste pas, monsieur, je reçois avec +reconnaissance les conseils de gens expérimentés, mais j'ai agi comme je +croyais devoir agir, et je viens de donner l'ordre au lieutenant en pied +de gréer les bonnettes. + +--C'est trop tard, je puis bien trouver que c'est trop tard, c'est mon +opinion. + +--Monsieur Jacquey--reprit le commandant avec un mouvement +d'impatience--depuis quelque temps vous prenez avec moi de singulières +licences, je suis seul chef ici, j'agis comme bon me semble, monsieur, +et je vous engage à y songer. + +--Commandant--dit Pleyston tout bas--vous savez qu'il est bourru et bête +comme un âne. + +--Mon cher lieutenant, veuillez, je vous prie, faire exécuter mes +ordres--dit le commandant. + +Pleyston sortit. + +--Monsieur Jacquey, vous avez de l'humeur; il est pénible, je le +conçois, à votre âge, de n'occuper qu'un grade inférieur... mais vos +camarades... Pleyston lui-même... un officier rempli de mérite. + +--C'est un brosseur, vous dites cela parce qu'il vous flatte.... + +--Vous me manquez en parlant ainsi d'un officier qui m'approche, +monsieur. + +--Je suis fâché, c'est mon opinion... je suis un ancien... un franc +marin... et je dis ce que je pense. + +--On peut, monsieur, être à la fois ancien marin et calomniateur en +accusant à faux un brave et loyal camarade... j'en suis fâché, mais vous +m'obligez à vous infliger une punition, vous garderez les arrêts huit +jours, monsieur. + +--Mille tempêtes, être puni par un enfant... par un mousse.... + +Le commandant pâlit, ses lèvres se contractèrent, mais il répondit avec +le plus grand calme. + +--Monsieur, vous perdez la tête, vous oubliez que chacun de mes grades a +été acheté par une blessure ou une action qu'on a bien voulu +remarquer... ne me faites donc pas rougir, en m'obligeant à parler ainsi +de moi.... Vous n'êtes pas généreux, monsieur, vous savez que le temps, +le lieu et ma position ne me permettent pas de répondre à votre injure, +mais comme avant tout je suis commandant de cette frégate, vous garderez +les arrêts forcés pendant un mois, monsieur, et je suis indulgent; car +vous m'avez injurié chez moi, et je pouvais vous faire passer à un +conseil. Je désire être seul, monsieur. + +Et le commandant se remit froidement à lire. + +--Mais tonnerre de.... + +--Monsieur--dit le jeune officier en se levant--je serais désolé de +finir par appeler le capitaine d'armes.... + +Et le lieutenant Jacquey, vaincu par cette fermeté, sortit en maugréant. + +--Je suis fâché de tout ça--dit sir Edwards--mais parce qu'ils sont +vieux et ignorants... il faudrait tout leur passer, c'est impossible.... + +Les ordres furent exécutés; et, les bonnettes donnant une nouvelle +vitesse au _Cambrian_, cette belle frégate ne se trouvait guère qu'à +douze milles du brick et de la goëlette de Brulart, au coucher du +soleil. + +Tout l'état-major était monté sur le pont, attiré par la curiosité; car +l'histoire du _Grand-Sec_ s'était répandue, et l'on attendait avec une +incroyable impatience le moment où l'on s'emparerait de ces deux +navires, et de l'infâme Brulart surtout. + +Pourtant l'équipage ne montrait pas la même horreur que les officiers +pour ces méfaits, et les marins du _Cambrian_ parlaient de Brulart comme +les femmes parlent de ce qu'on appelle vulgairement:--_les mauvais +sujets_. + +--C'est ça un crâne négociant--disait l'un--quel toupet!... + +--C'est égal--reprenait un autre--il doit être _chenu_, c'est pas un +combat ou une tempête qui lui ferait cligner l'Å“il à celui-là .... + +--Enfin, on le pendrait que ça serait bien juste... mais tout de même ça +me pincerait le ventre... parce qu'après tout on regrette toujours un +brave....--disait un troisième. + +Quand le soleil fut couché, on continua d'observer _la Catherine_ et _la +Hyène_ au moyen de longues-vues de nuit qui permettaient de suivre leurs +manÅ“uvres.... + +--Allons-nous souper, Pleyston?--dit le docteur--j'ai un appétit de +vautour... nous avons, entre autres choses, un endaubage d'_Appert_, des +perdreaux farcis... qui ont une mine... une mine... à en devenir +amoureux... à se mettre à genoux devant, à ne les manger que +respectueusement découvert... tête nue.... + +--Ah... vieux... vieux docteur, va... tu prends pour toi tous les +appétits que tu défends à tes malades! quel coffre! c'est une vraie +calle aux vivres! Allons, commissaire, allons donc... que +faites-vous-là ? + +--Ce que je fais?... mon Dieu, je tâche de voir ces deux infâmes +bâtiments; il n'y a aucun danger, n'est-ce pas, lieutenant? Quelle +figure ils doivent avoir.... Dieu! si ma tante savait à quoi l'on +m'expose.... + +--Ah! est-il drôle, le commissaire, avec sa tante! Tenez... vous devriez +mettre une cornette et du rouge... et vous lui ressembleriez à votre +tante; soyez donc homme, cordieu! mais vous ne savez donc pas qu'une +fois les navires amarinés, c'est vous qui serez chargé d'aller à bord +faire l'inventaire des nègres et des pirates? + +--Dieu du ciel... à bord... mais ce doit être infect.... Non... non, je +n'irai pas... pour attraper une bonne maladie... ma tante m'a bien dit +d'être prudent! + +--Pleyston... tu te feras tuer--disait le docteur à moitié descendu, et +dont on ne voyait plus que la joyeuse figure qui rayonnait au-dessus du +grand panneau... à ton premier coup de grog... je te soignerai.... + +--Je te suis, vieux... Allons, madame, voulez-vous ma main?--dit le +lieutenant d'un air goguenard au commissaire. + +--Monsieur, toujours route à l'ouest-nord-ouest, et avertissez-moi dès +que nous serons à portée de canon de ces pirates--dit le commandant à +l'officier de quart en rentrant chez lui. + + + + +CHAPITRE II. + + Gueule Dieu! c'est lui qui nous pousse + céans, et il nous plante là au milieu de + la besogne! + + VICTOR HUGO .--_Notre Dame de Paris_. + + Oh! oh! le rusé compère... voilà de + quoi nous faire rire le soir à la veillée. + + BURKE .--LA FEMME FOLLE. + +UNE RUSE. + + +Le matin, sur les quatre heures, la frégate était au plus à un mille de +_la Catherine_ et de _la Hyène_; mais ses grandes voiles blanches et ses +feux, qui étincelaient au milieu d'une de ces nuits des tropiques si +claires et si transparentes, avaient merveilleusement aidé le Borgne à +découvrir l'ennemi qui le poursuivait. + +Les deux navires de Brulart venaient de mettre en panne, et le Borgne +s'était rendu à bord du brick. + +Lui, Brulart et le Malais tenaient conseil sur l'arrière de la dunette. + +--Il n'y a qu'une chose à faire--disait le Borgne...--c'est de filer.... + +--Filons...--répéta le Malais. + +--Anes, chiens que vous êtes--cria Brulart--la frégate vous laissera +faire, n'est-ce pas?... car elle m'a l'air de marcher comme une +autruche, ce n'est pas ça... réponds, _le Borgne_, combien peut-il tenir +de noirs... en plus dans la goëlette? + +--Mais, en les serrant un peu... vingt.... + +--Pas plus?... + +--Non, car ils n'aurient pas même leurs coudées franches. Il faudra les +arimer de côté.... + +--Mettons quarante; ils ne sont pas ici au bal pour faire les beaux bras +et les jolis cÅ“urs. + +--Bah! quand il y a de la place pour quarante, il y en a bien pour +cinquante!--dit le Borgne. + +--Alors mettons soixante... que tu vas choisir ici, parmi les grands +Namaquois; tu les amarreras d'un côté et les petits Namaquois de +l'autre, pour qu'ils ne se dévorent pas... tu m'entends? + +--Oui, capitaine. + +--Pendant ce temps-là , toi, le Malais, tu prendras tout ce qui nous +reste de poudre à bord de la goëlette, moins un baril, et tu +l'apporteras ici... tu m'entends?... + +--Oui, capitaine. + +--Et dépêchons, car je vous cognerai si dans une demi-heure tout n'est +pas paré.... + +Le Borgne descendit dans le faux pont du brick, choisit à peu près +cinquante nègres ou négresses, y compris Atar-Gull... doubla leurs fers +et les fit embarquer à mesure par section de dix, dans un canot qui les +transportait à bord de la goëlette;... là , on les déposait +provisoirement sur le pont... bien et dûment enchaînés. + +De son côté, le Malais ouvrit la soute aux poudres de _la Hyène_, fort +honnêtement garnie, et fit apporter sur le pont de _la Catherine_ +environ trois cents kilogrammes de poudre renfermés dans de petits +barils. + +Pendant ce temps, Brulart fixait son regard pénétrant, qui semblait +percer l'obscurité de la nuit, sur la frégate qui avançait toujours,... +et à une lueur qui éclata tout à coup (c'était sans doute un signal), il +put juger sûrement de la distance qui le séparait d'elle... + +--Sacré mille tonnerres de diable--cria-t-il--c'est juste ce qui nous +reste de temps pour prendre de l'air... le Borgne... le Borgne... ici, +chien, ici... + +Le Borgne accourut.... + +--Fais embarquer tout l'équipage à bord de la goëlette, y compris les +noirs. + +--Les noirs y sont déjà ... + +--Bien... tu resteras ici seul avec moi et le Malais.... + +Le Borgne frémit... + +--Et dis à un vieux matelot de tout parer pour prendre le large sitôt +que nous retournerons à bord de _la Hyène_. + +Ces ordres furent exécutés avec une merveilleuse rapidité, et au bout +d'un quart d'heure _Brulart_, _le Borgne_ et _le Malais_ restaient seuls +sur le pont de _la Catherine_ qui se balançait silencieuse sur +l'Océan... + +_La Hyène_, aussi toujours en panne, n'attendait que la présence de +Brulart et de ses deux acolytes pour mettre à la voile... + +Le Borgne et le Malais échangeaient de fréquents regards, et des +mouvements d'yeux expressifs en considérant Brulart qui, appuyé sur son +gros bâton, semblait méditer profondément. + +Cet infernal trio avait une singulière expression, éclairé à moitié par +la clarté du fanal que _Cartahut_ balançait machinalement. + +La figure de Brulart, reflétée au plafond par cette lumière rougeâtre, +avait une horrible expression de méchanceté; on voyait aux rides qui, se +croisant dans tous les sens sur son large front, s'effaçaient, allaient +et revenaient, qu'il était sous l'influence d'une idée fixe, cherchant +sans doute la solution d'un projet quelconque... + +Enfin... frappant un grand coup de bâton sur le dos de _Cartahut_, il +s'écria, joyeux et triomphant: + +--J'y suis... j'y suis. Ah! dame frégate, tu veux manger dans ma +gamelle... eh bien! tu vas goûter de ma soupe... + +--Et vous autres--dit-il à le Borgne et au Malais qui causaient à voix +basse de je ne sais quel meurtre ou quel vol, vous autres, imitez-moi... +prenez des haches... mais d'abord descendons ces barils de poudre dans +le faux pont.... + +Ce qui fut fait... puis ils enlevèrent avec précaution le dessus de +chaque baril de poudre.... + +Puis ils agglomérèrent ces barils en les entourant de trois ou quatre +tours de câbles et de chaînes... afin de les faire éclater avec une +incroyable violence. + +Puis Brulart mit au-dessus d'un des barils un pistolet armé et chargé, +dont le canon plongeait dans la poudre. + +Puis il attacha une longue corde à la détente de ce pistolet. + +Pendant cette délicate opération, ses deux confrères se regardaient en +frissonnant, il fallait un geste, un rien pour les faire sauter. Mais +Brulart avait tant de sang-froid et d'adresse!... + +--Montons là -haut--reprit-il en emportant le bout de la grande corde qui +répondait au pistolet--et toi, _Cartahut_, tu resteras ici... + +Le malheureux mousse jeta un cri d'effroi. + +--Allons--dit Brulart, non, je ne t'y laisserai pas tout-à fait, +seulement, ferme et calfate bien l'entrée du petit panneau.... Nous +allons t'attendre sur le pont...--et il poussait du coude ses acolytes +comme pour les prévenir d'une intention plaisante. + +J'oubliais de dire qu'il restait une ou deux douzaines de nègres dans le +faux pont, de ceux que le Borgne n'avait pas désignés comme devant aller +à bord de la goëlette.... + +Cartahut ferma, verrouilla le petit panneau, et sortit par le grand.... + +Alors Brulart, avant de recouvrir cette ouverture avec la planche carrée +destinée à cet effet, attacha au-dessous de cette planche, du côté qui +donnait dans le faux pont, attacha, dis-je, la corde qui répondait à +son pétard, et replaça ce couvercle sur le panneau à demi ouvert. + +--Comprenez-vous?--dit-il aux deux autres qui suivaient ses mouvements +avec une impatiente curiosité. + +--Non... capitaine.... + +--Vous êtes des bêtes... je... mais nous causerons de ça à bord de _la +Hyène_; toi, le Borgne, laisse le brick amure comme il l'est, laisse-le +en panne et suis-moi. + +Or tous trois descendirent dans la yole amarrée aux flancs du brick, +suivis de _Cartahut_ qui l'avait échappé belle... ma foi, et le Malais +et le Borgne ramant avec ardeur, ils atteignent _la Hyène_ en un +instant.... + +À peine Brulart fut-il sur le pont, que, de sa grosse et tonnante voix, +il cria.... + +--Brassez bâbord, laissez arriver vent arrière, amurez toutes les +voiles, toutes, à chavirer s'il le faut... mais filons vite, car la +camarade... nous apprête une chasse. + +Et la nuit devenant plus claire, il montrait la frégate qui était à deux +ou trois portées de canon.... + +_La Hyène_ sentit bientôt cette augmentation de voiles, et vola avec une +inconcevable rapidité sur la surface de la mer, favorisée par une bonne +brise.... + +--Eh bien... vous abandonnez donc le brick, capitaine--crièrent le +Borgne et le Malais. + +--Je le crois bien... mais voici la chose: comme vous voyez, il reste en +panne dans l'air de vent de la frégate; nous sommes deux navires, elle +est seule, il faut choisir, elle pique d'abord droit au cul lourd, au +bâtiment en panne, ou ne se défie pas de ça, un vrai bateau marchand; +elle s'approche à petite portée de voix... et se met à héler... pas un +mot de réponse; embêtée de ça, elle envoie du monde à bord, on +monte,--personne...--on va au petit panneau... fermé, verrouillé, on va +au grand.... Bon--font-ils, il est à moitié ouvert, ils veulent l'ouvrir +tout-à -fait, ils soulèvent le couvercle, la corde raidit, la détente +part... et allez donc, six cents livres de poudre en feu. Avis aux +amateurs! + +--Quel homme...--se dirent des yeux le Borgne et le Malais.... + +--Vous voyez la chose, le brûlot éclate, désempare la frégate ou à peu +près, lui tue un monde fou, si proche, c'est une bénédiction! elle ne +pense pas à nous poursuivre; nous profitons de ça pour filer, et dans +deux jours nous sommes à la Jamaïque... à boire.... + +Et il se dit en lui-même: _quel vilain rêve_. + +Le pont de _la Hyène_ offrait un singulier spectacle: encombré de nègres +et de matelots, chargé de plus du double de monde qu'il n'en pouvait +contenir; vrai, c'était à faire pitié que de voir ces noirs, enchaînés, +battus, foulés aux pieds pendant les manÅ“uvres, ne sachant où se mettre, +et roués de coups par les marins. + +--Avant qu'il soit dix minutes--murmura Brulart--vous verrez l'effet de +ma mécanique. + +À peine achevait-il ces mots, qu'une immense clarté illumina le ciel et +l'Océan, une énorme colonne de fumée blanche et compacte se déroula en +larges volutes, et la goëlette trembla dans sa membrure au bruit d'une +épouvantable détonation. + +...C'était cette pauvre _Catherine_ qui sautait en l'air, en couvrant +sans doute la frégate _le Cambrian_ de ses débris enflammés, tuant +peut-être son jeune et brave commandant, son bon et gourmand docteur, +son petit commissaire, malgré sa tante... que sais-je, moi? + +Pauvre _Catherine_, adieu! laissez-moi lui donner un regret! + +Adieu, c'en est donc fait; aussi bien tu devais suivre la destinée de +ton capitaine, du bon et digne Benoît, car sans lui que serais-tu +devenu, pauvre cher brick?... quelque infâme bâtiment pirate.... Toi, +accoutumé aux jurons si chastes, si candides de Claude-Borromée-Martial, +tu aurais peut-être retenti d'ignobles et crapuleux blasphèmes! +d'infâmes orgies eussent souillé la blancheur virginale de ton plancher, +tes mâts en auraient frémi d'indignation, et, au lieu de voir pendre à +tes jolies vergues luisantes l'habit et le pantalon _habillé_ de ton bon +capitaine qui soignait si bien sa modeste garde-robe, on les aurait +peut-être vues fléchir, ces jolies vergues, sous les balancements de +cadavres pendus ça et là . + +Ainsi, repose en paix, _Catherine_, tu as trouvé un tombeau digne de +toi, mieux vaut cent fois pour tombe la profondeur transparente de +l'Océan, que les lourds et chauds estomacs des _petits Namaquois_.... + +Et certes, Benoît le dirait, s'il vivait, s'il n'avait pas été digéré; +le pauvre homme.... + +Adieu donc encore... adieu, _Catherine_... que les vagues te soient +légères. + + * * * * * + +On ne peut se faire une idée du transport, du délire que cet événement +excita à bord de _la Hyène_: c'étaient des cris, des battements de mains +à la faire sombrer; Brulart surtout ne se possédait pas de joie, il +sautait, gambadait, tonnait, ravi de voir la réussite de sa _ruse_.... + +Au lever du soleil il avait perdu la frégate de vue. + +Le surlendemain, sur les quatre heures du soir, il débarquait ses nègres +à la Jamaïque, près de l'anse Carbet... sur l'habitation de M. Wil, +brave colon, une de ses plus anciennes pratiques. + +Par exemple, sur les noirs sauvés du brick, il n'en restait que dix-sept +et Atar-Gull. La cargaison de la goëlette avait moins souffert, il en +restait les deux tiers, somme toute:--il jouissait de quarante-sept +nègres ou négresses qu'il vendit, l'un dans l'autre, quinze cents francs +pièce, c'était donné.... + +Tom Wil le paya comptant, mais il l'engagea à ne pas faire un long +séjour dans la colonie, par mesure de prudence.... + +Brulart goûta d'autant plus cet avis qu'il se souvenait de l'espièglerie +faite à la frégate; or, il mit bientôt à la voile pour Saint-Thomas, en +se proposant de renouveler _sa tontine_ s'il en trouvait l'occasion, car +Tom Wil lui avait appris que, comptant marier sa fille, il lui faudrait +alors monter l'atelier qu'il lui donnait en dot, et que lui, Brulart, +étant raisonnable, il voulait le charger de cette fourniture. + +Brulart partit donc, et de quelque temps on n'en entendit plus parler. + + + + +CHAPITRE III. + + Sucre, café, coton, indigo, rhum, + tafia.--Exportation.--0000000000. + --Frais bruts.--0000000000.--Gain. + --00000. + + B. POIVRE .--_Économie politique_. + + C'est qu'il y a certains personnages + dont on s'est fait une habitude de rire, + et qu'on ne plaint de rien. + + DIDEROT .--_Romans_. + +LE COLON. + + +C'était un digne et honnête homme que ce bon M. Wil, un des plus riches +colons de la Jamaïque: il était riche, puisque ses plantations +s'étendaient depuis la pointe de l'Acoma jusqu'au Carbet; il était bon, +car ses voisins le taxaient de faiblesse envers ses noirs. + +Le fait est que M. Wil recevait _le Times_; aussi l'esprit négrophile de +cette feuille avait-il développé en lui des sentiments de philanthropie +qui seraient peut-être restés enfouis au fond de son cÅ“ur, si leur germe +n'avait été fécondé par la lecture de cette estimable feuille; lecture +que le colon comparait poétiquement à la bienfaisante rosée qui fait +poindre et éclore les cannes à sucre, car le colon avait quelques +lettres, et lisait bien autre chose que le _code noir_ ou la +_mercuriale_ de la Jamaïque. + +Or, un matin, environ deux mois après la visite de Brulart, M. Wil fut +inspecter sa sucrerie de l'Anse aux Bananiers, dont les ateliers étaient +presque tous montés avec les noirs de feu le capitaine Benoît. Grands et +petits Namaquois y vivaient en bonne intelligence, la _rigoise_ du +commandeur avant éteint toutes les haines, nivelé tous les caractères. + +M. Wil partit donc un matin; devant lui deux nègres armés de coutelas +marchaient pieds nus; ces fidèles serviteurs, couverts de simples +caleçons de toile, devaient, en abattant des haziers épineux, frayer un +chemin plus facile à la mule de leur maître, écarter des ronces qui +l'auraient blessé, et surtout détruire les reptiles, si nombreux dans +cette partie de la colonie, qui pouvaient piquer mortellement cette +belle bête, que M. Wil n'eût pas donnée pour trois cents gourdes, tant +elle avait de bonnes et franches allures. + +On arriva.--Le commandeur de l'habitation fouettait un nègre, attaché à +un poteau. + +--Holà ! Tomy--dit M. Wil--qu'a fait cet esclave? + +--Maître, il arrive de la Geole, il s'était enfui _marron_[8]. Son +_droit_ est de cinquante coups de fouet, mais comme vous avez été assez +bon pour réduire toutes les peines de moitié, ça ne nous fait que +vingt-cinq, et je suis au douzième.... + +--Continue...--dit le Titus--et il s'en fut aux acclamations de ses +nègres, réellement fiers d'avoir un si doux maître. + +Il entra dans le moulin à sucre: cette machine se compose de deux +énormes cylindres de pierre, qui tournent sur leur axe, en laissant +entre eux deux un étroit intervalle, dans lequel on introduit des bottes +de cannes à sucre, que l'on avance à mesure que le mouvement de rotation +les attire et les broie.... + +Comme le colon marchait sur des feuilles de palmier, dont on avait +jonché le sol, il ne fut point entendu d'une jeune négresse qui +présentait des cannes au moulin. + +Mais ce n'était pas le moulin que regardait la pauvre fille! + +Ses yeux étaient tournés vers un jeune, beau, grand nègre... aux yeux +vifs, aux dents blanches... à la peau noire et luisante.... + +Or, _Atar-Gull_, car c'était lui, s'approchait quelquefois pour +effleurer les lèvres vermeilles de la négresse; mais elle baissait la +tête, et la bouche de son amant ne rencontrait que ses cheveux longs et +doux. + +Alors elle riait aux éclats, la pauvre fille... et les deux cylindres +attiraient toujours les bottes de cannes, et elle, suivant leur +mouvement, approchait de la meule sans y penser, occupée qu'elle était +des tendres propos de son amant. + +Le père Wil voyait tout cela et se mourait d'envie de châtier un peu ces +fainéants; mais il contint sa colère... + +--Karina--disait _Atar-Gull_ dans sa belle langue caffre, si suave, si +expressive--Karina, tu me refuses un baiser, et pourtant je t'ai fait de +beaux colliers avec les graines rouges du caïtier; pour toi, j'ai +souvent surpris l'anoli aux écailles bleues et dorées, je t'ai donné un +madras qui eût fait envie à la plus belle mulâtresse de la Basse-Terre; +vingt fois, j'ai porté tes fardeaux; ces cicatrices profondes prouvent +que j'ai reçu pour toi la punition que tu méritais, quand tu laissais +échapper le ramier favori du maître... et pour tout cela un baiser... un +seul.... + +Karina n'était pas ingrate, non; aussi elle avançait en souriant ses +lèvres de corail... lorsqu'elle poussa un cri horrible, un cri qui fit +retourner le colon, car il cherchait déjà le commandeur pour livrer à +son fouet la négresse indolente et rieuse. + +Toute à son amour, avançant toujours machinalement, sa main vers le +moulin, la malheureuse ne s'était pas aperçue qu'il ne restait plus de +cannes à moudre, et au moment où _Atar-Gull_ l'embrassait... elle +engageait sa main entre les deux cylindres qui, continuant leur +mouvement d'attraction, l'eurent bientôt écrasée; l'avant-bras suivait +la main, lorsque le nègre sauta sur la hache de salut[9], et d'un coup +sépara le bras de l'avant-bras, qui disparut broyé entre les deux +meules.... + +Le commandeur accourut aux cris du bonhomme Wil, et à ceux des noirs.... + +On transporta Karina à l'infirmerie où elle fut parfaitement soignée. + +Avec un maître moins humain que le colon, elle eût reçu une vigoureuse +correction à sa convalescence, car enfin elle ne perdait à tout cela +qu'un bras, le propriétaire y perdait au moins cent gourdes.... + +--Que décidez-vous de ce gaillard?--demanda le commandeur--il mérite +quelque chose pour avoir retardé la fabrication et détérioré une de vos +esclaves? + +--Sa conduite? + +--Pour ce qui est de cela, monsieur Wil, excellente: travailleur comme +un bison, un peu taciturne, mais doux comme un agneau, pas plus de fiel +qu'un pigeon.... + +--Vraiment; pardieu, alors je l'emmène avec moi... justement cet animal +de Cham, à qui j'ai donné la direction de mes chiens, se néglige de jour +en jour... je te l'enverrai pour remplacer celui-ci à l'atelier.... +Parle-t-il un peu anglais? + +--Quelques mots de patois, il commence; mais il entend très-bien les +signes. + +--Allons, c'est dit, je le prends... mais avant, pour ne pas encourager +de telles dégradations, fais-lui administrer quelque chose... un rien... +pour l'exemple, et fais vite... car ma femme et Jenny m'attendent pour +déjeuner, et je veux rentrer avant la chaleur.... + +--Alors, monsieur Wil, la douzaine.... + +--Comment! la douzaine? + +--Oui, monsieur--répondit le commandeur en agitant son fouet.... + +--Ah!... je n'y étais, ma foi, pas du tout; oui, oui, la douzaine... et +envoie-le-moi tout de suite.... + +Atar-Gull fut donc attaché et fouetté. + +Son calme, son sourire doux ne l'abandonnèrent pas un instant; pas une +plainte, pas un gémissement; c'était plutôt avec une expression de joie +et de contentement qu'il recevait les coups.... + +Et au fait, le pauvre garçon, tout le servait à souhait; depuis une +certaine aventure, il n'avait eu qu'un but, celui de se rapprocher de M. +Wil, d'être autant que possible admis dans son intérieur, car il vivait +maintenant de deux haines bien distinctes:--Brulart et le colon. + +Et encore la haine qu'il portait à Brulart était-elle pâle et froide +auprès de celle qu'il avait vouée au bon homme Wil. + +Aussi sa conduite sage, laborieuse, réglée, soumise, portait déjà son +fruit; car, avant la correction, et comme pour la lui faire endurer plus +patiemment, le commandeur lui avait expliqué qu'il allait suivre le +colon, et que c'était à sa bonne conduite qu'il devait cette faveur +inespérée. + +Comment, après cela, n'eût-il pas béni cent fois les coups! n'eût-il pas +baisé les lanières qui le déchiraient! + +Quand on eut fini, Atar-Gull fit un paquet du peu qu'il possédait, et +courut tenir l'étrier de M. Wil qui, flatté de son activité et de son +peu de rancune, lui tapa légèrement la joue d'un air riant et paternel. + +Atar-Gull partit sans même voir Karina.... Il s'agissait bien d'amour +vraiment.... + +Qu'est-ce que l'amour, dites-moi, en présence d'une bonne haine +africaine, profonde et vivace? + +Quand le colon arriva près du Carbet, le soleil était fort ardent; aussi +commençait-il à regretter son grand parasol, et à se tourmenter sur sa +mule, lorsqu'une voix bien connue le fit tressaillir.... + +Il parcourait une longue avenue d'épais tamarins, entourés de lianes et +de haziers, lorsque d'un des côtés accourut, toute gaie, toute +palpitante, toute rose, une ravissante jeune fille.... + +C'était Jenny.... + +Et puis derrière elle, un beau jeune homme qui portait le parasol tant +désiré... et donnait le bras à une femme à cheveux gris, un peu +courbée.... + +C'était Théodrick et madame Wil.... + +--Prends garde, prends garde, ma Jenny--dit le colon...--tu vas faire +écraser tes petits pieds par la _biche_ (c'était le nom de sa mule). + +Et au fait, la jeune folle se précipitait sur la main de son père +qu'elle baisait avec tendresse, sans craindre les atteintes de la +_biche_; et, comme son grand chapeau de paille tomba, ses jolis yeux +disparurent presque sous ses beaux cheveux blonds tout bouclés.... + +--Pauvre père--dit-elle en attachant sur le colon un regard tendre et +inquiet--comme il a chaud... et nous avions oublié ce parasol... c'est +la faute de Théodrick aussi.... + +--Ah!... Jenny... tu vas gronder ton Théodrick. + +Madame Wil approcha.... + +--Eh bien! mon ami, tu dois être fatigué.... + +--Voulez-vous descendre de mule, monsieur Wil?--demanda Théodrick avec +intérêt. + +--Non, mes enfants, non, je me trouve très-bien... quelle est la fatigue +qui ne s'oublierait pas avec une réception aussi cordiale?... Pourtant +j'aime mieux finir la route à pied... avec vous.... + +Et le colon descendit de sa monture, la flatta un peu de sa grosse main, +et la remit à un des nègres qui l'avaient suivi. + +--Quel est ce nouveau venu?--demanda madame Wil en montrant Atar-Gull. + +--Un diamant... un vrai diamant, à ce que m'a assuré Jacob... je vais +lui donner la place de ce paresseux de Cham[10].... + +--Tu es bien sûr au moins de cet esclave, mon ami.... + +--Tu sais que Jacob s'y connaît.... Allons, allons, marchons vite, je me +sens en appétit.... + +--Vous aurez de quoi le satisfaire, monsieur--dit d'un air sérieusement +comique madame Wil--je crois que Tony s'est surpassé... vous avez des +langoustes au piment, un chou-palmiste au coulis, des.... + +--Tais-toi, tais-toi, ne me dis pas, madame Wil, tu m'ôtes la +surprise.... Mais vois donc Jenny et Théodrick! chers enfants... ils +sont bien faits l'un pour l'autre... qu'ils sont beaux; regarde donc +cette taille, hein... ma Jenny n'est-elle pas une des plus jolies filles +de la Jamaïque?... + +--Dites donc notre Jenny, s'il vous plaît, monsieur Wil--reprit madame +Wil. + +Le colon embrassa joyeusement sa femme pour toute réponse.... + +On arriva enfin dans une salle à manger, fraîche et spacieuse, et toute +cette bonne et honnête famille s'attabla gaîment autour d'un splendide +déjeûner. + +--Faites appeler Cham--dit M. Wil quand il eut pris son thé. + +Au bout d'un quart d'heure, Cham se présenta tout tremblant. + +Le colon à demi couché sur son canapé, tenait un superbe fusil de chasse +dont il s'amusait à faire jouer les ressorts.--Cham--dit le maître--je +m'aperçois de plus en plus de ta négligence; d'abord, tu maigris, tandis +qu'un bon esclave doit toujours être bien portant pour faire honneur à +son maître, et représenter le plus d'argent qu'il peut;--mes chiens de +chasse dépérissaient aussi, je t'en ai ôté la surveillance;--je t'avais +donné la direction de la purgerie, tu t'en acquittes fort mal. Or, tu ne +mettras plus les pieds chez moi, dans la maîtresse case, tu partageras +les travaux des autres esclaves; c'est Atar-Gull--dit-il en montrant le +noir qui, déjà installé dans son poste, était assis aux pieds du colon, +et le rafraîchissait avec un éventail;--c'est Atar-Gull qui te +remplacera.... + +Le pauvre Cham baissa tristement la tête en disant à voix basse: + +--Pardon, maître, pardon, pardon, il y a seulement neuf jours que je +néglige mes devoirs, jusque-là .... + +--Jusque-là , c'est vrai, tu t'étais montré un digne serviteur--dit le +colon en jetant un morceau de sucre à Atar-Gull qui le disputa à un +superbe épagneul--mais depuis il a fallu ma bonté pour ne pas te laisser +mourir sous le fouet du commandeur, car Dieu me damne si je sais à quoi +attribuer ce changement dans ta conduite. + +Alors Cham, comme s'il fût sorti d'un combat qu'il se livrait +intérieurement, articula avec peine et angoisse:--C'est que, depuis +neuf jours, mon fils a disparu, et je ne puis penser qu'à cette perte +cruelle; je l'aimais tant, mon premier né! + +--Ton fils a disparu!--s'écria l'honnête Wil en se levant sur son séant +et ajustant Cham avec son fusil qui, heureusement, n'était pas chargé +(Cham valait au moins trois cents gourdes)--ton fils a disparu, +misérable! un négrillon Congo de la plus belle espèce! Non content de +laisser dépérir mes chiens, de maigrir toi-même, tu _me_ perds ton fils! +mais tu veux donc me ruiner, misérable! songes-y bien!... si, demain, à +pareille heure, ton fils n'est pas retrouvé; si, dans quinze jours, tu +ne commences pas à avoir un embonpoint convenable, tu seras châtié +d'importance; va-t'en, que je ne te voie plus; et toi, mon fidèle +Atar-Gull, tiens, voici une montre que je destinais à cette brute; que +ce soit une récompense et un encouragement; et toi, Cham... sors, ou, +pardieu, tu connaîtras ce que pèse la crosse de mon fusil. + +Cham sortit en jetant un furieux regard sur son rival qui se livrait à +une joie d'enfant en approchant la montre de son oreille pour écouter le +bruit du mouvement. + +Voici donc Atar-Gull en faveur chez le colon. + + + + +CHAPITRE IV. + + Il y a une grande différence, voyez-vous, + entre un capital productif et un capital improductif. + + Car un capital employé _productivement_ + est un des trois grands _agents de la production_, + et prend part aux profits de cette _production_. + + Employer un capital dans la _production_, + c'est avancer les _frais de production_. _La + valeur du produit_ qui en résulte rembourse + cette avance. + + J.-B. SAY.--_Économie politique_, + tome II , p. 255. + + --Sais-tu ce que c'est que ce supplice que + vous font subir durant de longues nuits vos + artères qui bouillonnent, votre cÅ“ur qui + crève, votre tête qui rompt, vos dents qui + mordent vos mains; tourmenteurs acharnés + qui vous retournent sans relâche + comme sur un gril ardent?... + + VICTOR HUGO,--_Notre-Dame de Paris_. + +LE PÈRE ET LE FILS. + + +Il est, je crois, nécessaire d'expliquer le motif de la haine que +portait Atar-Gull a M. Wil, qui, par sa conduite, ne paraît peut-être +pas, comme le capitaine Brulart, devoir inspirer cet affreux sentiment à +son esclave. + +Voici le fait: + +C'était quelques vingt jours après l'arrivée des _grands_ et _petits +Namaquois_ dans la colonie. M. Wil dînait ce jour-là chez M. Beufry, +riche et industrieux planteur. + +Quand vint le dessert, l'heure des confidences, les femmes s'en +allèrent, et furent remplacées chacune par une respectable bouteille +d'un excellent et vieux vin de madère... c'était le seul moyen de +compenser la retraite du beau sexe. + +La conversation vint à tomber sur les nègres, les habitations, les +chances, les pertes, les bénéfices, et M. Wil et M. Beufry occupèrent +bientôt l'attention générale, car on avait une entière confiance dans +leurs lumières et dans leur longue expérience. + + +BEUFRY. + +Eh bien, dites-moi, Wil, êtes-vous content de votre acquisition? comment +vont les nouveaux... se font-ils un peu?... + + +WIL. + +Très-bien... très-bien... ce diable de Brulart a la main heureuse, il +les choisit à ravir... je n'en ai perdu que cinq.... + + +BEUFRY. + +Par exemple, que Dieu me damne si je sais comment il y trouve son compte +en les donnant à ce prix.... + + +WIL. + +Ma foi, peu m'importe, c'est la troisième fournée qu'il me procure +depuis dix-huit mois; et il ne m'a jamais trompé... c'est-à -dire... +si... une fois... oh! j'ai été joué... c'est un fin maquignon, allez.... + + +BEUFRY ET LES CONVIVES. + +Contez-nous ça, monsieur Wil, c'est utile.... + + +WIL. + +Eh bien, car je n'y mets pas d'amour-propre, il y a trois mois, il m'a +fourré, au milieu de son avant-dernière fourniture, un vieux, vieux +nègre, auquel il avait teint les cheveux avec du charbon, et qu'il avait +sans doute engraissé avec de la farine, ou je ne sais quoi.--Enfin... +trois jours après son départ, j'envoie faire baigner mes noirs à la mer, +et mon vieil animal me revient les cheveux tout blancs; au bout de cinq +jours, cette graisse factice tombe, car il était soufflé, et je +m'aperçois aux dents, aux plis du front et des yeux, que c'est un homme +d'au moins soixante ans, et si faible, si faible, qu'il est, depuis ce +temps-là incapable de me rendre aucun service, et pourtant le scélérat +mange comme un vautour; aussi c'est un cheval à l'écurie.... Ça fait le +cinquième que je nourris à rien faire... et quand on les a payés des +quinze cents, des deux mille francs, ce n'est pas gai.... + + +BEUFRY. + +C'est un voleur que votre Brulart; mais moi j'ai un moyen bien commode, +non seulement d'éviter la nourriture de mes vieux nègres hors de +service, mais encore de rentrer dans mes fonds, et au-delà .... + + +WIL ET LES CONVIVES. + +Contez-nous ça... c'est un miracle. + + +BEUFRY. + +Du tout, c'est bien simple, vous savez que le gouvernement donne deux +mille francs de tout nègre supplicié pour assassinat ou pour vol, afin +que le propriétaire n'essaie pas de soustraire les coupables à la +justice, dans la crainte de perdre une valeur.... + + +WIL. + +Eh bien?... + + +BEUFRY. + +Eh bien... les gueux de noirs, arrivés surtout à un âge très-avancé, ont +bien toujours quelques peccadilles sur la conscience, c'est impossible +autrement; ainsi, on est toujours sûr de ne pas se tromper; on aposte +donc deux témoins qui affirment l'avoir vu voler, par exemple. Les +preuves ne manquent pas; on l'envoie à la geôle, et s'il est trouvé +coupable, ce qui arrive ordinairement, on le pend... et en échange, on +vous compte deux mille francs écus.... + + +WIL, _avec répugnance_. + +Diable... diable.... + + +BEUFRY. + +N'allez-vous pas faire la petite bouche; au lieu d'un capital +improductif qui vous absorbe encore un intérêt quelconque... vous avez, +par mon procédé... un capital productif qui peut vous rapporter sept et +huit pour cent... c'est hors de toute proportion. + + +WIL. + +Oui, mais c'est un peu dur... de... (_Faisant le geste de pendre_.) + + +BEUFRY. + +Ah! pardieu, s'il s'agissait d'un homme, je ne vous dirais pas un mot de +cela, mes principes sont connus, je crois avoir prouvé dans ce dernier +incendie que j'avais quelque humanité.... + + +WIL. + +C'est vrai; non content d'avoir sauvé ce pauvre Colstrop et ses deux +enfants, vous l'avez aidé à rebâtir sa cafeyrie de vos propres +deniers... mais faire pendre... hum.... + + +BEUFRY. + +Ah! mon Dieu, avez-vous la tête dure.... Supposez qu'une loi vous +dise:--_Chaque mulet atteint de la morve_ (par exemple) _sera détruit, +mais on indemnisera le propriétaire en lui en comptant la valeur_; +est-ce que, si vous pouviez faire passer pour morveux un vieux mulet qui +croupit à rien faire dans votre écurie, vous ne le feriez pas? préférant +avoir deux cents bonnes gourdes bien sonnantes qui vous en +rapporteraient quinze ou vingt, à garder un animal infirme qui vous en +dépense la moitié sans vous rendre aucun service? Que diable! soyez donc +conséquent; pourquoi ne pas faire pour un nègre ce que vous feriez pour +un mulet?... + + +PLUSIEURS VOIX. + +Il a raison,--c'est clair comme deux et deux font quatre.... + + +WIL. + +Pardieu, je le sais bien, je n'aime pas plus qu'un autre à avoir de +l'argent _en friche_, et puisque _Beufry_ s'est servi de cette +combinaison... puisque vous autres ne la désapprouvez pas.... + + +PLUSIEURS VOIX. + +Mais au contraire... nous ferions de même. + + +WIL. + +Au fait: je ne vois pas pourquoi je m'amuserais à jeter de l'argent par +les fenêtres.... Ce qui me retenait, voyez-vous, c'était le respect +humain... parce qu'avant tout, on tient à l'opinion de la société, et, +quand ou est père de famille, quand depuis quarante ans on mène une +conduite irréprochable... on n'aime pas à la voir ternir.... + + +BEUFRY. + +Je ne puis mieux faire que de me citer pour exemple.... + + +WIL. + +Je me rends, mon ami, je me rends; j'étais un fou. Mais dites-moi, le +témoignage de deux blancs suffit-il? + + +BEUFRY. + +Deux blancs suffisent... et on vous débarrasse de votre _capital +improductif_... après quoi, le greffier vous _rembourse_ le pendu en +espèces sonnantes. + + +WIL. + +Pas plus tard que demain, j'en essaierai.... + + +BEUFRY. + +Ah ça, messieurs, c'est assez parler d'affaires; ces dames doivent +s'ennuyer, un dernier verre de vin de Porto, et allons les rejoindre +dans la galerie.... Wil, je vous retiens pour ma partie de tric-trac.... + + +WIL. + +C'est donc une revanche que vous voulez... vous l'aurez... à vos +ordres... mais nous ne jouerons pas tard, car j'ai ma fille un peu +souffrante. + +(_Ils sortent_.) + + * * * * * + +Cinq jours après cette conversation, le bonhomme Wil comptait, en +soupirant un peu, dix piles de quarante gourdes chacune.... (Oh! dans ce +doux pays les exécutions et les procédures marchent grand train, grâce à +la justice coloniale.) + +Mais la cabane du vieux Job était déserte.... + +Seulement deux ou trois petits enfants pleuraient assis à la porte, car +le pauvre vieux Job, qui ne pouvait plus travailler, aimait à s'asseoir +au soleil et à faire des jouets en bois de palmier pour tous les +négrillons de son voisinage... qui sautaient de joie et battaient des +mains à son approche... en criant:--Voilà le père Job... hé! bon Job.... + +Aussi ils pleuraient le vieux nègre, dont le cadavre se balançait, +accroché au gibet de la savane, et qui ainsi ne coûtait plus rien à son +maître. + +Le lendemain de l'exécution, il était nuit, mais une nuit des tropiques, +une belle nuit claire et transparente, inondée de la molle clarté de la +lune. + +Les noirs s'étaient agenouillés au dernier coup de cloche, car M. Wil, +sa femme et sa fille leur avaient donné l'exemple, en commençant la +prière commune à haute voix. + +Et c'était un grand et noble spectacle que de voir le maître et +l'esclave égaux devant le Créateur, se courbant ensemble, prier de la +même prière sous la voûte azurée du firmament, toute étincelante du feu +des étoiles. + +Autour d'eux... pas le plus léger bruit... on n'entendait que la voix +grave et sonore du colon, et par instant le timbre pur et argentin de +celle de Jenny, qui répétait une phrase sainte avec sa mère. + +Les palmiers agitaient en silence leurs grandes feuilles vernissées, et +les fleurs du caféyer, s'ouvrant à la fraîcheur de la nuit, répandaient +une senteur délicieuse. + +Après la prière, les nègres allèrent se reposer ou errer dans les +savanes, car on leur accordait cette permission. + +Atar-Gull ne pouvait dormir la nuit lui.... + +Oh! la nuit, il aimait à errer seul, c'était l'unique instant où il +pouvait quitter son masque d'humble et basse soumission, son doux et +tendre sourire. + +Il fallait alors le voir bondir, haletant, crispé, furieux, se rouler en +rugissant comme un lion, et mordre la terre avec rage, en pensant aux +outrages, aux coups de chaque jour! + +En pensant à Brulart, qu'il espérait revoir tôt ou tard; au colon qui +l'avait fait battre, et avait pour lui une pitié insultante, un +attachement d'homme à bête, de maître à chien! Alors ses yeux +étincelaient dans l'ombre, ses dents s'entre-choquaient. + +Et voyez quelle puissance il avait sur lui-même!... avec ce caractère +indomptable et sauvage, cette énergie dévorante, dans le jour, il +souriait à chaque coup qu'il recevait, et baisait la main qui le +frappait. + +Il fallait pour arriver à ce résultat incroyable une idée fixe, arrêtée, +immuable, à laquelle le nègre fait tous les sacrifices: + +La vengeance! + +Et encore cette vengeance n'était motivée que par la brutalité de +Brulart, et la rage de se voir esclave; mais à quel degré d'intensité +arriva-t-elle, mon Dieu! quand il sut ce que vous allez savoir. + +Entraîné dans une course rapide, ce malheureux bondissait ça et là comme +pour s'échapper à lui-même.... + +En vain l'air pur et embaumé, la douce solitude de la nuit venaient +rafraîchir ses sens. + +Toujours courant, il arriva près d'une savane déserte, que la lune +couvrait d'une nappe de pâle lumière. + +Au milieu s'élevait un gibet. + +Après le gibet était accroché un noir, c'était le vieux Job. + +Atar-Gull, sortant des allées sombres et obscures qui entouraient cet +espace nu et découvert, fut comme ébloui de cette clarté resplendissante +qui argentait les longues herbes de la savane, et le rideau de tamarins +et de mangotiers qui l'ombrageaient. + +Mais bientôt il fut saisi d'un inexplicable sentiment de douleur en +voyant ce gibet noir et ce corps noir, qui se dressaient et se +découpaient si sombres sur les feuilles brillantes et nacrées de la +forêt. + +Il s'approcha plus près.... + +Plus près encore.... + +Ses jambes fléchirent... il tomba... la face contre terre.... + +Après être resté quelques minutes dans cette position, il se releva, et +s'élançant comme un tigre, sauta d'un bond sur la fourche du gibet. + +Arrivé là , il poussa un cri... un cri dont vous comprendrez l'expression +quand vous saurez que le malheureux venait de reconnaître.... + +SON PÈRE!!! + +Son père, le vieux Job! vendu comme lui, victime de la traite, et volé +peut-être par Brulart à quelque autre Benoît. + +Atar-Gull ne conserva plus aucun doute quand il eut vu une espèce de +talisman ou de fétiche que le vieillard portait au cou.... + +Couper la corde qui attachait le cadavre à la potence, le prendre sur +ses épaules et fuir dans les bois avec ce précieux fardeau, ce fut +l'affaire d'un moment pour Atar-Gull. + +--Il est de ces douleurs qui ont besoin d'ombre et de profonde +solitude.... + + * * * * * + +Le lendemain, au premier coup de cloche, Atar-Gull était déjà rendu à +l'atelier, toujours avec sa bonne figure ouverte et franche, son éternel +sourire qui laissait voir ses dents blanches et aiguës.... + +Et voilà pourquoi M. Wil partageait avec Brulart le privilège d'occuper +incessamment l'imagination d'Atar-Gull, d'autant plus que Cham, auquel +Atar-Gull avait fait sa confidence, que Cham, auquel cinq ans de séjour +dans la colonie et dans l'intérieur du colon avaient donné quelque +habitude et quelque connaissance des spéculations des planteurs, mit +charitablement Atar-Gull au fait des causes et résultats de la mort de +son père.... + +--Quant au cadavre du vieux Job, on ne le retrouva plus, et on pensa sur +l'habitation que les _empoisonneurs_ s'en étaient emparés pour +quelques-unes de leurs opérations magiques. + +On conçoit maintenant, je crois, la haine du noir pour cet estimable +colon, et quelle dut être sa joie lorsqu'il put soupçonner que son +service presque intime le mettrait à même de se venger; aussi, pendant +cinq mois qui servirent d'essai, d'épreuves, il étonna tellement M. Wil +par son zèle, par son dévoûment, son activité, que le colon le proclama +le modèle des bons serviteurs, l'éleva à la dignité de valet de +chambre, et mit en lui sa plus entière confiance. + +Cet engouement est d'ailleurs un des traits caractéristiques des colons. + +Ainsi Atar-Gull fut chargé de surveiller les préparatifs de la fête qui +devait précéder les fiançailles de la jolie Jenny et de Théodrick. + + + + +LIVRE V. + + + + +CHAPITRE I. + + Les étreintes caressantes, le frémissement + de leurs mains enlacées, l'expression si + éloquente de leurs regards, qui disaient + tout, et ne disaient jamais trop; ce langage, + semblable à celui des oiseaux, connu des + amants, ou du moins n'ayant un sens que + pour eux, ces phrases qui font sourire, + et qui sembleraient absurdes à ceux qui ont + cessé de les entendre, ou qui ne les ont + jamais entendues.--Tels étaient leurs plaisirs.--Car + c'étaient encore deux enfants. + + BYRON.--_Don Juan_, chap. IV, st. XIV. + + Cette âme tomba dans une nuit profonde, + la mélancolie du misérable devint incurable + et complète. + + VICTOR HUGO.--_Notre-Dame de Paris_. + +FÊTE. + + +Heureux Théodrick!... heureuse Jenny! voici donc enfin ce jour de +fiançailles si impatiemment désiré.... Ne baisse pas tes beaux yeux... +Jenny... laisses-y briller tout le bonheur que tu éprouves, cette +expression rayonnante le rend si heureux, ton amant... qui, retiré dans +un coin obscur des immenses salons du bonhomme Wil, ne te quitte pas du +regard. + +Si tu savais comme son cÅ“ur se dilate, s'épanouit en voyant les hommages +qui t'environnent, et l'influence que ta beauté, que ta douceur exercent +sur cette foule toujours envieuse ou injuste! + +Il se dit:--Mon avenir est à jamais fixé! c'est une longue suite de +jours riants et paisibles. «_Elle_ et _moi_», ma vie se résume dans ces +deux mots; vrai, je suis trop heureux. + +Et ses yeux se mouillaient de larmes en la contemplant avec amour et +reconnaissance. + +Or, cette impression douce et pleine de charmes fut comme sympathique... +car au même instant Jenny fixa sur lui ses deux grands yeux humides +aussi... + +Mais un troisième regard, se bifurquant, pour ainsi dire, se partageait +entre les deux fiancés. + +C'était celui d'_Atar-Gull_. + +Placé dans l'embrasure d'une fenêtre, tout en activant le service des +nègres, sa bouche conservait toujours ce sourire stéréotypé que vous +connaissez... et il regardait Théodrick et Jenny d'un air joyeux. + +--Oh!--pensait-il en lui-même--que les voilà satisfaits, riches, beaux +et jeunes... et leur père... lui aussi est heureux de leur bonheur... un +père!--un père... c'est pour ce blanc, un ami tendre, un homme qui lui +donne de l'or et une belle jeune fille... une riche habitation et +beaucoup d'esclaves. + +Pour moi... un père, c'est un cadavre pendu à un gibet!... + +Pour eux la vie, ce sont des instants qui fuient rapides... car ils +comptent le temps, non par heures, mais par plaisirs... + +Pour moi la vie, c'est l'esclavage, le travail et les coups.... + +Oh! mais aussi j'ai un bonheur, moi; c'est de tenir ces brillantes et +joyeuses destinées dans ma main d'esclave, au bout de mon couteau! c'est +de pouvoir me dire:--À l'instant, si je veux, je fais un cercueil de ce +lit nuptial, une orpheline de cette fille, un veuf de ce jeune homme, +des larmes de ces rires... + +Mon bonheur! c'est de me dire:--Et ce sera un jour, un jour! par moi, +moi seul! cette famille sera exterminée! et pourtant le dernier me +serrera encore la main, en me disant: brave et digne serviteur, je te +bénis. + +Et il continuait son bon et touchant regard, de telle façon que +Théodrick et Jenny, le rencontrant fixé sur eux, se dirent d'un coup +d'Å“il:--Brave Atar-Gull!... voilà un esclave sûr et dévoué... + +--Allons donc, allons donc, paresseux--dit le bonhomme Wil en prenant +doucement le nègre par l'oreille--le service languit par là ... on voit +bien que tu n'y es pas.... + +_Atar-Gull_, saluant, disparut vite, et obéit avec une admirable +activité... + +Tous les colons de la Jamaïque semblaient s'être donné rendez-vous dans +la maison vaste et commode du père de Jenny, et c'est à peine si la +belle habitation pouvait contenir cette foule de visiteurs.... + +Au milieu de la grande galerie boisée de cèdre et d'acap, éclairée par +mille bougies odorantes, des nègres richement habillés offraient tour à +tour les ananas et les pastèques sortant des glacières, les longues +bananes si douces au goût, l'avocat ou beurre végétal qui renferme une +crème parfumée, la goiave, le gingembre, la pomme rose, et une foule de +fruits cristallisés dans un sucre brillant et candi, qui étincelaient +comme des diamants; et puis deux maîtres d'hôtel mulâtres faisaient +circuler de larges jattes de punch au rhum et au tafia, que l'on servait +avec de petites tranches de choux-palmistes saupoudrées de sucre et de +vanille; vrai, c'était alors un élysée que le salon du bonhomme Wil. + +Là se pressaient, se heurtaient de fringantes créoles aux yeux noirs et +brillants, rieuses, souples et légères comme les filles de Grenade; à +leur gai sourire, au piquant abandon de leur toilette, on reconnaissait +les brunes Jamaïquaises. + +Les unes, couchées dans des hamacs de mille couleurs qui pendaient au +plafond d'une galerie, se laissaient mollement balancer, et, rapides, +effleurant le sol de leurs jolis pieds, agitaient en riant les plumes +bigarrées de leurs éventails. + +Les autres, réunies ensemble, se faisaient de ces naïves et joyeuses +confidences de femmes; c'étaient des petits éclats de rire doux et +frais, un peu comprimés par la présence des graves parents. + +Et puis, si un indiscret et hardi jeune homme s'approchait de ce +ravissant groupe de figures malignes et vives, de blanches épaules, de +cheveux parfumés, de gazes, de rubans et de fleurs... tout cela se +divisait, disparaissait, fuyait comme une volée de tourterelles à +l'approche d'un milan. + +Et le bonhomme Wil et sa femme allaient et venaient, recevaient les +félicitations de chacun avec franchise et cordialité... ivres qu'ils +étaient du bonheur de leur enfant. + +--Votre fête est charmante, mon cher Wil--lui dit le colon Beufry +(l'homme qui faisait pendre ses nègres pour 1500 francs)--mais +permettez-moi de vous présenter M. Pleyston, lieutenant en pied de la +frégate _le Cambrian_, qui vient de mouiller dans notre rade; M. _Peel_, +médecin du même navire, et M. _Delly_, commissaire du bord. + +--Messieurs, soyez les bienvenus, votre présence ne peut que m'être +infiniment agréable, et surtout dans un jour comme celui-ci. + +C'était une partie de l'état-major de la frégate que Brulart avait tenté +de faire sauter au moyen de la pauvre _Catherine_, qu'il avait installée +en brûlot, comme on sait. + +Après quelques civilités... le colon, s'adressant au commissaire, dont +la petite voix et l'air féminin lui inspiraient plus de confiance: + +--Pardon, monsieur, de l'indiscrétion; mais mon correspondant de +Portsmouth m'avait annoncé qu'un des officiers les plus distingués de +notre marine, sir Edwards Burnett, commandait _le Cambrian_, et j'aurais +même quelques commissions pour lui... ne le verrons-nous donc pas +aujourd'hui? + +--Hélas! monsieur--dit le petit jeune homme en pâlissant, je vous en +supplie... par pitié... parlons d'autres choses... tenez, voyez... comme +je suis agité... seulement que de penser à cet horrible événement. + +Et, au fait, le pauvre commissaire tremblait de tous ses membres. + +--Mon Dieu! je suis désolé, monsieur,--reprit l'honnête colon--d'avoir, +sans y songer, éveillé sans doute de pénibles souvenirs.... Est-ce qu'un +malheur serait arrivé à .... + +--Grâce... monsieur... ne m'en parlez pas...--dit le jeune homme, qui se +perdit au milieu de la foule.... + +Diable!--se dit Wil--cela m'inquiète.... Voyons, il faut en interroger +un autre qui soit moins nerveux,--et justement il avisa la figure pleine +et vermeille du docteur Peel, qui causait avec Beufry, tenant d'une main +un verre de punch, et de l'autre une tranche de chou-palmiste. + +--Ah! monsieur--répondit l'Esculape après avoir entendu la question du +colon--ah! monsieur,--et il vida son verre avec un long et bruyant +soupir, essuya sa bouche, et prit Wil par le bras--c'est une bien +affreuse histoire: écoutez-la donc, vous frémirez.... + +Sachez que nous rencontrâmes, il y a environ cinq mois, à cinquante +lieues de la Jamaïque, un matelot attaché sur deux cadavres de +négresses, et abandonné en pleine mer sur une cage à poules.... + +--C'est affreux--dit Wil. + +--Ne m'interrompez pas, s'il vous plaît. Nous recueillons ce misérable, +et il nous apprend qu'un infâme pirate, à bord duquel il était +d'ailleurs engagé, que l'infâme pirate, dis-je, pour le punir d'une +légère infraction à ses ordres, l'a fait jeter à la mer, ainsi que vous +savez, et que le forban a le cap sur la Jamaïque.... Notre pauvre +commandant, un digne et brave jeune homme, fait tenir la même route.... +Or, la nuit même, sur les quatre heures... on signale deux voiles à +bâbord... et bientôt on les reconnaît pour le brick et la goélette +montés par cet infâme scélérat et par un de ses acolytes.... + +Nous faisons force de voiles, et au point du jour nous n'en étions qu'à +deux portées de canon. + +Alors... que voyons-nous? la goélette, mâtée d'une inconcevable hauteur, +filer vent arrière... mais d'une vitesse... d'une vitesse dont on n'a +pas d'idée... laissant le brick en panne. Il n'y avait pas à balancer, +il fallait choisir entre l'une ou l'autre, comme vous pensez.... + +Le commandant fit donc tenir le travers, afin de mettre garnison à bord +du brick pour pouvoir continuer de donner la chasse à la goélette. + +Nous nous approchons à portée de fusil, et l'on envoie quarante hommes +bien armés dans la chaloupe, sous la conduite d'un lieutenant, pour +s'emparer du brick, qui ne bougeait pas plus qu'un poisson mort. + +Mon Dieu! je les vois comme si j'y étais: ils accostent et montent tous +sur le pont de l'infernal bâtiment, quatre hommes seulement restent dans +la chaloupe; le lieutenant, arrivé sur les passe-avant, divisa son monde +en deux escouades, et, entendant des cris dans le faux pont, ordonna à +la première d'y descendre par le petit panneau; on essaie en vain, il +était verrouillé en dedans.... + +Un jeune aspirant s'écria:--Lieutenant, le grand panneau est à moitié +ouvert. + +--Eh bien! ouvrez-le tout-à -fait...--dit l'officier. Le pauvre enfant se +baisse, attire la lourde planche...--Ah! monsieur...--dit le docteur en +pâlissant. + +--Eh bien!... eh bien!--fit l'honnête Wil. + +--Eh bien! monsieur, une effroyable détonation se fait entendre, nous +sommes à l'instant couverts de débris, de flammes et de feu; le pont de +la frégate est jonché de cadavres, d'éclats de mâts et de vergues; notre +beaupré et notre guibre sont fracassés, et notre brave et jeune +commandant écrasé sous une énorme poutre lancée en l'air par l'explosion +du brick. + +--Dieu du ciel!... c'était donc un brûlot? + +--Hélas! oui, que cet infâme négrier avait laissé là , espérant qu'à +l'aide de cette horrible, infernale invention, il aurait le temps de +disparaître. Le monstre ne se trompait malheureusement pas; nous eûmes +cinquante blessés, trente-cinq morts, sans compter notre jeune +commandant... un officier d'une si haute et si brillante expérience.... + +Enfin, le misérable pirate nous échappa, comme bien vous pouvez penser; +nous fûmes relâcher à Porto-Rico, dont nous étions heureusement près, +pour nous radouber, et nous venons ici faire de l'eau et repartir pour +l'Angleterre. + +Voilà , monsieur, tout ce que je puis vous apprendre sur notre brave et +malheureux sir Edwards--dit le docteur en essuyant une larme et en +demandant un verre de punch. + +--D'après tout ce que je vois--se dit le colon--ce gredin n'est autre +que Brulart, c'est un de ses tours.... Mais aussi pourquoi diable +s'avisent-ils d'empêcher la traite?... C'est le bon Dieu qui les +punit.... + +Peu à peu les invités de M. Wil se séparèrent, et avant minuit il +restait seul avec sa femme, Théodrick et Jenny.... + +Suivant son antique et respectable coutume, il baisa sa fille au front, +et la bénit après la prière du soir, qu'ils firent ensemble. + +Bientôt toute cette honnête famille dormait profondément, bercée par +l'espérance du lendemain, car le lendemain était la veille du jour de +noces, du beau jour de noces de Théodrick et de Jenny. + +--Atar-Gull--avait dit le bon Wil avant de s'endormir--comme tu t'es +surpassé aujourd'hui, voici pour toi.... + +Et il lui donna une fort belle chaîne de montre.... + +Le nègre se jeta aux pieds de son maître, qu'il baisa en sanglotant.... + +--Allons, va--reprit le colon--va dormir, mon garçon, car tu dois avoir +besoin de repos.... + +_Atar-Gull_ se retira.... + +Et sortant de l'habitation avec mystère, il se dirigea vers le bois du +_Morne aux Loups_, car c'est là que les _empoisonneurs_ tenaient leurs +séances cette nuit même. + +Il arriva bientôt au pied du ravin et des rochers qui servent de base à +cette montagne. + + + + +CHAPITRE II. + + C'est là que sont les angoisses toujours + nouvelles qui se multiplient jusqu'à + ce que leur nombre même endurcisse + l'homme qui voit l'agonie sous + tant de formes diverses.--Ici, l'un gémit; + là , un autre se roule dans la + poussière, et un troisième tourne dans + leur orbite ses yeux d'une terne blancheur. + + BYRON.--_Don Juan_, chap. VIII, liv. 13. + + Oh! dans ce monde auguste où rien n'est éphémère, + Dans ces flots de bonheur que ne trouble aucun fiel, + Enfant! loin du sourire et des pleurs de ta mère, + N'es-tu pas orphelin au ciel? + + VICTOR HUGO.--_Ode_ XVI. + +LES EMPOISONNEURS[11]. + + +Il était nuit, on n'entendait que le bruissement des longues flèches des +palmiers balancés par la brise du soir, les cris aigus des anolis ou le +chant plaintif des ramiers et des jerrys. + +_Atar-Gull_ gravissait péniblement les rochers à pic qui forment la base +de la Soufrière, montagne située vers le nord-ouest de la Jamaïque. + +Tantôt il s'accrochait aux lianes qui flottaient sur les masses de +granit rouge; tantôt, à l'aide d'un bâton ferré dont il se servait avec +une adresse singulière, il s'élançait d'un quartier de roche à un autre, +et vous auriez pâli de le voir suspendu au-dessus de ces précipices sans +fond. + +Une fois, épuisé de fatigue, glissant sur la pente rapide d'un ravin, +cherchant un point d'appui et croyant voir se balancer près de lui un de +ces beaux cactus aux fleurs rouges et bleues, il le saisit haletant... +mais tout à coup il rejette avec horreur ce corps froid et visqueux... +c'était un long serpent qui se jouait au clair de lune. + +Atar-Gull roule alors et bondit sur la roche, mais dans sa chute il +rencontre une large touffe de raquettes fortes et épaisses, s'y +cramponne, aperçoit un sentier à dix pieds, au-dessous de lui, se laisse +glisser, tombe, et reconnaît un chemin qui devait le mener plus +directement au sommet de la montagne. Enfin, après des efforts inouïs, +Atar-Gull, meurtri, sanglant, arriva. + +Elle était, dans cet endroit, couverte de palmiers, d'aloès, de +bananiers qui n'avaient pas encore été mutilés par le fer, et dont la +végétation forte et vigoureuse était si serrée que le nègre n'aurait +jamais pu pénétrer à travers ces milliers de plantes qui se croisaient +et s'étreignaient en tous sens, s'il n'avait eu l'aide de son bon +coutelas qui lui fraya bientôt un passage au milieu de cet épais fourré. + +Et comme il commençait à apercevoir au loin une lueur rougeâtre qui +éclairait les hasiers, il se prit à sourire d'une étrange façon, +s'arrêta, remit son couteau à sa ceinture, et prêta l'oreille.... + +On n'entendait que le cri des anolis ou le chant plaintif des +ramiers.... + +Atar-Gull se trouvait dans une espèce de chemin frayé; il le suivit +assez long-temps, écoutant toujours avec attention. + +Il distingua bientôt un chant bizarre et solennel, mais faible et +éloigné.... Il doubla le pas. + +Le chant devint plus distinct.... Atar-Gull avançait toujours avec +rapidité. + +Tout à coup on cessa de chanter, il se fit un moment de silence.... + +Puis on entendit comme des cris d'enfant d'abord horriblement aigus, +ensuite mourants et convulsifs. + +Et le chant bizarre et solennel devenait de plus en plus éclatant, et +Atar-Gull courait toujours vers la lueur rougeâtre qui teignait de +pourpre une partie des arbres gigantesques de la forêt, tandis que les +autres se dessinaient noirs sur ce fond enflammé. + +Le nègre arriva enfin, se fit reconnaître à un signe mystérieux qui +consistait à se mordre les deux index, tandis que le petit doigt de +chaque main revenait se poser sur le coin de l'Å“il. + +Il s'assit à sa place, attendit son tour, et regarda. + +Au milieu d'une vaste clairière, étaient rassemblés une assez grande +quantité de nègres, tous accroupis, les bras croisés, les yeux ardemment +fixés sur trois noirs qui entouraient une cuve d'airain posée sur un +brasier ardent. + +Auprès, posée au bout d'un long roseau, était une tête fraîche et +saignante. + +C'était la tête du fils de Cham qu'Atar-Gull avait remplacé dans les +bonnes grâces du colon, depuis que la perte de son enfant lui avait fait +si cruellement oublier ses devoirs. + +Le reste du jeune négrillon bouillait dans la chaudière. + +Car, outre deux pintades blanches, cinq têtes de serpents mâles, trois +verts palmistes, un ramier noir, un bon nombre de plantes vénéneuses, +pour que le filtre fût complet, il avait bien fallu se procurer le corps +d'un enfant de cinq ans, ni plus ni moins, cinq ans juste... + +Aussi, les empoisonneurs s'étaient-ils emparés du pauvre petit un jour +qu'égaré, au coucher du soleil, il poursuivait de belles perruches +bleues sur les bords déserts du lac _Salé_. + +Les trois noirs ayant fini leur opération retirèrent la cuve du feu et +se placèrent sur les blocs de rochers.... + +Atar-Gull s'avança.... + +--Que veux-tu, mon fils?--dit un des trois nègres, dont le front était +presque caché sous des cheveux blancs et crépus. + +--Mort et ruine sur l'habitation de l'anse Nelson, mort sur les +bestiaux, ruine sur les récoltes et les bâtiments. + +--Mais on dit que le colon Wil est humain pour ses noirs.... Songe, mon +fils, que les empoisonneurs sont justes dans leurs vengeances.... + +--Aussi, mon père--dit _Atar-Gull_, qui avait prévu l'espèce d'intégrité +sauvage qui a de tout temps présidé à ces terribles associations du +faible contre le fort, depuis les chrétiens jusqu'aux carbonari-- + +Aussi, mon père, je ne demande pas mort sur ses habitants. Le maître est +bon, nos cases sont saines et propres, les fruits de nos jardins sont à +nous, et jamais on ne sépare nos femmes de leurs enfants avant qu'ils +aient atteint leur douzième année. + +La morue sèche et le manioc se distribuent abondamment, et tous les +dimanches il fait beau nous voir sauter et bondir sur le bord de la mer, +ou plonger au fond de l'eau pour rapporter les gourdes que le maître +abandonne au plus adroit nageur. + +Quant au fouet du commandeur--dit Atar-Gull avec son sourire--nos +enfants s'en servent pour retourner les tortues sur la grève, et vingt +d'entre nous ont refusé l'affranchissement pour rester avec un aussi +bon maître. + +--Que veux-tu donc alors?--dit le vieux nègre avec impatience. + +--M'y voici, mon digne père: le planteur Wil est riche; maintenant il +veut, dit-on, retourner en Europe; alors l'habitation sera peut-être +achetée par un mauvais blanc qui ferait remettre des lanières neuves au +fouet du bourreau; aussi les noirs de l'anse de Nelson m'envoient vers +toi pour demander de frapper notre bon maître dans ses récoltes et ses +bestiaux, afin de le ruiner assez, ce bon maître, pour qu'il ne puisse +quitter l'île et que nous le conservions encore long-temps, ce maître +chéri. + +Il y avait dans tout ceci une conséquence logique. _Atar-Gull_ jouait +prudemment son rôle, car, même au milieu des ennemis les plus acharnés +des blancs, il pouvait se glisser un espion, un traître. En appelant de +cette façon la terrible et sûre vengeance des empoisonneurs sur son +maître, _Atar-Gull_ se réservait encore un moyen de défense auprès du +colon; il pouvait trouver une excuse dans son attachement sauvage et +égoïste, il est vrai, mais qui, après tout, prouvait sa violence même +par l'étrangeté des moyens qu'il employait; c'est encore pour cela qu'il +n'avait pas parlé du meurtre de son père, on pouvait y voir un +ressentiment personnel. + +Alors le vieux nègre poussa un cri singulier que ses deux compagnons +répétèrent avec recueillement; il s'écria: + +--Comme rien n'est aussi rare qu'un bon blanc, qu'un bon maître, et que +nos frères sont exposés, par le départ du colon Wil, à voir remplacer +cet homme humain par un homme cruel, nous consentons à envoyer la ruine +et la mort sur ses habitations et ses bestiaux, pour l'empêcher de +quitter la colonie. Les bons sont trop rares, on doit à tout prix les +garder. + +Puis il fit agenouiller _Atar-Gull_, et lui dit:--Jures-tu par la lune +qui nous éclaire, par le sein de ta mère et les yeux de ton père, de +garder le silence sur ce que tu as vu? + +--Je le jure.... + +--Sais-tu qu'à la moindre révélation tu tomberas sous le couteau des +fils du Morne aux Loups? + +--Je le sais. + +--T'engages-tu par serment à servir la haine de tes frères, même sur ta +femme et les enfants, s'il fallait en arriver là pour se venger plus +sûrement d'un colon injuste et cruel? + +--Je le jure. + +--Va donc, et que justice soit faite. + +Alors un des deux nègres qui étaient auprès du vieillard alla chercher +plusieurs paquets de plantes vénéneuses d'un effet sûr et rapide. + +Le nègre les trempa dans la chaudière, les retira aussitôt, et les remit +à _Atar-Gull_ en lui expliquant leurs propriétés.... + +Puis, trempant un roseau dans la chaudière, il le stigmatisa aux yeux, +au front et à la poitrine, + +En lui disant: + +--Grâce à ce charme, l'effet de tes poisons est sûr.... Adieu, fils.... +Justice et force... nous t'aiderons, et le bon maître sera ruiné. + +--Justice et force--dirent les nègres en chÅ“ur. Alors le brasier ne +jetait plus qu'une lueur pâle et incertaine; les nègres se séparèrent en +se donnant rendez-vous à dix-sept jours de là , et Atar-Gull regagna +l'habitation du bonhomme Wil. + +--Enfin la vengeance approche--disait le noir en rugissant comme un +chacal:--je te frappe d'abord dans ta richesse, car il faut que tu +restes ici, ici, que je voie tomber tes larmes une à une, que la misère +t'atteigne devant moi, que tes noirs meurent, que tes bestiaux meurent, +que tes bâtiments s'écroulent incendiés, et que tu arrives enfin à ce +point de malheur de n'avoir plus que moi, moi seul, pour brave et dévoué +serviteur, et alors.... + +Ici Atar-Gull poussa un horrible cri de joie infernale.... + +Et le soleil s'annonçait déjà par une éclatante lueur lorsque le nègre +arriva près de la maison du colon. + + + + +CHAPITRE III. + + J'oubliai de cacher le trouble de mon âme; + Il le vit, et ses yeux, pleins d'une douce flamme, + Pour m'en récompenser, l'excitaient tendrement, + Et mon cÅ“ur se perdait dans cet enchantement. + Toi-même, en souriant, contemplais mon supplice + D'un regard à la fois maternel et complice. + + DELPHINE GAY.--_Essais poétiques_. + + Seulement de temps à autre il levait le rideau + rouge pour s'assurer si quelqu'un ne venait pas + voler ses morts! + + JULES JANIN.--_L'Âne mort_. + +LA VEILLE DES NOCES. + + +Quand Atar-Gull atteignit la dernière rampe de la montagne, le soleil +était déjà levé, et les rochers de la Soufrière projetaient au loin +leurs grandes ombres. + +Comme il allait entrer dans une espèce de bassin formé par plusieurs +énormes blocs de granit qui entouraient une petite pelouse verte +traversée par un filet d'eau dont le courant se perdait sous de hautes +herbes, il entendit le sifflement aigu d'un serpent, et s'arrêta. + +Un bruit sourd et précipité lui fit aussi lever la tête, et il vit un +_secretaris_[12] qui, décrivant dans son vol de larges cercles +au-dessus du reptile, s'en approchait ainsi peu à peu.... + +Le serpent sentit l'inégalité de ses forces, et employa pour fuir, et +regagner son trou qui était proche, cette prudence adroite, cette +agilité calme qu'on lui connaît. + +Mais l'oiseau, devinant son intention, s'abattit tout à coup, d'un saut +se jeta au-devant de sa retraite, et l'arrêta court en lui présentant +une de ses grandes ailes terminées par une protubérance osseuse dont il +se servait à la fois comme d'une massue et d'un bouclier. + +Alors le serpent se dressa furieux, les couleurs vives et bigarrées de +sa peau étincelèrent au soleil comme des anneaux d'or et d'azur... sa +tête se gonfla de rage et de venin, ses yeux rougirent, et il ouvrit Une +gueule menaçante en poussant d'affreux sifflements.... + +Le _secretaris_ étendit une de ses ailes, et s'avança de coté contre son +ennemi qui le guignait de l'Å“il, et faisait osciller son corps à droite +ou à gauche, suivant ainsi les mouvements et les attaques de l'oiseau. + +À un saut que fit ce dernier... le serpent s'abaissa tout-à -coup, et +tenta de le mordre et de l'envelopper.... + +Mais le _secretaris_, livrant le bout osseux de ses ailes aux dents +aiguës du reptile, le saisit dans ses serres, et d'un effroyable coup de +bec lui ouvrit le crâne.... + +Le serpent agita violemment sa queue... en battit la terre... se +roula... se tordit... finit par rester sans mouvement... et mourut. + +Alors l'oiseau, revenant à la charge, lui déchiquetait la tête avec +fureur, lorsqu'un coup de feu l'abattit.... + +Atar-Gull tressaillit, se retourna et vit au-dessus de lui, sur une +roche, Théodrick, son fusil à la main.... + +--Eh bien! Atar-Gull--dit le jeune homme en se laissant glisser du +sommet du rocher--voilà de l'adresse, qu'en dis-tu? + +--Bien tué, bien tué, maître; mais c'est dommage, car les _secretaris_ +nous débarrassent de ces mauvais serpents... tenez, voyez plutôt +celui-ci.... + +Et le noir montrait le reptile mort qu'il tenait par la queue, et qui +pouvait avoir sept à huit pieds de long et quatre pouces de diamètre... + +--Diable!... j'en suis fâché... car nous sommes infectés de ces animaux, +et je donnerais bien mille gourdes... pour qu'il n'y en eût pas un dans +toute l'île... + +--Vous avez raison, maître... car les bestiaux sont souvent mortellement +piqués... + +--Oui, Atar-Gull, d'abord, et puis c'est que ma Jenny a encore une +effroyable peur de ces animaux, moins pourtant qu'autrefois; car alors +le nom seul la faisait pâlir comme une morte, la pauvre enfant... son +père, sa mère, moi, nous avons tout tenté pour faire passer cette +frayeur... nous avons cent fois mis des serpents, empaillés, morts, sur +son passage... aussi maintenant elle commence à les moins redouter.... + +--C'est le seul moyen, maître--dit Atar-Gull;--dans nos Kraals, c'est +ainsi que nous habituons nos enfants et nos femmes à ne rien craindre. +Mais j'y pense... en voici un... si vous l'employiez, maître--dit +Atar-Gull, dont les yeux prirent une singulière expression qui disparut +aussi vite que la pensée--mais il lui faut couper la tête, quoiqu'il +soit mort.... On ne saurait prendre trop de précautions.... + +--Brave homme!--dit Théodrick.... + +Et aidant le noir à séparer la tête du corps, afin que son innocente +plaisanterie fût sans aucun danger, la tête tomba. + +--Bien--se dit Atar-Gull en lui-même--_c'est une femelle_.... + +--Allons--dit Théodrick--dépêchons-nous d'arriver à l'habitation, afin +qu'on ne nous voie pas... porte le serpent, Atar-Gull, et suis-moi.... + +L'habitation était tout proche, Théodrick marchait le premier, et le +noir, tenant le serpent par la queue, le traînait sur la savane qui +s'affaissait et formait un léger sillon ensanglanté sous le poids du +cadavre de ce reptile. + +Ils arrivèrent... + +La maison du bon homme Wil, comme toutes les demeures des colons, +n'avait qu'un rez-de-chaussée et un premier étage. + +Au rez-de-chaussée étaient les chambres de M. et de madame Wil et de +Jenny. + +Une double persienne et une jalousie les défendaient de la chaleur +dévorante du ciel des tropiques. + +Théodrick... s'approcha sur la pointe du pied, souleva un coin de la +jalousie, car il trouva la persienne à demi ouverte... + +Jenny n'était pas dans sa chambre, elle priait sans doute avec sa +mère... + +Alors Théodrick écartant le store enjamba la plinthe de la fenêtre, prit +le serpent des mains d'Atar-Gull, qui, par une dernière mesure de +précaution, voulut encore écraser le cou du reptile sur les dalles qui +servaient d'appui au chambranle. + +Puis Théodrick cacha le serpent, dont les vives couleurs étaient déjà +ternies par la mort, sous une petite table, remit la jalousie, la +persienne et le store en place, puis se retira. + +Comme il se retournait vers Atar-Gull, qui suivait tous ses mouvements +avec une singulière attention... on lui saisit violemment le bras.... + +--Ah! je vous y prends, monsieur le séducteur--dit une bonne grosse voix +avec un bruyant éclat de rire. C'était le colon.... + +--Plus bas, M. Wil, plus bas--dit Théodrick--Jenny peut nous +entendre.... + +--Eh bien... monsieur l'amoureux? + +--Eh bien, il ne le faut pas, je viens de faire ce que nous avons fait +vingt fois... pour la guérir de sa malheureuse frayeur... + +--Vrai... un serpent, oh! la bonne farce! ah! nous allons rire, mais il +n'y a rien à craindre au moins... + +--La tête coupée... et écrasée en deux endroits... monsieur Wil... + +--Je suis tranquille, mon garçon... viens, nous allons nous cacher +derrière la porte de la chambre, la bien tenir, et nous entendrons ses +cris de _Mélusine_,--dit le bon homme en tâchant de marcher +légèrement... pour gagner sans bruit la galerie sur laquelle donnait une +des portes de l'appartement de Jenny... + +L'autre porte donnait chez sa mère.... + +Et suspendant leur respiration, serrant le bouton de la serrure, +échangeant de joyeux regards, ils attendirent... + +Atar-Gull sourit plus que d'habitude en se rendant à son service. + +C'était un ravissant réduit que la petite chambre de Jenny! + +Oh voyait bien que la tendresse maternelle avait passé par là .--L'amour, +l'idolâtrie que cette belle et douce fille inspirait à son père et à sa +mère, étaient signés partout, dans les moindres détails, dans les plus +minutieux arrangements de cet asile élégant et complet d'un véritable +_enfant gâté_, comme on dit. + +Suivant l'usage, aucune tapisserie ne cachait les murailles nues, mais +l'enduit qui les couvrait était d'un stuc si pur, si poli, si luisant, +qu'on l'eût dit du plus beau marbre de Paros.... + +Dans le fond se dressait un petit lit de bois de citronnier, blanc, +virginal, entouré d'une gaze transparente, soutenue par quatre +colonnettes de cuivre ciselé. + +Et puis, tout autour de l'appartement, on avait disposé des caisses +d'acajou, assez profondes, supportées sur des pieds de bronze et +remplies d'une foule de ces beaux camélias sans odeur que l'on peut +conserver près de soi, pendant la nuit... + +Enfin de jolies chaises, tissées d'une précieuse écorce d'arbres, +reposaient sur une natte faite des joncs les plus fins et les plus +variés dans leurs couleurs vives et brillantes qui l'émaillaient comme +un parterre. + +Le jour n'arrivait que faible et douteux au travers des jalousies, des +persiennes et des stores de soie... seulement la fenêtre était +entr'ouverte à cause de la chaleur. + +Il régnait dans cette jolie pièce je ne sais quelle suave et douce +senteur, quel parfum de jeune fille, quel aspect candide, qui +réjouissaient l'âme. + +Ce petit lit, si frais, si blanc, ces murs polis et ces fleurs +étincelantes, cette douce obscurité, cette harpe silencieuse, ces +vêtements de fête jetés çà et là , ce petit miroir et cette croix sainte, +ces rubans et ce rameau béni, ces simples bijoux, en un mot tous ces +riens qui sont si précieux pour une jeune fille, tout cela disait une +vie de bonheur, d'innocence et d'amour... + +La porte s'ouvrit, et Jenny entra. + +Sa mère qui l'accompagnait avait tendrement lié son bras à la souple et +gracieuse taille de sa fille, qui, tout en marchant, appuyait sa tête +sur le sein maternel... + +--Allons, recouche-toi--dit madame Wil--nous avons prié; il est encore +de bonne heure, et tes yeux sont un peu battus... je suis sûre que tu as +mal dormi... + +Et elle fit asseoir sa fille sur le lit, et se mit près d'elle... + +--C'est vrai, maman, j'ai peu dormi... car le bonheur, vois-tu... +empêche de dormir... je l'aime tant... il est si bon pour toi, pour mon +père... mon Théodrick--dit la jeune fille d'une voix argentine et pure, +en baisant les cheveux gris de sa mère qu'elle mêlait en souriant aux +grosses boucles de sa belle chevelure blonde. + +--Finis donc, Jenny, tu me décoiffes toute... + +--Tiens, maman, je voudrais avoir tes cheveux, et que tu eusses les +miens... + +--Oh! la folle... je vais la battre--disait la bonne mère en tapant +légèrement les jolies épaules blanches de Jenny à moitié découvertes. + +--Mais oui, maman, car alors tu serais jeune.... moi, je serais +vieille,... et ainsi, je mourrais avant, toi.... + +Et ses deux bras caressants attiraient sa mère, qui détournait la tête +pour que sa fille ne vit pas les larmes de tendresse qui roulaient dans +ses yeux... + +--Ah! maman... tu pleures... mon Dieu, t'aurais-je fait de la peine?... + +Et Jenny, les yeux suppliants, les mains tendues, regardait sa mère avec +anxiété. + +--Cher, cher enfant adoré...--murmura madame Wil, en couvrant sa fille +de ces baisers maternels qu'on paierait par des années de souffrance... +quand on n'a plus de mère!... + +Cette expansion un peu calmée, madame Wil se retira en ordonnant à sa +fille de dormir encore un peu... + +--Je dors, maman--répondit-elle en s'étendant sur son lit et en fermant +tout-à -coup ses beaux yeux; mais un malin sourire qui errait sur sa +bouche dévoilait son vilain mensonge. + +La porte de la chambre de sa mère se referma... + +Alors Jenny ouvrit un Å“il attentif, puis l'autre, dressa sa jolie +tête... son corps... écouta... les yeux grands, grands ouverts, comme +ceux d'une jeune biche aux aguets, et n'entendant rien, fut d'un bond +auprès d'un petit meuble surmonté d'une glace. + +Puis elle prit, dans ce meuble, des rubans, des fleurs, de la gaze... +et chantant à demi-voix la chanson que Théodrick aimait tant, elle +essayait la coiffure qui plaisait aussi à Théodrick. + +--Voyons--disait-elle--il faut qu'aujourd'hui je me fasse belle; mais +demain... oh! demain.... Quel beau jour... quel bonheur... et pourtant +le cÅ“ur me bat bien fort quand j'y pense, mais ce n'est pas de +frayeur... non... je ne crois pas... Ô mon Théodrick! serai-je bien +comme cela, dis?... + +Et elle s'approchait si près, si près du petit miroir, pour juger de +l'effet de la fleur, de la gaze qui devaient tant plaire à son amant, +que sa pure et fraîche haleine ternit, d'une légère vapeur, la surface +brillante de la glace... + +Alors, elle, promenant son joli doigt blanc sur cette humide rosée... y +traçait, rêveuse et souriante, le nom de son Théodrick. + +Un léger frôlement qu'elle entendit du côté de la fenêtre la fit +tressaillir... elle tourna vivement la tête... les joues colorées, toute +honteuse de se voir peut-être surprise dans ses secrets les plus +chers... + +Mais tout-à -coup ses lèvres pâlirent... elle jeta violemment ses mains +en avant... essaya de se lever... mais ne le put.... + +Elle retomba sur sa chaise, agitée d'un affreux tremblement.... + +La malheureuse enfant venait de voir la tête hideuse d'un monstrueux +serpent qui se glissait à travers la jalousie et les persiennes, +soulevait le store et s'avançait en rampant... + +Il se cacha un moment dans la caisse de fleurs qui encadrait la fenêtre. + +La disparition momentanée de cet affreux reptile semblant donner des +forces à Jenny, elle se précipita vers la porte de la galerie, s'y +cramponna, tâcha de l'ouvrir en criant:--Au secours! ma mère... au +secours!... un serpent.... + +Impossible.... + +Son père, sa mère et son amant tenaient cette porte en dehors, et Jenny +entendit la joyeuse voix du bonhomme Wil qui disait: + +--Oui, oui, crie bien, crie bien, ça t'apprendra à avoir peur... petite +folle... il ne te mangera pas... sois donc raisonnable... mon Dieu! que +tu es enfant! + +--Prends cela sur toi, ma Jenny--dit sa bonne mère--une fois guérie de +la peur c'est pour toujours.... Allons, sois gentille... + +Jusqu'à son Théodrick qui ajouta:--C'est moi, ma Jenny, c'est moi qui ai +tout fait, et tu me donneras pourtant un beau baiser pour ma peine, car +c'est pour ton bien, ange de toute ma vie.... + +Ils croyaient, eux autres, qu'il s'agissait du serpent mort qu'ils +avaient mis là pour habituer la pauvre enfant, comme ils disaient.... + +Jenny poussa un horrible cri et tomba au pied de la porte.... + +Le serpent venait de déborder la caisse, et sa queue était encore au +milieu des fleurs, que sa gueule entr'ouverte, qui bavait l'écume, +béait sur Jenny.... + +Il s'approcha... vit sa femelle morte... écrasée sous la petite table, +et poussa un long sifflement sourd et caverneux. + +Il entoura, avec une inconcevable rapidité, les jambes, le corps, les +épaules de Jenny, qui s'était évanouie.... + +Le col visqueux et froid du reptile se collait sur le sein de la jeune +fille. + +Et là , se repliant sur lui-même, il la mordit à la gorge.... + +La malheureuse, rappelée à elle par cette atroce blessure, ouvrit les +yeux et ne vit que la tête grise, sanglante du serpent, et ses yeux, +gonflés de rage... qui flamboyaient. + +--Ma mère, ô ma mère!...--cria-t-elle d'une voix éteinte et mourante. + +À ce cri de mort, convulsif, râlant, saccadé, un éclat de rire, faible +et strident, répondit.... + +Et l'on put voir l'affreuse figure d'Atar-Gull qui soulevait un coin du +store comme avait fait le serpent. + +Il riait, le noir!!! + + * * * * * + +Jenny ne criait plus... elle était morte.... + +--Ouvrons-lui... car la peur, trop prolongée, pourrait devenir +dangereuse...--dit le bonhomme Wil, cédant aux sollicitations de +Théodrick et de sa femme.... + +Il voulut ouvrir.... + +Il ne pouvait... le corps de sa fille gênait.... + +Il donna une violente secousse, et le cÅ“ur lui manquait... lorsqu'il se +précipita dans la chambre, suivi de sa femme et de Théodrick, tous deux +dans un effroyable état d'agitation... + +Ils virent leur fille... morte... + +Et comme ils entraient, le serpent disparaissait par la fenêtre... + + * * * * * + +_N. B._ Il reste à expliquer ce fait historique, d'ailleurs, et la part +qu'Atar-Gull eut à cet événement tragique. + +Connaissant, comme tous ces nègres, les habitudes des animaux de la +contrée, il eut un rayon d'espoir quand il proposa à Théodrick de porter +le serpent mort dans la chambre de Jenny. + +Il savait que ces animaux s'accouplaient toujours, et que le mâle, +rentrant dans son trou et ne trouvant plus sa femelle, la chercherait et +suivrait peut-être sa piste. + +Aussi eut-il le soin, comme on l'a dit, de prendre la femelle par la +queue, à cette fin que la partie saignante, écrasée, traînée par terre, +laissât une trace, un fumet, capables de guider le mâle.... + +Ce qui arriva.... + +Le mâle, en entrant dans son trou, et ne trouvant pas sa femelle, +suivit la piste; arriva au pied de la fenêtre du rez-de-chaussée où le +nègre, par un excès d'infernale prévision, avait encore écrasé une +partie du corps, grimpa, souleva la jalousie... entra dans la chambre, +étrangla Jenny et regagna son antre. + +Atar-Gull avait calculé juste, la haine se trompa rarement. + + + + +CHAPITRE IV. + + Ah! j'en perdrai la vie + Par la douleur que j'ai.... + + E. SCRIBE. + +LE DÉPART. + + +C'était deux mois après la mort de Jenny, le soleil se couchait, et ses +rayons obliques, traversant les jalousies de la chambre de madame Wil, +inondaient cette pièce d'une lumière vive et dorée. + +Au fond, une femme était couchée dans un lit soigneusement entouré d'une +moustiquaire, et un vieillard, vêtu de deuil, soutenait la tête de la +malade en lui faisant respirer un cordial. + +Un nègre, armé d'un long éventail de plumes, chassait les insectes qui +auraient pu importuner madame Wil. + +Car c'était elle qu'une bien affreuse maladie, causée par ses chagrins, +avait réduite à cet état effrayant de maigreur et de marasme. + +Elle ouvrit les yeux... et son premier regard fut pour son mari, +l'honnête Wil, qui attachait sur elle un Å“il attentif et inquiet. + +--Je me sens mieux, quoique bien faible, mon ami--dit-elle d'une voix +basse et creuse... à son mari--du courage. + +Mais le colon, au lieu de lui répondre, baissa tristement la tête en +signe d'approbation et serra la main tremblante de sa femme. + +C'est que le malheureux avait éprouvé une commotion si violente à la vue +de sa fille morte, qu'il n'avait pu jeter un cri; lors de cet affreux +événement, sa langue avait été frappée de paralysie, depuis il était +resté muet. + +Madame Wil comprit son regard, car elle reprit:--Du courage, +pourquoi?... la mort, mon Dieu, ne m'effraie plus... je la désire, au +contraire... car au moins je pourrai revoir bientôt... Jenny....--Et en +prononçant ce nom, la pauvre mère poussa un cri perçant, un cri aigu, +qui sembla user le reste de ses forces. + +M. Wil, aidé d'Atar-Gull qui pleurait, eut encore recours à son flacon. + +Elle revint à elle... + +--Pardon, mon bon Wil, je t'avais promis de ne plus prononcer le nom de +notre fille, je sais quel mal cela te fait, ainsi qu'à ce digne +serviteur... je veux dire ce digne ami, Wil, car un ami seul peut rendre +de tels services: vingt et un jours sans dormir, et veiller, sans +compter les périls qu'il a courus en allant à la recherche de +Théodrick.... Et ta blessure va-t-elle mieux, Atar-Gull?--demanda madame +Wil, d'une voix faible... + +--Bien, très-bien, ma bonne maîtresse... mais ne parlez pas... ça vous +fatigue... + +--Et dire--murmura-t-elle--que Théodrick a disparu sans qu'on puisse +savoir comment, depuis le jour fatal où il s'est précipité hors de la +chambre à la poursuite de cet affreux serpent! + +Le colon, agenouillé près du lit de sa femme, priait, la tête cachée +dans ses mains. + +Il fut tiré de cet état douloureux par un cri du noir. + +--Maître... maître... la maîtresse se meurt. + +La pauvre mère, en effet, s'affaiblissait à vue d'Å“il, tous les ressorts +de cette âme si tendre et si aimante avaient été brisés par la mort de +sa fille. + +Elle touchait à son dernier moment. + +Elle fit signe qu'elle désirait parler. + +Le colon et le nègre écoutèrent silencieux, à genoux. + +--Mon ami--dit-elle d'une voix éteinte et mourante--quittez l'île... les +pertes énormes que la mort de presque tous vos bestiaux, d'une partie de +vos esclaves, vous ont causées, rendent ce départ nécessaire... ne +songez pas à y rétablir votre fortune... trop d'amers souvenirs vous +tueraient ici... réalisez le peu qui vous reste de notre bien... et +partez... emmenez Atar-Gull... c'est un ami dévoué... allez en Europe... +Wil... c'est la prière d'une mourante... ne me refusez pas... jurez, +promettez-le-moi... au nom, de ma Jenny... + +Elle avait au plus encore une minute à vivre. + +Le colon tenait ses lèvres collées sur la main de sa femme déjà glacée, +et sanglotait. + +À un mouvement que fit madame Wil, Atar-Gull s'approcha d'elle pour +relever le chevet de sa maîtresse. + +Et il se remit à genoux pour soutenir le corps défaillant de madame Wil, +en disant tout haut:--Pauvre bonne maîtresse... pauvre maîtresse.... + +Mais une horrible expression de joie, qu'il n'avait pu cacher en +regardant sa maîtresse mourante, terrifia madame Wil, et l'admirable +instinct de son cÅ“ur lui révéla tout-à -coup l'atroce hypocrisie que +cette joie venait de trahir. + +Aussi la malheureuse femme ouvrit affreusement les yeux... se dressa +raide sur son séant, et cria d'une voix strangulée en jetant ses bras en +avant avec un indéfinissable accent de terreur: + +--Wil... Wil... Atar-Gull... ne... Jenny....--Ses forces la trahissant, +elle ne put achever. + +M. Wil fit un signe d'approbation, croyant qu'il s'agissait encore de la +promesse d'emmener Atar-Gull. + +--Père, père--dit bas Atar-Gull--les victimes ne te manqueront pas +là -haut; la vengeance commence. + +On arracha M. Wil de la chambre de sa femme. + +Atar-Gull fit pour lui ce qu'il avait fait pour madame Wil, le veilla, +le soigna avec tant de zèle, d'abnégation de lui-même, que le +gouverneur--voulant lui donner une marque d'estime probante--ajouta de +sa main, sur son acte d'affranchissement, qui fut demandé par le colon, +les louanges les plus flatteuses sur son zèle et son vertueux +attachement pour ses maîtres. + +Enfin--deux mois après la mort de sa femme--M. Wil réalisa le peu qui +lui restait, paya ses dettes, et s'embarqua avec son fidèle noir pour +Portsmouth, sur la frégate _le Cambrian_, qui retournait en Angleterre. + + + + +CHAPITRE V. + + Un bienfait n'est jamais perdu. + _Proverbe populaire_. + +RENCONTRE. + + +--Allons, allons, que diable, un peu de courage, monsieur Wil.--disait +le docteur au silencieux et taciturne colon.--Prenez un peu sur vous, je +sais que tout cela est affreux, mais enfin ça est, ainsi soyez +raisonnable; si le temps nous favorise, dans un mois nous serons à +Portsmouth; depuis cinq jours que nous avons quitté la Jamaïque, le +temps nous favorise... la brise est faite, nous entrons dans les vents +alisés... et tenez, un beau temps, un beau ciel, une mer comme celle-ci, +ça donne espoir et courage.... Quant à votre infirmité, ça ne peut pas +durer, votre mutisme cessera... c'est une émotion forte qui l'a causé, +il y a toujours du remède.--Ainsi parlait le bon et jovial docteur du +_Cambrian_, en montrant à M. Wil le sciage rapide de la frégate, qui +prouvait la vérité de son assertion, car ils étaient assis sur le +couronnement et passaient le temps à faire ce que d'aucuns font si +souvent à bord, à regarder passer l'eau. + +Le colon tendit les mains au docteur, le remercia d'un regard, et secoua +tristement la tête en montrant le ciel et en s'essuyant les yeux au +souvenir de sa femme et de sa fille. + +Et le docteur allait recommencer toutes ses banales consolations, quand +Atar-Gull parut sur le pont, portant une petite théière.... + +--Tenez, maître--dit-il respectueusement au colon--voici le tilleul et +le tamarin qu'on vous a ordonnés. + +M. Wil fit signe qu'il n'avait pas soif. + +--C'est égal, maître--dit le noir, avec cette intonation grondeuse qui +sied si bien aux serviteurs dévoués--c'est égal... ça vous fera du +bien... n'est-il pas vrai, monsieur le docteur? + +--Certainement... buvez... buvez, monsieur Wil. + +Et le colon but la potion, forcé d'obéir à cette coalition de volontés, +et remercia du geste son fidèle serviteur. + +--Ça m'a l'air d'un bien brave domestique--dit le médecin.... + +Le colon leva les yeux au ciel agitant ses mains, comme s'il eût +dit:--Un ange, docteur. + +--Eh bien! dites donc du mal des nègres après cela? + +Le colon haussa les épaules. + +Atar-Gull revint, mais cette fois ce fut pour apporter à Wil une +tabatière pleine, dans le cas où celle du colon eût été vidée.... + +Ce dernier échangea un regard presque fier contre le coup d'Å“il +approbateur du médecin. + +--Hein... quelles attentions!--disait l'un. + +--Parfait! admirable!--répondait l'autre. + +Pendant cette muette pantomime Atar-Gull, isolant les rayons visuels en +mettant sa main au-dessus de ses yeux, regarda quelque temps à l'horizon +avec attention, et s'écria tout-à -coup: + +--Maître, là -bas, tout là -bas, un canot.... + +Le docteur et le colon redressèrent la tête, suivirent des yeux la +direction que le noir leur indiquait et ne virent rien. + +--Tu te trompes, mon garçon--dit le médecin--mais demande une longue-vue +au timonier, nous nous en assurerons nous-mêmes. + +En effet, après deux minutes d'observation, le docteur s'écria: + +--Il a pardieu raison, monsieur Wil, c'est une petite embarcation... et +si je ne me trompe, on voit un homme dedans.... Timonier... prévenez +donc l'officier de quart. + +--Regardez--dit le docteur à ce nouveau venu--un canot abandonné en +pleine mer... qu'est-ce que ça peut être? + +--Sans doute, le reste d'un équipage qui aura péri... il a besoin de +secours, sans doute. Je vais demander au nouveau commandant la +permission de faire porter sur lui.... + +L'officier descendit et remonta presque aussitôt en disant au timonier: + +--Laisse arriver sur ce point noir que tu aperçois là -bas.... + +Plus la frégate approchait, plus on voyait distinctement ce petit canot; +il était sale, presque démembré, et l'homme qui le montait semblait +vider l'eau qui allait peut-être le submerger. + +Le _Cambrian_ mit en panne à une portée de pistolet... et le héla en +anglais. + +L'homme du canot fit signe qu'il ne comprenait pas.... + +--Appelez ce marin qu'on a recueilli, et qui s'est engagé comme matelot +avec nous--dit le _lieutenant_--il parle espagnol et français... il le +comprendra peut-être.... + +Le _Grand Sec_ monta sur le pont; on le mena sur l'arrière en lui +désignant l'homme et le canot.... + +Mais le malheureux pâlit... bégaya... et tomba à la renverse.... + +Il venait de reconnaître... Brulart. + +Et le bonhomme Wil aussi avait reconnu son pourvoyeur de noirs.... + +Et Atar-Gull aussi avait reconnu celui qui partageait avec le colon +toute sa haine africaine; mais, fidèle à son système, Atar-Gull resta +calme et froid.... + +Le bonhomme Wil descendit dans la grande chambre, se souciant peu de la +reconnaissance. + +Or le _Grand Sec_ désira parler en secret à l'instant même au lieutenant +Pleyston, qui entendait le français; et, comme il se rendait chez cet +officier, Brulart montait à bord avec l'habitude et l'agilité d'un bon +marin. + +Brulart était toujours dans son costume; mais il portait avec lui son +précieux coffret, et fut aussitôt entouré par l'équipage du _Cambrian_, +qui le regardait avec curiosité.... + +Comme il s'apprêtait à parler... il se sentit saisir par derrière. + +Et il tomba sur le pont en blasphémant, et, deux minutes après, il était +garrotté, enchevêtré, comme il avait jadis garrotté ce pauvre +Claude-Borromée-Martial.... + +Et on le transporta, malgré ses cris, dans la grand'chambre du conseil, +où il vit l'état-major de la frégate rangé autour d'une table, et d'un +côté le _Grand Sec_, qu'il reconnut aussitôt, et de l'autre le bonhomme +Wil... auquel il fit un salut amical.... + +--Interrogez-le--dit le commandant--et vous, commissaire, écrivez ses +réponses, car heureusement voici le lieutenant Pleyston qui nous servira +d'interprète. + +Le petit commissaire prépara sa plume, et demanda trois fois si le +monstre était solidement attaché. + +L'interrogatoire commença.... + +LE LIEUTENANT. + +Tu dois reconnaître, misérable forban, ce matelot que tu as si +cruellement jeté à la mer? + +BRULART. + +C'est le _Grand Sec_, un de mes agneaux.... + +LE LIEUTENANT. + +À la bonne heure. Mais ce que tu ne reconnais peut-être pas, c'est cette +frégate qui t'a donné la chasse, et que tu as manqué faire couler par +ton infernal brûlot.... + +BRULART, _avec étonnement et satisfaction_. + +Ah... bah!... comment! c'est vous qui avez goûté de ma soupe... ah! +bon... bon... (_d'une voix sourde_)--Je comprends maintenant... mon +affaire est sûre.... (_Il fait avec sa main le geste d'être pendu_.) + +LE LIEUTENANT. + +Un peu.... Ainsi tu avoues.... + +BRULART. + +Tout.... Je n'avouerais pas, que vous me pendriez la même chose.... + +LE LIEUTENANT. + +Comment t'es-tu trouvé seul dans ton canot?... + +BRULART. + +Mon équipage s'est blasé, fatigué de moi; en un mot, il s'est révolté +par les conseils de mon second, un chien maudit qui s'appelait le +_Borgne_.... On m'a garrotté, descendu dans ce canot avec deux jours de +vivres, un fusil et du plomb, et ils m'ont laissé en pleine mer.... +C'est une plaisanterie comme j'en ai tant fait moi-même. + +LE LIEUTENANT. + +Tu n'as rien à dire autre chose? + +BRULART. + +Ma foi non, si ce n'est de vous dépêcher le plus tôt possible, car c'est +un vilain rêve. + +LE LIEUTENANT, _à part_. + +Il appelle ça un rêve; à la bonne heure. Alors, mon garçon, élève ton +âme à Dieu, car, avant le coucher du soleil, tu seras pendu. + +BRULART. + +Suffit.... + +LE LIEUTENANT. + +Emmenez-le, et conduisez-le dans la cale, les fers aux pieds et aux +mains.... À propos... qu'est-ce que ce coffret?... Diable! une couronne +de comte... un vol... encore? + +BRULART, _riant_. + +Un vol... ce sont, cordieu! bien mes armoiries à moi, mes gentilshommes! + +LE LIEUTENANT. + +Ah! mon Dieu! quel joli flacon.... Voyez donc ce qu'il contient, +docteur.... + +LE DOCTEUR. + +De l'opium... c'est de l'opium.... + +LE LIEUTENANT. + +Voudrait-il s'empoisonner? + +LE DOCTEUR. + +Oh! avec ceci il s'endormirait tout au plus, mais pour s'empoisonner, +diable! il en faut davantage.... + +BRULART. + +Laissez-moi ce coffret, je n'ai que cela, vous le prendrez après; +d'ailleurs examinez-le, vous verrez qu'il n'y a aucune arme. On ne +refuse pas ordinairement un condamné... ainsi. + +LE LIEUTENANT, _s'adressant au commandant_. + +Il demande qu'on lui laisse ce coffret, le docteur assure qu'il n'y a +aucun danger. + +LE COMMANDANT. + +Laissez-le-lui.... + +LE LIEUTENANT. + +Tiens, et grand bien te fasse... emmenez-le, vous autres.... + +On l'emmena, le commissaire lut les demandes, les réponses; on mit aux +voix, et le corsaire fut condamné à l'unanimité à être pendu à la grande +vergue du _Cambrian_, au coucher du soleil. + +On descendit Brulart dans la cale, il était onze heures.--L'exécution +était pour six. + +À trois heures il but ce qui restait dans son flacon, et retomba bientôt +endormi sur le plancher froid et humide de la cale. + +Et, toujours sous l'influence de l'opium, il rêva. + + + + +CHAPITRE VI. + + Laisse la Thessalie, Lorenzo, réveille-toi... + vois les rayons du soleil levant qui frappent + la tête colossale de saint Charles.--Écoute + le bruit du lac qui vient mourir sur la grève + au pied de notre jolie maison d'Arona,--respire + les brises du matin qui portent sur + leurs ailes si fraîches tous les parfums des + jardins et des îles, tous les murmures du jour + naissant. + + CHARLES NODIER.--_Smarra_. + + Vous en parlez bien à votre aise, répliqua le + bandit, si, comme moi, vous aviez été pendu.... + + --Pendu, vous? + + --Pendu.... + + JULES JANIN.--_L'Âne mort_. + + Ô mon ange! veillez sur moi. + + A. M.--_Romance_. + +SONGE. + + +Dans ce rêve il était rajeuni. + +Il avait seize ans. + +Une de ces ravissantes figures de jeune homme, douce et pâle, avec de +grands yeux mélancoliques parfois qui s'animaient pourtant d'un feu +inconnu. + +Il était aspirant de marine, le pauvre enfant, embarqué à bord du +_Cygne_, un brick leste et joli comme son nom. + +Il s'éveilla en disant: + +--Me pendre... me pendre... moi, pirate, moi, vieux et laid.... Ah!... +quel cauchemar!... + +Et, mollement balancé dans son hamac, il ne dormait plus, il pensait à +je ne sais quelle grande et noble dame qu'il avait vue à Brest, je +crois... et cette imagination de seize ans, ardente et rêveuse, se +jouait autour de cette charmante image.... C'était sa taille de reine... +son regard imposant et ses grands sourcils noirs dont il avait peur, le +naïf jeune homme.... Sa main douce et blanche qu'il toucha une fois... +une seule... et qui lui fit éprouver une commotion si singulière... à la +fois voluptueuse et cruelle.... + +Et puis, à ce souvenir, ses artères battaient, sa tête brûlait... et ses +yeux se noyaient de larmes. + +--Mon Dieu! mon Dieu!--disait-il en se tordant sur son hamac--que je +suis malheureux!... Quelle existence! l'Océan, toujours l'Océan! des +matelots rudes et sauvages, des visages durs et repoussants, une vie de +froid égoïste, une vie de prêtre, sans amour et sans femmes! Et pourtant +le cÅ“ur me bat dans la poitrine... et la vue d'une femme me fait +tressaillir.... J'éprouve un immense besoin de souffrir, de pleurer, aux +pieds d'une femme; je n'ai plus de mère, moi!... seul, isolé, il faut +bien que j'aime quelqu'un... qu'une bouche de femme me console ou me +plaigne! + +Et le canon tonnait tout-à -coup. + +Alors il se jetait à bas de son lit, prenait à la hâte sa veste bleue +avec sa mince broderie d'or, son beau poignard, sa hache luisante, son +chapeau ciré qui cachait sa chevelure brune, bouclée comme celle d'une +jeune fille, et il courait sur le pont.... + +En le voyant, les vieux matelots se poussaient du coude, car c'était un +hardi et intrépide enfant; le premier au feu, à l'abordage; oh! une âme +forte et puissante bouillonnait dans cette enveloppe efféminée... et +plus d'une fois son jeune bras avait paru bien lourd aux Anglais. + +Et il se trouvait au milieu d'une horrible mêlée; le joli brick _le +Cygne_ était attaqué par une corvette anglaise, et des grappins de fer +liaient ces deux bâtiments l'un à l'autre. + +L'abordage... l'abordage! + +Et, à travers le feu, les balles et la mitraille, l'aspirant s'élançait +une hache au poing; à sa voix, l'équipage se rallie, les rangs se +serrent, et l'ennemi abandonne l'avant du navire sur lequel il +débordait.... + +Le capitaine du brick... mort,--le second, mort,--l'équipage, mort;--il +ne restait que lui, le jeune enfant et quelques matelots d'élite; il mit +le pied sur le bâtiment ennemi... on se presse, on se heurte, on écrase +les mourants, le sang coule, le canon vomit la mitraille, l'aspirant +lui-même... tombe au pied du grand mât de la corvette anglaise... mais +de son coup de poignard il a renversé le capitaine. + +L'Anglais est pris; victoire, hourra... victoire, gloire à l'aspirant! + +Mais sa blessure est grave, et l'on se dispose à rentrer dans le port, +afin de réparer le navire. + +Mais le vent mugissait, la mer grondait, et une effroyable tempête +jetait le brick sur des rochers. + +Une énorme lame emportait l'aspirant, le précipitait, meurtri, sanglant, +sur le rivage... + +Et il se levait avec peine, et cherchait un asile dans une caverne qu'un +éclair lui faisait découvrir. + +Il avançait en rampant dans cet antre obscur, déchiré par les cristaux +et les granits qui couvraient le sol. + +Mais une lueur douce et rose venait tout-à -coup se jouer sur les +facettes des brillants stalactites. + +Et bientôt il se trouvait dans une grotte immense, éblouissante de +diamants, de topazes et de rubis qui étincelaient, scintillaient en +gerbes, en cercles et en pyramides chatoyantes. + +Sur un trône taillé d'une seule émeraude était une divinité majestueuse. + +Une couronne d'étoiles de feu flamboyait sur ses cheveux noirs; le +zodiaque, gravé sur sa ceinture d'or, était relevé par des émaux +diaprés; Une tunique blanche, un voile bleu brodé de fleurs d'argent et +de perles, puis des brodequins couleur d'azur formaient son noble +vêtement. + +--Je t'attendais--disait la divinité en faisant asseoir l'enfant près +d'elle;--vois, cet empire est le mien, quand je le veux les tempêtes +grondent et mugissent, d'un mot je fais pâlir les marins les plus +intrépides: c'est par ma volonté que ton vaisseau s'est brisé sur les +rochers... je voulais te voir... car tu es mon fils... tiens, juge, et +sois fier de la puissance de ta mère. + +Aussitôt un bruit affreux se fait entendre, toute lumière disparaît, un +froid mortel se répand dans la caverne, la terre tremble; les voûtes +sont ébranlées; c'est le vent du nord qui rugit, et dont les lugubres +sifflements retentissent d'échos en échos.... + +--Je veux que le calme renaisse--dit la divinité--et qu'il vienne +caresser mon fils. + +Et une douce chaleur, un parfum délicieux, une éclatante lumière, un +bruissement léger comme celui du feuillage qu'une faible brise agite et +balance, remplacent cet horrible ouragan. + +Un joli nuage, ressemblant à de l'air condensé, mélangé d'or, de pourpre +et de soleil, chargé d'une poussière de roses et de jasmin, se balançait +au milieu de la grotte et s'y évaporait en merveilleuse senteur, en +éblouissante clarté. + +Le jeune homme, entouré de cette vapeur transparente et embaumée, se +fondait dans un océan de délices; son état d'extase se rapprochait de +toutes les sensations, de tous les sentiments, de toute espèce de +jouissance. + +Et la divinité se penchait à son oreille en lui disant: + +--Ce bonheur ineffable n'est pourtant rien auprès de celui que tu +goûteras auprès d'_elle_, car elle t'aimera.... Car tu es un de mes +fils, je te laisse sur la terre, mais je veille sur toi.... + +Et la divinité le baisait au front... et tout disparaissait.... + + * * * * * + +Et il se trouvait couché dans un lit moelleux, couvert d'édredon, +entouré de glaces et de soie; sa tête reposait sur de magnifiques +dentelles, et elle était là , celle dont le souvenir l'avait tant de fois +mis hors de lui. + +Celle qui devait l'aimer--avait dit la divinité. Elle était là , à +genoux, près de lui, une cuillère d'or à la main, ses beaux sourcils un +peu froncés par l'inquiétude, lui offrant un cordial suave et parfumé. + +--Oh! mon Dieu--dit-il--oh! madame, c'est vous.... Mais où suis-je?... +j'ai donc fait un rêve?... cette éblouissante caverne... cette +divinité.... + +--Pauvre enfant, remettez-vous--dit la jolie femme--un affreux coup de +vent a brisé votre navire, des pêcheurs vous ont trouvé presque mourant +sur la côte, à l'entrée d'une grotte, et vous ont apporté ici, chez moi, +à Brest; mais votre blessure était si grave, si grave que j'ai demandé +comme une faveur de vous soigner. + +--Ah... oui; mais en vous voyant, madame, j'avais oublié ma blessure.... + +Et il fallait voir quelle délicieuse expression de candeur voilait ses +beaux yeux timidement baissés. + +Et elle se disait en souriant:--Il a l'air d'une fille, et pourtant si +jeune, si joli, tout cet équipage de vieux matelots qu'il a conduit au +feu tremblait à sa voix... comme je tremble moi-même....--pensa-t-elle +en rougissant. + +--Madame... est-ce que j'aurai le bonheur de rester long-temps ici?... + +--Jusqu'à ce que votre guérison soit complète, mon enfant.... + +--Ah!...--dit-il en fixant des yeux ravis sur la belle et voluptueuse +figure de sa protectrice... mais peu à peu il pâlit... et perdit +connaissance.... Cet espoir de bonheur était au-dessus de ses forces. + +--Grand Dieu... il se trouve mal...--cria la jolie femme, en se pendant +à un cordon de sonnette qu'elle agita violemment..... + + * * * * * + +Et quinze jours après, il souffrait moins, sa figure était encore un peu +pâle, mais cette pâleur lui allait si bien...--disait la dame aux +sourcils noirs. + +Un jour qu'il rêvait, assis devant un beau portrait de cette ravissante +personne, elle entra. + +Elle ne lui avait jamais semblé plus belle. + +--Arthur....--lui dit-elle en se plaçant sur un doux sopha--j'ai une +bonne nouvelle à vous annoncer... venez près de moi... mais ne tremblez +pas comme toujours.... + +Le jeune homme n'osait lever les yeux, et son cÅ“ur battait bien fort.... + +--On vous accorde un congé de trois mois pour vous rétablir, et après +vous viendrez prendre possession de votre nouveau grade... ces trois +mois--ajouta-t-elle à voix basse--nous les passerons... à ma terre... le +voulez-vous?... + +Arthur pâlissait et restait muet... il ne pouvait croire à tant de +bonheur. + +--Comme vous n'avez ni parents, ni amis, j'ai cru pouvoir prendre cette +décision sans vous consulter.... Allons, Arthur, ne tremblez donc pas +ainsi... ne suis-je pas votre amie... votre mère... pauvre enfant?... + +Elle prit la main du jeune homme en l'attirant près d'elle.... + +--Oh! oui--dit-il en tombant à ses genoux--oh! oui, vous êtes tout pour +moi... vous êtes la seule qui m'ayez témoigné de l'intérêt.... Je vous +aime de toute la tendresse que j'ai dans le cÅ“ur, je vous aime comme une +mère, comme une sÅ“ur, comme une amie; ô vous... toujours vous... vous +serez mon Dieu, ma religion, ma croyance.... + +Et Arthur hors de lui baisait les genoux, les mains, les pieds de la +jeune femme, dont le sein palpitait... et qui disait d'une voix +émue...--Arthur,... mon enfant... je crois à votre reconnaissance... j'y +crois... finissez... Arthur.... + + * * * * * + +Et il se trouvait à la terre de sa protectrice. + +C'étaient de fraîches eaux, d'épais ombrages, une solitude profonde, un +parc entouré de hautes murailles, pas d'autres valets qu'une vieille +gouvernante dévouée et un jardinier sourd. + +Elle lui avait promis quelque chose qu'il attendait avec une +inconcevable impatience. + +Les appartements de ce château étaient vastes et gothiques, mais +commodes, retirés, silencieux. + +Et il voyait la jeune femme à moitié couchée sur un de ces antiques +fauteuils, si bons et si moelleux. + +Vêtue d'un blanc et frais peignoir de mousseline qui laissait voir le +bout de sa jambe fine et ronde et son joli pied chaussé d'une petite +pantoufle bleue... son beau bras passé autour du cou d'Arthur, elle +abaissait sur lui son humide regard. + +--Tu m'aimeras donc toujours... Arthur--lui disait-elle... en le baisant +au front. + +--Oh! toujours, ma vie, à toi, ma vie...--disait l'ardent jeune homme, +en liant avec volupté ses bras à la divine taille de sa jolie sÅ“ur, mère +ou amie, comme il disait. + +Elle fit un mouvement en arrière... son peigne tomba, et son admirable +chevelure noire se déroula sur son cou, sur ses épaules, sur ses bras, +en une multitude de boucles brunes et luisantes.... + +Et Arthur baisait ces beaux cheveux avec transport et ivresse, les +divisait, les nattait, en couvrait sa figure. + +Et elle, palpitante et rêveuse, le laissait faire, mais elle sentit +tout-à -coup les lèvres de l'enfant frissonner sur les siennes. + +Il s'était traîtreusement caché sous l'épaisse chevelure de la jeune +femme, et dressant tout-à -coup sa jolie figure au milieu de cette forêt +d'ébène, qu'il partagea en deux touffes soyeuses... il avait surpris un +baiser.... + +--Ah!--dit-elle... avec une petite moue enchanteresse...--ah! vous me +trompiez... Arthur, je vais vous étrangler.... + +Et approchant la tête d'Arthur de son sein qui bondissait, elle entoura +le cou du jeune homme de longues tresses de ses cheveux, et les serra en +souriant.... + +--Oh!--dit-il en baisant son sein d'ivoire...--méchante, tu veux me +tuer... car tu serres bien fort... c'est comme dans mon rêve de cette +nuit... Mais que fais-tu? oh... à toi... ma vie... je meurs... mon +ange.... + + * * * * * + +C'est qu'à ce moment de son rêve on pendait Brulart à bord du +_Cambrian_, et que le poids de son corps, pesant sur la corde qu'on +avait passée au bout dehors de la frégate, avait opéré la strangulation. + +Abîmé dans l'état de torpeur, de somnolence que lui avait procuré sa +dose d'opium, et qui, sans être le réveil ni le sommeil, l'avait plongé +dans une espèce de somnambulisme, il avait suivi machinalement ses +guide à moitié endormi, appuyé sur eux, les yeux ouverts sans voir, +s'était laissé attacher, hisser et pendre, sans y faire la plus légère +attention, plongé qu'il était dans les délices de ses songes +merveilleux. + +Alors qu'on pendait le corps, l'esprit était ailleurs. Somme toute, il +mourut dans une ravissante extase de plaisir. + +Et le docteur remarqua comme un phénomène physiologique que la +physionomie du patient, jusque-là froide et immobile, prit, au moment de +la strangulation, une inconcevable expression de bonheur. + +Cette particularité repose sur la nature du songe de Brulart, et sur des +effets propres à la pendaison. (Voir le _Dictionnaire des Sciences +médicales_.) + +Justice rendue, le corps du pirate fut jeté à la mer avec deux boulets +aux pieds. + +Le reste de la traversée n'offrit rien de remarquable, et _le Cambrian_ +toucha les côtes d'Angleterre au bout de quarante jours de mer. + +Atar-Gull débarqua avec son maître. + +Le commandant de la frégate voulut ajouter les témoignages les plus +flatteurs en faveur du nègre, qui, par ses soins pour le malheureux Wil, +avait excité la sympathie de tout l'équipage. + +Mais M. Wil ne resta pas long-temps en Angleterre, ses ressources +étaient modiques, et suivant les conseils d'Atar-Gull et du docteur, qui +venait quelquefois le voir à Portsmouth, il partit pour la France, où +l'on vivait à bien meilleur marché, lui disait-on. + +--Enfin--se dit Atar-Gull--je touche au moment de compléter ma +vengeance.... Oh!... elle sera terrible et longue surtout.... J'aurais +pu le tuer... mais la mort serait un incroyable bienfait auprès de la +vie que je lui prépare.... + + + + +LIVRE VI. + + + + +CHAPITRE I. + + Il y a dans mon cÅ“ur un levain horrible de + cruauté.--Je voudrais que ceux qui ont fait + souffrir les autres souffrissent une fois tout ce + qu'ils ont fait souffrir, je voudrais que cette impression + fût déchirante, et profonde, et atroce, + et irrésistible.--Je voudrais qu'elle saisit l'âme + comme un fer ardent; je voudrais qu'elle pénétrât + dans la moelle des os comme un plomb + fondu; je voudrais qu'elle enveloppât tous les + organes de la vie comme la robe dévorante du + centaure! + + CHARLES NODIER.--_Roi de Bohême_. + + Enfin, mon enfant, ce bon serviteur, non content + de prodiguer au vieillard les soins les plus + touchants, le nourrissait de son pain, ce qui + vous prouve qu'on ne doit jamais rudoyer les + domestiques. + + _Contes à Lolo_.--PAR UN ACADÉMICIEN.--Édition rare. + +LA RUE TIRECHAPE. + + +Figurez-vous une de ces noires et antiques maisons du vieux Paris, +située vers le milieu de la rue Tirechape...--Neuf étages, je crois, +couleur brune et sale, solives saillantes, fenêtres étroites et +sombres, escalier raide, obscur, véritable labyrinthe dans lequel on ne +peut se guider qu'au moyen d'une corde à puits grasse et luisante de +vétusté... puis une république d'industrieux prolétaires, allant, +venant, courant, montant, nichant et pullulant dans ces cellules étagées +et entassées au-dessus les unes des autres, comme les cases d'une ruche +à miel. + +Et pour pivot, pour centre de toutes ces existences de travail et de +fatigue, une portière vieille, édentée, hargneuse, bavarde, un de ces +types si admirablement mis en relief par notre Henri Monnier. + +Il était nuit; un homme, assez âgé, vêtu de noir, descendait péniblement +les hautes marches de l'escalier, étreignant avec force la bienheureuse +corde à puits. + +La portière, entendant un bruit inusité à cette heure, où tout dormait +dans la maison, ouvrit brusquement le carreau de son antre, et y passa +d'abord son vilain bras jaune, armé d'une chandelle fétide; puis sa +figure fâcheuse et renfrognée.... + +--Qui descend là ?... répondez donc... c'est des heures indues.... + +--C'est moi, c'est moi... le docteur...--dit une voix de basse-taille. + +Ici, le cerbère quitta son ton aigre et criard pour une espèce de +glapissement amical.... + +--Ah! mon Dieu, c'est vous, monsieur le docteur! mais il fallait +m'appeler pour éclairer.... Eh bien! comment va-t-il le vieux muet? Il +est dur à partir celui-là ... en a-t-il encore pour +long-temps?--demanda-t-elle en se mettant devant le docteur, afin +d'obtenir une réponse, ou de se faire, comme on dit, passer sur le +corps. + +--Comme ça... il va tout doucement, madame Bougnol.... + +--C'est pourtant pas faute de soins--dit celle-ci d'un air +revêche...--c'est qu'il s'entête alors, car il a son nègre, M. _Targu_, +que c'est une adoration d'homme, quoi, de voir comme il s'oublie pour +son maître.... + +--Il est vrai que c'est un bien fidèle serviteur... il ne le quitte pas +d'un moment.... + +--Ça n'empêche pas qu'il est encore bon enfant, le nègre, de rester +comme ça domestique d'un vieux grigou qui ne lui donne rien... puisque +c'est au contraire le domestique qui nourrit son maître, c'est encore du +propre.... + +--C'est un vertueux domestique, madame Bougnol, et c'est un exemple que +les autres ne suivent malheureusement pas toujours.... + +--Et puis que ça doit être une fameuse scie... un muet... pas le moyen +de causer... Mais, après tout, il parlerait que ça serait tout de même, +car on dirait que son nègre a peur qu'on ne lui mange son maître; +personne ne peut l'approcher. + +--C'est qu'il est apparemment jaloux de son affection--dit le médecin, +fatigué de la longueur de la conversation, et cherchant à passer +adroitement entre le mur et la portière. + +Mais celle-ci qui le guignait de l'Å“il, et suivait tous ses mouvements, +faisant toujours face à l'ennemi, rendit cette tentative inutile, et +continua. + +--Monsieur, quelle est donc sa maladie, à ce pauvre vieux? est-ce vrai +qu'il est fou?... Pendant les deux premiers mois qu'il est venu loger +ici, il se portait comme un charme, et voilà près d'un an qu'il est si +malingre qu'il n'est pas descendu une fois dans la rue.... + +--Et il n'y descendra peut-être plus jamais--dit le docteur en secouant +tristement la tête, et essayant de forcer le passage de vive force. + +--Ah! Dieu du ciel, est-ce qu'il va mourir--dit la portière avec +inquiétude--c'est qu'alors il faudrait mettre écriteau, voyez-vous, +monsieur le docteur; nous approchons du terme.... + +--Je ne vous dis pas ça... mais il n'est pas bien du tout.... + +Et le docteur profitant d'un moment d'inattention de madame Bougnol, se +cramponna vite à la corde et se laissa glisser jusqu'en bas presque sans +toucher les marches de l'escalier, avec autant de rapidité qu'un matelot +qui s'affale le long d'un cordage. + +--C'est égal--se dit la portière--je vais monter chez le vieux muet, +pour savoir quelque chose, si c'est possible. + +Alors, fermant sa loge avec soin, elle commença son ascension, non sans +faire une pause à chaque étage, enfin elle atteignit le septième et se +trouva en face d'une petite porte grise. + +Là elle moucha sa chandelle, s'emplit le nez de tabac, et agita +timidement un cordon de sonnette terminé par une patte de lièvre. + +Un instant après la porte s'entr'ouvrit assez pour donner passage à une +grosse tête noire et crépue, coiffée d'une casquette rouge.... + +C'était Atar-Gull.... + +--Que voulez-vous, madame?--demanda-t-il d'un ton brusque. + +--Monsieur _Targu_--dit la Bougnol, en faisant l'agréable--je voudrais +savoir des nouvelles de votre bon maître. + +--Mon maître est souffrant, très-souffrant--dit l'honnête serviteur avec +un soupir qui fendit le cÅ“ur de la portière... et même il essuya une +larme. + +--Que voulez-vous, monsieur _Targu_, il faut bien se faire une raison; +tout le monde d'abord sait ici que vous nourrissez votre maître... et M. +le maire, qui est venu pour cet indigent de là haut, a dit qu'il +écrirait de votre conduite au gouvernement, que tôt ou tard un bienfait +trouve sa récompense... et que.... + +--Merci--dit Atar-Gull, en poussant brusquement sa porte au nez de la +portière, qui redescendit en grondant. + +Quand Atar-Gull se fut renfermé, il s'arrêta un moment dans la petite +pièce qui donnait sur l'escalier... écouta avec attention... avant que +d'entrer dans l'autre chambre qui paraissait plus grande. + +Dans celle où il se trouvait, on voyait deux vieilles malles vides, une +chaise et une natte sur laquelle il se couchait.... + +Il poussa doucement la porte de l'autre pièce, et entra. + +C'était le tableau le plus complet de la misère, mais non une misère +sale et repoussante, car le peu de meubles qui garnissaient cette +chambre nue étaient propres et cirés, les carreaux nets et transparents; +puis on voyait en outre un fauteuil de paille, garni de deux minces +coussins, placé près de la fenêtre ombragée par des feuilles vertes et +les fleurs rouges de hautes capucines, qui couraient sur un treillage de +corde. + +Enfin sur un lit, composé d'un seul matelas et d'une paillasse, mais +soigneusement tiré, rangé, bordé, dormait M. Wil. + +Quel changement, mon Dieu! ce n'était plus que l'ombre de lui-même; +cette figure autrefois si riante, si joyeuse, si vermeille, était +maintenant jaune, osseuse, allongée; ses cheveux, rares, étaient tout +blancs, et même pendant son sommeil un tremblement convulsif, presque +continuel, agitait ses sourcils et sa lèvre supérieure, qui en se +retroussant laissait voir ses dents serrées.... + +Atar-Gull debout au pied du lit, les bras croisés, le considérait avec +une inconcevable expression de joie et de haine satisfaite! car il +était enfin satisfait... sa vengeance était complète.... + +Oui! vous saurez que le cachot le plus noir, le plus infect, le plus +horrible... eût été un palais, un louvre pour le colon auprès de cette +chambre froide et propre.... + +Oui! vous saurez que les tortures les plus lentes et les plus affreuses, +la mort la plus cruelle eussent été des délices ineffables pour le +colon, auprès de la soumission humble et attentive de son esclave! + +Jugez: + +La somme que M. Wil avait réalisée s'était trouvée tellement modique +qu'elle ne put, on le sait, le faire subsister en Angleterre, et qu'il +fut obligé de prendre la résolution de venir habiter Paris.... + +Comme il cherchait une rue sombre, retirée, pour s'y loger à bon compte, +le maître de la modeste auberge où il était descendu l'adressa rue +Tirechape. + +Wil, dont la tristesse et la mélancolie s'augmentaient de jour en jour, +insouciant et chagrin, prit ce logement parce que ce fut le premier +qu'il vit. + +Il était bien malheureux, et pourtant les soins d'Atar-Gull faisaient +parfois luire une larme de bonheur dans ses yeux, et le dévoûment +incroyable de cet esclave le reposait un peu des horribles souvenirs de +la Jamaïque. + +Le zèle du noir ne se démentit pas pendant les deux premiers mois du +séjour de M. Wil à Paris; seulement il usa d'une adresse prodigieuse +pour éloigner toutes les personnes qui auraient pu s'approcher de son +maître, ce qui lui fut d'autant plus facile que le colon n'entendait pas +un mot de français, et qu'Atar-Gull ne savait de cette langue que juste +ce qu'il fallait pour demander les objets de première nécessité. + +Bientôt je ne sais quelle banqueroute diminua tellement la modique +existence du colon que son mince revenu ne lui eût pas suffi, si +Atar-Gull, en faisant dans le jour quelques commissions, en rendant de +légers services aux locataires, n'eût pas augmenté un peu le bien-être +de M. Wil, à la grande édification du voisinage et du quartier. + +Or, M. Wil n'avait d'autre distraction que quelques rares promenades +qu'il faisait, appuyé sur le bras d'Atar-Gull, et le temps qu'il +employait, le pauvre homme, à écrire une relation de ses malheurs, dans +laquelle il ne tarissait pas d'éloges sur la belle conduite de son +esclave et sur les admirables soins qu'il lui prodiguait, surtout depuis +son séjour en France.... + +Un jour, environ deux mois après son arrivée à Paris, il fit signe à +Atar-Gull de s'asseoir près de son lit, et lui fit lire l'espèce de +journal dont nous avons parlé, qui, à chaque page, portait le nom +d'Atar-Gull pompeusement entouré d'épithètes flatteuses et touchantes. + +Enfin ce journal finissait par ces mots: + +«Au moins, après ma mort, mon bon serviteur gardera ce témoignage de +mon attachement et de ma reconnaissance; car le ciel m'ayant retiré ma +famille, je reste tout seul au monde, isolé sur une terre étrangère, et +je ne serais pleuré de personne, si le fidèle ami qui me sert, me +nourrit même du peu qu'il gagne... n'était là pour me fermer les yeux et +me donner une larme...» + +Quand Atar-Gull eut lu ces pages, il les prit, et les serra, d'après +l'ordre du colon, dans une petite cassette dont il avait seul la +clef.... + +Mais le lendemain il se passa dans cette chambre triste et retirée, +entre ce bon et digne homme et son fidèle serviteur, l'horrible scène +qu'on va lire. + + + + +CHAPITRE II. + + --Tu n'as pas reçu mission de faire ce que + tu as fait... donc que les pleurs et le sang + retombent sur ta tête. + + ALEX. DUMAS.--_Napoléon Bonaparte_. + + ...Il tremblait de mourir; + Mourir! c'est un instant de supplices... mais vivre.... + + FRÉDÉRIC SOULIÉ.--_Christine_. + +ATAR-GULL. + + +C'était le soir... le jour baissait... le colon venait de terminer son +modeste repas, et comme il était dans l'impossibilité de marcher et même +de se servir de ses mains, étant paralysé, son noir, l'ayant bien et +dûment posé et encaissé dans son grand fauteuil... l'avait roulé tout +près de la fenêtre, d'où M. Wil aimait à voir encore les dernières +lueurs du soleil dorer les fleurs pourpres de ses capucines, et +étinceler sur ses épais carreaux.... + +Cette atmosphère enflammée des feux d'un soleil à son déclin, ces fleurs +pâles et froides qui brillaient pour quelques minutes d'un vif et +brûlant éclat, rappelaient au pauvre colon son beau ciel de la Jamaïque, +ses palmiers si verdoyants, ses aloës parfumés, ses camélias fleuris, +toute cette végétation si puissante et si forte... et puis aussi peu à +peu venaient se grouper sous ses arbres gigantesques sa bonne et tendre +femme... sa douce Jenny... son loyal et franc Théodrick.... C'est alors +qu'il pensait avec amertume à leurs longues promenades du soir après la +prière, à leur joie innocente, à ces fêtes tumultueuses, bruyantes, +qu'il donnait pour sa fille, à ses naïves caresses, à sa gaîté si +folle... et enfin à tout cet avenir de bonheur, de richesse et d'amour, +flétri, tué en moins de deux ans par une si inconcevable fatalité.... + +Car il se voyait, lui, un des plus riches planteurs de la Jamaïque, +réduit à vivre des aumônes d'un nègre, d'un esclave, qui partageait avec +lui, Tom Wil, une misérable chambre, triste et obscure, avec lui, dont +les magnifiques et vastes habitations étaient autrefois couvertes +d'hommes qui tremblaient à sa voix.... + +Quels souvenirs! + +Aussi, sa pâle figure s'assombrissait de plus en plus, et les rayons +obliques du soleil, qui l'éclairaient fortement, en faisaient ressortir +encore l'expression mélancolique, et lui donnaient un aspect de +tristesse indéfinissable, de chagrin profond, de regret amer, qui +eussent attendri l'âme la plus atroce.... + +Bientôt des larmes coulèrent de ses yeux, et il laissa tomber sa tête +chauve et vénérable dans ses mains tremblantes, puis s'ensevelit dans +une sombre méditation. + +La nuit était tout-à -fait venue. + +Atar-Gull alla soigneusement fermer la porte qui donnait sur l'escalier, +poussa les verroux et prit la même précaution pour celle qui ouvrait sur +la chambre où était son maître.... + +Il alluma une lampe qui ne jetait qu'une clarté faible et douteuse, +s'approcha du colon, toujours absorbé dans ses pensées, et le contempla +un instant!... + +Puis lui frappant avec force sur l'épaule, de sa large et formidable +main, il l'éveilla en sursaut, car l'honnête Wil avait fini par +sommeiller un peu.... + +Pour la première fois le maître tressaillit à la vue de son esclave.... + +C'est qu'aussi la scène avait quelque chose d'effrayant et d'étrange. + +Au milieu de cette chambre vaste et basse, à peine éclairée par la +lumière vacillante et rougeâtre de la lampe... se dressait de toute la +hauteur de sa taille athlétique, Atar-Gull... le regard flamboyant, les +bras croisés, et un affreux sourire sur ses lèvres contractées qui +laissaient entendre le sourd claquement de ses dents qui +s'entre-choquaient comme celles d'un tigre qui mâche à vide. + +On ne voyait de ce colosse noir que deux yeux blancs fixes et arrêtés, +et au milieu de ce blanc un point lumineux qui brillait comme du +phosphore dans l'ombre. + +C'était aussi la première fois que le nègre s'était permis de frapper si +familièrement sur l'épaule de son maître; aussi ce dernier le +regarda-t-il avec un étonnement stupide. + +--Écoute, blanc...--dit Atar-Gull d'une voix caverneuse--écoute bien une +singulière histoire.... + +Ce tutoiement, cette phrase, ce ton dur et presque solennel, +bouleversèrent les idées du colon qui attachait des yeux inquiets sur le +nègre, qui continua ainsi: + +--Le premier blanc que j'ai haï a été cet homme que l'on a pendu à bord +de la frégate anglaise.... + +Il m'avait acheté, battu et vendu.--Justice a été faite. + +Le second blanc que j'ai haï, mais d'une haine aussi brûlante que le +feu... aussi aiguë que la pointe d'un couteau, aussi vivace que l'apios +qui fleurit chaque jour.... + +C'est toi... toi, _Tom Wil_, colon, planteur de la Jamaïque...-- + +Le colon voulut se lever, et, faible qu'il était, retomba sur son +fauteuil en faisant entendre un gémissement sourd.... + +Le nègre continua: + +--Garde tes gémissements pour plus tard... ce n'est pas encore l'heure; +Tom Wil, planteur de la Jamaïque... Tom Wil, qui fus riche à millions... +Tom Wil, qui fus tendre père, heureux mari... plus tard... tu gémiras... +tu pleureras du sang.... + +S'il avait fallu, vois-tu, comparer la haine que je portais au négrier +qu'on a pendu à celle que je te portais à toi, Tom Wil, j'aurais dit que +je l'aimais, lui, comme un frère.... + +Et pourtant mon cÅ“ur a bondi de joie en voyant son supplice.... + +Enfin, sais-tu ce que tu m'as fait, Tom Wil? le sais-tu? + +Pour de l'or, tu as vendu mon sang... un pauvre vieillard qui ne +demandait qu'un peu de maïs et de soleil pour vivre quelques jours +encore, et puis mourir;... pour de l'or... tu l'as fait supplicier du +supplice d'un voleur et d'un assassin.... + +C'était mon père... Tom Wil! le vieux Job! c'était mon père! +Comprends-tu maintenant?-- + +Et le colon... haletant... comme fasciné par le regard d'Atar-Gull... le +contemplait en silence. + +--Alors, vois-tu--reprit le noir--il m'a fallu dévorer ma haine qui me +tordait le cÅ“ur; le jour, le rire sur les lèvres, te servir, et baiser +ta main qui me frappait, en pleurant de joie.... + +Et c'est de joie aussi que je pleurais, Tom Wil... car chaque coup... +chaque humiliation que j'endurais avançaient ma vengeance d'un pas.... + +Et j'ai eu ta confiance! ton attachement! enfin!-- + +Hurla le noir avec un affreux éclat de rire.... + +--Et c'est moi qui t'ai traduit au tribunal des empoisonneurs, qui ai +fait empoisonner tes bestiaux, tes noirs, et même le premier-né que +j'eus de _Karina_, pour éloigner tout soupçon de moi... bon et fidèle +serviteur...-- + +Et Atar-Gull fit une pause, un silence, comme pour donner à chacune de +ses atroces révélations le temps d'entrer bien douloureusement au cÅ“ur +du colon, qui croyait rêver. + +Puis il reprit.... + +--Et c'est moi, Tom Wil, qui ai incendié tes propriétés en incendiant +aussi la case que tu m'avais donnée, et qui ai couru au milieu du feu, +pour qu'on ne pensât pas à m'accuser... moi, bon et fidèle serviteur. + +Ici une nouvelle pause.... + +--Et c'est moi, Tom Wil, qui ai presque guidé par mon adresse le serpent +qui a étranglé ta fille, et qui l'ai poursuivi après, moi, bon et fidèle +serviteur...-- + +Par un effort surnaturel, le colon se leva debout, les yeux menaçants, +et s'avança sur Atar-Gull, mais à peine eut-il fait deux pas qu'il tomba +par terre. + +Atar-Gull resta debout, regardant de toute sa hauteur son maître qui, +étendu à ses pieds, se roulait, en poussant d'affreux sanglots. + +Il continua.... + +--Et cette mort, Tom Wil, t'a rendu muet; le ciel devait bien cela à ma +vengeance... et c'est moi qui ai conduit Théodrick au Morne aux Loups... +va, va demander aux profondeurs de ces gouffres... quel est le corps +poignardé et mutilé qu'ils ont reçu.... + +Et la mort de ta femme, et ta ruine, c'est moi seul qui ai tout fait... +tout fait, Tom Wil... et ce n'est rien encore... c'est maintenant que +ton supplice commence et que mon père savoure la vengeance là haut! + +Écoute, Tom Wil; depuis que nous sommes ici, j'ai éloigné tout le monde +de toi; je passe pour le serviteur le plus dévoué qu'il y ait sur la +terre... tu l'as d'ailleurs écrit là ...-- + +Et il montra la cassette où était renfermé le testament du colon. + +--Tu es muet... tu ne pourras me démentir. + +Tu n'écriras pas... car je serai sans cesse auprès de toi, et tu es +perclus de tes mains.... + +Et chaque jour, à chaque heure, vois-tu... tu auras devant toi le +bourreau de ta famille... l'auteur de ta ruine.... + +Et la nuit je t'éveillerai, et à la lueur de cette lampe, tu verras +encore le bourreau de ta famille et l'auteur de ta ruine! + +Au dehors, je serai loué, montré, fêté comme le modèle des serviteurs, +et je te soignerai, et je soutiendrai ta vie, car elle m'est précieuse +ta vie... plus que la mienne, vois-tu; il faut que tu vives long-temps +pour moi, pour ma vengeance... oh! bien long-temps...--l'éternité, si je +pouvais...--Et si un étranger entrait ici... ce serait pour te dire mes +louanges, te vanter mon dévoûment à moi, qui ai tué... tué ta +famille... qui t'ai rendu muet et misérable... car c'est moi... c'est +moi, entends-tu, Tom Wil... c'est moi seul qui ai tout fait... moi +seul...-- + +Criait le nègre en rugissant comme un tigre, et bondissant dans cette +chambre en poussant des hurlements qui n'avaient rien d'humain.... + + * * * * * + +Quand cet accès frénétique fut passé, il s'occupa du colon que cette +effrayante secousse avait fait évanouir.... + +Il le ramassa et le plaça avec soin sur son lit, en lui faisant respirer +un peu de vinaigre. + +Tom Wil ouvrit les yeux d'un air étonné, inquiet; le pauvre homme +croyait avoir fait un mauvais rêve; aussi en se retrouvant au milieu des +soins empressés de son esclave, il sourit à Atar-Gull avec une admirable +expression de reconnaissance. + +Mais celui-ci avait suivi sur les traits du colon toutes ses pensées, et +pour ne lui pas laisser cette consolante illusion, il reprit en lui +serrant la main violemment: + +--C'est moi seul, Tom Wil, qui ai tué ta femme et ta fille... tu n'as +pas rêvé, Tom Wil, c'est moi.... + + * * * * * + +Il est plus facile d'imaginer que d'écrire tout ce que dut souffrir le +malheureux colon: aussi, depuis cette époque, sa santé s'affaiblit; +mais, grâce aux horribles soins d'Atar-Gull, elle se soutint +chancelante. + +Une fois le colon refusa de rien prendre, voulant terminer cette vie +d'angoisse et de torture. + +Alors, aidé de deux locataires, Atar-Gull lui fit avaler de force +quelques cuillerées de bouillon, et le pauvre colon entendit un des +voisins s'écrier:--Quelle vertu ce pauvre nègre doit-il avoir pour +servir un vieux maniaque de cette trempe-là .... + +Enfin, au bout de six mois de cette horrible existence, la santé du +colon s'altérant sensiblement, sa raison commença de s'égarer; alors son +esclave fit demander un médecin. + +Or, c'est après une de ses visites que madame Bougnol venait de +l'arrêter curieusement comme nous l'avons dit, afin de savoir des +nouvelles du vieux muet. + +Mais la raison du colon se perdit bientôt tout-à -fait, et sauf quelques +moments lucides, pendant lesquels son affreuse position se représentait +à lui dans tout son jour... il était dans un état de démence complète, +et furieux parfois.... Alors Atar-Gull avait recours à la camisole de +force.... + +Ordinairement, après ces transports frénétiques, succédaient quelques +moments de calme; aussi le docteur sortait-il comme un des accès du +malheureux Wil venait de finir. + + + + +CHAPITRE III. + + Un frère est un ami donné par la nature. + LEGOUVÉ. + +LE BAPTÊME. + + +Quelques jours après la visite du médecin dont nous avons parlé, toute +la maison de la rue _Tirechape_ était en émoi, un inconcevable +bourdonnement allait, venait, montait d'étage en étage, et dominant sur +le tout, on entendait glapir la voix aigre de la portière... gourmandant +les uns et les autres:--Un tas de curieux imbéciles--disait-elle--qui ne +laisseraient pas ce pauvre cher homme mourir en paix. + +En effet, M. Wil était au plus mal; à la suite d'un long accès de +démence, sa paralysie s'était portée sur l'estomac, et il se trouvait +dans un effrayant état de faiblesse et de stupeur. + +Les fenêtres de sa chambre avaient été ouvertes par l'ordre du médecin, +car l'odeur des potions, des drogues, épaississait encore l'atmosphère +morbide de cet appartement. + +Debout au pied de son lit se tenait Atar-Gull, ses yeux constamment +fixés sur les yeux du mourant.... + +Il ne voulait pas perdre un seul de ses regards.... + +Et une inconcevable expression de tristesse ridait le front du nègre... +il voyait sa proie lui échapper, sa victime mourait. + +Oh! qu'il eût donné la moitié des jours qui lui restaient pour prolonger +d'autant l'existence du colon! Mais Dieu est juste.... + +Dans un autre coin de la chambre, le docteur était assis, pensif, +quelquefois il levait la tête et contemplait Atar-Gull avec +admiration.... + +--Voilà donc--disait l'Esculape--ces êtres auxquels, dans notre froid et +cruel égoïsme, nous refusons presque le nom d'hommes... que nous +reléguons à l'affreuse condition d'esclaves, de bêtes de somme.... Et +pourtant voyez celui-ci... quelle délicatesse de dévoûment! quels soins +attentifs... pauvre homme, quelle tristesse est empreinte sur son front, +quelle anxiété dans ses regards... oh! il ne le quittera pas de l'Å“il un +seul moment.... Ô humanité!... humanité!... que tes jugements sont +faux... que tes préjugés sont cruels. + +L'honnête médecin eût sans doute continué encore long-temps cette +dissertation mentale, négro-philosophique, si un cri du noir n'eût +interrompu le précieux cours de ses pensées. + +Il se leva précipitamment et s'approcha du moribond.... + +--Eh bien! eh bien!--lui dit-il en anglais--mon ami, comment +allons-nous?... du courage... du courage.... + +Le colon tourna la tête de son côté, les yeux secs, ardents, et d'un +geste aussi furieux que sa faiblesse lui permettait de le faire, montra +le noir... immobile, silencieux au pied du lit... + +--Je le vois, je le vois, mon ami--dit le docteur--je sais que c'est un +digne et loyal serviteur... mais tel maître tel valet, et avec un maître +comme vous.... + +Les yeux du colon brillèrent d'un feu inaccoutumé, et il fit violemment +un geste négatif en secouant sa tête, qui bientôt retomba lourde et +pesante sur son oreiller. + +--Si, si, vous êtes un bon maître--reprit imperturbablement +l'Esculape--aussi bon maître qu'il est bon esclave... bon ami, +voulais-je dire. + +Ici M. Wil, brisé par la fièvre et la douleur, ne put faire un +mouvement, seulement ses yeux s'emplirent de larmes, et il les leva au +ciel avec un regard qui semblait dire:--Mon Dieu, tu l'entends... toi, +qui sais la vérité... tonne donc. + +Dieu ne tonna pas, et le docteur, interprétant à sa manière ces pleurs +et cette invocation tacite, ajouta: + +--Oh! oui, pleurez de reconnaissance, et recommandez-le au ciel, ce bon +esclave... mon cher ami, c'est bien naturel... ces larmes-là sont +douces, n'est-ce pas?... + +Et l'honnête médecin tendit la main à Atar-Gull en essuyant ses yeux +humides.... + +--Je n'ose, monsieur le docteur--dit le nègre avec humilité.... + +--Allons donc, mon garçon, mon ami, mais je m'honore, moi, en pressant +la main d'un modèle de vertu et d'héroïsme... car enfin c'est de +l'héroïsme--disait le docteur en serrant Atar-Gull dans ses bras. + +Ce spectacle fut au-dessus des forces du colon. + +Sa figure, de pâle et livide qu'elle était, devint rose, pourpre et +violacée.... + +Ses yeux s'ouvrirent, et la prunelle disparut sous la paupière.... + +Il fit entendre une espèce de cri guttural, rauque et métallique... et +sa bouche écuma... et ses membres se raidirent.... + +--Son accès le reprend, monsieur le docteur--dit le nègre--vite la +camisole. + +Non--dit tristement le médecin--non, c'est inutile, ce spasme, cet +érétisme vont consumer le reste de ses forces... Faible qu'il est, sa +dernière heure approche... Pourquoi vous le cacher, mon ami... dans une +heure peut-être... vous ne verrez plus votre maître... plus jamais.... +Allons... allons... du calme... faites-vous une raison... +écoutez-moi.... + +Mais Atar-Gull ne l'écoutait plus. + +--Déjà ... déjà ...--hurlait-il en se tordant à terre--déjà mourir, lui... +et il n'y a pas un an qu'il est ici avec moi... mais non... ce n'est +pas possible.... + +Et se relevant terrible, menaçant, les yeux enflammés, il saisit le +docteur de sa forte et puissante main, et levant une chaise sur le crâne +chauve du savant...--il s'écria furieux: + +--Je ne veux pas qu'il meure encore, moi! Il n'est pas temps... +entends-tu... il n'est pas temps... et s'il meurt... je te tue. + +Et il brandissait la chaise avec violence. + +--Il ne mourra pas... il ne mourra pas--dit le docteur, pâle et +tremblant...--je vous le promets.... + +Atar-Gull... laissa retomber la chaise... et s'assit par terre près du +lit du colon, sa tête cachée dans ses mains.... + +--Il n'y a que les nègres pour aimer ainsi--disait le médecin en +rajustant sa cravate et son collet--c'est du délire... mais c'est +admirable... on le dirait qu'on ne le croirait pas.... Mais il paraît +pensif, absorbé... je vais profiter de cela pour m'esquiver.... C'en est +fait du colon... l'agonie approche... et malgré ma promesse, je ne me +soucie pas d'assister à sa mort. + +Et le bon docteur se retira _suspenso pede_, en faisant le moins de +bruit possible pour ne pas tirer le noir de sa rêverie. + +Il respira plus librement quand il se vit sur l'escalier, quoiqu'il eût +encore à affronter le feu des questions de la Bougnol et des commères +de chaque étage.... + +Quand Atar-Gull revint à lui, il chercha le médecin, et, ne le trouvant +pas, s'écria: + +--Il s'en est allé, il n'y a donc plus d'espoir.... + +Et il se dressa debout pour contempler le colon qui agonisait. + +D'un geste, il tira la mince et pauvre couverture qui dessinait les +formes déjà cadavéreuses du malheureux Wil, comme pour ne rien perdre de +ce hideux spectacle.... + +Le colon tressaillait de tous ses membres, réduit à un état de maigreur +et de marasme effrayant. + +Ses mains s'agitaient en tous sens, comme pour ramener quelque chose sur +lui par un geste familier aux mourants.... + +--Oh! que ta mort est douce!--disait le noir--tu meurs dans un lit... +toi... tu n'as souffert que six mois... toi... tu n'as pas été obligé de +rire pendant que la haine te tordait le cÅ“ur... toi.... Comment... des +années de soumission, de tortures, de soins, ne m'auront servi qu'à le +faire souffrir huit mois... huit mois seulement! mais c'est infâme; oh! +les blancs! les blancs! m'écraseront-ils sous le poids de leur infernal +bonheur? + +À ce moment, la porte s'ouvrit.... + +C'était un prêtre, deux enfants de chÅ“ur et un cortège de femmes. + +--Que voulez-vous?--dit Atar-Gull. + +--Aider ce chrétien à mourir...--dit le prêtre--adoucir, consoler ses +derniers moments... + +--Consoler ses derniers moments...--dit le noir en rugissant--Oh! non, +non... il est fou.... + +--Ô mon Dieu...--dit le prêtre avec un accent de regret et de +tristesse--Ô mon Dieu, recevez-le toujours dans votre saint paradis.... + +--Et puis il est homicide, assassin; il a tué mon père...-- + +Dit Atar-Gull, hors de lui... en se tordant sur le lit du colon. + +--Monsieur l'abbé--dit la portière--faites pas attention, ce pauvre M. +_Targu_ est fou lui-même de chagrin de voir son maître s'en aller; +depuis un an qu'il est ici, il le soigne comme son père, il le nourrit; +à chaque heure du jour ou de la nuit il est debout à ses côtés... La +douleur l'égare... le pauvre garçon. + +--Ô monsieur--dit Atar-Gull en se précipitant aux genoux du prêtre, les +yeux baignés de larmes--ô monsieur, faites qu'il vive.... On dit votre +Dieu bon et juste... qu'il vive... le colon,... qu'il vive... +voyez-vous, il le faut, il me faut sa vie... vous ne savez donc pas que +c'est par là seulement que je tiens à l'existence.... Tenez... monsieur, +qu'il vive... je foule aux pieds mes fétiches, qui furent ceux de mes +pères... et j'embrasse votre religion... mais qu'il vive... oh! qu'il +vive!... par pitié qu'il vive! + +--Digne et cher serviteur--dit le prêtre attendri--Dieu l'appelle à +lui... la volonté de l'homme n'y peut rien... mais si la religion ne +peut vous le rendre... elle vous consolera de sa perte.... + +--Monsieur l'abbé, le locataire se meurt--dit la Bougnol...--je puis +mettre écriteau, n'est-ce pas?... + +L'abbé se tira des mains d'Atar-Gull, et s'approcha du colon. + +Le pauvre Will était hors d'état de rien entendre, il reçut +machinalement les sacrements et mourut.... + +Le médecin entrait au moment où il rendait le dernier soupir. + +Le nègre tomba comme si ses jambes se fussent dérobées sous lui. + +Saisissons cet instant pour l'entraîner hors d'ici--dit le bon +médecin--je m'en charge.... + +--C'est moi...--dit l'abbé--je vous en prie, monsieur, laissez-moi cette +bonne Å“uvre... il m'a presque promis d'embrasser notre sainte religion. + +--C'est une raison contre laquelle je ne puis rien objecter--répondit le +docteur--mais de mon côté je vais faire mon rapport au maire de cet +arrondissement, car si de telles vertus sont récompensées dans le ciel, +elles doivent aussi l'être sur la terre.... + +Nous nous entendons, je le vois--dit le vertueux prêtre en prenant la +main du médecin. + +Atar-Gull était sans connaissance, on le transporta chez l'abbé, et le +commissaire vint mettre les scellés sur le misérable mobilier du colon. + +On trouva dans la petite cassette l'espèce de journal dont nous avons +parlé, qui faisait un si pompeux éloge d'Atar-Gull, et l'instituait +légataire de tout ce que le colon possédait. + + * * * * * + +Le surlendemain de la mort du pauvre Will, les passants se découvraient +devant le corbillard des pauvres qui se dirigeait vers le cimetière de +l'Est, suivi d'un nègre qui pleurait fort, soutenu par un prêtre et un +homme à cheveux blancs (le médecin). + +Environ deux mois après, Atar-Gull, suffisamment instruit dans notre +religion, avait été solennellement baptisé à Sainte-Geneviève sous le +nom de Bernard-Augustin, et un soir, le 24 août, le jeune et digne +prêtre qui l'avait recueilli, lui parlait de je ne sais quelle imposante +cérémonie où le nouveau néophite devait jouer le principal rôle, grâce +aux soins et démarches du docteur, secondé par tous les locataires de la +rue Tirechape et les habitants du quartier, que la belle et vertueuse +conduite de M. _Targu_ pour son maître avait édifiés. + + + + +CHAPITRE IV. + + ...La vertu est une chose sans prix.... + + M. LE MARQUIS.--_Vaudeville_. + + Une autre intention que nous pouvons tout + aussi raisonnablement supposer au noble fondateur, + c'est celle de convertir ces hommes + assez malheureux pour ne pas croire à la vertu. + + _Discours de M. le baron_ CUVIER. + +LE PRIX DE VERTU. + + +Le 25 août ***, par un riant soleil qui inondait de clarté la belle +coupole de la salle des réunions solennelles de l'Institut, l'élite de +la société de Paris se pressait sur les banquettes, impatiente de voir +face à face les immortels, et d'ouïr quelque menue lecture de vers +allégoriques, de poèmes didactiques ou de contes politiques, qui +devaient tout doucettement conduire la patiente et benoîte assemblée +jusqu'au rapport de la commission chargée de décerner le prix de vertu +fondé par feu M. de Montyon. + +Et puis aussi on devait distribuer des palmes aux lauréats, aux favoris +d'Apollon... aux bien-aimés des Muses.... + +Or, pour la cent troisième fois, M. ***, bien-aimé d'Apollon et favori +des Muses, vint saluer modestement la foule endormie et baiser le +président, qui lui mit sur les oreilles une couronne de chêne vert, en +lui disant:--_Macte animo_. + +Des larmes coulèrent de tous les yeux, et le lauréat se promit bien de +ne pas rester en si beau chemin, de s'atteler ferme et fort, +incessamment et toujours, au vermoulu char du dieu des vers, et de le +traîner bon gré mal gré, friand qu'était le poète de sa botte de +lauriers académiques et de sa ration de louangeuses et classiques +mélopées. + +Après quoi, un murmure sourd et prolongé circula dans la salle; chacun +s'établit commodément pour entendre, le programme sur les genoux, les +mains croisées et les yeux attentivement fixés sur le président qui se +préparait à lire le rapport de la commission. + +Bientôt le plus profond silence régna dans l'assemblée, et le président +commença ainsi d'une voix lente, sonore et accentuée: + +«Messieurs, + +»La commission chargée de l'examen des titres des concurrents qui se +présentaient comme ayant droit au prix de vertu fondé par feu M. de +Montyon, après s'être occupée de ces recherches avec religion et +scrupule, a décidé à l'unanimité que le prix de dix mille francs serait +accordé cette année au sieur Bernard-Augustin _Atar-Gull_, nègre, né sur +la côte d'Afrique, âgé de trente ans et quelques mois. + +»Le résumé court et rapide de sa vie tout entière, consacrée à son +maître avec un dévoûment sans bornes, constatera, je l'espère, +l'impartialité de la commission. + +»Victime de la traite des noirs et de l'esclavage, Bernard-Augustin +Atar-Gull fut transporté il y a environ cinq ans à la Jamaïque, et +pourtant sa conduite sage, soumise, laborieuse, attira bientôt +l'attention de son maître qui lui donna toute sa confiance. + +»Des malheurs imprévus et cruels vinrent tout-à -coup fondre sur le colon +Tom Wil, et peu à peu ce malheureux perdit sa femme, sa fille, son +gendre, son immense fortune, et fut forcé de quitter la Jamaïque, où de +trop douloureux souvenirs l'eussent mené au tombeau. + +»Eh bien! messieurs, au milieu de ces calamités, le colon eut +l'inestimable bonheur de rencontrer un ami sûr, dévoué, infatigable; ce +fut cet Atar-Gull, qui trouvait toujours de nouvelles forces dans +l'excès même de son dévoûment. + +»Ah! messieurs, combien d'autres esclaves, à sa place, auraient joui en +secret des peines qui venaient accabler celui qui les avait achetés, +enlevés indirectement à leurs affections, à leurs pays.--Non, non, +messieurs, Atar-Gull n'avait, lui, qu'une idée fixe... l'attachement et +la reconnaissance qu'il devait à son maître, pour les bontés dont il +l'avait comblé.... + +»Et soit dit en passant, messieurs, de tels faits valent des volumes +pour réfuter la logique de ces froids et cruels sceptiques qui mettent +encore en doute le développement de l'intelligence des noirs, et qui, +sous de spécieux et paradoxals prétextes, osent soutenir la nécessité, +la légitimité de la traite, de cet infâme trafic. + +»Mais revenons à Atar-Gull, messieurs. + +»Il aurait pu profiter de son acte d'affranchissement sollicité par son +maître; il ne le fit pas, et suivit le colon en Europe, en Angleterre, +en France, à Paris, avec la même abnégation, le même dévoûment. + +»Mais c'est à Paris surtout qu'il faut suivre tous les développements de +cet attachement si énergique dans son expression et si profond dans ses +racines. + +»Les modiques ressources du colon étaient épuisées; le nègre passait des +jours, des nuits à travailler, et de ce modique labeur, il soutenait un +vieillard infirme, que ses nombreux malheurs avaient amené à un état +continuel d'irritation et de colère, bien excusable sans doute, mais +enfin dont le pauvre noir supportait les effets sans se plaindre, sans +le moindre murmure. + +«Que vous dirai-je? messieurs, le malheureux colon, privé de la parole, +perdit bientôt l'usage de ses facultés, sa raison s'égara; et, sauf +quelques moments lucides, il vécut encore un an dans un état de démence +complet. + +»Enfin le colon succomba à tant de tourments et de chagrins amers. + +»C'est ici, messieurs, qu'il faut voir jusqu'à quel point peuvent aller +la reconnaissance et l'affection chez de tels hommes. + +»À peine le digne et bon médecin, qui prodiguait au mourant les soins +les plus désintéressés, eut-il annoncé au fidèle serviteur la prochaine +mort de son maître, que celui-ci, dans un emportement, un délire que +les motifs feront pardonner et admirer peut-être, s'écria:--Je ne veux +pas qu'il meure, moi... Je ne tiens à l'existence que par sa vie... et +s'il meurt, je te tue.... + +»Et ces paroles, ces regrets énergiques et profonds, empreints de toute +l'exaltation fougueuse d'un africain, retentiront, j'espère, dans le +cÅ“ur des gens qui, nous le répétons, s'obstinent à regarder les noirs +comme une classe à part. + +»Mais bientôt, messieurs, toute espérance fut détruite, et le ministre +de Dieu vint apporter ses saintes consolations au malheureux... disons +plutôt à l'heureux colon; car c'est encore du bonheur, même au milieu +des plus cruelles infortunes, que de trouver un ami, un frère, un fils +tel qu'_Atar-Gull_. + +»Mais voyez, messieurs, combien une âme noble et élevée, sous quelque +enveloppe qu'elle soit, a de secrètes affinités avec une religion dont +la portée est si haute et si puissante: c'est au nom de notre religion à +nous, de la religion du Christ, que ce noir, abjurant son idolâtrie, +demande la vie de son maître!!! + +»Ah! messieurs, laissez couler mes larmes, elles sont bien douces, je +vous assure... et n'y a-t-il pas un plus touchant, un plus noble tableau +que celui-ci... un pauvre nègre, devinant comme par l'instinct d'une âme +aimante tout ce qu'il y a de consolation et d'espérance dans une +religion qu'il ignore pourtant, mais dont l'idée confuse vient +apparaître à son esprit comme ces saintes et mystiques visions qui +venaient soudain éclairer nos Pères de l'Église. + +»Enfin, messieurs, comme pour compléter, pour clore dignement cette vie +tout entière consacrée au dévoûment pour son semblable, Atar-Gull, +instruit dans notre religion, s'est fait baptiser, et nous comptons un +chrétien de plus. + +»Ce qui a décidé, messieurs, la commission à attirer sur cet homme +estimable les regards et la reconnaissance de la société, c'est cette +grandeur d'âme, cette élévation de caractère qui ont été assez +puissantes chez Atar-Gull pour faire surmonter toute haine primitive. + +»Oui, messieurs, car chez un de nos concitoyens, élevé dans nos mÅ“urs, +dans nos habitudes, dans nos lois, une pareille conduite serait déjà +digne des plus grands éloges, digne des plus hautes récompenses. + +»À quelle hauteur sera-t-elle donc élevée, cette action, messieurs! +quand vous songerez que cet homme à demi sauvage, livré à toute +l'impétuosité de ses passions, sans instruction, sans croyance, sans +frein, a oublié l'affreuse distance que le fouet et la cruauté des +colons avaient mise entre lui et un blanc, pour se vouer corps et âme au +service de ce blanc et lui prouver une affection toute filiale! + +»Alors, messieurs, je le crois, vous ne pouvez que ratifier le jugement +de la commission, et vous écrier avec nous: Si l'âme généreuse de M. de +Montyon prend encore quelque connaissance de ce qui se fait sur la +terre, elle doit être heureuse et satisfaite, car nous avons eu le +bonheur de concilier les deux idées qui l'occupèrent pendant toute sa +vie, et auxquelles en mourant il a consacré toute sa fortune: + +»Faire du bien aux infortunés et exciter à leur en faire tous ceux qui +en ont la possibilité. + + (_Applaudissements prolongés_.) + +»Il nous reste, messieurs, à faire connaître les pièces justificatives +qui seront déposées au secrétariat de l'Institut. + +»--1º Le testament olographe de M. Wil qui, par les clauses les plus +flatteuses, institue Atar-Gull légataire universel du peu qu'il +possédait. + +»--2º L'acte d'affranchissement du nègre, apostillé longuement par le +gouverneur de la Jamaïque, qui rend un éclatant hommage aux excellentes +et nobles qualités d'Atar-Gull, et cite les faits honorables qui lui ont +mérité cette faveur. + +»--3º Un certificat du commandant de la frégate anglaise _le Cambrian_ +qui a ramené en Europe le colon et son fidèle esclave, lequel +certificat, signé de tout l'état-major, contient les plus grands éloges +sur l'admirable conduite du nègre pour le colon. + +»--4º Une demande signée par les locataires qui habitent la maison où +était logé feu M. Wil, et appuyée des attestations des principaux +habitants du quartier qui affirment que la conduite d'Atar-Gull a été +parfaite et dévouée, et qui s'intéressent tous à ce qu'elle ne reste pas +sans récompense. + +»--5º Des notes particulières remises par le médecin qui a soigné M. Wil +dans sa dernière maladie, et qui le premier a appelé les regards de +l'autorité sur ces faits si honorables pour l'espèce humaine. + +»--6º Une lettre de M. Duval, prêtre à Saint-Geneviève, qui a suivi +Atar-Gull dans tous les exercices religieux, et a été édifié de sa +conduite admirable et de ses regrets sincères et touchants. + +»Voici, messieurs, les titres sur lesquels la commission a basé son +jugement; nous osons croire qu'elle trouvera des approbateurs, et que +l'imposante et sainte mission qui nous a été confiée aura été +religieusement et consciencieusement remplie aux yeux de tous. + +»D'après ce, le prix de vertu de dix mille francs, fondé par feu M. de +Montyon, est décerné à Atar-Gull Bernard-Augustin.» + +Il est impossible de décrire les transports et l'ivresse que ce long +rapport excita dans l'assemblée. + +C'était comme un nouveau triomphe que la civilisation remportait sur la +barbarie. + +Une quête spontanément faite au profit du bon noir produisit près de +deux mille francs, qui furent remis au président, et le soir, dans tout +Paris, on ne parlait que d'Atar-Gull ou le bon nègre. + +FIN D'ATAR-GULL. + + + + +UN CORSAIRE. + + +...Ayant obtenu de mon amiral un congé de quelques mois, je visitais +alors en curieux tous les ports de la Manche, qui, dans notre dernière +guerre avec les Anglais, ont fourni une si grande quantité d'intrépides +corsaires. + +J'étais fort jeune alors, et comme je n'avais jamais vu de _corsaire_, +j'aurais tout donné au monde pour en voir un, mais un _vrai_, un type, +le blasphème et la pipe à la bouche, fumant de la poudre à défaut de +tabac, l'Å“il sanglant, et le corps couvert d'un réseau de cicatrices +profondes à y fourrer le poing. + +Comme dans une de mes stations sur la côte, j'exprimais ce naïf désir à +un ami de ma famille, homme fort aimable et fort spirituel, auquel +j'étais recommandé, il me dit:--Eh bien! demain je vous ferai dîner avec +un corsaire. + +--Un corsaire!--lui fis-je. + +--Un vrai corsaire--reprit-il--un corsaire comme il y en a peu, un +corsaire qui à lui seul a fait plus de prises que tous ses confrères +depuis Dunkerque jusqu'à Saint-Malo. + +Je ne dormis pas de la nuit, et le jour me parut démesurément long, +quoique j'eusse essayé de lire _Conrad_, de Byron, pour me préparer à +cette sainte entrevue. + +À cinq heures j'arrivai chez mon ami. C'est stupide à dire, mais j'avais +presque mis de la recherche dans ma toilette. En entrant je trouvai à +mon hôte un aspect soucieux qui m'effraya, et je frémis +involontairement. + +--Notre corsaire ne viendra qu'à la fin du dîner--me dit-il--il est en +conférence avec le capitaine du port.--Hélas! j'attendrai +donc--répondis-je--en sentant mon cÅ“ur se rasséréner. + +On se mit à table. J'étais placé à côté de la femme de mon hôte, et, à +ma droite, j'avais un monsieur de soixante ans, qui paraissait fort +intime dans la maison, et qu'on appelait familièrement Tom. + +Ce monsieur, fort carrément vêtu d'un habit noir qui tranchait +merveilleusement sur du linge d'une éblouissante blancheur, ce monsieur, +dis-je, avait une franche et joviale figure, l'Å“il vif, la joue pleine +et luisante, et un air de bonhomie épandue dans toute sa personne qui +faisait plaisir à voir. Il me fit mille récits sur sa ville, dont il +paraissait fier, me parla des embellissements projetés, de la rivalité +de l'école des frères et de l'enseignement mutuel, et finit par +m'apprendre, avec une sorte d'orgueilleuse modestie, qu'il était membre +du conseil municipal, capitaine de la garde nationale, et qu'il +jouissait même d'un certain crédit à _la fabrique_. Je le crus sur +parole. Ces détails m'eussent prodigieusement intéressé dans toute +autre circonstance; mais, je dois l'avouer, ils me paraissaient alors +monotones, dévoré que j'étais du désir de voir _mon_ corsaire. Et _mon_ +corsaire n'arrivait pas. En vain notre hôte, par une charitable +attention, et dans le but de me distraire, s'était mis à taquiner M. Tom +sur je ne sais quelle fontaine qui tombait en ruines, quoique lui, Tom, +fût spécialement chargé de la surveillance de ce quartier. Je ne retirai +de ce charitable procédé de mon hôte que cette conviction: que M. Tom, +au nombre de ses autres qualités sociales et municipales, joignait le +caractère le plus doux, le plus gai et le plus conciliant du monde. + +On servit le dessert. Les gens se retirèrent; j'étais désespéré; n'y +tenant plus, je m'adressai d'un air lamentable à l'amphitryon.--Hélas! +votre corsaire vous oublie--lui dis-je.--Quel corsaire?--dit M. Tom, qui +cassait ingénûment des noisettes.--Mais le commissaire de marine que +j'avais invité--dit mon hôte en riant aux éclats de cette bêtise. + +J'étais rouge comme le feu, et pardieu si colère, qu'il fallut la +présence des deux femmes pour me contenir. + +Je ne sais où ma vivacité allait m'emporter, lorsque, pour toute +réponse, je vis mon hôte sourire en regardant les autres convives, qui +sourirent aussi. J'en excepte pourtant M. Tom, qui devint rouge +jusqu'aux oreilles, et baissa la tête d'un air honteux. + +Il n'y a que cet honnête bourgeois qui soit indigné de cette scène +ridicule--pensai-je en vouant un remercîment intime au digne conseiller +municipal. + +--C'est assez plaisanter, monsieur--me dit alors l'hôte d'un air +sérieusement affectueux;--excusez-moi si j'ai ainsi usé ou abusé de ma +position de vieillard pour vous mettre à l'abri des impressions +calculées à l'avance, car, grâce à ces préventions, monsieur, on juge +mal, je crois, les hommes intéressants. Oui, quand on les rencontre tels +qu'ils sont, au lieu de les trouver tels qu'on se les était figurés, +votre poésie s'en prend quelquefois à leur réalité, et, par dépit +d'avoir mal jugé, vous les appréciez mal, ou vous persistez dans +l'illusion que vous vous étiez faite à leur égard. + +Je regardai mon hôte d'un air étonné. J'avais seize ans, il en avait +soixante; et puis je trouvai tant de raison et de bienveillante raison +dans ce peu de mots, que je ne savais trop comment me fâcher. + +--Une preuve de cela--ajouta-t-il--c'est que si tout à l'heure je vous +avais montré notre corsaire, en vous disant: Le Voici, vous eussiez, +j'en suis sûr, éprouvé une toute autre impression que celle que vous +avez éprouvée, et pourtant cet intrépide dont je vous ai parlé est ici +au milieu de nous, il a dîné avec nous.--Je fis un mouvement.--Je vous +en donne ma parole--dit mon hôte d'un air si sérieux que je le crus. + +Alors je promenai mes yeux sur tous ces visages, qui s'épanouirent +complaisamment à ma vue, mais rien du tout de corsaire ne se révélait. + +--Regardez-nous donc bien--me dit M. Tom avec un rire singulier. + +Alors mon hôte me dit, en me désignant M. Tom de la main:--J'ai +l'honneur de vous présenter le capitaine Thomas S...--Le capitaine S...! +vous Êtes le brave capitaine S...?--m'écriai-je, car le nom, +l'intrépidité et les miraculeux combats de l'homme m'étaient bien +connus; et je restai immobile d'admiration et de surprise: mon cÅ“ur +battait vite et fort. + +--Et! mon Dieu oui, je suis tout cela... à moi tout seul--me dit le +corsaire en continuant d'éplucher et de grignoter ses noisettes.--Vous +êtes le capitaine S...?--dis-je encore à M. Tom en le couvant des yeux, +et m'attendant presque à voir, depuis cette révolution, le front du +conseiller municipal se couvrir tout-à -coup de plis menaçants, son Å“il +flamboyer, sa voix tonner.... + +Mais rien ne flamboya, ne tonna, seulement le corsaire me dit avec la +plus grande politesse:--Et je me mets à vos ordres, monsieur, pour vous +faire visiter la rade et le port. + +Après quoi il se remit à ses noisettes. Il me parut trop aimer les +noisettes pour un corsaire. + +En vérité, j'étais confondu, car, sans trop poétiser, je m'étais fait +une toute autre figure de l'homme qui avait vécu de cette vie sanglante +et hasardeuse. Je ne pouvais concevoir que tant d'émotions puissantes et +terribles n'eussent pas laissé une ride à ce front lisse et rayonnant, +un pli à ces joues rieuses et vermeilles. + +Mon hôte voyant mon étonnement dit au corsaire:--Oh! maintenant il ne +vous croira pas, Tom; pour le convaincre, parlez-lui métier, ou mieux, +racontez-lui votre évasion de _Southampton_. + +Ici le capitaine Tom fit la moue. + +Sur mon observation mon hôte n'insista pas, et je me mis à causer avec +le capitaine, serein et placide, de quelques-uns de ses magnifiques +combats avec lesquels nous avons été bercés, nous autres aspirants. + +Cette attention de ma part flatta le capitaine Tom, la conversation +s'engagea entre nous deux; il me donna même quelques détails sur la +façon de combattre, mais tout cela d'un air, d'un ton doux et calme qui +faisait un singulier contraste avec la couleur tragique et sombre du +sujet de notre conversation. + +Entre autres choses, je n'oublierai jamais que, lui demandant de quelle +manière il abordait l'ennemi, il me répondit tranquillement en jouant +avec sa fourchette:--Mon Dieu! je l'abordais presque toujours de long en +long; mais j'avais une habitude que je crois bonne et que je vous +recommande dans l'occasion, car c'est bien simple--ajouta-t-il à peu +près du ton d'une ménagère qui hasarde l'éloge d'une excellente recette +pour faire les confitures;--cette habitude--reprit-il--la voici: au +moment où j'étais bord à bord de l'ennemi, je lui envoyais tout +bonnement ma volée complète de mousqueterie et d'artillerie bourrée à +triple charge. Eh bien, vous n'avez pas d'idée de l'effet que ça +produisait--ajouta le capitaine en se tournant à demi de mon côté et +secouant la tête d'un air de conviction. + +Je pris la liberté d'assurer au capitaine que je me faisais parfaitement +une idée de l'effet que devait produire cette excellente habitude qui, +dans le fait, était bien simple. + +--Bah!... Tom fait le crâne comme ça--dit mon hôte d'un air malin--il ne +vous dit pas qu'il a peur des revenants! + +--Oh! des revenants!--dit joyeusement Tom en remplissant son verre +d'excellent curaçao. + +--Des revenants--reprit mon hôte;--enfin l'homme aux _yeux mangés_ ne +vous visite-t-il jamais, Tom?... + +La figure du capitaine prit alors une bizarre expression: il rougit, son +Å“il s'anima pour la première fois, et, posant son verre vide sur la +table, il me dit en passant la main dans ses cheveux gris et découvrant +son large front:--Aussi bien il veut me faire raconter mon évasion de +Southampton; cette diable d'aventure s'y rattache. Écoutez-moi donc, +jeune homme. + +--Ah çà , Tom, songez à ces dames--dit mon hôte, en montrant sa femme et +une de ses amies. + +--Ma foi--dit le capitaine--si la chaleur du récit m'emporte, +figurez-vous bien, mesdames, qu'au lieu du mot il y a des points. + +Je ne sais si ce fut une illusion, ou l'effet du curaçao réagissant sur +le capitaine, ou le charme sombre et magique que jette sur tout homme ce +fier nom de corsaire qu'on lui a écrit au front..., toujours est-il que, +lorsque le capitaine commença son récit, il s'empara de l'attention par +un geste muet de commandement. Il me sembla un homme extrêmement +distinct du conseiller municipal. + +Le capitaine commença donc en ces termes: + +«C'était dans le mois de septembre 1812, autant que je puis m'en +souvenir. Il ventait un joli frais de nord-ouest, j'avais fait une pas +trop mauvaise croisière, et je m'en revenais bien tranquillement à +Calais grand largue avec une prise, un brick de 280 tonneaux, chargé de +sucre et de bois des îles, lorsque mon second, qui le commandait, +signale une voile venant à nous. Je regarde; allons bien.... Je vois des +huniers grands comme une maison: c'était une frégate du premier rang. Le +damné brick marchait comme une bouée, je donne ordre à mon second de +forcer de voiles, et je commence à couvrir mon pauvre petit lougre +d'autant de toile qu'il en pouvait porter; il était ardent comme un +démon, et ne demandait qu'à aller de l'avant: aussi voilà que nous +commençons à prendre de l'air... et à filer ferme..., ce qui n'empêcha +malheureusement pas la frégate d'être dans nos eaux au bout de trois +quarts d'heure de chasse. + +»Pour me prier d'amener, elle m'envoya deux coups de canon qui me +tuèrent un novice et me blessèrent trois hommes. + +»Pour la forme, seulement pour la forme, je lui répondis par ma volée à +mitraille, qui pinça une demi-douzaine d'Anglais; c'était toujours çà , +et tout fut dit. Je fus genoppé, mais par exemple traité avec les plus +grands égards par le commandant anglais qui avait entendu parler de moi; +car c'était la troisième fois qu'on me faisait prisonnier, mais j'avais +toujours eu le bonheur de m'échapper des pontons. + +»Nous ralliâmes Portsmouth et nous y arrivâmes à peu près à l'heure à +laquelle je comptais rentrer à Calais. Oui, au lieu d'embrasser ma mère +et mon frère, de conduire ma prise au bassin et de coucher à terre, +j'allai droit vers un ponton, et peut-être pour y rester long-temps. +C'était dur; mais alors j'étais entreprenant; j'étais jeune et +vigoureux, j'avais une bonne ceinture remplie de guinées, et par dessus +tout une _rage de France_ qui me rendait bien fort, allez. Aussi quand +le commandant, devant tout son animal d'état-major, me fit un grand +discours, pour me dire que désormais j'allais être serré de près..., mis +dans une chambre à part, surveillé à chaque minute..., que c'était ma +vie que je jouais en tentant de m'évader..., enfin une bordée de paroles +superbes, je ne lui répondis, moi, pas autre chose que je m'en...» + +--Tom..., Tom...--s'écria fort heureusement mon hôte, car le capitaine, +dans la chaleur du récit, avait déjà fait entendre certaine consonne +sifflante qui annonçait un mot des plus goudronnés. + +--Mais c'est que c'était vrai, c'est comme je vous le dis, reprit le +capitaine. Je m'en.... + +--Tom--s'écria encore mon hôte--ce n'est nullement votre véracité que +j'interromps; mais songez à ces dames, Tom! + +--Ah! tiens, c'est vrai--reprit le capitaine.--Eh! bien, non, je dis au +commandant: Je m'en _moque_. Je m'évaderai tout de même.--Nous +verrons--répondit l'Anglais.--Je l'espère bien--lui dis-je. Et on +m'envoya à _Southampton-Lake_, à bord du ponton _la Couronne_. + +«Southampton-Lake est un assez grand lac, situé à environ quinze lieues +de Portsmouth; ce lac n'a d'autre issue qu'un étroit chenal; ce chenal +débouche dans un bras de mer qui court du N.-O. au S.-E., et ce bras de +mer, après avoir formé les rades de Portsmouth, de Spithead et de +Sainte-Hélène, se jette enfin dans la Manche, après avoir contourné les +îles Portsea, Haling et Torney. + +»Je ne vous donne tous ces détails qu'afin de vous faire voir que ce +diable de lac était une position inexpugnable, et, à cause de cela même, +parfaitement choisie pour servir de mouillage à une douzaine de pontons +qui renfermaient alors quelques milliers de prisonniers de guerre +français, au nombre desquels j'allais me trouver, et au nombre desquels +je me trouvai bientôt, comme je vous l'ai dit, à bord de _la Couronne_, +vaisseau de 80 rasé. + +»Ce ponton était commandé par un certain manchot, nommé Rosa, un malin, +un fin matois s'il en fut, beau, jeune, et brave garçon d'ailleurs, qui +avait perdu un bras à Trafalgar, et exécrait autant les Français que moi +les Anglais; c'était de toute justice, je ne pouvais lui en vouloir pour +cela, il était de son pays et moi du mien. + +»Le premier jour que je vins à bord, il me fit voir son ponton dans tous +ses détails, ses grilles, ses serrures, ses pièges, ses trappes, ses +verrous, ses barres, les rondes qu'on faisait tous les quarts d'heure, +les visites, les sondages qui ne laissaient pas une minute de repos aux +murailles de ce pauvre vieux navire. Puis il finit par m'annoncer qu'en +outre de ces précautions, j'aurais encore à mes trousses et à mes ordres +un caporal qui ne me quitterait pas plus que mon ombre, afin, disait-il +d'un air gouailleur, que, _mes moindres désirs fussent prévenus_. + +»Cependant--ajouta-t-il--si vous vouliez me donner votre _parole +d'honneur_ de ne pas chercher à vous évader, capitaine, je vous +laisserais libre d'aller à terre tous les jours, et, à bord, votre +chambre ne serait jamais visitée. + +»Vous êtes trop aimable--lui dis-je--mais je ne veux pas vous donner +cette parole-là ; parce que, voyez-vous, le soir et le matin, la nuit et +le jour, je n'ai qu'une pensée, qu'une idée, qu'une volonté, celle de +m'évader.--Vous avez bien raison, et j'en ferais autant à votre +place--me répondit le manchot;--seulement je vous préviens d'une chose, +c'est que vous me piquez au jeu, et que pour vous retenir _tout moyen_ +me sera bon.--Mais c'est trop juste--lui dis-je--puisque _tout moyen_ +me sera bon pour me sauver. + +»Le fait est que pour se sauver c'était bien le diable. Figurez-vous que +tous les sabords ou ouvertures qui donnaient du jour dans les batteries +étaient grillés, regrillés et surgrillés de telle sorte, qu'on ne +pouvait songer à y passer; d'autant plus que ces barreaux étaient +visités cinq à six fois par jour; et autant de fois, par nuit; en +admettant même que vous eussiez pu passer par un de ces sabords, il +régnait au-dessous une espèce de petit parapet qui faisait tout le tour +du navire, et sur cette galerie se promenaient continuellement des +sentinelles. Or, dans le cas où vous auriez échappé à ces sentinelles, +vous n'eussiez pas échappé aux rondes de canots armés qui, la nuit, se +croisaient dans tous les sens autour des pontons. Enfin, eussiez-vous +même eu ce bonheur, il vous fallait encore gagner à la nage, les rives +de ce lac, qui étaient environ éloignées d'une lieue et demie de tous +les cotés du ponton. + +»Ce n'est pas tout, si l'eau de ce lac eût été partout profonde où +guéable, quoique extrêmement hasardeux, un tel trajet eût été possible; +mais ce qui le rendait presque impraticable, c'est que pour aller à +terre il fallait absolument traverser trois bancs d'une vase épaisse, +molle et gluante, dans laquelle on ne pouvait ni nager, ni marcher.... + +»Aussi, à vrai dire, ces bancs de vase faisaient-ils, en partie, la +sûreté des pontons. + +»L'espionnage aussi servait assez les Anglais, vu qu'il y a des gredins +partout, et plutôt sur les pontons qu'ailleurs, car la misère déprave; +et sur dix évasions manquées, il y en avait toujours neuf qui avortaient +par la trahison de faux frères. + +»Les prisonniers avaient bien essayé de remédier à ces désagréments en +massacrant, avec des circonstances bizarres, que je tairai d'ailleurs à +cause de ces dames (ajouta fort galamment le capitaine), en massacrant, +dis-je, les traîtres qui les vendaient, lorsque les commandants anglais +ne les retiraient pas assez vite du bord; mais rien n'y faisait, et la +délation allait son train, parce que les Anglais la payaient bien. + +»J'étais donc depuis huit jours à bord de la _Couronne_, lorsqu'un matin +on apprend qu'un nommé Dubreuil, un matelot de mon pays, assez mauvais +gueux du reste, s'était évadé pendant la nuit, ayant, à ce qu'il paraît, +trouvé moyen de se cacher le soir dans une grande chaloupe de ronde. Une +fois l'embarcation poussée au large, comme le temps était noir, on le +prit pour un matelot de service; puis, quand il vit le moment favorable, +il se jeta à l'eau, plongea et disparut sans qu'on ait jamais pu +parvenir à le rejoindre. + +»Vous concevez si cette nouvelle irrita mon désir de m'échapper à mon +tour: mais je ne trouvais personne de sûr à qui me confier, et je ne +voulais rien hasarder par les motifs que je vous ai dit, lorsque ma +bonne étoile amena, comme prisonnier à bord de _la Couronne_, un +capitaine corsaire de mes amis, gaillard solide, entreprenant..., un +_homme_ enfin. + +»Dès que nous nous fûmes reconnus, nous comprîmes tout de suite, sans +nous le dire, qu'il fallait surtout laisser ignorer cette rencontre au +commandant: aussi j'eus toujours l'air d'être plutôt mal que bien avec +Tilmont. (C'est comme ça qu'il s'appelait.) + +»Tilmont avait avec lui un vieux matelot, nommé Jolivet, dont il était +sûr, car ils naviguaient ensemble depuis vingt ans; nous convînmes de +nos faits, et huit jours après la fuite de Dubreuil, jour pour jour, les +choses étaient en bon train. + +»Le matin de ce jour-là , le manchot me fit appeler dans sa chambre; il +était radieux, pimpant et se carrait en se frottant le menton plutôt +d'un air à se faire casser les reins... que souhaiter le +bonjour.--Capitaine--me dit-il--vous avez voulu jouer gros jeu contre +moi, vous avez perdu; c'est malheureux, une autre fois choisissez mieux +vos confidents. + +»Comment cela?--lui dis-je sans me déconcerter. + +»Oui--reprit-il en époussetant son collet d'un air dégagé--oui, vous +deviez vous sauver demain ou après par un trou fait à la muraille de la +coque du navire, à bas-bord près du _Black Hole_; c'est un nommé Jolivet +qui faisait le trou. Vous lui aviez donné dix louis pour le faire, il +m'a demandé quinze guinées pour me le vendre, et je les lui ai données +bien vite; car, en vérité c'était pour rien. + +»Comme bien vous pensez, j'étais exaspéré et j'aurais étranglé Jolivet, +si je l'avais tenu. Une fuite si bien ménagée!--disais-je au manchot en +trépignant.--une fuite à son heure! sur le point de réussir...! etc., +etc. + +»--Je conçois que c'est désolant--me répondit le scélérat d'Anglais; +mais, pour vous consoler, capitaine, buvons un verre de Madère à votre +prochaine évasion. + +»--Que voulez-vous--lui dis-je--c'est à refaire... heureusement qu'il +reste de la muraille à percer. Et comme après tout il n'y a pas de quoi +se tuer pour cela, nous bûmes à la prochaine, et nous allâmes nous +promener dans la batterie basse. + +»J'étais ou plutôt j'avais l'air navré, désespéré, tandis que le manchot +n'avait jamais été plus gai; il ricanait, il sifflait, il roucoulait en +chantant faux comme un Anglais qu'il était, enfin il ne pouvait cacher +sa joie d'avoir fait rater ma fuite, et il était bien certainement dans +son droit. + +»Comme nous nous promenions depuis une demi-heure dans la partie basse, +lui toujours guilleret, moi toujours triste, un tapage infernal partit +au-dessus de notre tête, dans la batterie de 18, et interrompit notre +conversation qui n'était pas vive. + +»Qu'est-ce que cela?--demanda le commandant à un aspirant qui +descendait. + +»--Commandant, ce sont les prisonniers qui dansent; il y a bal là -haut +comme tous les jours. + +»Est-ce que ne voilà pas ce gueux de manchot qui s'avisa de +dire:--Faites cesser, monsieur; cette joie est inconvenante de la part +des prisonniers, le jour où l'un d'eux a vu son projet de fuite +avorter... faites cesser aujourd'hui, monsieur. + +»Et avant que j'aie pu l'en empêcher, le chien d'aspirant remonte, et ce +bruit, qui tonnait à nous étourdir, cesse à l'instant. + +»Alors, je l'avoue, malgré moi je pâlis comme un mort, car, au moment où +la danse cessa, un léger bruit, heureusement imperceptible pour tout +autre que pour moi, se fit entendre derrière la cloison qui formait la +chambre de Tilmont, chambre sur le plafond de laquelle les danseurs +paraissaient sauter le plus volontiers. Ce léger bruit, qui ressemblait +au cri d'une scie, dura à peine une seconde après que la danse n'ébranla +plus le plancher de la batterie; mais, comme je vous l'ai dit, cette +seconde suffit pour me faire un damné mal; on m'eût scié le cÅ“ur que ça +n'eût pas été pire. + +»Heureusement le manchot prit cette pâleur pour celle de la colère, car +aussitôt je m'écriai furieux:--Et moi, monsieur, je m'oppose à cela: +punir ces pauvres gens parce que j'ai été assez sot pour me laisser +surprendre, ce n'est pas juste. Vous voulez me faire haïr de mes +compatriotes, c'est une lâcheté, monsieur, entendez-vous, une lâcheté; +et si vous êtes homme d'honneur, vous leur permettrez de recommencer +leur danse. + +»--Calmez-vous, capitaine, me dit obligeamment le manchot; je vais +moi-même leur en donner l'autorisation. + +»Et la brute, le sot, le triple sot de manchot d'Anglais, y alla +lui-même... concevez-vous, lui-même...--s'écriait le capitaine en +bondissant sur sa chaise, et tapant dans ses mains avec une joie +frénétique et des éclats de rire qui nous stupéfiaient. + +»--Je vais vous expliquer pourquoi je ris tant à ce +souvenir--ajouta-t-il en se calmant--c'est que vous ne savez pas une +chose.... Ces hommes qui dansaient, c'était moi, qui, depuis huit jours, +les payais vingt sols par tête pour danser et faire un train d'enfer +au-dessus de la chambre de ce pauvre Tilmont, sous le prétexte de +l'embêter, mais dans le fait afin qu'on n'entendît pas le bruit qu'il +faisait, en me creusant, pendant ce temps-là , un trou dans la muraille +du navire, qui formait un des côtés de sa cabane. + +»C'est que la trahison de _Jolivet_ était convenue entre lui, moi et +Tilmont, et qu'il n'avait vendu le trou qu'il m'avait fait que pour +détourner l'attention, et renforcer nos fonds de quinze guinées que le +manchot lui avait données pour sa trahison. C'est qu'enfin, pendant +cette nuit même, je devais m'évader, car le trou de Tilmont était à peu +près fini, et les vents paraissaient devoir souffler vigoureusement du +N.-O., ce qui nous annonçait une nuit sombre et orageuse. + +»Comme je vous l'ai dit, cela se passait huit jours après l'évasion de +Dubreuil; mon _faux trou_ avait été vendu, la danse avait recommencé, et +j'avais le désespoir sur le front et la _France dans le cÅ“ur_...; car +Tilmont venait de m'avertir par un signe convenu que le trou était +tout-à -fait fini. + +»J'allais monter sur le pont pour voir encore d'où se faisait la brise, +lorsque j'entendis le bruit du sifflet du maître, qui appelait tout le +monde en haut. + +»Au même instant, un timonier vint me prévenir que le commandant me +demande sur la dunette. + +»Je n'y comprenais rien, je monte tout de même; mais qu'est-ce que je +vois? l'état-major anglais en grand uniforme, les troupes sous les +armes, les prisonniers rangés sur les gaillards, et, comme d'habitude, +sous le feu de quatre caronades chargées à mitraille. + +»Le commandant Rosa avait un air grave et solennel que je ne lui +connaissais pas. Il se tenait debout: à ses pieds était un hamac posé +sur le pont et recouvert d'un pavillon noir. + +»Le manchot ordonna de battre un ban; et quand les tambours eurent cessé +de rouler, il dit en français: + +»_Il y a huit jours qu'un des prisonniers de ce ponton s'est évadé_. +ARRIVÉ AUX BANCS DE VASE, _il y est resté engagé. Or, voici ce qui lui +est arrivé_. Puis, se tournant vers moi: _Capitaine_, me dit-il, _voyez +donc si par hasard vous ne reconnaîtriez pas ce camarade?_ Et en disant +ces mots, il écarte d'un coup de pied le pavillon qui couvrait le hamac. +Alors je vois un cadavre tout nu, très-gonflé et d'une couleur +verdâtre; mais ce qu'il y avait d'horrible, c'était sa figuré toute +déchiquetée, et surtout les orbites sanglants de ses yeux qui étaient +vides; ils avaient été mangés par les corbeaux.... + +»À voir ce visage en lambeaux, desséché par le soleil, il était clair +que ce malheureux, enfoui dans une vase épaisse et visqueuse, n'avait pu +s'en tirer; que plein de force et de vie il y avait attendu la mort +pendant des jours!! et que peut-être à la fin de son agonie, en voyant +les oiseaux de proie tourner sur sa tête, il avait pu prévoir ce qui +l'attendait!... + +»Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il m'est impossible de rendre +l'impression que fit la vue de ce cadavre sur l'équipage et sur +moi-même. Mon sang ne fit qu'un tour, je l'avoue; car la première pensée +qui me vint fut que, pendant la nuit, j'allais avoir la même vase à +traverser, et que le même sort m'attendait peut-être. Mais comme j'ai +toujours eu assez d'empire sur moi, je me contins; et quand le maudit +manchot, après avoir regardé tout le monde pour juger de l'effet que ça +produisait, se retourna de mon côté et me dit de nouveau: _Eh bien! +capitaine, reconnaissez-vous ce camarade?_ + +»Je croisai mes mains derrière mon dos, et je lui dis d'un air dégagé +(qui me coûtait durement à prendre, je vous le jure): + +»--Je reconnais parfaitement le _camarade_, monsieur... c'est Dubreuil, +un matelot de mon pays; mais il n'y a pas grand mal, c'était un mauvais +gueux qui battait sa mère. + +»Mon sang-froid déconcerta le manchot, qui, presque furieux, s'écria en +poussant du pied une des jambes de ce cadavre à moitié rongées par les +reptiles: + +»--Vous voyez pourtant qu'un banc de vase est une promenade fatigante, +capitaine, car on y use jusqu'à sa peau. + +»--Oui, quand on est assez sot pour ne pas emporter de patins--lui +dis-je en ricanant malgré moi; car l'imbécile, en me montrant cette +jambe mutilée, venait de me donner une idée qui était excellente. + +»Il la prit pour une plaisanterie, resta court et me dit sérieusement: + +»--Vous êtes gai, capitaine? + +»--Très-gai, monsieur--répondis-je;--ainsi croyez-moi, jetez cette +charogne à la mer. Ne jouez plus à _croquemitaine_ avec moi, et +persuadez-vous bien de ceci: _c'est que le ciel du bon Dieu tomberait +sur moi, que je gratterais encore pour y faire un trou_. Sur ce... +bonsoir, monsieur. + +»Et je m'en fus, car je n'y tenais plus. Ce cadavre en pourriture me +révoltait; et puis, devant m'évader la nuit même, j'avais bien d'autres +chiens à tondre que de faire le vis-à -vis de M. Dubreuil.» + +--Et vous avez osé vous évader cette nuit-là , Capitaine?--dit une de ces +dames, dont la terreur était au comble. + +--Oui, madame--reprit le capitaine d'un air grave;--et par l'enfer, ce +fut bien une mauvaise nuit que celle-là . + +Et, probablement au souvenir de tout ce qu'il avait déployé de courage +et d'énergie dans cette terrible nuit, la figure du capitaine Tom révéla +une magnifique expression de force indomptable et de résolution +désespérée. Son regard était fixe et profond, son attitude puissante. Il +était sublime ainsi. Un moment j'avais entrevu l'homme que je voulais +voir sous son enveloppe naïve et simple. + +Et le capitaine continua son récit. + +«Ainsi que je vous l'ai dit, le _trou_ de Tilmont étant terminé, si la +nuit devenait bonne, je devais tenter l'affaire. + +»Or, elle devint bonne, la nuit, et si bonne, que, vers les sept heures +du soir, il ventait dans notre lac une brise à décorner les bÅ“ufs. Le +ciel se chargeait de grains dans le nord-ouest; il tombait une pluie +fine et glacée, et le temps tournait à l'orage, que c'était une +bénédiction. + +»À huit heures du soir on battit la retraite. Les matelots gagnèrent +leurs hamacs, les officiers leurs chambres: dix minutes après, tous les +feux, hormis les feux de garde, étaient éteints, et l'on n'entendit plus +que la marche mesurée des fonctionnaires des batteries et des parapets. +Je me glissai alors à pas de loup dans la chambre de Tilmont. Jolivet +s'y trouvait. Il faut vous dire que le commandant ayant la conviction +que Tilmont ne savait pas nager, et par conséquent ne pouvait songer à +s'évader, cet officier était moins gêné que nous autres. + +»Je me rappelle cela comme si j'y étais. Jolivet sortit pour faire le +guet en dehors; j'entrai. Tilmont était assis sur son lit; devant lui +était un pliant, sur ce pliant un pot d'étain, et dedans quelque chose +qui fumait.--Ah çà , ça va-t-il toujours pour cette nuit?--me dit +Tilmont.--Toujours, mon matelot, toujours, la nuit est superbe. + +»Là dessus Tilmont baissa un peu la planche qui cachait le trou, et il +vint dans la chambre une rafale d'air qui manqua d'éteindre une petite +lampe que nous avions cachée sous le lit; nous vîmes alors un ciel +sombre, une nuit noire comme de l'encre, et quelques gouttes de pluie ou +d'écume, fouettées par la violence du vent, tombèrent même dans la +chambre.--Alors Tilmont replaça la planche, me regarda entre les yeux, +et me dit: + +»--Mais là , sans rire, sais-tu qu'il ne fait f...... pas beau, Tom?--Je +le vois, mais je m'_en f_.... (pardon, mesdames).--Mais tu y laisseras +ta peau.--Encore une fois, je m'en... _moque_. Crever là ou ailleurs, +c'est tout un.--Mais entends donc ce vent, Tom; vois donc comme il nous +bourlingue, Tom. + +En effet, le damné ponton roulait comme une galiote; c'était une jolie +tempête. Pour essayer encore de me dégoûter, Tilmont baissa de nouveau +la planche du trou, et, malgré l'obscurité, nous vîmes alors toute +l'étendue du lac blanchie par l'écume des lames; des lames d'un lac!... +vous jugez s'il ventait. Partout le ciel noir et un vent d'enfer. +J'avoue que c'était une folie de s'exposer à faire deux lieues et demie +à la nage par un temps pareil; mais je m'étais dit: Je partirai; je +devais partir. Aussi je tins bon; et comme Tilmont regardait encore à +son trou:--Quand tu te mettras vingt fois le nez à la fenêtre, lui +dis-je, ça n'y changera rien; encore un coup, je pars; foi de Tom, je +pars. + +»Tilmont savait bien que dès que j'avais dit _foi de Tom_, c'était fini; +aussi me répondit-il d'un air très-sérieux, en fermant son trou: _Adieu, +va_.--Qu'est-ce que cela--lui dis-je en regardant le fond de ce pot +d'étain fumant, qui ne sentait pas absolument mauvais? + +--C'est du sucre, du rhum et du café fondus et bouillis ensemble; il y +en a une pinte, et tu vas d'abord commencer par me boire ça, +Tom.--Non--lui dis-je;--que le diable m'étrangle si je fais comme ces +chiens d'Anglais, qui ne se trouvent hommes que quand ils sont +soûls....--- Je te dis que tu vas me boire ça, Tom...--Non.--Ah!....--Et +malgré tout, je bus, parce que quand cet enragé de Tilmont avait quelque +chose dans sa tête, il fallait que ça fût comme il le voulait; mais +quoique j'eusse avalé verre par verre sa diable de mécanique, j'avais le +feu dans le ventre.--Ah ça, maintenant--lui dis-je--et le suif?--Je +l'ai--me dit-il; car il en avait eu six ou sept livres, comme nous en +étions convenus. + +»Je me mis alors nu comme la main (pardon, mesdames); et nous deux +Tilmont, nous me frottâmes d'une couche de graisse d'au moins six lignes +d'épaisseur; ça n'est pas très-propre, mais c'est un procédé bien simple +que je vous recommande dans l'occasion, car avec ça vous nageriez dans +l'eau glacée comme dans l'eau tiède, sans seulement vous apercevoir du +froid. + +»Dès que je fus suifé comme une baleinière, Tilmont m'attacha au cou un +collier de guinées, cousues dans une peau d'anguille; je me mis dans mon +chapeau ciré une petite carte de la _Manche_, que j'avais prise dans la +géographie de l'enfant d'un sergent d'armes. J'y mis encore une +boussole, de l'amadou et un briquet; je passai mon poignard dans le +cordon de mon chapeau, que j'attachai bien ferme sur ma tête; et je +bouclai sur mes épaules le petit sac de cuir qui contenait un vêtement +complet pour m'habiller en sortant de l'eau. + +»Comme je finissais d'attacher la dernière courroie de ce sac, je sens +mon Tilmont y glisser quelque chose; c'étaient vingt guinées, tout ce +qu'il possédait alors.--Tilmont--lui dis-je--c'est mal; tu abuses de ta +position.--Allons, allons--me dit-il d'un air extrêmement +impatienté--voyons, pas de _palabres_.... et tes patins pour les bancs +de vase, où sont-ils?--Là , derrière mon sac; en faisant la planche, je +pourrai les prendre et me les mettre aux pieds.--Ah ça, est-ce bien +tout?--C'est bien tout.--Alors, adieu, Tom; bon voyage.--Adieu, +Tilmont.--Et il ouvrit le trou en grand. Le vent était si fort qu'il +éteignit la lampe. J'embrassai Tilmont sans y voir; je lui +dis:--Remercie bien Jolivet pour moi--et je me glissai par le +trou.--Bien des choses chez toi--me dit encore Tilmont.... + +»Et je n'entendis plus rien, car je m'affalais en double le long d'une +corde que le vent faisait balancer. Là , grâce au suif, je ne m'aperçus +que j'étais dans l'eau que lorsqu'elle me fouetta la figure. + +»En me laissant aller au ressac, je me trouvai près des chaînes du +gouvernail; et là , craignant, malgré le bruit infernal du vent et +l'agitation des vagues, d'être entendu ou vu par les factionnaires, je +plongeai une dizaine de brasses. Quand je revins à flot, j'avais le +ponton à ma gauche; je le reconnaissais à ses trois feux, qui brillaient +comme trois étoiles au milieu de la nuit. + +»Ce qu'il y avait de bon, c'est que le temps était si mauvais, qu'on +n'avait pas osé mettre d'embarcations dehors pour faire les rondes de +nuit. Du côté des hommes; j'étais déjà tranquille; il n'y avait plus que +l'eau, le vent et la vase qui me chiffonnaient.... + +»Après ça, vanité à part, je nageais comme un poisson. Ce que m'avait +fait boire Tilmont me réchauffait au dedans, et le suif m'empêchait de +sentir le froid au dehors. La position était tenable, mais il faisait un +bien vilain temps tout de même. + +»Quand je fus à deux cents brasses du ponton, je ne vis plus rien du +tout. Le seul horizon que je pouvais apercevoir tout autour de moi, +était un horizon de grosses vagues noirâtres qui devenaient blanches à +mesure qu'elles se brisaient sur ma poitrine. Le ciel était couvert +d'épais nuages roux qui couraient sous le vent, et la pluie qui tombait +à verse, me fouettant le visage, m'empêchait de respirer librement, ce +qui me gênait le plus. + +»Je nageai encore courageusement pendant une demi-heure, et puis j'eus +un moment de faiblesse.... Je réfléchis que j'aurais peut-être mieux +fait d'attendre: au lendemain; mais après ça je pensai à ma mère, à mon +frère: alors mes forces revinrent; je me sentis comme enlevé sur l'eau, +et je ne pus m'empêcher de crier _hourra_. Je fis à ce moment-là , +certainement, les vingt meilleures brassées que j'aie jamais faites. +J'étais comme exaspéré. Il me semble qu'alors j'aurais nagé dans du feu. + +»Il y avait donc près de trois quarts d'heure que j'étais à l'eau, +lorsqu'il se fit au nord-ouest une petite éclaircie. Je vis un peu de +bleu et quelques étoiles entourées de nuages gris. À la faveur de cette +éclaircie, je distinguai à l'horizon le faîte d'un moulin qui devait me +servir de direction pour passer les _bancs de vase_. Je m'aperçus alors +que j'étais plus près de ces bancs que je ne l'avais cru. + +»Et ici je ne sais comment vous avouer une chose qui vous paraîtra bien +bête, mais qui ne me parut pas telle à moi, car elle faillit me tuer.... +C'est qu'à peine j'avais eu pensé à ces _bancs de vase_, que tout-à -coup +le souvenir de ce Dubreuil, qui avait eu les yeux mangés sur ces mêmes +bancs, vint s'emparer de moi et ne me quitta plus. + +»Et ce souvenir était presque une réalité, car cette diable de figure +avait fait sur moi une telle impression!... Je me la rappelais si bien, +qu'il me semblait la voir, et si bien que je la voyais.... + +»Oui, oui, je la voyais comme je la vois encore quelquefois dans mes +rêves: ce visage bruni et déchiré, ces lèvres noirâtres et retroussées, +ces dents blanches, et surtout ces deux trous saignants où il n'y avait +plus d'yeux. Encore une fois, je voyais tout cela; et dans ce moment, au +milieu de cette nuit d'orage, voir cela, c'était ennuyeux, croyez-moi. + +»J'eus beau me raidir, penser que c'était le rhum que j'avais bu, ouvrir +les yeux les plus grands que je le pouvais, les fermer, plonger, battre +l'eau, me toucher les bras et le corps, la figure me poursuivait. +C'était un cauchemar; j'avais la fièvre, le délire, tout ce que vous +voudrez, mais je la voyais. + +»À ce moment-là , vraiment, j'ai manqué devenir fou; et pour me fuir +moi-même, ou plutôt la damnée figure qui s'attachait à moi, je plongeai +avec fureur; mais au bout de deux brasses je me trouvai arrêté par une +substance épaisse.... Le fond diminua sensiblement.... J'étais dans la +vase.... + +»Alors, comme si le diable s'en fût mêlé, le vent redoubla de +sifflements, la pluie de force; la nuit devint plus épaisse, et il me +sembla voir et entendre des nuées de corbeaux au milieu desquels je +voyais toujours les deux yeux vides de ce s... Dubreuil qui me +regardaient. Ce fut plus fort que moi, je sentis comme une défaillance, +et pourtant je me raidissais en criant et râlant du fond de la gorge: +_Ah! mon Dieu!_ On aurait dû m'entendre du ponton, quoiqu'il y eût une +lieue. À bien dire, ce fut le plus vilain moment de cette nuit là ; car +après ça je revins à moi, et je me raisonnai un peu en tirant la brasse +pour me sauver de la vase, que je n'avais heureusement qu'effleurée. +Enfin, me disais-je... Tom, tu n'es pas une femme... Si tu réussis, +pense que tu vas voir ta mère, ton frère. Tu as échappé à ce gredin de +manchot. Dubreuil a été rongé dans la vase, c'est vrai; mais Dubreuil +était un gueux, et tu es un honnête homme, ou, ce qui est plus clair, tu +as des patins, et il n'en avait pas... Ainsi du cÅ“ur au ventre, mordieu, +et va de l'avant... + +»Je m'écoutai, et j'eus raison. Je fis de mon mieux; et, toujours +nageant et sondant avec mes mains les bords du banc, je trouvai un +endroit où la vase était assez compacte pour me soutenir un instant. Je +profitai de cela pour attacher mes patins à mes pieds; et je glissai +accroupi sur cette boue liquide comme sur des roulettes. Ces patins +étaient faits de deux planches de sapin très-larges et très-minces, qui, +par la grande surface qu'ils offraient à la vase, m'empêchaient d'y +enfoncer. Je traversai ainsi le premier banc; puis je me remis à l'eau +et à nager pour gagner les autres. + +»Une fois que j'eus goûté de mes patins, je vis que ce n'était qu'un jeu +d'enfant: aussi je traversai le second et le troisième banc sans y +penser, et je dus arriver au bord du lac environ deux heures et demie +après mon départ du ponton. + +»C'était bien quelque chose, mais ce n'était pas tout: il fallait songer +à _sa toilette_: j'étais couvert de limon comme une crabe, vu que ce que +j'avais traversé en dernier était de la vase. À force de chercher, je +trouvai un ruisseau tout près du moulin; je me débarbouillai, et un +quart d'heure après j'étais mis fort décemment en bourgeois. Je bus une +goutte de rhum à une gourde dont ce pauvre Tilmont avait précautionné +mon sac; et, consultant ma boussole à l'aide de mon briquet, je me +dirigeai vers l'est, voulant marcher toute la nuit afin de me trouver le +matin assez loin de Southampton pour ne pas éveiller les soupçons. + +»Ce qu'il fallait à tout prix pour moi, c'était gagner la côte, et là , +de gré ou de force, trouver un canot pour traverser la Manche. + +»Je ne vous dirai pas toutes les transes que j'éprouvai, obligé de me +cacher le jour et de ne marcher que la nuit, payant quelquefois le +silence à prix d'or, ou l'exigeant un peu brutalement; enfin vous +jugerez des assommantes marches et contre-marches que je dus faire, +quand vous saurez que j'avais quitté le ponton depuis neuf jours et que +je ne me trouvais encore qu'aux environs de Winchelsea, à vingt-cinq ou +trente lieues de Portsmouth tout au plus. + +»Je commençais à me démoraliser: tant qu'il n'y avait eu que des +obstacles à vaincre, ça allait tout seul, parce que les obstacles..... +ça monte; mais quand il n'y eut plus qu'à se cacher comme un voleur, +qu'à prendre garde, qu'à avoir peur d'un schériff ou d'un watchmann, ça +ne m'allait plus. + +»Enfin, un matin, c'était, pardieu, un mercredi matin, j'avais marché +toute la nuit, et je me trouvais auprès de Falkstone, petit port pêcheur +sur la côte, à une douzaine de lieues de Douvres; j'étais harassé, +presque sans argent, abattu, de mauvaise humeur; il faisait chaud et je +m'étais assis sous deux grands arbres qui ombrageaient un banc situé à +la porte d'une assez jolie maison, bâtie tout proche des falaises de la +côte. + +»J'étais donc là , mon bâton entre mes jambes, réfléchissant si je +n'aurais pas plus tôt fait d'engager tout bonnement, le poignard sur la +gorge, le premier pêcheur que je rencontrerais sur la côte, à me confier +son canot pour traverser la Manche, au lieu d'être là à me cacher comme +un malfaiteur, lorsque j'entends chantonner derrière le mur de cette +maison: c'était une voix de femme. Machinalement, ou par curiosité, je +monte sur le banc, et j'aperçois dans ce jardin une belle jeune femme +avec un grand chapeau de paille, des cheveux noirs superbes et une robe +blanche. Elle arrangeait des fleurs et ne se doutait pas que je fusse +là ; mais, au moment où elle se tourne, qu'est-ce que je vois? un bijou +de l'Inde, assez précieux, mais surtout fort remarquable, que je +reconnais tout de suite. Ce bijou, et l'endroit de la côte où je me +trouvais, me rappelèrent une chose à laquelle je ne pensais ma foi pas: +aussi d'un bond je suis sur le mur, du mur dans le jardin, et assez +près de la belle dame pour l'arrêter par le bras au moment où elle se +sauvait avec une peur horrible. La pauvre femme tremblait de tous ses +membres, et il y avait de quoi; mais je la rassurai bientôt en lui +disant, en parfait anglais:--Vous êtes la femme du capitaine Dulow. +Est-il ici?--Oui, monsieur.--Vous a-t-il parlé du capitaine Tom S., qui +lui a donné ce bijou--lui dis-je, en lui montrant un petit poisson d'or +à écailles articulées en pierrerie qu'elle portait à son cou, suspendu à +une chaîne avec sa montre?--Sans doute, monsieur, c'est au capitaine S. +que mon mari doit sa liberté--me répondit cette femme en me regardant +avec ses beaux grands yeux étonnés.--Eh bien! madame, le capitaine +Thomas S. c'est moi, je suis prisonnier, je me sauve, cachez-moi?--Vous, +monsieur!... Ah! quel beau jour pour mon William, monsieur.... +Suivez-moi. + +»Dulow était à la promenade, il revint bientôt, et me reçut bravement, +comme j'y comptais; il me tint caché dans sa maison, dont la position +était assez commode pour cela. Le jour je ne sortais pas, et le soir, à +la brune, nous allions nous promener sur les falaises avec sa femme et +sa sÅ“ur, excellente personne aussi. + +»Quand Dulow me quitta dans les temps, je l'avais trouvé si bon garçon, +que je l'avais prié d'accepter pour sa femme, dont il me parlait +toujours, ce bijou que j'avais rapporté de l'Inde, en lui disant: + +--Dulow, qu'elle le porte en souvenir d'un ami de son mari. Vous voyez +que ça s'est bien trouvé, car c'est à ce diable de poisson d'or que j'ai +reconnu madame Dulow. Quant à ce que j'ai fait pour Dulow, ce n'est pas +la peine de vous le dire, c'est une misère: dans ce temps-là ç'avait été +beaucoup pour lui et rien pour moi; mais il s'en souvint: c'était tout +simple, à sa place j'aurais fait tout de même. + +»Par exemple, j'avais beau demander à Dulow les moyens de traverser la +Manche, il avait toujours de mauvaises raisons à me donner: c'était +très-difficile de trouver un canot.... Il était impossible d'éviter les +gardes-côtes.... Les vents étaient contraires... et variables (ce qui +n'était pas vrai). Enfin, je l'avoue, je commençais à douter de sa bonne +volonté. C'était dur, à trente lieues de France. + +»Il y avait déjà dix jours que j'étais chez lui. Un soir, il dit à sa +femme et à sa belle-sÅ“ur, comme d'habitude:--Mesdames, prenez vos +chapeaux, et allons nous promener sur les dunes. J'y allai avec eux. +Nous nous promenâmes assez long-temps sans rien dire; j'étais triste; le +temps se passait; j'étais inquiet de ma mère; la guerre continuait, et +je n'y étais pas; et puis enfin il me chagrinait de douter du dévouement +de Dulow, qui pourtant n'aurait pas dû être ingrat. Le soleil était +couché et la nuit commençait à se faire noire, lorsqu'en arrivant près +d'une petite anse, Dulow me dit, en levant le nez en l'air:--Capitaine, +que dites-vous de ce vent-là (c'était une jolie brise de plein +nord)?--Pardieu--lui répondis-je--il n'en faudrait pas plus à un pauvre +prisonnier, qui aurait un canot, pour se trouver, demain matin, couché +dans la maison de sa mère.--Eh bien! alors--me dit Dulow--capitaine, +embrassez ces dames et partez.--Je ne compris pas tout de suite: c'était +trop loin de ma pensée du moment. + +»Dulow me prit par la main en haussant les épaules, et me mena derrière +un morne, où je vis un assez grand canot gréé avec une grande voile, une +misaine et une trinquette amarré à une roche.--Excusez-moi--me dit alors +Dulow--si je vous ai fait attendre si long-temps; mais il fallait que +j'attendisse le tour de service du garde-côte qui croisera cette nuit +dans ces parages: il m'est dévoué; il sait ce que je vous dois; cette +nuit vous pourrez passer sans crainte. + +»Je reconnus mon Dulow d'autrefois, et je ne m'étonnai de rien; +j'embrassai ces dames bien fort, lui aussi, et je sautai dans ce canot. + +»J'y trouvai des vivres, un compas, des armes, de la poudre, une +longue-vue de nuit et une mèche. Je fis un dernier signe à ces dames et +à Dulow, et je démarrai. J'étais libre.... + +»Je courus grand large; la mer était superbe; un temps de +petite-maîtresse. La longue-vue de nuit me fut bonne; car, au bout d'un +heure de marche, je distinguai une corvette, peut-être anglaise, sur +laquelle j'avais le cap; je virai de bord et fis quelques bordées. Ce +petit accident me retarda un peu; mais le lendemain matin, au point du +jour, j'eus le bonheur de voir la terre de France sortir de la brume, et +de distinguer la jetée de Calais. Il faisait un soleil magnifique, la +mer était comme un miroir, la brise fraîche et toujours du nord. Dans +deux heures je devais embrasser ma mère et mon frère. + +»Mais ce qu'il y eut de bon, c'est que les pilotes, les marins et les +flâneurs du port étaient, comme d'habitude, rassemblés sur la jetée, et +qu'en regardant de ça et de là avec leurs longues-vues, voilà qu'ils +m'aperçoivent dans mon bateau.--Tiens! un prisonnier qui s'échappe--dit +l'un.--Bon... si c'était le capitaine S...--dit l'autre.--Ça se +pourrait--dit un troisième--Et ne voilà -t-il pas qu'un mousse, au lieu +d'entendre: _si c'était_, entend: _c'est_ le capitaine S.... Il part +comme un trait, et tombe chez ma mère et mon frère en criant comme un +sourd:--Voilà le capitaine qui arrive d'Angleterre, tout seul, dans un +canot! + +»Heureusement que c'était vrai, car sans cela vous concevez quel +horrible coup c'eût été pour ma pauvre mère. Enfin, elle accourt avec +mon frère sur la jetée d'où l'on m'avait déjà reconnu; je n'étais pas à +une portée de canon du port. + +»Je n'ose pas vous dire comme je fus accueilli. Tous les bateaux +pêcheurs et pilotes de Calais étaient venus à ma rencontre, et me +convoyaient: c'étaient des hommes, des femmes, des enfants; c'étaient +des hourras, une joie, des cris de Vive le capitaine S...! qui me +faisaient pleurer comme une bête: et puis, au bout de tout ça, sur la +jetée, je voyais mon frère soutenant ma pauvre vieille mère qui avait +tout au plus la force d'agiter son mouchoir, tant elle était émue. + +»Mais, comme je mettais le pied sur l'échelle pour sortir de mon canot, +en criant toujours:--Ma mère...! je me sens arrêté au bas de la jetée +par un pékin en noir et en écharpe, flanqué de deux gendarmes, qui me +demande mon _passeport_! + +»C'était pourtant le commissaire, qui était assez bête pour me demander +mon passeport! Mon passeport! l'animal! comme si j'arrivais dans sa +ville par la grande route et en vinaigrette. Demander son passeport au +capitaine Tom, qui s'échappait pour la troisième fois des pontons +d'Angleterre! C'était à en devenir commissaire soi-même! Un chien qui +venait me parler de passeport quand je voyais ma mère à vingt pieds +au-dessus de moi! Aussi, comme il faisait mine de se mettre en travers +de l'échelle, je l'envoyai, lui et ses gendarmes, se rafraîchir dans le +port; d'un saut je fus sur la jetée, et vous jugez si je fus embrassé +par ma mère et mon frère. Mais ce qu'il y eut de fameux, c'est que ces +diables de marins étaient furieux, et qu'ils ne voulaient plus laisser +sortir de l'eau le commissaire et ses deux gendarmes, qui barbottaient +d'un canot à l'autre en criant comme trois caniches en détresse--ajouta +le capitaine, qui riait encore de souvenir.--Voilà , messieurs--nous dit +enfin Tom--de quelle façon je suis revenu cette fois-là d'Angleterre; +mais il ne se passe vraiment pas de semaine que je ne pense à ce +misérable Dubreuil, et que je ne voie en rêve sa damnée figure avec ses +deux trous sans yeux, qui ont manqué me jouer un si bête de tour.» + + * * * * * + +Il me serait impossible de dire l'impression que me fit éprouver cette +narration, de dépeindre l'âpre énergie des gestes du capitaine, +l'inflexion de sa voix brève ou sonore, qui se modifiait, qui se pliait +si bien à toutes les exigences de ce récit animé. + +Je n'ai rien omis, rien changé: mais quelle différence! que cela +maintenant me paraît froid, pâle, décoloré, à moi qui l'ai entendu, à +moi qui l'ai vu! + +Et puis, ce qu'il y avait encore de merveilleux, c'était ce mélange +bizarre de deux hommes: l'un grandiose, énergique, bouillant et +intrépide, dur comme l'acier, puisant sa force dans la résistance, ayant +vingt fois bravé la mort, les horreurs du carnage et de la tempête; et +puis l'homme doux, simple et bon, ayant l'air, pour ainsi dire, d'avoir +assisté seulement comme spectateur à cette imposante et terrible partie +de sa vie, et de s'en souvenir comme d'un sombre et magnifique drame +qu'il aurait vu jouer jadis et qu'il sait par cÅ“ur. Ce qui m'avait +encore frappé dans ce récit, c'était ce dévouement admirable des marins +les uns pour les autres; ces services où il s'agit à chaque pas de vie +et de liberté, et qu'ils se rendent avec une insouciance si sublime. Et +cela sans se dire _merci, frère!_ car ils ne se disent pas merci entre +eux. Mais, si un jour le plomb vous atteint au milieu d'une grêle de +mitraille, si les vagues écumantes sont sur le point de vous engloutir, +vous sentirez une main amie ou reconnaissante vous arracher à son tour à +une mort certaine. Et puis, quand vous reviendrez à la vie, peut-être +cette main reconnaissante sera-t-elle glacée; mais c'est comme cela +qu'elle vous aura dit _merci_, c'est comme cela qu'une autre fois vous +direz _merci_ à d'autres. + + * * * * * + +FIN D'UN CORSAIRE. + + + + +LE PARISIEN EN MER. + + PARISIEN, s. m. Sottise la plus grande, la plus injurieuse à un + matelot. Désignation, dans les bâtiments, d'un pauvre sujet, et + quelquefois d'un mauvais sujet.... + + VILLAUMEZ.--_Dict. de marine_, 438. + + + + +I. + + +Mathieu Guichard était fils de Jean Guichard, serrurier, dans la rue +Saint-Benoît. + +Mathieu Guichard avait environ dix-sept ans; il était d'une taille +moyenne, maigre, nerveux et pâle; ses yeux étaient gris, ses cheveux +châtain clair et soyeux; sa figure annonçait un singulier mélange +d'astuce et de niaiserie, d'insolence et de vivacité; son teint plombé, +hâve, avait cette couleur étiolée, maladive, flétrie, particulière aux +enfants de Paris nés dans une classe pauvre et laborieuse. Voilà pour le +physique de Mathieu Guichard. + +Au moral, si toutefois Mathieu avait un moral, Mathieu était insolent, +moqueur, taquin, lascif, paresseux et gourmand; sournois et rageur, +parce que la force physique lui manquait; ni incrédule, ni croyant, ni +sceptique, mais indifférent en diable en matière de religion, et +n'invoquant jamais le nom de Dieu que d'une manière si détestable, qu'il +eût mieux valu ne pas l'invoquer du tout. Mais, en vérité, il ne faut +pas en vouloir au pauvre enfant; les premiers mots que son père, Jean +Guichard, ancien canonnier, lui apprit à bégayer, furent des jurons les +plus épouvantables qu'on puisse imaginer. + +Ceci était le délassement, la joie du vieux soldat; le soir, après sa +journée de fatigue, il trouvait un souverain plaisir à s'asseoir auprès +de sa forge éteinte, et là , mettant Mathieu sur son rude tablier de +cuir, il s'amusait comme un bienheureux à entendre des blasphèmes de +renégat sortir de cette bouche enfantine, et il répondait à sa femme, +qui osait quelquefois parler de prières, de bonne Vierge et d'Enfant +Jésus:--Je n'ai été ni baptisé, ni n'ai communié, ni rien du tout; je ne +t'ai épousée qu'au civil, et je ne veux pas que mon fils soit un calotin +et un jésuite. + +Or, Mathieu ne trompait point les vÅ“ux de son excellent père: il ne fut +pas jésuite, le digne enfant! + +À dix ans il donnait des coups de pied à sa mère, insultait les +vieillards, volait des clous pour les aller vendre, ne faisait rien à +l'établi, recevait de glorieuses gourmades de monsieur son père, et +passait des journées dehors. + +À douze ans, Mathieu avait, comme on dit, _connu l'amour_, cassé des +carreaux, battu la garde, et était devenu un des coryphées de +l'amphithéâtre de l'Ambigu et des Funambules. Le cours de ces énormités +ne fit que s'augmenter, et le torrent de ces désordres devint tel, qu'il +menaçait d'engloutir la réputation, l'honneur et les économies de Jean +Guichard, qui, en manière de digue, avait en vain opposé audit torrent +une multitude de bâtons d'orme ou de frêne, qui s'étaient brisés en +éclat sur le dos de Mathieu, sans rien changer à ses habitudes de +forcené. Mais, heureusement, Jean Guichard se souvint d'une naïve +tradition populaire assez commune en France, et surtout à Paris, qui +consiste à regarder la marine comme une espèce de bagne ou d'égoût dans +lequel on peut jeter toutes les fanges sociales. Ainsi, qu'un fils de +famille commette quelqu'une de ces ravissantes sottises qu'on ne fait +malheureusement qu'à l'aurore de la vie, les grands parents +s'assemblent, et prononcent avec gravité qu'il faut _embarquer_ le don +Juan, et l'envoyer _aux îles pour manger de la vache enragée_. Si un +polisson des rues, devenu l'effroi du quartier, ne met plus aucun terme +à ses débordements, après l'avoir menacé du commissaire, de la prison, +des galères, on finit cet effrayant _crescendo_ en disant: Il n'y a qu'à +le faire _mousse_. Ce qui ne laisse pas de prouver qu'il était +généralement au fait de cette profession. Or, un matin, le père Guichard +entra dans la mansarde de son fils, qui, par je ne sais quel hasard ou +quel dérèglement de conduite, se trouvait avoir couché sous le toit +paternel. + +En ouvrant les yeux, Mathieu frémit, lui; car il vit que son père ne +portait pas de bâton. + +--Il va m'étrangler, pensa le misérable. + +--Écoute Mathieu--dit tranquillement le père--tu as quinze ans, tu es le +plus mauvais sujet que je connaisse, les coups n'y font rien, tu +finiras par la guillotine. + +J'ai été soldat, je suis honnête homme, ainsi ça ne peut pas aller comme +ça: tu vas venir avec moi au Hâvre. + +--Quand ça! + +--Tout de suite, habille-toi. + +Mathieu ne dit mot, s'habilla, jeta un regard en dessous du côté de la +porte, fit deux pas, et d'un bond fut sur la première marche de +l'escalier; mais l'auteur de ses jours avait suivi ses mouvements, et +Mathieu se sentit étreindre dans les larges mains du serrurier. + +--Pas si vite, mon garçon--dit ce dernier.--Et il précéda son fils dans +la boutique, envoya sa femme qui sanglotait chercher un cabriolet, y +monta avec son fils Mathieu, qui sentit une larme rouler dans ses yeux +quand il vit sa mère à genoux près de la forge, en pleurant..., mais +pleurant à fendre l'âme. + +--Cocher, aux diligences--dit Jean Guichard. + +Du cabriolet, Mathieu passa dans la diligence, accompagné de son père +qui ne le quittait pas d'une seconde. + +Le lendemain l'on était au Hâvre. + +Il y a dans chaque port de mer marchand des maîtres de taverne qui +nourrissent et hébergent à crédit les matelots sans emploi.... Quand ils +trouvent à naviguer ils paient ce qu'ils doivent à leur hôte, et, s'ils +s'embarquent, ils reviennent manger chez lui ce qu'ils ont amassé dans +leur campagne; puis le crédit succède au comptant; et c'est à +recommencer jusqu'à ce qu'une lame du cap Horn ou un grain blanc des +tropiques mette un terme à cette alternative de bons et de mauvais +jours.... + +C'est donc dans cette taverne que les officiers de la marine marchande +viennent recruter leurs équipages. + +Le conducteur de la diligence, à qui Jean Guichard avait fait part de +ses projets, l'adressa en conséquence au maître de la taverne du _Câble +sans bout_, en lui donnant quelques instructions. On enferma +préalablement Mathieu dans une petite chambre dûment verrouillée, qui ne +s'ouvrit que le lendemain sur les neuf heures du matin. + +--Voilà le _bon sujet_--dit en entrant Jean Guichard à un assez gros +homme trapu, brun, et fort haut en couleur, en lui montrant son fils. + +--Ce n'est que ça--dit le gros homme;--mais ce faïchien-là ne serait pas +bon pour allumer la pipe de mon mousse, si mon mousse fumait.... + +--Vous m'avez promis, capitaine. + +--J'ai promis, et je tiendrai; la brise est faite: je pars à onze +heures, il en est neuf; allons, file.... Parisien, t'es bien nommé... +mais je te débaptiserai, moi, et dans deux jours on t'appellera +l'Éreinté.... + +Mathieu Guichard comprit parfaitement ce qui lui était réservé. Il +chercha avec une merveilleuse rapidité les chances qu'il avait de fuir +ou de s'opposer aux volontés de son père, et, n'en trouvant aucune, il +se résigna. + +Jean Guichard lui dit:--Allons, Mathieu, corrige-toi, embrasse-moi, +deviens bon sujet, et tu nous reverras. + +--Jamais, répondit Mathieu en se dérobant à un dernier embrassement de +son père, et se mettant à siffler _Tu n'auras pas ma rose_, en marchant +sur les talons du capitaine. + +--Mais s'il n'allait plus revenir--pensa le +serrurier.--Bah!--reprit-il--pigeon égaré revient toujours au +colombier.--Néanmoins Jean Guichard fut long-temps bien triste. + + + + +II. + + +_La Charmante-Louise_, brick de 180 tonneaux chargé pour Fernambourg, +était partie du Hâvre depuis cinq jours, emportant l'unique héritier de +la famille Guichard. + +Car Mathieu avait été dûment embarqué mousse à bord. + +Cet être type et prototype de la population parisienne, qu'on a dit, je +ne sais pourquoi, _si badaude_ et si étonnée, ne s'étonna de rien, parce +qu'il trouvait des analogies à tout. Quand un matelot lui montra le +grand mât du brick, en disant:--Ce n'est pas toi, Parisien, qui te +guinderais là -haut. Mathieu répondit d'un air méprisant:--_Connu!_ J'ai +vingt fois grimpé à un mât de cocagne tout frotté de savon, et c'est +bien autre chose que de monter après toutes ces cordes. + +Comme on paraissait mettre son agilité en doute, le Parisien monta à la +pointe du grand mât avec l'agilité d'un écureuil, sans passer par le +trou au chat, et redescendit par l'étai du grand mât, aussi fier qu'un +acrobate. + +--Qu'est-ce que m'a donc chanté son animal de père?--se demanda le +capitaine, en voyant l'adresse de Mathieu; mais il n'a pas déjà l'air +si mauvais, M. son fils... + +La brise était fraîche, et la houle assez forte: les matelots +s'attendaient à voir le _Parisien compter ses chemises_. Point: le +Parisien n'eut pas la plus légère atteinte du mal de mer; il grignota +son biscuit, déchira son bÅ“uf avec des dents d'acier, but deux boujarons +de vin, parce qu'il en vola un à un des matelots de son plat, et fut sur +l'avant fumer sa pipe. + +--Mais le roulis ne te fait donc rien, sauvage?--lui dit un marin... +fort piqué, car il comptait non-seulement jouir de la vue des +contorsions du Parisien, mais encore boire son vin pendant qu'il serait +abattu par le mal de mer. + +--_Connu!_...--répondit froidement Mathieu entre deux bouffées de +tabac--j'ai trop souvent joué au tape-cul des Champs-Élysées, et à la +balançoire russe, pour que ça me fasse quelque chose.... + +Et cette réponse fut accompagnée d'énormes tourbillons de fumée, qui +cachèrent un instant le Parisien à tous les yeux. + +Quand la fumée fut dissipée, la figure du capitaine apparut souriante: +il avait tout entendu, et s'était dit:--Décidément-ce père est un vieux +imbécile, et son fils vaut mieux que lui. Aussi, s'adressant à Mathieu: + +--D'aujourd'hui, mon garçon, tu ne seras plus mousse, mais novice. + +--Comme vous voudrez--dit Mathieu avec indifférence. + +Le lendemain, le capitaine, qui voyait tout, n'apercevant que les cinq +matelots de quart sur le pont, descendit dans le faux pont, suspendit sa +marche en approchant de l'avant, car il entendit un grand bruit de voix: +c'était encore le Parisien. + +--Ce gredin-là a passé novice tout de suite, c'est injuste; il aura la +cale... la cale... + +--Je l'aurai, si vous voulez--dit le Parisien avec d'épouvantables +blasphèmes--mais je me vengerai; je suis seul, mais c'est égal..., +n'approchez pas.... + +--Mais, gueux que tu es--dit un orateur--pourquoi fais-tu le genre de ne +pas avoir le mal de mer, et de te planquer au haut d'un mât aussi vite +que nous..., hein?... C'est un fil pour flatter les chefs. + +--Oui--dirent les autres en chÅ“ur--il le fait exprès. + +--Écoutez--dit le Parisien--si l'un de vous, un seul, veut avoir affaire +à moi, prenons chacun une de ces choses de fer pointues (il montrait des +épissoirs), et arrangeons-nous comme de jolis garçons. + +--Ça va...--dit l'orateur. + +--C'est décidément le père qui mériterait d'avoir la cale--pensa le +capitaine--et le fils est un excellent sujet. + +Et, le chef interposant son autorité, la discussion cessa; mais le soir +le combat eut lieu, et fut à l'avantage du Parisien. + +S'étant aussi bien tiré de ces épreuves réitérées, le Parisien ne fut +plus désormais inquiété à bord, et jouit _de l'estime de ses chefs et +de l'amitié de ses camarades_. + + + + +III. + + +Si le capitaine de Mathieu Guichard avait été doué de quelque faculté +analytique, il eût certainement trouvé moyen de l'exercer en étudiant le +caractère de son matelot; mais l'excellent capitaine n'analysait guère, +n'analysait même pas du tout; il se contentait d'abattre Mathieu ou de +le _combler de faveurs_, selon que Mathieu avait bien ou mal mérité de +lui. Sans s'amuser à remonter des effets aux causes, après avoir +apprécié le résultat, il faisait le compte, comme il disait, et trouvait +pour total un coup de poing ou un verre de grog. + +Or, depuis que Mathieu était embarqué sur la _Charmante-Louise_, il eût +été difficile de savoir au juste si la balance était en faveur du coup +de poing ou du verre de grog; et, en effet, ce diable d'homme n'avait ni +gagné ni perdu, car une âme plongée jeune dans l'air desséchant de Paris +s'y bronze et garde à jamais son pli. + +Aussi Mathieu avait-il apporté et conservé là cette paresse insouciante +et cette activité nerveuse, instantanée, qui caractérise sa race; cette +exaltation fiévreuse qui ferait franchir un énorme fossé, mais non cette +force patiente et continue qui ferait gravir une montagne. + +S'agissait-il d'une manÅ“uvre pénible, par un beau temps, oh! le +Parisien était mou, fainéant, taciturne; mais le vent sifflait-il dans +les voiles, le tonnerre grondait-il, on eût dit que l'orage, réagissant +sur cette organisation si irritable, en centuplait les forces et +l'énergie: alors le Parisien était au boute-hors des vergues, aux +empointures; car ce n'était là ni un poids à soulever, ni un aviron à +manier péniblement, il n'y avait qu'un cordage à couper; à la vérité, il +y allait de la vie, mais ce _n'était pas fatigant_, et le Parisien était +là calme, aussi paisible qu'un vieux matelot. + +Le beau temps revenu, le Parisien redevenait ce qu'il était, ce qu'il +est, ce qu'il sera toujours, paresseux, insolent, railleur, parce qu'il +avait ce pittoresque et vif esprit de nos rues; rusé, parce qu'il était +faible, quoiqu'il eût pris un singulier ascendant sur l'équipage et sur +le capitaine lui-même par sa _gouaille_. (Qu'on me pardonne cette +vulgarité, mais cette expression peut rendre ce sarcasme populaire si +bouffon, si mordant, si énergique.) + +Aussi avait-on beau mettre le damné Parisien aux fers, dans les haubans; +le rouer de coups, il n'en perdait pas un quolibet, ni une bouchée, ni +une heure de sommeil. + +Le misérable contrefaisait tout le monde. Voulez-vous voir le capitaine? +Voilà le capitaine avec sa voix rauque, son Å“il à demi fermé, son juron +de prédilection; prêtez au Parisien la houppelande grise et le chapeau +ciré du capitaine, et vous aurez le portrait frappant. + +Voulez-vous voir le maître coq? Voilà le maître coq; c'est lui; c'est sa +jambe torse, son bégaiement stupide! + +Et les chansons à boire! et les romances! et les bribes de scènes de +comédie, de mélodrames, d'opéra-comique, que le Parisien débitait à +ravir en imitant le ton, le geste et la voix des acteurs! + +Aussi les matelots et le capitaine riaient aux larmes, et n'avaient que +la force de dire: «S... Parisien, va... t'es bien nommé!!! + +C'était à n'y pas tenir: on oubliait la manÅ“uvre, le timonier gouvernait +tout de travers, on ne dormait plus à bord: quand le Parisien parlait, +les hamacs devenaient déserts; et il fallait voir les bonnes et noires +figures des matelots, accroupis en cercle, l'air attentif, écoutant avec +une imperturbable gravité les contes et les mensonges du Parisien. + +Et puis le Parisien continuait à ne s'étonner de rien. Les matelots +l'avaient _attendu_ aux colonies; ils comptaient sur l'effet des noirs, +des palmiers, des cocotiers..., de la canne à sucre, que sais-je? +Point.... L'éternel _connu!_ vint renverser d'aussi sages prévisions. Le +Parisien avait vu des nègres à Robinson, des palmiers au jardin des +Plantes, acheté pour deux sous de canne à sucre sur le Pont-Neuf, et +creusé un coco pour faire une tasse à sa maîtresse. Que faire avec une +organisation aussi encyclopédique?.... Se taire et admirer, c'est ce que +faisait l'équipage. + + + + +IV. + + +Ce jour-là était un dimanche; la _Charmante-Louise_, qui se bornait +ordinairement au voyage des Antilles, après une assez bonne campagne, +avait été frétée pour Cadix; elle apportait des vins de Bordeaux, et +devait remporter des vins de Xérès. + +Le Parisien, blasé sur les colonies, les négresses et les mulâtresses, +ne fut pas fâché de _changer un peu_, comme il le dit lui-même, et à +peine le brick eut-il été amarré, bord à quai, près la porte de Mer, que +mon damné Mathieu, riche de trente francs, fut à bord d'un seul bond, +crânement coiffé d'un petit chapeau de paille à forme et à bords +très-bas, et vêtu d'un pantalon blanc et d'une veste bleue à boutons à +ancres, le col de la chemise retenu par une colossale graine d'Amérique, +don d'amour d'une de ces dames du Fort-Royal, Martinique. + +Il est impossible de ne pas déclarer que le Parisien était doué d'une +prodigieuse faculté philologique. Son procédé était simple et le mettait +à même de résoudre toutes les difficultés, sans exception de langues ou +d'idiomes. + +Voici quelle était sa méthode: avait-il à demander sa route à un +Anglais, le Parisien, imitant assez bien le ridicule palois que l'on +prête aux insulaires dans toutes nos farces, disait bravement: «_Jé +vodrais savoir lé chémin à moi_.» S'adressait-il à un Allemand, l'accent +suivait une légère modification; à un Italien, à un Américain, la même +chose. Il est vrai de dire que cette méthode restait quelquefois +incomplète, que souvent même les étrangers, qui l'eussent peut-être +compris s'il eût parlé clairement français, devenaient sourds à ce +bavardage inintelligible. + +Alors le Parisien assurait qu'il y avait entêtement, mauvaise éducation +ou rivalité nationale. Toujours est-il que Mathieu n'avait point éprouvé +cet embarras, cette timidité qu'un étranger ressent toujours lorsqu'il +se trouve dans un pays dont il ignore le langage. + +Aussi le Parisien marchait-il aussi ferme, aussi droit en passant sous +la porte de Mer, à Cadix, que s'il eût pâli sept ans sur la grammaire de +Rodriguez y Berna, ou à Badajoz, à Tolède. + +Mathieu se trouva sur la place aux Poissons; le coup-d'Å“il lui plut: +cette multitude animée, ces costumes pittoresques, ces hommes à petits +chapeaux et à longs manteaux bruns, ces femmes du peuple chaussées de +satin ou de soie, ces petits pieds, ces jupons courts, ces basquines +collantes aux hanches, ces fleurs naturelles jetées avec goût dans des +cheveux noirs et épais; enfin, que dirai-je? l'allure, la marche, le +_solero_, tout cela excitait fortement l'attention du Parisien, qui +comparait mentalement ces beautés andalouses aux filles de couleur des +Antilles..., et ne se pressait pas de terminer ses parallèles, les +preuves lui manquant. + +Comme il passait au bas de l'escalier qui conduit aux remparts, il leva +les yeux, et vit au milieu de cette _escala_ une femme qui montait fort +vite les dernières marches; cette ascension rapide permettant au +Parisien d'entrevoir une jambe faite au tour et un pied andalou, il +monta l'escalier avec autant de prestesse; et comme il avait plus +d'assurance que de timidité, il s'approcha familièrement et regarda la +jeune fille, car c'était une jeune fille, regarda la jolie fille sous le +nez; et ne sachant pas de quelle manière dénaturer sa langue pour en +faire un patois espagnol, il se contenta d'un infinitif, et lui dit: +«_Espagnole, vous être belle femme_.» La jeune fille rougit, se prit à +sourire, et doubla le pas en abaissant sa mante. + +--Où diable aurais-je appris l'espagnol?--se demanda le Parisien, +certain d'avoir été compris, et suivant à grands pas sa nouvelle +conquête. Presque en face de la douane, sa conquête descendit, tourna la +tête, regarda le Parisien, et traversa la petite place de la Torre pour +entrer dans la rue de Tideo. + +Le Parisien, animé, exalté, enthousiasmé, charmé, suivit.... Il allait +traverser la rue, lorsque des chants d'église se firent entendre, et une +longue file de pénitents blancs déboucha d'une rue voisine. + +À la tête du cortège étaient de longues lanternes, puis des bannières, +puis des reliques, puis des châsses, puis des fleurs, puis le +Saint-Sacrement, puis le gouverneur. + +C'était enfin une procession solennelle à l'effet de demander au ciel +quelque peu d'eau; car la sécheresse était effrayante en l'an de grâce +1829. + +Le Parisien, au lieu de se joindre à la multitude, fit un affreux +blasphème; car la procession lui barrait le passage, et il tremblait de +perdre de vue son Andalouse à l'Å“il si noir. + +La populace se découvrit au premier cri de la crécelle d'un moine blanc +qui ouvrait la marche. + +Le Parisien garda son chapeau, se dressa sur la pointe des pieds, tendit +le cou, mit sa main en abat-jour, et ne vit rien, ni mante noire, ni +Å“illet bleu et blanc placé sur le côté d'une grosse touffe de cheveux +d'ébène. Vint un autre moine, mais gris, portant une lanterne sur les +vitraux de laquelle étaient peintes des figures d'hommes au milieu des +flammes. Il la montrait d'une main, et de l'autre agitait une tirelire +pour les _âmes du purgatoire_. + +Les assistants s'agenouillèrent; quelques-uns donnèrent, mais beaucoup +chuchotèrent en se montrant le Parisien qui s'appuyait sur le dos de +l'homme à la lanterne pour tâcher de se hausser, et voir s'il +n'apercevrait pas son Andalouse. + +À ce moment une magnifique châsse d'or étincelante de pierreries, et +renfermant le bras de saint Serono, excita l'attention et le +recueillement général. Il n'y eut que le Parisien qui, resté debout, +interrompit le silence religieux de cette foule par un de ces cris +particuliers à la populace parisienne, et que l'on entend quelquefois +glapir aux théâtres des boulevards. + +C'est que le Parisien avait cru distinguer la mante et l'Å“illet blanc et +bleu, et il appelait à sa façon. Ce cri sauvage, guttural, inusité, +sacrilège, fit redresser toutes les têtes à la fois; alors on s'aperçut +que le Parisien était resté debout, couvert, devant le bras de saint +Serono, et ce fut une rumeur d'indignation, rumeur d'abord sourde, mais +qui devint bientôt effrayante quand le peuple vit le Parisien prendre un +air d'impudence et d'audace. + +Le Saint-Sacrement avançait, et déjà l'on voyait les crépines d'or +reluire au soleil, le panache ondoyait, l'encens parfumait l'air, la +musique retentissait au loin, et les voix sonores des moines de la +Merced accentuaient vigoureusement cette belle poésie biblique. Le temps +pressait; le Parisien exalté tenait bon, enfonçait son chapeau sur sa +tête, y appuyait ses deux mains, et jurait avec d'effroyables blasphèmes +qu'on n'avait pas le droit de le faire agenouiller. Le Saint-Sacrement +était tout proche; comme une lutte s'engageait entre le Parisien et un +Andalou d'une énorme stature, le Parisien fait un bond en arrière, va +tomber aux pieds de l'archevêque, et le heurte violemment. Alors on crie +au sacrilège, à l'impiété, au Français; le tumulte devient affreux, et, +malgré l'intervention du prêtre, la mêlée prend un caractère de rage: +les couteaux luisent, et... c'en est fait du Parisien. + +FIN DU PARISIEN EN MER. + + + + +VOYAGES + +ET + +AVENTURES SUR MER + +DE NARCISSE GELIN, + +PARISIEN. + + + + +AVENTURES DE NARCISSE GELIN. + + + + +CHAPITRE I. + +Comment Narcisse Gelin eut l'idée de voir la mer, en regardant +un moulin à vent. + + +Narcisse Gelin était un bon jeune homme, bien doux et bien honnête; son +père, Bernard Gelin, qui tenait un magasin de merceries, rue du Cadran, +lui fit donner une éducation libérale. + +Aussi à dix-neuf ans trois mois et un jour, Narcisse Gelin, ayant +terminé sa philosophie, aurait pu, s'il eut voulu, raisonner fort +proprement sur l'âme et les idées innées; mais Narcisse préféra ne pas +raisonner du tout. + +Doué d'une imagination ardente, vagabonde, puissante et désordonnée, +sentant bouillonner en lui l'âme d'un poète, il dit à son père Bernard +Gelin:--Je serai poète... je suis poète.--Sois donc poète--dit Bernard, +qui exécrait ses voisins et adorait son fils.--D'autant +plus--ajouta-t-il--que ça vexera Jamot, l'épicier, dont le fils n'est +qu'un homme de lettres. + +Et voilà comment Narcisse fut poète. + +Du jour où Narcisse fut poète, il allait en coucou chercher la poésie +aux Batignolles, à Vincennes et aux Prés-St-Gervais. Il se pâmait devant +les arbres poudreux des grandes routes, s'extasiait devant les moulins à +vent, _dont la meule insouciante broie également le froment du riche et +du pauvre, et dont les ailes agitées par le vent ressemblent aux voiles +d'un navire_.... + +À cette pensée de navire, Narcisse Gelin, qui n'avait jamais vu de +navire, tressaillit. Tout-à -coup une pensée soudaine l'illumina. La +véritable poésie n'est pas, décidément, sur terre--se dit-il--elle est +sur mer: là , une vie rude et énergique; là , des tempêtes; là , des +combats; là , des hommes forts; là , des hommes âpres; là , des hommes à +part....--Je verrai la mer, j'irai sur mer. + +Et, retournant à la boutique paternelle, il tourmenta, obséda, taquina, +tortura tant et si bien Bernard Gelin, que le bonhomme fit une petite +pacotille d'objets qui devaient parfaitement se vendre aux colonies.--Il +ajouta cinquante louis, quelques larmes et sa bénédiction, embrassa +Narcisse et le conduisit à la diligence de Brest. + +Or, il avait choisi Brest comme lieu d'embarquement, parce qu'un cousin +de sa mère était écrivain du port. + +Narcisse, arrivant à Brest, fut droit chez le cousin, lui exposa ses +désirs, sa volonté de poète et lui demanda ses conseils. + +Le cousin était justement l'intime du capitaine de la _Cauchoise_, jolie +goëlette en chargement pour la Martinique. + +Le coussin arrêta le passage de Narcisse Gelin sur la _Cauchoise_. +Narcisse eût voulu un nom peut-être plus poétique, plus sonore. La +_Cauchoise_ lui paraissait assez vulgaire; pourtant il se décida, le +choix étant très-borné dans ce port militaire. Mais en vérité, il eût +bien donné dix louis de plus pour que la goëlette se fût nommée +l'_Ondine_ ou la _Phebé_. Il fallut donc se résigner, d'ailleurs il +comptait se dédommager sur le nom du capitaine, car le capitaine devait +s'appeler au moins d'_Artimon_ ou _Stribord_.--Point, le capitaine +s'appelait Hochard!!!--Malgré son bon naturel, ce fut un tort que +Narcisse ne lui pardonna jamais. + +On attendait un vent favorable pour sortir du goulet, et ce fut un beau +jour pour Narcisse, que le jour où son cousin lui dit:--Il faut pourtant +faire connaissance avec votre navire, allons à bord. + +Ils s'embarquèrent à _Recouvrance_ dans un bateau de passage, et se +dirigèrent vers la _Cauchoise_, mouillée en grande rade, pour faciliter +son appareillage.--La houle était forte; le canot, petit et conduit par +un _Plougastel_, roulait d'une affreuse manière.--Narcisse comptait sur +un accident, une émotion forte. Il n'eut que mal au cÅ“ur. + +On accosta la goëlette.--Narcisse faillit tomber deux fois à l'eau, mais +avec l'aide du cousin, il se guinda sur le pont. + +En le parcourant, d'un air effaré, il cherchait des visages rudes, +marqués, bronzés, des têtes de forban.--Il vit trois Bas-Normands +blonds, frais et roses qui buvaient du cidre sur l'avant et jouaient à +la drogue. + +Deux autres marins lavaient et étendaient du linge sur l'avant du +navire. + +--Il ne leur manque plus que de repasser pour être de parfaites +blanchisseuses--pensa Narcisse avec une cruelle répugnance. Narcisse fut +introduit chez le capitaine _Hochard_; le capitaine n'était pas seul, il +fit signe aux nouveau-venus de s'asseoir et continua la conversation +qu'il avait commencée avec un homme d'un embonpoint extraordinaire, qui +se tenait debout devant lui. + +Narcisse put à son aise examiner le lieu où il se trouvait: c'était une +petite chambre boisée comme à terre, un canapé comme à terre; des +chaises, une table, un plafond, une fenêtre, des gravures encadrées, +tout cela comme à terre. + +Narcisse soupira, et avant d'abaisser ses regards sur le capitaine, il +se figura, par la pensée, l'homme qui devait commander à la tempête, +braver les éléments en furie. + +--Il devait avoir six pieds, un crâne de granit et des yeux +flamboyants.--Il regarda et vit M. Hochard: c'était un homme de quarante +ans à peu près, d'une taille moyenne, maigre, d'une physionomie +insignifiante, fort poli; des manières communes, mais prévenantes; de +plus, il portait une perruque blonde, des boucles d'oreilles, une +redingote marron, un gilet noir, un pantalon bleu, des bas blancs et des +souliers à boucles. Il est impossible de se rendre compte de l'affreux +serrement de cÅ“ur qu'éprouva Narcisse quand il eut complété cet ignoble +et prosaïque signalement. + +De ce moment, il se proposa de demander au cousin s'il n'y aurait pas +moyen de débarquer en accordant une indemnité au capitaine. + +Pour se distraire il se prit à examiner l'interlocuteur de M. Hochard. + +On l'a dit, l'interlocuteur était fort gros, d'une haute taille, chauve +et très-coloré; deux petits yeux gris toujours en mouvement donnaient +une rare expression de vivacité à sa bonne et joviale figure; son +costume était celui d'un homme du peuple: une veste et un +pantalon.--Allons, allons, monsieur le capitaine--disait le gros +homme--soyez raisonnable, ne rançonnez pas un pauvre diable comme moi; +en vérité 600 francs pour moi et mes caisses..., c'est aussi par trop +cher....--Comme vous voudrez--répondit le capitaine--mais je n'ai qu'un +prix, et je ne fais pas marchander mes chalands.... + +--Ses chalands!....--Narcisse n'y tenait plus, il se croyait assis près +du comptoir paternel de la rue du Cadran. + +Mais enfin--disait le gros homme--que fait un homme de plus ou de moins +sur un équipage comme le vôtre... monsieur le capitaine? + +--Cela fait un dixième, voilà tout. + +--Eh bien!... dix au lieu de neuf, puisque je ne demande qu'à manger +avec vos matelots, monsieur le capitaine. + +--Je n'ai pas deux prix, je vous l'ai déjà dit--répondit +imperturbablement le froid M. Hochard.--Je ne surfais jamais. + +Ces débats faisaient bouillir l'âme de poète de Narcisse. + +--Allons donc puisqu'il faut en passer par là --dit le gros homme avec un +profond soupir;--mais une dernière condition, monsieur le capitaine; mes +caisses ont besoin d'air, je ne voudrais pas qu'elles fussent descendues +dans la calle au moins. Tous savez ce qu'elles contiennent, et +l'humidité les pourrait gâter. + +--On les placera dans le faux-pont. + +--Et je pourrai les visiter quand il me plaira, monsieur le capitaine? + +--Quand il vous plaira.... + +--Voilà votre argent, c'est chose faite, monsieur le capitaine--dit le +gros homme en tirant un sac de sa poche. Il paya en or, salua et sortit +en trébuchant. + +--En voilà un qui n'a pas le pied marin--dit le cousin. + +--C'est un pauvre diable; il va faire voir des figures de cire aux +Antilles--dit le capitaine.... + +--Mais, mon cher, sa pacotille fondra au soleil--riposta ingénieusement +le cousin. + +--Ma foi, ça le regarde.--Puis saluant Narcisse, M. Hochard continua +avec sa voix monotone: + +--Mais nous ne fondrons pas, nous autres, je l'espère bien; aussi je +suis enchanté, monsieur, de faire votre connaissance, j'ose croire que +nous nous entendrons bien; vous serez ici comme chez vous, comme à +terre, mon Dieu... pas la moindre différence. Je vous le répète... comme +à terre. + +Ici une grimace significative de Narcisse Gelin. + +--Nous sommes au mois de juillet, nous appareillerons avec une brise +faite, nous gagnons les Açores, les vents alizés, et nous arrivons à la +Martinique... comme sur des roulettes. + +Narcisse était désespéré.... + +Pourtant, capitaine--dit-il--on n'a jamais vu de traversée sans +tempête.... Sans.... + +--Bon Dieu! que dites-vous là , mon cher monsieur? Je suis à ma vingt et +unième année de navigation, et excepté quelques petits coups de vent +par-ci par-là , j'ai toujours été favorisé de temps superbes... de temps +magnifiques. + +Que le diable t'étrangle, toi et tes temps superbes--pensa Narcisse, +malgré le peu de logique de ce souhait. + +--Si nous partions au mois de février ou mars, je ne dis pas, nous +aurions bien à craindre quelque petite queue d'équinoxe, mais au mois de +juillet!...--ajouta-t-il avec air de joyeuse et intime conviction,--ah! +mon Dieu... au mois de juillet... vous ne vous apercevez seulement pas +que vous avez quitté la terre. + +--Comme c'est agréable--pensa Narcisse. Aussi, prenant son parti +violemment:--Ne pourrai-je pas débarquer de votre bord, +monsieur?--demanda-t-il au capitaine. + +--Dieu du ciel! et pourquoi? Où trouverez-vous un meilleur navire, +monsieur? Et quel équipage! Des Bas-Normands doux et rangés comme des +filles! ça se mène avec un fil; jamais un mot plus haut que l'autre, +c'est sage et tranquille, jamais ça ne jure.... Voyez-vous, pour la +morale ou non, j'ai mes principes là -dessus, et je m'en suis bien +trouvé; aussi est-ce moi qui ai toujours à passer les religieuses que le +gouvernement envoie aux colonies, et je vous assure que les saintes +filles n'ont jamais eu à rougir d'un mot inconvenant.... + +--Allons... il ne manquait plus que cela--dit impétueusement Narcisse. + +--Sans doute, monsieur, je vous le répète, pour les égards, la sûreté, +la tranquillité et les bonnes mÅ“urs, vous ne trouverez jamais mieux que +_la Cauchoise_. Aussi croyez-moi, restez-y. + +D'ailleurs, votre passage est arrêté, payé d'avance, signé: il me serait +impossible de vous rendre un sou de ce que vous m'avez donné.--C'est la +loi maritime. Si vous voulez voir les ordonnances.... + +--Non, monsieur, c'est inutile--dit Narcisse atterré, foudroyé. + +--Le mal est fait, je le subirai, mais c'est une leçon dont je +profiterai....--Et comme le capitaine Hochard allait recommencer ses +litanies sur la sûreté, les égards et la politesse..., Narcisse remonta +courroucé sur le pont, descendit furieux dans son canot et ne reparut à +bord de _la Cauchoise_ que le jour de l'appareillage. Ce jour-là , il +avait rencontré sur le port l'homme aux figures de cire qui lui avait +proposé de prendre une chaloupe à eux deux pour porter leurs bagages. + +Narcisse y consentit, serra le cousin dans ses bras et lui dit, les +larmes aux yeux:--Vous le voyez, cousin, vous le voyez... un temps +magnifique, un petit vent de nord-est, une mer superbe.... Comme c'est +amusant!.... Embarquez-vous donc après cela..., cherchez donc des +émotions, des mÅ“urs tranchées! oh! si c'était à refaire!... + +L'homme aux figures de cire interrompit ses lamentations en faisant +observer que la goëlette avait déjà fait deux fois le signal de venir à +bord. + +Narcisse se précipita dans la chaloupe en maugréant. + +--Vous n'avez jamais navigué, monsieur--lui demanda le gros homme. + +--Non; et vous? + +--Moi, mon Dieu, non, pas plus que vous, mon bon monsieur; je m'en vais +aux _îles_ pour montrer ces figures-là ... et tâcher de gagner mon pauvre +pain. + +--Que représentent vos figures--demanda machinalement Narcisse. + +--Cette caisse-là ...--répondit le gros homme, en montrant une des deux +boîtes (elles avaient chacune à peu près six pieds de long sur quatre de +large et d'épaisseur); celle-là représente la passion de notre Seigneur. +Mon bon monsieur, en celle-ci le grand Napoléon, un Albinos aux yeux +rouges, et sa sainteté le Pape, mon bon monsieur. + +--Ça m'est bien égal, pourquoi me dites-vous cela--répondit Narcisse, +enchanté de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un. + +--Je vous dis cela--dit le gros homme avec soumission--parce que vous me +le demandez, mon bon monsieur. + +--Laissez moi tranquille, je ne vous parle pas, entendez-vous, +intrigant--hurla Narcisse qui rugissait en voyant les rayons d'un beau +soleil de juillet étinceler sur les vagues. + +On accosta la goëlette.... Le gros homme lit monter ses caisses à bord +avec des précautions inouïes, et surveilla lui-même leur emménagement. +Du reste, il amusa beaucoup les matelots bas-normands par la maladresse +avec laquelle il descendait les échelles des panneaux, et les bonnes +gens riaient aux larmes en lui nommant les mâts et les manÅ“uvres dont il +écorchait les noms de la façon du monde la plus grotesque. + +Le soir, à cinq heures un quart, _la Cauchoise_ donna dans la panne, +sortit du goulet, et suivit le cap à l'ouest-sud-ouest, par un joli +frais du nord-est. + +Narcisse resta sur le pont jusqu'au coucher du soleil, et au moment où +cet admirable spectacle _rallumait en lui le flambeau de la poésie_, +comme il allait savourer cet imposant tableau, qu'il regardait comme une +compensation bien due à ses éternelles déceptions, il fut pris du mal de +mer, et deux matelots le descendirent dans sa couchette. + +L'homme aux figures de cire resta sur le pont jusqu'au soir et continua +d'amuser les quatre marins de quart par son ignorance nautique. + +Seulement, au moment de descendre dans le faux pont passant près du +taquet, qui retenait l'écoute de grande voile, il s'aperçut que cette +manÅ“uvre n'était pas assez serrée, et regardant bien si personne ne +l'observait, il raidit ce cordage, en le tournant en croix autour du +taquet avec l'habileté d'un marin consommé; puis il alla voir ses +caisses. + + + + +CHAPITRE II. + +Des choses surprenantes que vit Narcisse Gelin dans l'entrepont +de la goëlette. + + +Narcisse Gelin ne dormait pas, Narcisse Gelin invoquait--je ne dirai pas +Dieu, car Narcisse avait reçu une éducation libérale, et le beau de +l'éducation libérale est de ne pas croire en Dieu;--mais Narcisse +invoquait Apollon et les muses. Le bon jeune homme croyait aux muses.... +Muses--disait-il--envoyez-moi, s'il vous plaît, un événement, une +tempête, un naufrage, quoi que ce soit... mais de la poésie, pour Dieu +de la poésie! J'ai quitté la boutique paternelle, mon foyer domestique, +Paris, mon département, mon pays! la France! ma belle France, et vous +comprenez bien, muses, que ce n'est pas pour vivre avec des commerçants, +entendre parler commerce et marchés, poivre et sucre... que l'on +s'abandonne aux caprices des flots, au souffle dévorant de la +tempête.... Ainsi de la poésie... ô muses!... quelque chose de tranché, +de heurté, de bizarre, de terrible, s'il vous plaît.--Je ne sais si les +muses l'entendirent; mais il se passa tout-à -coup quelque chose de fort +singulier dans l'entrepont de la goëlette. + +Le _Cadre_ (ou lit) de Narcisse était suspendu à l'arrière de cet +entrepont au milieu d'un petit entourage en toile qu'on lui avait +galamment installé; mais cette toile ne joignant pas juste au plafond, +un espace restait vide, et à travers cette lucarne improvisée Narcisse +put jeter un coup d'Å“il investigateur dans le faux pont. + +Cet entrepont était faiblement éclairé par la lueur d'un fanal placé +près de l'archipompe, et cette lueur donnait en plein sur les deux +caisses de l'élève de Curtius, posées droites et appuyées sur la +muraille du navire. + +Tout-à -coup Narcisse aperçut une masse qui lui parut d'abord informe, +mais qui se dessina bientôt. Dans cette masse, il reconnut le gros +homme, l'homme aux figures de cire.--Le vil industriel vient voir ses +caisses--pensa Narcisse.--Va! butor à l'âme vénale, pense à ton +commerce, penses-y, au lieu de rester sur le pont, puisque tu es assez +heureux, assez robuste pour ne pas éprouver le mal de mer, au lieu de te +laisser aller au doux _far niente_ de tes rêveries, à voir trembler dans +la mer les étoiles du ciel, à entendre....--Mais Narcisse interrompit +tout-à -coup sa période, ouvrit des yeux énormes, suspendit sa +respiration. Il crut rêver.--L'homme aux figures de cire s'était +approché de ses caisses, et, après un moment d'incertitude, il avait +poussé un ressort.--Le couvercle de la première caisse s'abaissait, et à +la lueur incertaine du fanal, Narcisse aperçut dans le fond trois +figures: quelles figures! et ce n'était ni un Albinos, ni le grand +Napoléon, ni sa sainteté le Pape. + +--C'est sans doute la caisse à la passion--pensa Narcisse;--mais je ne +vois pas le Christ. + +En effet, il n'y avait pas de Christ non plus. + +--Après tout--pensa encore le fils du mercier--il ne les a pas habillés +pour la route de peur d'abimer leurs costumes. + +Mais voici que la scène change. + +À un mot que dit le gros homme, les trois figures quittent le fond de la +boîte, en sortent, et s'avancent empesées, droites et raides. + +--Cet homme-là est un sorcier ou un furieux mécanicien--se dit Narcisse +en sentant le froid lui gagner les reins. + +Mais voici que les trois figures étendent les bras, se détirent, se +secouent, et rajustent les haillons dont elles sont couvertes. + +--Pour le coup, ceci devient trop poétique: c'est forcé; _ce n'est pas +nature_--pensa Narcisse en retombant glacé sur son oreiller. + +Mais il voulut voir, jusqu'à la fin, le dénouement de cette scène. Son +âme de poète se tendit, fit effort, et Narcisse Gelin se redressa et +continua de regarder. Quand il se remit à sa lucarne, le gros homme +avait sans doute ouvert aussi la boîte _à la passion_, car, au lieu de +trois, ils étaient six, sans compter l'industriel, six armés jusqu'aux +dents,--et la lumière du fanal luisait, étincelait sur les lames de +longs poignards, dont ils assuraient la garde dans leurs larges mains. + +--Sommes nous parés?--dit le gros homme à voix basse. + +--Oui.... + +--Adieu!--Va! fit le Curtius.--Et lestes et adroits comme des chats +sauvages, ils se hissèrent par les deux panneaux entr'ouverts. + +Narcisse Gelin n'eut pas la force de pousser un cri; la sueur ruisselait +de son front: il commençait à comprendre que ce pouvait bien être des +pirates. + +Et ce doute se changea en conviction, lorsque, après quelques cris +étouffés, quelques trépignements sur le pont, il y eut un moment de +silence à bord de _la Cauchoise_, et puis qu'un immense et retentissant +_hourra_ ébranla la goëlette jusque dans sa membrure. + +Tout-à -fait fixé sur la moralité du gros homme, Narcisse le considéra +dès lors comme un chef de pirates, et l'Albinos, le grand Napoléon, sa +sainteté le Pape, Jésus-Christ et les acteurs de la passion, comme des +scélérats de sa troupe qui pouvaient avoir jeté à l'eau le capitaine +Hochard et ses matelots, les estimables Bas-Normands, qui avaient de si +bonnes mÅ“urs. + +Il y avait du vrai dans ses conjectures; et, par une singulière +fatalité, par un étonnant caprice de notre organisation, cet événement +qui devait le mettre en liesse et joie, puisqu'il lui promettait une vie +rude et forte, des mÅ“urs tranchées, heurtées; cet événement, dis-je, le +trouva froid et prosaïque: on eût dit que son âme de poète avait été +frappée du même coup de poignard qui frappa au cÅ“ur l'honorable +capitaine. + +Et Narcisse Gelin commença de trouver le pauvre M. Hochard un être assez +poétique, il le regretta même: il le poétisa aux dépens du gros élève de +Curtius; il poétisa tout, jusqu'aux matelots Bas-Normands, qu'il avait +maudits: eux si roses, eux si frais, eux si bonnes gens; il vit une +belle opposition entre ces hommes si simples et les périls continuels +qui les assiégeaient. Cette bonhomie au milieu de la tempête lui parut +sublime; cette goëlette transportant tout à l'heure d'un monde à l'autre +cette petite colonie simple, bonne, naïve comme un tableau de Téniers, +lui parut avoir aussi sa poésie à elle, une poésie qu'il préférait de +beaucoup à celle de _la Cauchoise_, maintenant montée par une +demi-douzaine de scélérats, allant porter partout le meurtre et le +pillage. + +Et il se fit aussi une singulière révolution dans ses sympathies +littéraires. Il se prit à adorer Gessner et ses _Idylles_, ses jolies +moutons si blancs, son gazon si frais, ses arbres si verts, ses fleurs +si parfumées: oh! qu'il regrettait ses bergers, et leurs flûtes, et +leurs danses, et leurs chants, et la violette, et le corset des jeunes +filles, et la cloche du soir, et le bêlement des troupeaux, et la nuit +paisible et pure du joli village qui se mire aux eaux limpides du +lac!... + +--Oh!--disait Narcisse en se roulant dans sa couverture avec un frisson +prodigieux--oh! voilà une poésie vraie, douce et consolante! Oh! que je +donnerais maintenant les vagues les plus monstrueuses pour un petit +ruisseau qui glisse sur le sable, les figures les plus tannées, les plus +cicatrisées, pour une douce et gracieuse figure d'enfant ou de jeune +fille,... un ciel noir, orageux, fût-il sillonné de mille éclairs et +déchiré par les éclats de la foudre, pour le ciel pur et riant du mois +de mai, au lever d'un beau soleil. + +De pensées en pensées, de peurs en peurs, de regrets en regrets, +Narcisse gagna le point du jour. Il commençait à voir la position en +face.--Que vont-ils faire de moi?--se disait-il.... + +Il allait peut-être se répondre à lui-même, lorsqu'un coup de canon +retentit longuement sur l'immensité de la mer.... + +--Qu'est-ce que cela?--pensa Narcisse--je n'ai pas vu de canon à +bord.... + +Un bruit sec, accompagné d'un sifflement assez aigu, l'étonna bien +davantage, surtout quand il vit un boulet d'une jolie taille entrer par +le flanc du bâtiment, ricocher sur le plancher, du plancher au plafond, +et du plafond aller se loger à moitié dans le bord opposé.... + +--Je suis perdu--dit le poète, les dents serrées, s'évanouissant de +terreur. + + + + +CHAPITRE III. + +Ce qui advint à Narcisse Gelin, et comment il eut de terribles +sujets de stupéfaction. + + +Quand Narcisse Gelin revint à lui, il était au grand air, sur le pont de +la goëlette, les fers aux pieds et aux mains, placé entre deux marins +vêtus d'un pantalon blanc, d'une veste bleue, et d'un petit chapeau +couvert d'une coiffe blanche, fort propre; chacun était armé d'un sabre. + +Il tourna la tête, le malheureux, et il vit l'homme aux figures de cire, +accommodé comme lui, et ses six compagnons verrouillés et cadenassés de +la même façon, soumis à la même surveillance. + +Puis à une encablure de la goëlette, un beau brick de guerre, étroit, +hardi, allongé, pour le moment en panne, et portant à sa corne un large +pavillon bleu, à croix rouge et blanche dans un de ses angles. + +--C'était le pavillon anglais. + +--Pourriez-vous me dire, monsieur--dit Narcisse en s'adressant au gros +homme--ce que tout cela signifie? + +--Tiens, cet autre!.... Je n'y pensais plus.... Cela signifie, mon +garçon, que dans un quart d'heure.... Mais, dis-moi, tu vois bien les +vergues de ce brick.... + +--Qu'entendez-vous par les vergues?--fit gravement Narcisse.... + +--Ah! l'animal....--Ce bâton qui croise le mât en travers.... +Comprends-tu? + +--Je comprends. + +--C'est heureux.--Vois-tu au bout de cela un homme accroupi, à cheval +sur ce bâton?.... + +--Je vois l'homme accroupi. + +--Sais-tu ce qu'il fait? + +--Je ne sais ce qu'il fait? + +--Il arrange une corde. + +--Pour?.... + +--Pour... nous pendre. + +--C'est-à -dire... pour _vous_ pendre... _vous!_ mais pas moi. + +--Ah! c'te farce..., toi comme nous, donc; tiens, est-il bégueule +celui-là ! + +--Je ne suis pas bégueule, mais vous comprenez bien, mon cher ami, que +cela ne peut pas être: vous êtes des pirates, à la bonne heure, mais je +ne suis pas pirate, moi; je m'appelle Narcisse Gelin, poète connu et +domicilié à Paris, passager à bord, et pas du tout de votre bande.... + +--Alors, dis-leur... c'est trop juste.... + +--C'est ce que je compte faire... Heureusement voici venir un officier. + +Prenant alors l'air aussi digne que possible, tempéré pourtant par une +nuance de soumission, Narcisse Gelin commença en ces termes: + +--Je dois éclairer votre conscience, monsieur l'officier;--parti comme +passager à bord de _la Cauchoise_, c'est un heureux hasard que je n'aie +pas partagé le sort de l'infortuné capitaine et de ses malheureux +ma.... + +L'officier l'interrompit alors en anglais d'un air irrité, et donna dans +cette langue un ordre aux matelots, qui serrèrent les pouces de Narcisse +de façon à les briser.... + +--Eh bien!--reprit le gros homme--sais-tu ce qu'il vient de dire? + +--Mon Dieu, non...--reprit Narcisse, tout tremblant, en regardant ses +pouces. + +--Il vient de dire:--Bâillonnez ce chien, et voilà .... + +--Mais il n'entend donc pas le français? + +--Pas un mot, ni lui, ni les autres. + +--Mais, Dieu du ciel, vous savez l'anglais, vous.... + +--Comme ma langue propre..., mon fils. + +--Mais alors, dites-lui... tout... bien vite. + +--Du tout... tu m'as appelé _intrigant_ dans la chaloupe.--Tu seras +pendu, ça t'apprendra.... + +Narcisse allait répliquer, mais le bâillon l'en empêcha. + +Il fit quelques gestes assez démonstratifs, mais cette pantomime toucha +peu les Anglais. + +--Pour te consoler--lui dit le gros homme--je vais t'expliquer tout +cela: il est bien juste que tu saches pourquoi l'on te pend. + +--Je m'appelle Benard, depuis vingt ans je fais la course. Il y a +environ six mois je montai un lougre, et quel lougre, mon fils!--Je +rencontre un brick anglais marchand, qui revenait de Lima, chargé de +gourdes, je l'attaque et le prends.--Comme il était mauvais marcheur, je +le coule lui et son équipage, je garde les gourdes et je file.... Ce +gredin de brick que tu vois là ... me pince au vent le lendemain, je lui +parais suspect, il vient à mon bord, visite tout, trouve les gourdes, +quelques paperasses du capitaine que l'on avait bêtement gardées, et il +comprend l'histoire. + +Au lieu de nous faire tous pendre, comme il en avait le droit, et comme +il va le faire tout à l'heure, il nous met tous aux fers, et nous mène +en Angleterre pour faire un exemple. + +Ma foi, là , je me tortille tant des pieds et des mains, que je dérape du +ponton, je file à la côte, je fais marché avec un contrebandier qui me +débarque à Calais. De Calais je viens à Brest.--Je vois cette jolie +goëlette en armement, je fais mon plan avec des amis que j'embauche; la +malice des figures ne va pas mal; cette nuit, nous envoyons le capitaine +d'ici par-dessus le bord avec ses dix faï-chiens de Normands; tout va +bien, très-bien, et il faut qu'au petit jour nous ayons pour +réveil-matin une visite de ce gueux d'Anglais.--Le même de la fois du +lougre, c'est un entêtement ridicule de la part du bon Dieu; enfin +l'Anglais, ce gueux de _même_ Anglais est venu à bord, a visité les +papiers, m'a reconnu, et comme j'ai tout avoué, vu que sans cela +j'aurais été pendu tout de même, il va faire notre affaire tout de +suite, pour que ça ne soit pas remis indéfiniment, nous souquer à tous +un bout du filin autour du cou, car il est bien sûr du ne pas rencontrer +parmi nous un cardinal ou un évêque.--Je te parie que dans une heure, +quoique tu m'aies l'air d'un chanteur, tu auras la respiration si gênée, +que tu ne pourras seulement pas chanter: _J'ai du bon tabac_.... Ah! +mais voilà le signal, pavillon rouge en berne, c'est la danse.... Adieu, +mon agneau.... Aussi, pourquoi diable m'as-tu appelé intrigant! + +Il était moralement et physiquement impossible à Narcisse Gelin de +répondre un mot; il se résigna, se confia à la Providence, ferma les +yeux et sentit son cÅ“ur faillir. + +Il ne pensait plus du tout à la poésie, et tout ceci était poétique +pourtant, ce beau ciel, cette mer bleue, ces pirates garrottés, ces +costumes pittoresques, cette justice si franche et si brutale, ce Benard +avec sa force colossale, sa vie errante, ses crimes, sa piraterie. + +Il faut l'avouer à la honte du fils du mercier, rien de tout cela ne +trouva écho dans son âme; il ne pensait qu'à une chose, à la corde qui +allait lui serrer le cou, et d'avance son gosier se contractait +tellement qu'il n'aurait pu avaler une goutte d'eau. Le pirate Benard +avait merveilleusement deviné le phénomène physiologique: ainsi qu'il +l'avait annoncé à Narcisse Gelin, ce dernier eût été dans l'entière +impossibilité de chanter: _J'ai du bon tabac_.... + +On passa les pirates l'un après l'autre à bord du brick. L'un après +l'autre on les hissa au bout-dehors de la grande vergue et au bout d'un +cartahut, en réservant Benard pour la _bonne bouche_, comme il disait +plaisamment. + +Narcisse Gelin et Benard restaient tous deux seuls: + +--Après vous--lui dit Benard en ricanant;--et quand le fils du mercier +se sentit guinder au bout du cordage, les derniers mots qu'il entendit +furent:--Ah! je suis un intrigant! + +Plaignez le poète. + +--C'est tout de même vexant de manquer une aussi belle +affaire--murmurait Benard à moitié chemin de la vergue. + +Quand sa tête toucha la bouline:--Ah! dit-il--voilà que je vais faire +_couic_.... + +Et puis ce fut tout. Les corps des forbans furent jetés à la mer. + +On mit un équipage à bord de la goëlette, qui gagna Portsmouth avec le +brick. + + * * * * * + +Le père de Narcisse Gelin dit quelquefois d'un air de supériorité à son +voisin Jamot l'épicier: Mon fils le poète est _aux îles_... il doit y +faire une fameuse fortune. + +Depuis trois mois il attend une lettre de NARCISSE. + +FIN. + + * * * * * + + +NOTES: + +[1] Les négriers appellent ainsi les chargements de noirs qu'ils +prennent sur la côte. + +[2] Mourir. + +[3] On donne ce nom à un changement subit de plusieurs quarts dans le +vent régnant. Les marins expérimentés jugent du moment où le vent doit +sauter par le calme qui précède, ce qui est important pour ne pas perdre +des mâts ou des voiles, car les sautes de vent arrivent avec une +furieuse violence. + +[4] La première lame. + +[5] Mais le danger était immense, car on ne pouvait opérer cette +scission qu'en se jetant à la mer, afin de s'accrocher au _chouque_ du +mât;... là seulement les haubans n'étaient pas en chaînes de fer, comme +cette partie du gréement qui tient au porte-haubans. + +[6] Tout ce traité est historique et existe en double au greffe du +tribunal de Saint-Pierre (Martinique), comme pièce à l'appui d'un procès +fait à un négrier. + +[7] On appelle ainsi le commandant, en style familier. + +[8] On appelle nègres marrons ceux qui se sauvent des habitations pour +se cacher dans les bois. + +[9] Une hache attachée dans chaque moulin est destinée à remédier ainsi +à ces accidents qui arrivent fréquemment. + +[10] On ne doit pas s'étonner de voir des nègres porter des noms +bibliques ou mythologiques.--Sitôt qu'une fournée de nègres arrive dans +la colonie, on les baptise; ainsi tous les noirs d'une habitation ont +des noms tels que Job, Cham, Japhet, etc.--Ceux d'une autre portent ceux +d'Apollon, de Mars, de Vulcain, etc., etc., selon le caprice du maître. + +[11] Il existait encore en 1822, dans toutes les Antilles françaises et +anglaises, la secte des empoisonneurs; cette espèce de tribunal secret, +composé de nègres marrons, s'assemblait à époques fixes dans des +retraites inaccessibles, connues seulement des esclaves de l'ÃŽle. + +Là , chaque noir apportait son sujet de plainte, déduisait ses motifs de +vengeance, et, après avoir prêté le serment nécessaire, on lui donnait +le poison dont il pouvait avoir besoin pour détruire les bestiaux ou les +blancs. + +Les derniers empoisonneurs furent suppliciés à la Guadeloupe, en 1823. +Les détails qu'on va lire, tels affreux qu'ils soient, sont en partie +extraits des procès-verbaux, révélations ou actes d'accusations déposés +au greffe de Saint-Pierre (Martinique). + +[12] Espèce d'aigle marin. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en +Mer, Voyages et Aventures sur Mer de N, by Eugène Sue + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ATAR-GULL *** + +***** This file should be named 30582-0.txt or 30582-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/0/5/8/30582/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net); +produced from images of the Bibliothèque nationale de +France (BNF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/30582-0.zip b/30582-0.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..540750b --- /dev/null +++ b/30582-0.zip diff --git a/30582-8.txt b/30582-8.txt new file mode 100644 index 0000000..9364d3c --- /dev/null +++ b/30582-8.txt @@ -0,0 +1,11080 @@ +The Project Gutenberg EBook of Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en Mer, +Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin., by Eugène Sue + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en Mer, Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin. + romans maritimes. + +Author: Eugène Sue + +Release Date: December 2, 2009 [EBook #30582] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ATAR-GULL *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net); +produced from images of the Bibliothèque nationale de +France (BNF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr + + + + + + + + + +ROMANS, + +NOUVELLES ET HISTOIRES + +MARITIMES. + +Deuxième Série. + +IMPRIMÉ PAR BÉTHUNE ET PLON. + +ATAR GULL. + +Un Corsaire, + +Le Parisien en Mer, + +Voyages et Aventures sur Mer, de Narcisse Gelin. + +Romans maritimes, + +PAR EUGÈNE SUE. + +_NOUVELLE ÉDITION._ + +PARIS. + +LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN + +_ÉDITEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE D'ÉLITE_, + +9, RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS. + +MDCCCXLI. + + + + +TABLE. + + +Dédicace. + +À M. Fenimore Cooper. + + +ATAR-GULL. + + +LIVRE I. + +CHAP. I.--La _Catherine_. + + II.--L'Ouragan. + + III.--Le Courtier. + + IV.--La Vente. + + +LIVRE II. + +CHAP. I.--L'Inconnue. + + II.--La Hyène. + + III.--Monsieur Brulart. + + IV.--Arthur et Marie. + + V.--Que le bon Dieu vous punit de faire la traite. + + +LIVRE III. + +CHAP. I.--Le Faux Pont. + + II.--Atar-Gull. + + III.--Mystère. + + IV.--Opium. + + Songe. + + +LIVRE IV. + +CHAP. I.--La Frégate. + + II.--Une Ruse. + + III.--Le Colon. + + IV.--Le Père et le Fils. + + +LIVRE V. + +CHAP. I.--Fête. + + II.--Les Empoisonneurs. + + III.--La veille des Noces. + + IV.--Le Départ. + + V.--Rencontre. + + VI.--Songe. + + +LIVRE VI. + +CHAP. I.--La rue Tirechape. + + II.--Atar-Gull. + + III.--Le Baptême. + + IV.--Le Prix de Vertu. + + +UN CORSAIRE. + + +LE PARISIEN EN MER. + +CHAP. I. + + II. + + III. + + IV. + + +VOYAGES ET AVENTURES SUR MER DE NARCISSE GELIN. + +CHAP. I. + + II. + + III. + + +FIN DE LA TABLE. + + + + +ATAR-GULL. + + + À + LA MÉMOIRE DE + MON GRAND-PÈRE, + FEU M. LE CHEVALIER JOSEPH SUE, + PROFESSEUR À L'ÉCOLE ROYALE DE PEINTURE + ET SCULPTURE, + MEMBRE DE L'ACADÉMIE ROYALE + DES BEAUX-ARTS, + CONSEILLER ET CENSEUR ROYAL. + +EUGÈNE SUE. + + + + +À MONSIEUR + +FENIMORE COOPER. + + +Me pardonnez-vous, Monsieur, de répondre publiquement à la lettre si +flatteuse que vous avez bien voulu m'écrire au sujet de mon premier +ouvrage? + +Cette vanité de jeune homme impatient de mettre tout le monde dans la +confidence de sa bonne fortune littéraire est sans doute blâmable; mais, +sentant le besoin de donner quelques explications sur ce nouveau livre, +j'ai pensé qu'elles acquerraient bien plus d'importance et de valeur en +vous étant adressées, à vous, Monsieur, qui avez créé le _roman +maritime_ d'une manière si originale et si puissante, et qui partagez +avec Goëthe, Byron, Schiller et Walter-Scott le rare et précieux +privilège d'être un des _types_ de la littérature étrangère et +contemporaine. + +Je suis persuadé comme vous, Monsieur, que si l'esprit général de notre +nation pouvait arriver peu à peu à comprendre tout ce qu'il y a de +forces, de ressources, de moyens de défense ou de conquêtes commerciales +dans la marine, la France pourrait devenir l'égale de toute puissance +européenne sur l'Océan. + +C'est aussi cette conviction profonde, Monsieur, qui m'a donné le +courage de publier quelques essais maritimes; car, venant après vous, +il fallait un tel mobile pour oser entreprendre une tâche aussi +périlleuse. + +J'ai long-temps agité la question de savoir si je ne devais pas choisir +pour sujet de romans quelques-uns de ces merveilleux faits d'armes si +nombreux dans nos annales maritimes; mais j'ai estimé qu'il était mieux +de débuter modestement comme peintre de _genre_. + +Et puis aussi que le public, plus familiarisé avec l'idiome, la langue, +les habitudes des marins par mes premières esquisses, pourrait prêter +une attention moins distraite alors par l'étrangeté de ses moeurs, à une +fabulation toute historique, d'une portée plus large et d'un intérêt +plus national. + +Vous trouverez peut-être, Monsieur, que j'ai bien abusé, dans +_Atar-Gull_, de cette licence que vous nous accordez, de commettre des +meurtres flagrants et atroces pour exciter la sensibilité du lecteur; +mais je me débattais en vain sous la fatale influence de l'effrayant +sujet que j'avais embrassé, et, comme _Macbeth_, de Shakespeare, ma +_férocité_ n'a pas eu de bornes, parce qu'un crime était la conséquence, +la déduction logique d'un autre crime. + +Aussi, Monsieur, j'ai une terrible crainte de passer pour un _homme +abominable_, faisant de l'horreur à plaisir. + +Et pourtant, à la faveur de cette peinture trop exacte (je le crois) de +la traite des noirs, de leur esclavage et de ses résultats, j'ai voulu, +non élever une polémique bâtarde et usée sur des droits que plusieurs +contestent, mais bien poser des faits, des chiffres, au moyen desquels +chaque partie adverse pourra établir ses comptes.--L'addition seulement +reste à faire. + +Maintenant, Monsieur, je vais vous soumettre le plan que j'ai cru devoir +suivre pour parfaire ce livre. + +Permettez-moi seulement une question. + +Ne vous est-il pas souvent arrivé de rencontrer par hasard, dans le +monde, un homme que vous ne connaissiez pas, et que vous regardiez +pourtant avec une curieuse attention, tant sa physionomie vous frappait? + +La tournure originale, incisive de quelques phrases, vous étonnait, et +vous écoutiez avidement...--Alors, tombant sous le charme d'une +conversation rapide, étincelante, animée, n'éprouviez-vous pas je ne +sais quelle sympathie pour cet être si singulier qui, apparaissant là +comme isolé au milieu de ce monde bruyant et tumultueux, semblait +presque fantastique, tant il y avait d'imprévu, de charme et de mystère +dans cette rencontre?... + +Et puis, malheur! un importun vous frappait sur l'épaule, vous +détourniez la tête avec humeur... et malheur... car l'inconnu était +peut-être Byron, Châteaubriand, Bonaparte? + +Et il avait disparu... et vous ne le revoyiez plus... plus jamais.... +Aussi y pensiez vous toujours avec un sentiment de tristesse douce et de +regrets.... En un mot, cette soirée, cette heure de conversation +_datait_ dans votre vie, n'est-ce pas? + +Et laissez-moi, Monsieur, citer à l'appui de ceci deux faits personnels; +il ne s'agit ici ni de Byron, ni de Châteaubriand, ni de Bonaparte, mais +d'hommes qui ne manquaient pas de supériorité. + +Un jour, j'étais à Saint-Pierre (_Martinique_), et comme notre frégate +devait mettre le lendemain à la voile, j'allai le soir faire mes adieux +à une excellente et digne famille, dont les soins touchants et +empressés m'avaient arraché à une mort cruelle;--j'arrivai, et, après +quelques moments d'une causerie amicale, on annonça le curé de ***. + +Figurez-vous, Monsieur, un homme jeune encore, pâle, le front saillant, +des yeux vifs et noirs, une parole sobre et austère, et le ton de la +meilleure compagnie. + +On parla politique.--Je ne sais par quel misérable préjugé je +m'attendais à une discussion étroite et hargneuse, ou à un dédaigneux +mutisme de la part du prêtre.--Point: le prêtre causa long-temps, et sa +conversation âpre et nerveuse, ses idées claires, fortes et neuves sur +les affaires du temps, m'étonnèrent à un point extrême. + +--On parla beaux-arts, musique, peinture: même supériorité, même science +toujours naïve, saine et vigoureuse.... Et je me souviens qu'il nous +fit, entre autres choses, une curieuse et poétique dissertation sur +l'influence du polythéisme et du christianisme dans les arts, tout à +l'avantage de la dernière croyance. + +On parla statique, géométrie, mécanique; il en raisonna comme un habile +praticien, et le colon chez lequel je me trouvai lui demanda même +pourquoi il ne faisait pas exécuter en grand l'admirable moulin à sucre +qu'il avait inventé. + +Enfin, Monsieur, vaincu par les sollicitations de mon hôte, qui +jouissait de ma stupéfaction, nous allâmes au presbytère. Il était, je +crois, minuit. + +Ici, le prêtre nous chanta de sa musique, nous montra de sa peinture, +voulut bien nous lire un de ses livres, un manuscrit remarquable sur la +liberté des cultes, nous expliqua ses machines à moudre les cannes +singulièrement simplifiées. + +Que vous dirai-je, Monsieur? ce prêtre résumait en lui tous les prodiges +de l'intelligence et du savoir. Simple, pauvre et bon, d'une infatigable +activité d'esprit, ne dormant presque pas, et passant sa vie à fouiller +les racines de l'arbre de la science; en un mot c'était presqu'un +_Faust_, à la damnation près (je le suppose du moins). + +Enfin, Monsieur, ces heures rapides passèrent; je restai sous le charme +jusqu'à trois heures du matin; à cinq heures, j'étais en route pour la +Jamaïque, et je ne devais plus revoir ce prêtre singulier, je ne l'ai +plus revu; peut-être a-t-il fini ses jours sous le ciel brûlant des +tropiques, car sa santé était faible et usée par l'étude... peut-être ce +génie ardent et inconnu est enseveli sous une pierre obscure. + +Une autre fois, en Grèce, quelques jours avant le combat de Navarin, je +vis pendant une heure, à Anti-Paros, un descendant du célèbre Panajotti, +favori du visir Kropoli; cet intrépide vieillard avait puissamment +contribué au soulèvement de son pays, connu Byron, égalé Canaris; d'une +finesse d'esprit exquise, d'un jugement droit et éprouvé, il me parla +longuement de la Grèce, et jamais la position vraie de ce malheureux +pays, son avenir, ses ressources, n'ont été plus poétiquement exposés +que par ce vieux Grec à longs cheveux blancs, au costume pittoresque, +assis sur un fragment de marbre aux sculptures effacées, prophétisant +l'avenir de cette nation, qui fut toujours un prétexte dans les mains +des puissances européennes. + +Je quittai, et ne vis plus qu'une fois cet homme extraordinaire: ce fut +le lendemain du combat du 20 octobre: il passait rapidement dans un +canot le long de notre vaisseau, et se rendait, je crois, auprès de +l'amiral, comme envoyé du gouvernement grec. + +Cette longue et fatigante digression, Monsieur, tend à établir ceci, que +souvent des êtres, tantôt remarquables par une grande puissance +d'organisation, tantôt par des vices ou des vertus portés à l'excès... +mais toujours frappants, saillants, d'une espèce à part, traversent +notre existence, rapides et éphémères; comme ces météores que nous ne +voyons qu'un moment, et qui s'éteignent pour toujours. + +Or, Monsieur, je me suis demandé pourquoi, dans les romans maritimes, +surtout, dont le cercle est immense, dont les scènes sont souvent +séparées entre elles par des milliers de lieues, on ne tenterait pas de +jeter cet imprévu, ces apparitions soudaines qui brillent un instant et +s'effacent pour ne plus reparaître. + +Pourquoi, au lieu de suivre cette sévère unité d'intérêt distribué sur +un nombre voulu de personnages qui, partant du commencement du livre, +doivent, bon gré, malgré, arriver à la fin pour contribuer au dénoûment +chacun pour sa quote-part; + +Pourquoi, dis-je, en admettant une idée philosophique, ou un fait +historique qui traverserait tout le livre, on ne grouperait pas autour +des personnages qui, ne servant pas de cortége obligé à l'abstraction +morale qui serait le pivot de l'ouvrage, pourraient être abandonnés en +route, suivant l'opportunité ou l'exigeante logique des événements. + +Alors, Monsieur, le lecteur éprouverait peut-être cette impression que +j'ai tâché de rendre sensible, cette impression qui résulte de la +subite apparition d'un homme extraordinaire que l'on ne voit qu'une fois +et dont on se souvient toujours. + +Je sais, Monsieur, qu'il faudrait un prodigieux talent pour arriver à ce +résultat, d'attacher l'intérêt du lecteur sur un personnage pendant le +tiers de l'action, je suppose, puis de faire disparaître ce personnage +et renverser l'intérêt sur celui qui le remplace, afin d'arriver ainsi +au dénoûment de l'ouvrage. + +Mais s'il était possible de réussir, je crois qu'on aurait surmonté +l'écueil inévitable que les romans maritimes semblent offrir par les +distances et les événements qui doivent nécessairement rendre l'unité +d'intérêt et de lieu au moins bien difficile. + +Car enfin, Monsieur, un navire est en route; avant d'arriver à sa +destination, il touche dans dix pays différents: là, des moeurs +étrangères, insolites, qui n'offrent aucun rapport entre elles, et +peut-être là dix actions, dix puissants motifs d'intérêt, de quoi faire +un beau livre; le vaisseau part, on ne se revoit plus, les amitiés +commençantes sont brisées, l'amour brusquement tranché à sa première +phase. Adieu l'unité d'intérêt. + +Somme toute, ainsi qu'on l'a déjà dit, n'est-ce pas aussi une unité +d'intérêt qu'un fait ou une idée morale, qui, traversant tout un livre, +sert de pivot, de lien, aux événements ou aux personnages qui gravitent +autour? + +Et le roman de marine surtout ne peut-il pas vivre d'épisodes qui +seraient déplacés dans tout autre genre de composition? + +Je sais qu'il était donné à un talent tel que le vôtre, Monsieur, +d'encadrer, de resserrer dans le cycle de l'unité, les scènes immenses +que vous avez décrites, et de résoudre un problème insoluble pour tout +autre; mais c'est parce que je reconnais l'impossibilité d'atteindre à +cette hauteur que je tâche de faire excuser le système contraire que +j'ai adopté. + +J'ose croire, Monsieur, que vous ne verrez dans tout ceci la moindre +idée de fonder, d'établir une théorie quelconque; je vais seulement +au-devant de la critique qui pourrait, à juste titre, me reprocher +d'avoir essayé de mettre en relief dans ce livre trois personnages au +lieu d'un, sur lequel toute l'attention du lecteur devait être +concentrée. + +Je ne terminerai pas cette trop longue lettre, Monsieur, sans vous +exprimer encore toute ma reconnaissance pour les encouragements que vous +avez daigné donner à des ébauches bien imparfaites sans doute. + +EUGÈNE SUE. + +Paris, ce 15 mai 1831. + + + + +ATAR-GULL. + + + + +LIVRE I. + + + + +CHAPITRE I. + + Jamais d'enfants, jamais d'épouse! + Nul coeur près du mien n'a battu; + Jamais une bouche jalouse + Ne m'a demandé: «D'où viens-tu?» + + VICTOR HUGO.--Ode XXI, t. 2. + + --Où peut-on être mieux + Qu'au sein de sa famille? + + _Vieil air._ + +LA CATHERINE. + + +Voyez ce brick, il glisse bien timidement sur la mer des Tropiques, car +c'est à peine si cette brise légère et folle peut gonfler ses larges +voiles grises. + +Écoutez le murmure sourd et mélancolique de l'Océan; on dirait le bruit +confus d'une grande cité qui s'éveille; voyez comme les vagues se +soulèvent à de longs intervalles et déroulent avec calme leurs immenses +anneaux; quelquefois, une mousse blanche et frémissante jaillit du +sommet diaphane des deux lames qui se rencontrent, se heurtent, +s'élèvent ensemble et retombent en poussière humide après un léger +choc. + +Oh! qu'elle est scintillante et nacrée cette frange d'écume qui se +découpe sur les flancs bruns du navire! comme le cuivre de la carène +étincelle en reflets d'or au milieu de ces eaux vertes et limpides! que +le soleil brille doucement au travers de ces voiles arrondies qui +projettent au loin leurs ombres tremblantes! + +Et par l'auge de saint Pierre, c'est un vaillant brick que celui-ci, +qui, mollement bercé sur une mer paresseuse, semble s'y jouer comme une +dorade par le beau temps. + +Au souffle de cette petite brise, il continue honnêtement son chemin +vers le sud-est, arrivant sans doute d'Europe où il se sera défait de +toute sa cargaison, car il navigue sur son lest et montre presque deux +pieds de cuivre hors de l'eau. + +Il fait à bord une chaleur excessive, et le soleil ardent de l'équateur +calcine le pont, malgré la double tente qui couvre la dunette. + +Dans ce navire, tout était propre, luisant, frotté il y régnait un ordre +admirable, un arrangement minutieux des plus petits détails; on eût dit +un de ces comptoirs d'acajou soigneusement cirés, qui font la gloire et +le bonheur d'un respectable fabricant de bonneteries. + +Les fenêtres ouvertes à la brise laissaient pénétrer dans la dunette un +courant d'air vif et frais qui soulevait de jolis rideaux de toile de +Perse, et une vaste moustiquaire dont les plis légers entouraient un +lit suspendu. + +L'ameublement de cette petite cabine était fort simple, deux chaises, +quelques instruments de mathématiques, un porte-voix, une malle, une +table à roulis, et sur la table deux verres et une cruche de genièvre. + +Au-dessus, le portrait d'une femme grasse et rebondie, souriant à un +gros enfant joufflu qui lui offrait une rose, je crois, et dans le fond +du tableau un chat angora, l'oeil vif, la patte en l'air, jouant avec une +bobine de coton. + +Quel portrait! quelle femme! quel enfant! quelle rose! quel chat! + +Tout cela fade et blanc, faux et lourd, laid, guindé, plâtré et pourtant +on y trouvait je ne sais quelle naïveté d'expression qui n'était pas +sans charmes: on reconnaissait dans cette peinture informe une bonne +nature de femme heureuse et gaie, et jusqu'à ce gros enfant rouge comme +sa rose; tout semblait respirer le bonheur et la joie.--Et puis +au-dessus du tableau pendait, soigneusement accrochée à un clou, une +vieille couronne de bleuets toute fanée. + +L'équipage du brick, accablé par la chaleur, s'était sans doute retiré +dans le faux pont, et tout dormait à bord, excepté le marin qui maniait +le gouvernail et trois matelots couchés au pied du grand mât. + +Le timonier fit alors tinter huit fois une petite cloche placée près de +lui, et cria d'une voix forte: + +--Allons, vous autres, relevez le quart. + +Le bruit causé par cette manoeuvre réveilla sans doute l'habitant de la +dunette, car la moustiquaire s'agita, on entendit tousser, remuer, +grogner, et un homme en sortit, après s'être frotté vingt fois les yeux +en bâillant d'une étrange manière. + +C'était M. Benoît (Claude-Borromée-Martial), capitaine et propriétaire +du brick la _Catherine_, de trois cents tonneaux, doublé et chevillé en +cuivre (le brick). + +M. Benoît (Claude-Borromée-Martial) était court, replet, fortement +coloré, un peu chauve, avait le nez gros et rouge, les lèvres épaisses, +le menton rentré, les joues pleines et lisses, et de petits yeux d'un +bleu clair qui exprimaient une parfaite quiétude; en somme, c'était bien +la plus honnête physionomie du monde. Une veste et un pantalon de toile +rayée composaient toute sa toilette; et lorsqu'après avoir entouré son +cou d'un madras, couvert sa tête grisonnante d'un grand chapeau de +paille, il sortit de sa dunette la figure calme et reposée, l'air +souriant, satisfait, les mains croisées derrière le dos,... vrai, +n'eussent été les feux dévorants de l'équateur qui faisaient étinceler +l'Océan comme un miroir au soleil, la chaleur étouffante et le plancher +mobile du brick,... on eût pris M. Benoît pour un bon campagnard humant +l'air parfumé du matin dans son bosquet de tilleuls fleuris, et allant +s'asseoir sur le frais gazon pour respirer à son aise la bonne odeur de +ses jasmins tout brillants de gouttes de rosée. + +--Eh bien, garçon--dit-il au timonier en lui pinçant joyeusement +l'oreille--la _Catherine_ file donc devant la brise comme une demoiselle +respectueuse devant sa mère? (car les comparaisons de M. Benoît étaient +toujours chastes.) + +--Oui, capitaine; mais elle se tortille comme une déhanchée, la vilaine. +Tenez... quel coup de roulis... et cet autre.... + +--Ah dam, mon garçon, si nous avions quelques quinteaux de fer dans +notre cale, elle serait appuyée, cette pauvre _Catherine_; mais arrive +notre chargement, et tu la verras ne pas plus broncher que l'armoire à +linge que j'ai à Nantes dans ma petite salle à manger, où je reçois mes +amis--disait naïvement le bon capitaine en étouffant un soupir de +regret. + +À ce moment, un grand homme, brun et décharné, descendit des haubans de +misaine et sauta sur le pont. + +--Je ne l'ai plus revue--dit-il au capitaine Benoît en lui rendant sa +lunette--il faut qu'elle soit cachée dans la brume, car elle épaissit +diablement, la brume,... et le soleil, hein... est-il foncé?... + +--Le fait est, Simon, que le soleil a l'air du four de campagne que +_Catherine_ faisait rougir au feu pour dorer le macaroni que j'aimais +tant... (Ici nouveau soupir.) Mais, dis-moi, cette goëlette... elle me +tracasse. + +--Disparue, capitaine, disparue; j'avais d'abord craint que ce ne fût +une goëlette de guerre, mais non; un gréement tenu comme la teignasse +d'un mousse malpropre, des mâts de hune, et des flèches de perroquet à +faire chavirer le bon Dieu, s'il s'embarquait à bord,... et.... + +--Simon,... Simon,... tu recommences, je n'aime pas à t'entendre +blasphémer comme un païen; tu fais le philosophe, et ça te jouera un +tour... tu verras. + +--Allons, bon, motus; mais je vous le dis, cette goëlette n'est point un +bâtiment de guerre pour sûr; d'ailleurs, les croiseurs anglais ou +français ne visitent jamais ce côté de la ligne; ainsi ne craignez rien. + +--Je ne crains rien non plus; j'ai, exprès, choisi ce côté de la ligne, +parce que je n'ai pas de concurrents; mes affaires n'en vont pas plus +mal; encore un ou deux jours, et nous verrons le père Van-Hop.... Il +devient retors en diable; par exemple, le _bois d'ébène_[1] renchérit. +Ah! il est passé ce bon temps où, pour quelques caisses de +quincailleries, j'en chargeais mon brick à ne savoir où mettre les +pieds.... + +--Alors--dit Simon--on se moquait pas mal du déchet. + +--Un tiers, Simon, toujours un tiers de déchet, parce qu'il faut, +vois-tu, que le bois d'ébène fasse son jeu dans le faux pont, à cause de +l'humidité et de la chaleur. + +--Aussi, capitaine, ce qui reste est fameux!! et on peut le vendre à la +Jamaïque pour en faire des pioches et des chariots, sans craindre qu'il +éclate--répondit Simon en riant. + +--Farceur,... et pourtant c'est une partie toujours _très-demandée_ par +ces messieurs des colonies. + +--Cordieu! capitaine, si vous croyez qu'il ne faut pas plus de temps au +chanvre pour pousser que pour s'user une fois qu'il est tressé en +cordage,... et que le bon Dieu n'a qu'à souffler pour.... + +--Ah ça, Simon, encore! tu ne veux donc pas finir?... Silence donc, tu +vas nous attirer quelque chose de là-haut; tais-toi, viens plutôt causer +de _Catherine_ et boire une gorgée de _gyn_. + +Le capitaine et son second entrèrent dans la dunette et s'attablèrent. + +--Tiens, Simon--dit Benoît en montrant le portrait qui ornait sa petite +chambre--vois donc, on croirait que _Catherine_ nous regarde, et +_Thomas_, donc,... est-il ressemblant! Jusqu'à _Moumouth_ qui a l'air de +me reconnaître avec sa patte levée; et puis c'est cette couronne-là +qu'ils m'ont donnée le jour de ma fête... à la saint Claude.... Pauvres +chers amours; allez,... je pense à vous.--Et il soupira profondément. +Le digne homme!... + +--Le fait est, capitaine, que vous pouvez vous vanter de faire un crâne +père de famille--dit l'autre avec l'accent d'une intime conviction. + +--Aussi une fois cette campagne finie--reprit Benoît--je plante mes +choux; car, après tout, qu'est-ce que je veux, moi? je n'ai pas +d'ambition. Ah! mon Dieu! une petite maison blanche, des volets verts, +et un rond d'acacias sous lequel on dîne avec une paire d'amis et sa +chère _Catherine_,... sa chère _épouse_.--Et les yeux du capitaine +Benoît pétillaient de plaisir en contemplant avec amour le portrait de +ce qu'il appelait son _épouse_. + +--C'est qu'aussi, capitaine, votre épouse... ah! votre épouse est digne +d'être aimée,... elle a, sacredieu! une paire de _bossoirs_, que.... + +--Simon, ah! Simon.... + +--Pardon, capitaine; c'est le gyn, il est fameux, et ça monte; à propos +de gyn, capitaine.... Mais voyez donc quel calme, quel beau temps! ça +réjouit le coeur. À propos de gyn, on dit, et j'en suis sûr, qu'il n'y a +rien de bon pour la santé comme de faire bouillir dans du tafia une +pomme de pin piquée d'une douzaine de piments enragés, et gros comme le +poing de poivre de Cayenne; on mêle ça avec le rhum ou le genièvre, et +mordieu, capitaine, c'est à regretter de n'avoir pas le gosier large, +large comme une manche à vent, pour s'en abreuver à flots. + +--Bigre! ça doit gratter un peu--dit Benoît en hochant la +tête--(pardonnez-lui ce juron: _bigre_ avec _fichtre_, c'étaient les +seuls qu'il se permit). + +--Du tout, capitaine, c'est un velours, c'est doux comme le duvet d'une +jeune mouette, un baume pour l'estomac.... J'ai connu un +quartier-maître-voilier, un nommé _Béquet_, qui s'est guéri avec ça d'un +affreux catarrhe qu'il avait pris à _Terre-Neuve_ sur un banc de glaces. + +--Ça, c'est vrai comme _Catherine_ n'a qu'un oeil. Simon, à ta santé, mon +garçon. + +--Ne me croyez pas si vous voulez.... À la vôtre, capitaine. Mais voyez +donc quel temps! + +--Au fait, Simon, quel joli calme! il fait presque frais; oh! le beau +soleil!... À ta santé.... Un temps comme celui-là, vois-tu, ça donne +envie de boire. + +--Capitaine, ceci est physique.... Mettez une éponge imbibée au soleil, +et vous verrez la chose. À la vôtre.... + +--Ah! Simon... c'est toi qui me fais l'effet de l'éponge, car tu +t'imbibes joliment--répondit maître Benoît, qui commençait à être fort +gai, très-gai, on ne peut plus gai. + +--Dis donc, Simon.... + +--Capitaine.... + +--Si tu es raisonnable et que le père Van-Hop ne m'écorche pas trop en +revenant de la Jamaïque... nous relâcherons quelque part. + +Et en parlant de parcourir ainsi presque le quart du globe, le bonhomme +n'y mettait pas plus d'importance que s'il eût dit:--En revenant du +faubourg, si j'ai fait un bon marché, nous entrerons prendre quelque +chose dans une taverne. + +--Vrai... bien vrai? + +--Foi d'homme! Simon, et alors... deux ou trois bonnes journées.... Des +farces--dit à voix basse et mystérieusement Benoît en couvrant à moitié +sa bouche avec sa main gauche. + +--C'est ça, capitaine, des folies, nous rirons, je dépense ma solde en +deux jours; allez donc, des voitures, des femmes, des oranges, des +gants, des bas, des chaînes de montres, un castor en poil et des +bretelles! Allez donc... tout le tremblement à la voile! + +--Et c'est vrai, et allez donc--répétait Benoît à moitié gris, en +frappant sur la table avec son gobelet de fer-blanc.--Et allez donc... +nous nous amuserons joliment.... Quel beau temps!... Ah! ouf! mais il ne +faudra pas que Catherine sache... bigre!!!! + +--Pardieu... capitaine... je le crois bien.... À sa santé.... Nous +relâcherons à Cadix.... Ah! capitaine... capitaine, je vous vois déjà +sur la place San-Antonio.... Tonnerre du diable!... C'est là qu'il y a +des femmes! des yeux grands comme les écubiers d'une frégate, des +dents... comme des râteliers de tournage, et puis comme dit la chanson: + + Y una popa, + Caramba! + Como un bergantin. + +Ah! bah! faut jouir de la vie; au bout du mât la hune. + +--C'est vrai Simon, d'un jour à l'autre on peut avaler sa gaffe[2]... +et, bigre! on a raison de!... + +À ce moment, le capitaine fut interrompu par un bruit infernal, et le +brick donna une telle bande sur babord, que les bouts-dehors des basses +vergues plongèrent d'un pied dans l'eau. + +_Benoît_ et _Simon_ s'attendaient si peu à cette effroyable secousse, +qu'ils furent jetés sur la cloison. + +--C'est une saute de vent[3]--cria Benoît tout-à-fait dégrisé et se +précipitant hors de la dunette. + +--Ce qui nous annonce un ouragan.... Ainsi nous allons rire--dit Simon +en suivant son capitaine. + + + + +CHAPITRE II. + + Et la moitié du ciel pâlissait, et la brise + Défaillait dans la voile, immobile et sans voix, + Et les ombres couraient, et sous leur teinte grise, + Tout, sur le ciel et l'eau, s'effaçait à la fois. + + Et dans mon âme aussi, pâlissant à mesure, + Tous les bruits d'ici-bas tombaient avec le jour, + Et quelque chose en moi, comme dans la nature, + Pleurait, priait, souffrait, bénissait tour à tour. + + DE LAMARTINE.--_Harmonies_, liv. II, h. II . + + Hélas! quand la mer roule sur des catholiques, + c'est qu'ils sont obligés d'attendre + plusieurs semaines qu'une messe leur ôte + un boisseau de charbons ardents du purgatoire; + car, tant qu'on ignore ce qu'ils + sont devenus, les gens ne veulent pas risquer + leur argent pour les âmes des morts; + il en coûte trois francs pour faire dire une + messe! + + BYRON.--_Don Juan_, ch. II , st. LVI . + +L'OURAGAN. + + +Heureux matelot! ta vie est accidentée d'une manière si piquante; tout à +l'heure du calme, du soleil, un balancement doux comme celui qu'une +jeune Indienne imprime à l'érable rouge festonné de guirlandes d'apios, +qui cache parmi ses fleurs le berceau de son fils. + +Alors l'insouciance, la molle paresse, une causerie sans suite, +capricieuse et vagabonde; alors tes gais souvenirs de terre, le vieux +chant de ton pays, et une bouteille de ce genièvre poivré qui réjouit +tant le coeur et y verse la poésie à flots; car la poésie à toi, bon +marin, c'est l'espérance!... L'espérance de voir dans l'avenir des +combats dont tu sors vainqueur, une grosse orgie, un ancrage sûr où ton +navire puisse dormir pendant que tu sèmes à terre les piastres, les +gourdes, les onces, les moïdors, que sais-je, moi? car en vérité tu as +des monnaies de toutes sortes, brave homme; le ciel sait où tu les +prends.... Enfin, le genièvre te montre tout cela à travers son prisme +jaune et brillant comme la topaze. Tu poignardes ton ennemi, tu serres +ton or, tu baises les joues d'une joyeuse fille.... Tiens, des sequins; +tiens, des peziques... en voici! cordieu! en voici, achète des robes à +falbalas comme la femme d'un amiral, fais-toi belle et donne-moi le +bras.... + +Mais tout-à-coup le ciel se couvre, l'Océan mugit, le vent gronde; +laisse là ton verre à moitié plein, n'achève ni ton projet, ni ta +chanson, ni ton sourire, et brave la mort, car elle est menaçante.... + +Or, aussi à bord de la _Catherine_, on était généralement d'avis qu'elle +menaçait. + +L'équipage monta sur le pont, triste, silencieux, car on n'était pas +encore au fort du péril, on l'attendait, on le voyait arriver, et cette +conscience d'un danger prochain, inévitable, avait assombri toutes les +figures. + +Le brick s'était fièrement redressé, quoiqu'il eût perdu son petit mât +de hune dans la bourrasque. Mais les vagues commencèrent à s'enfler, et +le ciel se couvrit de vapeurs glauques et rougeâtres comme la fumée d'un +incendie, qui, se reflétant sur les eaux, voilèrent d'une teinte grise +et lugubre cet Océan tantôt si frais et si bleu. + +--C'est un échantillon de ce que l'ouragan nous promet, et il +tiendra--avait dit Benoît qui s'y connaissait; aussi, à peine les +huniers étaient-ils amenés qu'un mugissement sourd se fit entendre, et +une large zone de nuages sombres, noirs, qui semblait unir le ciel et la +mer, s'avança rapidement du nord-ouest en chassant devant elle un banc +d'écume bouillonnante, effroyable preuve de la fureur des vagues qui +accouraient avec la tempête.... + +Benoît et Simon se serrèrent la main, en échangeant un coup d'oeil +sublime. + +Ces physionomies, naguère insignifiantes comme la brise folle qui se +jouait dans les cordages du vaisseau, parurent sortir d'un sommeil +léthargique; ces hommes vulgaires, ces nains pendant le calme +grandirent... grandirent avec l'ouragan, et se dressèrent géants +intrépides au premier choc de la tempête. + +Ce qu'il y avait de mesquin et de plat dans la figure du capitaine +disparut; ce front tout à l'heure stupide se releva brillant d'une +incroyable audace qui semblait défier le ciel! ce regard terne devint +éclatant, et un sourire de dédain et de supériorité donna une admirable +expression à cette bouche si niaise. + +C'est qu'aussi, en présence de ces instants décisifs, de ces imminentes +questions de vie ou de mort, les petits détails de beauté +conventionnelle s'effacent, l'âme seule se reflète sur le visage, et si, +au moment du péril, cette âme s'est réveillée puissante et vigoureuse, +elle imprimera toujours un caractère noble et grandiose aux traits de +l'homme qui osera lutter contre la nature en furie. + +--Enfants,--cria le capitaine, car déjà l'ouragan hurlait plus fort que +le tonnerre,--enfants, ne craignez rien, ne n'est que de l'eau et du +vent, dépassez le mât de hune qui nous reste; toi, Simon, cours à +l'avant, nous essaierons de tenir la cape avec la grand'voile au bas +ris, tâche de la faire amurer... et toi, timonier, veille bien à la +barre, mettez-vous deux, trois s'il le faut, pour gouverner; car je +crois que le vent va s'entêter contre le brick comme un enfant mutin +contre son père... aussi, mes garçons, ne lui cédons pas... c'est d'un +mauvais exemple. + +À peine Benoît achevait-il ces mots, que l'ouragan tombait à bord. + +La _Catherine_ tourbillonna long-temps sur des lames affreuses qui se +brisaient entre elles, et disparut même au milieu d'une pluie d'écume +soulevée par la violence de la tempête qui sifflait dans les manoeuvres, +pendant que les craquements de la membrure se succédaient secs et +précipités, comme le bruit d'un marteau sur une enclume; inondé par +d'énormes masses d'eau qui, s'abattant sur le pont avec un horrible +fracas, le balayaient dans toute sa longueur; soulevé sur le dos +monstrueux des vagues, et lancé dans un abîme sans fond, le malheureux +brick semblait devoir s'engloutir à chaque instant. + +--Tenez-vous aux haubans et aux râteliers--criait Benoît--ce n'est rien, +ça rafraîchit, il fait si chaud!... et puis la propreté de _Catherine_ +sera faite pour demain... et vous, loffez... loffez... ou sinon.... + +Il ne put achever, une montagne d'eau qui s'élevait à la hauteur des +hunes, déferlant contre la dunette, se déroula sur le pont, le couvrit +de débris et se retira par la proue en emportant deux hommes qui +disparurent au milieu des flots; ces deux hommes venaient, je crois, +d'épouser les deux soeurs, deux Nantaises fraîches et roses; ils +s'aimaient beaucoup, une forte amitié de matelots; toujours de quart +ensemble, toujours ivres ensemble, toujours se battant ensemble, l'un +s'était marié pour faire comme l'autre, l'autre se jeta à l'eau pour +sauver son ami ou faire comme lui,--se noyer.--Or, ils finirent ainsi +qu'ils avaient commencé:--ensemble! + +Simon s'était fortement accroché à une drisse; quand la vague fut +écoulée, il se releva fièrement, le front intrépide, ruisselant d'eau, +ses cheveux collés sur ses joues. + +Un matelot, jeté violemment sur la drôme par cette dernière lame, +s'était cassé le bras, et hurlait très-fort. + +--Veux-tu fermer la bouche, braillard--lui dit Simon--ou tu avaleras la +première _baleine_[4] qui tombera à bord. + +Les cris redoublaient. + +--Après tout, je m'en moque--dit Simon--fais la pompe si ça t'amuse.... + +Il fallait bien tâcher de consoler et d'égayer ce pauvre blessé. + +--Et toi, mon bon _Caiot_--disait le capitaine Benoît au +timonier--attention.... + +--Oh! capitaine--répondit celui-ci en s'essuyant le front--tant que le +navire gouvernera, _n'y a pas de soin_, ça balance, c'est, sauf respect, +comme le tape-cul qui est à Nantes au _Panier fleuri_; autant jouer à ça +qu'à autre chose, et on n'a pas à craindre les plats-dos.... + +--Défiez-vous... défiez-vous, capitaine--cria Simon, car il vit arriver +avec fracas une énorme lame qui, se dressant menaçante, resta immobile +pendant cet espace si court où le sommet est tenu en équilibre sur sa +base... mais la violence du vent la fit pencher; elle plia sur +elle-même, se déroula pesamment en poussant devant elle une nappe d'eau +blanchissante, vint s'abattre avec fracas sur l'arrière du brick, et il +disparut encore sous cette vague qui tonnait comme la foudre.... + +La commotion fut si violente, que le safran du gouvernail, heurté par le +travers, donna une affreuse secousse à la barre: Les trois hommes qui +la tenaient furent renversés sur le pont, et par suite de ce malheureux +accident, le brick venant au vent, la grande voile faceilla et fut +masquée en grand. + +Benoît sortait alors de dessous la vague qui venait de se retirer, et +tenait embrassé le portrait de sa femme, qu'il avait repêché au milieu +des débris de la dunette: + +--Je ne laisse pas comme cela enlever Catherine...--disait-il--car ma +pauvre épouse.... + +Il ne put achever, en voyant la position critique du navire. + +--Nous sommes perdus--s'écria-t-il, et d'un bond il se précipita sur la +barre pour laisser arriver et tâcher de démasquer. + +Impossible... il était trop tard.... + +Le grand mât résista, à peine deux secondes, plia... cria... se rompit +avec un bruit éclatant, brisa le gréement qui se tenait du côté du vent, +tomba sur le bastingage du babord... et de là dans la mer, en entraînant +les haubans, qui l'attachaient toujours au navire. + +Ce qu'il y avait d'horrible dans cette position, c'est que ce mât, +poussé par les lames furieuses, allait et revenait contre le brick +auquel il tenait encore par une partie de ses manoevres, et, agissant +comme un bélier sur ses flancs, menaçait d'y faire une trouée qui l'eût +coulé à fond. + +Une seule chose restait à faire, c'était de couper les cordages qui +liaient cette poutre au brick[5]. + +--Il n'y a pas à balancer, c'est dangereux, mais il y va de notre +peau--dit Benoît, en s'amarrant aussitôt au bout d'une manoeuvre, et d'un +saut il fut à cheval sur le bastingage, sa hache à la main. + +--_Catherine_ et _Thomas_--dit le brave homme, en enjambant le +plat-bord--c'est pour vous.... + +Il s'élança.... + +Mais une main de fer saisit la corde au moment où il allait sauter, et +le digne Benoît fut un instant suspendu en l'air, puis halé à bord par +son ami Simon. + +--Ah! gredin--s'écria Benoît--tu veux donc faire sombrer le brick? et il +dirigea sa hache sur Simon, qui évita le coup.... + +--Diable! vous devenez vif, capitaine, je voulais vous dire que ce n'est +pas là votre place.... Pour cette besogne vous ne verriez pas assez +clair, Catherine et Thomas vous brouilleraient la vue.... + +Et il sauta sur le bastingage. + +--Mon bon Simon--dit Benoît en l'arrêtant par la jambe--jure-moi.... + +--Sacré mille tonnerres, mille millions, de diables, voulez-vous me +lâcher?... sacré.... + +--Ce n'est pas comme ça que je voulais te faire jurer, mais amarre-toi, +pour l'amour de Dieu... amarre-toi.... + +Simon ne l'entendait plus, il s'était déjà jeté à la mer, afin +d'atteindre le mât et de s'y cramponner pour le débarrasser de son +gréement. + +Le vent se calmait, mais la houle était toujours très-forte. + +--Pauvre Simon... il est cuit--dit Benoît, en voyant son second, tâchant +de se tenir à cheval sur cette poutre ronde qui roulait à chaque lame et +s'avançait vers le flanc du brick. + +La position de Simon était horriblement dangereuse, car il risquait à +tout moment d'être écrasé contre le navire. + +--Encore un coup de hache, Simon--criait Benoît--et nous sommes parés. +Ah... mon Dieu... Simon... Simon... défie la vague... à la mer... +jette-toi à la mer... tu vas... Simon... Ah!... + +Et le capitaine poussa un cri affreux en mettant la main devant ses +yeux. + +Simon avait eu la tête broyée entre le mât et le brick; mais aussi, +grâce à son intrépide sang-froid, le navire était sauvé d'une position +bien critique, je vous assure. + +L'ouragan s'apaisait peu à peu comme toutes les bourrasques des mers des +Tropiques qui tombent aussi rapidement qu'elles s'élèvent; le vent se +régla, les nuages chassèrent rapidement vers le sud. + +Quand Benoît eut accordé quelques moments à sa douleur et à ses regrets, +il fit nettoyer le pont des débris de manoeuvre et de charpente qui +l'encombraient, amurer la misaine, et, profitant d'un vent bon frais, +mit le cap au sud-est. + +Comme on le pense bien, l'expression grandiose de M. Benoît sembla +disparaître avec le danger et la tempête;--une fois la brise réglée, le +navire en route... il redevint l'homme grossier, vulgaire, niais, mais +honnête, faisant la traite des nègres avec autant de conscience et de +probité qu'il est possible d'en mettre dans les affaires, et ne croyant +pas agir plus mal que s'il eût vendu des bestiaux ou des denrées +coloniales, ne pensant enfin qu'à s'amasser une fortune indépendante +pour vivre tranquillement le reste de ses jours et assurer l'avenir de +sa petite famille. Le digne père! + +Il veilla toute la nuit et pensa même plus à Simon qu'à sa chère +Catherine: Simon naviguait avec lui depuis si long-temps! Simon +connaissait ses habitudes, lui était dévoué, s'occupait des minutieux +détails de l'emménagement des nègres à bord, avec une patience, une +humanité qui charmaient le capitaine; jamais les noirs ne manquaient de +vivres, et, sauf le _déchet_, qu'on ne pouvait éviter, la cargaison +arrivait toujours aux colonies, grâce à cette paternelle administration, +arrivait, dis-je, toujours saine et bien portante. Simon était son +factotum. À Nantes il menait promener Thomas ou allait au marché avec +madame Benoît, un panier au bras; enfin, Simon était pour le capitaine +un être inappréciable, un ami véritable et dévoué. + +Aussi, en attendant le jour, M. Benoît s'essuya-t-il plus d'une fois les +yeux. + +Il était encore plongé dans ses douloureux regrets, lorsque le matelot +de vigie cria:--terre à babord. + +--Déjà--dit Benoît, en montant sur son banc de quart--je ne me croyais +pas si près des côtes, heureusement elles sont açores. Toi, timonier, +tiens cette montagne ouverte d'un quart, avec ce bouquet de palmiers, +jusqu'à ce que tu arrives à l'embouchure de la rivière Rouge. + +--Enfin nous y voilà--dit le capitaine--pourvu que le père Van-Hop ait +de quoi me radouber et me regréer.... Je ne parle pas du bois +d'ébène,... c'est le plus fin courtier de la côte d'Afrique, et il +connaît les bons endroits, le compère... mais, il va m'écorcher. Ah! si +mon pauvre Simon était là au moins... mais non... plus jamais!... Ah! +mon Dieu, plus jamais!... comme c'est triste!... + +Et le bon homme mouilla son troisième mouchoir à tabac à carreaux bleus, +précieusement marqué, par sa chère Catherine, d'un C et d'un B en coton +rouge. + + + + +CHAPITRE III. + + Borné dans sa nature; infini dans ses voeux, + L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux, + soit que, déshérité de son antique gloire, + De ses destins perdus il garde la mémoire, + Soit que de ses désirs l'immense profondeur + Lui présage de loin sa future grandeur. + + DE LAMARTINE.--_Méditation_ II. + + Le commerce, ah! Monsieur, le commerce! + c'est le lien des Nations, la fraternité de la + grande famille, la providence du pauvre, la sécurité + du riche, ah!... Monsieur, le commerce! + + WANDRYK, _Essai d'économie politique pratique._ + +LE COURTIER. + + +Le soleil se levant pur, radieux, caraissait la surface de l'Océan, +comme pour le consoler de la tempête de la nuit, et le sourd murmure des +vagues encore agitées par un reste de houle, ressemblait aux derniers +grondements d'un chien qui s'apaise à la vue de son maître. + +La _Catherine_ entra dans la rivière des _Poissons_, située vers le sud +de la côte occidentale de l'Afrique, et, remorquée par sa chaloupe, +commença de remonter le courant pour gagner une petite anse dessinée par +un des contours du fleuve. + +Ce fleuve coulait lentement au travers d'une majestueuse forêt, et ses +eaux tranquilles reflétaient un ciel bleu, des arbres verts chargés +d'oiseaux et de fruits de toutes couleurs. + +Ici le mimosa aux feuilles grêles et dentelées, l'ébénier avec ses +élégantes girandoles jaunes, les sabris aux gousses rouges appuyés sur +des abricotiers sauvages; là des saules courbés par le courant qui +entraînait leur longue chevelure lisse et argentée, tandis que des +lianes flexibles les entouraient d'un réseau de fleurs pourpres. + +Quelquefois un large et brusque rayon de soleil, perçant ce sombre +feuillage, l'illuminait en partie, de sorte qu'on pouvait voir la tête +et le col orangé d'un _didrick_ briller vivement éclairés, pendant +qu'une ombre capricieuse, venant durement trancher ce coloris éclatant, +voilait d'une terne demi-teinte le reste de son corps et les longues +plumes blanches de sa queue. + +Ainsi, lorsqu'un rapide jet de lumière, pénétrant par une étroite +entrée, traverse une salle obscure, on voit aussitôt tourbillonner au +milieu de l'axe de ce rayon une foule d'atomes scintillants. + +Ainsi tout ce qui, dans le bois, se trouvait inondé de cette nappe de +clarté resplendissante, étincelait de mille feux; c'étaient des +perroquets rouges agitant leurs ailes d'un noir velouté, des flamands +roses, des colibris nuancés d'or et d'azur, et des cardinaux incarnats +avec leur aigrette ondoyante et soyeuse. + +Et puis le beau rayon s'arrêtait à la surface du fleuve, s'y +réfléchissait, jouait un instant, sur des nénufars blancs, des +campanules bleues, asiles parfumés et flottants d'une myriade d'insectes +dont les corselets diaprés chatoyaient comme autant de rubis et +d'émeraudes. Enfin il s'éteignait comme à regret, le beau rayon, en +laissant sur la surface du fleuve une éblouissante auréole qui +contrastait avec les ombres vertes et transparentes, projetées par +l'épaisseur des arbres de la rive. + +Quand le brik eut atteint l'endroit désigné pour son mouillage, un petit +canot, monté par trois marins, remonta plus à l'est le courant du +fleuve, et arriva bientôt à une partie du rivage qui paraissait mieux +frayée. + +--Sciez... sciez... mes garçons--s'écria Benoît, en se levant du banc de +l'arrière où il était assis, et donnant une légère impulsion à la barre +il profita du reste de l'erre de l'embarcation pour accoster. + +--Mouille un grappin, _Caiot_--dit-il ensuite à un jeune +quartier-maître--et si je ne suis pas revenu dans une heure, retourne à +bord et viens demain matin me prendre ici. + +Puis, au moyen d'une planche jetée de la yole au rivage, M. Benoît +descendit à terre et se mit à suivre un petit sentier dont il paraissait +connaître parfaitement les détours. + +--Pourvu--pensait le digne homme en s'éventant avec les vastes bords de +son chapeau de paille,--pourvu que ce diable de _Van-Hop_ soit encore à +son habitation; il doit pourtant savoir que c'est l'époque à laquelle je +ne manque jamais de venir... quinze jours plus tôt ou plus +tard...--C'est un drôle de corps que ce père _Van-Hop_, il vit là au +milieu des bois comme s'il était chez lui; il n'a rien changé de ses +anciennes habitudes; ça faisait tant, tant rire ce pauvre Simon... ah... +enfin il faut se faire une raison.... + +On entendit aboyer un chien. + +--Bon!--dit Benoît--je reconnais la voix du vieux César, l'ancien doit +encore être dans sa cassine. + +Les aboiements du chien se rapprochèrent, et l'on distingua en outre une +voix aigre et perçante, qui disait en grondant:--Ici, César, ici, ne +vas-tu pas prendre un homme pour une panthère? + +Le sentier que suivait le capitaine de la _Catherine_ faisait en cet +endroit un coude assez brusque, aussi se trouva-t-il tout-à-coup devant +une maison bâtie en pierre rougeâtre et recouverte d'un toit de plomb; +de fortes grilles de fer protégeaient les fenêtres, et une large +palissade semblait défendre l'entrée de cette demeure. + +--Eh bien, bonjour, bonjour, père _Van-Hop_--criait Benoît, en tendant +amicalement la main au propriétaire de cet édifice; mais celui-ci ne +bougea, et se recula au contraire d'un air maussade comme pour barrer sa +porte. + +Figurez-vous un petit homme sec, grêle, qui ressemblait à une fouine, +mais propre, mais soigné, mais tiré, comme on dit, à quatre épingles; +quand il ôta son chapeau de feutre, luisant de vétusté, on vit une +petite perruque blonde minutieusement peignée: il portait une sorte de +houppelande grise, à collet, un gilet chocolat à boutons de métal, et +une culotte de velours foncé, enfin des bottes à revers, un peu +poudreuses, du linge fort blanc, et de volumineux cachets en graines +d'Amérique complétaient sa parure. + +Il restait là sur le seuil de sa porte, calme et sans crainte, je vous +le jure; seulement il tenait par contenance un excellent fusil à deux +coups, avec lequel il badinait, tout en armant et faisant craquer la +batterie. + +Puis il siffla son chien qui s'était mis en arrêt sur maître Benoît. + +--Comment--dit ce dernier--comment, père _Van-Hop_, vous ne me +reconnaissez pas? mais c'est moi... c'est Benoît... votre ami Benoît... +eh bigre... mettez donc vos lunettes.... + +Ce que fit prudemment le vieillard; après quoi il s'écria avec un accent +hollandais fortement prononcé.... + +--Eh! c'est vous, compère Benoît... mais vous arrivez bientôt... ce +n'est pas un reproche au moins, au contraire, je suis enchanté de vous +rendre mes devoirs... mais par quel hasard.... + +--Un hasard... un hasard de nord-ouest, qui m'a démâté de mon grand mât, +et m'a poussé chez vous comme si le diable eût soufflé dans ma +voilure.... + +--Désolé, mon cher capitaine, désolé; mais ne restez pas à vous rôtir au +soleil, entrez donc, entrez donc, vous prendrez quelque chose, un pied +d'éléphant... une tranche de bosse de bison... ou un filet de girafe.... +Holà... holà... _Cham, Stropp_, allons donc, paresseux, servez-nous. + +Et à ces cris deux mulâtres qui dormaient sur une natte se levèrent +lentement pour obéir à leur maître. + +Après quelques façons cérémonieuses, telles que--après vous...--non, je +suis chez moi...--je n'en ferai rien, etc., etc.--_Van-Hop_ et Benoît +entrèrent dans une maison parfaitement propre et tenue à l'européenne. + +Les deux vieux amis s'étant placés devant une table de bois rouge +soigneusement cirée et honnêtement garnie, la conversation s'engagea. + +--Vous dites donc, capitaine Benoît, que votre grand mât?... + +--Absent, père Van-Hop, absent; mais ce que je regrette plus que toute +ma mâture, c'est ce pauvre Simon, vous savez.... + +--Eh bien... ce que vous appelez _ce pauvre Simon_ est.... + +--Mort à la mer... mort comme un brave marin, en sauvant le brick.... +Ah!.... + +Ici, le père Van-Hop articula une espèce d'exclamation sourde et +caverneuse qu'on pourrait, je crois, formuler ainsi--_Peuh_--mais qui +exprimait la plus entière indifférence; c'était son habitude quand il +avait entendu faire une question ou narrer un fait qui ne méritait, à +son avis, ni intérêt ni réponse.... + +--_Peuh_--fit donc Van-Hop--faute d'un homme le navire ne reste pas en +panne... mais faute d'un grand mât, c'est différent.... Aussi ne pouvant +remplacer votre Simon, je pourrais toujours, je le crois du moins, vous +fournir un bon mât... voyons... un peu. + +Et il tira lentement d'un grand casier un volumineux registre qu'il +feuilleta quelque temps, puis il posa son doigt décharné sur une des +pages et continua. + +--Oui, j'ai votre affaire, mon brave capitaine, c'est le bas mât d'un +brick goëlette anglais que le vent a jeté à la côte il y a quelque +temps, je l'ai en magasin... nous mettrons cela à mille francs... hein? +c'est donné.... + +--Bigre! donné... donné... mais vous avez donc un magasin maintenant. + +--Peuh--reprit Van-Hop en souriant avec modestie--quand je dis un +magasin... voyez-vous, je veux dire mon enclos, un coin, où j'ai mis ce +que j'ai pu retirer de ces débris; j'ai de l'ordre, vous le savez, et +chez moi tout est casé et étiqueté, et puis j'ai pensé que quelqu'une de +mes pratiques pourrait en avoir besoin, il ne faut pas songer qu'à soi. + +--C'est délicat, et en outre, dans l'occasion, ça rapporte mille +francs... au moins. + +--Peuh--fit le courtier.... + +--Mais dites-moi, père Van-Hop, une fois mon navire réparé, il me faut +aussi un chargement. + +Alors les petits yeux fauves du vieillard brillèrent de plaisir, son nez +pointu sembla s'agiter d'un mouvement de merveilleuse olfaction. Il fut +encore chercher un autre registre coté T N, nº 2, et après l'avoir +parcouru un instant, il dit en souriant: + +--J'ai ce qu'il vous faut, capitaine; mais je ne voulais pas vous +l'assurer avant d'avoir consulté mon carnet, car j'ai aussi promis un +chargement à M. Drake, un capitaine anglais, qui doit m'arriver dans une +quinzaine, et je tiens à remplir mes engagements avec tout le monde.... +Vous ne connaissez pas M. Drake... capitaine? + +--Non.... + +--C'est un fort aimable garçon; par exemple, il est roux, et il louche +un peu, mais le coeur sur la main, un galant homme, qui ne regarde pas à +deux noirs de plus ou de moins; il a de la fortune, et fait la traite en +amateur... parce qu'après tout il faut bien s'occuper à quelque +chose.... + +--Payer sa dette à son pays--ajouta Benoît--mais revenons à mon +chargement. + +--Eh bien! digne capitaine, ce chargement est la meilleure, la plus +favorable occasion du monde; depuis trois mois, les _grands et petits +Namaquois_ se font une guerre continue, et le roi des grands +_Namaquois_, mon voisin, à qui j'ai parlé de vous, et qui désire avoir +l'avantage de faire votre connaissance, capitaine--dit Van-Hop en se +levant de sa chaise et saluant avec grâce. + +--Vous êtes trop honnête... à lui rendre mes devoirs--répondit Benoît +qui savait vivre. + +--Le roi _Taroo_ donc a une admirable partie de petits Namaquois de la +rivière _Rouge_, dont il se défera au meilleur marché possible; ce sont +des nègres tous jeunes,... pas trop jeunes pourtant, de vingt à +trente... des épaules... des poitrails... il faut voir cela, et ensuite +se nourrissant très-bien, ce qui est rare, et puis très-doux, très-doux; +mon Dieu! on les mènerait avec un fouet à lanières simples... de vrais +agneaux... enfin c'est une affaire d'or... ça vous va, n'est-ce pas? + +--Y aura-t-il une commission pour vous comme la dernière fois? + +--Peuh--fit le courtier--comme je vous attendais d'un moment à l'autre, +j'ai été au _Kraal_ (village) de _Taroo_, et je l'ai engagé, dans notre +intérêt commun, à bien diriger ses prisonniers, à les bien soigner, à +les entretenir le mieux possible; et, vrai, j'ai été dernièrement les +voir dans leurs parcs... ils sont magnifiques, gras à lard, les +compères; par exemple, j'ai engagé _Taroo_ a les mettre aux bourgeons de +calebasse, ça rafraîchit, et donne un beau lustre à la peau. + +--Les bourgeons de calebasse ne sont pas méprisables; mais voyez-vous, +père Van-Hop, de temps en temps deux ou trois figues de Barbarie et un +grand verre d'eau fraîche, ça vaut peut-être encore mieux... mais il +faut surtout ne pas oublier le grand verre d'eau après; sans cela, ça +échauffe horriblement; et puis à terre, il n'est pas mal non plus de les +faire suer, ça ôte la mauvaise graisse, comme dit le proverbe, _nègre +gras ne va pas_. + +--Possible, capitaine, chacun tond son chien comme il l'entend--reprit +Van-Hop d'un air piqué. + +--Oh! père Van-Hop.... ce n'est pas que je veuille dire que votre +recette est mauvaise; au contraire, vous vous y entendez... et +très-bien... vous êtes un malin.... + +--_Peuh_--que voulez-vous, capitaine, le gouverneur du Cap m'a chassé +pour une misère; obligé, par la sentence, de m'en éloigner de cinquante +lieues, je me suis établi dans cette habitation que j'ai achetée d'un +colon qui redoutait l'entourage; moi, au contraire, au moyen de quelques +cadeaux, je suis parfaitement avec les hordes voisines; elles n'ont +aucun intérêt à me faire du mal, puisque je les aide à se débarrasser de +leurs prisonniers, et après tout je rends service à tout ce monde-là; +autrefois ils se mangeaient comme des bêtes féroces, et les _Namaquois_ +de la _rivière Rouge_ font encore de ces plaisanteries-là, parce qu'ils +n'ont aucun moyen d'exportation. + +--Bien--se dit Benoît _à parte_--j'ai furieusement envie de rôder par +là.... C'est une terre promise, j'y aurai le bois d'ébène pour rien, +j'en suis sûr. + +Et il reprit haut:--Comment! ils se mangent? brrrrr... brrrrr... ça fait +frémir. + +--Je le crois bien, aussi il faut voir comme les _grands Namaquois_ se +défendent, se tuent même, plutôt que de se rendre à leurs ennemis. + +--Il faut pourtant espérer que les _petits Namaquois_ finiront par se +civiliser--observa judicieusement Benoît--par se vendre.... + +--Parbleu! au moins ça profite à quelqu'un. + +C'est ce que je me tue à leur expliquer; en Europe, s'ils ne se +vendaient pas, on n'en achèterait pas.... Sortez de là si vous pouvez. + +--Tenez, voyez-vous, capitaine, dans votre Europe, ils sont cent fois +plus sauvages que les nègres.... Ah ça... que m'apportez-vous en +échange? + +--Comme à l'ordinaire, des quincailleries, des verroteries, de la +poudre, des fusils, du plomb en saumon et du fer en barre. + +--Très-bien; alors, mon ami, nous nous occuperons d'abord de mettre +votre brick en état; pendant ce temps-là, j'irai prévenir le roi Taroo +d'amener ses noirs. Ah ça, vous me restez à souper et à coucher. Demain, +au point du jour, vous retournerez à votre bâtiment, et moi j'irai au +Kraal.... C'est convenu... vous le savez, je suis rond en affaire. + +Les deux négociants causèrent longuement, soupèrent bien, et furent se +coucher un peu ivres. + + + + +CHAPITRE IV. + + Qu'ils sont doux, mais qu'ils sont rapides + les moments que les frères et les soeurs passent + dans leurs jeunes années, réunis sous + l'aile de leurs vieux parents! La famille de + l'homme n'est que d'un jour;--le souffle de + Dieu la disperse comme une fumée: à peine + le fils connaît-il le père, le frère la soeur. + Le chêne voit germer ses glands autour de + lui: il n'en est pas ainsi des enfants des + hommes! + + CHATEAUBRIAND.--_René_. + + --Foi de Dieu, compère, la génisse et le + veau cinquante écus marqués? + + --Non, cinquante-cinq.... + + --Cinquante. + + --Cinquante-cinq..., c'est donné. + + --Cinquante.... + + --Allons, mettons-en cinquante-deux, + compère, et rompons la paille.... Nous demanderons + ensuite une cruche de vin et une galette + de blé noir. + + --Tope,... compère..., ma croix en Dieu. + + --Tope, compère, ma croix en Dieu.--Paille + rompue, marché fait. + + CONAM-HEC.--_Moeurs bretonnes_. + +LA VENTE. + + +Deux jours après l'entrevue du capitaine Benoît et du respectable +_Van-Hop_, la _Catherine_ se balançait sur les eaux tranquilles de la +_rivière aux Poissons_, et, grâce au bas mât de la corvette anglaise +que le courant avait apporté jusqu'à la hauteur du brick, qui fut ainsi +remâté au moyen de deux _bigues_ dressés sur les gaillards, il était +impossible de retrouver à bord la moindre trace des ravages de +l'ouragan. + +Les caillebottis et les panneaux avaient été enlevés, afin d'aérer et de +sanifier la cale, pendant que l'équipage remplissait les barriques d'une +eau pure et fraîche. On allait en consommer une si grande quantité!!! + +Il était environ midi, et le capitaine Benoît, légèrement vêtu, +s'occupait à remettre sa dunette en ordre, à poser une foule de clous +dont la destination était d'avance invariablement fixée; puis il +s'arrêtait pour considérer un instant le portrait de Catherine et de +Thomas, et recommençait à ranger, frotter, étiqueter. + +Malheureusement, le matelot de veille à l'avant du brick vint l'arracher +à ces touchantes et modestes occupations d'intérieur, pour lui annoncer +qu'une pirogue accostait à babord. + +C'était un des mulâtres de _Van-Hop_, qui, saluant Benoît, lui dit: + +--Mon maître vous attend... capitaine.... + +--Enfin... il est donc arrivé, le vieux serpent! Je n'y comptais plus. + +--Capitaine, il revient du _Kraal_ au moment même avec beaucoup de noirs +et le roi _Taroo_ qui les escorte; ils n'attendent que vous et les +marchandises, capitaine. + +--_Caiot_--dit Benoît à son quartier-maître, grand et beau garçon qui +remplaçait le pauvre Simon comme lieutenant du capitaine...--_Caiot_, +fais armer la chaloupe, mets-y neuf hommes, et embarque à bord les +caisses et ballots que tu trouveras dans les soutes. + +--On est paré--dit _Caiot_ au bout d'une demi-heure. + +--Ah ça, mon garçon--reprit le capitaine--je te laisse à bord; fais +toujours bien aérer l'entrepont, préparer les barres de justice, les +fers, les menottes; que tout cela soit propre, convenable, décent; enfin +qu'ils se trouvent ici comme chez eux... ou à peu près. + +--_N'y a pas de soin_, capitaine, ça sera gréé à donner envie d'y +fourrer les pieds et mains; je vais faire balayer le lit de ces +_messieurs_, et il faudra qu'ils soient bien difficiles s'ils ne sont +pas contents, car les draps ne feront pas de plis, je vous jure. + +--C'est cela, mon garçon; avant tout, l'humanité, vois-tu, parce +qu'enfin ce sont des hommes comme nous, et une bonne action trouve tôt +ou tard sa récompense...--ajouta Benoît de la meilleure foi du monde. + +Quand les marchandises furent arrimées à bord de la chaloupe, et que +plusieurs matelots s'y furent placés, M. Benoît descendit dans sa yole, +et, devançant l'autre embarcation, arriva bientôt près de M. Van-Hop, +qui l'attendait à sa porte. + +--Allons donc, allons donc, capitaine; arrivez donc, flâneur. + +--C'est bien plutôt vous, père Van-Hop; deux jours... deux jours +entiers.... + +--Si vous croyez que les affaires vont vite avec ces gaillards-là, vous +vous trompez; ils sont plus adroits qu'on ne le pense, diable! Mais +enfin le roi Taroo est là dans ma case; vous allez le voir et vous +entendre avec lui.... Mais vos marchandises! + +--Ma chaloupe les apporte; j'ai laissé un homme dans la yole pour +montrer le chemin aux autres et les conduire ici. + +--Avec les marchandises? + +--Sans doute... soyez tranquille.... + +--Bien... très-bien.... Maintenant je vais vous présenter à Sa +Majesté.... + +--Dites-moi donc, compère, je ne suis guère en toilette pour me +présenter devant Sa Majesté... j'ai une barbe de sapeur... et puis une +veste.... + +Allez donc, allez donc... ne voulez-vous pas lui donner dans l'oeil... +vieux coquet?--dit plaisamment le courtier en poussant Benoît dans +l'intérieur de la maison. + +Le roi Taroo, majestueusement assis sur la table (au grand déplaisir de +Van-Hop), les jambes croisées comme un tailleur, fumait dans une grande +pipe. + +C'était un fort vilain nègre de quelque quarante ans, paré de son mieux, +fièrement coiffé d'un vieux chapeau à trois cornes chargé de petites +plaques de cuivre, et portant pour tout vêtement une grande canne à +pomme argentée et un lambeau de ceinture rouge qui lui ceignait à peine +les reins. + +Comme le courtier parlait fort agréablement namaquois, il servit +d'interprète; et, après une heure de vive et chaleureuse discussion, on +convint de se fier aux lumières de Van-Hop, qui devait rédiger les bases +du traité consenti de part et d'autre. Il tira donc une écritoire de +corne d'un secrétaire de noyer, tailla soigneusement une plume qu'il +approcha vingt fois de ses yeux, et qu'il imbiba d'encre, à la grande +satisfaction de Benoît, dont la patience était à bout. + +Puis il lut lentement ce qui suit à Benoît, après l'avoir préalablement +traduit, au roi Taroo. + +_Sur l'habitation de l'Anse aux Prés, e... etc._ + +_Moi, Paul Van-Hop, agissant au nom de... Taroo_ (nom de baptême en +blanc), _chef du Kraal de Kanti-Opow, tribu des grands Namaquois, je +vends au nom dudit Taroo, à M. Benoît... (Claude-Borromée-Martial), +capitaine du brick la_ Catherine, _savoir:_ + +_Trente-deux nègres, race de petits Namaquois, sains, vigoureux et bien +constitués, de l'âge de vingt à trente ans; ci contre_. 32 _nègres_. + +Item: _Dix-neuf négresses à peu près du même âge, dont deux pleines et +une ayant un petit de quelques mois... que le vendeur donne, noblement +par dessus le marché; ci-contre_. 19 _négresses_. + +Item: _Onze négrillons et négrillonnes de neuf à douze ans; ci-contre_. +11 _négrillons_. + +_Total_, 32 _nègres_, 19 _négresses_, 11 _négrillons_. + +Et le courtier accentuait son addition comme s'il eût dit: + +Total: 32 livres 19 sous 11 deniers. + +_Lesquels il livre audit Benoît (Claude-Borromée-Martial) moyennant_... + +Ici le courtier fut interrompu... + +--Mon bon Van-Hop--dit le capitaine--ajoutez: et à dame _Catherine +Brigitte Loupot_, son épouse, comme étant en communauté de biens, +meubles et immeubles.... + +--Ce n'est pas la peine... M. Benoît. + +--Si fait, car je dois bien ça... à ma pauvre épouse.... + +--Comme vous voudrez.... + +Le chef Taroo, s'étant fait expliquer par Van-Hop le sujet de la +discussion, et n'y comprenant rien du tout, but deux verres de rhum. + +Le courtier continua après avoir accédé au désir de Benoît, et mentionna +dame Catherine-Brigitte Loupot. Il reprit: + +_Moyennant:_ + +_Vingt-trois fusils complets, garnis de leur baguette, batterie et +baïonnette;_ + +--_Cinq quintaux de poudre à tirer_; + +--_Vingt quintaux de fer en barre;_ + +--_Quinze quintaux de plomb en saumon,_ + +_Et six caisses de verroteries, colliers, bracelets en cuivre et en fil +de laiton, qu'il s'oblige à remettre à moi, Van-Hop (Paul), agissant au +nom et place du chef_ Taroo. + +Item: _Pour mes frais de commission, déplacement, etc., ledit Benoît +s'engage à me remettre, dans les vingt-quatre heures, la somme de mille +livres en argent monnoyé et ayant cours, sans préjudice du marché fait, +pour lui avoir fourni les matériaux nécessaires pour radouber et remâter +son brick._ + +_Fait double entre nous, etc._[6] + +Ceci lu et entendu, le chef Taroo agita la tête, et, levant un bras en +signe d'acquiescement, pinça le nez de l'époux de Catherine, qui +répondit à cette royale faveur par un salut fort courtois. + +--Voici la plume, capitaine--dit Van-Hop--maintenant: signez. + +--Tout cela est bel et bon, mais avant de signer, je voudrais voir nos +_messieurs_ et nos _madames_. + +--Rien de plus juste, capitaine, je ne suis pas de ces gens qui, comme +on dit conseillent d'acheter chat en poche... venez par ici... vous les +examinerez tout à votre aise. + +Ils s'approchèrent alors de l'enclos où l'on avait provisoirement +renfermé les noirs. + +Hommes, femmes, enfants, étaient étendus à terre, les mains liées +derrière le dos par une corde qui, leur entourant aussi les pieds de +noeuds assez lâches pour qu'ils pussent marcher, remontait encore faire +le tour du col et se rattachait enfin au gros palmier qu'on leur faisait +porter en route sur les épaules, par mesure de prudence. + +Benoît examina ces noirs en fin connaisseur. + +Il leur fit craquer leurs articulations pour juger de la souplesse des +membres, puis ouvrir la bouche afin de voir l'état des dents, du palais +et des gencives; + +Élever et abaisser les paupières dans le but de s'assurer si le globe de +l'oeil était pur et limpide; + +Regarda la plante de leurs pieds pour y être certain qu'il n'y avait +aucune trace de _chiques_ ou insectes malfaisants qui déposent leurs +oeufs sous l'épiderme, et causent ainsi du violentes maladies... +quelquefois le tétanos... par exemple; + +Leur frappa doucement le sternum et écouta si la poitrine résonnait _bon +creux_; + +Leur mit le genoux sur l'estomac, sans appuyer trop fort... (oh non +certes, le cher homme!) mais seulement pour juger si, malgré cette +pression, la respiration s'échappait facile et sonore.... + +Enfin, il s'occupa encore long-temps d'apprécier ou de découvrir une +foule de défauts ou de qualités qu'il nous est impossible d'énumérer +ici. + +Pendant ce long et consciencieux examen, que nous venons de décrire en +partie, Benoît avait quelquefois souri d'un air de satisfaction: deux +fois même, à la vue d'une belle et forte nature d'homme, il allongea ses +lèvres en faisant entendre un léger sifflement admiratif; d'autres fois, +au contraire, ses sourcils s'étaient contractés, et un énergique hum, +hum, ou une forte inclination de la tête sur la clavicule gauche avaient +témoigné de son mécontentement. + +Pourtant après quelques réflexions, employées sans doute à supputer les +chances probables de son marché, il dit à Van-Hop:--J'accepte, compère, +et vous faites une affaire d'or.... + +--Peuh... mais, capitaine, avant de partir, examinez donc un peu, je +vous prie, ce gaillard que le chef _Taroo_ ma donné pour épingles. C'est +un des plus beaux nègres que j'aie vendus de ma vie; voyez, c'est fort +comme un bison, grand comme une girafe; mais, par exemple, il est si +têtu, si têtu, qu'après l'avoir roué de coups, pour l'engager à se +servir de ses jambes, le roi Taroo a été réduit à le faire apporter ici +comme un jeune taureau récalcitrant, tenez... plutôt.... + +Et il lui montrait un nègre qu'on pouvait juger d'une haute et puissante +stature quoiqu'il fût courbé en deux, ayant les pieds et les mains +joints et attachés ensemble. + +--C'est, je crois, continua Van-Hop, le chef du Kraal ennemi, un petit +Namaquois; il s'entête, mais quinze jours de régime du bord et des +colonies, il deviendra doux comme une gazelle. + +Taroo, qui les avait suivis, après s'être ingéré de glorieuses rasades +d'eau-de-vie, s'approcha, et la vue de son ennemi rallumant sans doute +sa colère et sa haine, il se mit à injurier et menacer bien +grossièrement le petit Namaquois, mais celui-ci fermait les yeux avec +une dignité stoïque, et ne répondait à ces invectives que par un chant +triste et doux. + +Ce sang-froid irrita fort le chef Taroo, qui lança une pierre au +malheureux noir, mais comme elle ne l'atteignit pas, il allait sans +doute recommencer, lorsque Van-Hop le prit par le bras et lui dit, en +bon namaquois: + +--Doucement, doucement, grand chef, ce prisonnier est à moi maintenant, +et vous allez me le détériorer... ne confondons pas, s'il vous plaît. + +Taroo continua ses cris et ses menaces; ces mots surtout: ATAR-GULL, +revenaient sans cesse au milieu de ses hurlements sauvages. + +--Que diable chante-t-il là? demanda Benoît. + +--C'est son nom... il l'appelle à ce qu'il paraît ATAR-GULL. + +--Drôle de nom, le premier petit chat qui naîtra de _Moumouth_, c'est le +chat angora de ma femme, père Van-Hop... je l'appellerai... comment +dites-vous? + +--ATAR-GULL... Dites comme moi... tenez: Atar.... + +--Atar.... + +--Bien, très-bien;... Atar... Gull.... + +--Atar... Gull... Atar Gull.... + +--Parfait.... + +--Je le dirai comme ça jusqu'à demain: Atar-Gull; Atar-Gull, c'est égal +c'est un bien drôle de nom.... Ah ça, combien voulez-vous du compère?... + +--Voyons, pour vous, et à cause de votre épouse, mettons cent piastres. + +--Cent piastres!... et moi que gagnerais-je donc? Mon Dieu... cent +piastres... cent piastres! + +--Vous le vendrez trois cents à la Jamaïque.... Tenez, comme c'est bâti! +quelles épaules! quels bras! il est un peu maigre, mais quand il aura +repris.... Vous verrez... d'abord je vous jure qu'il a du fond.... + +--Quatre-vingts piastres, et c'est une affaire arrangée, père Van-Hop, +et vraiment c'est une folie; mais tenez, pour le dire entre nous, +j'emploierai mon gain a acheter des marabouts et un cachemire que je +destine à madame Benoît, et puis à faire construire un petit canot pour +Thomas, qui est fou de marine. + +--Allons.... Ah... vous faites de moi tout ce que vous voulez, mais vous +êtes si bon mari, si bon père... qu'on ne peut rien vous refuser... va +pour quatre-vingts gourdes.... C'est donné. + +Enfin l'affaire conclue, les marchandises livrées à Van-Hop, car Taroo, +à force de goûter le rhum, était tombé ivre mort; les nègres rafraîchis, +Benoît obtint que l'escorte du chef de Kraal se joindrait à ses huit +matelots pour conduire par terre les nègres vendus jusqu'au mouillage +de la _Catherine_; là, ils devaient être embarqués ou hissés à bord, +selon la bonne volonté ou la résistance de chacun. + +Quant à _Atar-Gull_, un fin _serpent_, comme avait dit le chef _Taroo_, +Benoît le fit porter à bord de la chaloupe, et le recommanda +particulièrement à la surveillance du patron. + +Toutes ces petites dispositions prises, l'argent compté, les échanges +faites, Benoît et Van-Hop n'avaient plus qu'à se séparer, jusqu'à la +première traite, d'autant plus que le capitaine voulait profiter de la +marée et d'une bonne brise d'est; or, suivant ce sage axiome, _que le +vent n'attend personne_, il tendit cordialement la main au courtier: + +--Allons, père Van-Hop... au revoir. + +--Et Dieu fasse que ce soit bientôt, digne capitaine. + +--Encore une poignée de main; c'est plaisir que de traiter avec vous, +père Van-Hop. + +Ce bon capitaine, ça me fend le coeur de vous voir partir; mais tenez, +encore deux ou trois ans de séjour sur la côte, et après vous +m'emmènerez avec vous en Europe.... + +--Bien vrai... ce sera une fameuse partie, nous rirons, allez... mais je +bavarde, et je devrais déjà être à mon bord.... Adieu, adieu, mon +vieux.... + +Et ils s'embrassèrent à s'étouffer, c'était à arracher des larmes, à +attendrir un coeur de roche. + +Tenez, père Van-Hop, avec ces bêtises-là vous me feriez pleurer comme un +veau.... Adieu--dit brusquement Benoît--et d'un saut il fut dans sa +yole qui descendit le courant du fleuve avec rapidité. + +--Encore adieu, digne capitaine--criait Van-Hop, en le saluant de la +main--bien des choses à madame Benoît, bon voyage.... + +--Au revoir, compère--répondait Benoît, qui de son côté agita son +chapeau de paille tant qu'il put apercevoir le courtier sur le rivage. + +Deux heures après tous les noirs étaient dûment embarqués, arrimés, +encaqués dans le faux pont de la _Catherine_, les nègres à babord et les +négresses à tribord; quant aux négrillons, on les laissa libres. + +Atar-Gull fut séparément mis aux fers. + +Il est inutile de dire que pendant toutes ces manoeuvres, les noirs +s'étaient laissé prendre, mener, hisser et enchaîner à bord avec une +insensibilité stupide: ne pensant pas qu'on pût avoir d'autre but que +celui de les dévorer, ils mettaient, selon la coutume, tout leur courage +à rester impassibles. + +Avant de lever l'ancre, M. Benoît fit faire une bonne distribution de +morue, de biscuit, et d'eau mêlée d'un peu de rhum. + +Mais presqu'aucun nègre n'y voulut toucher, ce qui n'étonna pas le digne +capitaine, car les noirs, on le sait, restent ordinairement les cinq ou +six premiers jours du voyage à peu près sans manger; aussi c'est alors +que le _déchet_ est le plus à craindre; ce moment passé, sauf quelques +fâcheux résultats de la chaleur et de l'humidité, la proportion des +pertes est fort minime. + +Enfin il mit à la voile par un joli vent frais de sud-est, vers les +trois heures du soir, et à six heures..... au coucher du soleil, la côte +d'Afrique ne se dessinait plus au loin que comme une ligne brumeuse et +étroite. + + + + +LIVRE II. + + + + +CHAPITRE I. + + Si mon songe de bonheur fut vif, + il fut de courte durée. + + CHÂTEAUBRIAND.--_Atala_. + + --Vous voulez être riche? + + Elle l'était, la coquine, deux fois + plus qu'elle ne le méritait. + + --Et vous le serez: puisque c'est + l'or que vous aimez, il faut aller vous + chercher de l'or. + + DIDEROT.--_Ceci n'est pas un + conte_.--Vol. VII. + +L'INCONNUE. + + +Dors, va, dors en paix, brave capitaine; allonge tes membres engourdis +sur la toile fine et blanche tissée par ta Catherine. La vois-tu assise +au coin d'un feu pétillant, dans les longues soirées d'hiver, l'oeil +fixe, humide; elle quitte quelquefois le travail pour attacher un long +regard sur ton portrait, tout en jouant avec l'épaisse et rude chevelure +de _Thomas_, pendant que _Moumouth_, grave et silencieux, lèche et polit +sa fourrure soyeuse et bigarrée. + +Alors elle calcule sans doute avec angoisse le terme de ton voyage, la +vertueuse épouse! C'est qu'aussi tu l'aimes tant, ta digne femme! pour +elle, tu braves des dangers sans nombre; pour elle, capitaine Benoît, tu +te voues corps et âme à un métier atroce, tu passes pour un brigand, +pour un ignoble vendeur de chair humaine, toi... toi, dont l'âme est si +naïve et si pure! Tu devras rendre, il est vrai, un bien effrayant +compte devant Dieu!... mais tu auras au moins procuré à Catherine une +douce et paresseuse existence. Tu seras tout consolé, brave homme, et tu +grimaceras encore ton honnête sourire au milieu des flammes de Lucifer, +en voyant peut-être Catherine, assise dans le ciel, pêle-mêle avec les +blonds chérubins aux ailes de moire et d'azur. + +Comment aussi le retour d'un pareil mari ne ferait-il pas époque dans +une famille? + +Je ne saurais pourtant vous dire au juste si Catherine espère ou redoute +ce bienheureux retour... peut-être le sait-il... ce grand canonnier de +marine étendu complaisamment dans le fauteuil unique de M. Benoît, +coiffé de la _gorra_ de M. Benoît, fumant enfin, dans la meilleure pipe +de M. Benoît, du tabac de M. Benoît; alors, que Thomas et Moumouth +regardent par moments cet intrus d'un air craintif et colère. + +Eh! mais j'y pense; si, pendant que le brave capitaine trafique avec le +père Van-Hop, affronte les tempêtes... Catherine... le?... + +Bah... bah... dors, va; dors, Claude; dors, Martial; dors, Borromée; +rêve, rêve le bonheur et la fidélité de ta femme... Un songe heureux, +vois-tu, frère, c'est encore ce qu'il y a de plus positif dans notre +tant joyeuse existence... dors, la brise fraîchit, ton autre Catherine +est en route (et elle est doublée et chevillée en cuivre, celle-ci!...) + +Bonne! bonne _Catherine_, elle n'est pas coquette non plus celle-ci. Oh! +mon Dieu, tous les ans, une pauvre couche de goudron, quelques voiles +neuves, un coup de peigne dans son gréement, et la voilà pimpante et +proprette, toujours douce, soumise, obéissante... Ah! digne Benoît, +c'est à celle-ci que tu devrais borner tes amours... Au lieu de ton gros +Thomas, tu te serais donné un joli petit sloop, vif, léger, hardi, qui +eût voltigé autour de ton brick comme un jeune Alcyon auprès de sa mère. + +Cette Catherine-ci aurait reçu dix, vingt, trente canonniers... que tu +n'en eusses pas été jaloux... Certainement non, au contraire, comme vont +le prouver les événements. + +Enfin, dors toujours... le soleil va se lever pur et radieux, si j'en +crois cette légère vapeur et cette teinte de pourpre qui lutte à +l'orient contre les dernières ombres de la nuit, et fait pâlir les +étoiles. + +Dors, capitaine; ton second, ton autre Simon, ton fidèle _Caiot_ veille +pour toi, veille pour tous... + +Depuis quelques instants, lui et sa longue-vue, incessamment braqués +vers le sud-est, observaient dans cette direction avec une infatigable +curiosité. + +--«Je donnerais mon quart de vin pendant huit jours--se disait +Caiot--pour que le soleil fût haut... Par tous les saints du +calendrier, il me semble pourtant voir quelque chose... non... si... +diable de brume... une fois le soleil levé, je serais sûr... allons +encore... ah! voici enfin une clarté de crépuscule; gueux de fanal, sors +donc... sors donc... ah! enfin le voilà... est-il rouge ce matin!... +mais oui... oui... je distingue parfaitement.... c'est une goëlette tout +au plus à un mille de nous... ah ça... mais... je n'ai jamais vu de +voilure comme la sienne.... quelles basses voiles... quels huniers! +quelle mâture penchée sur l'arrière!... + +Et en énumérant ces singulières qualités, la figure de Caiot prenait peu +à peu une expression d'étonnement nuancée d'une légère teinte de +frayeur. + +--Mais--reprit-il en braquant de nouveau sa lunette--elle a l'air +d'avoir le même cap que nous! on dirait qu'elle navigue dans nos eaux, +_n'y a pas de soin_; mais il faut toujours prévenir le capitaine.» + +D'un bond, Caiot fut à la porte de la dunette; et, après sept minutes +d'un bruit à réveiller un chanoine, la porte s'ouvrit lentement, et M. +Benoît apparut sur le pont, tout étonné, débraillé, ébouriffé, se +tordant les bras, se frottant les yeux encore lourds de son bon gros +sommeil, et entremêlant cette expressive pantomime de oh!... de brrrr... +de ah!... il fait frais... brrrr... etc. + +--Bigre de Caiot--dit enfin le capitaine qui commençait à avoir des +idées claires et lucides. + +Or, je ne suis pas superstitieux; mais il me semble peu convenable de +saluer le soleil par un quasi juron, par--bigre de Caiot--car je me +rappelle toujours en tremblant le sort de ce pauvre Simon (que les +flammes de l'enfer ne lui soient pas trop ardentes!) + +--Bigre de Caiot--fit donc le capitaine--je dormais si bien... Enfin, +que me viens-tu chanter? + +--Je crains que ce ne soit une drôle de ronde.... capitaine; c'est une +goëlette qui paraît vouloir... + +--Ah! mon Dieu... une goëlette... c'est peut-être celle que nous deux ce +pauvre Simon nous avions déjà signalée! + +--C'est possible, capitaine; voici la longue-vue... + +--Donne... donne, mon garçon..., ah! mais... oui... bigre... c'est bien +cela; et tu dis qu'elle a l'air de nous suivre? + +--Voyez plutôt, capitaine. + +--Ça ne dit rien, on peut faire la même route sans pour cela suivre les +gens comme des voleurs à la piste. + +--Si vous m'en croyez, capitaine, nous laisserons porter un quart de +plus, nous virerons de bord s'il le faut; et si elle imite en tout notre +manoeuvre, nous serons bien sûrs alors qu'elle veut nous appuyer une +chasse. Hein? + +--Pourquoi faire? nous chasser! ce n'est pas un bâtiment de guerre +préposé pour empêcher la traite, c'est tenu comme une piguière; si c'est +un pirate, il doit bien voir à notre air d'où nous venons, et qu'il n'y +a rien à faire ici pour lui... + +--Dam, capitaine... voyez... mais elle approche... elle nous gagne... +c'est celle-là qui a des jambes... bon, voilà qu'elle grée ses +catacoës... et toujours le cap sur nous; c'est là que je reconnais +l'entêtement?--dit Caiot en agitant son index. + +--Écoute, garçon, fais venir un peu au vent, après laisse arriver; +virons enfin de bord... et si elle nous suit toujours, nous lui +demanderons ce qu'elle nous veut; n'est-ce pas?... c'est plus franc... + +D'après cette décision, la _Catherine_ se mit à louvoyer. + +Vous vous êtes quelquefois trouvé la nuit, par un ciel voilé, dans une +de ces longues rues de Cordoue si sombres et si étroites, errant avec +insouciance et entendant sans l'écouter le bruit sonore et cadencé de +vos pas, qui retentissait sur les larges dalles des trottoirs. + +Abîmé dans une douce et amoureuse pensée; vous marchiez toujours; mais +votre imagination s'égarait ailleurs, soulevait peut-être cette jalousie +verte, ces lourds rideaux de soie... que sais-je, moi? + +Lorsqu'un autre bruit de pas qui semblait être l'écho de votre marche, +écho d'abord lointain, puis plus proche, puis enfin tout près de vous, +appelait votre attention, et vous tirait d'une ravissante rêverie, sans +doute. + +Alors, redressant la tête, élevant votre cape sur vos yeux, et cherchant +dans votre poche la crosse mignonne et ciselée d'un pistolet, +chef-d'oeuvre d'Ortiz père, doyen des armuriers de Tolède, vous +ralentissiez fièrement le pas... + +On ralentissait le pas derrière vous. + +Vous le doubliez... + +On le doublait. + +Vous quittiez le trottoir gauche... + +On quittait le trottoir gauche. + +Vous alliez à droite... + +On allait à droite... + +Vous reveniez à gauche.. + +On revenait à gauche... + +Las enfin, et prenant le milieu de la rue, car, en Espagne, les entrées +de porte sont dangereuses, vous vous retourniez bravement en disant au +fâcheux:--Seigneur cavalier; que veut votre grâce? + +Et sa grâce pouvait voire luire dans l'ombre le canon damasquiné du +chef-d'oeuvre d'Ortiz père. + +--Alors ici le drame se simplifiait ou se compliquait singulièrement. + +Eh bien! la _Catherine_ avait exactement agi sur l'Océan comme vous +aviez agi dans la rue de Cordoue; elle avait +louvoyé,--viré,--tourné;--la damnée goëlette avait +louvoyé,--viré,--tourné. + +Or le capitaine Benoît, ne conservant plus aucun doute sur les +intentions de ce navire, n'imita pas votre impertinente fanfaronnade; +d'abord parce qu'il n'avait pas de canons à bord, et qu'il s'était +aperçu, dans les différentes manoeuvres exécutées par la goëlette, +qu'elle avait des canons et beaucoup. + +Et puis l'âge et l'expérience avaient mûri cette vieille tête grise; +aussi ordonna-t-il simplement à Caiot de mettre dehors toutes les voiles +du brick, et de tâcher d'échapper par la fuite à cet infernal curieux. + +C'était, vous voyez, un moyen que vous pouviez encore employer pour +dénouer le drame de la rue de Cordoue. + +Le brick marchait comme un poisson; mais la goëlette volait comme un +oiseau, et on voyait même qu'elle ne déployait pas encore toutes ses +ressources, se contentant d'observer toujours une honnête distance entre +elle et le brick. + +Celui-ci se couvrit de toile; elle, sans efforts, avec calme, sans +paraître augmenter sa voilure... doubla sa vitesse et se maintint +toujours à la même portée. + +--C'est infernal--disait Benoît qui, ne comprenant rien à cette +manoeuvre, voyait l'immense supériorité de la goëlette sur son +brick...--Puisqu'elle marche mieux que moi, pourquoi ne pas profiter de +son avantage, et me dire tout de suite ce qu'elle veut... au lieu de +s'amuser avec _Catherine_ comme un chat avec une souris. + +Il ne croyait pas dire si juste, le pauvre homme. + +--Capitaine... tenez... tenez, la voilà qui ouvre la bouche--dit Caiot +en voyant l'éclair qui précède un coup de canon...--_n'y a pas de +soin_--dit-il en levant la tête au long sifflement qui cria dans les +cordages. + +--C'est à boulet! + +--Ah ça, mais est-elle bête?--dit Benoît rouge de colère.--Qu'est-ce que +ces bigres de sauvages-là? et pas un canon à mon bord...--hurlait le +capitaine en se rongeant les pouces;--aussi a-t-on jamais vu un négrier +attaqué par un pirate, car ce ne peut être que ça... + +Un second éclair brilla, et ce ne fut point un sifflement, mais bien un +bruit sourd et mat que l'on entendit; c'était un boulet qui se logeait +dans la préceinte. + +--Ah! bigre... bigre... bigre de goëlette... elle va me couler comme une +outre... + +--Capitaine--fit Caiot, pâle et blême comme tout l'équipage que ces +salves réitérées avaient attiré sur le pont, et qui devisait fort agité +sur tout ceci--capitaine, elle veut peut-être vous prier de mettre en +panne? + +--J'y pensais, mais c'est bien dur. Allons, allons, brassez tribord, la +barre sous le vent. + +L'effet des voiles se neutralisant, le brick resta immobile; alors aussi +le feu cessa à bord de la goëlette qui s'approcha tout près de la +_Catherine_, et on entendit ces mots s'échapper de l'orifice d'un large +porte-voix: + +--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine +dedans._ + +--_Avec le capitaine dedans!_--répéta ironiquement Benoît;--plus souvent +que j'irai... est-ce qu'il se fiche de moi? sans pavillon, sans signe +de reconnaissance, avec sa tournure de flibustier? ah! oui... pas +mal... Pauvre Catherine, va, si tu savais que dans ce moment... + +Le monologue de Benoît fut interrompu par le porte-voix de la goëlette, +qui répéta avec le même accent, la même mesure: + +--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine +dedans._ + +Et puis aussi on vit briller un boute-feu sur les passe-avants de +l'inconnue. + +--Bigre de scie... je t'entends bien--dit Benoît; et tâchant d'éluder la +question, il répondit à son tour avec volubilité: + +--Ohé de la goëlette, d'où venez-vous?--Que voulez-vous du +capitaine?--Pourquoi ne hissez-vous pas votre pavillon?--De quelle +nation êtes-vous?--Je ne vous connais pas.--Je suis Français.--Je vais +de Nantes à la Jamaïque.--Je n'ai rencontré aucun navire. + +Le porte-voix de la goëlette, dont on voyait toujours la large gueule, +laissa déborder ce flux de paroles et de questions; et, après un moment +de silence, la grosse voix répéta avec le même accent, avec la même +mesure: + +--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine +dedans._ + +Et un coup de canon, qui ne blessa personne, partit avec le dernier mot +de la phrase, en manière de péroraison. + +--Le chien, est il taquin!--dit Benoît.--Allons, il faut y mordre. Oh! +mon pauvre Simon, Simon, où es-tu?... La yole à la mer, Caiot, et quatre +hommes pour y nager. + +--Capitaine--dit Caiot--défiez-vous; ça m'a l'air d'un flibustier. + +--Que diable veux-tu qu'il me prenne; il a peut-être besoin d'eau ou de +vivres... + +--C'est encore possible... le canot est paré, capitaine... + +Et le malheureux Benoît y descendit à peine vêtu; sans armes, sans +chapeau... au moment où le maudit porte-voix répétait encore, avec le +même accent, avec la même mesure: + +--_Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine +dedans._ + +--_Le capitaine dedans..._ _le capitaine dedans..._ Il y est, bigre +d'animal, _dedans..._ On y va... Un instant donc, fichtre!!!!--gromelait +Benoît comme un domestique récalcitrant qui répond à la vibrante et +infatigable sonnette d'un maître asthmatique et goutteux. + +--Allons toujours donner la pâtée aux moricauds--dit Caiot--car ils +crient comme des chacals. + + + + +CHAPITRE II. + + Hélas! chaque heure dans la société + ouvre un tombeau, et fait couler une + larme. + + CHÂTEAUBRIAND.--_René_. + + .....Cette scène avait quelque chose + d'étrange qui étonnerait l'âme la plus assurée. + + CHARLES NODIER.--_Roi de Bohême_. + + C'est une étrange sensation que produit + sur l'oreille le bruit qu'on fait en + armant un pistolet, quand vous savez + que le moment d'après votre sein va + être visé à douze toises de distance ou à + peu près;--cent, n'est-ce pas une distance + honorable? + + BYRON.--_Don Juan_, ch. IV, XLI. + +LA HYÈNE. + + +Plus Benoît approchait de la goëlette, plus il concevait de défiance et +de soupçons, surtout lorsqu'arrivé tout près, il put distinguer les +étranges compagnons qui, appuyés sur les bastingages, suivaient +curieusement les manoeuvres de son petit canot. + +Ce fut aussi avec un imperceptible battement de coeur que le capitaine +de _la Catherine_ remarqua deux petits nuages d'une fumée bleuâtre +qui,--tourbillonnant au-dessus des caronades,--attestaient des +dispositions encore hostiles de ce singulier navire. + +Enfin, Claude-Borromée-Martial accosta la goëlette. + +(Ce fut, je crois, un vendredi du mois de juillet 18..... à sept heures +vingt-neuf minutes du matin.) + +Au moment où Benoît se disposait à monter à bord, un coup de sifflet +aigu, modulé, retentit fortement; cette marque de déférence qui, dans la +civilité nautique, signale toujours l'arrivée d'un personnage de +distinction, rassura un peu notre bon capitaine. + +--Ils ne sont pas encore si sauvages qu'ils en ont l'air--dit-il en se +hissant au moyen de tire-veilles qu'on lui avait jetées avec galanterie. + +Il arriva sur le pont de la _Hyène_ (la goëlette s'appelait _la Hyène_). + +Là, ma foi, n'eût été la grâce toute courtoise avec laquelle on avait +sifflé pendant qu'il grimpait à bord, là, Benoît eût senti une bien +poignante inquiétude, croyez-moi; car il put considérer à loisir ce +hideux équipage. + +Quelles figures, bon Dieu! + +Certes, l'équipage de _la Catherine_ n'était pas tout composé de timides +adolescents qui venaient de se séparer pour la première fois d'une bonne +vieille mère, en emportant sa sainte bénédiction, qui s'essuyaient les +yeux au seul souvenir de ses cheveux blancs si vénérables, qu'ils +baisaient chaque matin avec respect et joie en disant:--Bonjour, mère! + +Avant le départ, tous n'avaient pas été murmurer une humble prière à la +bonne Vierge qui protège les pauvres marins, et puis offrir naïvement +sur son autel une modeste couronne de paquerettes des bois. + +Et lorsque le soleil, disparaissant le soir sous un immense dais de +pourpre et d'or, semblait changer la mer en un océan de feu, et inondait +encore le brick d'une clarté flamboyante, certes, bien peu allaient +d'habitude se prosterner sur le pont et unir leurs voix reconnaissantes +en un religieux cantique, dont les touchantes paroles se mêlaient aux +majestueuses et sublimes harmonies de la nature. + +Ce n'étaient pas non plus de chastes et d'honnêtes pensées qui venaient +sourire à leur ardente imagination, et dont ils se berçaient le soir en +s'endormant balancés dans un hamac. + +Certes, ils n'avaient pas de ces visages frais, roses et candides, de +ces fronts blancs et purs qui se colorent d'une si voluptueuse rougeur +au premier regard d'une femme; ils ne soulevaient pas timidement de ces +beaux yeux voilés de longs cils de soie, de ces yeux qui disent à seize +ans, avec une mélancolie si douce:--Oh!... comme j'aimerais une femme +qui voudrait de moi... mais, mon Dieu, quelle femme voudra de moi?... + +Revenons aux marins de Benoît; non certes, ils n'étaient pas ainsi; je +l'avouerai même, ils se montraient un peu blasphémateurs,--un peu +buveurs,--un peu querelleurs,--un peu tueurs,--un peu joueurs,--un peu +voleurs,--un peu adonnés aux négresses, aux Espagnoles, aux Indiennes, +aux Japonaises, aux Américaines, aux Haïtiennes, même aux Namaquoises, +grandes ou petites, cela dépendait de la route qu'ils suivaient. + +Mais, grand Dieu! quelle différence avec l'équipage de _la Hyène_; quels +hommes! ou plutôt quels démons! + +Laids, sales, déchirés, couverts de méchants haillons, noirs de poudre +et de fange, basanés, cuivrés, bronzés, cicatrisés; les cheveux et la +barbe longs, malpropres, les yeux farouches et creux, les ongles +crochus, et des jurements! des plaisanteries! ah! + +C'était à donner la chair de poule à l'honnête Benoît, qui, après tout, +faisait, si vous voulez, un petit trafic que quelques personnes +réprouvent; mais au moins le faisait-il honnêtement, en conscience, et, +après tout, comme il le disait avec beaucoup de justesse d'esprit: Pour +soutenir les colonies; car, sans colonies, adieu sucre, adieu café, +adieu indigo, etc. + +Ces réflexions, je vous le dis, vinrent en foule assaillir le capitaine +Benoît, lorsqu'il fut sur le pont de _la Hyène_. + +Et ce pont avait aussi, comme tous ces atroces visages, une expression, +une physionomie particulière. + +C'étaient des manoeuvres mêlées et confondues, des armes jetées çà et là, +pour qu'on pût les trouver toujours prêtes; un plancher humide et +boueux, couvert, en quelques endroits, de larges taches d'un rouge noir; +des canons en état de faire feu, mais remplis de crasse et de rouille; +puis, sur quelques affûts, encore des traces de ce même rouge noir, +mêlées de certains débris membraneux séchés et racornis au soleil, que +Benoît reconnut en frissonnant pour être des restes de lambeaux de chair +humaine! + +Oh! c'est alors qu'il regretta le pont de son brick, si blanc, si +propre, si net! son gréement lisse et peigné, les jalousies vertes de sa +petite chambre, ses jolis rideaux de toile perse, bigarrés et émaillés +de fleurs comme un parterre... et sa moustiquaire diaphane... et son lit +où il dormait si bien... et son verre de gyn, humé lentement en +compagnie de ce pauvre Simon, tout en causant de Catherine et de Thomas, +de ses riants projets pour l'avenir, de sa modeste ambition et de son +espoir de finir ses jours par une belle soirée d'automne, à l'ombre des +acacias qu'il avait plantés, entouré de deux ou trois générations de +petits Benoît. + +Oh! mon Dieu, Montaigne a bien raison! _Comme la fatalité nous masche!_ + +--Tu as b.... renâclé pour venir au lof, vieux marsouin--lui dit un +homme à figure repoussante, et qui n'avait qu'un oeil; cet intrigant +était à peine vêtu d'un pantalon déchiré, d'une vieille, vieille chemise +de laine rouge, sale et grasse, et ceint d'une corde au travers de +laquelle passait la lame d'un grand couteau à manche de bois. + +Ici Benoît rassembla sa dignité, son courage, et répondit sans émotion: + +--Vous aviez seize canons et je n'en avais pas un... c'est pas cher +d'amariner les gens à ce prix-là, bigre! + +--C'est pour cela, mon gros souffleur, qu'il faut gouverner droit, parce +que la raison est toujours du côté des canons... et tu vois si nous +sommes raisonnables... + +Dit le gentilhomme, en lui faisant observer que les gaillards étaient +parfaitement garnis... + +--Enfin--reprit Benoît avec impatience--vous m'avez hélé; que +voulez-vous de moi? je perds la brise; est-ce que vous allez m'embêter +encore long-temps comme ça? + +--N'y a que le commandant qui puisse te répondre; en attendant, sois +calme et ronge ton câble, ça t'empêchera de grincer des gencives... + +--Le commandant! ah! vous avez un commandant ici, ça doit être du +propre--dit imprudemment Benoît, avec une sorte de moue dédaigneuse. + +--Mords ta langue, vieille carogne, ou je te l'arrache pour la jeter aux +requins! + +--Mais, bigre d'enfer...--s'écria le malheureux capitaine...--enfin que +me voulez-vous?... est-ce de l'eau ou des vivres? + +--De l'eau et des vivres, toujours de l'eau et des vivres, même du rhum, +ça ne peut jamais nuire. + +--Dites donc cela tout de suite... Ohé!... toi, Jean-Louis--cria Benoît +à un de ses canotiers--rallie le bord et apporte dans la yole... + +--Toi--dit l'interlocuteur de Benoît en s'adressant au matelot +précité--toi, Jean-Louis, je _t'infuse_ deux balles dans les reins si tu +fais mine de pousser au large. + +--Oh! quelle bigre, bigre de scie!... vous ne voulez donc ni eau ni +vivres? + +--Nous irons nous-mêmes en chercher à ton bord, vieille bête... + +--Comme je danse--fit Benoît. + +--Tu verras, que je te dis.... et sans toi encore. + +Ici, le capitaine de _la Catherine_, au lieu de répondre, clignota des +yeux, enfla sa joue gauche en la soulevant avec sa langue, et tapa +légèrement sur cette proéminence du bout de son index. + +Cette pantomime bien inoffensante, vous le voyez, parut pourtant +insultante au gentilhomme; car, d'un revers de sa large main, noire et +velue, il étendit le pauvre Benoît sur le pont, en disant: + +--Est-ce que tu prends _le Borgne_ pour un mousse, dis donc... +attachez-moi cet animal-là par les pattes, vous autres... + +Ce qui fut fait malgré les _bigres_ et les _fichtres_ réitérés de +Benoît. + +Les matelots de son embarcation étaient tenus en respect par _le Borgne_ +et ses honnêtes amis. + +Une grosse tête, hideuse et crépue, sortit du panneau en criant: + +--_Le Borgne_... _le Borgne_, le commandant demande ce qu'on déralingue +sur le pont. + +--C'est le vieux caïman qui gouverne le brick _que l'on fait se +taire_... + +La grosse tête disparut. + +Puis elle reparut. + +--Eh!--dit le vilain mousse--eh! _le Borgne_, le commandant ordonne +qu'on lui apporte le _monsieur_. + +Et, bon gré mal gré, l'honnête Benoît fut affalé par le panneau, et se +trouva auprès d'une petite porte qui donnait dans la cabine du seigneur +et maître de _la Hyène_. + +Là, le misérable entendit une voix, oh! une voix de tonnerre qui +hurlait: + +--Mais qu'on le coupe en deux comme une pastèque, ce vieux gueux-là... +s'il se rebiffe... Ah! on l'a apporté!... eh bien! qu'on lui délie les +quilles, et qu'il entre... nous allons nous voir le blanc des yeux. + + * * * * * + +Ici, Claude-Martial-Borromée pensa à Catherine et à Thomas, boutonna sa +veste, passa la main dans ses cheveux gris, toussa deux fois... se +moucha... Et entra... + + + + +CHAPITRE III. + + Peut-être, messieurs, ne savez-vous + pas ce que c'est que le pal?... + + JULES JANIN.--_L'Âne mort._ + + Je frissonnai, et je crus que ma + dernière heure était arrivée. + + P. MÉRIMÉE.--_L'Enlèvement de la redoute._ + +MONSIEUR BRULART. + + +En vérité, il méritait bien de commander _la Hyène_ et son hideux +équipage. + +Telle fut la première réflexion du capitaine Benoît, lorsqu'il se trouva +face à face avec ce personnage. + +Figurez-vous un homme d'une taille athlétique, avec un visage pâle et +plombé, un front plissé, un nez long et mince, d'épais sourcils d'un +noir de jais, et des yeux d'un bleu clair et vitreux d'une fixité +insupportable; un menton large et carré, des joues creuses, recouvertes +d'une barbe épaisse à moitié longue, et puis enfin une bouche bordée de +lèvres minces et blafardes, agitées par un tremblement convulsif presque +continuel qui, par exemple, laissaient voir, pourquoi ne l'avouerait-on +pas, de fort belles dents parfaitement rangées. + +Pour tout vêtement, il portait une grosse chemise bleue à moitié usée +qu'il attachait ordinairement autour de ses reins avec un bout de +bitord; aussi Benoît put-il admirer à son aise la force puissante de ses +membres musculeux, bruns et velus. + +Seulement ses mains, toutes malpropres, toutes noires qu'elles étaient, +témoignaient, par leur forme longue et effilée, par la délicatesse de +leurs contours, témoignaient, dis-je, d'une grande distinction de +race... + +Le commandant Brulart, car il avait un nom et s'appelait Brulart, même +aucuns disent un nom ancien, un nom historique, qui, déjà illustre sous +François Ier, fit pâlir plus d'une fois les généraux de +Charles-Quint; quant à moi, je ne crois guère à ces dires; toujours +est-il que M. Brulart était assis sur un vieux coffre, et avait devant +lui une petite table tachée de graisse et de vin sur laquelle il +s'appuya quand il vit entrer Benoît. + +Ce fut donc la tête dans ses mains, les coudes sur la table, son regard +clair et perçant attaché sur le bon homme, qu'il s'apprêta à engager la +conversation. + +Benoît, voulant lui épargner la peine de commencer, prit la parole avec +dignité: + +--Saurai-je enfin pourquoi...--mais M. Brulart l'interrompit de sa +grosse voix: + +--_Pourquoi toi-même!_ chien; au lieu de m'interroger, réponds.... +pourquoi as-tu été si long-temps à mettre ton _ourque_ en panne? + +À ces mots, le front de M. Benoît se colora d'une vive et légitime +indignation; il fût peut-être resté impassible pour une injure adressée +à lui personnellement, mais insulter son brick... _sa Catherine!_ +appeler son joli navire une _ourque!_ c'était plus qu'il n'en pouvait +supporter; aussi reprit-il vivement: + +--Mon brick n'est pas une _ourque_, entendez-vous, malhonnête, et si je +n'avais pas un bas mât trop pesant, je rendrais les huniers à votre +bateau... + +Ici M. Brulart fit trembler la goëlette aux éclats de son gros rire, et +continua sans changer de position. + +--Tu mériterais bien, vieille carcasse démâtée, que je te fisse amarrer +à une ligne de lock, et que je te f.... à la mer... à la remorque de ma +goëlette... pour que tu puisses juger si elle file bien;... mais je te +réserve mieux que ça... oui, mon vieux, mieux que ça--dit Brulart en +voyant l'air étonné de Benoît.--Mais ce n'est pas encore l'heure; +dis-moi, d'où viens-tu? + +--Je viens de la côte d'Afrique, je fais la traite, j'ai mon chargement, +et je vais à la Jamaïque pour y vendre mes noirs... + +--Je savais tout cela mieux que toi, je te le demandais pour voir si tu +mentirais... + +--Vous le saviez?... + +--Je te suis depuis Gorée... + +--C'est donc vous... que j'ai vu avant l'ouragan... dans la brume... + +--Un peu... ainsi touche-là, confrère, salut!...--dit Brulart en tirant +une mèche de ses épais cheveux noirs, comme si c'eût été la corne d'un +chapeau; ah!... nous faisons la traite! et moi aussi... j'en suis +enchanté. + +--J'étais sûr que nous nous entendrions--dit Benoît un peu rassuré par +cette parité d'état. + +--Mais, dis-moi, tes noirs, où les as-tu pris? car l'ouragan nous a +séparés, et je ne t'ai retrouvé que cette nuit. + +--Sur la côte... à l'embouchure de la _rivière des Poissons_; ils m'ont +été vendus par un chef de _Kraal_, des grands _Namaquois_, c'est une +partie de _petits Namaquois_ qui provenait d'une prise faite pendant la +guerre. + +--Ah! vraiment... + +--Mon Dieu, oui, et j'avais même eu l'idée, si mon chargement n'eût pas +été complet, de descendre jusqu'au _fleuve Rouge_, qui est à peu près à +trente lieues dans le sud de la rivière des Poissons. + +--Pour? + +--Pour compléter mon chargement avec des _grands Namaquois_, car ils se +sont fait des prises des deux côtés; et si les grands Namaquois vendent +les petits, les petits mangent les grands Namaquois. + +--Ah! ils les mangent! + +--Ils les mangent à la croque-au-sel...--répéta Benoît tout-à-fait +rassuré, en faisant l'agréable--ainsi, commandant, vous voyez que +puisqu'ils les mangent, ils les vendraient peut-être, et à bon marché +aussi, et je vous enseigne cet endroit comme _un bon coin_. + +--Oh! moi, je prends mes cargaisons de noirs ailleurs.... c'est une +combinaison à part.... une espèce de tontine dans laquelle _j'amortis_ +beaucoup... + +--Ah!--fit Benoît ouvrant ses petits yeux--c'est une tontine... +pourrais-je en être? + +--Comment! mon brave, tu y es déjà!... + +--Déjà....--dit Benoît, qui n'y comprenait rien. + +--Déjà.... Mais, dis-moi, tu as quitté la rivière des Poissons? + +--Hier soir... mais cette tontine... + +--Bien;--ton estime t'éloigne de la rivière?... + +--De vingt lieues environ.... et cette tontine que?... + +--Et tu es sûr que les _petits Namaquois du fleuve Rouge_ ont aussi fait +prisonniers des _grands Namaquois_? + +--Sûr, sûr, c'est leur chef _Taroo_ qui me l'a dit; mais vous voyez, +commandant, que je m'amuse aux lanternes; tout ce que je puis faire pour +vous, c'est de vous donner six tonnes d'eau et deux barils de biscuit; +vous concevez qu'avec près de quatre-vingts noirs à bord et vingt hommes +d'équipage, c'est beaucoup;... mais nous causerons de la tontine, et +vrai, comme Catherine est mon épouse, je me _saigne_ pour vous. + +--C'est le mot--dit Brulart, en souriant d'une façon singulière. + +--Je ne puis pas faire un fifrelin de plus--ajouta Benoît d'un air +décidé. + +--Je te jure pourtant, moi, par tous les reins que j'ai brisés!...--cria +Brulart. Et il leva sa tête d'entre ses mains. + +--Par tous les crânes que j'ai fendus.--Et il se dressa debout. + +--Par tous les gosiers que j'ai échancrés!--Et il marcha sur Benoît. + +--Par tous les navires que j'ai pillés.--Et il regarda le malheureux +capitaine sous le nez. + +--Que tu feras davantage pour moi, _monsieur des grands Namaquois_. + +--Me trahirais-tu?--demanda Benoît pâle comme la mort. + +--Si je-te-tra-his?... + +Et à peine Brulart avait-il terminé ces mots, qui furent accentués +lentement, qu'un rire tout homérique ou plutôt tout méphistophélétique, +ou mieux encore, un vrai rire de hyène, souleva sa large poitrine. + +--Ah! gredin... bigre de forban...--dit l'honnête Benoît en lui sautant +au cou.... + +Mais Brulart, saisissant les deux bras de Benoît, les emprisonna dans +son poignet de fer, tandis que de l'autre main il dénoua la corde qui +lui servait de ceinture, et en quelques minutes Benoît fut ficelé, lié, +enchevêtré, de manière à ne pouvoir faire le plus léger mouvement; après +quoi Brulart le posa en travers sur son grand coffre, en lui disant: + +--À tout à l'heure, nous allons rire... _confrère_. + +Et il monta sur le pont au bruit des imprécations, des injures, des +bigres, des hurlements du malheureux Benoît, qui sautait par soubresauts +sur son coffre comme un poisson sur le sable. + + + + +CHAPITRE IV. + + Oh!... lui dit-il en mourant; oh! mon + Anna, coupe les boucles de mes longs cheveux + qui ressemblent aux tiens... + + --Au moins, se dit à part la douce fille, je + pourrai donner des bagues à mes amants, + sans dégarnir ma chevelure.--Ils me suivront + au tombeau... qui, je te le jure, est entr'ouvert, + mon adoré...--reprit-elle tout + haut. + + Une larme brilla dans les yeux ardents + du moribond. + + _(Historique.)_ + + Ils auraient dû vivre invisibles dans l'épaisseur + des bois, comme les rossignols mélodieux; + ils n'auraient jamais dû habiter + ces vastes solitudes appelées société, où tout + est vice et haine: chaque créature née libre + se plaît dans un secret asile. Les oiseaux les + plus doux ne nichent qu'avec une compagne, + l'aigle prend seul son essor, la + mouette et les corbeaux se réunissent en + troupes sur les cadavres, comme font les + mortels. + BYRON.--_Don Juan_, ch. IV, XXIX. + +ARTHUR ET MARIE. + + +Pour en finir une bonne fois avec tous les antécédents, vrais ou faux, +attribués à Brulart, nous rapportons ici l'anecdote suivante. + +À peine âgé de vingt-sept ans, le comte Arthur de Valbelle avait déjà +mené une existence passablement orageuse; doué par la nature d'une +puissance physique et intellectuelle extraordinaire, jeune encore, il +s'était livré avec emportement à tous les excès, à toutes les débauches, +et conséquemment beaucoup diminué le patrimoine considérable que lui +avait légué son père. + +Il vit par hasard dans le monde, où il allait très-peu, une jeune fille +fort belle, mais sans fortune... + +Par hasard aussi il en devint éperdûment amoureux; c'était son premier +amour véritable. Or, un premier amour de débauché, c'est, on le sait, la +passion la plus frénétique, la plus violente qu'on puisse imaginer. + +La jeune fille, fort belle, répondit bien à la passion frénétique, mais +comme elle était aussi sage que jolie, mais comme sa tante, qui l'avait +élevée, s'était mariée quatre fois et possédait naturellement une +prodigieuse expérience de ce bas monde, on n'accorda ni un baiser, ni un +serrement de main avant l'union civile et religieuse. + +Arthur avait remarqué dans Marie (la fille fort belle s'appelait Marie) +une tête ardente, des idées exaltées, et surtout un profond instinct du +confortable qui n'attendait que la jouissance d'une fortune brillante +pour se développer. + +Or, avant de signer le contrat, il lui dit à peu près ceci: + +--Marie, j'ai des vices, des défauts, et même des ridicules.... + +La jeune fille sourit... en montrant deux rangées de petites perles +blanches. + +--Marie, je suis violent, emporté, querelleur, et jusqu'à présent +malheureux en duels comme en amour. + +La jeune fille soupira, en le regardant avec, un air de compassion +touchant et sincère. Mais il fallait voir quels yeux!... et comme les +soupirs allaient bien à cette gorge de vierge! + +--Marie, j'avais beaucoup d'argent, beaucoup; les chevaux, les chiens, +la table et les femmes m'en ont absorbé une furieuse quantité. + +La jeune fille sourit avec indifférence... en levant ses jolies épaules +rondes.... + +--Marie, il me reste, je crois, trois cents et quelques mille francs, +vous avez dix-neuf ans, des émotions toutes fraîches à satisfaire; la +vie est neuve pour vous; le luxe, les plaisirs, le tourbillon enivrant +d'une grande ville, vous sont inconnus... et, par conséquent, doivent +vous faire grande envie. Pour répondre à tous ces besoins, j'ai peu +d'argent, et beaucoup de défauts; mais enfin voulez-vous de moi? + +La jeune fille lui ferma la bouche avec sa main mignonne et potelée. + +Arthur l'épousa donc; De quoi ses amis rirent beaucoup. Sa femme, +jusqu'alors froide et réservée, se livra à tout le délire d'une première +passion; brune, jeune, ardente, elle sympathisa vite avec l'âme +brûlante, le caractère fougueux de son mari. + +Chose étrange! la possession n'affaiblit par leur ivresse, et les +plaisirs du jour naissaient des souvenirs de la veille. + +On l'a dit, quoique le patrimoine du comte eût singulièrement maigri, il +avait encore une honnête rotondité de cent mille écus au moment du +mariage. + +Mais, comme avant tout, le comte adorait son idole, son dieu, sa Marie, +son dieu resplendissait de pierreries, ne foulait que le satin et le +cachemire, et n'aventurait jamais ses petits pieds sur le pavé des rues +ou la poussière des promenades. + +Et le malheureux patrimoine desséchait, fondait à vue d'oeil que c'était +pitié!!! + +Or un jour, sur les trois heures du soir, quatre mois après leur +mariage, et le lendemain du retour du comte, qui avait fait une légère +absence, ils étaient couchés tous deux, beaux de leur pâleur, de leurs +traits fatigués: + +--Arthur--disait Marie, en peignant ses longs cheveux noirs qu'elle +avait si beaux, avec ses jolis doigts blancs un peu amaigris--Arthur... +encore un mois de pareil bonheur... et puis mourir... dis, mon ange, +nous aurons usé tous les plaisirs, depuis la molle et douce extase +jusqu'au spasme nerveux et convulsif, et pourtant notre ivresse est +toujours renaissante.... Nous sommes trop heureux... il est impossible +que cela dure... devançons l'heure des regrets qui viendrait peut-être! +veux-tu, dis, mon amour?... veux-tu mourir bientôt... un charbon +parfumé, ma bouche sur ta bouche, et nous nous en irons comme +toujours... ensemble.... + +Et la délicieuse créature, sa tête entre les mains, ses coudes à +mignonnes fossettes, appuyés sur les riches dentelles de son oreiller, +attachait ses grands yeux battus et voilés sur la pâle figure de son +mari. + +Arthur se dressa de toute la hauteur de son buste, son regard +flamboyait, et une incroyable expression d'étonnement et de joie, +rayonnait sur son front.... Il était plongé dans une ravissante +béatitude... cette idée lui était venue à lui... cinq jours avant, et au +fait: + +À vingt-huit ans, il avait vécu autant qu'il est possible de vivre avec +un corps de fer, une âme de feu, et des tonnes d'or;--cette passion +qu'il éprouvait pour sa femme semblait résumer toutes ses passions, car +il l'aimait de tout l'amour qu'il avait eu pour les chevaux, les chiens, +le jeu, le vin et les filles d'opéra ou d'ailleurs. + +Et puis aussi le misérable patrimoine était devenu si étique, si +souffreteux, si chétif, si diaphane, qu'on voyait la misère au travers. + +Et puis aussi, l'accord parfait qui avait existé jusque-là entre +_pouvoir_ et _volonté_ (eût dit Scudéry) avait disparu... qu'aurait-il +regretté?... + +Aussi Arthur ne répondit rien. Il est de ces sensations qu'aucune +langue humaine ne peut exprimer;--deux grosses larmes roulèrent sur ses +joues flétries... ce fut sa seule, son unique réponse.... + +Mais le dévoûment de Marie eut une si inconcevable influence sur cet +être énergique, qu'il l'exalta pour quelque temps encore à un degré de +puissance inouïe et presque surnaturelle... il faut avouer que cette +influence magique ne s'étendit pourtant pas jusqu'au patrimoine, car +quinze jours après il était défunt. Le patrimoine! Oh! bien défunt... et +lui donc... _Bone Deus!_ pauvre Arthur!..... + + * * * * * + +--C'est donc aujourd'hui--disait Marie, toujours belle, quoiqu'amincie, +car avant son mariage elle était un peu grasse, un peu colorée.... + +--C'est ce soir....--répondit-il tendrement. + +--As-tu écrit?...--demanda-t-elle. + +--Sois tranquille, on n'inquiétera personne, chère et bonne Marie--et +ils arrivèrent calmes et joyeux dans les bois de Ville-d'Avray, car ils +avaient abandonné l'idée de l'asphyxie; c'est commun, au lieu qu'avec un +bon poison rapide comme la foudre, on peut quitter la vie sous un bel +ombrage frais et riant; justement on était en juillet. + +--Ce n'est pas une femme, c'est un ange--disait Arthur, en voyant Marie +déboucher toute heureuse, toute souriante, un petit flacon de cristal +mince, friable, et rempli d'une belle liqueur limpide, verte comme +l'émeraude. + +Ils s'étendirent tous deux sous un chêne magnifique, dans un épais +taillis, désert et reculé; l'air était tiède, le ciel pur, le soleil à +son déclin. + +--Devine, cher adoré... comment nous allons partager cette douce +liqueur?--dit la jeune femme, en jetant son bras blanc et potelé autour +du cou de son mari, et le baisant au front. + +--Je ne sais, mon ange--répondit Arthur avec insouciance, en comptant +sous ses lèvres les palpitations du coeur de Marie. + +--Eh bien!--dit-elle avec un regard ardent et passionné, pendant qu'un +frisson voluptueux semblait courir par tout son corps--eh bien! mon +Arthur, nous mettrons ce mince cristal à moitié entre nos dents... et +nous le briserons au milieu d'un de ces baisers délirants... tu sais.... + +--Oh! viens... donc....--dit Arthur..... + + * * * * * + +Le soleil se coucha. + +Le lendemain, à la nuit, le comte sortit comme d'un affreux sommeil, la +langue rude et sèche... le gosier brûlant, et des battements d'artères à +lui rompre le crâne.... + +Il était à la même place que la veille. Il sentit aussi mille pointes +aiguës lui déchirer les entrailles. + +Pour lors il se tordit, cria, mordit la terre, car il souffrait des +douleurs atroces.... + +Dans un moment de calme, il chercha le cadavre de Marie avec angoisse. + +Elle n'y était plus.... + +Les douleurs le reprenant, il se tordit de nouveau, hurla tant et si +bien, qu'un honnête garde-chasse le recueillit, l'emmena dans sa maison +et le soigna comme un fils. + +L'incroyable force de tempérament du comte résista à cette violente +secousse, et au bout de quinze jours il fut presque hors de danger. + +Mais qu'était devenue Marie? c'est ce qu'il ne put savoir. + +Un matin le brave garde-chasse apporta avec _sa petite note pour les +bons soins donnés à Monsieur_ (ce qui cotait l'humanité du garde-chasse +à dix francs par jour), apporta, pour distraire son hôte, un numéro de +l'honnête _Journal de Paris_. + +Le comte se mit à le lire, et sa figure prit une expression bien +étrange. + +_Deux cents francs de récompense à qui ramènera chez M. M***, rue***, un +lévrier blanc, de grande taille, marqué de taches jaunes aux oreilles, +fort méchant, et mordant au nom de_ Vairdaw. + +Ce n'est pourtant pas cela qui pouvait faire craquer si violemment les +dents du comte les unes contre les autres... continuons: + +_Le nommé Chavard a été condamné à cinq ans de travaux forcés et à la +marque, pour avoir volé avec effraction, escalade nocturne, et à main +armée, cinq choux et un lapin blanc; mais, vu les circonstances +atténuantes (Chavard jouissait, avant ce crime, d'une bonne réputation, +et veuf, père de cinq petits enfants, vivait d'une industrie qui renait +d'être détruite par l'invention d'une nouvelle machine à vapeur fort +économique, employée par un banquier millionnaire)._ + +_Vu ces circonstances, on lui fait remise de la marque, etc., etc._ + +Ce n'était pourtant pas non plus cette conséquence d'une civilisation +très-avancée qui faisait pâlir le comte et rouler ses yeux sanglants +dans leur orbite; voyons autre chose, nous y sommes, je crois: + +_Depuis quinze jours environ, le comte Arthur de *** a disparu de son +domicile; il y a tout lieu de croire qu'un suicide a mis fin à ses +jours, et que des affaires dérangées et des chagrins domestiques +l'auront poussé à cette extrémité, d'autant plus que l'on assure que +madame la comtesse de *** est partie la veille même ou le lendemain de +la disparition de son mari, avec le fils d'un des plus riches banquiers +de la capitale; ils ont pris, dit-on, la route de Marseille._ + +C'est cela pour sur qui terrifia le comte et le fit tomber sur son lit +sans connaissance. Pendant cet évanouissement douloureux et poignant +comme un cauchemar par une nuit d'été, lourde et chaude, il lui sembla +voir des êtres fantastiques, hideux et flamboyants, qui, en se +rapprochant les uns des autres, formaient un sens, comme s'ils eussent +été les signes animés d'une langue inconnue. + +Et il lut les mots suivants qui étincelaient et tournaient rapides, +rapides comme la roue d'un moulin: «Une jeune et jolie femme ne renonce +jamais au luxe et aux plaisirs.... + +»Pour se tuer, surtout.... + +»Elle t'a joué, sot.... + +»Elle a aimé ton or, quand tu avais de l'or.... + +»Elle a aimé ta jeunesse et ta beauté, quand tu avais de la jeunesse et +de la beauté.... + +»L'orange est sucée, adieu l'écorce.... + +»Elle en aime un autre qui a de l'or, comme tu avais de l'or; de la +beauté, comme tu avais de la beauté.... + +»Elle a voulu se débarrasser de toi.... + +»Elle a compté sur ta niaise exaltation.... + +»Et puis sur ta ruine.... + +»Et puis sur son sang-froid et son adresse pendant que tu te livrerais à +un dernier transport frénétique et convulsif.... + +»Et elle rit de toi avec son amant--son amant--son amant.... + +»Car elle te croit mort--mort--mort...» + +Ici le comte fit un bond affreux, se réveilla, se dressa raide sur ses +pieds, tout d'une pièce, la bouche écumante, et tomba en travers de son +lit, les yeux grands, ouverts, fixes, presque sans pouls et faisant +entendre un râlement sourd et étouffé.... + +Ce fut encore le bon garde-chasse qui le tira de cette nouvelle crise, +qui le combla de nouveaux soins, toujours à dix francs la journée +d'affection et d'attachement. + +Quand le comte put se lever et marcher, il lui donna un diamant pour +aller le vendre, le paya sur le prix, et disparut. + +Onc depuis le bon garde-chasse n'en entendit parler. + +S'il eût pourtant lu le _Sémaphore_ de Marseille, il eût été peut-être +frappé du paragraphe qui suit: + +«_Un crime affreux vient de jeter la consternation dans nos murs; depuis +quelque temps, madame la comtesse veuve de *** était arrivée ici avec M. +***: cette dame voyageait, dit-on, pour sa santé; hier, au coucher du +soleil, des cris affreux partent de l'appartement de cette dame, qui est +logée sur le port, hôtel des Ambassadeurs. On enfonce la porte et on la +trouve baignée dans son sang, percée de plusieurs coups de poignard; +elle n'a pu dire que ces mots à son compagnon de voyage:--«Je le croyais +mort, il ne l'est pas, il vient de m'assassiner... crains tout de lui... +je n'ai aimé que toi, amour...»--Et elle expira._ + +»_Ses obsèques ont eu lieu ce matin dans l'église de Saint-Joseph; on +est à la recherche de l'assassin, qui est, dit-on, le mari de cette +dame, le comte Arthur de *** qu'on avait cru mort; mais on n'espère pas +le découvrir, car plusieurs témoins affirment avoir vu, avant-hier soir, +peu de temps après le meurtre, un homme marchant fort vite se dirigeant +vers le port, et dans la soirée, on sait qu'un mistic sous pavillon +sarde a mis à la voile. Mais les plus fortes présomptions portent à +croire que ce monstre de jalousie a terminé sa vie dans les flots; voici +le signalement affiché à la préfecture: Taille, cinq pieds dix +pouces,--très-maigre,--figure longue et pâle,--sourcils noirs, barbe +noire, cheveux noirs, yeux bleus très-clairs,--dents blanches,--menton +carré,--vêtu d'une redingote verte et d'un chapeau rond_.» + +Or, le comte Arthur de Varbelle c'était Brulart! + + * * * * * + +Brulart monta donc sur le pont, laissant l'honnête Benoît maugréer à son +aise, étendu sur le grand coffre. + + + + +CHAPITRE V. + + ....._Aliquis providet_..... + + Marche au flambeau de l'espérance + Jusque dans l'ombre du trépas, + Assuré que ma providence + Ne tend point de piège à tes pas: + chaque aurore la justifie, + L'univers entier s'y confie, + Et l'homme seul en a douté; + Mais ma vengeance paternelle + Confondra le doute Infidèle + Dans l'abîme de ma bonté. + + DE LAMARTINE .--_Méditation_ VIII. + +QUE LE BON DIEU VOUS PUNIT DE FAIRE LA TRAITE. + + +Lorsque M. Brulart parut sur le pont de _la Hyène_, tous les entretiens +particuliers cessèrent comme par enchantement. + +Et de fait, si ce personnage n'était pas affable et gracieux, il était +au moins imposant et terrible aux yeux de son équipage. + +Sa chemise ouverte laissait voir son cou bruni, ses membres nerveux et +endurcis aux fatigues. Il s'appuyait sur une énorme barre de chêne qu'il +faisait tournoyer de temps en temps, comme si c'eût été le plus mince +roseau. + +--Où est le _Borgne_, canailles?--demanda-t-il. Le _Borgne_ s'approcha. + +--Fais armer la chaloupe en guerre, prends quinze hommes, deux pierriers +à pivots, et va amariner le bateau de _ce monsieur_; quant à ces chiens +qui sont dans le canot, mène-les aussi à bord, et mets-les aux fers avec +les noirs et le reste de l'équipage du brick. À vous quinze vous pourrez +manoeuvrer ce bâtiment: imite mes mouvements, et navigue dans mes eaux... +tu commanderas ce navire... veille aussi à la nourriture des nègres... +allons, file. + +Les ordres de M. Brulart furent exécutés à la lettre; seulement, lorsque +_Caiot_ vit arriver l'embarcation armée qui venait s'emparer de _la +Catherine_, il eut le fol entêtement de vouloir résister un peu; aussi +lui et deux autres, je crois, furent tués, et le _Borgne_ pensa +judicieusement que ce serait autant de moins à garder et à nourrir. +Bientôt _la Hyène_ orienta ses voiles, et, serrant le vent au plus près, +mit le cap au sud, comme pour regagner la côte d'Afrique.... + +Benoît sentit alors, aux secousses du navire et au bruit qu'on faisait +sur le pont, que la goëlette se remettait en route. + +La brise fraîchit, et la marche de _la Hyène_ se trouvait tellement +supérieure qu'elle fut obligée d'amener ses huniers pour que _la +Catherine_ pût la suivre, et pourtant son nouveau commandant, le +_Borgne_, la couvrait de voiles.... + +--Toi, timonier, le cap à l'est-sud-est--dit Brulart--et veille aux +embardées, ou je te cogne;--puis il descendit retrouver son prisonnier. + +--Ah! brigand... forban, gredin....--cria celui-ci dès qu'il le vit--ah! +si j'avais eu des canons et mon brave Simon... tu ne m'aurais pas pris +comme un congre dans son trou.... + +--Tout de même, papa.... + +--Non!... bigre... non... fichtre!... + +--Comme tu voudras... mais il fait solidement soif.... + +Brulart prit alors sa barre de chêne, et frappa le plancher. + +Le mousse à la vilaine tête reparut, et à peine M. Brulart eut-il fermé +ses doigts moins le pouce, qu'il tendit vers sa bouche en haussant le +coude... qu'une grosse cruche de rhum était sur la petite table. + +Le capitaine de _la Catherine_, toujours amarré sur son coffre, se +trouvait dans l'impossibilité de faire un mouvement. + +--Dis donc, confrère--reprit Brulart, après s'être ingéré un énorme +verre de cette liqueur alcoolique;--dis donc, pour passer le temps, +jouons à un jeu, veux-tu? à _pigeon vole_... non, tu es attaché; à mon +_corbillon_... c'est bien fade; à _M. le curé n'aime pas les os_... ça +sent le blasphème; tiens, j'y suis, jouons à deviner; je te préviendrai +quand tu _brûleras_, comme nous disions au lycée Bonaparte... voyons, +devine... devine... ah! tiens, devine ce que je vais faire de toi et de +ton équipage. + +--Bigre, ce n'est pas malin! nous piller, scélérat.... + +--Non, va toujours.... + +--Nous faire prisonniers... monstre.... + +--Non, va toujours. + +--Eh bien donc! nous massacrer, car tu es capable de tout.... + +--Tu brûles... mais ce n'est pas ça tout-à-fait. + +--Ah bigre de fichtre! être là immobile, amarré comme une ancre au +capon... c'est à se dévorer la langue.... + +--Tu donnes ta langue au chien... c'est-à-dire que tu renonces, que tu +ne devines pas.... Eh bien! écoute. + +Il but encore un grand verre, et Benoît ferma les yeux.... + +Mais se ravisant:--Je ne veux pas t'entendre, vilain +gueux--s'écria-t-il--je t'empêcherai bien de parler... tu vas voir.... + +Et Claude-Borromée-Martial se mit à crier, à vociférer, à chanter, à +hurler, pour couvrir la voix de M. Brulart et ne pas ouïr ses atroces +plaisanteries. + +Deux ou trois matelots, épouvantés de ce bruit infernal, se +précipitèrent à la porte de la cabine, croyant qu'on s'y égorgeait.... + +--Voulez-vous retourner là haut, canailles--dit Brulart--ne voyez-vous +pas que c'est monsieur qui s'amuse à chanter des romances namaquoises! +Ah! scélérat de musicien, va! + +Et le pauvre Benoît de continuer ses ah! ah! ses oh! oh! sur tous les +tons pour s'étourdir et couvrir la voix de son hôte. + +--Ah oui! mais ça m'embête--dit Brulart--c'est bon un moment, et puis tu +t'enroueras.... + +En deux tours, Benoît fut bâillonné... ses yeux devinrent rouges comme +du sang, et lui sortaient de la tête.... + +--À la bonne heure, sois gentil, et on causera avec toi; pour la peine, +je vais t'apprendre ce que je vais faire de ta seigneurie et de ton +équipage. Je te dirai d'abord que j'avais autrefois la sottise d'aller +acheter des noirs à la côte: tel bon marché qu'ils soient, c'est encore +trop cher.... Un jour que nous avions, moi et mes agneaux, dépensé +jusqu'au dernier quart le fruit d'une assez bonne opération, j'eus +l'idée de la _tontine_ dont je t'ai parlé.... Allons, reste donc +tranquille--tu te feras du mal.... Or, je flane le long de la côte... et +quand j'aperçois un négrier que je suppose chargé--crac... je mets son +chargement dans ma _tontine_... et lui et son équipage, je les _amortis_ +comme j'ai eu l'honneur de te le dire... de cette façon les noirs ne me +coûtent que la nourriture, que la _façon_, et je puis les donner aux +colonies à meilleur marché que mes confrères: ainsi tu vois la chose; +mais en t'entendant parler des _grands_ et _petits Namaquois_, il m'est +bien venu, pardieu, une autre idée... tu vas rire. + +Benoît pâlit... + +--Vois-tu, nous avons le cap à l'est-sud-est... c'est-à-dire que nous +portons un peu au nord de la rivière Rouge, où nous allons, autrement +dit, chez les _petits Namaquois_ dont tu as acheté les frères, parents +et amis. + +Benoît fit un mouvement brusque et convulsif. + +--Comprends-tu?... j'ai un de mes agneaux qui parle très-bien caffre et +namaquois; je le mets dans ma chaloupe avec toi et ton équipage, et je +vous expédie à terre... en faisant bien expliquer aux petits Namaquois +que tu es l'homme blanc qui depuis long-temps les achète quand ils sont +faits prisonniers par leur ennemi, le chef des _grands Namaquois_, et tu +juges s'ils seront contents de se venger sur toi et les tiens du sort +affreux que l'on fait endurer à leurs compatriotes. + +Les yeux de Benoît étincelérent, et on entendit un gémissement étouffé. + +--À la bonne heure, tu commences à comprendre.... Ainsi donc, mon Caffre +va trouver le chef du Kraal des _petits Namaquois_ et lui dit à peu près +ceci: + +--Grand chef! mon maître, un homme blanc respectable, vient de donner la +chasse à un autre blanc; mais cet autre blanc est un misérable, le +voici... ce monstre a acheté à votre ennemi, le chef des _grands +Namaquois_, tous les prisonniers qu'il vous a faits dans la dernière +bataille... témoin, ce cadavre de l'un d'eux... qu'il a sans doute +égorgé. C'est, vois-tu, confrère--dit Brulart en souriant d'une manière +infernale et se penchant près de Benoît--c'est un de tes noirs que _nous +préparons_, c'est-à-dire que nous noyons à cet effet, pour prouver que +c'est la vérité, parce que s'il était en vie il pourrait jaser.... + +Les yeux de Benoît s'ouvrirent d'une affreuse manière... et ils +semblèrent lancer des éclairs. + +--Tu y es, n'est-ce pas, mon frère?--continua Brulart;--mon Caffre +ajoute.... + +--Nous n'avons donc trouvé, grand et digne chef, que ce cadavre; ils +avaient sans doute jeté les autres à la mer pour tromper la vigilance de +mon maître, qui poursuit sans relâche ces atroces marchands de chair +humaine... et n'être pas surpris en flagrant délit. Mais heureusement ce +petit Namaquois est revenu à la surface de l'eau, comme pour donner une +preuve de leur crime... car Dieu est Dieu!... Or, grand chef, mon maître +livre ce blanc et son équipage à ta justice et à ta sévérité, ne +demandant en échange, et pour leur faire subir la loi du talion, que +vingt ou trente de vos prisonniers, compatriotes de ces _grands +Namaquois_ qui ont si indignement vendu tes frères à ce misérable; et, +d'ailleurs, si vous destinez vos ennemis à être dévorés, tâtez du blanc, +et vous verrez que c'est un manger fort délicat. + +Ici le linge qui bâillonnait Benoît se teignit peu à peu de sang... et +ses yeux se fermèrent.... Le malheureux capitaine venait de se rompre +une artère par la violence de sa colère et de sa rage si long-temps +comprimées.... + +Brulart le fit revenir à lui, au moyen de quelques gouttes de rhum qu'il +lui introduisit charitablement dans les yeux. + +--Oh! pitié... pitié....--dit Benoît d'une voix faible et +entrecoupée.... + +--Je ne comprends pas--répondit Brulart en ricanant.... + +--Pitié!--répéta le capitaine de _la Catherine_.... + +--Je n'entends que le français... mais je continue, tu juges de la joie +du chef de _Kraal_ et des siens de tenir des blancs! ceux qui ont acheté +les nègres leurs frères... ils ne marchandent pas, ils nous donnent en +échange de vous autres des _grands Namaquois_ à remuer à la pelle... et +quant à toi et aux tiens... voilà où est la farce; on vous scalpelle... +on vous roue... on vous brûle... on vous mange, un tas de folies, +quoi... et moi qui garde ton brick, je me trouve avoir par le fait deux +charmants navires, je charge ma goëlette des _grands Namaquois_ qu'on me +troque pour toi et les tiens. Je mets le cap sur les Antilles; je vends +mes noirs à bon compte, et j'ai fait ainsi le bonheur des colons, de +mon équipage, mais par dessus tout j'ai puni un infâme négrier comme +toi, qui vend ses frères ainsi que des bestiaux. + +Dis donc, après cela, qu'il n'y a pas une Providence, mon gros compère! +ouf... et pour péroraison Brulart absorba deux verres de rhum coup sur +coup.... + +Le malheureux Benoît restait écrasé sous le poids de cette horrible +éloquence, et ne pouvait placer une parole.... Quand le corsaire eut +fini, il se recueillit un instant et dit avec un calme affecté que +démentait le tremblement de sa voix: + +--Il est impossible qu'un projet aussi affreux puisse entrer dans la +tête d'un homme... je ne croyais pas encore qu'on put voler un +négrier... mais enfin, volez mon brick, mes noirs... mais, au lieu de me +jeter sur la rive du fleuve Rouge, menez-moi à la rivière des Poissons, +au moins là... j'ai des amis... je ne serai pas massacré... c'est encore +moins pour moi que pour mon équipage, je vous le jure... la preuve, +c'est que je vous le demande à genoux... tuez-moi... mais ne les exposez +pas à un sort aussi horrible, ces malheureux ont des familles, des +femmes, des enfants!... + +--Juste.... Je suis fabricant de veuves et d'orphelins, c'est aussi ma +partie. + +--Capitaine--reprit le commandant de _la Catherine_, avec des larmes +dans la voix... Dieu me punit de métier que je fais, mais il m'est +témoin que c'est toujours avec humanité que j'ai exercé... et puis, +capitaine, oh! capitaine, j'ai une femme et un enfant... qui n'ont que +moi... prenez tout... mais, par grâce, laissez-moi la vie... oh! la vie! +que je revoie mon enfant. + +--Voyez-vous le volage! tout à l'heure il voulait la mort! arrange-toi +donc.... + +--Oh! grâce... pour mon équipage et pour moi! c'est une cruauté inutile. + +--Comment, diable, inutile... j'y gagne un brick et un chargement de +noirs.... + +--Mon Dieu, mon Dieu, que faire?... ma pauvre femme... mon pauvre +enfant....--disait Benoît en pleurant à chaudes larmes.... + +--Bien, des larmes, bien, je voudrais, vois-tu, voir pleurer du sang... +oh! j'ai eu aussi, moi, d'atroces douleurs dans ma vie; il faut que +l'homme me paie ce que l'homme m'a fait souffrir, sang pour sang, +torture pour torture... et j'y perds....--dit Brulart avec une sombre +expression que ses traits durs et moqueurs n'avaient pas encore révélée, +mais qui disparut bientôt. + +--Mais, au nom du ciel, est-ce ma faute?... je ne vous ai jamais fait de +mal... moi.... + +--Tant mieux, ta souffrance sera plus affreuse. + +--Commandant... grâce... grâce.... + +--Tu me fais rire... mais je vais m'assoupir, ainsi remets ta langue au +croc, ou, bien mieux, je vais te remettre ton bâillon, ce sera sûr. + +Ce qu'il fit. + +Puis il s'assoupit jusqu'à ce que son mousse _Cartahut_ fût descendu et +l'eût secoué fortement; ledit _Cartahut_ reçut de Brulart un vigoureux +coup de poing pour son message et reprit, en se frottant la tête: + +--C'est la terre qu'on voit... + +--Ah! chien... bien vrai, mort de Dieu, je rêvais que je voyais rôtir ce +b---- là--dit Brulart en montant sur le pont... + +--Mais tu es donc un monstre... un cannibale--criait sourdement Benoît +malgré son bâillon; sa voix s'éteignit... + +Brulart, arrivé sur le pont, reconnut en effet les hautes montagnes +sèches et rougeâtres qui cernent cette partie de la côte, et, à l'aide +de sa longue-vue, il distingua quelques cases à l'embouchure de la +rivière Rouge. + +Il est inutile de répéter ce qu'on a déjà dit; qu'il suffise de savoir +que le projet si complaisamment dévoilé à Benoît fut exécuté à la lettre +avec le plus grand bonheur, la réussite la plus complète. + +Le nègre noyé, le Caffre interprète, rien n'y manqua; seulement Benoît +ayant supplié Brulart de se charger d'une lettre que le malheureux homme +écrivait en France pour prévenir Catherine et Thomas de ne plus +l'attendre... plus jamais...--et puis Benoît ayant enfin demandé à +Brulart comme grâce dernière de lui laisser embrasser encore une fois ce +mauvais portrait et cette couronne fanée qui lui étaient si +précieux;--on assure que le capitaine de _la Hyène_ refusa et fit même +sur cette peinture les plus horribles plaisanteries. + +Enfin la soir même, M. Brulart passa à bord du brick, et donna le +commandement de la goélette à son second, le _Borgne_. + +Son chargement se composait des cinquante-un noirs du capitaine Benoît +sans compter _Atar-Gull_, et de vingt-trois _grands Namaquois_ qu'il +avait eut en échange de M. Benoît et de l'équipage de _la Catherine_, +lesquels noirs furent aussi mis aux fers et embarqués à bord de la +goélette... + +On ne sait ce que devinrent Benoît et ses compagnons, seulement le +Caffre qui avait conduit cette négociation apprit a l'équipage de la +goëlette que tout le _Kraal_ des _petits Namaquois_, femmes, enfants, +hommes, vieillards, semblaient transportés d'une joie délirante, et que +désignant l'équipage de Benoît et ce malheureux capitaine, garrottés et +couchés par terre, ils chantaient en se caressant l'estomac:--Nous les +ensevelirons là, noble tombeau, noble tombeau pour les hommes pâles, +nous les ensevelirons là, et nous donnerons leurs yeux et leurs dents au +grand _Tommaw-Owouh_..... + + * * * * * + +--Maintenant--dit Brulart--laissons porter sur la Jamaïque... que sur +près de cent noirs, il m'en reste seulement trente, à deux mille francs +pièce... pour ce que ça me coûte... c'est une affaire d'or... + +Et, selon son habitude, il se retira dans sa chambre, en faisant la +défense accoutumée: + +Le premier qui osera entrer ici avant demain--_à la mer_! + +Que faisait-il ainsi chaque nuit? + +Pourquoi cet isolement? cette lumière qui brûlait sans cesse? + +C'est ce que l'équipage de _la Hyène_ ne pouvait savoir. + + + + +LIVRE III. + + + + +CHAPITRE I. + + Le mal régna dès lors dans son immense empire; + Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire + Commença de souffrir; + Et la terre, et le ciel, et l'âme, et la matière, + Tout gémit; et la voix de la nature entière + Ne fut qu'un long soupir. + + DE LAMARTINE .--_Méditations_. + + L'homme est un animal bizarre, et fait + un singulier usage de sa nature et des + arts qu'il invente; il se tue, il se vend; + l'un fabrique des nez artificiels, un autre + invente la guillotine, celui-là vous casse + les os, celui-ci vous les remet en place;--mais + la vaccine a été certainement un excellent + antidote des fusées à la Congrève. + + BYRON .--_Don Juan_, chant I, CXXIX. + +LE FAUX PONT. + + +On le sait, le capitaine Brulart fit embarquer à bord de _la Catherine_ +tout son mobilier, c'est-à-dire sa table tachée de graisse et de vin, +son vieux coffre où il n'y avait rien du tout, la chemise bleue, sale et +trouée qu'il portait sur lui, son gros bâton (ou son éventail à +bourrique, comme il disait plaisamment), et son grand pot d'étain qui +tenait trois pintes. + +Mais une fois entré dans la dunette du malheureux Benoît, il fut +émerveillé des richesses qu'elle contenait. Il s'empara d'abord du +chapeau de paille et de la vieille couronne de bluets qu'il planta sur +sa tête, puis d'une veste et d'un pantalon dont il se revêtit +insolemment. Tout cela, il est vrai, lui était fort court et fort +étroit; aussi ne ménageait-il pas les imprécations et les injures contre +l'ancien propriétaire. Après tout, il n'y regardait pas de si près, et +s'en trouva fort bien; aussi le lendemain matin, à son réveil, il dit en +se mirant avec complaisance dans la petite glace de la dunette: + +--Il n'y a rien de tel que la toilette pour refaire un homme. + +Puis il déjeûna de bon appétit d'une dalle de morue sèche, d'un fromage +de Hollande, de trois galons d'eau-de-vie, et après boire, fut inspecter +les nègres et descendit dans le faux pont. + +Les _grands Namaquois_ avaient été un peu négligés, un peu oubliés +depuis la veille; mais que voulez-vous, il s'était passé tant +d'événements, tant de choses, qu'on ne pouvait penser à tout. + +Donc, sur les midi, le capitaine Brulart arriva dans le faux pont, +singulièrement espacé aux dépens de la cale; car, de l'étrave à +l'étambord, le faux pont avait, je crois, trente-cinq pieds, et son +grand beau à peu près quinze pieds, autrement dit, trente-cinq pieds de +long sur quinze de large; la hauteur était de dix. La lumière ne +pouvait passer que par le grand panneau grillé et regrillé. + +Brulart commença son inspection par tribord. + +Oh! de ce côté ce n'étaient que des enfants, de frêles et pauvres +créatures qui, servant d'appoint dans ces marchés de chair humaine, +formaient pour ainsi dire la _monnaie_ de ce trafic. + +Ces enfants jouaient là comme ils eussent joué sur les bords frais et +ombragés du _fleuve Rouge_. + +Mon Dieu, pour eux, rien n'était changé; seulement, au lieu du ciel pur +qui leur souriait la veille, c'était le lourd plafond du brick; au lieu +du soleil éblouissant qui les inondait de chaleur et de lumière, c'était +le panneau carré du faux pont qui suintait à travers ses barreaux un +jour douteux et un air épais. Seulement, en montrant le plafond et le +panneau, ils se demandaient, dans leur naïf langage, pourquoi ce ciel +était si noir et si près, et ce soleil si pâle et si froid;... et puis +pourquoi ces vilains cercles de fer enchevêtraient leurs petits pieds +déjà endoloris et gonflés; et puis aussi pourquoi ils ne voyaient pas +leur mère depuis trois jours, leur mère qui justement leur avait promis +un joli collier de plumes de colibris, et une pagne plus brillante à +elle seule que tous les cailloux de la _rivière Rouge_. + +Enfin, las de se questionner, de pleurer, ils se roulaient et se +battaient entre eux pour attendre plus patiemment sans doute l'heure de +manger; car, depuis deux jours, on les avait un peu oubliés, et ils +avaient bien faim. + +Brulart passa, et, sans le faire exprès, le capitaine écrasa presque la +jambe d'un de ces enfants sous son pied large et massif. + +C'est qu'il faisait si sombre dans ce faux pont. + +Le pauvre petit poussa un cri bien déchirant. + +--Mets des sabots, mauvais rat d'Afrique--dit Brulart.... + +Et il continua sa promenade jusqu'au milieu du brick, fort mécontent de +ces négrillons que l'on vend si mal.... Par exemple, arrivé là, sa +mauvaise humeur fit place à un sourire de satisfaction qui rida ses +lèvres. + +Car là commençait la _section des mâles_, comme il disait.... + +La clarté du grand panneau tombant d'aplomb sur cet endroit, il put +facilement les examiner. + +C'étaient des hommes forts et vigoureux; aussi le négrier contemplait-il +avec une curieuse avidité ces vastes poitrines, ces bras nerveux, ces +épaules larges et découpées, ces reins souples, cambrés et musculeux, et +encore, enchaînés qu'ils étaient, on ne pouvait juger de toute la +puissance de ces êtres sains et jeunes, car le plus vieux n'avait pas +trente ans. + +Ces nègres, par exemple, n'imitaient pas l'heureuse et naïve insouciance +des enfants; car eux, je crois, comprenaient mieux leur situation. + +Souvent dans leur Kraal, assis autour d'un bon feu de palmier et d'aloës +qui répandait une fumée si odorante et une flamme si blanche, souvent +ils avaient entendu raconter par un vieillard que dans le Nord, +quelques tribus, au lieu de manger leurs prisonniers, les vendaient aux +hommes blancs qui les emmenaient dans leur pays... bien loin... bien +loin.... Ici, les renseignements s'arrêtaient, et la crainte +s'augmentait de cette ignorance; aussi, nous l'avons dit, les +_Namaquois_ de feu (hélas! on peut bien, je crois, dire de feu...) le +capitaine Benoît étaient sombres et tristes. + +Les uns assis, la tête penchée sur la poitrine et le bout de leurs pieds +dans leurs mains, avaient les yeux fixes, ternes, et restaient dans un +état d'immobilité parfaite... + +D'autres raidissaient leurs bras, serraient fortement leurs dents, et +faisaient je ne sais quel mouvement buccal intérieur; mais de temps en +temps leurs joues s'enflaient, leurs yeux devenaient sanglants, et on +entendait une sorte de crépitation sourde et saccadée s'échapper de leur +poitrine haletante. + +Ils cherchaient ceux-là, on peut le présumer du moins, à avaler leur +langue; espèce de mort, dit-on, assez commune chez les sauvages. + +D'autres, couchés en long, semblaient fort calmes; mais de temps en +temps ils imprimaient à leurs jambes une violente et affreuse secousse, +comme pour les arracher de l'anneau qui les étreignait; ce qui était +absurde, et prouvait bien la stupide ignorance des sauvages; car ces +anneaux, rivés avec la barre, n'avaient, comme on le pense bien, aucune +élasticité... + +Ceux-ci enfin, et c'était le plus grand nombre, tournés sur le côté, +dormaient d'un sommeil souvent interrompu par quelques mouvements +convulsifs, quelques tiraillements de l'estomac, ou quelque joyeux +souvenir des rivages du fleuve Rouge. + +Comme le souvenir d'une bonne danse _namaquoise_, si vive et si preste, +au son du _jnoumjnoum_, sous des mimosas qui secouent leurs pétales +roses et font mystérieusement bruire leur dentelle de verdure, alors que +le soleil couchant illumine le sommet des arbres, que les oiseaux du +ciel chantent leur chanson du soir, que les legouanes murmurent un cri +plaintif, et que le ramage des didriks et des moineaux du Cap se mêle +aux sourds et lointains rugissements des lions et des panthères.... + +Alors que le monstreux hippopotame, comme la vieille divinité de ce +fleuve africain, fendant l'onde bouillonnante, montre son corps noir et +cuirassé tout ruisselant d'eau, de joncs verts et de nénufars, dont les +fleurs bleues se détachent sur les larges plis d'argent de la rivière. + +Alors enfin que c'est fête au Kraal, et que le chef a promis pour le +lendemain une grande chasse à l'éléphant. + +Danse alors, vaillant Caffre, danse, tes flèches sont acérées, ta hache +est luisante, et ton arc est verni; danse, car le soleil se couche! mais +la lune brille, et Narina l'aime tant! la pâle clarté de la lune! + +Je vous le dis, c'était le rêve de quelques-uns... car autant la figure +de ceux qui veillaient devenait sombre et chagrine, autant celle d'un +bon nombre de dormeurs s'épanouissait rayonnante et heureuse; un +surtout, Atar-Gull, un grand jeune nègre aux cheveux frisés, dilatait +son bon et franc visage que c'était plaisir de voir ses joues s'enfler, +ses sourcils s'écarter, ses oreilles remuer; ses mains battre la mesure, +et un inconcevable frémissement de bonheur courir par tout son corps; de +voir enfin deux rangées de belles dents blanches qu'il montrait en +ouvrant la bouche sans parler... le pauvre garçon, tant il était content +de son rêve! + +--Je vais te faire me rire au nez, f---- noireau--dit Brulart, que cette +gaîté hors de saison importunait, et d'un coup de son bâton de chêne il +éveilla le dormeur en sursaut. + +Alors vraiment c'était à fendre le coeur de voir cet homme, je veux dire +ce nègre, tout à l'heure si gai, si content, conserver un instant encore +l'expression de cette joyeuseté factice, puis, baissant les yeux sur ses +fers, s'entourer, tout à coup d'un morne désespoir, et laisser couler +deux grosses larmes le long de ses joues. + +C'est qu'il revoyait sa position actuelle dans son vrai jour, et que, +comme les autres, il avait grand faim, car on les avait aussi un peu +oubliés. + +Brulart passa, et arriva au bout du brick, près l'avant. + +C'est là que les femmes étaient parquées. + +--Ah, ah!--dit le forban--voici le sérail, mille tonnerres de diable! il +faut voir clair ici. _Cartahut_, va me chercher un fanal, dit-il à son +mousse, la lumière vint, et Brulart regarda.... + +Vrai, si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Rheims, un +bien saint homme! je vous révélerais, sur ma parole, un gracieux et +érotique tableau. + +Figurez-vous une vingtaine de négresses ayant presque toutes l'âge d'un +vieux boeuf, non de ces Caffres rabougries d'un brun terne, sales, +huilées, graissées, avec une vilaine tête laineuse et crépue; non! + +C'étaient de sveltes et grandes jeunes filles, fortes et charnues, au +nez droit et mince, au front haut et voilé par d'épais cheveux noirs, +lisses comme l'aile d'un corbeau. Et quels yeux! des yeux d'Espagnoles, +longs et étroits, avec une prunelle veloutée qui luit sur un fond si +limpide, si transparent qu'il paraît bleuâtre.... Pour la bouche, +c'était de l'ébène, de l'ivoire et du corail.... + +Et si vous les aviez vues là, mordieu, toutes ces _Namaquoises_, +bizarrement éclairées par le fanal de Brulart... + +Si vous aviez vu cette lumière vacillante courir et jouer sur ces corps, +tant souples, tant gracieux, qu'elle semblait dorer.... + +Les unes, à moitié couvertes d'une pagne aux vives couleurs, laissaient +à nu leurs épaules rondes et potelées, les autres croisaient leurs beaux +bras sur une gorge ferme et bondissante; celles-ci.... + +Ah! si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Rheims, un bien +saint homme!... + +On aime, je le sais, une peau fraîche, élastique et satinée, qui +frissonne et devient rude sous une bouche caressante. On aime à entourer +un joli cou blanc, d'une chevelure soyeuse et dorée qui se joue sur des +veines d'azur. + +On aime à clore sous un baiser les paupières roses, les longs cils d'un +oeil bleu, doux et riant comme le ciel de mai. + +On aime autant, je le sais, la pourpre et les perles incrustées dans +l'ivoire que dans l'ébène. + +On aime ce maintien timide, cette allure modeste qui font si doucement +tressaillir une robe de vierge.... On aime encore à voir un petit pied +au travers de la légère broderie d'un bas de soie encadré dans le satin. + +Mais pourquoi dire anathème, cordieu, sur ces beautés noires et +fougueuses comme une cavale africaine, farouches et emportées comme une +jeune tigresse... + +Oh! si vous les aviez vues parées pour le harem d'Ibrahim, avec leurs +voiles rouges tressés d'argent, leurs anneaux d'or, leurs chaînes de +pierreries qui étincelaient sur le sombre émail de leur peau comme un +éclair au milieu d'une obscure nuée d'orage!... + +Oh! si vous les aviez vues, furieuses, échevelées, les narines +sifflantes, le sein dressé, ouvrir, fermer à demi, et ouvrir encore des +yeux nageants, qui regardent sans voir, et dardent au hasard un long jet +de flamme... + +Si vous aviez senti leurs délirantes morsures, entendu leurs cris de +rage convulsifs.... Si.... + +Ah! mon Dieu! j'oubliais mon grand-oncle le chanoine, un bien saint +homme, et le capitaine Brulart... + +En somme, Brulart s'était sans doute fait à lui-même cette comparaison +(que je lui emprunte, croyez-le, je vous prie), des beautés noires et +beautés blanches; car il dit à _Cartahut_:--Mène là-haut ces deux +cocottes;--et autant pour les réveiller que pour les désigner, il donna +à chacune un coup de son bâton.... + +L'effet fut aussi prompt qu'il l'avait espéré, _Cartahut_ ouvrit le +cadenas, et les chassa devant lui, toutes tristes, toutes honteuses et à +moitié nues; les pauvres filles. + +Et en les voyant monter les étroites marches de l'échelle, le regard +vitreux du capitaine Brulart s'éclaira sourdement, et brilla comme une +chandelle au travers de la corne transparente d'une lanterne. + +Il remonta aussi; mais, en arrivant près du panneau de l'arrière, il +s'arrêta tout-à-coup à la vue d'un spectacle étrange et hideux... + + + + +CHAPITRE II. + + En aucune chose l'homme ne sait + s'arrêter au point de son besoin de volupté, + de richesse, de puissance, il embrasse + plus qu'il ne peut estreindre, + son avidité est incapable de modération. + + MONTAIGNE.--Liv. II, ch. XII. + + Il y a des héros en mal comme en bien. + + LAROCHEFOUCAULD. + +ATAR-GULL. + + +On se souvient, je crois, du beau grand nègre que feu M. Benoît avait +acheté du courtier, d'Atar-Gull enfin, réveillé si brusquement tout à +l'heure par Brulart, parce que, disait-il, ce noireau lui riait au +nez.--C'était lui qui excitait encore l'attention du capitaine. + +Séparé, je sais bien pourquoi, des autres noirs, on l'avait étendu en +travers de la porte d'une petite cabine, située à l'arrière du brick. + +En repassant auprès de lui, maître Brulart glissa, trébucha, et finit +par tomber en jurant comme un païen. + +En se relevant, il vit ses mains toutes tachées de sang, et _Atar-Gull_ +presque sans haleine. + +Il s'approcha, et après un mûr examen, il s'aperçut que le malheureux +s'était ouvert les veines du bras... avec ses dents!!! + +Les morsures encore saignantes le prouvaient assez. + +--Ah! chien!--s'écria le négrier--tu t'amuses à me faire perdre deux +cents gourdes; une fois rengraissé, ton compte sera bon. + +Puis, passant la tête hors du panneau,--holà! _Cartahut_--s'écria-t-il, +et le mousse descendit. + +--Tu vas aller dans le coffre là-haut, tu prendras les deux mouchoirs à +tabac de cette vieille bête que l'on est probablement en train de +mastiquer sur les bords du fleuve Rouge; il doit être coriace en diable, +le chien; mais ces _petits Namaquois_ ont de bonnes dents.... Enfin +grand bien lui fasse! ça le regarde.--Tu vas toujours m'apporter ses +mouchoirs, et en outre une chique que tu trouveras dans un vieux soulier +accroché à bâbord près du porte-voix, car il faut bien que je fasse le +médecin ici. + +Hélas! le capitaine Brulart n'avait point de chirurgien, par une raison +bien simple: un homme était-il blessé à son bord, dans un combat, par +exemple... il avait vingt-quatre heures pour se guérir, et au bout de ce +temps s'il ne l'était pas,--_à la mer_.-- + +Quant à ces rhumes légers qui soulèvent à bonds précipités le sein de +nos jolies femmes, toutes enveloppées de schals de cachemires et de +dentelles, de soie et de fourrures; quant à ces petites toux gracieuses +et coquettes, et que l'on calme à grand'peine en puisant une guimauve +blanche et parfumée dans un drageoir d'or... + +Quant à ces spasmes nerveux, à cette douce et triste mélancolie qui +voilent l'éclat de deux beaux yeux et les cernent d'une auréole +azurée... on ne les connaissait pas à bord de _la Hyène_. + +C'était quelquefois, souvent même un homme couvert de guenilles et de +fange, ivre mort, gorgé de lard et de morue, que Brulart faisait pendre +la tête en bas pendant qu'on lui administrait comme digestif une +vigoureuse bastonnade. + +Ou bien un autre qui recevait d'un ami intime, d'un frère, au milieu +d'une innocente discussion sur le vol droit ou anguleux d'un goéland, +sur l'avantage du poignard droit ou du poignard recourbé; qui recevait, +dis-je, un coup de barre de fer sur la tête... lequel coup Brulart +guérissait encore au moyen d'une forte application de sa bastonnade +digestive à la plante des pieds, parce qu'une douleur chasse l'autre, +disait-il... + +Et puis, pour rétablir l'équilibre, on finissait la cure en réitérant +l'application sur les reins, parce qu'alors la douleur, quittant la tête +pour les pieds, et les pieds pour les reins, devait avoir perdu toute +son intensité dans ces voyages successifs.--Sinon, comme il paraissait +patent qu'on ne pouvait jamais guérir, et que Brulart n'avait pas besoin +de bouches inutiles à son bord,--_à la mer_. + +On le voit, le capitaine pouvait fort bien se passer de chirurgiens, +puisqu'il réunissait des connaissances d'un effet aussi sûr et aussi +prompt; pourtant, lorsque _Cartahut_ descendit, Brulart enveloppa avec +une merveilleuse adresse les deux bras d'_Atar-Gull_; après avoir +appliqué sur l'ouverture des veines ouvertes deux chiques préalablement +mâchées par _Cartahut_, qui reçût cinq coups de pieds à irriter un +éléphant, pour ne pas mastiquer assez vite le topique. + +--Maintenait--dit Brulart à deux des siens--attachez-moi les mains de ce +moricaud-là, et montez-le en haut, sur le pont; il a besoin d'air.... + +On emporta _Atar-Gull_ presque inanimé; alors le vent qui circulait plus +vif lui fit ouvrir les yeux. + +C'était, on le sait, un homme d'une haute et puissante stature, en un +mot, aussi colossal dans son espèce que Brulart l'était dans la sienne. + +À un geste du capitaine, tout l'équipage reflua sur l'avant, et il resta +seul à contempler son prisonnier. + +_Atar-Gull_, de son côté, ne le quittait pas du regard, et tenait arrêté +sur lui un coup-d'oeil fixe et intuitif. + +Entre ces deux hommes, il existait je ne sais quelle affinité cachée, +quels secrets rapports, quelle bizarre sympathie naissant de leur +conformation physique; involontairement ils s'admiraient tous deux, car +tous deux avaient prototypée dans tous leurs traits cette apparence de +vigueur, de force et de caractère indomptable qui est l'idéal de la +beauté des sauvages. + +Ces deux hommes devaient s'aimer ou se haïr, s'aimer, non de cette +amitié timide et menteuse que nous connaissons dans nos brillants +hôtels, que l'on éprouve par un peu d'or, qui s'effraie d'un mot, d'un +adultère ou d'un soufflet, mais de cette amitié large et puissante qui +donne coup pour coup, du sang pour du sang, qui se montre au milieu du +meurtre et du carnage quand le canon tonne et que la mer mugit, et qui +veut qu'on s'embrasse les lèvres noires de poudre et les bras rougis... +et puis... si Pylade est blessé à mort,--un énergique adieu, un bon coup +de poignard pour terminer une lente agonie, un serment d'atroce +vengeance que l'on tient, peut-être une larme,--et Oreste est en paix +avec lui-même. + +Voilà comme Brulart et _Atar-Gull_ devaient s'aimer, s'aimer ainsi ou se +haïr à la mort, car tout devait être extrême chez ces deux hommes. + +Ils se haïrent...--Cette impression fut électrique et simultanée... mais +elle se traduisit bien différemment chez chacun d'eux; les yeux de +Brulart étincelèrent et ses lèvres pâlirent.--_Atar-Gull_, au contraire, +resta calme, froid, et un sourire d'une inimitable douceur vint errer +sur sa bouche;--son regard, tout à l'heure fixe et arrêté, devint +suppliant et craintif, et c'est avec une expression de soumission +profonde que le nègre tendit ses bras à Brulart.... + +Et pourtant la haine d'_Atar-Gull_ était implacable, mais la subtile +intelligence du sauvage lui apprenait que, pour arriver à satisfaire +cette haine, il fallait se traîner par de longs et obscurs détours. Et +la dissimulation qui se trouve aussi savante, aussi instinctive dans +l'état de nature que dans l'état de civilisation la plus avancée, vint +merveilleusement le servir. + +--C'est un lâche... il me craint, et il me demande grâce--avait dit +Brulart--je croyais qu'il valait mieux que ça; au fait, c'est trop brute +pour avoir de la colère et de la haine. + +Cette conviction perdait Brulart; de ce jour _Atar-Gull_ avait sur lui +un avantage immense. + +Le capitaine, ne le jugeant donc pas digne de son animosité, lui tourna +le dos. + +Et ses pensées prirent une autre direction; il vint à se souvenir que +ses noirs n'avaient rien pris depuis la veille, et appelant le _Malais_, +qui parlait caffre et avait servi d'interprète dans l'échange du +malheureux Benoît, il lui donna ses ordres. + +Une heure après, les _grands Namaquois_ reçurent une portion d'eau, de +morue et de biscuit, puis vinrent par fractions de douze ou quinze humer +un peu d'air sur l'avant du brick. + +Ils s'épanouissaient aux bienfaisants rayons du soleil, ces pauvres +nègres; ils oubliaient la vapeur épaisse et humide de la cale, et +riaient de leur rire stupide, en revoyant ce ciel bleu... qu'ils se +montraient les uns aux autres. + +Le _Malais_ remonta comme la troisième fraction de femmes descendait... +car les femmes que nous avons vues dans le faux pont participaient aussi +à cette bienfaisante promenade--Capitaine...--dit le _Malais_ à Brulart +(et il lui parla bas à l'oreille). + +--Tout à l'heure, dans ce moment je suis en affaire--répondit le +capitaine qui paraissait courroucé.--Viens ici, toi, le _Grand-Sec_, il +s'adressait à un matelot qu'on avait, je ne sais pourquoi, surnommé le +_Grand-Sec_, car il était gros et petit. + +--Viens ici--reprit-il--et pourquoi, carogne, as-tu osé _toucher_ à une +de _ces dames_ qui viennent de descendre; ne sais-tu pas mon ordre... et +que c'est sacré?... + +--Oh! sacré... sacré.... + +Et il allait ajouter je ne sais quel horrible blasphème, que la large +main de Brulart fit brusquement rentrer dans sa vilaine bouche. + +--Et vous croyez que l'on a une cargaison pour votre plaisir! et que +vous la gaspillerez, et que vous vous passerez toutes les douceurs de la +vie? + +--Vous en avez bien deux dans votre dunette, excusez... alors c'est +différent, y paraît que ça vous va, et que ça ne nous va pas!--dit +l'incorrigible _Grand-Sec_, après avoir ramassé deux de ses dents et +étanché le sang qui coulait à flots de sa bouche. + +--Ah! tu raisonnes, mignon?... tu la veux... et bien, tu l'auras.... + +--La négresse...--fit le _Grand-Sec_.... + +--Oui!!! + +Et dans ce _oui_ il y avait une horrible ironie qui fit, malgré lui, +tressaillir le matelot. + +--Mais d'abord... il faut faire une petite promenade, mon garçon... ça +t'ouvrira l'appétit pour souper.... Mettez-le à cheval--dit Brulart en +montrant le malheureux _Grand-Sec_.--Et ce fut une grande joie à bord du +brick. + +Car si l'on comptait trouver parmi ces gens pitié ou commisération, +c'était faute. + +Une punition, ça aidait à passer le temps, car les cris du condamné +égayaient un peu... mais tout cela ne valait pas une mort.... Oh! une +mort!... parce que, voyez-vous, à une mort on héritait... ce n'était pas +tous les jours fête! + +Enfin, dix minutes après, le _Grand-Sec faisait sa promenade à cheval_. + +C'est-à-dire qu'on lui avait mis une barre de Cabestan entre les jambes, +après l'avoir exhaussé de manière à ce que ses pieds ne touchassent pas +à terre; de plus, pendaient à chaque jambe, à défaut de boulets, un des +lourds pierriers de feu M. Benoît, et enfin, selon l'ordre du capitaine, +on imprima au cabestan un mouvement rapide de rotation à peu près comme +celui d'un jeu de bague, la seule différence consistait en ceci, qu'au +lieu d'avoir les pieds appuyés sur des étriers, le _Grand-Sec_ les avait +tiraillés par deux poids de cent livres chaque. + +Ainsi les articulations commençaient à craquer et à se détendre, comme +s'il eût été écartelé.... + +Il criait... il criait, et ses plaintes étaient aiguës, convulsives et +saccadées.... + +--Vois-tu, _Grand-Sec_--dit l'un en riant aux larmes,--tu es dans ta +croissance.... + +--Hue... hue donc, pique donc ton cheval, _Grand-Sec_,... tu as pourtant +de fameux éperons...--disait un autre, en montrant les deux masses de +bronze qui allaient arracher et séparer la jambe de la cuisse.... + +--Tu t'engageras comme tambour-major de cavalerie, car, vrai, tu as +grandi de deux pouces--criait un troisième.... + +Enfin c'était un feu croisé de quolibets et de hurlements de douleur +atroce. + +Brulart reprit sa conversation avec le _Malais_. + +--Tu dis donc qu'il y a deux moricaudes qui ne veulent pas monter? + +--Je ne dis pas _veulent_, capitaine, je dis _peuvent_,... vu qu'elles +sont mortes.... + +--Diable... et est-ce des bonnes? + +--Il y en a une qui n'était pas mauvaise... l'autre comme ça... un peu +maigrotte... + +--Et le troisième jour... déjà... tonnerre du diable! qu'elles n'aillent +pas se mettre à jouer ce jeu-là... est-ce de chaleur ou de faim? + +--Je crois que c'est de chaleur _et_ de faim. + +--Débarrasse ça tout de suite du faux pont, ça me gâterait les autres. + +--Et c'est bien vu, capitaine, car elles commencent déjà a s'avarier..... + + * * * * * + +Dix minutes après, deux matelots parurent sur le pont, portant les +cadavres des négresses... enveloppés ou à peu près dans une pagne.... + +On allait les jeter par dessus le bord.... + +--Un instant--dit Brulart.... + +Et on les laissa tomber sur le pont qui résonna sourdement. + +Un cri plaintif et faible sembla sortir d'un des linceuls.... + +Lés matelots se regardèrent... + +--Ce b---- de _Malais_ s'est sans doute trompé--dit Brulart--il l'aura +cru finie, et elle n'est peut-être qu'_en train_... voyons.... + +Et il tira violemment la pagne qui entourait à peine une des deux +négresses.... + +Un tout jeune enfant tomba du sein de sa mère où il était attaché.... + +(C'était une des deux négresses ayant un _petit_ porté sur la facture de +Van-Hop, vous savez...) + +Cette frêle et chétive créature redoublait ses faibles cris... et +s'accrochait au corps de sa pauvre mère qui ne pouvait plus +l'entendre!... + +Brulart eut l'air presque attendri... + +--Toi, le _Malais_--dit-il--va chercher en bas l'autre négresse qui a un +enfant, et monte-les ici. + +Et il prit le négrillon dans ses larges et grandes mains.... + +La négresse monta toute tremblante, croyant qu'on allait la battre, et +serrant son fils entre ses bras... + +Quand elle vit les deux cadavres, elle poussa un cri triste et doux, +s'agenouilla et se prit à chanter quelques paroles d'une mélodie +singulière... + +--Toi, le _Malais_--dit Brulart--apprends-lui qu'elle n'est pas là pour +seriner des antiennes, mais pour prendre ce négrillon et le nourrir avec +le sien... + +Le _Malais_ lui présentant l'enfant:--Tiens--lui dit-il en +caffre....--le chef pâle t'ordonne de partager ton lait entre ton fils +et celui-ci. + +La jeune femme le regarda avec étonnement, et répondit en secouant la +tête... + +--Oh! non, je ne puis, cet enfant, vois-tu, est le premier né d'une +vierge... + +--Qu'est-ce que cela fait?... + +--Oh! non, je ne puis... sa mère est morte... elle est allée au grand +Kraal de là haut! Il faut que son enfant meure avec elle... sans cela... +qui la servirait au grand Kraal... la pauvre mère... si ce n'est son +enfant?... il faut qu'il meure! le premier fils d'une vierge jamais ne +doit quitter sa mère... + +Et la jeune femme reprit son chant triste et doux, puis baisa le petit +enfant qui lui souriait... en lui tendant ses bras. + +--Le Malais traduisit cette conversation à Brulart... + +--Ah! bah... tout ça m'embête, va au grand Kraal alors... ça vaut mieux +pour toi.... + +Et le négrillon voltigea au-dessus du bord et disparut!... + +--Quant à elle, pour m'avoir résisté, fais-lui un peu tambouriner les +reins. + +On se mit à battre la pauvre négresse, et quoiqu'elle avançât les bras +en avant pour garantir son négrillon des atteintes du fouet, il en reçut +quelques coups, et la mère, je vous jure, criait plus pour lui que pour +elle.... + +Ses cris se mêlèrent à ceux du _Grand-Sec_, à la grande joie de +l'équipage, qui trouvait le concert complet. + +Enfin, comme l'homme à cheval perdait connaissance, on arrêta. + +On le descendit. + +Mais on le coucha sur le pont, car il ne pouvait se tenir debout. + +--Il est plus fatigué que s'il avait fait dix lieues... le bon +cavalier--dit un plaisant--il n'a pourtant pas été secoué. + +--Silence,--dit Brulart... + +On fit silence... + +Le brick et la goëlette marchaient toujours de conserve, la brise était +fraîche et le soleil se couchait étincelant, pas un nuage, un ciel pur +et chaud, une mer douce et calme... + +--Vous avez tous vu--continua le capitaine--ce _monsieur_ qui vient de +descendre de cheval; il avait manqué à mon ordre, et vous savez de quel +bois je paie ordinairement ces fautes-là... aujourd'hui je veux être bon +enfant. + +L'équipage frémit.... + +--Je veux, au lieu de le punir, le récompenser.... + +Les matelots se regardèrent, et trois des plus intrépides pâlirent.... + +--Et que ça vous serve d'exemple: écoute, toi, _Grand-Sec_.... + +Le _Grand-Sec_ leva péniblement la tête et souleva des yeux éteints. + +--Tu as voulu tâter des négresses.... + +Le malheureux poussa un long soupir... il n'y pensait plus, je vous +jure.... + +--C'est une idée comme une autre; d'ailleurs tu es dans l'âge des +amours, aussi je ne t'en veux pas pour cela; pour te le prouver, au lieu +d'une... je t'en donne deux... mon bon homme! + +L'infortuné ne comprit pas... mais l'équipage saisit parfaitement +l'intention, et fut d'abord comme atterré d'une atrocité si calme... +mais après, voyant le côté plaisant de l'aventure, il se dérida, et un +sourire, qui gagna de proche en proche, vint éclaircir ces figures un +instant assombries.... + +--Qu'on l'amarre sur une cage à poules avec ces deux charognes... et--_à +la mer_. + +--Vivant?--demanda avec anxiété le Malais, qui était intime du Grand-Sec +et l'aimait de tout son coeur..... + +--Ça va sans dire--reprit Brulart en regagnant sa dunette... + + * * * * * + +On entendit quelques mots entrecoupés, des imprécations, des blasphèmes, +des prières à attendrir un inquisiteur, des rires, des sanglots, +d'affreuses plaisanteries, des cris perçants... puis enfin un bruit +sourd qui fit rejaillir l'eau sur le pont. + +Alors Brulart se pencha sur le plat-bord, et, montrant à son équipage la +cage à poules qu'ils laissaient déjà derrière eux, et le misérable +_Grand-Sec_... dont les yeux flamboyaient... et qui, se tordant sur les +cadavres malgré les cordes qui l'étreignaient... poussait des hurlements +de rage qui n'avaient rien d'humain. + +--Que ça vous serve d'exemple, mes agneaux... et encore--ajouta-t-il en +souriant...--il ne mourra pas de faim! + +Dix minutes après, la cage à poules ne paraissait plus qu'un point +lumineux au milieu de l'Océan, car le soleil couchant la colorait +fortement de ses rayons... puis elle s'effaça tout-à-fait quand le +soleil disparut dans la brume... et que la nuit fut venue. + +Alors, on vit poindre une lumière dans la dunette de Brulart: c'est +cette lumière et cette retraite qui intriguaient si fortement +l'équipage; que faisait-il ainsi toutes les nuits? et pourquoi +s'enfermer ainsi soigneusement, car à bord du brick, comme à bord de sa +goélette, il avait défendu, sous peine de mort (et il tenait sa +promesse), il avait défendu d'approcher de sa cabine, à moins d'un cas +imprévu et imminent, et encore s'était-il réservé le droit de juger +après, si le cas était réellement imminent; or, si malheureusement il ne +le croyait pas tel,--_à la mer_,--celui qui, oubliant ses ordres, se fût +approché de sa cabine avant huit heures. + + + + +CHAPITRE III. + + Je n'y puis rien comprendre. + _Musique de Boieldieu_. + +MYSTÈRE. + + +Brulart avait soigneusement fermé, verrouillé, cadenassé la porte de sa +dunette. + +Au dehors, pas le plus léger bruit, quelquefois le sifflement des +cordages... le frôlement des voiles... le clapotis des vagues qui +battaient doucement la poupe du brick, et s'ouvraient au sciage +phosphorescent du navire, voilà tout. + +Il écouta encore, regarda bien si personne ne l'épiait,... et s'avança +vers son grand coffre. + +Il l'ouvrit. + +On aurait cru d'abord que ce vieux bahut ne contenait rien... mais, en +l'examinant attentivement, on y découvrait un double fond. + +Il le leva. + +Et dans un coin de cette cachette il prit un coffret recouvert de cuir +de Russie. + +Cette petite caisse, richement ornée, portait un bel écusson armorié. + +C'était le blason de Brulart... + +Brulart ferma hermétiquement les rideaux de la dunette; et posa le +précieux coffret sur sa petite table sale et graisseuse qu'il approcha +du lit... + +Il se coucha à demi étendu, après avoir dédaigneusement jeté le chapeau, +la couronne et la veste de feu M. Benoît.... + +Alors il leva le couvercle de l'étui, et ses yeux brillaient d'un feu +singulier... + +Sa figure, ordinairement rude, sauvage, semblait se dépouiller de cette +écorce épaisse, et ses traits, fortement caractérisés, paraissaient +vraiment beaux, tant une subite et inimitable expression de douceur s'y +était révélée.... Il secoua son épaisse chevelure, comme un lion qui se +débarrasse de sa crinière, écarta ses longs cheveux, et tira +respectueusement du coffret un petit flacon de cristal miraculeusement +sculpté et presque caché sous l'or et les pierreries qui l'ornaient... + +Puis il approcha ce merveilleux bijou de sa lampe fumeuse et fétide, et, +à sa lueur rougeâtre, contempla ce qu'il contenait. + +C'était une liqueur épaisse, visqueuse, d'une teinte plus colorée, plus +brillante que celle du café. Il paraît qu'elle était pour lui d'un bien +haut prix, car ses yeux rayonnèrent d'une joie céleste quand il +s'aperçut que le précieux flacon était encore aux trois quarts plein. + +--Il le baisa avec onction et amour, comme on baise la main d'une +vierge, et le déposa, non sur la vilaine table; oh! non, mais sur un +petit coussinet de velours bleu, tout brodé d'argent et de perles... + +Il tira aussi du coffret une petite coupe d'or et un assez grand flacon +de même métal. + +Mais, pendant toute cette cérémonie, il y avait, sur les traits de +Brulart, autant de recueillement et d'adoration que sur le visage d'un +prêtre qui retire le calice du tabernacle... + +Et, ouvrant délicatement la petite fiole, il versa goutte à goutte la +séduisante liqueur qui tombait en perles brillantes comme des rubis. + +Il en compta vingt... puis il remplit la coupe d'une autre liqueur +limpide et claire comme le cristal, qui prit alors une teinte rouge et +dorée. + +Et il porta la coupe à ses lèvres avides, but avec lenteur en fermant +les yeux et appuyant sa large main sur sa poitrine; après quoi, il +resserra coupe, flacon dans le petit coffre, et le petit coffre dans le +grand bahut, avec la même mesure, le même soin, le même recueillement... + +Et quand il se redressa, vous eussiez baissé les yeux devant ce regard +inspiré... qui faisait presque pâlir la lumière de sa lampe: il était +beau, grandiose, admirable ainsi; ses guenilles, sa longue barbe, tout +cela disparaissait devant l'incroyable conscience de bonheur qui +éclatait sur ce front tout à l'heure sombre et froncé... maintenant +lisse et pur comme celui d'une jeune fille... + +--Adieu, terre!... à moi le ciel... + + * * * * * + +Dit-il en s'élançant sur son lit. + +--Dix minutes, après, il était profondément endormi. + + * * * * * + +Il venait de prendre la dose d'OPIUM qu'il buvait chaque soir. + +Or, par une bizarrerie que l'effet et l'habitude constante de cet +exalirant peuvent facilement expliquer, il avait fini par prendre +l'existence factice qu'il se procurait au moyen de l'opium, ses +créations si poétiques, si merveilleuses, ses délirants prestiges, ses +ravissantes visions, pour sa vie _vraie_, _réelle_, dont le souvenir +vague et confus venait étinceler par moment à son esprit, dans le jour, +parmi des scènes affreuses, comme la conscience d'une journée de bonheur +vient quelquefois dilater notre coeur, même au milieu d'un songe +horrible. + +Tandis qu'il considérait sa _vie vraie_, sa vie qu'il menait au milieu +de ses brigands, du meurtre et du vol, à peu près comme un songe, un +cauchemar pénible auquel il se laissait entraîner avec insouciance, et +qu'il poussait machinalement à l'horrible, selon le besoin, le désir du +moment, sans réflexion, sans remords, et même avec une secrète +jouissance, comme ces gens qui se disent vaguement au milieu d'un rêve +affreux...--Que m'importe... je me réveillerai toujours bien! + +C'était en un mot--la vie renversée. + +Le fantastique mis à la place du positif. + +Un rêve à la place d'une réalité. + +C'est obscur; je le sais. + +Mais essayez de l'opium, et vous me comprendrez... + +Croyez d'ailleurs un homme d'_expérience_. + + + + +CHAPITRE IV. + + Rien n'est vrai, rien n'est faux; + Tout est songe et mensonge. + + DE LAMARTINE .--_Harmonies_. + + Écoutez, mes enfants, cette effrayante histoire, + Comme d'un saint avis gardez-en la mémoire; + Un jour vous la direz à vos petits neveux + Quand la neige des ans blanchira vos cheveux. + + DELPHINE GAT .--_La Tour du Prodige_. + +OPIUM. + + +Ô douce et ravissante ivresse de l'opium, ivresse pure et suave, ivresse +toute morale, élevée, poétique! + +À côté de la vie réelle, triste, déçue, douloureuse, tu improvises une +vie fantastique, brillante et colorée! + +Là, jamais un chagrin; mollement bercé de rêve en rêve, on jouit sans +regret... c'est un long jour de fête sans lendemain, un amour sans +larmes... un printemps sans hiver. + +Tantôt c'est un gai voyage sur ce beau lac, dominé par l'antique +habitation de vos aïeux et encadré d'un gazon vert que foulent en +dansant de jeunes filles aux robes flottantes. + +C'est une séduisante causerie sous un ombrage séculaire où l'on se +parle si bas, si près, que les lèvres se touchent et frémissent. + +Ou bien encore, c'est la demoiselle au corselet d'émeraude, aux ailes de +nacre et de moire que l'on poursuit en chantant la vieille chanson +qu'une mère vous a apprise autrefois. + +Et puis souvent, pour contraster avec ces tableaux si frais, si jeunes, +si parfumés, surgit une bizarre vision, quelque chose d'horrible et +d'étrange... qui vous terrifie et vous glace un moment... + +Alors c'est comme la peur qu'on éprouve au milieu d'une paisible veillée +d'automne, quand l'aïeul raconte quelque lugubre et sanglante chronique. + +Mais aussi que cette folle terreur d'un instant donne un charme plus vif +aux voluptueuses caresses de ces femmes pâles, douces, aériennes qui +réalisent tous les songes de votre ardente jeunesse; vous savez! quand +le regard sec, haletant sur votre couche solitaire, vous appeliez en +vain l'être mystérieux et inconnu que l'on rêve toujours à quinze ans. + +Oh! qu'alors elle semble vulgaire cette ivresse du punch, malgré ses +mille flammes bleuâtres et nacrées, ses étincelantes aigrettes d'opale +et de feu, qui frissonnent, pétillent en courant sur les bords d'une +large coupe. + +Oubliez le vin de Champagne au milieu des glaçons; laissez bouillonner +sa mousse; laissez-la déborder et couler à longs flots sur le cristal +des carafes. + +--Après tout, que serait cette ivresse? quelque lourde et grossière +orgie, des idées sans suite, une tête pesante, une raison éteinte ou +hébétée. + +Au lieu que l'opium! tenez... voyez ce Brulart! si vous saviez ce qu'il +rêve. + +C'est un homme étrange que cet homme! Féroce et crapuleux, c'est à force +de vices et de crimes qu'il a pris un impérieux et irrésistible +ascendant sur une tourbe d'êtres dégradés et infâmes; jamais une pensée +noble ou consolante; on dirait que c'est en riant, d'un rire satanique, +qu'il creuse dans la fange pour voir jusqu'à quel point d'ignominie peut +aller la dégradation humaine. + +Cette vie, c'est sa vie apparente de chaque jour, sa vie physique, sa +vie de brigand, de négrier, de pirate, d'assassin... sa vie qui le fera +pendre... + +Maintenant il rêve: l'esprit, l'âme a quitté son ignoble enveloppe... +c'est son autre existence qui commence... son existence aussi à lui, +belle, riante, parée, avec des fleurs et des femmes, des palais +somptueux, des chants de gloire et d'amour, son existence à vous +désespérer tous, oui, cent fois oui, car l'ivresse de l'opium l'élève à +un degré de puissance inouïe. Les trésors du monde, le pouvoir des rois +ne pourraient jamais, dans votre vie réelle, vous donner la millième +partie des jouissances ineffables que goûte ce brigand en guenilles. + +--Et ce n'est pas une heure, un jour, une année... mais la moitié de sa +vie qu'il passe dans cette sphère divine, où il est presque dieu; quant +à sa vie réelle, ce n'est pour lui, je l'ai dit, qu'un cauchemar qu'il +pousse à l'horrible autant qu'il le peut, car, vus d'aussi haut, en +présence de tels souvenirs... que sont les hommes? mon Dieu!... de la +matière à contrastes, de la boue qu'on jette à côté d'un diamant pour en +faire briller plus vives les étincelantes facettes.... + +Ainsi du moins pensait Brulart.... + +Tenez, suivez d'ailleurs le rêve qui répand sur ses traits cette +incroyable expression de plaisir et d'extase. + + + + +SONGE. + + +C'était une merveilleuse villa qui se mirait aux flots bleus de +l'Adriatique, avec ses arbres verts, ses majestueuses colonnades et ses +escaliers de marbre blanc, baignés par une mer indolente... + +--Une foule de gondoles aux riches dorures, recouvertes de tentes et de +rideaux de pourpre se balançaient amarrées aux dalles, et, impatientes, +battaient l'eau de leurs deux grandes ailes satinées qui, chose étrange, +leur tenaient lieu de rames et de voiles. + +--On entendit une musique mélodieuse... des sons vibrants et sonores +comme ceux de l'harmonica,... aériens comme ceux des harpes éoliennes. + +Et puis de belles filles pâles, avec des yeux noirs, des cheveux noirs +et un ineffable sourire sur leurs lèvres roses, se placèrent dans les +barques en jouant d'une lyre d'ébène. + +Et cette harmonie suave et mélancolique remplissait les yeux de +larmes,... de larmes douces comme celles qu'on répand à la vue d'un ami +retrouvé. + +Alors les gondoles s'animèrent, tendirent leurs ailes argentées à une +brise odorante, qui, traversant de vastes bois d'orangers et de jasmins, +apportait une senteur délicieuse, et la petite flotte s'éloigna +doucement. + +À l'arrière de chaque gondole une place était réservée, et les jeunes +filles y jetaient incessamment des fleurs qu'elles effeuillaient en +chantant à voix basse je ne sais quelles mystérieuses paroles dont la +mélodie faisait pourtant battre le coeur. + +Mais les gondoles frémirent de joie, agitèrent tout à coup leurs grandes +ailes, et, formant un demi-cercle, volèrent avec rapidité au-devant d'un +petit esquif aux voiles blanches, manoeuvré par un seul homme. + +Cet homme, c'était Brulart, c'était le comte, c'était Arthur... mais +beau, mais noble, mais paré.... + +D'un bond il fit disparaître son canot, sauta dans une des gondoles, et +regagna le palais de marbre escorté par les filles pâles aux yeux noirs, +qui continuaient leurs chants d'une harmonie ravissante. + +--Et s'étendant avec délices sur les fleurs qu'elles avaient +effeuillées, il attira une des jeunes femmes sur ses genoux: + +--Oh! viens; que j'aime la douceur de ta voix, que j'aime ton sourire... +dénoue tes cheveux au vent... que je les sente caresser mon front... +donne... Oh! donne un baiser de ta bouche amoureuse... j'en ai besoin, +j'ai tant souffert! Oui, au lieu de vous, mes soeurs, j'ai vu en songe +des êtres noirs et difformes! au lieu de notre beau lac limpide, de ses +rivages fleuris... une mer triste et brumeuse, un ciel gris et sombre! +puis un vaisseau sans pourpre, sans dorure et sans femmes... un homme +qui se tordait sur des cadavres, en poussant des cris horribles... au +lieu de cette mélodie, de ce langage pur et doux, j'ai entendu je ne +sais quels éclats rauques et discordants!... + +Et puis, horreur!... je me voyais, moi, couvert de haillons, me jetant +ça et là, au milieu de cette bizarre et étrange tourbe d'hommes affreux, +parlant leur langue, riant de leur rire, tuant avec leur poignard... +moi, moi, si noble et si fier... + +Oh! quel rêve, quel rêve!... oublions-le... oui... ces souvenirs déjà +lointains s'effacent tout-à-fait.... À moi, mes femmes! à moi, mes +soeurs! franchissons ces degrés; entrons sous cette coupole étincelante +de lumière... mettons-nous à cette table couverte de vermeil, de +cristaux et de fleurs.... + +Tout disparaissait. + + * * * * * + +Et il se trouvait au milieu d'un immense jardin, rempli d'arbres +courbant sous le poids de leurs fruits. + +Il avait bien soif... sa langue était sèche et rude, son gosier brûlant. + +--Il prit une orange couverte d'une peau vermeille et fine et tenta de +la lui ôter.... + +Mais à chaque morceau d'écorce qu'il enlevait, l'orange saignait comme +une blessure fraîche.... + +C'était du vrai sang, du sang noir, épais et chaud. + +--Il continua... ses mains étaient toutes ensanglantées... + +--Il arracha le dernier lambeau... + +--Mais, à l'instant, il se sentit mordu au doigt, mordu avec rage, comme +par une bouche humaine, comme par des dents aiguës, convulsivement +serrées. + +--Et il se prit à fuir. + +--Et il secouait sa main toujours mordue par l'orange, qui, s'étant +attachée à son doigt, le mâchait... le mâchait... + +--Et il sentait les dents froides, arrivant jusqu'à l'os, glisser et +crier sur sa membrane luisante. + +--Et les dents firent rouler cet os entre elles comme entre deux lames +de scie. + +L'os se divisa... + +Alors le contact des dents glaciales avec la moelle fit circuler un +horrible frisson dans tous les membres de Brulart... + +Et la moelle fut aussi divisée... comme l'os... + + * * * * * + +--Alors il sentit l'impression fraîche et humide d'une bouche de femme +effleurer ses lèvres brûlantes... et une voix bien connue murmurait à +son oreille:--Ne crains rien, je veille sur toi... attends-moi... + +Et tout disparut encore. + +Alors il était dans une vaste chambre, toute tapissée de soie amarante +brochée d'or, éclairée par l'invisible foyer d'une lumière égale et +pure. + +Au fond, se dressait un lit de bois de sandal magnifiquement incrusté de +nacre et d'ivoire, couvert d'une riche dentelle et entouré d'élégants +rideaux rouges qui laissaient pénétrer dans l'alcôve une lueur faible, +rose et mystérieuse. + +Puis, de légers tourbillons d'une vapeur embaumée, s'échappant de riches +cassolettes d'or, adoucissaient le vif et brillant éclat de délicieuses +peintures qu'ils semblaient voiler. + +Et ces tableaux voluptueux faisaient battre les artères et porter le +sang au visage... + +On entendit marcher... et lui se cacha dans un petit réduit, proche +l'alcôve. + +Mais de là il pouvait tout voir... + +_Elle_ entra suivie de ses femmes... + +C'était peut-être une reine, car elle portait un éblouissant diadème sur +son beau et noble front. + +Et, apercevant un lis qu'_il_ avait posé sur sa toilette, elle +sourit.... + +Mais bientôt, impatiente, emportée, elle gronda ses femmes, car chaque +fleur, chaque diamant, chaque bijou, tombait avec une lenteur bien +cruelle!... + +Enfin, sa lourde robe bleue, toute raide d'or et de pierreries, glissant +à ses pieds, laissa nues ses épaules d'albâtre, larges et rondes, avec +une petite fossette au milieu. + +Et l'on vit son cou gracieux, et cet endroit si blanc, si doux, où naît +une chevelure brune, lisse et épaisse, élégamment relevée, peignée, +lustrée.... + +Elle se retourna. + +Sa figure d'un parfait ovale avait une expression rayonnante... ses +grands yeux bleus étincelaient humides et brillants, sous des sourcils +châtains, étroits et bien arqués que ses désirs haletants fronçaient un +peu... + +Sa gorge bondissait d'une façon étrange et faisait craquer son corset... + +Elle croisa sa jolie jambe sur son genou, et dénoua, ou plutôt rompit +avec violence les longs cordons de soie qui attachaient un tout petit +soulier de satin. + +Et puis enfin elle renvoya ses femmes, et voulut, quel caprice! les +suivre jusqu'au bout d'une galerie qui communiquait à son appartement. + +Après avoir soigneusement fermé la porte de cette galerie, rapide comme +un oiseau, elle vola dans sa chambre. + +--Oh! mon amour, mon seul amour--murmura-t-elle en tombant dans ses +bras, à lui qui, debout, la soutenait en sentant avec ivresse le contact +électrique de ce corps, d'admirables proportions. + +--Tiens--disait-elle tout bas...--aujourd'hui... partout les louanges, +partout on disait ton nom, mon adoré; partout on disait ton courage, ton +noble caractère, ta beauté... et heureuse, fière, je me disais:--Ce +courage, ce noble coeur, cette beauté, tout est à moi... à moi... mon +Arthur! + +--Oh! Marie... quel doux réveil.... N'ai-je pas rêvé, mon ange... que tu +m'avais trahi... tué... que sais-je, moi? Me pardonnes-tu, dis? + +--Non, non... tu mourras palpitant sous mes baisers--dit-elle en +bondissant comme une jeune panthère, et lui mordant les lèvres avec une +amoureuse frénésie.... + +--Oh! viens, viens--dit-il, et l'on entendit crier les anneaux d'or des +rideaux soyeux de l'alcôve.... + + * * * * * + +--Mais, mille millions de tonnerres de diable--hurlait _le Malais_ à la +porte de la dunette, qu'il ébranlait de toutes ses forces--il est donc +mort... capitaine... c'est la goëlette qui est à poupe, et maître _le +Borgne_ qui dit que nous sommes chassés... capitaine... capitaine! + +Cet infernal bruit tira Brulart de son sommeil +fantastique.--Déjà...--s'écria-t-il douloureusement (je le crois) en +regardant à travers les joints de ses persiennes. + +Et tout avait fui avec le réveil, il ne lui restait qu'un vague et +confus souvenir qui ne faisait que l'accabler davantage. + +Le dieu retombait brigand. + +Et, sans se donner la peine d'ouvrir sa porte verrouillée et fermée, +d'un effroyable coup de tête il la défonça au moment où _le Malais_ +frappait encore; celui-ci fut rouler à vingt pieds.... + +Fort heureusement, car Brulart l'eût tué. + +Mais que devint le capitaine, lorsqu'il vit la goélette en panne, et +qu'il entendit le Borgne lui crier: + +--Ah ça, vous êtes donc sourd, capitaine, voilà une heure que je +m'égosille à vous héler; nous sommes chassés, et par une frégate, je +crois; il n'y a pas à lanterner... je vais aller vous trouver, et nous +causerons... vite... car elle a bonne brise, et c'est un vilain jeu à +jouer.... Tenez... voyez-vous ce signal qu'elle vient de faire encore! + +--F....--dit Brulart. + + + + +LIVRE IV. + + + + +CHAPITRE I. + + Vienge par mer al duc den k'il ara boen vent: + Tôt sa navie amaint, si n'i demort noient. + + ROBERT WACE .--_Roman du Rou et des ducs de Normandie_. + +LA FRÉGATE. + + +--Mais, sacredieu, c'est une horreur!...--cria le premier lieutenant de +la frégate qui devait intriguer si fortement le Borgne et Brulart. + +--Le coeur me manque, et ma tante qui m'a défendu les émotions +fortes--dit d'une voix flûtée le commissaire du bord, petit jeune homme +frisé, musqué, cambré, qui portait des gants, même à table.... + +--C'est à interrompre la digestion la mieux commencée--soupira le +docteur, frais, vermeil, fort obèse, et gourmand comme une femme de +quarante ans qui a deux amants ou plus.... + +--C'est à écarteler un brigand de cette espèce! Si on le +rencontre...--reprit le lieutenant;--mais voyons, ne crains rien... +raconte-nous ça en détail... veux-tu _reboire_, mon garçon?... + +--Je n'y tiendrais pas... ce serait à m'évanouir... les jambes me +flageolent déjà... heureusement j'ai mon vinaigre et mon +éther....--s'écria le commissaire en se sauvant du _carré_ de la +frégate. + +--Moi, je reste--dit le docteur--maintenant que le coup est porté... je +n'en digérerai ni plus ni moins... je ne vous quitte pas, mon cher +Pleyston....--ajouta-t-il en serrant le bras du lieutenant avec +cordialité. + +--Voyons maintenant... parle--reprit celui-ci; il s'adressait, en +français, à un homme pâle, décharné, qui tremblait encore de frayeur et +de froid. + +C'était le _Grand-Sec_, que le _Cambrian_, frégate anglaise de +quarante-quatre canons, avait rencontré sur une cage à poules, avec les +deux négresses mortes, et que l'on avait humainement recueilli à bord le +lendemain de son accident. + +Il était temps, je vous assure. + +La scène se passait dans le _carré_, ou _grande chambre_ du bâtiment, et +les interlocuteurs étaient, comme nous l'avons dit, le docteur et le +_lieutenant en pied_ de la frégate. + +Le _Grand-Sec_ reprit la parole en regardant toujours autour de lui, +d'un air effaré: + +--Oui, mon lieutenant, voici la chose... pour lors, il a volé le +négrier, pris les nègres, le navire, a troqué le capitaine et l'équipage +pour des noirs, et pour lors, finalement, l'a laissé dans une _patrie_ +ous'qu'on l'a dévoré lui et ses matelots... avec leurs pantalons, leurs +souliers, leurs vestes, et tout; car ces gens-là est trop sauvage pour +les avoir épluchés.... + +--Et ça devait être d'un dur...--fit le médecin.... + +--Taisez-vous donc, docteur...--reprit le lieutenant;--continue mon +garçon.... + +--Pour lors, mon lieutenant, voilà que quand nous avons fait la chose de +prendre le brick, notre capitaine à nous y porte son bazar, et s'y +installe... bon... pour lors, voilà qu'un jour, on fait monter les +noirauds pour chiquer leur _ration d'air et de soleil_... bon... pour +lors voilà que lorsque les femelles s'affalent en bas pour rallier leur +coucher... c'était, mon lieutenant, l'histoire de rire... pour lors j'en +arrête une par les cheveux et je l'embrasse... bon... je la +réembrasse... bon... mais pour lors, voilà... le... capit... aine +(_Grand-Sec_ tremblait encore à ce souvenir, et ses dents +s'entre-choquaient), voilà le capit... aine... qui... me... voit... et +comme... il... l'avait... dé... fendu, il me fait mettre à cheval sur +une barre de cabestan avec des pierriers à chaque jambe... et puis +après... amarrer sur une cage à poules avec les... deux.... + +Ici le pauvre garçon ne put continuer, et perdit connaissance. + +--Allons, allons, docteur,... à votre pharmacie. + +--Faites-le coucher, c'est moral, purement moral, de l'eau de fleur +d'orange, des calmants.... + +--Je vous le laisse, mon ami--dit le lieutenant--je monte chez le +_Pacha_[7] pour causer de tout cela avec lui.... + +Arrivé dans la batterie, le lieutenant Pleyston se dirigea vers +l'arrière, dit deux mots à un factionnaire qui montait la garde près la +porte de l'appartement du commandant, et entra. + +Comme à bord de toutes les frégates, il traversa la salle du conseil, +laissa la chambre à coucher à droite, l'office à gauche, et arriva dans +la galerie ou salon situé sous le couronnement. + +Là se trouvait le commandant, sir Edward Burnett. + +Cette galerie avait tout à la fois l'air d'une bibliothèque et d'un +musée, partout des peintures, des livres, des cartes, enfin un asile de +savant et d'artiste. Couché sur un moelleux sopha, un jeune homme de +trente ans, vêtu d'un élégant uniforme brodé... feuilletait un volume de +Shakespeare... autour de lui, sur son tapis de Perse, étaient ouverts ça +et là d'autres livres, Volney, Sterne, Swift, Montesquieu, Corneille, +Moore, Byron, etc... et on voyait que le lecteur avait butiné ça et là +une pensée, une idée, une anecdote... agissant en véritable épicurien +qui goûte de tout avec choix et friandise. + +Quand le lieutenant entra, sir Burnett leva la tête, et l'on vit une +charmante figure de brillant et fashionable officier.... + +--Ah... bonjour, mon cher Pleyston--dit-il en se levant et tendant la +main à son second avec la plus exquise politesse;--eh bien... quelles +nouvelles... asseyez-vous là... prenez donc un verre de vin de Madère +avec moi.... + +--Il sonna, son maître d'hôtel servit et se retira. + +--Toujours du Madère, commandant, et pour moi seul, car vous ne buvez +que de l'eau... jamais de pipe... jamais une pauvre chique...--ajouta +Pleyston en dissimulant la sienne. + +--Mais vous voyez que j'ai du vin, mon bon lieutenant; et quant au +tabac... j'en possède aussi de parfait.... + +--Pour nous autres... comme le Madère.... + +--Ne parlons plus de ça, qu'avons-nous de nouveau?... + +--Commandant, il y a de nouveau que ce malheureux que l'on a repêché +confirme tout ce qu'il nous avait d'abord dit.... + +--C'est inconcevable... c'est d'une cruauté inouïe... mais quelle route +suit ce forban?... + +--Il fait voile pour la Jamaïque, commandant.... + +--Nous devons le rencontrer en courant la même bordée; faites, je vous +prie, gréer les bonnettes, couvrez la frégate de toile... il est +possible que nous l'atteignions avant la nuit... nous ferons alors une +bonne et prompte justice de ce misérable... rien de plus... Pleyston.... + +--Non, commandant.... + +--Oh! quel ennuyeux métier, chasser des négriers, c'est à périr de +monotonie.... + +--Ah! commandant, pardieu, vous aimeriez mieux retourner dans votre +Londres... aux courses de New-Markett.... Dame... riche et jeune... joli +garçon... le câble file sans qu'on y regarde.... + +--Non, non, mon cher lieutenant, j'aimerais mieux une bonne campagne de +guerre.... + +--Vous êtes payé pour cela... à trente ans deux combats, cinq blessures, +et capitaine de frégate... ça donne envie.... + +--Non, mon ami, cela donne des regrets, surtout quand on voit des +vétérans comme vous rester aussi long-temps dans les bas grades... mais +vous savez que je me suis chargé de vous faire rendre justice, et.... + +Un nouveau personnage entra bruyamment... figure commune, quarante ans, +grand, gros, lourd, l'air niais et brutal. + +C'était un de ces officiers sans mérite qui, ayant langui dans les +emplois inférieurs à cause de leur stupide ignorance, nourrissent une +haine d'instinct et d'envie contre tout ce qui est jeune et d'une portée +supérieure. Le grand refrain de cette espèce est celui-ci:--Je suis +vieux, donc j'ai des droits.--Quant au mérite, à la capacité, aux +services rendus, on n'en parle pas. + +--Je crois--dit le nouveau venu, presque sans saluer son supérieur--je +crois qu'on voit les deux navires que vous avez fait chasser depuis ce +matin, mais la nuit viendra avant qu'on ait pu les rallier... aussi, +cordieu, c'est votre faute, commandant. + +--Vous oubliez, monsieur, que le temps était trop forcé pour nous +permettre de faire plus de voile.... + +--Non... on pouvait faire plus de voile; d'ailleurs, c'est mon opinion, +et les opinions sont libres... nous ne sommes pas des esclaves; des +anciens comme nous peuvent dire ce qu'ils pensent... et leur opinion.... + +--C'est un droit que je ne vous conteste pas, monsieur, je reçois avec +reconnaissance les conseils de gens expérimentés, mais j'ai agi comme je +croyais devoir agir, et je viens de donner l'ordre au lieutenant en pied +de gréer les bonnettes. + +--C'est trop tard, je puis bien trouver que c'est trop tard, c'est mon +opinion. + +--Monsieur Jacquey--reprit le commandant avec un mouvement +d'impatience--depuis quelque temps vous prenez avec moi de singulières +licences, je suis seul chef ici, j'agis comme bon me semble, monsieur, +et je vous engage à y songer. + +--Commandant--dit Pleyston tout bas--vous savez qu'il est bourru et bête +comme un âne. + +--Mon cher lieutenant, veuillez, je vous prie, faire exécuter mes +ordres--dit le commandant. + +Pleyston sortit. + +--Monsieur Jacquey, vous avez de l'humeur; il est pénible, je le +conçois, à votre âge, de n'occuper qu'un grade inférieur... mais vos +camarades... Pleyston lui-même... un officier rempli de mérite. + +--C'est un brosseur, vous dites cela parce qu'il vous flatte.... + +--Vous me manquez en parlant ainsi d'un officier qui m'approche, +monsieur. + +--Je suis fâché, c'est mon opinion... je suis un ancien... un franc +marin... et je dis ce que je pense. + +--On peut, monsieur, être à la fois ancien marin et calomniateur en +accusant à faux un brave et loyal camarade... j'en suis fâché, mais vous +m'obligez à vous infliger une punition, vous garderez les arrêts huit +jours, monsieur. + +--Mille tempêtes, être puni par un enfant... par un mousse.... + +Le commandant pâlit, ses lèvres se contractèrent, mais il répondit avec +le plus grand calme. + +--Monsieur, vous perdez la tête, vous oubliez que chacun de mes grades a +été acheté par une blessure ou une action qu'on a bien voulu +remarquer... ne me faites donc pas rougir, en m'obligeant à parler ainsi +de moi.... Vous n'êtes pas généreux, monsieur, vous savez que le temps, +le lieu et ma position ne me permettent pas de répondre à votre injure, +mais comme avant tout je suis commandant de cette frégate, vous garderez +les arrêts forcés pendant un mois, monsieur, et je suis indulgent; car +vous m'avez injurié chez moi, et je pouvais vous faire passer à un +conseil. Je désire être seul, monsieur. + +Et le commandant se remit froidement à lire. + +--Mais tonnerre de.... + +--Monsieur--dit le jeune officier en se levant--je serais désolé de +finir par appeler le capitaine d'armes.... + +Et le lieutenant Jacquey, vaincu par cette fermeté, sortit en maugréant. + +--Je suis fâché de tout ça--dit sir Edwards--mais parce qu'ils sont +vieux et ignorants... il faudrait tout leur passer, c'est impossible.... + +Les ordres furent exécutés; et, les bonnettes donnant une nouvelle +vitesse au _Cambrian_, cette belle frégate ne se trouvait guère qu'à +douze milles du brick et de la goëlette de Brulart, au coucher du +soleil. + +Tout l'état-major était monté sur le pont, attiré par la curiosité; car +l'histoire du _Grand-Sec_ s'était répandue, et l'on attendait avec une +incroyable impatience le moment où l'on s'emparerait de ces deux +navires, et de l'infâme Brulart surtout. + +Pourtant l'équipage ne montrait pas la même horreur que les officiers +pour ces méfaits, et les marins du _Cambrian_ parlaient de Brulart comme +les femmes parlent de ce qu'on appelle vulgairement:--_les mauvais +sujets_. + +--C'est ça un crâne négociant--disait l'un--quel toupet!... + +--C'est égal--reprenait un autre--il doit être _chenu_, c'est pas un +combat ou une tempête qui lui ferait cligner l'oeil à celui-là.... + +--Enfin, on le pendrait que ça serait bien juste... mais tout de même ça +me pincerait le ventre... parce qu'après tout on regrette toujours un +brave....--disait un troisième. + +Quand le soleil fut couché, on continua d'observer _la Catherine_ et _la +Hyène_ au moyen de longues-vues de nuit qui permettaient de suivre leurs +manoeuvres.... + +--Allons-nous souper, Pleyston?--dit le docteur--j'ai un appétit de +vautour... nous avons, entre autres choses, un endaubage d'_Appert_, des +perdreaux farcis... qui ont une mine... une mine... à en devenir +amoureux... à se mettre à genoux devant, à ne les manger que +respectueusement découvert... tête nue.... + +--Ah... vieux... vieux docteur, va... tu prends pour toi tous les +appétits que tu défends à tes malades! quel coffre! c'est une vraie +calle aux vivres! Allons, commissaire, allons donc... que +faites-vous-là? + +--Ce que je fais?... mon Dieu, je tâche de voir ces deux infâmes +bâtiments; il n'y a aucun danger, n'est-ce pas, lieutenant? Quelle +figure ils doivent avoir.... Dieu! si ma tante savait à quoi l'on +m'expose.... + +--Ah! est-il drôle, le commissaire, avec sa tante! Tenez... vous devriez +mettre une cornette et du rouge... et vous lui ressembleriez à votre +tante; soyez donc homme, cordieu! mais vous ne savez donc pas qu'une +fois les navires amarinés, c'est vous qui serez chargé d'aller à bord +faire l'inventaire des nègres et des pirates? + +--Dieu du ciel... à bord... mais ce doit être infect.... Non... non, je +n'irai pas... pour attraper une bonne maladie... ma tante m'a bien dit +d'être prudent! + +--Pleyston... tu te feras tuer--disait le docteur à moitié descendu, et +dont on ne voyait plus que la joyeuse figure qui rayonnait au-dessus du +grand panneau... à ton premier coup de grog... je te soignerai.... + +--Je te suis, vieux... Allons, madame, voulez-vous ma main?--dit le +lieutenant d'un air goguenard au commissaire. + +--Monsieur, toujours route à l'ouest-nord-ouest, et avertissez-moi dès +que nous serons à portée de canon de ces pirates--dit le commandant à +l'officier de quart en rentrant chez lui. + + + + +CHAPITRE II. + + Gueule Dieu! c'est lui qui nous pousse + céans, et il nous plante là au milieu de + la besogne! + + VICTOR HUGO .--_Notre Dame de Paris_. + + Oh! oh! le rusé compère... voilà de + quoi nous faire rire le soir à la veillée. + + BURKE .--LA FEMME FOLLE. + +UNE RUSE. + + +Le matin, sur les quatre heures, la frégate était au plus à un mille de +_la Catherine_ et de _la Hyène_; mais ses grandes voiles blanches et ses +feux, qui étincelaient au milieu d'une de ces nuits des tropiques si +claires et si transparentes, avaient merveilleusement aidé le Borgne à +découvrir l'ennemi qui le poursuivait. + +Les deux navires de Brulart venaient de mettre en panne, et le Borgne +s'était rendu à bord du brick. + +Lui, Brulart et le Malais tenaient conseil sur l'arrière de la dunette. + +--Il n'y a qu'une chose à faire--disait le Borgne...--c'est de filer.... + +--Filons...--répéta le Malais. + +--Anes, chiens que vous êtes--cria Brulart--la frégate vous laissera +faire, n'est-ce pas?... car elle m'a l'air de marcher comme une +autruche, ce n'est pas ça... réponds, _le Borgne_, combien peut-il tenir +de noirs... en plus dans la goëlette? + +--Mais, en les serrant un peu... vingt.... + +--Pas plus?... + +--Non, car ils n'aurient pas même leurs coudées franches. Il faudra les +arimer de côté.... + +--Mettons quarante; ils ne sont pas ici au bal pour faire les beaux bras +et les jolis coeurs. + +--Bah! quand il y a de la place pour quarante, il y en a bien pour +cinquante!--dit le Borgne. + +--Alors mettons soixante... que tu vas choisir ici, parmi les grands +Namaquois; tu les amarreras d'un côté et les petits Namaquois de +l'autre, pour qu'ils ne se dévorent pas... tu m'entends? + +--Oui, capitaine. + +--Pendant ce temps-là, toi, le Malais, tu prendras tout ce qui nous +reste de poudre à bord de la goëlette, moins un baril, et tu +l'apporteras ici... tu m'entends?... + +--Oui, capitaine. + +--Et dépêchons, car je vous cognerai si dans une demi-heure tout n'est +pas paré.... + +Le Borgne descendit dans le faux pont du brick, choisit à peu près +cinquante nègres ou négresses, y compris Atar-Gull... doubla leurs fers +et les fit embarquer à mesure par section de dix, dans un canot qui les +transportait à bord de la goëlette;... là, on les déposait +provisoirement sur le pont... bien et dûment enchaînés. + +De son côté, le Malais ouvrit la soute aux poudres de _la Hyène_, fort +honnêtement garnie, et fit apporter sur le pont de _la Catherine_ +environ trois cents kilogrammes de poudre renfermés dans de petits +barils. + +Pendant ce temps, Brulart fixait son regard pénétrant, qui semblait +percer l'obscurité de la nuit, sur la frégate qui avançait toujours,... +et à une lueur qui éclata tout à coup (c'était sans doute un signal), il +put juger sûrement de la distance qui le séparait d'elle... + +--Sacré mille tonnerres de diable--cria-t-il--c'est juste ce qui nous +reste de temps pour prendre de l'air... le Borgne... le Borgne... ici, +chien, ici... + +Le Borgne accourut.... + +--Fais embarquer tout l'équipage à bord de la goëlette, y compris les +noirs. + +--Les noirs y sont déjà... + +--Bien... tu resteras ici seul avec moi et le Malais.... + +Le Borgne frémit... + +--Et dis à un vieux matelot de tout parer pour prendre le large sitôt +que nous retournerons à bord de _la Hyène_. + +Ces ordres furent exécutés avec une merveilleuse rapidité, et au bout +d'un quart d'heure _Brulart_, _le Borgne_ et _le Malais_ restaient seuls +sur le pont de _la Catherine_ qui se balançait silencieuse sur +l'Océan... + +_La Hyène_, aussi toujours en panne, n'attendait que la présence de +Brulart et de ses deux acolytes pour mettre à la voile... + +Le Borgne et le Malais échangeaient de fréquents regards, et des +mouvements d'yeux expressifs en considérant Brulart qui, appuyé sur son +gros bâton, semblait méditer profondément. + +Cet infernal trio avait une singulière expression, éclairé à moitié par +la clarté du fanal que _Cartahut_ balançait machinalement. + +La figure de Brulart, reflétée au plafond par cette lumière rougeâtre, +avait une horrible expression de méchanceté; on voyait aux rides qui, se +croisant dans tous les sens sur son large front, s'effaçaient, allaient +et revenaient, qu'il était sous l'influence d'une idée fixe, cherchant +sans doute la solution d'un projet quelconque... + +Enfin... frappant un grand coup de bâton sur le dos de _Cartahut_, il +s'écria, joyeux et triomphant: + +--J'y suis... j'y suis. Ah! dame frégate, tu veux manger dans ma +gamelle... eh bien! tu vas goûter de ma soupe... + +--Et vous autres--dit-il à le Borgne et au Malais qui causaient à voix +basse de je ne sais quel meurtre ou quel vol, vous autres, imitez-moi... +prenez des haches... mais d'abord descendons ces barils de poudre dans +le faux pont.... + +Ce qui fut fait... puis ils enlevèrent avec précaution le dessus de +chaque baril de poudre.... + +Puis ils agglomérèrent ces barils en les entourant de trois ou quatre +tours de câbles et de chaînes... afin de les faire éclater avec une +incroyable violence. + +Puis Brulart mit au-dessus d'un des barils un pistolet armé et chargé, +dont le canon plongeait dans la poudre. + +Puis il attacha une longue corde à la détente de ce pistolet. + +Pendant cette délicate opération, ses deux confrères se regardaient en +frissonnant, il fallait un geste, un rien pour les faire sauter. Mais +Brulart avait tant de sang-froid et d'adresse!... + +--Montons là-haut--reprit-il en emportant le bout de la grande corde qui +répondait au pistolet--et toi, _Cartahut_, tu resteras ici... + +Le malheureux mousse jeta un cri d'effroi. + +--Allons--dit Brulart, non, je ne t'y laisserai pas tout-à fait, +seulement, ferme et calfate bien l'entrée du petit panneau.... Nous +allons t'attendre sur le pont...--et il poussait du coude ses acolytes +comme pour les prévenir d'une intention plaisante. + +J'oubliais de dire qu'il restait une ou deux douzaines de nègres dans le +faux pont, de ceux que le Borgne n'avait pas désignés comme devant aller +à bord de la goëlette.... + +Cartahut ferma, verrouilla le petit panneau, et sortit par le grand.... + +Alors Brulart, avant de recouvrir cette ouverture avec la planche carrée +destinée à cet effet, attacha au-dessous de cette planche, du côté qui +donnait dans le faux pont, attacha, dis-je, la corde qui répondait à +son pétard, et replaça ce couvercle sur le panneau à demi ouvert. + +--Comprenez-vous?--dit-il aux deux autres qui suivaient ses mouvements +avec une impatiente curiosité. + +--Non... capitaine.... + +--Vous êtes des bêtes... je... mais nous causerons de ça à bord de _la +Hyène_; toi, le Borgne, laisse le brick amure comme il l'est, laisse-le +en panne et suis-moi. + +Or tous trois descendirent dans la yole amarrée aux flancs du brick, +suivis de _Cartahut_ qui l'avait échappé belle... ma foi, et le Malais +et le Borgne ramant avec ardeur, ils atteignent _la Hyène_ en un +instant.... + +À peine Brulart fut-il sur le pont, que, de sa grosse et tonnante voix, +il cria.... + +--Brassez bâbord, laissez arriver vent arrière, amurez toutes les +voiles, toutes, à chavirer s'il le faut... mais filons vite, car la +camarade... nous apprête une chasse. + +Et la nuit devenant plus claire, il montrait la frégate qui était à deux +ou trois portées de canon.... + +_La Hyène_ sentit bientôt cette augmentation de voiles, et vola avec une +inconcevable rapidité sur la surface de la mer, favorisée par une bonne +brise.... + +--Eh bien... vous abandonnez donc le brick, capitaine--crièrent le +Borgne et le Malais. + +--Je le crois bien... mais voici la chose: comme vous voyez, il reste en +panne dans l'air de vent de la frégate; nous sommes deux navires, elle +est seule, il faut choisir, elle pique d'abord droit au cul lourd, au +bâtiment en panne, ou ne se défie pas de ça, un vrai bateau marchand; +elle s'approche à petite portée de voix... et se met à héler... pas un +mot de réponse; embêtée de ça, elle envoie du monde à bord, on +monte,--personne...--on va au petit panneau... fermé, verrouillé, on va +au grand.... Bon--font-ils, il est à moitié ouvert, ils veulent l'ouvrir +tout-à-fait, ils soulèvent le couvercle, la corde raidit, la détente +part... et allez donc, six cents livres de poudre en feu. Avis aux +amateurs! + +--Quel homme...--se dirent des yeux le Borgne et le Malais.... + +--Vous voyez la chose, le brûlot éclate, désempare la frégate ou à peu +près, lui tue un monde fou, si proche, c'est une bénédiction! elle ne +pense pas à nous poursuivre; nous profitons de ça pour filer, et dans +deux jours nous sommes à la Jamaïque... à boire.... + +Et il se dit en lui-même: _quel vilain rêve_. + +Le pont de _la Hyène_ offrait un singulier spectacle: encombré de nègres +et de matelots, chargé de plus du double de monde qu'il n'en pouvait +contenir; vrai, c'était à faire pitié que de voir ces noirs, enchaînés, +battus, foulés aux pieds pendant les manoeuvres, ne sachant où se mettre, +et roués de coups par les marins. + +--Avant qu'il soit dix minutes--murmura Brulart--vous verrez l'effet de +ma mécanique. + +À peine achevait-il ces mots, qu'une immense clarté illumina le ciel et +l'Océan, une énorme colonne de fumée blanche et compacte se déroula en +larges volutes, et la goëlette trembla dans sa membrure au bruit d'une +épouvantable détonation. + +...C'était cette pauvre _Catherine_ qui sautait en l'air, en couvrant +sans doute la frégate _le Cambrian_ de ses débris enflammés, tuant +peut-être son jeune et brave commandant, son bon et gourmand docteur, +son petit commissaire, malgré sa tante... que sais-je, moi? + +Pauvre _Catherine_, adieu! laissez-moi lui donner un regret! + +Adieu, c'en est donc fait; aussi bien tu devais suivre la destinée de +ton capitaine, du bon et digne Benoît, car sans lui que serais-tu +devenu, pauvre cher brick?... quelque infâme bâtiment pirate.... Toi, +accoutumé aux jurons si chastes, si candides de Claude-Borromée-Martial, +tu aurais peut-être retenti d'ignobles et crapuleux blasphèmes! +d'infâmes orgies eussent souillé la blancheur virginale de ton plancher, +tes mâts en auraient frémi d'indignation, et, au lieu de voir pendre à +tes jolies vergues luisantes l'habit et le pantalon _habillé_ de ton bon +capitaine qui soignait si bien sa modeste garde-robe, on les aurait +peut-être vues fléchir, ces jolies vergues, sous les balancements de +cadavres pendus ça et là. + +Ainsi, repose en paix, _Catherine_, tu as trouvé un tombeau digne de +toi, mieux vaut cent fois pour tombe la profondeur transparente de +l'Océan, que les lourds et chauds estomacs des _petits Namaquois_.... + +Et certes, Benoît le dirait, s'il vivait, s'il n'avait pas été digéré; +le pauvre homme.... + +Adieu donc encore... adieu, _Catherine_... que les vagues te soient +légères. + + * * * * * + +On ne peut se faire une idée du transport, du délire que cet événement +excita à bord de _la Hyène_: c'étaient des cris, des battements de mains +à la faire sombrer; Brulart surtout ne se possédait pas de joie, il +sautait, gambadait, tonnait, ravi de voir la réussite de sa _ruse_.... + +Au lever du soleil il avait perdu la frégate de vue. + +Le surlendemain, sur les quatre heures du soir, il débarquait ses nègres +à la Jamaïque, près de l'anse Carbet... sur l'habitation de M. Wil, +brave colon, une de ses plus anciennes pratiques. + +Par exemple, sur les noirs sauvés du brick, il n'en restait que dix-sept +et Atar-Gull. La cargaison de la goëlette avait moins souffert, il en +restait les deux tiers, somme toute:--il jouissait de quarante-sept +nègres ou négresses qu'il vendit, l'un dans l'autre, quinze cents francs +pièce, c'était donné.... + +Tom Wil le paya comptant, mais il l'engagea à ne pas faire un long +séjour dans la colonie, par mesure de prudence.... + +Brulart goûta d'autant plus cet avis qu'il se souvenait de l'espièglerie +faite à la frégate; or, il mit bientôt à la voile pour Saint-Thomas, en +se proposant de renouveler _sa tontine_ s'il en trouvait l'occasion, car +Tom Wil lui avait appris que, comptant marier sa fille, il lui faudrait +alors monter l'atelier qu'il lui donnait en dot, et que lui, Brulart, +étant raisonnable, il voulait le charger de cette fourniture. + +Brulart partit donc, et de quelque temps on n'en entendit plus parler. + + + + +CHAPITRE III. + + Sucre, café, coton, indigo, rhum, + tafia.--Exportation.--0000000000. + --Frais bruts.--0000000000.--Gain. + --00000. + + B. POIVRE .--_Économie politique_. + + C'est qu'il y a certains personnages + dont on s'est fait une habitude de rire, + et qu'on ne plaint de rien. + + DIDEROT .--_Romans_. + +LE COLON. + + +C'était un digne et honnête homme que ce bon M. Wil, un des plus riches +colons de la Jamaïque: il était riche, puisque ses plantations +s'étendaient depuis la pointe de l'Acoma jusqu'au Carbet; il était bon, +car ses voisins le taxaient de faiblesse envers ses noirs. + +Le fait est que M. Wil recevait _le Times_; aussi l'esprit négrophile de +cette feuille avait-il développé en lui des sentiments de philanthropie +qui seraient peut-être restés enfouis au fond de son coeur, si leur germe +n'avait été fécondé par la lecture de cette estimable feuille; lecture +que le colon comparait poétiquement à la bienfaisante rosée qui fait +poindre et éclore les cannes à sucre, car le colon avait quelques +lettres, et lisait bien autre chose que le _code noir_ ou la +_mercuriale_ de la Jamaïque. + +Or, un matin, environ deux mois après la visite de Brulart, M. Wil fut +inspecter sa sucrerie de l'Anse aux Bananiers, dont les ateliers étaient +presque tous montés avec les noirs de feu le capitaine Benoît. Grands et +petits Namaquois y vivaient en bonne intelligence, la _rigoise_ du +commandeur avant éteint toutes les haines, nivelé tous les caractères. + +M. Wil partit donc un matin; devant lui deux nègres armés de coutelas +marchaient pieds nus; ces fidèles serviteurs, couverts de simples +caleçons de toile, devaient, en abattant des haziers épineux, frayer un +chemin plus facile à la mule de leur maître, écarter des ronces qui +l'auraient blessé, et surtout détruire les reptiles, si nombreux dans +cette partie de la colonie, qui pouvaient piquer mortellement cette +belle bête, que M. Wil n'eût pas donnée pour trois cents gourdes, tant +elle avait de bonnes et franches allures. + +On arriva.--Le commandeur de l'habitation fouettait un nègre, attaché à +un poteau. + +--Holà! Tomy--dit M. Wil--qu'a fait cet esclave? + +--Maître, il arrive de la Geole, il s'était enfui _marron_[8]. Son +_droit_ est de cinquante coups de fouet, mais comme vous avez été assez +bon pour réduire toutes les peines de moitié, ça ne nous fait que +vingt-cinq, et je suis au douzième.... + +--Continue...--dit le Titus--et il s'en fut aux acclamations de ses +nègres, réellement fiers d'avoir un si doux maître. + +Il entra dans le moulin à sucre: cette machine se compose de deux +énormes cylindres de pierre, qui tournent sur leur axe, en laissant +entre eux deux un étroit intervalle, dans lequel on introduit des bottes +de cannes à sucre, que l'on avance à mesure que le mouvement de rotation +les attire et les broie.... + +Comme le colon marchait sur des feuilles de palmier, dont on avait +jonché le sol, il ne fut point entendu d'une jeune négresse qui +présentait des cannes au moulin. + +Mais ce n'était pas le moulin que regardait la pauvre fille! + +Ses yeux étaient tournés vers un jeune, beau, grand nègre... aux yeux +vifs, aux dents blanches... à la peau noire et luisante.... + +Or, _Atar-Gull_, car c'était lui, s'approchait quelquefois pour +effleurer les lèvres vermeilles de la négresse; mais elle baissait la +tête, et la bouche de son amant ne rencontrait que ses cheveux longs et +doux. + +Alors elle riait aux éclats, la pauvre fille... et les deux cylindres +attiraient toujours les bottes de cannes, et elle, suivant leur +mouvement, approchait de la meule sans y penser, occupée qu'elle était +des tendres propos de son amant. + +Le père Wil voyait tout cela et se mourait d'envie de châtier un peu ces +fainéants; mais il contint sa colère... + +--Karina--disait _Atar-Gull_ dans sa belle langue caffre, si suave, si +expressive--Karina, tu me refuses un baiser, et pourtant je t'ai fait de +beaux colliers avec les graines rouges du caïtier; pour toi, j'ai +souvent surpris l'anoli aux écailles bleues et dorées, je t'ai donné un +madras qui eût fait envie à la plus belle mulâtresse de la Basse-Terre; +vingt fois, j'ai porté tes fardeaux; ces cicatrices profondes prouvent +que j'ai reçu pour toi la punition que tu méritais, quand tu laissais +échapper le ramier favori du maître... et pour tout cela un baiser... un +seul.... + +Karina n'était pas ingrate, non; aussi elle avançait en souriant ses +lèvres de corail... lorsqu'elle poussa un cri horrible, un cri qui fit +retourner le colon, car il cherchait déjà le commandeur pour livrer à +son fouet la négresse indolente et rieuse. + +Toute à son amour, avançant toujours machinalement, sa main vers le +moulin, la malheureuse ne s'était pas aperçue qu'il ne restait plus de +cannes à moudre, et au moment où _Atar-Gull_ l'embrassait... elle +engageait sa main entre les deux cylindres qui, continuant leur +mouvement d'attraction, l'eurent bientôt écrasée; l'avant-bras suivait +la main, lorsque le nègre sauta sur la hache de salut[9], et d'un coup +sépara le bras de l'avant-bras, qui disparut broyé entre les deux +meules.... + +Le commandeur accourut aux cris du bonhomme Wil, et à ceux des noirs.... + +On transporta Karina à l'infirmerie où elle fut parfaitement soignée. + +Avec un maître moins humain que le colon, elle eût reçu une vigoureuse +correction à sa convalescence, car enfin elle ne perdait à tout cela +qu'un bras, le propriétaire y perdait au moins cent gourdes.... + +--Que décidez-vous de ce gaillard?--demanda le commandeur--il mérite +quelque chose pour avoir retardé la fabrication et détérioré une de vos +esclaves? + +--Sa conduite? + +--Pour ce qui est de cela, monsieur Wil, excellente: travailleur comme +un bison, un peu taciturne, mais doux comme un agneau, pas plus de fiel +qu'un pigeon.... + +--Vraiment; pardieu, alors je l'emmène avec moi... justement cet animal +de Cham, à qui j'ai donné la direction de mes chiens, se néglige de jour +en jour... je te l'enverrai pour remplacer celui-ci à l'atelier.... +Parle-t-il un peu anglais? + +--Quelques mots de patois, il commence; mais il entend très-bien les +signes. + +--Allons, c'est dit, je le prends... mais avant, pour ne pas encourager +de telles dégradations, fais-lui administrer quelque chose... un rien... +pour l'exemple, et fais vite... car ma femme et Jenny m'attendent pour +déjeuner, et je veux rentrer avant la chaleur.... + +--Alors, monsieur Wil, la douzaine.... + +--Comment! la douzaine? + +--Oui, monsieur--répondit le commandeur en agitant son fouet.... + +--Ah!... je n'y étais, ma foi, pas du tout; oui, oui, la douzaine... et +envoie-le-moi tout de suite.... + +Atar-Gull fut donc attaché et fouetté. + +Son calme, son sourire doux ne l'abandonnèrent pas un instant; pas une +plainte, pas un gémissement; c'était plutôt avec une expression de joie +et de contentement qu'il recevait les coups.... + +Et au fait, le pauvre garçon, tout le servait à souhait; depuis une +certaine aventure, il n'avait eu qu'un but, celui de se rapprocher de M. +Wil, d'être autant que possible admis dans son intérieur, car il vivait +maintenant de deux haines bien distinctes:--Brulart et le colon. + +Et encore la haine qu'il portait à Brulart était-elle pâle et froide +auprès de celle qu'il avait vouée au bon homme Wil. + +Aussi sa conduite sage, laborieuse, réglée, soumise, portait déjà son +fruit; car, avant la correction, et comme pour la lui faire endurer plus +patiemment, le commandeur lui avait expliqué qu'il allait suivre le +colon, et que c'était à sa bonne conduite qu'il devait cette faveur +inespérée. + +Comment, après cela, n'eût-il pas béni cent fois les coups! n'eût-il pas +baisé les lanières qui le déchiraient! + +Quand on eut fini, Atar-Gull fit un paquet du peu qu'il possédait, et +courut tenir l'étrier de M. Wil qui, flatté de son activité et de son +peu de rancune, lui tapa légèrement la joue d'un air riant et paternel. + +Atar-Gull partit sans même voir Karina.... Il s'agissait bien d'amour +vraiment.... + +Qu'est-ce que l'amour, dites-moi, en présence d'une bonne haine +africaine, profonde et vivace? + +Quand le colon arriva près du Carbet, le soleil était fort ardent; aussi +commençait-il à regretter son grand parasol, et à se tourmenter sur sa +mule, lorsqu'une voix bien connue le fit tressaillir.... + +Il parcourait une longue avenue d'épais tamarins, entourés de lianes et +de haziers, lorsque d'un des côtés accourut, toute gaie, toute +palpitante, toute rose, une ravissante jeune fille.... + +C'était Jenny.... + +Et puis derrière elle, un beau jeune homme qui portait le parasol tant +désiré... et donnait le bras à une femme à cheveux gris, un peu +courbée.... + +C'était Théodrick et madame Wil.... + +--Prends garde, prends garde, ma Jenny--dit le colon...--tu vas faire +écraser tes petits pieds par la _biche_ (c'était le nom de sa mule). + +Et au fait, la jeune folle se précipitait sur la main de son père +qu'elle baisait avec tendresse, sans craindre les atteintes de la +_biche_; et, comme son grand chapeau de paille tomba, ses jolis yeux +disparurent presque sous ses beaux cheveux blonds tout bouclés.... + +--Pauvre père--dit-elle en attachant sur le colon un regard tendre et +inquiet--comme il a chaud... et nous avions oublié ce parasol... c'est +la faute de Théodrick aussi.... + +--Ah!... Jenny... tu vas gronder ton Théodrick. + +Madame Wil approcha.... + +--Eh bien! mon ami, tu dois être fatigué.... + +--Voulez-vous descendre de mule, monsieur Wil?--demanda Théodrick avec +intérêt. + +--Non, mes enfants, non, je me trouve très-bien... quelle est la fatigue +qui ne s'oublierait pas avec une réception aussi cordiale?... Pourtant +j'aime mieux finir la route à pied... avec vous.... + +Et le colon descendit de sa monture, la flatta un peu de sa grosse main, +et la remit à un des nègres qui l'avaient suivi. + +--Quel est ce nouveau venu?--demanda madame Wil en montrant Atar-Gull. + +--Un diamant... un vrai diamant, à ce que m'a assuré Jacob... je vais +lui donner la place de ce paresseux de Cham[10].... + +--Tu es bien sûr au moins de cet esclave, mon ami.... + +--Tu sais que Jacob s'y connaît.... Allons, allons, marchons vite, je me +sens en appétit.... + +--Vous aurez de quoi le satisfaire, monsieur--dit d'un air sérieusement +comique madame Wil--je crois que Tony s'est surpassé... vous avez des +langoustes au piment, un chou-palmiste au coulis, des.... + +--Tais-toi, tais-toi, ne me dis pas, madame Wil, tu m'ôtes la +surprise.... Mais vois donc Jenny et Théodrick! chers enfants... ils +sont bien faits l'un pour l'autre... qu'ils sont beaux; regarde donc +cette taille, hein... ma Jenny n'est-elle pas une des plus jolies filles +de la Jamaïque?... + +--Dites donc notre Jenny, s'il vous plaît, monsieur Wil--reprit madame +Wil. + +Le colon embrassa joyeusement sa femme pour toute réponse.... + +On arriva enfin dans une salle à manger, fraîche et spacieuse, et toute +cette bonne et honnête famille s'attabla gaîment autour d'un splendide +déjeûner. + +--Faites appeler Cham--dit M. Wil quand il eut pris son thé. + +Au bout d'un quart d'heure, Cham se présenta tout tremblant. + +Le colon à demi couché sur son canapé, tenait un superbe fusil de chasse +dont il s'amusait à faire jouer les ressorts.--Cham--dit le maître--je +m'aperçois de plus en plus de ta négligence; d'abord, tu maigris, tandis +qu'un bon esclave doit toujours être bien portant pour faire honneur à +son maître, et représenter le plus d'argent qu'il peut;--mes chiens de +chasse dépérissaient aussi, je t'en ai ôté la surveillance;--je t'avais +donné la direction de la purgerie, tu t'en acquittes fort mal. Or, tu ne +mettras plus les pieds chez moi, dans la maîtresse case, tu partageras +les travaux des autres esclaves; c'est Atar-Gull--dit-il en montrant le +noir qui, déjà installé dans son poste, était assis aux pieds du colon, +et le rafraîchissait avec un éventail;--c'est Atar-Gull qui te +remplacera.... + +Le pauvre Cham baissa tristement la tête en disant à voix basse: + +--Pardon, maître, pardon, pardon, il y a seulement neuf jours que je +néglige mes devoirs, jusque-là.... + +--Jusque-là, c'est vrai, tu t'étais montré un digne serviteur--dit le +colon en jetant un morceau de sucre à Atar-Gull qui le disputa à un +superbe épagneul--mais depuis il a fallu ma bonté pour ne pas te laisser +mourir sous le fouet du commandeur, car Dieu me damne si je sais à quoi +attribuer ce changement dans ta conduite. + +Alors Cham, comme s'il fût sorti d'un combat qu'il se livrait +intérieurement, articula avec peine et angoisse:--C'est que, depuis +neuf jours, mon fils a disparu, et je ne puis penser qu'à cette perte +cruelle; je l'aimais tant, mon premier né! + +--Ton fils a disparu!--s'écria l'honnête Wil en se levant sur son séant +et ajustant Cham avec son fusil qui, heureusement, n'était pas chargé +(Cham valait au moins trois cents gourdes)--ton fils a disparu, +misérable! un négrillon Congo de la plus belle espèce! Non content de +laisser dépérir mes chiens, de maigrir toi-même, tu _me_ perds ton fils! +mais tu veux donc me ruiner, misérable! songes-y bien!... si, demain, à +pareille heure, ton fils n'est pas retrouvé; si, dans quinze jours, tu +ne commences pas à avoir un embonpoint convenable, tu seras châtié +d'importance; va-t'en, que je ne te voie plus; et toi, mon fidèle +Atar-Gull, tiens, voici une montre que je destinais à cette brute; que +ce soit une récompense et un encouragement; et toi, Cham... sors, ou, +pardieu, tu connaîtras ce que pèse la crosse de mon fusil. + +Cham sortit en jetant un furieux regard sur son rival qui se livrait à +une joie d'enfant en approchant la montre de son oreille pour écouter le +bruit du mouvement. + +Voici donc Atar-Gull en faveur chez le colon. + + + + +CHAPITRE IV. + + Il y a une grande différence, voyez-vous, + entre un capital productif et un capital improductif. + + Car un capital employé _productivement_ + est un des trois grands _agents de la production_, + et prend part aux profits de cette _production_. + + Employer un capital dans la _production_, + c'est avancer les _frais de production_. _La + valeur du produit_ qui en résulte rembourse + cette avance. + + J.-B. SAY.--_Économie politique_, + tome II , p. 255. + + --Sais-tu ce que c'est que ce supplice que + vous font subir durant de longues nuits vos + artères qui bouillonnent, votre coeur qui + crève, votre tête qui rompt, vos dents qui + mordent vos mains; tourmenteurs acharnés + qui vous retournent sans relâche + comme sur un gril ardent?... + + VICTOR HUGO,--_Notre-Dame de Paris_. + +LE PÈRE ET LE FILS. + + +Il est, je crois, nécessaire d'expliquer le motif de la haine que +portait Atar-Gull a M. Wil, qui, par sa conduite, ne paraît peut-être +pas, comme le capitaine Brulart, devoir inspirer cet affreux sentiment à +son esclave. + +Voici le fait: + +C'était quelques vingt jours après l'arrivée des _grands_ et _petits +Namaquois_ dans la colonie. M. Wil dînait ce jour-là chez M. Beufry, +riche et industrieux planteur. + +Quand vint le dessert, l'heure des confidences, les femmes s'en +allèrent, et furent remplacées chacune par une respectable bouteille +d'un excellent et vieux vin de madère... c'était le seul moyen de +compenser la retraite du beau sexe. + +La conversation vint à tomber sur les nègres, les habitations, les +chances, les pertes, les bénéfices, et M. Wil et M. Beufry occupèrent +bientôt l'attention générale, car on avait une entière confiance dans +leurs lumières et dans leur longue expérience. + + +BEUFRY. + +Eh bien, dites-moi, Wil, êtes-vous content de votre acquisition? comment +vont les nouveaux... se font-ils un peu?... + + +WIL. + +Très-bien... très-bien... ce diable de Brulart a la main heureuse, il +les choisit à ravir... je n'en ai perdu que cinq.... + + +BEUFRY. + +Par exemple, que Dieu me damne si je sais comment il y trouve son compte +en les donnant à ce prix.... + + +WIL. + +Ma foi, peu m'importe, c'est la troisième fournée qu'il me procure +depuis dix-huit mois; et il ne m'a jamais trompé... c'est-à-dire... +si... une fois... oh! j'ai été joué... c'est un fin maquignon, allez.... + + +BEUFRY ET LES CONVIVES. + +Contez-nous ça, monsieur Wil, c'est utile.... + + +WIL. + +Eh bien, car je n'y mets pas d'amour-propre, il y a trois mois, il m'a +fourré, au milieu de son avant-dernière fourniture, un vieux, vieux +nègre, auquel il avait teint les cheveux avec du charbon, et qu'il avait +sans doute engraissé avec de la farine, ou je ne sais quoi.--Enfin... +trois jours après son départ, j'envoie faire baigner mes noirs à la mer, +et mon vieil animal me revient les cheveux tout blancs; au bout de cinq +jours, cette graisse factice tombe, car il était soufflé, et je +m'aperçois aux dents, aux plis du front et des yeux, que c'est un homme +d'au moins soixante ans, et si faible, si faible, qu'il est, depuis ce +temps-là incapable de me rendre aucun service, et pourtant le scélérat +mange comme un vautour; aussi c'est un cheval à l'écurie.... Ça fait le +cinquième que je nourris à rien faire... et quand on les a payés des +quinze cents, des deux mille francs, ce n'est pas gai.... + + +BEUFRY. + +C'est un voleur que votre Brulart; mais moi j'ai un moyen bien commode, +non seulement d'éviter la nourriture de mes vieux nègres hors de +service, mais encore de rentrer dans mes fonds, et au-delà.... + + +WIL ET LES CONVIVES. + +Contez-nous ça... c'est un miracle. + + +BEUFRY. + +Du tout, c'est bien simple, vous savez que le gouvernement donne deux +mille francs de tout nègre supplicié pour assassinat ou pour vol, afin +que le propriétaire n'essaie pas de soustraire les coupables à la +justice, dans la crainte de perdre une valeur.... + + +WIL. + +Eh bien?... + + +BEUFRY. + +Eh bien... les gueux de noirs, arrivés surtout à un âge très-avancé, ont +bien toujours quelques peccadilles sur la conscience, c'est impossible +autrement; ainsi, on est toujours sûr de ne pas se tromper; on aposte +donc deux témoins qui affirment l'avoir vu voler, par exemple. Les +preuves ne manquent pas; on l'envoie à la geôle, et s'il est trouvé +coupable, ce qui arrive ordinairement, on le pend... et en échange, on +vous compte deux mille francs écus.... + + +WIL, _avec répugnance_. + +Diable... diable.... + + +BEUFRY. + +N'allez-vous pas faire la petite bouche; au lieu d'un capital +improductif qui vous absorbe encore un intérêt quelconque... vous avez, +par mon procédé... un capital productif qui peut vous rapporter sept et +huit pour cent... c'est hors de toute proportion. + + +WIL. + +Oui, mais c'est un peu dur... de... (_Faisant le geste de pendre_.) + + +BEUFRY. + +Ah! pardieu, s'il s'agissait d'un homme, je ne vous dirais pas un mot de +cela, mes principes sont connus, je crois avoir prouvé dans ce dernier +incendie que j'avais quelque humanité.... + + +WIL. + +C'est vrai; non content d'avoir sauvé ce pauvre Colstrop et ses deux +enfants, vous l'avez aidé à rebâtir sa cafeyrie de vos propres +deniers... mais faire pendre... hum.... + + +BEUFRY. + +Ah! mon Dieu, avez-vous la tête dure.... Supposez qu'une loi vous +dise:--_Chaque mulet atteint de la morve_ (par exemple) _sera détruit, +mais on indemnisera le propriétaire en lui en comptant la valeur_; +est-ce que, si vous pouviez faire passer pour morveux un vieux mulet qui +croupit à rien faire dans votre écurie, vous ne le feriez pas? préférant +avoir deux cents bonnes gourdes bien sonnantes qui vous en +rapporteraient quinze ou vingt, à garder un animal infirme qui vous en +dépense la moitié sans vous rendre aucun service? Que diable! soyez donc +conséquent; pourquoi ne pas faire pour un nègre ce que vous feriez pour +un mulet?... + + +PLUSIEURS VOIX. + +Il a raison,--c'est clair comme deux et deux font quatre.... + + +WIL. + +Pardieu, je le sais bien, je n'aime pas plus qu'un autre à avoir de +l'argent _en friche_, et puisque _Beufry_ s'est servi de cette +combinaison... puisque vous autres ne la désapprouvez pas.... + + +PLUSIEURS VOIX. + +Mais au contraire... nous ferions de même. + + +WIL. + +Au fait: je ne vois pas pourquoi je m'amuserais à jeter de l'argent par +les fenêtres.... Ce qui me retenait, voyez-vous, c'était le respect +humain... parce qu'avant tout, on tient à l'opinion de la société, et, +quand ou est père de famille, quand depuis quarante ans on mène une +conduite irréprochable... on n'aime pas à la voir ternir.... + + +BEUFRY. + +Je ne puis mieux faire que de me citer pour exemple.... + + +WIL. + +Je me rends, mon ami, je me rends; j'étais un fou. Mais dites-moi, le +témoignage de deux blancs suffit-il? + + +BEUFRY. + +Deux blancs suffisent... et on vous débarrasse de votre _capital +improductif_... après quoi, le greffier vous _rembourse_ le pendu en +espèces sonnantes. + + +WIL. + +Pas plus tard que demain, j'en essaierai.... + + +BEUFRY. + +Ah ça, messieurs, c'est assez parler d'affaires; ces dames doivent +s'ennuyer, un dernier verre de vin de Porto, et allons les rejoindre +dans la galerie.... Wil, je vous retiens pour ma partie de tric-trac.... + + +WIL. + +C'est donc une revanche que vous voulez... vous l'aurez... à vos +ordres... mais nous ne jouerons pas tard, car j'ai ma fille un peu +souffrante. + +(_Ils sortent_.) + + * * * * * + +Cinq jours après cette conversation, le bonhomme Wil comptait, en +soupirant un peu, dix piles de quarante gourdes chacune.... (Oh! dans ce +doux pays les exécutions et les procédures marchent grand train, grâce à +la justice coloniale.) + +Mais la cabane du vieux Job était déserte.... + +Seulement deux ou trois petits enfants pleuraient assis à la porte, car +le pauvre vieux Job, qui ne pouvait plus travailler, aimait à s'asseoir +au soleil et à faire des jouets en bois de palmier pour tous les +négrillons de son voisinage... qui sautaient de joie et battaient des +mains à son approche... en criant:--Voilà le père Job... hé! bon Job.... + +Aussi ils pleuraient le vieux nègre, dont le cadavre se balançait, +accroché au gibet de la savane, et qui ainsi ne coûtait plus rien à son +maître. + +Le lendemain de l'exécution, il était nuit, mais une nuit des tropiques, +une belle nuit claire et transparente, inondée de la molle clarté de la +lune. + +Les noirs s'étaient agenouillés au dernier coup de cloche, car M. Wil, +sa femme et sa fille leur avaient donné l'exemple, en commençant la +prière commune à haute voix. + +Et c'était un grand et noble spectacle que de voir le maître et +l'esclave égaux devant le Créateur, se courbant ensemble, prier de la +même prière sous la voûte azurée du firmament, toute étincelante du feu +des étoiles. + +Autour d'eux... pas le plus léger bruit... on n'entendait que la voix +grave et sonore du colon, et par instant le timbre pur et argentin de +celle de Jenny, qui répétait une phrase sainte avec sa mère. + +Les palmiers agitaient en silence leurs grandes feuilles vernissées, et +les fleurs du caféyer, s'ouvrant à la fraîcheur de la nuit, répandaient +une senteur délicieuse. + +Après la prière, les nègres allèrent se reposer ou errer dans les +savanes, car on leur accordait cette permission. + +Atar-Gull ne pouvait dormir la nuit lui.... + +Oh! la nuit, il aimait à errer seul, c'était l'unique instant où il +pouvait quitter son masque d'humble et basse soumission, son doux et +tendre sourire. + +Il fallait alors le voir bondir, haletant, crispé, furieux, se rouler en +rugissant comme un lion, et mordre la terre avec rage, en pensant aux +outrages, aux coups de chaque jour! + +En pensant à Brulart, qu'il espérait revoir tôt ou tard; au colon qui +l'avait fait battre, et avait pour lui une pitié insultante, un +attachement d'homme à bête, de maître à chien! Alors ses yeux +étincelaient dans l'ombre, ses dents s'entre-choquaient. + +Et voyez quelle puissance il avait sur lui-même!... avec ce caractère +indomptable et sauvage, cette énergie dévorante, dans le jour, il +souriait à chaque coup qu'il recevait, et baisait la main qui le +frappait. + +Il fallait pour arriver à ce résultat incroyable une idée fixe, arrêtée, +immuable, à laquelle le nègre fait tous les sacrifices: + +La vengeance! + +Et encore cette vengeance n'était motivée que par la brutalité de +Brulart, et la rage de se voir esclave; mais à quel degré d'intensité +arriva-t-elle, mon Dieu! quand il sut ce que vous allez savoir. + +Entraîné dans une course rapide, ce malheureux bondissait ça et là comme +pour s'échapper à lui-même.... + +En vain l'air pur et embaumé, la douce solitude de la nuit venaient +rafraîchir ses sens. + +Toujours courant, il arriva près d'une savane déserte, que la lune +couvrait d'une nappe de pâle lumière. + +Au milieu s'élevait un gibet. + +Après le gibet était accroché un noir, c'était le vieux Job. + +Atar-Gull, sortant des allées sombres et obscures qui entouraient cet +espace nu et découvert, fut comme ébloui de cette clarté resplendissante +qui argentait les longues herbes de la savane, et le rideau de tamarins +et de mangotiers qui l'ombrageaient. + +Mais bientôt il fut saisi d'un inexplicable sentiment de douleur en +voyant ce gibet noir et ce corps noir, qui se dressaient et se +découpaient si sombres sur les feuilles brillantes et nacrées de la +forêt. + +Il s'approcha plus près.... + +Plus près encore.... + +Ses jambes fléchirent... il tomba... la face contre terre.... + +Après être resté quelques minutes dans cette position, il se releva, et +s'élançant comme un tigre, sauta d'un bond sur la fourche du gibet. + +Arrivé là, il poussa un cri... un cri dont vous comprendrez l'expression +quand vous saurez que le malheureux venait de reconnaître.... + +SON PÈRE!!! + +Son père, le vieux Job! vendu comme lui, victime de la traite, et volé +peut-être par Brulart à quelque autre Benoît. + +Atar-Gull ne conserva plus aucun doute quand il eut vu une espèce de +talisman ou de fétiche que le vieillard portait au cou.... + +Couper la corde qui attachait le cadavre à la potence, le prendre sur +ses épaules et fuir dans les bois avec ce précieux fardeau, ce fut +l'affaire d'un moment pour Atar-Gull. + +--Il est de ces douleurs qui ont besoin d'ombre et de profonde +solitude.... + + * * * * * + +Le lendemain, au premier coup de cloche, Atar-Gull était déjà rendu à +l'atelier, toujours avec sa bonne figure ouverte et franche, son éternel +sourire qui laissait voir ses dents blanches et aiguës.... + +Et voilà pourquoi M. Wil partageait avec Brulart le privilège d'occuper +incessamment l'imagination d'Atar-Gull, d'autant plus que Cham, auquel +Atar-Gull avait fait sa confidence, que Cham, auquel cinq ans de séjour +dans la colonie et dans l'intérieur du colon avaient donné quelque +habitude et quelque connaissance des spéculations des planteurs, mit +charitablement Atar-Gull au fait des causes et résultats de la mort de +son père.... + +--Quant au cadavre du vieux Job, on ne le retrouva plus, et on pensa sur +l'habitation que les _empoisonneurs_ s'en étaient emparés pour +quelques-unes de leurs opérations magiques. + +On conçoit maintenant, je crois, la haine du noir pour cet estimable +colon, et quelle dut être sa joie lorsqu'il put soupçonner que son +service presque intime le mettrait à même de se venger; aussi, pendant +cinq mois qui servirent d'essai, d'épreuves, il étonna tellement M. Wil +par son zèle, par son dévoûment, son activité, que le colon le proclama +le modèle des bons serviteurs, l'éleva à la dignité de valet de +chambre, et mit en lui sa plus entière confiance. + +Cet engouement est d'ailleurs un des traits caractéristiques des colons. + +Ainsi Atar-Gull fut chargé de surveiller les préparatifs de la fête qui +devait précéder les fiançailles de la jolie Jenny et de Théodrick. + + + + +LIVRE V. + + + + +CHAPITRE I. + + Les étreintes caressantes, le frémissement + de leurs mains enlacées, l'expression si + éloquente de leurs regards, qui disaient + tout, et ne disaient jamais trop; ce langage, + semblable à celui des oiseaux, connu des + amants, ou du moins n'ayant un sens que + pour eux, ces phrases qui font sourire, + et qui sembleraient absurdes à ceux qui ont + cessé de les entendre, ou qui ne les ont + jamais entendues.--Tels étaient leurs plaisirs.--Car + c'étaient encore deux enfants. + + BYRON.--_Don Juan_, chap. IV, st. XIV. + + Cette âme tomba dans une nuit profonde, + la mélancolie du misérable devint incurable + et complète. + + VICTOR HUGO.--_Notre-Dame de Paris_. + +FÊTE. + + +Heureux Théodrick!... heureuse Jenny! voici donc enfin ce jour de +fiançailles si impatiemment désiré.... Ne baisse pas tes beaux yeux... +Jenny... laisses-y briller tout le bonheur que tu éprouves, cette +expression rayonnante le rend si heureux, ton amant... qui, retiré dans +un coin obscur des immenses salons du bonhomme Wil, ne te quitte pas du +regard. + +Si tu savais comme son coeur se dilate, s'épanouit en voyant les hommages +qui t'environnent, et l'influence que ta beauté, que ta douceur exercent +sur cette foule toujours envieuse ou injuste! + +Il se dit:--Mon avenir est à jamais fixé! c'est une longue suite de +jours riants et paisibles. «_Elle_ et _moi_», ma vie se résume dans ces +deux mots; vrai, je suis trop heureux. + +Et ses yeux se mouillaient de larmes en la contemplant avec amour et +reconnaissance. + +Or, cette impression douce et pleine de charmes fut comme sympathique... +car au même instant Jenny fixa sur lui ses deux grands yeux humides +aussi... + +Mais un troisième regard, se bifurquant, pour ainsi dire, se partageait +entre les deux fiancés. + +C'était celui d'_Atar-Gull_. + +Placé dans l'embrasure d'une fenêtre, tout en activant le service des +nègres, sa bouche conservait toujours ce sourire stéréotypé que vous +connaissez... et il regardait Théodrick et Jenny d'un air joyeux. + +--Oh!--pensait-il en lui-même--que les voilà satisfaits, riches, beaux +et jeunes... et leur père... lui aussi est heureux de leur bonheur... un +père!--un père... c'est pour ce blanc, un ami tendre, un homme qui lui +donne de l'or et une belle jeune fille... une riche habitation et +beaucoup d'esclaves. + +Pour moi... un père, c'est un cadavre pendu à un gibet!... + +Pour eux la vie, ce sont des instants qui fuient rapides... car ils +comptent le temps, non par heures, mais par plaisirs... + +Pour moi la vie, c'est l'esclavage, le travail et les coups.... + +Oh! mais aussi j'ai un bonheur, moi; c'est de tenir ces brillantes et +joyeuses destinées dans ma main d'esclave, au bout de mon couteau! c'est +de pouvoir me dire:--À l'instant, si je veux, je fais un cercueil de ce +lit nuptial, une orpheline de cette fille, un veuf de ce jeune homme, +des larmes de ces rires... + +Mon bonheur! c'est de me dire:--Et ce sera un jour, un jour! par moi, +moi seul! cette famille sera exterminée! et pourtant le dernier me +serrera encore la main, en me disant: brave et digne serviteur, je te +bénis. + +Et il continuait son bon et touchant regard, de telle façon que +Théodrick et Jenny, le rencontrant fixé sur eux, se dirent d'un coup +d'oeil:--Brave Atar-Gull!... voilà un esclave sûr et dévoué... + +--Allons donc, allons donc, paresseux--dit le bonhomme Wil en prenant +doucement le nègre par l'oreille--le service languit par là... on voit +bien que tu n'y es pas.... + +_Atar-Gull_, saluant, disparut vite, et obéit avec une admirable +activité... + +Tous les colons de la Jamaïque semblaient s'être donné rendez-vous dans +la maison vaste et commode du père de Jenny, et c'est à peine si la +belle habitation pouvait contenir cette foule de visiteurs.... + +Au milieu de la grande galerie boisée de cèdre et d'acap, éclairée par +mille bougies odorantes, des nègres richement habillés offraient tour à +tour les ananas et les pastèques sortant des glacières, les longues +bananes si douces au goût, l'avocat ou beurre végétal qui renferme une +crème parfumée, la goiave, le gingembre, la pomme rose, et une foule de +fruits cristallisés dans un sucre brillant et candi, qui étincelaient +comme des diamants; et puis deux maîtres d'hôtel mulâtres faisaient +circuler de larges jattes de punch au rhum et au tafia, que l'on servait +avec de petites tranches de choux-palmistes saupoudrées de sucre et de +vanille; vrai, c'était alors un élysée que le salon du bonhomme Wil. + +Là se pressaient, se heurtaient de fringantes créoles aux yeux noirs et +brillants, rieuses, souples et légères comme les filles de Grenade; à +leur gai sourire, au piquant abandon de leur toilette, on reconnaissait +les brunes Jamaïquaises. + +Les unes, couchées dans des hamacs de mille couleurs qui pendaient au +plafond d'une galerie, se laissaient mollement balancer, et, rapides, +effleurant le sol de leurs jolis pieds, agitaient en riant les plumes +bigarrées de leurs éventails. + +Les autres, réunies ensemble, se faisaient de ces naïves et joyeuses +confidences de femmes; c'étaient des petits éclats de rire doux et +frais, un peu comprimés par la présence des graves parents. + +Et puis, si un indiscret et hardi jeune homme s'approchait de ce +ravissant groupe de figures malignes et vives, de blanches épaules, de +cheveux parfumés, de gazes, de rubans et de fleurs... tout cela se +divisait, disparaissait, fuyait comme une volée de tourterelles à +l'approche d'un milan. + +Et le bonhomme Wil et sa femme allaient et venaient, recevaient les +félicitations de chacun avec franchise et cordialité... ivres qu'ils +étaient du bonheur de leur enfant. + +--Votre fête est charmante, mon cher Wil--lui dit le colon Beufry +(l'homme qui faisait pendre ses nègres pour 1500 francs)--mais +permettez-moi de vous présenter M. Pleyston, lieutenant en pied de la +frégate _le Cambrian_, qui vient de mouiller dans notre rade; M. _Peel_, +médecin du même navire, et M. _Delly_, commissaire du bord. + +--Messieurs, soyez les bienvenus, votre présence ne peut que m'être +infiniment agréable, et surtout dans un jour comme celui-ci. + +C'était une partie de l'état-major de la frégate que Brulart avait tenté +de faire sauter au moyen de la pauvre _Catherine_, qu'il avait installée +en brûlot, comme on sait. + +Après quelques civilités... le colon, s'adressant au commissaire, dont +la petite voix et l'air féminin lui inspiraient plus de confiance: + +--Pardon, monsieur, de l'indiscrétion; mais mon correspondant de +Portsmouth m'avait annoncé qu'un des officiers les plus distingués de +notre marine, sir Edwards Burnett, commandait _le Cambrian_, et j'aurais +même quelques commissions pour lui... ne le verrons-nous donc pas +aujourd'hui? + +--Hélas! monsieur--dit le petit jeune homme en pâlissant, je vous en +supplie... par pitié... parlons d'autres choses... tenez, voyez... comme +je suis agité... seulement que de penser à cet horrible événement. + +Et, au fait, le pauvre commissaire tremblait de tous ses membres. + +--Mon Dieu! je suis désolé, monsieur,--reprit l'honnête colon--d'avoir, +sans y songer, éveillé sans doute de pénibles souvenirs.... Est-ce qu'un +malheur serait arrivé à.... + +--Grâce... monsieur... ne m'en parlez pas...--dit le jeune homme, qui se +perdit au milieu de la foule.... + +Diable!--se dit Wil--cela m'inquiète.... Voyons, il faut en interroger +un autre qui soit moins nerveux,--et justement il avisa la figure pleine +et vermeille du docteur Peel, qui causait avec Beufry, tenant d'une main +un verre de punch, et de l'autre une tranche de chou-palmiste. + +--Ah! monsieur--répondit l'Esculape après avoir entendu la question du +colon--ah! monsieur,--et il vida son verre avec un long et bruyant +soupir, essuya sa bouche, et prit Wil par le bras--c'est une bien +affreuse histoire: écoutez-la donc, vous frémirez.... + +Sachez que nous rencontrâmes, il y a environ cinq mois, à cinquante +lieues de la Jamaïque, un matelot attaché sur deux cadavres de +négresses, et abandonné en pleine mer sur une cage à poules.... + +--C'est affreux--dit Wil. + +--Ne m'interrompez pas, s'il vous plaît. Nous recueillons ce misérable, +et il nous apprend qu'un infâme pirate, à bord duquel il était +d'ailleurs engagé, que l'infâme pirate, dis-je, pour le punir d'une +légère infraction à ses ordres, l'a fait jeter à la mer, ainsi que vous +savez, et que le forban a le cap sur la Jamaïque.... Notre pauvre +commandant, un digne et brave jeune homme, fait tenir la même route.... +Or, la nuit même, sur les quatre heures... on signale deux voiles à +bâbord... et bientôt on les reconnaît pour le brick et la goélette +montés par cet infâme scélérat et par un de ses acolytes.... + +Nous faisons force de voiles, et au point du jour nous n'en étions qu'à +deux portées de canon. + +Alors... que voyons-nous? la goélette, mâtée d'une inconcevable hauteur, +filer vent arrière... mais d'une vitesse... d'une vitesse dont on n'a +pas d'idée... laissant le brick en panne. Il n'y avait pas à balancer, +il fallait choisir entre l'une ou l'autre, comme vous pensez.... + +Le commandant fit donc tenir le travers, afin de mettre garnison à bord +du brick pour pouvoir continuer de donner la chasse à la goélette. + +Nous nous approchons à portée de fusil, et l'on envoie quarante hommes +bien armés dans la chaloupe, sous la conduite d'un lieutenant, pour +s'emparer du brick, qui ne bougeait pas plus qu'un poisson mort. + +Mon Dieu! je les vois comme si j'y étais: ils accostent et montent tous +sur le pont de l'infernal bâtiment, quatre hommes seulement restent dans +la chaloupe; le lieutenant, arrivé sur les passe-avant, divisa son monde +en deux escouades, et, entendant des cris dans le faux pont, ordonna à +la première d'y descendre par le petit panneau; on essaie en vain, il +était verrouillé en dedans.... + +Un jeune aspirant s'écria:--Lieutenant, le grand panneau est à moitié +ouvert. + +--Eh bien! ouvrez-le tout-à-fait...--dit l'officier. Le pauvre enfant se +baisse, attire la lourde planche...--Ah! monsieur...--dit le docteur en +pâlissant. + +--Eh bien!... eh bien!--fit l'honnête Wil. + +--Eh bien! monsieur, une effroyable détonation se fait entendre, nous +sommes à l'instant couverts de débris, de flammes et de feu; le pont de +la frégate est jonché de cadavres, d'éclats de mâts et de vergues; notre +beaupré et notre guibre sont fracassés, et notre brave et jeune +commandant écrasé sous une énorme poutre lancée en l'air par l'explosion +du brick. + +--Dieu du ciel!... c'était donc un brûlot? + +--Hélas! oui, que cet infâme négrier avait laissé là, espérant qu'à +l'aide de cette horrible, infernale invention, il aurait le temps de +disparaître. Le monstre ne se trompait malheureusement pas; nous eûmes +cinquante blessés, trente-cinq morts, sans compter notre jeune +commandant... un officier d'une si haute et si brillante expérience.... + +Enfin, le misérable pirate nous échappa, comme bien vous pouvez penser; +nous fûmes relâcher à Porto-Rico, dont nous étions heureusement près, +pour nous radouber, et nous venons ici faire de l'eau et repartir pour +l'Angleterre. + +Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous apprendre sur notre brave et +malheureux sir Edwards--dit le docteur en essuyant une larme et en +demandant un verre de punch. + +--D'après tout ce que je vois--se dit le colon--ce gredin n'est autre +que Brulart, c'est un de ses tours.... Mais aussi pourquoi diable +s'avisent-ils d'empêcher la traite?... C'est le bon Dieu qui les +punit.... + +Peu à peu les invités de M. Wil se séparèrent, et avant minuit il +restait seul avec sa femme, Théodrick et Jenny.... + +Suivant son antique et respectable coutume, il baisa sa fille au front, +et la bénit après la prière du soir, qu'ils firent ensemble. + +Bientôt toute cette honnête famille dormait profondément, bercée par +l'espérance du lendemain, car le lendemain était la veille du jour de +noces, du beau jour de noces de Théodrick et de Jenny. + +--Atar-Gull--avait dit le bon Wil avant de s'endormir--comme tu t'es +surpassé aujourd'hui, voici pour toi.... + +Et il lui donna une fort belle chaîne de montre.... + +Le nègre se jeta aux pieds de son maître, qu'il baisa en sanglotant.... + +--Allons, va--reprit le colon--va dormir, mon garçon, car tu dois avoir +besoin de repos.... + +_Atar-Gull_ se retira.... + +Et sortant de l'habitation avec mystère, il se dirigea vers le bois du +_Morne aux Loups_, car c'est là que les _empoisonneurs_ tenaient leurs +séances cette nuit même. + +Il arriva bientôt au pied du ravin et des rochers qui servent de base à +cette montagne. + + + + +CHAPITRE II. + + C'est là que sont les angoisses toujours + nouvelles qui se multiplient jusqu'à + ce que leur nombre même endurcisse + l'homme qui voit l'agonie sous + tant de formes diverses.--Ici, l'un gémit; + là, un autre se roule dans la + poussière, et un troisième tourne dans + leur orbite ses yeux d'une terne blancheur. + + BYRON.--_Don Juan_, chap. VIII, liv. 13. + + Oh! dans ce monde auguste où rien n'est éphémère, + Dans ces flots de bonheur que ne trouble aucun fiel, + Enfant! loin du sourire et des pleurs de ta mère, + N'es-tu pas orphelin au ciel? + + VICTOR HUGO.--_Ode_ XVI. + +LES EMPOISONNEURS[11]. + + +Il était nuit, on n'entendait que le bruissement des longues flèches des +palmiers balancés par la brise du soir, les cris aigus des anolis ou le +chant plaintif des ramiers et des jerrys. + +_Atar-Gull_ gravissait péniblement les rochers à pic qui forment la base +de la Soufrière, montagne située vers le nord-ouest de la Jamaïque. + +Tantôt il s'accrochait aux lianes qui flottaient sur les masses de +granit rouge; tantôt, à l'aide d'un bâton ferré dont il se servait avec +une adresse singulière, il s'élançait d'un quartier de roche à un autre, +et vous auriez pâli de le voir suspendu au-dessus de ces précipices sans +fond. + +Une fois, épuisé de fatigue, glissant sur la pente rapide d'un ravin, +cherchant un point d'appui et croyant voir se balancer près de lui un de +ces beaux cactus aux fleurs rouges et bleues, il le saisit haletant... +mais tout à coup il rejette avec horreur ce corps froid et visqueux... +c'était un long serpent qui se jouait au clair de lune. + +Atar-Gull roule alors et bondit sur la roche, mais dans sa chute il +rencontre une large touffe de raquettes fortes et épaisses, s'y +cramponne, aperçoit un sentier à dix pieds, au-dessous de lui, se laisse +glisser, tombe, et reconnaît un chemin qui devait le mener plus +directement au sommet de la montagne. Enfin, après des efforts inouïs, +Atar-Gull, meurtri, sanglant, arriva. + +Elle était, dans cet endroit, couverte de palmiers, d'aloès, de +bananiers qui n'avaient pas encore été mutilés par le fer, et dont la +végétation forte et vigoureuse était si serrée que le nègre n'aurait +jamais pu pénétrer à travers ces milliers de plantes qui se croisaient +et s'étreignaient en tous sens, s'il n'avait eu l'aide de son bon +coutelas qui lui fraya bientôt un passage au milieu de cet épais fourré. + +Et comme il commençait à apercevoir au loin une lueur rougeâtre qui +éclairait les hasiers, il se prit à sourire d'une étrange façon, +s'arrêta, remit son couteau à sa ceinture, et prêta l'oreille.... + +On n'entendait que le cri des anolis ou le chant plaintif des +ramiers.... + +Atar-Gull se trouvait dans une espèce de chemin frayé; il le suivit +assez long-temps, écoutant toujours avec attention. + +Il distingua bientôt un chant bizarre et solennel, mais faible et +éloigné.... Il doubla le pas. + +Le chant devint plus distinct.... Atar-Gull avançait toujours avec +rapidité. + +Tout à coup on cessa de chanter, il se fit un moment de silence.... + +Puis on entendit comme des cris d'enfant d'abord horriblement aigus, +ensuite mourants et convulsifs. + +Et le chant bizarre et solennel devenait de plus en plus éclatant, et +Atar-Gull courait toujours vers la lueur rougeâtre qui teignait de +pourpre une partie des arbres gigantesques de la forêt, tandis que les +autres se dessinaient noirs sur ce fond enflammé. + +Le nègre arriva enfin, se fit reconnaître à un signe mystérieux qui +consistait à se mordre les deux index, tandis que le petit doigt de +chaque main revenait se poser sur le coin de l'oeil. + +Il s'assit à sa place, attendit son tour, et regarda. + +Au milieu d'une vaste clairière, étaient rassemblés une assez grande +quantité de nègres, tous accroupis, les bras croisés, les yeux ardemment +fixés sur trois noirs qui entouraient une cuve d'airain posée sur un +brasier ardent. + +Auprès, posée au bout d'un long roseau, était une tête fraîche et +saignante. + +C'était la tête du fils de Cham qu'Atar-Gull avait remplacé dans les +bonnes grâces du colon, depuis que la perte de son enfant lui avait fait +si cruellement oublier ses devoirs. + +Le reste du jeune négrillon bouillait dans la chaudière. + +Car, outre deux pintades blanches, cinq têtes de serpents mâles, trois +verts palmistes, un ramier noir, un bon nombre de plantes vénéneuses, +pour que le filtre fût complet, il avait bien fallu se procurer le corps +d'un enfant de cinq ans, ni plus ni moins, cinq ans juste... + +Aussi, les empoisonneurs s'étaient-ils emparés du pauvre petit un jour +qu'égaré, au coucher du soleil, il poursuivait de belles perruches +bleues sur les bords déserts du lac _Salé_. + +Les trois noirs ayant fini leur opération retirèrent la cuve du feu et +se placèrent sur les blocs de rochers.... + +Atar-Gull s'avança.... + +--Que veux-tu, mon fils?--dit un des trois nègres, dont le front était +presque caché sous des cheveux blancs et crépus. + +--Mort et ruine sur l'habitation de l'anse Nelson, mort sur les +bestiaux, ruine sur les récoltes et les bâtiments. + +--Mais on dit que le colon Wil est humain pour ses noirs.... Songe, mon +fils, que les empoisonneurs sont justes dans leurs vengeances.... + +--Aussi, mon père--dit _Atar-Gull_, qui avait prévu l'espèce d'intégrité +sauvage qui a de tout temps présidé à ces terribles associations du +faible contre le fort, depuis les chrétiens jusqu'aux carbonari-- + +Aussi, mon père, je ne demande pas mort sur ses habitants. Le maître est +bon, nos cases sont saines et propres, les fruits de nos jardins sont à +nous, et jamais on ne sépare nos femmes de leurs enfants avant qu'ils +aient atteint leur douzième année. + +La morue sèche et le manioc se distribuent abondamment, et tous les +dimanches il fait beau nous voir sauter et bondir sur le bord de la mer, +ou plonger au fond de l'eau pour rapporter les gourdes que le maître +abandonne au plus adroit nageur. + +Quant au fouet du commandeur--dit Atar-Gull avec son sourire--nos +enfants s'en servent pour retourner les tortues sur la grève, et vingt +d'entre nous ont refusé l'affranchissement pour rester avec un aussi +bon maître. + +--Que veux-tu donc alors?--dit le vieux nègre avec impatience. + +--M'y voici, mon digne père: le planteur Wil est riche; maintenant il +veut, dit-on, retourner en Europe; alors l'habitation sera peut-être +achetée par un mauvais blanc qui ferait remettre des lanières neuves au +fouet du bourreau; aussi les noirs de l'anse de Nelson m'envoient vers +toi pour demander de frapper notre bon maître dans ses récoltes et ses +bestiaux, afin de le ruiner assez, ce bon maître, pour qu'il ne puisse +quitter l'île et que nous le conservions encore long-temps, ce maître +chéri. + +Il y avait dans tout ceci une conséquence logique. _Atar-Gull_ jouait +prudemment son rôle, car, même au milieu des ennemis les plus acharnés +des blancs, il pouvait se glisser un espion, un traître. En appelant de +cette façon la terrible et sûre vengeance des empoisonneurs sur son +maître, _Atar-Gull_ se réservait encore un moyen de défense auprès du +colon; il pouvait trouver une excuse dans son attachement sauvage et +égoïste, il est vrai, mais qui, après tout, prouvait sa violence même +par l'étrangeté des moyens qu'il employait; c'est encore pour cela qu'il +n'avait pas parlé du meurtre de son père, on pouvait y voir un +ressentiment personnel. + +Alors le vieux nègre poussa un cri singulier que ses deux compagnons +répétèrent avec recueillement; il s'écria: + +--Comme rien n'est aussi rare qu'un bon blanc, qu'un bon maître, et que +nos frères sont exposés, par le départ du colon Wil, à voir remplacer +cet homme humain par un homme cruel, nous consentons à envoyer la ruine +et la mort sur ses habitations et ses bestiaux, pour l'empêcher de +quitter la colonie. Les bons sont trop rares, on doit à tout prix les +garder. + +Puis il fit agenouiller _Atar-Gull_, et lui dit:--Jures-tu par la lune +qui nous éclaire, par le sein de ta mère et les yeux de ton père, de +garder le silence sur ce que tu as vu? + +--Je le jure.... + +--Sais-tu qu'à la moindre révélation tu tomberas sous le couteau des +fils du Morne aux Loups? + +--Je le sais. + +--T'engages-tu par serment à servir la haine de tes frères, même sur ta +femme et les enfants, s'il fallait en arriver là pour se venger plus +sûrement d'un colon injuste et cruel? + +--Je le jure. + +--Va donc, et que justice soit faite. + +Alors un des deux nègres qui étaient auprès du vieillard alla chercher +plusieurs paquets de plantes vénéneuses d'un effet sûr et rapide. + +Le nègre les trempa dans la chaudière, les retira aussitôt, et les remit +à _Atar-Gull_ en lui expliquant leurs propriétés.... + +Puis, trempant un roseau dans la chaudière, il le stigmatisa aux yeux, +au front et à la poitrine, + +En lui disant: + +--Grâce à ce charme, l'effet de tes poisons est sûr.... Adieu, fils.... +Justice et force... nous t'aiderons, et le bon maître sera ruiné. + +--Justice et force--dirent les nègres en choeur. Alors le brasier ne +jetait plus qu'une lueur pâle et incertaine; les nègres se séparèrent en +se donnant rendez-vous à dix-sept jours de là, et Atar-Gull regagna +l'habitation du bonhomme Wil. + +--Enfin la vengeance approche--disait le noir en rugissant comme un +chacal:--je te frappe d'abord dans ta richesse, car il faut que tu +restes ici, ici, que je voie tomber tes larmes une à une, que la misère +t'atteigne devant moi, que tes noirs meurent, que tes bestiaux meurent, +que tes bâtiments s'écroulent incendiés, et que tu arrives enfin à ce +point de malheur de n'avoir plus que moi, moi seul, pour brave et dévoué +serviteur, et alors.... + +Ici Atar-Gull poussa un horrible cri de joie infernale.... + +Et le soleil s'annonçait déjà par une éclatante lueur lorsque le nègre +arriva près de la maison du colon. + + + + +CHAPITRE III. + + J'oubliai de cacher le trouble de mon âme; + Il le vit, et ses yeux, pleins d'une douce flamme, + Pour m'en récompenser, l'excitaient tendrement, + Et mon coeur se perdait dans cet enchantement. + Toi-même, en souriant, contemplais mon supplice + D'un regard à la fois maternel et complice. + + DELPHINE GAY.--_Essais poétiques_. + + Seulement de temps à autre il levait le rideau + rouge pour s'assurer si quelqu'un ne venait pas + voler ses morts! + + JULES JANIN.--_L'Âne mort_. + +LA VEILLE DES NOCES. + + +Quand Atar-Gull atteignit la dernière rampe de la montagne, le soleil +était déjà levé, et les rochers de la Soufrière projetaient au loin +leurs grandes ombres. + +Comme il allait entrer dans une espèce de bassin formé par plusieurs +énormes blocs de granit qui entouraient une petite pelouse verte +traversée par un filet d'eau dont le courant se perdait sous de hautes +herbes, il entendit le sifflement aigu d'un serpent, et s'arrêta. + +Un bruit sourd et précipité lui fit aussi lever la tête, et il vit un +_secretaris_[12] qui, décrivant dans son vol de larges cercles +au-dessus du reptile, s'en approchait ainsi peu à peu.... + +Le serpent sentit l'inégalité de ses forces, et employa pour fuir, et +regagner son trou qui était proche, cette prudence adroite, cette +agilité calme qu'on lui connaît. + +Mais l'oiseau, devinant son intention, s'abattit tout à coup, d'un saut +se jeta au-devant de sa retraite, et l'arrêta court en lui présentant +une de ses grandes ailes terminées par une protubérance osseuse dont il +se servait à la fois comme d'une massue et d'un bouclier. + +Alors le serpent se dressa furieux, les couleurs vives et bigarrées de +sa peau étincelèrent au soleil comme des anneaux d'or et d'azur... sa +tête se gonfla de rage et de venin, ses yeux rougirent, et il ouvrit Une +gueule menaçante en poussant d'affreux sifflements.... + +Le _secretaris_ étendit une de ses ailes, et s'avança de coté contre son +ennemi qui le guignait de l'oeil, et faisait osciller son corps à droite +ou à gauche, suivant ainsi les mouvements et les attaques de l'oiseau. + +À un saut que fit ce dernier... le serpent s'abaissa tout-à-coup, et +tenta de le mordre et de l'envelopper.... + +Mais le _secretaris_, livrant le bout osseux de ses ailes aux dents +aiguës du reptile, le saisit dans ses serres, et d'un effroyable coup de +bec lui ouvrit le crâne.... + +Le serpent agita violemment sa queue... en battit la terre... se +roula... se tordit... finit par rester sans mouvement... et mourut. + +Alors l'oiseau, revenant à la charge, lui déchiquetait la tête avec +fureur, lorsqu'un coup de feu l'abattit.... + +Atar-Gull tressaillit, se retourna et vit au-dessus de lui, sur une +roche, Théodrick, son fusil à la main.... + +--Eh bien! Atar-Gull--dit le jeune homme en se laissant glisser du +sommet du rocher--voilà de l'adresse, qu'en dis-tu? + +--Bien tué, bien tué, maître; mais c'est dommage, car les _secretaris_ +nous débarrassent de ces mauvais serpents... tenez, voyez plutôt +celui-ci.... + +Et le noir montrait le reptile mort qu'il tenait par la queue, et qui +pouvait avoir sept à huit pieds de long et quatre pouces de diamètre... + +--Diable!... j'en suis fâché... car nous sommes infectés de ces animaux, +et je donnerais bien mille gourdes... pour qu'il n'y en eût pas un dans +toute l'île... + +--Vous avez raison, maître... car les bestiaux sont souvent mortellement +piqués... + +--Oui, Atar-Gull, d'abord, et puis c'est que ma Jenny a encore une +effroyable peur de ces animaux, moins pourtant qu'autrefois; car alors +le nom seul la faisait pâlir comme une morte, la pauvre enfant... son +père, sa mère, moi, nous avons tout tenté pour faire passer cette +frayeur... nous avons cent fois mis des serpents, empaillés, morts, sur +son passage... aussi maintenant elle commence à les moins redouter.... + +--C'est le seul moyen, maître--dit Atar-Gull;--dans nos Kraals, c'est +ainsi que nous habituons nos enfants et nos femmes à ne rien craindre. +Mais j'y pense... en voici un... si vous l'employiez, maître--dit +Atar-Gull, dont les yeux prirent une singulière expression qui disparut +aussi vite que la pensée--mais il lui faut couper la tête, quoiqu'il +soit mort.... On ne saurait prendre trop de précautions.... + +--Brave homme!--dit Théodrick.... + +Et aidant le noir à séparer la tête du corps, afin que son innocente +plaisanterie fût sans aucun danger, la tête tomba. + +--Bien--se dit Atar-Gull en lui-même--_c'est une femelle_.... + +--Allons--dit Théodrick--dépêchons-nous d'arriver à l'habitation, afin +qu'on ne nous voie pas... porte le serpent, Atar-Gull, et suis-moi.... + +L'habitation était tout proche, Théodrick marchait le premier, et le +noir, tenant le serpent par la queue, le traînait sur la savane qui +s'affaissait et formait un léger sillon ensanglanté sous le poids du +cadavre de ce reptile. + +Ils arrivèrent... + +La maison du bon homme Wil, comme toutes les demeures des colons, +n'avait qu'un rez-de-chaussée et un premier étage. + +Au rez-de-chaussée étaient les chambres de M. et de madame Wil et de +Jenny. + +Une double persienne et une jalousie les défendaient de la chaleur +dévorante du ciel des tropiques. + +Théodrick... s'approcha sur la pointe du pied, souleva un coin de la +jalousie, car il trouva la persienne à demi ouverte... + +Jenny n'était pas dans sa chambre, elle priait sans doute avec sa +mère... + +Alors Théodrick écartant le store enjamba la plinthe de la fenêtre, prit +le serpent des mains d'Atar-Gull, qui, par une dernière mesure de +précaution, voulut encore écraser le cou du reptile sur les dalles qui +servaient d'appui au chambranle. + +Puis Théodrick cacha le serpent, dont les vives couleurs étaient déjà +ternies par la mort, sous une petite table, remit la jalousie, la +persienne et le store en place, puis se retira. + +Comme il se retournait vers Atar-Gull, qui suivait tous ses mouvements +avec une singulière attention... on lui saisit violemment le bras.... + +--Ah! je vous y prends, monsieur le séducteur--dit une bonne grosse voix +avec un bruyant éclat de rire. C'était le colon.... + +--Plus bas, M. Wil, plus bas--dit Théodrick--Jenny peut nous +entendre.... + +--Eh bien... monsieur l'amoureux? + +--Eh bien, il ne le faut pas, je viens de faire ce que nous avons fait +vingt fois... pour la guérir de sa malheureuse frayeur... + +--Vrai... un serpent, oh! la bonne farce! ah! nous allons rire, mais il +n'y a rien à craindre au moins... + +--La tête coupée... et écrasée en deux endroits... monsieur Wil... + +--Je suis tranquille, mon garçon... viens, nous allons nous cacher +derrière la porte de la chambre, la bien tenir, et nous entendrons ses +cris de _Mélusine_,--dit le bon homme en tâchant de marcher +légèrement... pour gagner sans bruit la galerie sur laquelle donnait une +des portes de l'appartement de Jenny... + +L'autre porte donnait chez sa mère.... + +Et suspendant leur respiration, serrant le bouton de la serrure, +échangeant de joyeux regards, ils attendirent... + +Atar-Gull sourit plus que d'habitude en se rendant à son service. + +C'était un ravissant réduit que la petite chambre de Jenny! + +Oh voyait bien que la tendresse maternelle avait passé par là.--L'amour, +l'idolâtrie que cette belle et douce fille inspirait à son père et à sa +mère, étaient signés partout, dans les moindres détails, dans les plus +minutieux arrangements de cet asile élégant et complet d'un véritable +_enfant gâté_, comme on dit. + +Suivant l'usage, aucune tapisserie ne cachait les murailles nues, mais +l'enduit qui les couvrait était d'un stuc si pur, si poli, si luisant, +qu'on l'eût dit du plus beau marbre de Paros.... + +Dans le fond se dressait un petit lit de bois de citronnier, blanc, +virginal, entouré d'une gaze transparente, soutenue par quatre +colonnettes de cuivre ciselé. + +Et puis, tout autour de l'appartement, on avait disposé des caisses +d'acajou, assez profondes, supportées sur des pieds de bronze et +remplies d'une foule de ces beaux camélias sans odeur que l'on peut +conserver près de soi, pendant la nuit... + +Enfin de jolies chaises, tissées d'une précieuse écorce d'arbres, +reposaient sur une natte faite des joncs les plus fins et les plus +variés dans leurs couleurs vives et brillantes qui l'émaillaient comme +un parterre. + +Le jour n'arrivait que faible et douteux au travers des jalousies, des +persiennes et des stores de soie... seulement la fenêtre était +entr'ouverte à cause de la chaleur. + +Il régnait dans cette jolie pièce je ne sais quelle suave et douce +senteur, quel parfum de jeune fille, quel aspect candide, qui +réjouissaient l'âme. + +Ce petit lit, si frais, si blanc, ces murs polis et ces fleurs +étincelantes, cette douce obscurité, cette harpe silencieuse, ces +vêtements de fête jetés çà et là, ce petit miroir et cette croix sainte, +ces rubans et ce rameau béni, ces simples bijoux, en un mot tous ces +riens qui sont si précieux pour une jeune fille, tout cela disait une +vie de bonheur, d'innocence et d'amour... + +La porte s'ouvrit, et Jenny entra. + +Sa mère qui l'accompagnait avait tendrement lié son bras à la souple et +gracieuse taille de sa fille, qui, tout en marchant, appuyait sa tête +sur le sein maternel... + +--Allons, recouche-toi--dit madame Wil--nous avons prié; il est encore +de bonne heure, et tes yeux sont un peu battus... je suis sûre que tu as +mal dormi... + +Et elle fit asseoir sa fille sur le lit, et se mit près d'elle... + +--C'est vrai, maman, j'ai peu dormi... car le bonheur, vois-tu... +empêche de dormir... je l'aime tant... il est si bon pour toi, pour mon +père... mon Théodrick--dit la jeune fille d'une voix argentine et pure, +en baisant les cheveux gris de sa mère qu'elle mêlait en souriant aux +grosses boucles de sa belle chevelure blonde. + +--Finis donc, Jenny, tu me décoiffes toute... + +--Tiens, maman, je voudrais avoir tes cheveux, et que tu eusses les +miens... + +--Oh! la folle... je vais la battre--disait la bonne mère en tapant +légèrement les jolies épaules blanches de Jenny à moitié découvertes. + +--Mais oui, maman, car alors tu serais jeune.... moi, je serais +vieille,... et ainsi, je mourrais avant, toi.... + +Et ses deux bras caressants attiraient sa mère, qui détournait la tête +pour que sa fille ne vit pas les larmes de tendresse qui roulaient dans +ses yeux... + +--Ah! maman... tu pleures... mon Dieu, t'aurais-je fait de la peine?... + +Et Jenny, les yeux suppliants, les mains tendues, regardait sa mère avec +anxiété. + +--Cher, cher enfant adoré...--murmura madame Wil, en couvrant sa fille +de ces baisers maternels qu'on paierait par des années de souffrance... +quand on n'a plus de mère!... + +Cette expansion un peu calmée, madame Wil se retira en ordonnant à sa +fille de dormir encore un peu... + +--Je dors, maman--répondit-elle en s'étendant sur son lit et en fermant +tout-à-coup ses beaux yeux; mais un malin sourire qui errait sur sa +bouche dévoilait son vilain mensonge. + +La porte de la chambre de sa mère se referma... + +Alors Jenny ouvrit un oeil attentif, puis l'autre, dressa sa jolie +tête... son corps... écouta... les yeux grands, grands ouverts, comme +ceux d'une jeune biche aux aguets, et n'entendant rien, fut d'un bond +auprès d'un petit meuble surmonté d'une glace. + +Puis elle prit, dans ce meuble, des rubans, des fleurs, de la gaze... +et chantant à demi-voix la chanson que Théodrick aimait tant, elle +essayait la coiffure qui plaisait aussi à Théodrick. + +--Voyons--disait-elle--il faut qu'aujourd'hui je me fasse belle; mais +demain... oh! demain.... Quel beau jour... quel bonheur... et pourtant +le coeur me bat bien fort quand j'y pense, mais ce n'est pas de +frayeur... non... je ne crois pas... Ô mon Théodrick! serai-je bien +comme cela, dis?... + +Et elle s'approchait si près, si près du petit miroir, pour juger de +l'effet de la fleur, de la gaze qui devaient tant plaire à son amant, +que sa pure et fraîche haleine ternit, d'une légère vapeur, la surface +brillante de la glace... + +Alors, elle, promenant son joli doigt blanc sur cette humide rosée... y +traçait, rêveuse et souriante, le nom de son Théodrick. + +Un léger frôlement qu'elle entendit du côté de la fenêtre la fit +tressaillir... elle tourna vivement la tête... les joues colorées, toute +honteuse de se voir peut-être surprise dans ses secrets les plus +chers... + +Mais tout-à-coup ses lèvres pâlirent... elle jeta violemment ses mains +en avant... essaya de se lever... mais ne le put.... + +Elle retomba sur sa chaise, agitée d'un affreux tremblement.... + +La malheureuse enfant venait de voir la tête hideuse d'un monstrueux +serpent qui se glissait à travers la jalousie et les persiennes, +soulevait le store et s'avançait en rampant... + +Il se cacha un moment dans la caisse de fleurs qui encadrait la fenêtre. + +La disparition momentanée de cet affreux reptile semblant donner des +forces à Jenny, elle se précipita vers la porte de la galerie, s'y +cramponna, tâcha de l'ouvrir en criant:--Au secours! ma mère... au +secours!... un serpent.... + +Impossible.... + +Son père, sa mère et son amant tenaient cette porte en dehors, et Jenny +entendit la joyeuse voix du bonhomme Wil qui disait: + +--Oui, oui, crie bien, crie bien, ça t'apprendra à avoir peur... petite +folle... il ne te mangera pas... sois donc raisonnable... mon Dieu! que +tu es enfant! + +--Prends cela sur toi, ma Jenny--dit sa bonne mère--une fois guérie de +la peur c'est pour toujours.... Allons, sois gentille... + +Jusqu'à son Théodrick qui ajouta:--C'est moi, ma Jenny, c'est moi qui ai +tout fait, et tu me donneras pourtant un beau baiser pour ma peine, car +c'est pour ton bien, ange de toute ma vie.... + +Ils croyaient, eux autres, qu'il s'agissait du serpent mort qu'ils +avaient mis là pour habituer la pauvre enfant, comme ils disaient.... + +Jenny poussa un horrible cri et tomba au pied de la porte.... + +Le serpent venait de déborder la caisse, et sa queue était encore au +milieu des fleurs, que sa gueule entr'ouverte, qui bavait l'écume, +béait sur Jenny.... + +Il s'approcha... vit sa femelle morte... écrasée sous la petite table, +et poussa un long sifflement sourd et caverneux. + +Il entoura, avec une inconcevable rapidité, les jambes, le corps, les +épaules de Jenny, qui s'était évanouie.... + +Le col visqueux et froid du reptile se collait sur le sein de la jeune +fille. + +Et là, se repliant sur lui-même, il la mordit à la gorge.... + +La malheureuse, rappelée à elle par cette atroce blessure, ouvrit les +yeux et ne vit que la tête grise, sanglante du serpent, et ses yeux, +gonflés de rage... qui flamboyaient. + +--Ma mère, ô ma mère!...--cria-t-elle d'une voix éteinte et mourante. + +À ce cri de mort, convulsif, râlant, saccadé, un éclat de rire, faible +et strident, répondit.... + +Et l'on put voir l'affreuse figure d'Atar-Gull qui soulevait un coin du +store comme avait fait le serpent. + +Il riait, le noir!!! + + * * * * * + +Jenny ne criait plus... elle était morte.... + +--Ouvrons-lui... car la peur, trop prolongée, pourrait devenir +dangereuse...--dit le bonhomme Wil, cédant aux sollicitations de +Théodrick et de sa femme.... + +Il voulut ouvrir.... + +Il ne pouvait... le corps de sa fille gênait.... + +Il donna une violente secousse, et le coeur lui manquait... lorsqu'il se +précipita dans la chambre, suivi de sa femme et de Théodrick, tous deux +dans un effroyable état d'agitation... + +Ils virent leur fille... morte... + +Et comme ils entraient, le serpent disparaissait par la fenêtre... + + * * * * * + +_N. B._ Il reste à expliquer ce fait historique, d'ailleurs, et la part +qu'Atar-Gull eut à cet événement tragique. + +Connaissant, comme tous ces nègres, les habitudes des animaux de la +contrée, il eut un rayon d'espoir quand il proposa à Théodrick de porter +le serpent mort dans la chambre de Jenny. + +Il savait que ces animaux s'accouplaient toujours, et que le mâle, +rentrant dans son trou et ne trouvant plus sa femelle, la chercherait et +suivrait peut-être sa piste. + +Aussi eut-il le soin, comme on l'a dit, de prendre la femelle par la +queue, à cette fin que la partie saignante, écrasée, traînée par terre, +laissât une trace, un fumet, capables de guider le mâle.... + +Ce qui arriva.... + +Le mâle, en entrant dans son trou, et ne trouvant pas sa femelle, +suivit la piste; arriva au pied de la fenêtre du rez-de-chaussée où le +nègre, par un excès d'infernale prévision, avait encore écrasé une +partie du corps, grimpa, souleva la jalousie... entra dans la chambre, +étrangla Jenny et regagna son antre. + +Atar-Gull avait calculé juste, la haine se trompa rarement. + + + + +CHAPITRE IV. + + Ah! j'en perdrai la vie + Par la douleur que j'ai.... + + E. SCRIBE. + +LE DÉPART. + + +C'était deux mois après la mort de Jenny, le soleil se couchait, et ses +rayons obliques, traversant les jalousies de la chambre de madame Wil, +inondaient cette pièce d'une lumière vive et dorée. + +Au fond, une femme était couchée dans un lit soigneusement entouré d'une +moustiquaire, et un vieillard, vêtu de deuil, soutenait la tête de la +malade en lui faisant respirer un cordial. + +Un nègre, armé d'un long éventail de plumes, chassait les insectes qui +auraient pu importuner madame Wil. + +Car c'était elle qu'une bien affreuse maladie, causée par ses chagrins, +avait réduite à cet état effrayant de maigreur et de marasme. + +Elle ouvrit les yeux... et son premier regard fut pour son mari, +l'honnête Wil, qui attachait sur elle un oeil attentif et inquiet. + +--Je me sens mieux, quoique bien faible, mon ami--dit-elle d'une voix +basse et creuse... à son mari--du courage. + +Mais le colon, au lieu de lui répondre, baissa tristement la tête en +signe d'approbation et serra la main tremblante de sa femme. + +C'est que le malheureux avait éprouvé une commotion si violente à la vue +de sa fille morte, qu'il n'avait pu jeter un cri; lors de cet affreux +événement, sa langue avait été frappée de paralysie, depuis il était +resté muet. + +Madame Wil comprit son regard, car elle reprit:--Du courage, +pourquoi?... la mort, mon Dieu, ne m'effraie plus... je la désire, au +contraire... car au moins je pourrai revoir bientôt... Jenny....--Et en +prononçant ce nom, la pauvre mère poussa un cri perçant, un cri aigu, +qui sembla user le reste de ses forces. + +M. Wil, aidé d'Atar-Gull qui pleurait, eut encore recours à son flacon. + +Elle revint à elle... + +--Pardon, mon bon Wil, je t'avais promis de ne plus prononcer le nom de +notre fille, je sais quel mal cela te fait, ainsi qu'à ce digne +serviteur... je veux dire ce digne ami, Wil, car un ami seul peut rendre +de tels services: vingt et un jours sans dormir, et veiller, sans +compter les périls qu'il a courus en allant à la recherche de +Théodrick.... Et ta blessure va-t-elle mieux, Atar-Gull?--demanda madame +Wil, d'une voix faible... + +--Bien, très-bien, ma bonne maîtresse... mais ne parlez pas... ça vous +fatigue... + +--Et dire--murmura-t-elle--que Théodrick a disparu sans qu'on puisse +savoir comment, depuis le jour fatal où il s'est précipité hors de la +chambre à la poursuite de cet affreux serpent! + +Le colon, agenouillé près du lit de sa femme, priait, la tête cachée +dans ses mains. + +Il fut tiré de cet état douloureux par un cri du noir. + +--Maître... maître... la maîtresse se meurt. + +La pauvre mère, en effet, s'affaiblissait à vue d'oeil, tous les ressorts +de cette âme si tendre et si aimante avaient été brisés par la mort de +sa fille. + +Elle touchait à son dernier moment. + +Elle fit signe qu'elle désirait parler. + +Le colon et le nègre écoutèrent silencieux, à genoux. + +--Mon ami--dit-elle d'une voix éteinte et mourante--quittez l'île... les +pertes énormes que la mort de presque tous vos bestiaux, d'une partie de +vos esclaves, vous ont causées, rendent ce départ nécessaire... ne +songez pas à y rétablir votre fortune... trop d'amers souvenirs vous +tueraient ici... réalisez le peu qui vous reste de notre bien... et +partez... emmenez Atar-Gull... c'est un ami dévoué... allez en Europe... +Wil... c'est la prière d'une mourante... ne me refusez pas... jurez, +promettez-le-moi... au nom, de ma Jenny... + +Elle avait au plus encore une minute à vivre. + +Le colon tenait ses lèvres collées sur la main de sa femme déjà glacée, +et sanglotait. + +À un mouvement que fit madame Wil, Atar-Gull s'approcha d'elle pour +relever le chevet de sa maîtresse. + +Et il se remit à genoux pour soutenir le corps défaillant de madame Wil, +en disant tout haut:--Pauvre bonne maîtresse... pauvre maîtresse.... + +Mais une horrible expression de joie, qu'il n'avait pu cacher en +regardant sa maîtresse mourante, terrifia madame Wil, et l'admirable +instinct de son coeur lui révéla tout-à-coup l'atroce hypocrisie que +cette joie venait de trahir. + +Aussi la malheureuse femme ouvrit affreusement les yeux... se dressa +raide sur son séant, et cria d'une voix strangulée en jetant ses bras en +avant avec un indéfinissable accent de terreur: + +--Wil... Wil... Atar-Gull... ne... Jenny....--Ses forces la trahissant, +elle ne put achever. + +M. Wil fit un signe d'approbation, croyant qu'il s'agissait encore de la +promesse d'emmener Atar-Gull. + +--Père, père--dit bas Atar-Gull--les victimes ne te manqueront pas +là-haut; la vengeance commence. + +On arracha M. Wil de la chambre de sa femme. + +Atar-Gull fit pour lui ce qu'il avait fait pour madame Wil, le veilla, +le soigna avec tant de zèle, d'abnégation de lui-même, que le +gouverneur--voulant lui donner une marque d'estime probante--ajouta de +sa main, sur son acte d'affranchissement, qui fut demandé par le colon, +les louanges les plus flatteuses sur son zèle et son vertueux +attachement pour ses maîtres. + +Enfin--deux mois après la mort de sa femme--M. Wil réalisa le peu qui +lui restait, paya ses dettes, et s'embarqua avec son fidèle noir pour +Portsmouth, sur la frégate _le Cambrian_, qui retournait en Angleterre. + + + + +CHAPITRE V. + + Un bienfait n'est jamais perdu. + _Proverbe populaire_. + +RENCONTRE. + + +--Allons, allons, que diable, un peu de courage, monsieur Wil.--disait +le docteur au silencieux et taciturne colon.--Prenez un peu sur vous, je +sais que tout cela est affreux, mais enfin ça est, ainsi soyez +raisonnable; si le temps nous favorise, dans un mois nous serons à +Portsmouth; depuis cinq jours que nous avons quitté la Jamaïque, le +temps nous favorise... la brise est faite, nous entrons dans les vents +alisés... et tenez, un beau temps, un beau ciel, une mer comme celle-ci, +ça donne espoir et courage.... Quant à votre infirmité, ça ne peut pas +durer, votre mutisme cessera... c'est une émotion forte qui l'a causé, +il y a toujours du remède.--Ainsi parlait le bon et jovial docteur du +_Cambrian_, en montrant à M. Wil le sciage rapide de la frégate, qui +prouvait la vérité de son assertion, car ils étaient assis sur le +couronnement et passaient le temps à faire ce que d'aucuns font si +souvent à bord, à regarder passer l'eau. + +Le colon tendit les mains au docteur, le remercia d'un regard, et secoua +tristement la tête en montrant le ciel et en s'essuyant les yeux au +souvenir de sa femme et de sa fille. + +Et le docteur allait recommencer toutes ses banales consolations, quand +Atar-Gull parut sur le pont, portant une petite théière.... + +--Tenez, maître--dit-il respectueusement au colon--voici le tilleul et +le tamarin qu'on vous a ordonnés. + +M. Wil fit signe qu'il n'avait pas soif. + +--C'est égal, maître--dit le noir, avec cette intonation grondeuse qui +sied si bien aux serviteurs dévoués--c'est égal... ça vous fera du +bien... n'est-il pas vrai, monsieur le docteur? + +--Certainement... buvez... buvez, monsieur Wil. + +Et le colon but la potion, forcé d'obéir à cette coalition de volontés, +et remercia du geste son fidèle serviteur. + +--Ça m'a l'air d'un bien brave domestique--dit le médecin.... + +Le colon leva les yeux au ciel agitant ses mains, comme s'il eût +dit:--Un ange, docteur. + +--Eh bien! dites donc du mal des nègres après cela? + +Le colon haussa les épaules. + +Atar-Gull revint, mais cette fois ce fut pour apporter à Wil une +tabatière pleine, dans le cas où celle du colon eût été vidée.... + +Ce dernier échangea un regard presque fier contre le coup d'oeil +approbateur du médecin. + +--Hein... quelles attentions!--disait l'un. + +--Parfait! admirable!--répondait l'autre. + +Pendant cette muette pantomime Atar-Gull, isolant les rayons visuels en +mettant sa main au-dessus de ses yeux, regarda quelque temps à l'horizon +avec attention, et s'écria tout-à-coup: + +--Maître, là-bas, tout là-bas, un canot.... + +Le docteur et le colon redressèrent la tête, suivirent des yeux la +direction que le noir leur indiquait et ne virent rien. + +--Tu te trompes, mon garçon--dit le médecin--mais demande une longue-vue +au timonier, nous nous en assurerons nous-mêmes. + +En effet, après deux minutes d'observation, le docteur s'écria: + +--Il a pardieu raison, monsieur Wil, c'est une petite embarcation... et +si je ne me trompe, on voit un homme dedans.... Timonier... prévenez +donc l'officier de quart. + +--Regardez--dit le docteur à ce nouveau venu--un canot abandonné en +pleine mer... qu'est-ce que ça peut être? + +--Sans doute, le reste d'un équipage qui aura péri... il a besoin de +secours, sans doute. Je vais demander au nouveau commandant la +permission de faire porter sur lui.... + +L'officier descendit et remonta presque aussitôt en disant au timonier: + +--Laisse arriver sur ce point noir que tu aperçois là-bas.... + +Plus la frégate approchait, plus on voyait distinctement ce petit canot; +il était sale, presque démembré, et l'homme qui le montait semblait +vider l'eau qui allait peut-être le submerger. + +Le _Cambrian_ mit en panne à une portée de pistolet... et le héla en +anglais. + +L'homme du canot fit signe qu'il ne comprenait pas.... + +--Appelez ce marin qu'on a recueilli, et qui s'est engagé comme matelot +avec nous--dit le _lieutenant_--il parle espagnol et français... il le +comprendra peut-être.... + +Le _Grand Sec_ monta sur le pont; on le mena sur l'arrière en lui +désignant l'homme et le canot.... + +Mais le malheureux pâlit... bégaya... et tomba à la renverse.... + +Il venait de reconnaître... Brulart. + +Et le bonhomme Wil aussi avait reconnu son pourvoyeur de noirs.... + +Et Atar-Gull aussi avait reconnu celui qui partageait avec le colon +toute sa haine africaine; mais, fidèle à son système, Atar-Gull resta +calme et froid.... + +Le bonhomme Wil descendit dans la grande chambre, se souciant peu de la +reconnaissance. + +Or le _Grand Sec_ désira parler en secret à l'instant même au lieutenant +Pleyston, qui entendait le français; et, comme il se rendait chez cet +officier, Brulart montait à bord avec l'habitude et l'agilité d'un bon +marin. + +Brulart était toujours dans son costume; mais il portait avec lui son +précieux coffret, et fut aussitôt entouré par l'équipage du _Cambrian_, +qui le regardait avec curiosité.... + +Comme il s'apprêtait à parler... il se sentit saisir par derrière. + +Et il tomba sur le pont en blasphémant, et, deux minutes après, il était +garrotté, enchevêtré, comme il avait jadis garrotté ce pauvre +Claude-Borromée-Martial.... + +Et on le transporta, malgré ses cris, dans la grand'chambre du conseil, +où il vit l'état-major de la frégate rangé autour d'une table, et d'un +côté le _Grand Sec_, qu'il reconnut aussitôt, et de l'autre le bonhomme +Wil... auquel il fit un salut amical.... + +--Interrogez-le--dit le commandant--et vous, commissaire, écrivez ses +réponses, car heureusement voici le lieutenant Pleyston qui nous servira +d'interprète. + +Le petit commissaire prépara sa plume, et demanda trois fois si le +monstre était solidement attaché. + +L'interrogatoire commença.... + +LE LIEUTENANT. + +Tu dois reconnaître, misérable forban, ce matelot que tu as si +cruellement jeté à la mer? + +BRULART. + +C'est le _Grand Sec_, un de mes agneaux.... + +LE LIEUTENANT. + +À la bonne heure. Mais ce que tu ne reconnais peut-être pas, c'est cette +frégate qui t'a donné la chasse, et que tu as manqué faire couler par +ton infernal brûlot.... + +BRULART, _avec étonnement et satisfaction_. + +Ah... bah!... comment! c'est vous qui avez goûté de ma soupe... ah! +bon... bon... (_d'une voix sourde_)--Je comprends maintenant... mon +affaire est sûre.... (_Il fait avec sa main le geste d'être pendu_.) + +LE LIEUTENANT. + +Un peu.... Ainsi tu avoues.... + +BRULART. + +Tout.... Je n'avouerais pas, que vous me pendriez la même chose.... + +LE LIEUTENANT. + +Comment t'es-tu trouvé seul dans ton canot?... + +BRULART. + +Mon équipage s'est blasé, fatigué de moi; en un mot, il s'est révolté +par les conseils de mon second, un chien maudit qui s'appelait le +_Borgne_.... On m'a garrotté, descendu dans ce canot avec deux jours de +vivres, un fusil et du plomb, et ils m'ont laissé en pleine mer.... +C'est une plaisanterie comme j'en ai tant fait moi-même. + +LE LIEUTENANT. + +Tu n'as rien à dire autre chose? + +BRULART. + +Ma foi non, si ce n'est de vous dépêcher le plus tôt possible, car c'est +un vilain rêve. + +LE LIEUTENANT, _à part_. + +Il appelle ça un rêve; à la bonne heure. Alors, mon garçon, élève ton +âme à Dieu, car, avant le coucher du soleil, tu seras pendu. + +BRULART. + +Suffit.... + +LE LIEUTENANT. + +Emmenez-le, et conduisez-le dans la cale, les fers aux pieds et aux +mains.... À propos... qu'est-ce que ce coffret?... Diable! une couronne +de comte... un vol... encore? + +BRULART, _riant_. + +Un vol... ce sont, cordieu! bien mes armoiries à moi, mes gentilshommes! + +LE LIEUTENANT. + +Ah! mon Dieu! quel joli flacon.... Voyez donc ce qu'il contient, +docteur.... + +LE DOCTEUR. + +De l'opium... c'est de l'opium.... + +LE LIEUTENANT. + +Voudrait-il s'empoisonner? + +LE DOCTEUR. + +Oh! avec ceci il s'endormirait tout au plus, mais pour s'empoisonner, +diable! il en faut davantage.... + +BRULART. + +Laissez-moi ce coffret, je n'ai que cela, vous le prendrez après; +d'ailleurs examinez-le, vous verrez qu'il n'y a aucune arme. On ne +refuse pas ordinairement un condamné... ainsi. + +LE LIEUTENANT, _s'adressant au commandant_. + +Il demande qu'on lui laisse ce coffret, le docteur assure qu'il n'y a +aucun danger. + +LE COMMANDANT. + +Laissez-le-lui.... + +LE LIEUTENANT. + +Tiens, et grand bien te fasse... emmenez-le, vous autres.... + +On l'emmena, le commissaire lut les demandes, les réponses; on mit aux +voix, et le corsaire fut condamné à l'unanimité à être pendu à la grande +vergue du _Cambrian_, au coucher du soleil. + +On descendit Brulart dans la cale, il était onze heures.--L'exécution +était pour six. + +À trois heures il but ce qui restait dans son flacon, et retomba bientôt +endormi sur le plancher froid et humide de la cale. + +Et, toujours sous l'influence de l'opium, il rêva. + + + + +CHAPITRE VI. + + Laisse la Thessalie, Lorenzo, réveille-toi... + vois les rayons du soleil levant qui frappent + la tête colossale de saint Charles.--Écoute + le bruit du lac qui vient mourir sur la grève + au pied de notre jolie maison d'Arona,--respire + les brises du matin qui portent sur + leurs ailes si fraîches tous les parfums des + jardins et des îles, tous les murmures du jour + naissant. + + CHARLES NODIER.--_Smarra_. + + Vous en parlez bien à votre aise, répliqua le + bandit, si, comme moi, vous aviez été pendu.... + + --Pendu, vous? + + --Pendu.... + + JULES JANIN.--_L'Âne mort_. + + Ô mon ange! veillez sur moi. + + A. M.--_Romance_. + +SONGE. + + +Dans ce rêve il était rajeuni. + +Il avait seize ans. + +Une de ces ravissantes figures de jeune homme, douce et pâle, avec de +grands yeux mélancoliques parfois qui s'animaient pourtant d'un feu +inconnu. + +Il était aspirant de marine, le pauvre enfant, embarqué à bord du +_Cygne_, un brick leste et joli comme son nom. + +Il s'éveilla en disant: + +--Me pendre... me pendre... moi, pirate, moi, vieux et laid.... Ah!... +quel cauchemar!... + +Et, mollement balancé dans son hamac, il ne dormait plus, il pensait à +je ne sais quelle grande et noble dame qu'il avait vue à Brest, je +crois... et cette imagination de seize ans, ardente et rêveuse, se +jouait autour de cette charmante image.... C'était sa taille de reine... +son regard imposant et ses grands sourcils noirs dont il avait peur, le +naïf jeune homme.... Sa main douce et blanche qu'il toucha une fois... +une seule... et qui lui fit éprouver une commotion si singulière... à la +fois voluptueuse et cruelle.... + +Et puis, à ce souvenir, ses artères battaient, sa tête brûlait... et ses +yeux se noyaient de larmes. + +--Mon Dieu! mon Dieu!--disait-il en se tordant sur son hamac--que je +suis malheureux!... Quelle existence! l'Océan, toujours l'Océan! des +matelots rudes et sauvages, des visages durs et repoussants, une vie de +froid égoïste, une vie de prêtre, sans amour et sans femmes! Et pourtant +le coeur me bat dans la poitrine... et la vue d'une femme me fait +tressaillir.... J'éprouve un immense besoin de souffrir, de pleurer, aux +pieds d'une femme; je n'ai plus de mère, moi!... seul, isolé, il faut +bien que j'aime quelqu'un... qu'une bouche de femme me console ou me +plaigne! + +Et le canon tonnait tout-à-coup. + +Alors il se jetait à bas de son lit, prenait à la hâte sa veste bleue +avec sa mince broderie d'or, son beau poignard, sa hache luisante, son +chapeau ciré qui cachait sa chevelure brune, bouclée comme celle d'une +jeune fille, et il courait sur le pont.... + +En le voyant, les vieux matelots se poussaient du coude, car c'était un +hardi et intrépide enfant; le premier au feu, à l'abordage; oh! une âme +forte et puissante bouillonnait dans cette enveloppe efféminée... et +plus d'une fois son jeune bras avait paru bien lourd aux Anglais. + +Et il se trouvait au milieu d'une horrible mêlée; le joli brick _le +Cygne_ était attaqué par une corvette anglaise, et des grappins de fer +liaient ces deux bâtiments l'un à l'autre. + +L'abordage... l'abordage! + +Et, à travers le feu, les balles et la mitraille, l'aspirant s'élançait +une hache au poing; à sa voix, l'équipage se rallie, les rangs se +serrent, et l'ennemi abandonne l'avant du navire sur lequel il +débordait.... + +Le capitaine du brick... mort,--le second, mort,--l'équipage, mort;--il +ne restait que lui, le jeune enfant et quelques matelots d'élite; il mit +le pied sur le bâtiment ennemi... on se presse, on se heurte, on écrase +les mourants, le sang coule, le canon vomit la mitraille, l'aspirant +lui-même... tombe au pied du grand mât de la corvette anglaise... mais +de son coup de poignard il a renversé le capitaine. + +L'Anglais est pris; victoire, hourra... victoire, gloire à l'aspirant! + +Mais sa blessure est grave, et l'on se dispose à rentrer dans le port, +afin de réparer le navire. + +Mais le vent mugissait, la mer grondait, et une effroyable tempête +jetait le brick sur des rochers. + +Une énorme lame emportait l'aspirant, le précipitait, meurtri, sanglant, +sur le rivage... + +Et il se levait avec peine, et cherchait un asile dans une caverne qu'un +éclair lui faisait découvrir. + +Il avançait en rampant dans cet antre obscur, déchiré par les cristaux +et les granits qui couvraient le sol. + +Mais une lueur douce et rose venait tout-à-coup se jouer sur les +facettes des brillants stalactites. + +Et bientôt il se trouvait dans une grotte immense, éblouissante de +diamants, de topazes et de rubis qui étincelaient, scintillaient en +gerbes, en cercles et en pyramides chatoyantes. + +Sur un trône taillé d'une seule émeraude était une divinité majestueuse. + +Une couronne d'étoiles de feu flamboyait sur ses cheveux noirs; le +zodiaque, gravé sur sa ceinture d'or, était relevé par des émaux +diaprés; Une tunique blanche, un voile bleu brodé de fleurs d'argent et +de perles, puis des brodequins couleur d'azur formaient son noble +vêtement. + +--Je t'attendais--disait la divinité en faisant asseoir l'enfant près +d'elle;--vois, cet empire est le mien, quand je le veux les tempêtes +grondent et mugissent, d'un mot je fais pâlir les marins les plus +intrépides: c'est par ma volonté que ton vaisseau s'est brisé sur les +rochers... je voulais te voir... car tu es mon fils... tiens, juge, et +sois fier de la puissance de ta mère. + +Aussitôt un bruit affreux se fait entendre, toute lumière disparaît, un +froid mortel se répand dans la caverne, la terre tremble; les voûtes +sont ébranlées; c'est le vent du nord qui rugit, et dont les lugubres +sifflements retentissent d'échos en échos.... + +--Je veux que le calme renaisse--dit la divinité--et qu'il vienne +caresser mon fils. + +Et une douce chaleur, un parfum délicieux, une éclatante lumière, un +bruissement léger comme celui du feuillage qu'une faible brise agite et +balance, remplacent cet horrible ouragan. + +Un joli nuage, ressemblant à de l'air condensé, mélangé d'or, de pourpre +et de soleil, chargé d'une poussière de roses et de jasmin, se balançait +au milieu de la grotte et s'y évaporait en merveilleuse senteur, en +éblouissante clarté. + +Le jeune homme, entouré de cette vapeur transparente et embaumée, se +fondait dans un océan de délices; son état d'extase se rapprochait de +toutes les sensations, de tous les sentiments, de toute espèce de +jouissance. + +Et la divinité se penchait à son oreille en lui disant: + +--Ce bonheur ineffable n'est pourtant rien auprès de celui que tu +goûteras auprès d'_elle_, car elle t'aimera.... Car tu es un de mes +fils, je te laisse sur la terre, mais je veille sur toi.... + +Et la divinité le baisait au front... et tout disparaissait.... + + * * * * * + +Et il se trouvait couché dans un lit moelleux, couvert d'édredon, +entouré de glaces et de soie; sa tête reposait sur de magnifiques +dentelles, et elle était là, celle dont le souvenir l'avait tant de fois +mis hors de lui. + +Celle qui devait l'aimer--avait dit la divinité. Elle était là, à +genoux, près de lui, une cuillère d'or à la main, ses beaux sourcils un +peu froncés par l'inquiétude, lui offrant un cordial suave et parfumé. + +--Oh! mon Dieu--dit-il--oh! madame, c'est vous.... Mais où suis-je?... +j'ai donc fait un rêve?... cette éblouissante caverne... cette +divinité.... + +--Pauvre enfant, remettez-vous--dit la jolie femme--un affreux coup de +vent a brisé votre navire, des pêcheurs vous ont trouvé presque mourant +sur la côte, à l'entrée d'une grotte, et vous ont apporté ici, chez moi, +à Brest; mais votre blessure était si grave, si grave que j'ai demandé +comme une faveur de vous soigner. + +--Ah... oui; mais en vous voyant, madame, j'avais oublié ma blessure.... + +Et il fallait voir quelle délicieuse expression de candeur voilait ses +beaux yeux timidement baissés. + +Et elle se disait en souriant:--Il a l'air d'une fille, et pourtant si +jeune, si joli, tout cet équipage de vieux matelots qu'il a conduit au +feu tremblait à sa voix... comme je tremble moi-même....--pensa-t-elle +en rougissant. + +--Madame... est-ce que j'aurai le bonheur de rester long-temps ici?... + +--Jusqu'à ce que votre guérison soit complète, mon enfant.... + +--Ah!...--dit-il en fixant des yeux ravis sur la belle et voluptueuse +figure de sa protectrice... mais peu à peu il pâlit... et perdit +connaissance.... Cet espoir de bonheur était au-dessus de ses forces. + +--Grand Dieu... il se trouve mal...--cria la jolie femme, en se pendant +à un cordon de sonnette qu'elle agita violemment..... + + * * * * * + +Et quinze jours après, il souffrait moins, sa figure était encore un peu +pâle, mais cette pâleur lui allait si bien...--disait la dame aux +sourcils noirs. + +Un jour qu'il rêvait, assis devant un beau portrait de cette ravissante +personne, elle entra. + +Elle ne lui avait jamais semblé plus belle. + +--Arthur....--lui dit-elle en se plaçant sur un doux sopha--j'ai une +bonne nouvelle à vous annoncer... venez près de moi... mais ne tremblez +pas comme toujours.... + +Le jeune homme n'osait lever les yeux, et son coeur battait bien fort.... + +--On vous accorde un congé de trois mois pour vous rétablir, et après +vous viendrez prendre possession de votre nouveau grade... ces trois +mois--ajouta-t-elle à voix basse--nous les passerons... à ma terre... le +voulez-vous?... + +Arthur pâlissait et restait muet... il ne pouvait croire à tant de +bonheur. + +--Comme vous n'avez ni parents, ni amis, j'ai cru pouvoir prendre cette +décision sans vous consulter.... Allons, Arthur, ne tremblez donc pas +ainsi... ne suis-je pas votre amie... votre mère... pauvre enfant?... + +Elle prit la main du jeune homme en l'attirant près d'elle.... + +--Oh! oui--dit-il en tombant à ses genoux--oh! oui, vous êtes tout pour +moi... vous êtes la seule qui m'ayez témoigné de l'intérêt.... Je vous +aime de toute la tendresse que j'ai dans le coeur, je vous aime comme une +mère, comme une soeur, comme une amie; ô vous... toujours vous... vous +serez mon Dieu, ma religion, ma croyance.... + +Et Arthur hors de lui baisait les genoux, les mains, les pieds de la +jeune femme, dont le sein palpitait... et qui disait d'une voix +émue...--Arthur,... mon enfant... je crois à votre reconnaissance... j'y +crois... finissez... Arthur.... + + * * * * * + +Et il se trouvait à la terre de sa protectrice. + +C'étaient de fraîches eaux, d'épais ombrages, une solitude profonde, un +parc entouré de hautes murailles, pas d'autres valets qu'une vieille +gouvernante dévouée et un jardinier sourd. + +Elle lui avait promis quelque chose qu'il attendait avec une +inconcevable impatience. + +Les appartements de ce château étaient vastes et gothiques, mais +commodes, retirés, silencieux. + +Et il voyait la jeune femme à moitié couchée sur un de ces antiques +fauteuils, si bons et si moelleux. + +Vêtue d'un blanc et frais peignoir de mousseline qui laissait voir le +bout de sa jambe fine et ronde et son joli pied chaussé d'une petite +pantoufle bleue... son beau bras passé autour du cou d'Arthur, elle +abaissait sur lui son humide regard. + +--Tu m'aimeras donc toujours... Arthur--lui disait-elle... en le baisant +au front. + +--Oh! toujours, ma vie, à toi, ma vie...--disait l'ardent jeune homme, +en liant avec volupté ses bras à la divine taille de sa jolie soeur, mère +ou amie, comme il disait. + +Elle fit un mouvement en arrière... son peigne tomba, et son admirable +chevelure noire se déroula sur son cou, sur ses épaules, sur ses bras, +en une multitude de boucles brunes et luisantes.... + +Et Arthur baisait ces beaux cheveux avec transport et ivresse, les +divisait, les nattait, en couvrait sa figure. + +Et elle, palpitante et rêveuse, le laissait faire, mais elle sentit +tout-à-coup les lèvres de l'enfant frissonner sur les siennes. + +Il s'était traîtreusement caché sous l'épaisse chevelure de la jeune +femme, et dressant tout-à-coup sa jolie figure au milieu de cette forêt +d'ébène, qu'il partagea en deux touffes soyeuses... il avait surpris un +baiser.... + +--Ah!--dit-elle... avec une petite moue enchanteresse...--ah! vous me +trompiez... Arthur, je vais vous étrangler.... + +Et approchant la tête d'Arthur de son sein qui bondissait, elle entoura +le cou du jeune homme de longues tresses de ses cheveux, et les serra en +souriant.... + +--Oh!--dit-il en baisant son sein d'ivoire...--méchante, tu veux me +tuer... car tu serres bien fort... c'est comme dans mon rêve de cette +nuit... Mais que fais-tu? oh... à toi... ma vie... je meurs... mon +ange.... + + * * * * * + +C'est qu'à ce moment de son rêve on pendait Brulart à bord du +_Cambrian_, et que le poids de son corps, pesant sur la corde qu'on +avait passée au bout dehors de la frégate, avait opéré la strangulation. + +Abîmé dans l'état de torpeur, de somnolence que lui avait procuré sa +dose d'opium, et qui, sans être le réveil ni le sommeil, l'avait plongé +dans une espèce de somnambulisme, il avait suivi machinalement ses +guide à moitié endormi, appuyé sur eux, les yeux ouverts sans voir, +s'était laissé attacher, hisser et pendre, sans y faire la plus légère +attention, plongé qu'il était dans les délices de ses songes +merveilleux. + +Alors qu'on pendait le corps, l'esprit était ailleurs. Somme toute, il +mourut dans une ravissante extase de plaisir. + +Et le docteur remarqua comme un phénomène physiologique que la +physionomie du patient, jusque-là froide et immobile, prit, au moment de +la strangulation, une inconcevable expression de bonheur. + +Cette particularité repose sur la nature du songe de Brulart, et sur des +effets propres à la pendaison. (Voir le _Dictionnaire des Sciences +médicales_.) + +Justice rendue, le corps du pirate fut jeté à la mer avec deux boulets +aux pieds. + +Le reste de la traversée n'offrit rien de remarquable, et _le Cambrian_ +toucha les côtes d'Angleterre au bout de quarante jours de mer. + +Atar-Gull débarqua avec son maître. + +Le commandant de la frégate voulut ajouter les témoignages les plus +flatteurs en faveur du nègre, qui, par ses soins pour le malheureux Wil, +avait excité la sympathie de tout l'équipage. + +Mais M. Wil ne resta pas long-temps en Angleterre, ses ressources +étaient modiques, et suivant les conseils d'Atar-Gull et du docteur, qui +venait quelquefois le voir à Portsmouth, il partit pour la France, où +l'on vivait à bien meilleur marché, lui disait-on. + +--Enfin--se dit Atar-Gull--je touche au moment de compléter ma +vengeance.... Oh!... elle sera terrible et longue surtout.... J'aurais +pu le tuer... mais la mort serait un incroyable bienfait auprès de la +vie que je lui prépare.... + + + + +LIVRE VI. + + + + +CHAPITRE I. + + Il y a dans mon coeur un levain horrible de + cruauté.--Je voudrais que ceux qui ont fait + souffrir les autres souffrissent une fois tout ce + qu'ils ont fait souffrir, je voudrais que cette impression + fût déchirante, et profonde, et atroce, + et irrésistible.--Je voudrais qu'elle saisit l'âme + comme un fer ardent; je voudrais qu'elle pénétrât + dans la moelle des os comme un plomb + fondu; je voudrais qu'elle enveloppât tous les + organes de la vie comme la robe dévorante du + centaure! + + CHARLES NODIER.--_Roi de Bohême_. + + Enfin, mon enfant, ce bon serviteur, non content + de prodiguer au vieillard les soins les plus + touchants, le nourrissait de son pain, ce qui + vous prouve qu'on ne doit jamais rudoyer les + domestiques. + + _Contes à Lolo_.--PAR UN ACADÉMICIEN.--Édition rare. + +LA RUE TIRECHAPE. + + +Figurez-vous une de ces noires et antiques maisons du vieux Paris, +située vers le milieu de la rue Tirechape...--Neuf étages, je crois, +couleur brune et sale, solives saillantes, fenêtres étroites et +sombres, escalier raide, obscur, véritable labyrinthe dans lequel on ne +peut se guider qu'au moyen d'une corde à puits grasse et luisante de +vétusté... puis une république d'industrieux prolétaires, allant, +venant, courant, montant, nichant et pullulant dans ces cellules étagées +et entassées au-dessus les unes des autres, comme les cases d'une ruche +à miel. + +Et pour pivot, pour centre de toutes ces existences de travail et de +fatigue, une portière vieille, édentée, hargneuse, bavarde, un de ces +types si admirablement mis en relief par notre Henri Monnier. + +Il était nuit; un homme, assez âgé, vêtu de noir, descendait péniblement +les hautes marches de l'escalier, étreignant avec force la bienheureuse +corde à puits. + +La portière, entendant un bruit inusité à cette heure, où tout dormait +dans la maison, ouvrit brusquement le carreau de son antre, et y passa +d'abord son vilain bras jaune, armé d'une chandelle fétide; puis sa +figure fâcheuse et renfrognée.... + +--Qui descend là?... répondez donc... c'est des heures indues.... + +--C'est moi, c'est moi... le docteur...--dit une voix de basse-taille. + +Ici, le cerbère quitta son ton aigre et criard pour une espèce de +glapissement amical.... + +--Ah! mon Dieu, c'est vous, monsieur le docteur! mais il fallait +m'appeler pour éclairer.... Eh bien! comment va-t-il le vieux muet? Il +est dur à partir celui-là... en a-t-il encore pour +long-temps?--demanda-t-elle en se mettant devant le docteur, afin +d'obtenir une réponse, ou de se faire, comme on dit, passer sur le +corps. + +--Comme ça... il va tout doucement, madame Bougnol.... + +--C'est pourtant pas faute de soins--dit celle-ci d'un air +revêche...--c'est qu'il s'entête alors, car il a son nègre, M. _Targu_, +que c'est une adoration d'homme, quoi, de voir comme il s'oublie pour +son maître.... + +--Il est vrai que c'est un bien fidèle serviteur... il ne le quitte pas +d'un moment.... + +--Ça n'empêche pas qu'il est encore bon enfant, le nègre, de rester +comme ça domestique d'un vieux grigou qui ne lui donne rien... puisque +c'est au contraire le domestique qui nourrit son maître, c'est encore du +propre.... + +--C'est un vertueux domestique, madame Bougnol, et c'est un exemple que +les autres ne suivent malheureusement pas toujours.... + +--Et puis que ça doit être une fameuse scie... un muet... pas le moyen +de causer... Mais, après tout, il parlerait que ça serait tout de même, +car on dirait que son nègre a peur qu'on ne lui mange son maître; +personne ne peut l'approcher. + +--C'est qu'il est apparemment jaloux de son affection--dit le médecin, +fatigué de la longueur de la conversation, et cherchant à passer +adroitement entre le mur et la portière. + +Mais celle-ci qui le guignait de l'oeil, et suivait tous ses mouvements, +faisant toujours face à l'ennemi, rendit cette tentative inutile, et +continua. + +--Monsieur, quelle est donc sa maladie, à ce pauvre vieux? est-ce vrai +qu'il est fou?... Pendant les deux premiers mois qu'il est venu loger +ici, il se portait comme un charme, et voilà près d'un an qu'il est si +malingre qu'il n'est pas descendu une fois dans la rue.... + +--Et il n'y descendra peut-être plus jamais--dit le docteur en secouant +tristement la tête, et essayant de forcer le passage de vive force. + +--Ah! Dieu du ciel, est-ce qu'il va mourir--dit la portière avec +inquiétude--c'est qu'alors il faudrait mettre écriteau, voyez-vous, +monsieur le docteur; nous approchons du terme.... + +--Je ne vous dis pas ça... mais il n'est pas bien du tout.... + +Et le docteur profitant d'un moment d'inattention de madame Bougnol, se +cramponna vite à la corde et se laissa glisser jusqu'en bas presque sans +toucher les marches de l'escalier, avec autant de rapidité qu'un matelot +qui s'affale le long d'un cordage. + +--C'est égal--se dit la portière--je vais monter chez le vieux muet, +pour savoir quelque chose, si c'est possible. + +Alors, fermant sa loge avec soin, elle commença son ascension, non sans +faire une pause à chaque étage, enfin elle atteignit le septième et se +trouva en face d'une petite porte grise. + +Là elle moucha sa chandelle, s'emplit le nez de tabac, et agita +timidement un cordon de sonnette terminé par une patte de lièvre. + +Un instant après la porte s'entr'ouvrit assez pour donner passage à une +grosse tête noire et crépue, coiffée d'une casquette rouge.... + +C'était Atar-Gull.... + +--Que voulez-vous, madame?--demanda-t-il d'un ton brusque. + +--Monsieur _Targu_--dit la Bougnol, en faisant l'agréable--je voudrais +savoir des nouvelles de votre bon maître. + +--Mon maître est souffrant, très-souffrant--dit l'honnête serviteur avec +un soupir qui fendit le coeur de la portière... et même il essuya une +larme. + +--Que voulez-vous, monsieur _Targu_, il faut bien se faire une raison; +tout le monde d'abord sait ici que vous nourrissez votre maître... et M. +le maire, qui est venu pour cet indigent de là haut, a dit qu'il +écrirait de votre conduite au gouvernement, que tôt ou tard un bienfait +trouve sa récompense... et que.... + +--Merci--dit Atar-Gull, en poussant brusquement sa porte au nez de la +portière, qui redescendit en grondant. + +Quand Atar-Gull se fut renfermé, il s'arrêta un moment dans la petite +pièce qui donnait sur l'escalier... écouta avec attention... avant que +d'entrer dans l'autre chambre qui paraissait plus grande. + +Dans celle où il se trouvait, on voyait deux vieilles malles vides, une +chaise et une natte sur laquelle il se couchait.... + +Il poussa doucement la porte de l'autre pièce, et entra. + +C'était le tableau le plus complet de la misère, mais non une misère +sale et repoussante, car le peu de meubles qui garnissaient cette +chambre nue étaient propres et cirés, les carreaux nets et transparents; +puis on voyait en outre un fauteuil de paille, garni de deux minces +coussins, placé près de la fenêtre ombragée par des feuilles vertes et +les fleurs rouges de hautes capucines, qui couraient sur un treillage de +corde. + +Enfin sur un lit, composé d'un seul matelas et d'une paillasse, mais +soigneusement tiré, rangé, bordé, dormait M. Wil. + +Quel changement, mon Dieu! ce n'était plus que l'ombre de lui-même; +cette figure autrefois si riante, si joyeuse, si vermeille, était +maintenant jaune, osseuse, allongée; ses cheveux, rares, étaient tout +blancs, et même pendant son sommeil un tremblement convulsif, presque +continuel, agitait ses sourcils et sa lèvre supérieure, qui en se +retroussant laissait voir ses dents serrées.... + +Atar-Gull debout au pied du lit, les bras croisés, le considérait avec +une inconcevable expression de joie et de haine satisfaite! car il +était enfin satisfait... sa vengeance était complète.... + +Oui! vous saurez que le cachot le plus noir, le plus infect, le plus +horrible... eût été un palais, un louvre pour le colon auprès de cette +chambre froide et propre.... + +Oui! vous saurez que les tortures les plus lentes et les plus affreuses, +la mort la plus cruelle eussent été des délices ineffables pour le +colon, auprès de la soumission humble et attentive de son esclave! + +Jugez: + +La somme que M. Wil avait réalisée s'était trouvée tellement modique +qu'elle ne put, on le sait, le faire subsister en Angleterre, et qu'il +fut obligé de prendre la résolution de venir habiter Paris.... + +Comme il cherchait une rue sombre, retirée, pour s'y loger à bon compte, +le maître de la modeste auberge où il était descendu l'adressa rue +Tirechape. + +Wil, dont la tristesse et la mélancolie s'augmentaient de jour en jour, +insouciant et chagrin, prit ce logement parce que ce fut le premier +qu'il vit. + +Il était bien malheureux, et pourtant les soins d'Atar-Gull faisaient +parfois luire une larme de bonheur dans ses yeux, et le dévoûment +incroyable de cet esclave le reposait un peu des horribles souvenirs de +la Jamaïque. + +Le zèle du noir ne se démentit pas pendant les deux premiers mois du +séjour de M. Wil à Paris; seulement il usa d'une adresse prodigieuse +pour éloigner toutes les personnes qui auraient pu s'approcher de son +maître, ce qui lui fut d'autant plus facile que le colon n'entendait pas +un mot de français, et qu'Atar-Gull ne savait de cette langue que juste +ce qu'il fallait pour demander les objets de première nécessité. + +Bientôt je ne sais quelle banqueroute diminua tellement la modique +existence du colon que son mince revenu ne lui eût pas suffi, si +Atar-Gull, en faisant dans le jour quelques commissions, en rendant de +légers services aux locataires, n'eût pas augmenté un peu le bien-être +de M. Wil, à la grande édification du voisinage et du quartier. + +Or, M. Wil n'avait d'autre distraction que quelques rares promenades +qu'il faisait, appuyé sur le bras d'Atar-Gull, et le temps qu'il +employait, le pauvre homme, à écrire une relation de ses malheurs, dans +laquelle il ne tarissait pas d'éloges sur la belle conduite de son +esclave et sur les admirables soins qu'il lui prodiguait, surtout depuis +son séjour en France.... + +Un jour, environ deux mois après son arrivée à Paris, il fit signe à +Atar-Gull de s'asseoir près de son lit, et lui fit lire l'espèce de +journal dont nous avons parlé, qui, à chaque page, portait le nom +d'Atar-Gull pompeusement entouré d'épithètes flatteuses et touchantes. + +Enfin ce journal finissait par ces mots: + +«Au moins, après ma mort, mon bon serviteur gardera ce témoignage de +mon attachement et de ma reconnaissance; car le ciel m'ayant retiré ma +famille, je reste tout seul au monde, isolé sur une terre étrangère, et +je ne serais pleuré de personne, si le fidèle ami qui me sert, me +nourrit même du peu qu'il gagne... n'était là pour me fermer les yeux et +me donner une larme...» + +Quand Atar-Gull eut lu ces pages, il les prit, et les serra, d'après +l'ordre du colon, dans une petite cassette dont il avait seul la +clef.... + +Mais le lendemain il se passa dans cette chambre triste et retirée, +entre ce bon et digne homme et son fidèle serviteur, l'horrible scène +qu'on va lire. + + + + +CHAPITRE II. + + --Tu n'as pas reçu mission de faire ce que + tu as fait... donc que les pleurs et le sang + retombent sur ta tête. + + ALEX. DUMAS.--_Napoléon Bonaparte_. + + ...Il tremblait de mourir; + Mourir! c'est un instant de supplices... mais vivre.... + + FRÉDÉRIC SOULIÉ.--_Christine_. + +ATAR-GULL. + + +C'était le soir... le jour baissait... le colon venait de terminer son +modeste repas, et comme il était dans l'impossibilité de marcher et même +de se servir de ses mains, étant paralysé, son noir, l'ayant bien et +dûment posé et encaissé dans son grand fauteuil... l'avait roulé tout +près de la fenêtre, d'où M. Wil aimait à voir encore les dernières +lueurs du soleil dorer les fleurs pourpres de ses capucines, et +étinceler sur ses épais carreaux.... + +Cette atmosphère enflammée des feux d'un soleil à son déclin, ces fleurs +pâles et froides qui brillaient pour quelques minutes d'un vif et +brûlant éclat, rappelaient au pauvre colon son beau ciel de la Jamaïque, +ses palmiers si verdoyants, ses aloës parfumés, ses camélias fleuris, +toute cette végétation si puissante et si forte... et puis aussi peu à +peu venaient se grouper sous ses arbres gigantesques sa bonne et tendre +femme... sa douce Jenny... son loyal et franc Théodrick.... C'est alors +qu'il pensait avec amertume à leurs longues promenades du soir après la +prière, à leur joie innocente, à ces fêtes tumultueuses, bruyantes, +qu'il donnait pour sa fille, à ses naïves caresses, à sa gaîté si +folle... et enfin à tout cet avenir de bonheur, de richesse et d'amour, +flétri, tué en moins de deux ans par une si inconcevable fatalité.... + +Car il se voyait, lui, un des plus riches planteurs de la Jamaïque, +réduit à vivre des aumônes d'un nègre, d'un esclave, qui partageait avec +lui, Tom Wil, une misérable chambre, triste et obscure, avec lui, dont +les magnifiques et vastes habitations étaient autrefois couvertes +d'hommes qui tremblaient à sa voix.... + +Quels souvenirs! + +Aussi, sa pâle figure s'assombrissait de plus en plus, et les rayons +obliques du soleil, qui l'éclairaient fortement, en faisaient ressortir +encore l'expression mélancolique, et lui donnaient un aspect de +tristesse indéfinissable, de chagrin profond, de regret amer, qui +eussent attendri l'âme la plus atroce.... + +Bientôt des larmes coulèrent de ses yeux, et il laissa tomber sa tête +chauve et vénérable dans ses mains tremblantes, puis s'ensevelit dans +une sombre méditation. + +La nuit était tout-à-fait venue. + +Atar-Gull alla soigneusement fermer la porte qui donnait sur l'escalier, +poussa les verroux et prit la même précaution pour celle qui ouvrait sur +la chambre où était son maître.... + +Il alluma une lampe qui ne jetait qu'une clarté faible et douteuse, +s'approcha du colon, toujours absorbé dans ses pensées, et le contempla +un instant!... + +Puis lui frappant avec force sur l'épaule, de sa large et formidable +main, il l'éveilla en sursaut, car l'honnête Wil avait fini par +sommeiller un peu.... + +Pour la première fois le maître tressaillit à la vue de son esclave.... + +C'est qu'aussi la scène avait quelque chose d'effrayant et d'étrange. + +Au milieu de cette chambre vaste et basse, à peine éclairée par la +lumière vacillante et rougeâtre de la lampe... se dressait de toute la +hauteur de sa taille athlétique, Atar-Gull... le regard flamboyant, les +bras croisés, et un affreux sourire sur ses lèvres contractées qui +laissaient entendre le sourd claquement de ses dents qui +s'entre-choquaient comme celles d'un tigre qui mâche à vide. + +On ne voyait de ce colosse noir que deux yeux blancs fixes et arrêtés, +et au milieu de ce blanc un point lumineux qui brillait comme du +phosphore dans l'ombre. + +C'était aussi la première fois que le nègre s'était permis de frapper si +familièrement sur l'épaule de son maître; aussi ce dernier le +regarda-t-il avec un étonnement stupide. + +--Écoute, blanc...--dit Atar-Gull d'une voix caverneuse--écoute bien une +singulière histoire.... + +Ce tutoiement, cette phrase, ce ton dur et presque solennel, +bouleversèrent les idées du colon qui attachait des yeux inquiets sur le +nègre, qui continua ainsi: + +--Le premier blanc que j'ai haï a été cet homme que l'on a pendu à bord +de la frégate anglaise.... + +Il m'avait acheté, battu et vendu.--Justice a été faite. + +Le second blanc que j'ai haï, mais d'une haine aussi brûlante que le +feu... aussi aiguë que la pointe d'un couteau, aussi vivace que l'apios +qui fleurit chaque jour.... + +C'est toi... toi, _Tom Wil_, colon, planteur de la Jamaïque...-- + +Le colon voulut se lever, et, faible qu'il était, retomba sur son +fauteuil en faisant entendre un gémissement sourd.... + +Le nègre continua: + +--Garde tes gémissements pour plus tard... ce n'est pas encore l'heure; +Tom Wil, planteur de la Jamaïque... Tom Wil, qui fus riche à millions... +Tom Wil, qui fus tendre père, heureux mari... plus tard... tu gémiras... +tu pleureras du sang.... + +S'il avait fallu, vois-tu, comparer la haine que je portais au négrier +qu'on a pendu à celle que je te portais à toi, Tom Wil, j'aurais dit que +je l'aimais, lui, comme un frère.... + +Et pourtant mon coeur a bondi de joie en voyant son supplice.... + +Enfin, sais-tu ce que tu m'as fait, Tom Wil? le sais-tu? + +Pour de l'or, tu as vendu mon sang... un pauvre vieillard qui ne +demandait qu'un peu de maïs et de soleil pour vivre quelques jours +encore, et puis mourir;... pour de l'or... tu l'as fait supplicier du +supplice d'un voleur et d'un assassin.... + +C'était mon père... Tom Wil! le vieux Job! c'était mon père! +Comprends-tu maintenant?-- + +Et le colon... haletant... comme fasciné par le regard d'Atar-Gull... le +contemplait en silence. + +--Alors, vois-tu--reprit le noir--il m'a fallu dévorer ma haine qui me +tordait le coeur; le jour, le rire sur les lèvres, te servir, et baiser +ta main qui me frappait, en pleurant de joie.... + +Et c'est de joie aussi que je pleurais, Tom Wil... car chaque coup... +chaque humiliation que j'endurais avançaient ma vengeance d'un pas.... + +Et j'ai eu ta confiance! ton attachement! enfin!-- + +Hurla le noir avec un affreux éclat de rire.... + +--Et c'est moi qui t'ai traduit au tribunal des empoisonneurs, qui ai +fait empoisonner tes bestiaux, tes noirs, et même le premier-né que +j'eus de _Karina_, pour éloigner tout soupçon de moi... bon et fidèle +serviteur...-- + +Et Atar-Gull fit une pause, un silence, comme pour donner à chacune de +ses atroces révélations le temps d'entrer bien douloureusement au coeur +du colon, qui croyait rêver. + +Puis il reprit.... + +--Et c'est moi, Tom Wil, qui ai incendié tes propriétés en incendiant +aussi la case que tu m'avais donnée, et qui ai couru au milieu du feu, +pour qu'on ne pensât pas à m'accuser... moi, bon et fidèle serviteur. + +Ici une nouvelle pause.... + +--Et c'est moi, Tom Wil, qui ai presque guidé par mon adresse le serpent +qui a étranglé ta fille, et qui l'ai poursuivi après, moi, bon et fidèle +serviteur...-- + +Par un effort surnaturel, le colon se leva debout, les yeux menaçants, +et s'avança sur Atar-Gull, mais à peine eut-il fait deux pas qu'il tomba +par terre. + +Atar-Gull resta debout, regardant de toute sa hauteur son maître qui, +étendu à ses pieds, se roulait, en poussant d'affreux sanglots. + +Il continua.... + +--Et cette mort, Tom Wil, t'a rendu muet; le ciel devait bien cela à ma +vengeance... et c'est moi qui ai conduit Théodrick au Morne aux Loups... +va, va demander aux profondeurs de ces gouffres... quel est le corps +poignardé et mutilé qu'ils ont reçu.... + +Et la mort de ta femme, et ta ruine, c'est moi seul qui ai tout fait... +tout fait, Tom Wil... et ce n'est rien encore... c'est maintenant que +ton supplice commence et que mon père savoure la vengeance là haut! + +Écoute, Tom Wil; depuis que nous sommes ici, j'ai éloigné tout le monde +de toi; je passe pour le serviteur le plus dévoué qu'il y ait sur la +terre... tu l'as d'ailleurs écrit là...-- + +Et il montra la cassette où était renfermé le testament du colon. + +--Tu es muet... tu ne pourras me démentir. + +Tu n'écriras pas... car je serai sans cesse auprès de toi, et tu es +perclus de tes mains.... + +Et chaque jour, à chaque heure, vois-tu... tu auras devant toi le +bourreau de ta famille... l'auteur de ta ruine.... + +Et la nuit je t'éveillerai, et à la lueur de cette lampe, tu verras +encore le bourreau de ta famille et l'auteur de ta ruine! + +Au dehors, je serai loué, montré, fêté comme le modèle des serviteurs, +et je te soignerai, et je soutiendrai ta vie, car elle m'est précieuse +ta vie... plus que la mienne, vois-tu; il faut que tu vives long-temps +pour moi, pour ma vengeance... oh! bien long-temps...--l'éternité, si je +pouvais...--Et si un étranger entrait ici... ce serait pour te dire mes +louanges, te vanter mon dévoûment à moi, qui ai tué... tué ta +famille... qui t'ai rendu muet et misérable... car c'est moi... c'est +moi, entends-tu, Tom Wil... c'est moi seul qui ai tout fait... moi +seul...-- + +Criait le nègre en rugissant comme un tigre, et bondissant dans cette +chambre en poussant des hurlements qui n'avaient rien d'humain.... + + * * * * * + +Quand cet accès frénétique fut passé, il s'occupa du colon que cette +effrayante secousse avait fait évanouir.... + +Il le ramassa et le plaça avec soin sur son lit, en lui faisant respirer +un peu de vinaigre. + +Tom Wil ouvrit les yeux d'un air étonné, inquiet; le pauvre homme +croyait avoir fait un mauvais rêve; aussi en se retrouvant au milieu des +soins empressés de son esclave, il sourit à Atar-Gull avec une admirable +expression de reconnaissance. + +Mais celui-ci avait suivi sur les traits du colon toutes ses pensées, et +pour ne lui pas laisser cette consolante illusion, il reprit en lui +serrant la main violemment: + +--C'est moi seul, Tom Wil, qui ai tué ta femme et ta fille... tu n'as +pas rêvé, Tom Wil, c'est moi.... + + * * * * * + +Il est plus facile d'imaginer que d'écrire tout ce que dut souffrir le +malheureux colon: aussi, depuis cette époque, sa santé s'affaiblit; +mais, grâce aux horribles soins d'Atar-Gull, elle se soutint +chancelante. + +Une fois le colon refusa de rien prendre, voulant terminer cette vie +d'angoisse et de torture. + +Alors, aidé de deux locataires, Atar-Gull lui fit avaler de force +quelques cuillerées de bouillon, et le pauvre colon entendit un des +voisins s'écrier:--Quelle vertu ce pauvre nègre doit-il avoir pour +servir un vieux maniaque de cette trempe-là.... + +Enfin, au bout de six mois de cette horrible existence, la santé du +colon s'altérant sensiblement, sa raison commença de s'égarer; alors son +esclave fit demander un médecin. + +Or, c'est après une de ses visites que madame Bougnol venait de +l'arrêter curieusement comme nous l'avons dit, afin de savoir des +nouvelles du vieux muet. + +Mais la raison du colon se perdit bientôt tout-à-fait, et sauf quelques +moments lucides, pendant lesquels son affreuse position se représentait +à lui dans tout son jour... il était dans un état de démence complète, +et furieux parfois.... Alors Atar-Gull avait recours à la camisole de +force.... + +Ordinairement, après ces transports frénétiques, succédaient quelques +moments de calme; aussi le docteur sortait-il comme un des accès du +malheureux Wil venait de finir. + + + + +CHAPITRE III. + + Un frère est un ami donné par la nature. + LEGOUVÉ. + +LE BAPTÊME. + + +Quelques jours après la visite du médecin dont nous avons parlé, toute +la maison de la rue _Tirechape_ était en émoi, un inconcevable +bourdonnement allait, venait, montait d'étage en étage, et dominant sur +le tout, on entendait glapir la voix aigre de la portière... gourmandant +les uns et les autres:--Un tas de curieux imbéciles--disait-elle--qui ne +laisseraient pas ce pauvre cher homme mourir en paix. + +En effet, M. Wil était au plus mal; à la suite d'un long accès de +démence, sa paralysie s'était portée sur l'estomac, et il se trouvait +dans un effrayant état de faiblesse et de stupeur. + +Les fenêtres de sa chambre avaient été ouvertes par l'ordre du médecin, +car l'odeur des potions, des drogues, épaississait encore l'atmosphère +morbide de cet appartement. + +Debout au pied de son lit se tenait Atar-Gull, ses yeux constamment +fixés sur les yeux du mourant.... + +Il ne voulait pas perdre un seul de ses regards.... + +Et une inconcevable expression de tristesse ridait le front du nègre... +il voyait sa proie lui échapper, sa victime mourait. + +Oh! qu'il eût donné la moitié des jours qui lui restaient pour prolonger +d'autant l'existence du colon! Mais Dieu est juste.... + +Dans un autre coin de la chambre, le docteur était assis, pensif, +quelquefois il levait la tête et contemplait Atar-Gull avec +admiration.... + +--Voilà donc--disait l'Esculape--ces êtres auxquels, dans notre froid et +cruel égoïsme, nous refusons presque le nom d'hommes... que nous +reléguons à l'affreuse condition d'esclaves, de bêtes de somme.... Et +pourtant voyez celui-ci... quelle délicatesse de dévoûment! quels soins +attentifs... pauvre homme, quelle tristesse est empreinte sur son front, +quelle anxiété dans ses regards... oh! il ne le quittera pas de l'oeil un +seul moment.... Ô humanité!... humanité!... que tes jugements sont +faux... que tes préjugés sont cruels. + +L'honnête médecin eût sans doute continué encore long-temps cette +dissertation mentale, négro-philosophique, si un cri du noir n'eût +interrompu le précieux cours de ses pensées. + +Il se leva précipitamment et s'approcha du moribond.... + +--Eh bien! eh bien!--lui dit-il en anglais--mon ami, comment +allons-nous?... du courage... du courage.... + +Le colon tourna la tête de son côté, les yeux secs, ardents, et d'un +geste aussi furieux que sa faiblesse lui permettait de le faire, montra +le noir... immobile, silencieux au pied du lit... + +--Je le vois, je le vois, mon ami--dit le docteur--je sais que c'est un +digne et loyal serviteur... mais tel maître tel valet, et avec un maître +comme vous.... + +Les yeux du colon brillèrent d'un feu inaccoutumé, et il fit violemment +un geste négatif en secouant sa tête, qui bientôt retomba lourde et +pesante sur son oreiller. + +--Si, si, vous êtes un bon maître--reprit imperturbablement +l'Esculape--aussi bon maître qu'il est bon esclave... bon ami, +voulais-je dire. + +Ici M. Wil, brisé par la fièvre et la douleur, ne put faire un +mouvement, seulement ses yeux s'emplirent de larmes, et il les leva au +ciel avec un regard qui semblait dire:--Mon Dieu, tu l'entends... toi, +qui sais la vérité... tonne donc. + +Dieu ne tonna pas, et le docteur, interprétant à sa manière ces pleurs +et cette invocation tacite, ajouta: + +--Oh! oui, pleurez de reconnaissance, et recommandez-le au ciel, ce bon +esclave... mon cher ami, c'est bien naturel... ces larmes-là sont +douces, n'est-ce pas?... + +Et l'honnête médecin tendit la main à Atar-Gull en essuyant ses yeux +humides.... + +--Je n'ose, monsieur le docteur--dit le nègre avec humilité.... + +--Allons donc, mon garçon, mon ami, mais je m'honore, moi, en pressant +la main d'un modèle de vertu et d'héroïsme... car enfin c'est de +l'héroïsme--disait le docteur en serrant Atar-Gull dans ses bras. + +Ce spectacle fut au-dessus des forces du colon. + +Sa figure, de pâle et livide qu'elle était, devint rose, pourpre et +violacée.... + +Ses yeux s'ouvrirent, et la prunelle disparut sous la paupière.... + +Il fit entendre une espèce de cri guttural, rauque et métallique... et +sa bouche écuma... et ses membres se raidirent.... + +--Son accès le reprend, monsieur le docteur--dit le nègre--vite la +camisole. + +Non--dit tristement le médecin--non, c'est inutile, ce spasme, cet +érétisme vont consumer le reste de ses forces... Faible qu'il est, sa +dernière heure approche... Pourquoi vous le cacher, mon ami... dans une +heure peut-être... vous ne verrez plus votre maître... plus jamais.... +Allons... allons... du calme... faites-vous une raison... +écoutez-moi.... + +Mais Atar-Gull ne l'écoutait plus. + +--Déjà... déjà...--hurlait-il en se tordant à terre--déjà mourir, lui... +et il n'y a pas un an qu'il est ici avec moi... mais non... ce n'est +pas possible.... + +Et se relevant terrible, menaçant, les yeux enflammés, il saisit le +docteur de sa forte et puissante main, et levant une chaise sur le crâne +chauve du savant...--il s'écria furieux: + +--Je ne veux pas qu'il meure encore, moi! Il n'est pas temps... +entends-tu... il n'est pas temps... et s'il meurt... je te tue. + +Et il brandissait la chaise avec violence. + +--Il ne mourra pas... il ne mourra pas--dit le docteur, pâle et +tremblant...--je vous le promets.... + +Atar-Gull... laissa retomber la chaise... et s'assit par terre près du +lit du colon, sa tête cachée dans ses mains.... + +--Il n'y a que les nègres pour aimer ainsi--disait le médecin en +rajustant sa cravate et son collet--c'est du délire... mais c'est +admirable... on le dirait qu'on ne le croirait pas.... Mais il paraît +pensif, absorbé... je vais profiter de cela pour m'esquiver.... C'en est +fait du colon... l'agonie approche... et malgré ma promesse, je ne me +soucie pas d'assister à sa mort. + +Et le bon docteur se retira _suspenso pede_, en faisant le moins de +bruit possible pour ne pas tirer le noir de sa rêverie. + +Il respira plus librement quand il se vit sur l'escalier, quoiqu'il eût +encore à affronter le feu des questions de la Bougnol et des commères +de chaque étage.... + +Quand Atar-Gull revint à lui, il chercha le médecin, et, ne le trouvant +pas, s'écria: + +--Il s'en est allé, il n'y a donc plus d'espoir.... + +Et il se dressa debout pour contempler le colon qui agonisait. + +D'un geste, il tira la mince et pauvre couverture qui dessinait les +formes déjà cadavéreuses du malheureux Wil, comme pour ne rien perdre de +ce hideux spectacle.... + +Le colon tressaillait de tous ses membres, réduit à un état de maigreur +et de marasme effrayant. + +Ses mains s'agitaient en tous sens, comme pour ramener quelque chose sur +lui par un geste familier aux mourants.... + +--Oh! que ta mort est douce!--disait le noir--tu meurs dans un lit... +toi... tu n'as souffert que six mois... toi... tu n'as pas été obligé de +rire pendant que la haine te tordait le coeur... toi.... Comment... des +années de soumission, de tortures, de soins, ne m'auront servi qu'à le +faire souffrir huit mois... huit mois seulement! mais c'est infâme; oh! +les blancs! les blancs! m'écraseront-ils sous le poids de leur infernal +bonheur? + +À ce moment, la porte s'ouvrit.... + +C'était un prêtre, deux enfants de choeur et un cortège de femmes. + +--Que voulez-vous?--dit Atar-Gull. + +--Aider ce chrétien à mourir...--dit le prêtre--adoucir, consoler ses +derniers moments... + +--Consoler ses derniers moments...--dit le noir en rugissant--Oh! non, +non... il est fou.... + +--Ô mon Dieu...--dit le prêtre avec un accent de regret et de +tristesse--Ô mon Dieu, recevez-le toujours dans votre saint paradis.... + +--Et puis il est homicide, assassin; il a tué mon père...-- + +Dit Atar-Gull, hors de lui... en se tordant sur le lit du colon. + +--Monsieur l'abbé--dit la portière--faites pas attention, ce pauvre M. +_Targu_ est fou lui-même de chagrin de voir son maître s'en aller; +depuis un an qu'il est ici, il le soigne comme son père, il le nourrit; +à chaque heure du jour ou de la nuit il est debout à ses côtés... La +douleur l'égare... le pauvre garçon. + +--Ô monsieur--dit Atar-Gull en se précipitant aux genoux du prêtre, les +yeux baignés de larmes--ô monsieur, faites qu'il vive.... On dit votre +Dieu bon et juste... qu'il vive... le colon,... qu'il vive... +voyez-vous, il le faut, il me faut sa vie... vous ne savez donc pas que +c'est par là seulement que je tiens à l'existence.... Tenez... monsieur, +qu'il vive... je foule aux pieds mes fétiches, qui furent ceux de mes +pères... et j'embrasse votre religion... mais qu'il vive... oh! qu'il +vive!... par pitié qu'il vive! + +--Digne et cher serviteur--dit le prêtre attendri--Dieu l'appelle à +lui... la volonté de l'homme n'y peut rien... mais si la religion ne +peut vous le rendre... elle vous consolera de sa perte.... + +--Monsieur l'abbé, le locataire se meurt--dit la Bougnol...--je puis +mettre écriteau, n'est-ce pas?... + +L'abbé se tira des mains d'Atar-Gull, et s'approcha du colon. + +Le pauvre Will était hors d'état de rien entendre, il reçut +machinalement les sacrements et mourut.... + +Le médecin entrait au moment où il rendait le dernier soupir. + +Le nègre tomba comme si ses jambes se fussent dérobées sous lui. + +Saisissons cet instant pour l'entraîner hors d'ici--dit le bon +médecin--je m'en charge.... + +--C'est moi...--dit l'abbé--je vous en prie, monsieur, laissez-moi cette +bonne oeuvre... il m'a presque promis d'embrasser notre sainte religion. + +--C'est une raison contre laquelle je ne puis rien objecter--répondit le +docteur--mais de mon côté je vais faire mon rapport au maire de cet +arrondissement, car si de telles vertus sont récompensées dans le ciel, +elles doivent aussi l'être sur la terre.... + +Nous nous entendons, je le vois--dit le vertueux prêtre en prenant la +main du médecin. + +Atar-Gull était sans connaissance, on le transporta chez l'abbé, et le +commissaire vint mettre les scellés sur le misérable mobilier du colon. + +On trouva dans la petite cassette l'espèce de journal dont nous avons +parlé, qui faisait un si pompeux éloge d'Atar-Gull, et l'instituait +légataire de tout ce que le colon possédait. + + * * * * * + +Le surlendemain de la mort du pauvre Will, les passants se découvraient +devant le corbillard des pauvres qui se dirigeait vers le cimetière de +l'Est, suivi d'un nègre qui pleurait fort, soutenu par un prêtre et un +homme à cheveux blancs (le médecin). + +Environ deux mois après, Atar-Gull, suffisamment instruit dans notre +religion, avait été solennellement baptisé à Sainte-Geneviève sous le +nom de Bernard-Augustin, et un soir, le 24 août, le jeune et digne +prêtre qui l'avait recueilli, lui parlait de je ne sais quelle imposante +cérémonie où le nouveau néophite devait jouer le principal rôle, grâce +aux soins et démarches du docteur, secondé par tous les locataires de la +rue Tirechape et les habitants du quartier, que la belle et vertueuse +conduite de M. _Targu_ pour son maître avait édifiés. + + + + +CHAPITRE IV. + + ...La vertu est une chose sans prix.... + + M. LE MARQUIS.--_Vaudeville_. + + Une autre intention que nous pouvons tout + aussi raisonnablement supposer au noble fondateur, + c'est celle de convertir ces hommes + assez malheureux pour ne pas croire à la vertu. + + _Discours de M. le baron_ CUVIER. + +LE PRIX DE VERTU. + + +Le 25 août ***, par un riant soleil qui inondait de clarté la belle +coupole de la salle des réunions solennelles de l'Institut, l'élite de +la société de Paris se pressait sur les banquettes, impatiente de voir +face à face les immortels, et d'ouïr quelque menue lecture de vers +allégoriques, de poèmes didactiques ou de contes politiques, qui +devaient tout doucettement conduire la patiente et benoîte assemblée +jusqu'au rapport de la commission chargée de décerner le prix de vertu +fondé par feu M. de Montyon. + +Et puis aussi on devait distribuer des palmes aux lauréats, aux favoris +d'Apollon... aux bien-aimés des Muses.... + +Or, pour la cent troisième fois, M. ***, bien-aimé d'Apollon et favori +des Muses, vint saluer modestement la foule endormie et baiser le +président, qui lui mit sur les oreilles une couronne de chêne vert, en +lui disant:--_Macte animo_. + +Des larmes coulèrent de tous les yeux, et le lauréat se promit bien de +ne pas rester en si beau chemin, de s'atteler ferme et fort, +incessamment et toujours, au vermoulu char du dieu des vers, et de le +traîner bon gré mal gré, friand qu'était le poète de sa botte de +lauriers académiques et de sa ration de louangeuses et classiques +mélopées. + +Après quoi, un murmure sourd et prolongé circula dans la salle; chacun +s'établit commodément pour entendre, le programme sur les genoux, les +mains croisées et les yeux attentivement fixés sur le président qui se +préparait à lire le rapport de la commission. + +Bientôt le plus profond silence régna dans l'assemblée, et le président +commença ainsi d'une voix lente, sonore et accentuée: + +«Messieurs, + +»La commission chargée de l'examen des titres des concurrents qui se +présentaient comme ayant droit au prix de vertu fondé par feu M. de +Montyon, après s'être occupée de ces recherches avec religion et +scrupule, a décidé à l'unanimité que le prix de dix mille francs serait +accordé cette année au sieur Bernard-Augustin _Atar-Gull_, nègre, né sur +la côte d'Afrique, âgé de trente ans et quelques mois. + +»Le résumé court et rapide de sa vie tout entière, consacrée à son +maître avec un dévoûment sans bornes, constatera, je l'espère, +l'impartialité de la commission. + +»Victime de la traite des noirs et de l'esclavage, Bernard-Augustin +Atar-Gull fut transporté il y a environ cinq ans à la Jamaïque, et +pourtant sa conduite sage, soumise, laborieuse, attira bientôt +l'attention de son maître qui lui donna toute sa confiance. + +»Des malheurs imprévus et cruels vinrent tout-à-coup fondre sur le colon +Tom Wil, et peu à peu ce malheureux perdit sa femme, sa fille, son +gendre, son immense fortune, et fut forcé de quitter la Jamaïque, où de +trop douloureux souvenirs l'eussent mené au tombeau. + +»Eh bien! messieurs, au milieu de ces calamités, le colon eut +l'inestimable bonheur de rencontrer un ami sûr, dévoué, infatigable; ce +fut cet Atar-Gull, qui trouvait toujours de nouvelles forces dans +l'excès même de son dévoûment. + +»Ah! messieurs, combien d'autres esclaves, à sa place, auraient joui en +secret des peines qui venaient accabler celui qui les avait achetés, +enlevés indirectement à leurs affections, à leurs pays.--Non, non, +messieurs, Atar-Gull n'avait, lui, qu'une idée fixe... l'attachement et +la reconnaissance qu'il devait à son maître, pour les bontés dont il +l'avait comblé.... + +»Et soit dit en passant, messieurs, de tels faits valent des volumes +pour réfuter la logique de ces froids et cruels sceptiques qui mettent +encore en doute le développement de l'intelligence des noirs, et qui, +sous de spécieux et paradoxals prétextes, osent soutenir la nécessité, +la légitimité de la traite, de cet infâme trafic. + +»Mais revenons à Atar-Gull, messieurs. + +»Il aurait pu profiter de son acte d'affranchissement sollicité par son +maître; il ne le fit pas, et suivit le colon en Europe, en Angleterre, +en France, à Paris, avec la même abnégation, le même dévoûment. + +»Mais c'est à Paris surtout qu'il faut suivre tous les développements de +cet attachement si énergique dans son expression et si profond dans ses +racines. + +»Les modiques ressources du colon étaient épuisées; le nègre passait des +jours, des nuits à travailler, et de ce modique labeur, il soutenait un +vieillard infirme, que ses nombreux malheurs avaient amené à un état +continuel d'irritation et de colère, bien excusable sans doute, mais +enfin dont le pauvre noir supportait les effets sans se plaindre, sans +le moindre murmure. + +«Que vous dirai-je? messieurs, le malheureux colon, privé de la parole, +perdit bientôt l'usage de ses facultés, sa raison s'égara; et, sauf +quelques moments lucides, il vécut encore un an dans un état de démence +complet. + +»Enfin le colon succomba à tant de tourments et de chagrins amers. + +»C'est ici, messieurs, qu'il faut voir jusqu'à quel point peuvent aller +la reconnaissance et l'affection chez de tels hommes. + +»À peine le digne et bon médecin, qui prodiguait au mourant les soins +les plus désintéressés, eut-il annoncé au fidèle serviteur la prochaine +mort de son maître, que celui-ci, dans un emportement, un délire que +les motifs feront pardonner et admirer peut-être, s'écria:--Je ne veux +pas qu'il meure, moi... Je ne tiens à l'existence que par sa vie... et +s'il meurt, je te tue.... + +»Et ces paroles, ces regrets énergiques et profonds, empreints de toute +l'exaltation fougueuse d'un africain, retentiront, j'espère, dans le +coeur des gens qui, nous le répétons, s'obstinent à regarder les noirs +comme une classe à part. + +»Mais bientôt, messieurs, toute espérance fut détruite, et le ministre +de Dieu vint apporter ses saintes consolations au malheureux... disons +plutôt à l'heureux colon; car c'est encore du bonheur, même au milieu +des plus cruelles infortunes, que de trouver un ami, un frère, un fils +tel qu'_Atar-Gull_. + +»Mais voyez, messieurs, combien une âme noble et élevée, sous quelque +enveloppe qu'elle soit, a de secrètes affinités avec une religion dont +la portée est si haute et si puissante: c'est au nom de notre religion à +nous, de la religion du Christ, que ce noir, abjurant son idolâtrie, +demande la vie de son maître!!! + +»Ah! messieurs, laissez couler mes larmes, elles sont bien douces, je +vous assure... et n'y a-t-il pas un plus touchant, un plus noble tableau +que celui-ci... un pauvre nègre, devinant comme par l'instinct d'une âme +aimante tout ce qu'il y a de consolation et d'espérance dans une +religion qu'il ignore pourtant, mais dont l'idée confuse vient +apparaître à son esprit comme ces saintes et mystiques visions qui +venaient soudain éclairer nos Pères de l'Église. + +»Enfin, messieurs, comme pour compléter, pour clore dignement cette vie +tout entière consacrée au dévoûment pour son semblable, Atar-Gull, +instruit dans notre religion, s'est fait baptiser, et nous comptons un +chrétien de plus. + +»Ce qui a décidé, messieurs, la commission à attirer sur cet homme +estimable les regards et la reconnaissance de la société, c'est cette +grandeur d'âme, cette élévation de caractère qui ont été assez +puissantes chez Atar-Gull pour faire surmonter toute haine primitive. + +»Oui, messieurs, car chez un de nos concitoyens, élevé dans nos moeurs, +dans nos habitudes, dans nos lois, une pareille conduite serait déjà +digne des plus grands éloges, digne des plus hautes récompenses. + +»À quelle hauteur sera-t-elle donc élevée, cette action, messieurs! +quand vous songerez que cet homme à demi sauvage, livré à toute +l'impétuosité de ses passions, sans instruction, sans croyance, sans +frein, a oublié l'affreuse distance que le fouet et la cruauté des +colons avaient mise entre lui et un blanc, pour se vouer corps et âme au +service de ce blanc et lui prouver une affection toute filiale! + +»Alors, messieurs, je le crois, vous ne pouvez que ratifier le jugement +de la commission, et vous écrier avec nous: Si l'âme généreuse de M. de +Montyon prend encore quelque connaissance de ce qui se fait sur la +terre, elle doit être heureuse et satisfaite, car nous avons eu le +bonheur de concilier les deux idées qui l'occupèrent pendant toute sa +vie, et auxquelles en mourant il a consacré toute sa fortune: + +»Faire du bien aux infortunés et exciter à leur en faire tous ceux qui +en ont la possibilité. + + (_Applaudissements prolongés_.) + +»Il nous reste, messieurs, à faire connaître les pièces justificatives +qui seront déposées au secrétariat de l'Institut. + +»--1º Le testament olographe de M. Wil qui, par les clauses les plus +flatteuses, institue Atar-Gull légataire universel du peu qu'il +possédait. + +»--2º L'acte d'affranchissement du nègre, apostillé longuement par le +gouverneur de la Jamaïque, qui rend un éclatant hommage aux excellentes +et nobles qualités d'Atar-Gull, et cite les faits honorables qui lui ont +mérité cette faveur. + +»--3º Un certificat du commandant de la frégate anglaise _le Cambrian_ +qui a ramené en Europe le colon et son fidèle esclave, lequel +certificat, signé de tout l'état-major, contient les plus grands éloges +sur l'admirable conduite du nègre pour le colon. + +»--4º Une demande signée par les locataires qui habitent la maison où +était logé feu M. Wil, et appuyée des attestations des principaux +habitants du quartier qui affirment que la conduite d'Atar-Gull a été +parfaite et dévouée, et qui s'intéressent tous à ce qu'elle ne reste pas +sans récompense. + +»--5º Des notes particulières remises par le médecin qui a soigné M. Wil +dans sa dernière maladie, et qui le premier a appelé les regards de +l'autorité sur ces faits si honorables pour l'espèce humaine. + +»--6º Une lettre de M. Duval, prêtre à Saint-Geneviève, qui a suivi +Atar-Gull dans tous les exercices religieux, et a été édifié de sa +conduite admirable et de ses regrets sincères et touchants. + +»Voici, messieurs, les titres sur lesquels la commission a basé son +jugement; nous osons croire qu'elle trouvera des approbateurs, et que +l'imposante et sainte mission qui nous a été confiée aura été +religieusement et consciencieusement remplie aux yeux de tous. + +»D'après ce, le prix de vertu de dix mille francs, fondé par feu M. de +Montyon, est décerné à Atar-Gull Bernard-Augustin.» + +Il est impossible de décrire les transports et l'ivresse que ce long +rapport excita dans l'assemblée. + +C'était comme un nouveau triomphe que la civilisation remportait sur la +barbarie. + +Une quête spontanément faite au profit du bon noir produisit près de +deux mille francs, qui furent remis au président, et le soir, dans tout +Paris, on ne parlait que d'Atar-Gull ou le bon nègre. + +FIN D'ATAR-GULL. + + + + +UN CORSAIRE. + + +...Ayant obtenu de mon amiral un congé de quelques mois, je visitais +alors en curieux tous les ports de la Manche, qui, dans notre dernière +guerre avec les Anglais, ont fourni une si grande quantité d'intrépides +corsaires. + +J'étais fort jeune alors, et comme je n'avais jamais vu de _corsaire_, +j'aurais tout donné au monde pour en voir un, mais un _vrai_, un type, +le blasphème et la pipe à la bouche, fumant de la poudre à défaut de +tabac, l'oeil sanglant, et le corps couvert d'un réseau de cicatrices +profondes à y fourrer le poing. + +Comme dans une de mes stations sur la côte, j'exprimais ce naïf désir à +un ami de ma famille, homme fort aimable et fort spirituel, auquel +j'étais recommandé, il me dit:--Eh bien! demain je vous ferai dîner avec +un corsaire. + +--Un corsaire!--lui fis-je. + +--Un vrai corsaire--reprit-il--un corsaire comme il y en a peu, un +corsaire qui à lui seul a fait plus de prises que tous ses confrères +depuis Dunkerque jusqu'à Saint-Malo. + +Je ne dormis pas de la nuit, et le jour me parut démesurément long, +quoique j'eusse essayé de lire _Conrad_, de Byron, pour me préparer à +cette sainte entrevue. + +À cinq heures j'arrivai chez mon ami. C'est stupide à dire, mais j'avais +presque mis de la recherche dans ma toilette. En entrant je trouvai à +mon hôte un aspect soucieux qui m'effraya, et je frémis +involontairement. + +--Notre corsaire ne viendra qu'à la fin du dîner--me dit-il--il est en +conférence avec le capitaine du port.--Hélas! j'attendrai +donc--répondis-je--en sentant mon coeur se rasséréner. + +On se mit à table. J'étais placé à côté de la femme de mon hôte, et, à +ma droite, j'avais un monsieur de soixante ans, qui paraissait fort +intime dans la maison, et qu'on appelait familièrement Tom. + +Ce monsieur, fort carrément vêtu d'un habit noir qui tranchait +merveilleusement sur du linge d'une éblouissante blancheur, ce monsieur, +dis-je, avait une franche et joviale figure, l'oeil vif, la joue pleine +et luisante, et un air de bonhomie épandue dans toute sa personne qui +faisait plaisir à voir. Il me fit mille récits sur sa ville, dont il +paraissait fier, me parla des embellissements projetés, de la rivalité +de l'école des frères et de l'enseignement mutuel, et finit par +m'apprendre, avec une sorte d'orgueilleuse modestie, qu'il était membre +du conseil municipal, capitaine de la garde nationale, et qu'il +jouissait même d'un certain crédit à _la fabrique_. Je le crus sur +parole. Ces détails m'eussent prodigieusement intéressé dans toute +autre circonstance; mais, je dois l'avouer, ils me paraissaient alors +monotones, dévoré que j'étais du désir de voir _mon_ corsaire. Et _mon_ +corsaire n'arrivait pas. En vain notre hôte, par une charitable +attention, et dans le but de me distraire, s'était mis à taquiner M. Tom +sur je ne sais quelle fontaine qui tombait en ruines, quoique lui, Tom, +fût spécialement chargé de la surveillance de ce quartier. Je ne retirai +de ce charitable procédé de mon hôte que cette conviction: que M. Tom, +au nombre de ses autres qualités sociales et municipales, joignait le +caractère le plus doux, le plus gai et le plus conciliant du monde. + +On servit le dessert. Les gens se retirèrent; j'étais désespéré; n'y +tenant plus, je m'adressai d'un air lamentable à l'amphitryon.--Hélas! +votre corsaire vous oublie--lui dis-je.--Quel corsaire?--dit M. Tom, qui +cassait ingénûment des noisettes.--Mais le commissaire de marine que +j'avais invité--dit mon hôte en riant aux éclats de cette bêtise. + +J'étais rouge comme le feu, et pardieu si colère, qu'il fallut la +présence des deux femmes pour me contenir. + +Je ne sais où ma vivacité allait m'emporter, lorsque, pour toute +réponse, je vis mon hôte sourire en regardant les autres convives, qui +sourirent aussi. J'en excepte pourtant M. Tom, qui devint rouge +jusqu'aux oreilles, et baissa la tête d'un air honteux. + +Il n'y a que cet honnête bourgeois qui soit indigné de cette scène +ridicule--pensai-je en vouant un remercîment intime au digne conseiller +municipal. + +--C'est assez plaisanter, monsieur--me dit alors l'hôte d'un air +sérieusement affectueux;--excusez-moi si j'ai ainsi usé ou abusé de ma +position de vieillard pour vous mettre à l'abri des impressions +calculées à l'avance, car, grâce à ces préventions, monsieur, on juge +mal, je crois, les hommes intéressants. Oui, quand on les rencontre tels +qu'ils sont, au lieu de les trouver tels qu'on se les était figurés, +votre poésie s'en prend quelquefois à leur réalité, et, par dépit +d'avoir mal jugé, vous les appréciez mal, ou vous persistez dans +l'illusion que vous vous étiez faite à leur égard. + +Je regardai mon hôte d'un air étonné. J'avais seize ans, il en avait +soixante; et puis je trouvai tant de raison et de bienveillante raison +dans ce peu de mots, que je ne savais trop comment me fâcher. + +--Une preuve de cela--ajouta-t-il--c'est que si tout à l'heure je vous +avais montré notre corsaire, en vous disant: Le Voici, vous eussiez, +j'en suis sûr, éprouvé une toute autre impression que celle que vous +avez éprouvée, et pourtant cet intrépide dont je vous ai parlé est ici +au milieu de nous, il a dîné avec nous.--Je fis un mouvement.--Je vous +en donne ma parole--dit mon hôte d'un air si sérieux que je le crus. + +Alors je promenai mes yeux sur tous ces visages, qui s'épanouirent +complaisamment à ma vue, mais rien du tout de corsaire ne se révélait. + +--Regardez-nous donc bien--me dit M. Tom avec un rire singulier. + +Alors mon hôte me dit, en me désignant M. Tom de la main:--J'ai +l'honneur de vous présenter le capitaine Thomas S...--Le capitaine S...! +vous Êtes le brave capitaine S...?--m'écriai-je, car le nom, +l'intrépidité et les miraculeux combats de l'homme m'étaient bien +connus; et je restai immobile d'admiration et de surprise: mon coeur +battait vite et fort. + +--Et! mon Dieu oui, je suis tout cela... à moi tout seul--me dit le +corsaire en continuant d'éplucher et de grignoter ses noisettes.--Vous +êtes le capitaine S...?--dis-je encore à M. Tom en le couvant des yeux, +et m'attendant presque à voir, depuis cette révolution, le front du +conseiller municipal se couvrir tout-à-coup de plis menaçants, son oeil +flamboyer, sa voix tonner.... + +Mais rien ne flamboya, ne tonna, seulement le corsaire me dit avec la +plus grande politesse:--Et je me mets à vos ordres, monsieur, pour vous +faire visiter la rade et le port. + +Après quoi il se remit à ses noisettes. Il me parut trop aimer les +noisettes pour un corsaire. + +En vérité, j'étais confondu, car, sans trop poétiser, je m'étais fait +une toute autre figure de l'homme qui avait vécu de cette vie sanglante +et hasardeuse. Je ne pouvais concevoir que tant d'émotions puissantes et +terribles n'eussent pas laissé une ride à ce front lisse et rayonnant, +un pli à ces joues rieuses et vermeilles. + +Mon hôte voyant mon étonnement dit au corsaire:--Oh! maintenant il ne +vous croira pas, Tom; pour le convaincre, parlez-lui métier, ou mieux, +racontez-lui votre évasion de _Southampton_. + +Ici le capitaine Tom fit la moue. + +Sur mon observation mon hôte n'insista pas, et je me mis à causer avec +le capitaine, serein et placide, de quelques-uns de ses magnifiques +combats avec lesquels nous avons été bercés, nous autres aspirants. + +Cette attention de ma part flatta le capitaine Tom, la conversation +s'engagea entre nous deux; il me donna même quelques détails sur la +façon de combattre, mais tout cela d'un air, d'un ton doux et calme qui +faisait un singulier contraste avec la couleur tragique et sombre du +sujet de notre conversation. + +Entre autres choses, je n'oublierai jamais que, lui demandant de quelle +manière il abordait l'ennemi, il me répondit tranquillement en jouant +avec sa fourchette:--Mon Dieu! je l'abordais presque toujours de long en +long; mais j'avais une habitude que je crois bonne et que je vous +recommande dans l'occasion, car c'est bien simple--ajouta-t-il à peu +près du ton d'une ménagère qui hasarde l'éloge d'une excellente recette +pour faire les confitures;--cette habitude--reprit-il--la voici: au +moment où j'étais bord à bord de l'ennemi, je lui envoyais tout +bonnement ma volée complète de mousqueterie et d'artillerie bourrée à +triple charge. Eh bien, vous n'avez pas d'idée de l'effet que ça +produisait--ajouta le capitaine en se tournant à demi de mon côté et +secouant la tête d'un air de conviction. + +Je pris la liberté d'assurer au capitaine que je me faisais parfaitement +une idée de l'effet que devait produire cette excellente habitude qui, +dans le fait, était bien simple. + +--Bah!... Tom fait le crâne comme ça--dit mon hôte d'un air malin--il ne +vous dit pas qu'il a peur des revenants! + +--Oh! des revenants!--dit joyeusement Tom en remplissant son verre +d'excellent curaçao. + +--Des revenants--reprit mon hôte;--enfin l'homme aux _yeux mangés_ ne +vous visite-t-il jamais, Tom?... + +La figure du capitaine prit alors une bizarre expression: il rougit, son +oeil s'anima pour la première fois, et, posant son verre vide sur la +table, il me dit en passant la main dans ses cheveux gris et découvrant +son large front:--Aussi bien il veut me faire raconter mon évasion de +Southampton; cette diable d'aventure s'y rattache. Écoutez-moi donc, +jeune homme. + +--Ah çà, Tom, songez à ces dames--dit mon hôte, en montrant sa femme et +une de ses amies. + +--Ma foi--dit le capitaine--si la chaleur du récit m'emporte, +figurez-vous bien, mesdames, qu'au lieu du mot il y a des points. + +Je ne sais si ce fut une illusion, ou l'effet du curaçao réagissant sur +le capitaine, ou le charme sombre et magique que jette sur tout homme ce +fier nom de corsaire qu'on lui a écrit au front..., toujours est-il que, +lorsque le capitaine commença son récit, il s'empara de l'attention par +un geste muet de commandement. Il me sembla un homme extrêmement +distinct du conseiller municipal. + +Le capitaine commença donc en ces termes: + +«C'était dans le mois de septembre 1812, autant que je puis m'en +souvenir. Il ventait un joli frais de nord-ouest, j'avais fait une pas +trop mauvaise croisière, et je m'en revenais bien tranquillement à +Calais grand largue avec une prise, un brick de 280 tonneaux, chargé de +sucre et de bois des îles, lorsque mon second, qui le commandait, +signale une voile venant à nous. Je regarde; allons bien.... Je vois des +huniers grands comme une maison: c'était une frégate du premier rang. Le +damné brick marchait comme une bouée, je donne ordre à mon second de +forcer de voiles, et je commence à couvrir mon pauvre petit lougre +d'autant de toile qu'il en pouvait porter; il était ardent comme un +démon, et ne demandait qu'à aller de l'avant: aussi voilà que nous +commençons à prendre de l'air... et à filer ferme..., ce qui n'empêcha +malheureusement pas la frégate d'être dans nos eaux au bout de trois +quarts d'heure de chasse. + +»Pour me prier d'amener, elle m'envoya deux coups de canon qui me +tuèrent un novice et me blessèrent trois hommes. + +»Pour la forme, seulement pour la forme, je lui répondis par ma volée à +mitraille, qui pinça une demi-douzaine d'Anglais; c'était toujours çà, +et tout fut dit. Je fus genoppé, mais par exemple traité avec les plus +grands égards par le commandant anglais qui avait entendu parler de moi; +car c'était la troisième fois qu'on me faisait prisonnier, mais j'avais +toujours eu le bonheur de m'échapper des pontons. + +»Nous ralliâmes Portsmouth et nous y arrivâmes à peu près à l'heure à +laquelle je comptais rentrer à Calais. Oui, au lieu d'embrasser ma mère +et mon frère, de conduire ma prise au bassin et de coucher à terre, +j'allai droit vers un ponton, et peut-être pour y rester long-temps. +C'était dur; mais alors j'étais entreprenant; j'étais jeune et +vigoureux, j'avais une bonne ceinture remplie de guinées, et par dessus +tout une _rage de France_ qui me rendait bien fort, allez. Aussi quand +le commandant, devant tout son animal d'état-major, me fit un grand +discours, pour me dire que désormais j'allais être serré de près..., mis +dans une chambre à part, surveillé à chaque minute..., que c'était ma +vie que je jouais en tentant de m'évader..., enfin une bordée de paroles +superbes, je ne lui répondis, moi, pas autre chose que je m'en...» + +--Tom..., Tom...--s'écria fort heureusement mon hôte, car le capitaine, +dans la chaleur du récit, avait déjà fait entendre certaine consonne +sifflante qui annonçait un mot des plus goudronnés. + +--Mais c'est que c'était vrai, c'est comme je vous le dis, reprit le +capitaine. Je m'en.... + +--Tom--s'écria encore mon hôte--ce n'est nullement votre véracité que +j'interromps; mais songez à ces dames, Tom! + +--Ah! tiens, c'est vrai--reprit le capitaine.--Eh! bien, non, je dis au +commandant: Je m'en _moque_. Je m'évaderai tout de même.--Nous +verrons--répondit l'Anglais.--Je l'espère bien--lui dis-je. Et on +m'envoya à _Southampton-Lake_, à bord du ponton _la Couronne_. + +«Southampton-Lake est un assez grand lac, situé à environ quinze lieues +de Portsmouth; ce lac n'a d'autre issue qu'un étroit chenal; ce chenal +débouche dans un bras de mer qui court du N.-O. au S.-E., et ce bras de +mer, après avoir formé les rades de Portsmouth, de Spithead et de +Sainte-Hélène, se jette enfin dans la Manche, après avoir contourné les +îles Portsea, Haling et Torney. + +»Je ne vous donne tous ces détails qu'afin de vous faire voir que ce +diable de lac était une position inexpugnable, et, à cause de cela même, +parfaitement choisie pour servir de mouillage à une douzaine de pontons +qui renfermaient alors quelques milliers de prisonniers de guerre +français, au nombre desquels j'allais me trouver, et au nombre desquels +je me trouvai bientôt, comme je vous l'ai dit, à bord de _la Couronne_, +vaisseau de 80 rasé. + +»Ce ponton était commandé par un certain manchot, nommé Rosa, un malin, +un fin matois s'il en fut, beau, jeune, et brave garçon d'ailleurs, qui +avait perdu un bras à Trafalgar, et exécrait autant les Français que moi +les Anglais; c'était de toute justice, je ne pouvais lui en vouloir pour +cela, il était de son pays et moi du mien. + +»Le premier jour que je vins à bord, il me fit voir son ponton dans tous +ses détails, ses grilles, ses serrures, ses pièges, ses trappes, ses +verrous, ses barres, les rondes qu'on faisait tous les quarts d'heure, +les visites, les sondages qui ne laissaient pas une minute de repos aux +murailles de ce pauvre vieux navire. Puis il finit par m'annoncer qu'en +outre de ces précautions, j'aurais encore à mes trousses et à mes ordres +un caporal qui ne me quitterait pas plus que mon ombre, afin, disait-il +d'un air gouailleur, que, _mes moindres désirs fussent prévenus_. + +»Cependant--ajouta-t-il--si vous vouliez me donner votre _parole +d'honneur_ de ne pas chercher à vous évader, capitaine, je vous +laisserais libre d'aller à terre tous les jours, et, à bord, votre +chambre ne serait jamais visitée. + +»Vous êtes trop aimable--lui dis-je--mais je ne veux pas vous donner +cette parole-là; parce que, voyez-vous, le soir et le matin, la nuit et +le jour, je n'ai qu'une pensée, qu'une idée, qu'une volonté, celle de +m'évader.--Vous avez bien raison, et j'en ferais autant à votre +place--me répondit le manchot;--seulement je vous préviens d'une chose, +c'est que vous me piquez au jeu, et que pour vous retenir _tout moyen_ +me sera bon.--Mais c'est trop juste--lui dis-je--puisque _tout moyen_ +me sera bon pour me sauver. + +»Le fait est que pour se sauver c'était bien le diable. Figurez-vous que +tous les sabords ou ouvertures qui donnaient du jour dans les batteries +étaient grillés, regrillés et surgrillés de telle sorte, qu'on ne +pouvait songer à y passer; d'autant plus que ces barreaux étaient +visités cinq à six fois par jour; et autant de fois, par nuit; en +admettant même que vous eussiez pu passer par un de ces sabords, il +régnait au-dessous une espèce de petit parapet qui faisait tout le tour +du navire, et sur cette galerie se promenaient continuellement des +sentinelles. Or, dans le cas où vous auriez échappé à ces sentinelles, +vous n'eussiez pas échappé aux rondes de canots armés qui, la nuit, se +croisaient dans tous les sens autour des pontons. Enfin, eussiez-vous +même eu ce bonheur, il vous fallait encore gagner à la nage, les rives +de ce lac, qui étaient environ éloignées d'une lieue et demie de tous +les cotés du ponton. + +»Ce n'est pas tout, si l'eau de ce lac eût été partout profonde où +guéable, quoique extrêmement hasardeux, un tel trajet eût été possible; +mais ce qui le rendait presque impraticable, c'est que pour aller à +terre il fallait absolument traverser trois bancs d'une vase épaisse, +molle et gluante, dans laquelle on ne pouvait ni nager, ni marcher.... + +»Aussi, à vrai dire, ces bancs de vase faisaient-ils, en partie, la +sûreté des pontons. + +»L'espionnage aussi servait assez les Anglais, vu qu'il y a des gredins +partout, et plutôt sur les pontons qu'ailleurs, car la misère déprave; +et sur dix évasions manquées, il y en avait toujours neuf qui avortaient +par la trahison de faux frères. + +»Les prisonniers avaient bien essayé de remédier à ces désagréments en +massacrant, avec des circonstances bizarres, que je tairai d'ailleurs à +cause de ces dames (ajouta fort galamment le capitaine), en massacrant, +dis-je, les traîtres qui les vendaient, lorsque les commandants anglais +ne les retiraient pas assez vite du bord; mais rien n'y faisait, et la +délation allait son train, parce que les Anglais la payaient bien. + +»J'étais donc depuis huit jours à bord de la _Couronne_, lorsqu'un matin +on apprend qu'un nommé Dubreuil, un matelot de mon pays, assez mauvais +gueux du reste, s'était évadé pendant la nuit, ayant, à ce qu'il paraît, +trouvé moyen de se cacher le soir dans une grande chaloupe de ronde. Une +fois l'embarcation poussée au large, comme le temps était noir, on le +prit pour un matelot de service; puis, quand il vit le moment favorable, +il se jeta à l'eau, plongea et disparut sans qu'on ait jamais pu +parvenir à le rejoindre. + +»Vous concevez si cette nouvelle irrita mon désir de m'échapper à mon +tour: mais je ne trouvais personne de sûr à qui me confier, et je ne +voulais rien hasarder par les motifs que je vous ai dit, lorsque ma +bonne étoile amena, comme prisonnier à bord de _la Couronne_, un +capitaine corsaire de mes amis, gaillard solide, entreprenant..., un +_homme_ enfin. + +»Dès que nous nous fûmes reconnus, nous comprîmes tout de suite, sans +nous le dire, qu'il fallait surtout laisser ignorer cette rencontre au +commandant: aussi j'eus toujours l'air d'être plutôt mal que bien avec +Tilmont. (C'est comme ça qu'il s'appelait.) + +»Tilmont avait avec lui un vieux matelot, nommé Jolivet, dont il était +sûr, car ils naviguaient ensemble depuis vingt ans; nous convînmes de +nos faits, et huit jours après la fuite de Dubreuil, jour pour jour, les +choses étaient en bon train. + +»Le matin de ce jour-là, le manchot me fit appeler dans sa chambre; il +était radieux, pimpant et se carrait en se frottant le menton plutôt +d'un air à se faire casser les reins... que souhaiter le +bonjour.--Capitaine--me dit-il--vous avez voulu jouer gros jeu contre +moi, vous avez perdu; c'est malheureux, une autre fois choisissez mieux +vos confidents. + +»Comment cela?--lui dis-je sans me déconcerter. + +»Oui--reprit-il en époussetant son collet d'un air dégagé--oui, vous +deviez vous sauver demain ou après par un trou fait à la muraille de la +coque du navire, à bas-bord près du _Black Hole_; c'est un nommé Jolivet +qui faisait le trou. Vous lui aviez donné dix louis pour le faire, il +m'a demandé quinze guinées pour me le vendre, et je les lui ai données +bien vite; car, en vérité c'était pour rien. + +»Comme bien vous pensez, j'étais exaspéré et j'aurais étranglé Jolivet, +si je l'avais tenu. Une fuite si bien ménagée!--disais-je au manchot en +trépignant.--une fuite à son heure! sur le point de réussir...! etc., +etc. + +»--Je conçois que c'est désolant--me répondit le scélérat d'Anglais; +mais, pour vous consoler, capitaine, buvons un verre de Madère à votre +prochaine évasion. + +»--Que voulez-vous--lui dis-je--c'est à refaire... heureusement qu'il +reste de la muraille à percer. Et comme après tout il n'y a pas de quoi +se tuer pour cela, nous bûmes à la prochaine, et nous allâmes nous +promener dans la batterie basse. + +»J'étais ou plutôt j'avais l'air navré, désespéré, tandis que le manchot +n'avait jamais été plus gai; il ricanait, il sifflait, il roucoulait en +chantant faux comme un Anglais qu'il était, enfin il ne pouvait cacher +sa joie d'avoir fait rater ma fuite, et il était bien certainement dans +son droit. + +»Comme nous nous promenions depuis une demi-heure dans la partie basse, +lui toujours guilleret, moi toujours triste, un tapage infernal partit +au-dessus de notre tête, dans la batterie de 18, et interrompit notre +conversation qui n'était pas vive. + +»Qu'est-ce que cela?--demanda le commandant à un aspirant qui +descendait. + +»--Commandant, ce sont les prisonniers qui dansent; il y a bal là-haut +comme tous les jours. + +»Est-ce que ne voilà pas ce gueux de manchot qui s'avisa de +dire:--Faites cesser, monsieur; cette joie est inconvenante de la part +des prisonniers, le jour où l'un d'eux a vu son projet de fuite +avorter... faites cesser aujourd'hui, monsieur. + +»Et avant que j'aie pu l'en empêcher, le chien d'aspirant remonte, et ce +bruit, qui tonnait à nous étourdir, cesse à l'instant. + +»Alors, je l'avoue, malgré moi je pâlis comme un mort, car, au moment où +la danse cessa, un léger bruit, heureusement imperceptible pour tout +autre que pour moi, se fit entendre derrière la cloison qui formait la +chambre de Tilmont, chambre sur le plafond de laquelle les danseurs +paraissaient sauter le plus volontiers. Ce léger bruit, qui ressemblait +au cri d'une scie, dura à peine une seconde après que la danse n'ébranla +plus le plancher de la batterie; mais, comme je vous l'ai dit, cette +seconde suffit pour me faire un damné mal; on m'eût scié le coeur que ça +n'eût pas été pire. + +»Heureusement le manchot prit cette pâleur pour celle de la colère, car +aussitôt je m'écriai furieux:--Et moi, monsieur, je m'oppose à cela: +punir ces pauvres gens parce que j'ai été assez sot pour me laisser +surprendre, ce n'est pas juste. Vous voulez me faire haïr de mes +compatriotes, c'est une lâcheté, monsieur, entendez-vous, une lâcheté; +et si vous êtes homme d'honneur, vous leur permettrez de recommencer +leur danse. + +»--Calmez-vous, capitaine, me dit obligeamment le manchot; je vais +moi-même leur en donner l'autorisation. + +»Et la brute, le sot, le triple sot de manchot d'Anglais, y alla +lui-même... concevez-vous, lui-même...--s'écriait le capitaine en +bondissant sur sa chaise, et tapant dans ses mains avec une joie +frénétique et des éclats de rire qui nous stupéfiaient. + +»--Je vais vous expliquer pourquoi je ris tant à ce +souvenir--ajouta-t-il en se calmant--c'est que vous ne savez pas une +chose.... Ces hommes qui dansaient, c'était moi, qui, depuis huit jours, +les payais vingt sols par tête pour danser et faire un train d'enfer +au-dessus de la chambre de ce pauvre Tilmont, sous le prétexte de +l'embêter, mais dans le fait afin qu'on n'entendît pas le bruit qu'il +faisait, en me creusant, pendant ce temps-là, un trou dans la muraille +du navire, qui formait un des côtés de sa cabane. + +»C'est que la trahison de _Jolivet_ était convenue entre lui, moi et +Tilmont, et qu'il n'avait vendu le trou qu'il m'avait fait que pour +détourner l'attention, et renforcer nos fonds de quinze guinées que le +manchot lui avait données pour sa trahison. C'est qu'enfin, pendant +cette nuit même, je devais m'évader, car le trou de Tilmont était à peu +près fini, et les vents paraissaient devoir souffler vigoureusement du +N.-O., ce qui nous annonçait une nuit sombre et orageuse. + +»Comme je vous l'ai dit, cela se passait huit jours après l'évasion de +Dubreuil; mon _faux trou_ avait été vendu, la danse avait recommencé, et +j'avais le désespoir sur le front et la _France dans le coeur_...; car +Tilmont venait de m'avertir par un signe convenu que le trou était +tout-à-fait fini. + +»J'allais monter sur le pont pour voir encore d'où se faisait la brise, +lorsque j'entendis le bruit du sifflet du maître, qui appelait tout le +monde en haut. + +»Au même instant, un timonier vint me prévenir que le commandant me +demande sur la dunette. + +»Je n'y comprenais rien, je monte tout de même; mais qu'est-ce que je +vois? l'état-major anglais en grand uniforme, les troupes sous les +armes, les prisonniers rangés sur les gaillards, et, comme d'habitude, +sous le feu de quatre caronades chargées à mitraille. + +»Le commandant Rosa avait un air grave et solennel que je ne lui +connaissais pas. Il se tenait debout: à ses pieds était un hamac posé +sur le pont et recouvert d'un pavillon noir. + +»Le manchot ordonna de battre un ban; et quand les tambours eurent cessé +de rouler, il dit en français: + +»_Il y a huit jours qu'un des prisonniers de ce ponton s'est évadé_. +ARRIVÉ AUX BANCS DE VASE, _il y est resté engagé. Or, voici ce qui lui +est arrivé_. Puis, se tournant vers moi: _Capitaine_, me dit-il, _voyez +donc si par hasard vous ne reconnaîtriez pas ce camarade?_ Et en disant +ces mots, il écarte d'un coup de pied le pavillon qui couvrait le hamac. +Alors je vois un cadavre tout nu, très-gonflé et d'une couleur +verdâtre; mais ce qu'il y avait d'horrible, c'était sa figuré toute +déchiquetée, et surtout les orbites sanglants de ses yeux qui étaient +vides; ils avaient été mangés par les corbeaux.... + +»À voir ce visage en lambeaux, desséché par le soleil, il était clair +que ce malheureux, enfoui dans une vase épaisse et visqueuse, n'avait pu +s'en tirer; que plein de force et de vie il y avait attendu la mort +pendant des jours!! et que peut-être à la fin de son agonie, en voyant +les oiseaux de proie tourner sur sa tête, il avait pu prévoir ce qui +l'attendait!... + +»Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il m'est impossible de rendre +l'impression que fit la vue de ce cadavre sur l'équipage et sur +moi-même. Mon sang ne fit qu'un tour, je l'avoue; car la première pensée +qui me vint fut que, pendant la nuit, j'allais avoir la même vase à +traverser, et que le même sort m'attendait peut-être. Mais comme j'ai +toujours eu assez d'empire sur moi, je me contins; et quand le maudit +manchot, après avoir regardé tout le monde pour juger de l'effet que ça +produisait, se retourna de mon côté et me dit de nouveau: _Eh bien! +capitaine, reconnaissez-vous ce camarade?_ + +»Je croisai mes mains derrière mon dos, et je lui dis d'un air dégagé +(qui me coûtait durement à prendre, je vous le jure): + +»--Je reconnais parfaitement le _camarade_, monsieur... c'est Dubreuil, +un matelot de mon pays; mais il n'y a pas grand mal, c'était un mauvais +gueux qui battait sa mère. + +»Mon sang-froid déconcerta le manchot, qui, presque furieux, s'écria en +poussant du pied une des jambes de ce cadavre à moitié rongées par les +reptiles: + +»--Vous voyez pourtant qu'un banc de vase est une promenade fatigante, +capitaine, car on y use jusqu'à sa peau. + +»--Oui, quand on est assez sot pour ne pas emporter de patins--lui +dis-je en ricanant malgré moi; car l'imbécile, en me montrant cette +jambe mutilée, venait de me donner une idée qui était excellente. + +»Il la prit pour une plaisanterie, resta court et me dit sérieusement: + +»--Vous êtes gai, capitaine? + +»--Très-gai, monsieur--répondis-je;--ainsi croyez-moi, jetez cette +charogne à la mer. Ne jouez plus à _croquemitaine_ avec moi, et +persuadez-vous bien de ceci: _c'est que le ciel du bon Dieu tomberait +sur moi, que je gratterais encore pour y faire un trou_. Sur ce... +bonsoir, monsieur. + +»Et je m'en fus, car je n'y tenais plus. Ce cadavre en pourriture me +révoltait; et puis, devant m'évader la nuit même, j'avais bien d'autres +chiens à tondre que de faire le vis-à-vis de M. Dubreuil.» + +--Et vous avez osé vous évader cette nuit-là, Capitaine?--dit une de ces +dames, dont la terreur était au comble. + +--Oui, madame--reprit le capitaine d'un air grave;--et par l'enfer, ce +fut bien une mauvaise nuit que celle-là. + +Et, probablement au souvenir de tout ce qu'il avait déployé de courage +et d'énergie dans cette terrible nuit, la figure du capitaine Tom révéla +une magnifique expression de force indomptable et de résolution +désespérée. Son regard était fixe et profond, son attitude puissante. Il +était sublime ainsi. Un moment j'avais entrevu l'homme que je voulais +voir sous son enveloppe naïve et simple. + +Et le capitaine continua son récit. + +«Ainsi que je vous l'ai dit, le _trou_ de Tilmont étant terminé, si la +nuit devenait bonne, je devais tenter l'affaire. + +»Or, elle devint bonne, la nuit, et si bonne, que, vers les sept heures +du soir, il ventait dans notre lac une brise à décorner les boeufs. Le +ciel se chargeait de grains dans le nord-ouest; il tombait une pluie +fine et glacée, et le temps tournait à l'orage, que c'était une +bénédiction. + +»À huit heures du soir on battit la retraite. Les matelots gagnèrent +leurs hamacs, les officiers leurs chambres: dix minutes après, tous les +feux, hormis les feux de garde, étaient éteints, et l'on n'entendit plus +que la marche mesurée des fonctionnaires des batteries et des parapets. +Je me glissai alors à pas de loup dans la chambre de Tilmont. Jolivet +s'y trouvait. Il faut vous dire que le commandant ayant la conviction +que Tilmont ne savait pas nager, et par conséquent ne pouvait songer à +s'évader, cet officier était moins gêné que nous autres. + +»Je me rappelle cela comme si j'y étais. Jolivet sortit pour faire le +guet en dehors; j'entrai. Tilmont était assis sur son lit; devant lui +était un pliant, sur ce pliant un pot d'étain, et dedans quelque chose +qui fumait.--Ah çà, ça va-t-il toujours pour cette nuit?--me dit +Tilmont.--Toujours, mon matelot, toujours, la nuit est superbe. + +»Là dessus Tilmont baissa un peu la planche qui cachait le trou, et il +vint dans la chambre une rafale d'air qui manqua d'éteindre une petite +lampe que nous avions cachée sous le lit; nous vîmes alors un ciel +sombre, une nuit noire comme de l'encre, et quelques gouttes de pluie ou +d'écume, fouettées par la violence du vent, tombèrent même dans la +chambre.--Alors Tilmont replaça la planche, me regarda entre les yeux, +et me dit: + +»--Mais là, sans rire, sais-tu qu'il ne fait f...... pas beau, Tom?--Je +le vois, mais je m'_en f_.... (pardon, mesdames).--Mais tu y laisseras +ta peau.--Encore une fois, je m'en... _moque_. Crever là ou ailleurs, +c'est tout un.--Mais entends donc ce vent, Tom; vois donc comme il nous +bourlingue, Tom. + +En effet, le damné ponton roulait comme une galiote; c'était une jolie +tempête. Pour essayer encore de me dégoûter, Tilmont baissa de nouveau +la planche du trou, et, malgré l'obscurité, nous vîmes alors toute +l'étendue du lac blanchie par l'écume des lames; des lames d'un lac!... +vous jugez s'il ventait. Partout le ciel noir et un vent d'enfer. +J'avoue que c'était une folie de s'exposer à faire deux lieues et demie +à la nage par un temps pareil; mais je m'étais dit: Je partirai; je +devais partir. Aussi je tins bon; et comme Tilmont regardait encore à +son trou:--Quand tu te mettras vingt fois le nez à la fenêtre, lui +dis-je, ça n'y changera rien; encore un coup, je pars; foi de Tom, je +pars. + +»Tilmont savait bien que dès que j'avais dit _foi de Tom_, c'était fini; +aussi me répondit-il d'un air très-sérieux, en fermant son trou: _Adieu, +va_.--Qu'est-ce que cela--lui dis-je en regardant le fond de ce pot +d'étain fumant, qui ne sentait pas absolument mauvais? + +--C'est du sucre, du rhum et du café fondus et bouillis ensemble; il y +en a une pinte, et tu vas d'abord commencer par me boire ça, +Tom.--Non--lui dis-je;--que le diable m'étrangle si je fais comme ces +chiens d'Anglais, qui ne se trouvent hommes que quand ils sont +soûls....--- Je te dis que tu vas me boire ça, Tom...--Non.--Ah!....--Et +malgré tout, je bus, parce que quand cet enragé de Tilmont avait quelque +chose dans sa tête, il fallait que ça fût comme il le voulait; mais +quoique j'eusse avalé verre par verre sa diable de mécanique, j'avais le +feu dans le ventre.--Ah ça, maintenant--lui dis-je--et le suif?--Je +l'ai--me dit-il; car il en avait eu six ou sept livres, comme nous en +étions convenus. + +»Je me mis alors nu comme la main (pardon, mesdames); et nous deux +Tilmont, nous me frottâmes d'une couche de graisse d'au moins six lignes +d'épaisseur; ça n'est pas très-propre, mais c'est un procédé bien simple +que je vous recommande dans l'occasion, car avec ça vous nageriez dans +l'eau glacée comme dans l'eau tiède, sans seulement vous apercevoir du +froid. + +»Dès que je fus suifé comme une baleinière, Tilmont m'attacha au cou un +collier de guinées, cousues dans une peau d'anguille; je me mis dans mon +chapeau ciré une petite carte de la _Manche_, que j'avais prise dans la +géographie de l'enfant d'un sergent d'armes. J'y mis encore une +boussole, de l'amadou et un briquet; je passai mon poignard dans le +cordon de mon chapeau, que j'attachai bien ferme sur ma tête; et je +bouclai sur mes épaules le petit sac de cuir qui contenait un vêtement +complet pour m'habiller en sortant de l'eau. + +»Comme je finissais d'attacher la dernière courroie de ce sac, je sens +mon Tilmont y glisser quelque chose; c'étaient vingt guinées, tout ce +qu'il possédait alors.--Tilmont--lui dis-je--c'est mal; tu abuses de ta +position.--Allons, allons--me dit-il d'un air extrêmement +impatienté--voyons, pas de _palabres_.... et tes patins pour les bancs +de vase, où sont-ils?--Là, derrière mon sac; en faisant la planche, je +pourrai les prendre et me les mettre aux pieds.--Ah ça, est-ce bien +tout?--C'est bien tout.--Alors, adieu, Tom; bon voyage.--Adieu, +Tilmont.--Et il ouvrit le trou en grand. Le vent était si fort qu'il +éteignit la lampe. J'embrassai Tilmont sans y voir; je lui +dis:--Remercie bien Jolivet pour moi--et je me glissai par le +trou.--Bien des choses chez toi--me dit encore Tilmont.... + +»Et je n'entendis plus rien, car je m'affalais en double le long d'une +corde que le vent faisait balancer. Là, grâce au suif, je ne m'aperçus +que j'étais dans l'eau que lorsqu'elle me fouetta la figure. + +»En me laissant aller au ressac, je me trouvai près des chaînes du +gouvernail; et là, craignant, malgré le bruit infernal du vent et +l'agitation des vagues, d'être entendu ou vu par les factionnaires, je +plongeai une dizaine de brasses. Quand je revins à flot, j'avais le +ponton à ma gauche; je le reconnaissais à ses trois feux, qui brillaient +comme trois étoiles au milieu de la nuit. + +»Ce qu'il y avait de bon, c'est que le temps était si mauvais, qu'on +n'avait pas osé mettre d'embarcations dehors pour faire les rondes de +nuit. Du côté des hommes; j'étais déjà tranquille; il n'y avait plus que +l'eau, le vent et la vase qui me chiffonnaient.... + +»Après ça, vanité à part, je nageais comme un poisson. Ce que m'avait +fait boire Tilmont me réchauffait au dedans, et le suif m'empêchait de +sentir le froid au dehors. La position était tenable, mais il faisait un +bien vilain temps tout de même. + +»Quand je fus à deux cents brasses du ponton, je ne vis plus rien du +tout. Le seul horizon que je pouvais apercevoir tout autour de moi, +était un horizon de grosses vagues noirâtres qui devenaient blanches à +mesure qu'elles se brisaient sur ma poitrine. Le ciel était couvert +d'épais nuages roux qui couraient sous le vent, et la pluie qui tombait +à verse, me fouettant le visage, m'empêchait de respirer librement, ce +qui me gênait le plus. + +»Je nageai encore courageusement pendant une demi-heure, et puis j'eus +un moment de faiblesse.... Je réfléchis que j'aurais peut-être mieux +fait d'attendre: au lendemain; mais après ça je pensai à ma mère, à mon +frère: alors mes forces revinrent; je me sentis comme enlevé sur l'eau, +et je ne pus m'empêcher de crier _hourra_. Je fis à ce moment-là, +certainement, les vingt meilleures brassées que j'aie jamais faites. +J'étais comme exaspéré. Il me semble qu'alors j'aurais nagé dans du feu. + +»Il y avait donc près de trois quarts d'heure que j'étais à l'eau, +lorsqu'il se fit au nord-ouest une petite éclaircie. Je vis un peu de +bleu et quelques étoiles entourées de nuages gris. À la faveur de cette +éclaircie, je distinguai à l'horizon le faîte d'un moulin qui devait me +servir de direction pour passer les _bancs de vase_. Je m'aperçus alors +que j'étais plus près de ces bancs que je ne l'avais cru. + +»Et ici je ne sais comment vous avouer une chose qui vous paraîtra bien +bête, mais qui ne me parut pas telle à moi, car elle faillit me tuer.... +C'est qu'à peine j'avais eu pensé à ces _bancs de vase_, que tout-à-coup +le souvenir de ce Dubreuil, qui avait eu les yeux mangés sur ces mêmes +bancs, vint s'emparer de moi et ne me quitta plus. + +»Et ce souvenir était presque une réalité, car cette diable de figure +avait fait sur moi une telle impression!... Je me la rappelais si bien, +qu'il me semblait la voir, et si bien que je la voyais.... + +»Oui, oui, je la voyais comme je la vois encore quelquefois dans mes +rêves: ce visage bruni et déchiré, ces lèvres noirâtres et retroussées, +ces dents blanches, et surtout ces deux trous saignants où il n'y avait +plus d'yeux. Encore une fois, je voyais tout cela; et dans ce moment, au +milieu de cette nuit d'orage, voir cela, c'était ennuyeux, croyez-moi. + +»J'eus beau me raidir, penser que c'était le rhum que j'avais bu, ouvrir +les yeux les plus grands que je le pouvais, les fermer, plonger, battre +l'eau, me toucher les bras et le corps, la figure me poursuivait. +C'était un cauchemar; j'avais la fièvre, le délire, tout ce que vous +voudrez, mais je la voyais. + +»À ce moment-là, vraiment, j'ai manqué devenir fou; et pour me fuir +moi-même, ou plutôt la damnée figure qui s'attachait à moi, je plongeai +avec fureur; mais au bout de deux brasses je me trouvai arrêté par une +substance épaisse.... Le fond diminua sensiblement.... J'étais dans la +vase.... + +»Alors, comme si le diable s'en fût mêlé, le vent redoubla de +sifflements, la pluie de force; la nuit devint plus épaisse, et il me +sembla voir et entendre des nuées de corbeaux au milieu desquels je +voyais toujours les deux yeux vides de ce s... Dubreuil qui me +regardaient. Ce fut plus fort que moi, je sentis comme une défaillance, +et pourtant je me raidissais en criant et râlant du fond de la gorge: +_Ah! mon Dieu!_ On aurait dû m'entendre du ponton, quoiqu'il y eût une +lieue. À bien dire, ce fut le plus vilain moment de cette nuit là; car +après ça je revins à moi, et je me raisonnai un peu en tirant la brasse +pour me sauver de la vase, que je n'avais heureusement qu'effleurée. +Enfin, me disais-je... Tom, tu n'es pas une femme... Si tu réussis, +pense que tu vas voir ta mère, ton frère. Tu as échappé à ce gredin de +manchot. Dubreuil a été rongé dans la vase, c'est vrai; mais Dubreuil +était un gueux, et tu es un honnête homme, ou, ce qui est plus clair, tu +as des patins, et il n'en avait pas... Ainsi du coeur au ventre, mordieu, +et va de l'avant... + +»Je m'écoutai, et j'eus raison. Je fis de mon mieux; et, toujours +nageant et sondant avec mes mains les bords du banc, je trouvai un +endroit où la vase était assez compacte pour me soutenir un instant. Je +profitai de cela pour attacher mes patins à mes pieds; et je glissai +accroupi sur cette boue liquide comme sur des roulettes. Ces patins +étaient faits de deux planches de sapin très-larges et très-minces, qui, +par la grande surface qu'ils offraient à la vase, m'empêchaient d'y +enfoncer. Je traversai ainsi le premier banc; puis je me remis à l'eau +et à nager pour gagner les autres. + +»Une fois que j'eus goûté de mes patins, je vis que ce n'était qu'un jeu +d'enfant: aussi je traversai le second et le troisième banc sans y +penser, et je dus arriver au bord du lac environ deux heures et demie +après mon départ du ponton. + +»C'était bien quelque chose, mais ce n'était pas tout: il fallait songer +à _sa toilette_: j'étais couvert de limon comme une crabe, vu que ce que +j'avais traversé en dernier était de la vase. À force de chercher, je +trouvai un ruisseau tout près du moulin; je me débarbouillai, et un +quart d'heure après j'étais mis fort décemment en bourgeois. Je bus une +goutte de rhum à une gourde dont ce pauvre Tilmont avait précautionné +mon sac; et, consultant ma boussole à l'aide de mon briquet, je me +dirigeai vers l'est, voulant marcher toute la nuit afin de me trouver le +matin assez loin de Southampton pour ne pas éveiller les soupçons. + +»Ce qu'il fallait à tout prix pour moi, c'était gagner la côte, et là, +de gré ou de force, trouver un canot pour traverser la Manche. + +»Je ne vous dirai pas toutes les transes que j'éprouvai, obligé de me +cacher le jour et de ne marcher que la nuit, payant quelquefois le +silence à prix d'or, ou l'exigeant un peu brutalement; enfin vous +jugerez des assommantes marches et contre-marches que je dus faire, +quand vous saurez que j'avais quitté le ponton depuis neuf jours et que +je ne me trouvais encore qu'aux environs de Winchelsea, à vingt-cinq ou +trente lieues de Portsmouth tout au plus. + +»Je commençais à me démoraliser: tant qu'il n'y avait eu que des +obstacles à vaincre, ça allait tout seul, parce que les obstacles..... +ça monte; mais quand il n'y eut plus qu'à se cacher comme un voleur, +qu'à prendre garde, qu'à avoir peur d'un schériff ou d'un watchmann, ça +ne m'allait plus. + +»Enfin, un matin, c'était, pardieu, un mercredi matin, j'avais marché +toute la nuit, et je me trouvais auprès de Falkstone, petit port pêcheur +sur la côte, à une douzaine de lieues de Douvres; j'étais harassé, +presque sans argent, abattu, de mauvaise humeur; il faisait chaud et je +m'étais assis sous deux grands arbres qui ombrageaient un banc situé à +la porte d'une assez jolie maison, bâtie tout proche des falaises de la +côte. + +»J'étais donc là, mon bâton entre mes jambes, réfléchissant si je +n'aurais pas plus tôt fait d'engager tout bonnement, le poignard sur la +gorge, le premier pêcheur que je rencontrerais sur la côte, à me confier +son canot pour traverser la Manche, au lieu d'être là à me cacher comme +un malfaiteur, lorsque j'entends chantonner derrière le mur de cette +maison: c'était une voix de femme. Machinalement, ou par curiosité, je +monte sur le banc, et j'aperçois dans ce jardin une belle jeune femme +avec un grand chapeau de paille, des cheveux noirs superbes et une robe +blanche. Elle arrangeait des fleurs et ne se doutait pas que je fusse +là; mais, au moment où elle se tourne, qu'est-ce que je vois? un bijou +de l'Inde, assez précieux, mais surtout fort remarquable, que je +reconnais tout de suite. Ce bijou, et l'endroit de la côte où je me +trouvais, me rappelèrent une chose à laquelle je ne pensais ma foi pas: +aussi d'un bond je suis sur le mur, du mur dans le jardin, et assez +près de la belle dame pour l'arrêter par le bras au moment où elle se +sauvait avec une peur horrible. La pauvre femme tremblait de tous ses +membres, et il y avait de quoi; mais je la rassurai bientôt en lui +disant, en parfait anglais:--Vous êtes la femme du capitaine Dulow. +Est-il ici?--Oui, monsieur.--Vous a-t-il parlé du capitaine Tom S., qui +lui a donné ce bijou--lui dis-je, en lui montrant un petit poisson d'or +à écailles articulées en pierrerie qu'elle portait à son cou, suspendu à +une chaîne avec sa montre?--Sans doute, monsieur, c'est au capitaine S. +que mon mari doit sa liberté--me répondit cette femme en me regardant +avec ses beaux grands yeux étonnés.--Eh bien! madame, le capitaine +Thomas S. c'est moi, je suis prisonnier, je me sauve, cachez-moi?--Vous, +monsieur!... Ah! quel beau jour pour mon William, monsieur.... +Suivez-moi. + +»Dulow était à la promenade, il revint bientôt, et me reçut bravement, +comme j'y comptais; il me tint caché dans sa maison, dont la position +était assez commode pour cela. Le jour je ne sortais pas, et le soir, à +la brune, nous allions nous promener sur les falaises avec sa femme et +sa soeur, excellente personne aussi. + +»Quand Dulow me quitta dans les temps, je l'avais trouvé si bon garçon, +que je l'avais prié d'accepter pour sa femme, dont il me parlait +toujours, ce bijou que j'avais rapporté de l'Inde, en lui disant: + +--Dulow, qu'elle le porte en souvenir d'un ami de son mari. Vous voyez +que ça s'est bien trouvé, car c'est à ce diable de poisson d'or que j'ai +reconnu madame Dulow. Quant à ce que j'ai fait pour Dulow, ce n'est pas +la peine de vous le dire, c'est une misère: dans ce temps-là ç'avait été +beaucoup pour lui et rien pour moi; mais il s'en souvint: c'était tout +simple, à sa place j'aurais fait tout de même. + +»Par exemple, j'avais beau demander à Dulow les moyens de traverser la +Manche, il avait toujours de mauvaises raisons à me donner: c'était +très-difficile de trouver un canot.... Il était impossible d'éviter les +gardes-côtes.... Les vents étaient contraires... et variables (ce qui +n'était pas vrai). Enfin, je l'avoue, je commençais à douter de sa bonne +volonté. C'était dur, à trente lieues de France. + +»Il y avait déjà dix jours que j'étais chez lui. Un soir, il dit à sa +femme et à sa belle-soeur, comme d'habitude:--Mesdames, prenez vos +chapeaux, et allons nous promener sur les dunes. J'y allai avec eux. +Nous nous promenâmes assez long-temps sans rien dire; j'étais triste; le +temps se passait; j'étais inquiet de ma mère; la guerre continuait, et +je n'y étais pas; et puis enfin il me chagrinait de douter du dévouement +de Dulow, qui pourtant n'aurait pas dû être ingrat. Le soleil était +couché et la nuit commençait à se faire noire, lorsqu'en arrivant près +d'une petite anse, Dulow me dit, en levant le nez en l'air:--Capitaine, +que dites-vous de ce vent-là (c'était une jolie brise de plein +nord)?--Pardieu--lui répondis-je--il n'en faudrait pas plus à un pauvre +prisonnier, qui aurait un canot, pour se trouver, demain matin, couché +dans la maison de sa mère.--Eh bien! alors--me dit Dulow--capitaine, +embrassez ces dames et partez.--Je ne compris pas tout de suite: c'était +trop loin de ma pensée du moment. + +»Dulow me prit par la main en haussant les épaules, et me mena derrière +un morne, où je vis un assez grand canot gréé avec une grande voile, une +misaine et une trinquette amarré à une roche.--Excusez-moi--me dit alors +Dulow--si je vous ai fait attendre si long-temps; mais il fallait que +j'attendisse le tour de service du garde-côte qui croisera cette nuit +dans ces parages: il m'est dévoué; il sait ce que je vous dois; cette +nuit vous pourrez passer sans crainte. + +»Je reconnus mon Dulow d'autrefois, et je ne m'étonnai de rien; +j'embrassai ces dames bien fort, lui aussi, et je sautai dans ce canot. + +»J'y trouvai des vivres, un compas, des armes, de la poudre, une +longue-vue de nuit et une mèche. Je fis un dernier signe à ces dames et +à Dulow, et je démarrai. J'étais libre.... + +»Je courus grand large; la mer était superbe; un temps de +petite-maîtresse. La longue-vue de nuit me fut bonne; car, au bout d'un +heure de marche, je distinguai une corvette, peut-être anglaise, sur +laquelle j'avais le cap; je virai de bord et fis quelques bordées. Ce +petit accident me retarda un peu; mais le lendemain matin, au point du +jour, j'eus le bonheur de voir la terre de France sortir de la brume, et +de distinguer la jetée de Calais. Il faisait un soleil magnifique, la +mer était comme un miroir, la brise fraîche et toujours du nord. Dans +deux heures je devais embrasser ma mère et mon frère. + +»Mais ce qu'il y eut de bon, c'est que les pilotes, les marins et les +flâneurs du port étaient, comme d'habitude, rassemblés sur la jetée, et +qu'en regardant de ça et de là avec leurs longues-vues, voilà qu'ils +m'aperçoivent dans mon bateau.--Tiens! un prisonnier qui s'échappe--dit +l'un.--Bon... si c'était le capitaine S...--dit l'autre.--Ça se +pourrait--dit un troisième--Et ne voilà-t-il pas qu'un mousse, au lieu +d'entendre: _si c'était_, entend: _c'est_ le capitaine S.... Il part +comme un trait, et tombe chez ma mère et mon frère en criant comme un +sourd:--Voilà le capitaine qui arrive d'Angleterre, tout seul, dans un +canot! + +»Heureusement que c'était vrai, car sans cela vous concevez quel +horrible coup c'eût été pour ma pauvre mère. Enfin, elle accourt avec +mon frère sur la jetée d'où l'on m'avait déjà reconnu; je n'étais pas à +une portée de canon du port. + +»Je n'ose pas vous dire comme je fus accueilli. Tous les bateaux +pêcheurs et pilotes de Calais étaient venus à ma rencontre, et me +convoyaient: c'étaient des hommes, des femmes, des enfants; c'étaient +des hourras, une joie, des cris de Vive le capitaine S...! qui me +faisaient pleurer comme une bête: et puis, au bout de tout ça, sur la +jetée, je voyais mon frère soutenant ma pauvre vieille mère qui avait +tout au plus la force d'agiter son mouchoir, tant elle était émue. + +»Mais, comme je mettais le pied sur l'échelle pour sortir de mon canot, +en criant toujours:--Ma mère...! je me sens arrêté au bas de la jetée +par un pékin en noir et en écharpe, flanqué de deux gendarmes, qui me +demande mon _passeport_! + +»C'était pourtant le commissaire, qui était assez bête pour me demander +mon passeport! Mon passeport! l'animal! comme si j'arrivais dans sa +ville par la grande route et en vinaigrette. Demander son passeport au +capitaine Tom, qui s'échappait pour la troisième fois des pontons +d'Angleterre! C'était à en devenir commissaire soi-même! Un chien qui +venait me parler de passeport quand je voyais ma mère à vingt pieds +au-dessus de moi! Aussi, comme il faisait mine de se mettre en travers +de l'échelle, je l'envoyai, lui et ses gendarmes, se rafraîchir dans le +port; d'un saut je fus sur la jetée, et vous jugez si je fus embrassé +par ma mère et mon frère. Mais ce qu'il y eut de fameux, c'est que ces +diables de marins étaient furieux, et qu'ils ne voulaient plus laisser +sortir de l'eau le commissaire et ses deux gendarmes, qui barbottaient +d'un canot à l'autre en criant comme trois caniches en détresse--ajouta +le capitaine, qui riait encore de souvenir.--Voilà, messieurs--nous dit +enfin Tom--de quelle façon je suis revenu cette fois-là d'Angleterre; +mais il ne se passe vraiment pas de semaine que je ne pense à ce +misérable Dubreuil, et que je ne voie en rêve sa damnée figure avec ses +deux trous sans yeux, qui ont manqué me jouer un si bête de tour.» + + * * * * * + +Il me serait impossible de dire l'impression que me fit éprouver cette +narration, de dépeindre l'âpre énergie des gestes du capitaine, +l'inflexion de sa voix brève ou sonore, qui se modifiait, qui se pliait +si bien à toutes les exigences de ce récit animé. + +Je n'ai rien omis, rien changé: mais quelle différence! que cela +maintenant me paraît froid, pâle, décoloré, à moi qui l'ai entendu, à +moi qui l'ai vu! + +Et puis, ce qu'il y avait encore de merveilleux, c'était ce mélange +bizarre de deux hommes: l'un grandiose, énergique, bouillant et +intrépide, dur comme l'acier, puisant sa force dans la résistance, ayant +vingt fois bravé la mort, les horreurs du carnage et de la tempête; et +puis l'homme doux, simple et bon, ayant l'air, pour ainsi dire, d'avoir +assisté seulement comme spectateur à cette imposante et terrible partie +de sa vie, et de s'en souvenir comme d'un sombre et magnifique drame +qu'il aurait vu jouer jadis et qu'il sait par coeur. Ce qui m'avait +encore frappé dans ce récit, c'était ce dévouement admirable des marins +les uns pour les autres; ces services où il s'agit à chaque pas de vie +et de liberté, et qu'ils se rendent avec une insouciance si sublime. Et +cela sans se dire _merci, frère!_ car ils ne se disent pas merci entre +eux. Mais, si un jour le plomb vous atteint au milieu d'une grêle de +mitraille, si les vagues écumantes sont sur le point de vous engloutir, +vous sentirez une main amie ou reconnaissante vous arracher à son tour à +une mort certaine. Et puis, quand vous reviendrez à la vie, peut-être +cette main reconnaissante sera-t-elle glacée; mais c'est comme cela +qu'elle vous aura dit _merci_, c'est comme cela qu'une autre fois vous +direz _merci_ à d'autres. + + * * * * * + +FIN D'UN CORSAIRE. + + + + +LE PARISIEN EN MER. + + PARISIEN, s. m. Sottise la plus grande, la plus injurieuse à un + matelot. Désignation, dans les bâtiments, d'un pauvre sujet, et + quelquefois d'un mauvais sujet.... + + VILLAUMEZ.--_Dict. de marine_, 438. + + + + +I. + + +Mathieu Guichard était fils de Jean Guichard, serrurier, dans la rue +Saint-Benoît. + +Mathieu Guichard avait environ dix-sept ans; il était d'une taille +moyenne, maigre, nerveux et pâle; ses yeux étaient gris, ses cheveux +châtain clair et soyeux; sa figure annonçait un singulier mélange +d'astuce et de niaiserie, d'insolence et de vivacité; son teint plombé, +hâve, avait cette couleur étiolée, maladive, flétrie, particulière aux +enfants de Paris nés dans une classe pauvre et laborieuse. Voilà pour le +physique de Mathieu Guichard. + +Au moral, si toutefois Mathieu avait un moral, Mathieu était insolent, +moqueur, taquin, lascif, paresseux et gourmand; sournois et rageur, +parce que la force physique lui manquait; ni incrédule, ni croyant, ni +sceptique, mais indifférent en diable en matière de religion, et +n'invoquant jamais le nom de Dieu que d'une manière si détestable, qu'il +eût mieux valu ne pas l'invoquer du tout. Mais, en vérité, il ne faut +pas en vouloir au pauvre enfant; les premiers mots que son père, Jean +Guichard, ancien canonnier, lui apprit à bégayer, furent des jurons les +plus épouvantables qu'on puisse imaginer. + +Ceci était le délassement, la joie du vieux soldat; le soir, après sa +journée de fatigue, il trouvait un souverain plaisir à s'asseoir auprès +de sa forge éteinte, et là, mettant Mathieu sur son rude tablier de +cuir, il s'amusait comme un bienheureux à entendre des blasphèmes de +renégat sortir de cette bouche enfantine, et il répondait à sa femme, +qui osait quelquefois parler de prières, de bonne Vierge et d'Enfant +Jésus:--Je n'ai été ni baptisé, ni n'ai communié, ni rien du tout; je ne +t'ai épousée qu'au civil, et je ne veux pas que mon fils soit un calotin +et un jésuite. + +Or, Mathieu ne trompait point les voeux de son excellent père: il ne fut +pas jésuite, le digne enfant! + +À dix ans il donnait des coups de pied à sa mère, insultait les +vieillards, volait des clous pour les aller vendre, ne faisait rien à +l'établi, recevait de glorieuses gourmades de monsieur son père, et +passait des journées dehors. + +À douze ans, Mathieu avait, comme on dit, _connu l'amour_, cassé des +carreaux, battu la garde, et était devenu un des coryphées de +l'amphithéâtre de l'Ambigu et des Funambules. Le cours de ces énormités +ne fit que s'augmenter, et le torrent de ces désordres devint tel, qu'il +menaçait d'engloutir la réputation, l'honneur et les économies de Jean +Guichard, qui, en manière de digue, avait en vain opposé audit torrent +une multitude de bâtons d'orme ou de frêne, qui s'étaient brisés en +éclat sur le dos de Mathieu, sans rien changer à ses habitudes de +forcené. Mais, heureusement, Jean Guichard se souvint d'une naïve +tradition populaire assez commune en France, et surtout à Paris, qui +consiste à regarder la marine comme une espèce de bagne ou d'égoût dans +lequel on peut jeter toutes les fanges sociales. Ainsi, qu'un fils de +famille commette quelqu'une de ces ravissantes sottises qu'on ne fait +malheureusement qu'à l'aurore de la vie, les grands parents +s'assemblent, et prononcent avec gravité qu'il faut _embarquer_ le don +Juan, et l'envoyer _aux îles pour manger de la vache enragée_. Si un +polisson des rues, devenu l'effroi du quartier, ne met plus aucun terme +à ses débordements, après l'avoir menacé du commissaire, de la prison, +des galères, on finit cet effrayant _crescendo_ en disant: Il n'y a qu'à +le faire _mousse_. Ce qui ne laisse pas de prouver qu'il était +généralement au fait de cette profession. Or, un matin, le père Guichard +entra dans la mansarde de son fils, qui, par je ne sais quel hasard ou +quel dérèglement de conduite, se trouvait avoir couché sous le toit +paternel. + +En ouvrant les yeux, Mathieu frémit, lui; car il vit que son père ne +portait pas de bâton. + +--Il va m'étrangler, pensa le misérable. + +--Écoute Mathieu--dit tranquillement le père--tu as quinze ans, tu es le +plus mauvais sujet que je connaisse, les coups n'y font rien, tu +finiras par la guillotine. + +J'ai été soldat, je suis honnête homme, ainsi ça ne peut pas aller comme +ça: tu vas venir avec moi au Hâvre. + +--Quand ça! + +--Tout de suite, habille-toi. + +Mathieu ne dit mot, s'habilla, jeta un regard en dessous du côté de la +porte, fit deux pas, et d'un bond fut sur la première marche de +l'escalier; mais l'auteur de ses jours avait suivi ses mouvements, et +Mathieu se sentit étreindre dans les larges mains du serrurier. + +--Pas si vite, mon garçon--dit ce dernier.--Et il précéda son fils dans +la boutique, envoya sa femme qui sanglotait chercher un cabriolet, y +monta avec son fils Mathieu, qui sentit une larme rouler dans ses yeux +quand il vit sa mère à genoux près de la forge, en pleurant..., mais +pleurant à fendre l'âme. + +--Cocher, aux diligences--dit Jean Guichard. + +Du cabriolet, Mathieu passa dans la diligence, accompagné de son père +qui ne le quittait pas d'une seconde. + +Le lendemain l'on était au Hâvre. + +Il y a dans chaque port de mer marchand des maîtres de taverne qui +nourrissent et hébergent à crédit les matelots sans emploi.... Quand ils +trouvent à naviguer ils paient ce qu'ils doivent à leur hôte, et, s'ils +s'embarquent, ils reviennent manger chez lui ce qu'ils ont amassé dans +leur campagne; puis le crédit succède au comptant; et c'est à +recommencer jusqu'à ce qu'une lame du cap Horn ou un grain blanc des +tropiques mette un terme à cette alternative de bons et de mauvais +jours.... + +C'est donc dans cette taverne que les officiers de la marine marchande +viennent recruter leurs équipages. + +Le conducteur de la diligence, à qui Jean Guichard avait fait part de +ses projets, l'adressa en conséquence au maître de la taverne du _Câble +sans bout_, en lui donnant quelques instructions. On enferma +préalablement Mathieu dans une petite chambre dûment verrouillée, qui ne +s'ouvrit que le lendemain sur les neuf heures du matin. + +--Voilà le _bon sujet_--dit en entrant Jean Guichard à un assez gros +homme trapu, brun, et fort haut en couleur, en lui montrant son fils. + +--Ce n'est que ça--dit le gros homme;--mais ce faïchien-là ne serait pas +bon pour allumer la pipe de mon mousse, si mon mousse fumait.... + +--Vous m'avez promis, capitaine. + +--J'ai promis, et je tiendrai; la brise est faite: je pars à onze +heures, il en est neuf; allons, file.... Parisien, t'es bien nommé... +mais je te débaptiserai, moi, et dans deux jours on t'appellera +l'Éreinté.... + +Mathieu Guichard comprit parfaitement ce qui lui était réservé. Il +chercha avec une merveilleuse rapidité les chances qu'il avait de fuir +ou de s'opposer aux volontés de son père, et, n'en trouvant aucune, il +se résigna. + +Jean Guichard lui dit:--Allons, Mathieu, corrige-toi, embrasse-moi, +deviens bon sujet, et tu nous reverras. + +--Jamais, répondit Mathieu en se dérobant à un dernier embrassement de +son père, et se mettant à siffler _Tu n'auras pas ma rose_, en marchant +sur les talons du capitaine. + +--Mais s'il n'allait plus revenir--pensa le +serrurier.--Bah!--reprit-il--pigeon égaré revient toujours au +colombier.--Néanmoins Jean Guichard fut long-temps bien triste. + + + + +II. + + +_La Charmante-Louise_, brick de 180 tonneaux chargé pour Fernambourg, +était partie du Hâvre depuis cinq jours, emportant l'unique héritier de +la famille Guichard. + +Car Mathieu avait été dûment embarqué mousse à bord. + +Cet être type et prototype de la population parisienne, qu'on a dit, je +ne sais pourquoi, _si badaude_ et si étonnée, ne s'étonna de rien, parce +qu'il trouvait des analogies à tout. Quand un matelot lui montra le +grand mât du brick, en disant:--Ce n'est pas toi, Parisien, qui te +guinderais là-haut. Mathieu répondit d'un air méprisant:--_Connu!_ J'ai +vingt fois grimpé à un mât de cocagne tout frotté de savon, et c'est +bien autre chose que de monter après toutes ces cordes. + +Comme on paraissait mettre son agilité en doute, le Parisien monta à la +pointe du grand mât avec l'agilité d'un écureuil, sans passer par le +trou au chat, et redescendit par l'étai du grand mât, aussi fier qu'un +acrobate. + +--Qu'est-ce que m'a donc chanté son animal de père?--se demanda le +capitaine, en voyant l'adresse de Mathieu; mais il n'a pas déjà l'air +si mauvais, M. son fils... + +La brise était fraîche, et la houle assez forte: les matelots +s'attendaient à voir le _Parisien compter ses chemises_. Point: le +Parisien n'eut pas la plus légère atteinte du mal de mer; il grignota +son biscuit, déchira son boeuf avec des dents d'acier, but deux boujarons +de vin, parce qu'il en vola un à un des matelots de son plat, et fut sur +l'avant fumer sa pipe. + +--Mais le roulis ne te fait donc rien, sauvage?--lui dit un marin... +fort piqué, car il comptait non-seulement jouir de la vue des +contorsions du Parisien, mais encore boire son vin pendant qu'il serait +abattu par le mal de mer. + +--_Connu!_...--répondit froidement Mathieu entre deux bouffées de +tabac--j'ai trop souvent joué au tape-cul des Champs-Élysées, et à la +balançoire russe, pour que ça me fasse quelque chose.... + +Et cette réponse fut accompagnée d'énormes tourbillons de fumée, qui +cachèrent un instant le Parisien à tous les yeux. + +Quand la fumée fut dissipée, la figure du capitaine apparut souriante: +il avait tout entendu, et s'était dit:--Décidément-ce père est un vieux +imbécile, et son fils vaut mieux que lui. Aussi, s'adressant à Mathieu: + +--D'aujourd'hui, mon garçon, tu ne seras plus mousse, mais novice. + +--Comme vous voudrez--dit Mathieu avec indifférence. + +Le lendemain, le capitaine, qui voyait tout, n'apercevant que les cinq +matelots de quart sur le pont, descendit dans le faux pont, suspendit sa +marche en approchant de l'avant, car il entendit un grand bruit de voix: +c'était encore le Parisien. + +--Ce gredin-là a passé novice tout de suite, c'est injuste; il aura la +cale... la cale... + +--Je l'aurai, si vous voulez--dit le Parisien avec d'épouvantables +blasphèmes--mais je me vengerai; je suis seul, mais c'est égal..., +n'approchez pas.... + +--Mais, gueux que tu es--dit un orateur--pourquoi fais-tu le genre de ne +pas avoir le mal de mer, et de te planquer au haut d'un mât aussi vite +que nous..., hein?... C'est un fil pour flatter les chefs. + +--Oui--dirent les autres en choeur--il le fait exprès. + +--Écoutez--dit le Parisien--si l'un de vous, un seul, veut avoir affaire +à moi, prenons chacun une de ces choses de fer pointues (il montrait des +épissoirs), et arrangeons-nous comme de jolis garçons. + +--Ça va...--dit l'orateur. + +--C'est décidément le père qui mériterait d'avoir la cale--pensa le +capitaine--et le fils est un excellent sujet. + +Et, le chef interposant son autorité, la discussion cessa; mais le soir +le combat eut lieu, et fut à l'avantage du Parisien. + +S'étant aussi bien tiré de ces épreuves réitérées, le Parisien ne fut +plus désormais inquiété à bord, et jouit _de l'estime de ses chefs et +de l'amitié de ses camarades_. + + + + +III. + + +Si le capitaine de Mathieu Guichard avait été doué de quelque faculté +analytique, il eût certainement trouvé moyen de l'exercer en étudiant le +caractère de son matelot; mais l'excellent capitaine n'analysait guère, +n'analysait même pas du tout; il se contentait d'abattre Mathieu ou de +le _combler de faveurs_, selon que Mathieu avait bien ou mal mérité de +lui. Sans s'amuser à remonter des effets aux causes, après avoir +apprécié le résultat, il faisait le compte, comme il disait, et trouvait +pour total un coup de poing ou un verre de grog. + +Or, depuis que Mathieu était embarqué sur la _Charmante-Louise_, il eût +été difficile de savoir au juste si la balance était en faveur du coup +de poing ou du verre de grog; et, en effet, ce diable d'homme n'avait ni +gagné ni perdu, car une âme plongée jeune dans l'air desséchant de Paris +s'y bronze et garde à jamais son pli. + +Aussi Mathieu avait-il apporté et conservé là cette paresse insouciante +et cette activité nerveuse, instantanée, qui caractérise sa race; cette +exaltation fiévreuse qui ferait franchir un énorme fossé, mais non cette +force patiente et continue qui ferait gravir une montagne. + +S'agissait-il d'une manoeuvre pénible, par un beau temps, oh! le +Parisien était mou, fainéant, taciturne; mais le vent sifflait-il dans +les voiles, le tonnerre grondait-il, on eût dit que l'orage, réagissant +sur cette organisation si irritable, en centuplait les forces et +l'énergie: alors le Parisien était au boute-hors des vergues, aux +empointures; car ce n'était là ni un poids à soulever, ni un aviron à +manier péniblement, il n'y avait qu'un cordage à couper; à la vérité, il +y allait de la vie, mais ce _n'était pas fatigant_, et le Parisien était +là calme, aussi paisible qu'un vieux matelot. + +Le beau temps revenu, le Parisien redevenait ce qu'il était, ce qu'il +est, ce qu'il sera toujours, paresseux, insolent, railleur, parce qu'il +avait ce pittoresque et vif esprit de nos rues; rusé, parce qu'il était +faible, quoiqu'il eût pris un singulier ascendant sur l'équipage et sur +le capitaine lui-même par sa _gouaille_. (Qu'on me pardonne cette +vulgarité, mais cette expression peut rendre ce sarcasme populaire si +bouffon, si mordant, si énergique.) + +Aussi avait-on beau mettre le damné Parisien aux fers, dans les haubans; +le rouer de coups, il n'en perdait pas un quolibet, ni une bouchée, ni +une heure de sommeil. + +Le misérable contrefaisait tout le monde. Voulez-vous voir le capitaine? +Voilà le capitaine avec sa voix rauque, son oeil à demi fermé, son juron +de prédilection; prêtez au Parisien la houppelande grise et le chapeau +ciré du capitaine, et vous aurez le portrait frappant. + +Voulez-vous voir le maître coq? Voilà le maître coq; c'est lui; c'est sa +jambe torse, son bégaiement stupide! + +Et les chansons à boire! et les romances! et les bribes de scènes de +comédie, de mélodrames, d'opéra-comique, que le Parisien débitait à +ravir en imitant le ton, le geste et la voix des acteurs! + +Aussi les matelots et le capitaine riaient aux larmes, et n'avaient que +la force de dire: «S... Parisien, va... t'es bien nommé!!! + +C'était à n'y pas tenir: on oubliait la manoeuvre, le timonier gouvernait +tout de travers, on ne dormait plus à bord: quand le Parisien parlait, +les hamacs devenaient déserts; et il fallait voir les bonnes et noires +figures des matelots, accroupis en cercle, l'air attentif, écoutant avec +une imperturbable gravité les contes et les mensonges du Parisien. + +Et puis le Parisien continuait à ne s'étonner de rien. Les matelots +l'avaient _attendu_ aux colonies; ils comptaient sur l'effet des noirs, +des palmiers, des cocotiers..., de la canne à sucre, que sais-je? +Point.... L'éternel _connu!_ vint renverser d'aussi sages prévisions. Le +Parisien avait vu des nègres à Robinson, des palmiers au jardin des +Plantes, acheté pour deux sous de canne à sucre sur le Pont-Neuf, et +creusé un coco pour faire une tasse à sa maîtresse. Que faire avec une +organisation aussi encyclopédique?.... Se taire et admirer, c'est ce que +faisait l'équipage. + + + + +IV. + + +Ce jour-là était un dimanche; la _Charmante-Louise_, qui se bornait +ordinairement au voyage des Antilles, après une assez bonne campagne, +avait été frétée pour Cadix; elle apportait des vins de Bordeaux, et +devait remporter des vins de Xérès. + +Le Parisien, blasé sur les colonies, les négresses et les mulâtresses, +ne fut pas fâché de _changer un peu_, comme il le dit lui-même, et à +peine le brick eut-il été amarré, bord à quai, près la porte de Mer, que +mon damné Mathieu, riche de trente francs, fut à bord d'un seul bond, +crânement coiffé d'un petit chapeau de paille à forme et à bords +très-bas, et vêtu d'un pantalon blanc et d'une veste bleue à boutons à +ancres, le col de la chemise retenu par une colossale graine d'Amérique, +don d'amour d'une de ces dames du Fort-Royal, Martinique. + +Il est impossible de ne pas déclarer que le Parisien était doué d'une +prodigieuse faculté philologique. Son procédé était simple et le mettait +à même de résoudre toutes les difficultés, sans exception de langues ou +d'idiomes. + +Voici quelle était sa méthode: avait-il à demander sa route à un +Anglais, le Parisien, imitant assez bien le ridicule palois que l'on +prête aux insulaires dans toutes nos farces, disait bravement: «_Jé +vodrais savoir lé chémin à moi_.» S'adressait-il à un Allemand, l'accent +suivait une légère modification; à un Italien, à un Américain, la même +chose. Il est vrai de dire que cette méthode restait quelquefois +incomplète, que souvent même les étrangers, qui l'eussent peut-être +compris s'il eût parlé clairement français, devenaient sourds à ce +bavardage inintelligible. + +Alors le Parisien assurait qu'il y avait entêtement, mauvaise éducation +ou rivalité nationale. Toujours est-il que Mathieu n'avait point éprouvé +cet embarras, cette timidité qu'un étranger ressent toujours lorsqu'il +se trouve dans un pays dont il ignore le langage. + +Aussi le Parisien marchait-il aussi ferme, aussi droit en passant sous +la porte de Mer, à Cadix, que s'il eût pâli sept ans sur la grammaire de +Rodriguez y Berna, ou à Badajoz, à Tolède. + +Mathieu se trouva sur la place aux Poissons; le coup-d'oeil lui plut: +cette multitude animée, ces costumes pittoresques, ces hommes à petits +chapeaux et à longs manteaux bruns, ces femmes du peuple chaussées de +satin ou de soie, ces petits pieds, ces jupons courts, ces basquines +collantes aux hanches, ces fleurs naturelles jetées avec goût dans des +cheveux noirs et épais; enfin, que dirai-je? l'allure, la marche, le +_solero_, tout cela excitait fortement l'attention du Parisien, qui +comparait mentalement ces beautés andalouses aux filles de couleur des +Antilles..., et ne se pressait pas de terminer ses parallèles, les +preuves lui manquant. + +Comme il passait au bas de l'escalier qui conduit aux remparts, il leva +les yeux, et vit au milieu de cette _escala_ une femme qui montait fort +vite les dernières marches; cette ascension rapide permettant au +Parisien d'entrevoir une jambe faite au tour et un pied andalou, il +monta l'escalier avec autant de prestesse; et comme il avait plus +d'assurance que de timidité, il s'approcha familièrement et regarda la +jeune fille, car c'était une jeune fille, regarda la jolie fille sous le +nez; et ne sachant pas de quelle manière dénaturer sa langue pour en +faire un patois espagnol, il se contenta d'un infinitif, et lui dit: +«_Espagnole, vous être belle femme_.» La jeune fille rougit, se prit à +sourire, et doubla le pas en abaissant sa mante. + +--Où diable aurais-je appris l'espagnol?--se demanda le Parisien, +certain d'avoir été compris, et suivant à grands pas sa nouvelle +conquête. Presque en face de la douane, sa conquête descendit, tourna la +tête, regarda le Parisien, et traversa la petite place de la Torre pour +entrer dans la rue de Tideo. + +Le Parisien, animé, exalté, enthousiasmé, charmé, suivit.... Il allait +traverser la rue, lorsque des chants d'église se firent entendre, et une +longue file de pénitents blancs déboucha d'une rue voisine. + +À la tête du cortège étaient de longues lanternes, puis des bannières, +puis des reliques, puis des châsses, puis des fleurs, puis le +Saint-Sacrement, puis le gouverneur. + +C'était enfin une procession solennelle à l'effet de demander au ciel +quelque peu d'eau; car la sécheresse était effrayante en l'an de grâce +1829. + +Le Parisien, au lieu de se joindre à la multitude, fit un affreux +blasphème; car la procession lui barrait le passage, et il tremblait de +perdre de vue son Andalouse à l'oeil si noir. + +La populace se découvrit au premier cri de la crécelle d'un moine blanc +qui ouvrait la marche. + +Le Parisien garda son chapeau, se dressa sur la pointe des pieds, tendit +le cou, mit sa main en abat-jour, et ne vit rien, ni mante noire, ni +oeillet bleu et blanc placé sur le côté d'une grosse touffe de cheveux +d'ébène. Vint un autre moine, mais gris, portant une lanterne sur les +vitraux de laquelle étaient peintes des figures d'hommes au milieu des +flammes. Il la montrait d'une main, et de l'autre agitait une tirelire +pour les _âmes du purgatoire_. + +Les assistants s'agenouillèrent; quelques-uns donnèrent, mais beaucoup +chuchotèrent en se montrant le Parisien qui s'appuyait sur le dos de +l'homme à la lanterne pour tâcher de se hausser, et voir s'il +n'apercevrait pas son Andalouse. + +À ce moment une magnifique châsse d'or étincelante de pierreries, et +renfermant le bras de saint Serono, excita l'attention et le +recueillement général. Il n'y eut que le Parisien qui, resté debout, +interrompit le silence religieux de cette foule par un de ces cris +particuliers à la populace parisienne, et que l'on entend quelquefois +glapir aux théâtres des boulevards. + +C'est que le Parisien avait cru distinguer la mante et l'oeillet blanc et +bleu, et il appelait à sa façon. Ce cri sauvage, guttural, inusité, +sacrilège, fit redresser toutes les têtes à la fois; alors on s'aperçut +que le Parisien était resté debout, couvert, devant le bras de saint +Serono, et ce fut une rumeur d'indignation, rumeur d'abord sourde, mais +qui devint bientôt effrayante quand le peuple vit le Parisien prendre un +air d'impudence et d'audace. + +Le Saint-Sacrement avançait, et déjà l'on voyait les crépines d'or +reluire au soleil, le panache ondoyait, l'encens parfumait l'air, la +musique retentissait au loin, et les voix sonores des moines de la +Merced accentuaient vigoureusement cette belle poésie biblique. Le temps +pressait; le Parisien exalté tenait bon, enfonçait son chapeau sur sa +tête, y appuyait ses deux mains, et jurait avec d'effroyables blasphèmes +qu'on n'avait pas le droit de le faire agenouiller. Le Saint-Sacrement +était tout proche; comme une lutte s'engageait entre le Parisien et un +Andalou d'une énorme stature, le Parisien fait un bond en arrière, va +tomber aux pieds de l'archevêque, et le heurte violemment. Alors on crie +au sacrilège, à l'impiété, au Français; le tumulte devient affreux, et, +malgré l'intervention du prêtre, la mêlée prend un caractère de rage: +les couteaux luisent, et... c'en est fait du Parisien. + +FIN DU PARISIEN EN MER. + + + + +VOYAGES + +ET + +AVENTURES SUR MER + +DE NARCISSE GELIN, + +PARISIEN. + + + + +AVENTURES DE NARCISSE GELIN. + + + + +CHAPITRE I. + +Comment Narcisse Gelin eut l'idée de voir la mer, en regardant +un moulin à vent. + + +Narcisse Gelin était un bon jeune homme, bien doux et bien honnête; son +père, Bernard Gelin, qui tenait un magasin de merceries, rue du Cadran, +lui fit donner une éducation libérale. + +Aussi à dix-neuf ans trois mois et un jour, Narcisse Gelin, ayant +terminé sa philosophie, aurait pu, s'il eut voulu, raisonner fort +proprement sur l'âme et les idées innées; mais Narcisse préféra ne pas +raisonner du tout. + +Doué d'une imagination ardente, vagabonde, puissante et désordonnée, +sentant bouillonner en lui l'âme d'un poète, il dit à son père Bernard +Gelin:--Je serai poète... je suis poète.--Sois donc poète--dit Bernard, +qui exécrait ses voisins et adorait son fils.--D'autant +plus--ajouta-t-il--que ça vexera Jamot, l'épicier, dont le fils n'est +qu'un homme de lettres. + +Et voilà comment Narcisse fut poète. + +Du jour où Narcisse fut poète, il allait en coucou chercher la poésie +aux Batignolles, à Vincennes et aux Prés-St-Gervais. Il se pâmait devant +les arbres poudreux des grandes routes, s'extasiait devant les moulins à +vent, _dont la meule insouciante broie également le froment du riche et +du pauvre, et dont les ailes agitées par le vent ressemblent aux voiles +d'un navire_.... + +À cette pensée de navire, Narcisse Gelin, qui n'avait jamais vu de +navire, tressaillit. Tout-à-coup une pensée soudaine l'illumina. La +véritable poésie n'est pas, décidément, sur terre--se dit-il--elle est +sur mer: là, une vie rude et énergique; là, des tempêtes; là, des +combats; là, des hommes forts; là, des hommes âpres; là, des hommes à +part....--Je verrai la mer, j'irai sur mer. + +Et, retournant à la boutique paternelle, il tourmenta, obséda, taquina, +tortura tant et si bien Bernard Gelin, que le bonhomme fit une petite +pacotille d'objets qui devaient parfaitement se vendre aux colonies.--Il +ajouta cinquante louis, quelques larmes et sa bénédiction, embrassa +Narcisse et le conduisit à la diligence de Brest. + +Or, il avait choisi Brest comme lieu d'embarquement, parce qu'un cousin +de sa mère était écrivain du port. + +Narcisse, arrivant à Brest, fut droit chez le cousin, lui exposa ses +désirs, sa volonté de poète et lui demanda ses conseils. + +Le cousin était justement l'intime du capitaine de la _Cauchoise_, jolie +goëlette en chargement pour la Martinique. + +Le coussin arrêta le passage de Narcisse Gelin sur la _Cauchoise_. +Narcisse eût voulu un nom peut-être plus poétique, plus sonore. La +_Cauchoise_ lui paraissait assez vulgaire; pourtant il se décida, le +choix étant très-borné dans ce port militaire. Mais en vérité, il eût +bien donné dix louis de plus pour que la goëlette se fût nommée +l'_Ondine_ ou la _Phebé_. Il fallut donc se résigner, d'ailleurs il +comptait se dédommager sur le nom du capitaine, car le capitaine devait +s'appeler au moins d'_Artimon_ ou _Stribord_.--Point, le capitaine +s'appelait Hochard!!!--Malgré son bon naturel, ce fut un tort que +Narcisse ne lui pardonna jamais. + +On attendait un vent favorable pour sortir du goulet, et ce fut un beau +jour pour Narcisse, que le jour où son cousin lui dit:--Il faut pourtant +faire connaissance avec votre navire, allons à bord. + +Ils s'embarquèrent à _Recouvrance_ dans un bateau de passage, et se +dirigèrent vers la _Cauchoise_, mouillée en grande rade, pour faciliter +son appareillage.--La houle était forte; le canot, petit et conduit par +un _Plougastel_, roulait d'une affreuse manière.--Narcisse comptait sur +un accident, une émotion forte. Il n'eut que mal au coeur. + +On accosta la goëlette.--Narcisse faillit tomber deux fois à l'eau, mais +avec l'aide du cousin, il se guinda sur le pont. + +En le parcourant, d'un air effaré, il cherchait des visages rudes, +marqués, bronzés, des têtes de forban.--Il vit trois Bas-Normands +blonds, frais et roses qui buvaient du cidre sur l'avant et jouaient à +la drogue. + +Deux autres marins lavaient et étendaient du linge sur l'avant du +navire. + +--Il ne leur manque plus que de repasser pour être de parfaites +blanchisseuses--pensa Narcisse avec une cruelle répugnance. Narcisse fut +introduit chez le capitaine _Hochard_; le capitaine n'était pas seul, il +fit signe aux nouveau-venus de s'asseoir et continua la conversation +qu'il avait commencée avec un homme d'un embonpoint extraordinaire, qui +se tenait debout devant lui. + +Narcisse put à son aise examiner le lieu où il se trouvait: c'était une +petite chambre boisée comme à terre, un canapé comme à terre; des +chaises, une table, un plafond, une fenêtre, des gravures encadrées, +tout cela comme à terre. + +Narcisse soupira, et avant d'abaisser ses regards sur le capitaine, il +se figura, par la pensée, l'homme qui devait commander à la tempête, +braver les éléments en furie. + +--Il devait avoir six pieds, un crâne de granit et des yeux +flamboyants.--Il regarda et vit M. Hochard: c'était un homme de quarante +ans à peu près, d'une taille moyenne, maigre, d'une physionomie +insignifiante, fort poli; des manières communes, mais prévenantes; de +plus, il portait une perruque blonde, des boucles d'oreilles, une +redingote marron, un gilet noir, un pantalon bleu, des bas blancs et des +souliers à boucles. Il est impossible de se rendre compte de l'affreux +serrement de coeur qu'éprouva Narcisse quand il eut complété cet ignoble +et prosaïque signalement. + +De ce moment, il se proposa de demander au cousin s'il n'y aurait pas +moyen de débarquer en accordant une indemnité au capitaine. + +Pour se distraire il se prit à examiner l'interlocuteur de M. Hochard. + +On l'a dit, l'interlocuteur était fort gros, d'une haute taille, chauve +et très-coloré; deux petits yeux gris toujours en mouvement donnaient +une rare expression de vivacité à sa bonne et joviale figure; son +costume était celui d'un homme du peuple: une veste et un +pantalon.--Allons, allons, monsieur le capitaine--disait le gros +homme--soyez raisonnable, ne rançonnez pas un pauvre diable comme moi; +en vérité 600 francs pour moi et mes caisses..., c'est aussi par trop +cher....--Comme vous voudrez--répondit le capitaine--mais je n'ai qu'un +prix, et je ne fais pas marchander mes chalands.... + +--Ses chalands!....--Narcisse n'y tenait plus, il se croyait assis près +du comptoir paternel de la rue du Cadran. + +Mais enfin--disait le gros homme--que fait un homme de plus ou de moins +sur un équipage comme le vôtre... monsieur le capitaine? + +--Cela fait un dixième, voilà tout. + +--Eh bien!... dix au lieu de neuf, puisque je ne demande qu'à manger +avec vos matelots, monsieur le capitaine. + +--Je n'ai pas deux prix, je vous l'ai déjà dit--répondit +imperturbablement le froid M. Hochard.--Je ne surfais jamais. + +Ces débats faisaient bouillir l'âme de poète de Narcisse. + +--Allons donc puisqu'il faut en passer par là--dit le gros homme avec un +profond soupir;--mais une dernière condition, monsieur le capitaine; mes +caisses ont besoin d'air, je ne voudrais pas qu'elles fussent descendues +dans la calle au moins. Tous savez ce qu'elles contiennent, et +l'humidité les pourrait gâter. + +--On les placera dans le faux-pont. + +--Et je pourrai les visiter quand il me plaira, monsieur le capitaine? + +--Quand il vous plaira.... + +--Voilà votre argent, c'est chose faite, monsieur le capitaine--dit le +gros homme en tirant un sac de sa poche. Il paya en or, salua et sortit +en trébuchant. + +--En voilà un qui n'a pas le pied marin--dit le cousin. + +--C'est un pauvre diable; il va faire voir des figures de cire aux +Antilles--dit le capitaine.... + +--Mais, mon cher, sa pacotille fondra au soleil--riposta ingénieusement +le cousin. + +--Ma foi, ça le regarde.--Puis saluant Narcisse, M. Hochard continua +avec sa voix monotone: + +--Mais nous ne fondrons pas, nous autres, je l'espère bien; aussi je +suis enchanté, monsieur, de faire votre connaissance, j'ose croire que +nous nous entendrons bien; vous serez ici comme chez vous, comme à +terre, mon Dieu... pas la moindre différence. Je vous le répète... comme +à terre. + +Ici une grimace significative de Narcisse Gelin. + +--Nous sommes au mois de juillet, nous appareillerons avec une brise +faite, nous gagnons les Açores, les vents alizés, et nous arrivons à la +Martinique... comme sur des roulettes. + +Narcisse était désespéré.... + +Pourtant, capitaine--dit-il--on n'a jamais vu de traversée sans +tempête.... Sans.... + +--Bon Dieu! que dites-vous là, mon cher monsieur? Je suis à ma vingt et +unième année de navigation, et excepté quelques petits coups de vent +par-ci par-là, j'ai toujours été favorisé de temps superbes... de temps +magnifiques. + +Que le diable t'étrangle, toi et tes temps superbes--pensa Narcisse, +malgré le peu de logique de ce souhait. + +--Si nous partions au mois de février ou mars, je ne dis pas, nous +aurions bien à craindre quelque petite queue d'équinoxe, mais au mois de +juillet!...--ajouta-t-il avec air de joyeuse et intime conviction,--ah! +mon Dieu... au mois de juillet... vous ne vous apercevez seulement pas +que vous avez quitté la terre. + +--Comme c'est agréable--pensa Narcisse. Aussi, prenant son parti +violemment:--Ne pourrai-je pas débarquer de votre bord, +monsieur?--demanda-t-il au capitaine. + +--Dieu du ciel! et pourquoi? Où trouverez-vous un meilleur navire, +monsieur? Et quel équipage! Des Bas-Normands doux et rangés comme des +filles! ça se mène avec un fil; jamais un mot plus haut que l'autre, +c'est sage et tranquille, jamais ça ne jure.... Voyez-vous, pour la +morale ou non, j'ai mes principes là-dessus, et je m'en suis bien +trouvé; aussi est-ce moi qui ai toujours à passer les religieuses que le +gouvernement envoie aux colonies, et je vous assure que les saintes +filles n'ont jamais eu à rougir d'un mot inconvenant.... + +--Allons... il ne manquait plus que cela--dit impétueusement Narcisse. + +--Sans doute, monsieur, je vous le répète, pour les égards, la sûreté, +la tranquillité et les bonnes moeurs, vous ne trouverez jamais mieux que +_la Cauchoise_. Aussi croyez-moi, restez-y. + +D'ailleurs, votre passage est arrêté, payé d'avance, signé: il me serait +impossible de vous rendre un sou de ce que vous m'avez donné.--C'est la +loi maritime. Si vous voulez voir les ordonnances.... + +--Non, monsieur, c'est inutile--dit Narcisse atterré, foudroyé. + +--Le mal est fait, je le subirai, mais c'est une leçon dont je +profiterai....--Et comme le capitaine Hochard allait recommencer ses +litanies sur la sûreté, les égards et la politesse..., Narcisse remonta +courroucé sur le pont, descendit furieux dans son canot et ne reparut à +bord de _la Cauchoise_ que le jour de l'appareillage. Ce jour-là, il +avait rencontré sur le port l'homme aux figures de cire qui lui avait +proposé de prendre une chaloupe à eux deux pour porter leurs bagages. + +Narcisse y consentit, serra le cousin dans ses bras et lui dit, les +larmes aux yeux:--Vous le voyez, cousin, vous le voyez... un temps +magnifique, un petit vent de nord-est, une mer superbe.... Comme c'est +amusant!.... Embarquez-vous donc après cela..., cherchez donc des +émotions, des moeurs tranchées! oh! si c'était à refaire!... + +L'homme aux figures de cire interrompit ses lamentations en faisant +observer que la goëlette avait déjà fait deux fois le signal de venir à +bord. + +Narcisse se précipita dans la chaloupe en maugréant. + +--Vous n'avez jamais navigué, monsieur--lui demanda le gros homme. + +--Non; et vous? + +--Moi, mon Dieu, non, pas plus que vous, mon bon monsieur; je m'en vais +aux _îles_ pour montrer ces figures-là... et tâcher de gagner mon pauvre +pain. + +--Que représentent vos figures--demanda machinalement Narcisse. + +--Cette caisse-là...--répondit le gros homme, en montrant une des deux +boîtes (elles avaient chacune à peu près six pieds de long sur quatre de +large et d'épaisseur); celle-là représente la passion de notre Seigneur. +Mon bon monsieur, en celle-ci le grand Napoléon, un Albinos aux yeux +rouges, et sa sainteté le Pape, mon bon monsieur. + +--Ça m'est bien égal, pourquoi me dites-vous cela--répondit Narcisse, +enchanté de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un. + +--Je vous dis cela--dit le gros homme avec soumission--parce que vous me +le demandez, mon bon monsieur. + +--Laissez moi tranquille, je ne vous parle pas, entendez-vous, +intrigant--hurla Narcisse qui rugissait en voyant les rayons d'un beau +soleil de juillet étinceler sur les vagues. + +On accosta la goëlette.... Le gros homme lit monter ses caisses à bord +avec des précautions inouïes, et surveilla lui-même leur emménagement. +Du reste, il amusa beaucoup les matelots bas-normands par la maladresse +avec laquelle il descendait les échelles des panneaux, et les bonnes +gens riaient aux larmes en lui nommant les mâts et les manoeuvres dont il +écorchait les noms de la façon du monde la plus grotesque. + +Le soir, à cinq heures un quart, _la Cauchoise_ donna dans la panne, +sortit du goulet, et suivit le cap à l'ouest-sud-ouest, par un joli +frais du nord-est. + +Narcisse resta sur le pont jusqu'au coucher du soleil, et au moment où +cet admirable spectacle _rallumait en lui le flambeau de la poésie_, +comme il allait savourer cet imposant tableau, qu'il regardait comme une +compensation bien due à ses éternelles déceptions, il fut pris du mal de +mer, et deux matelots le descendirent dans sa couchette. + +L'homme aux figures de cire resta sur le pont jusqu'au soir et continua +d'amuser les quatre marins de quart par son ignorance nautique. + +Seulement, au moment de descendre dans le faux pont passant près du +taquet, qui retenait l'écoute de grande voile, il s'aperçut que cette +manoeuvre n'était pas assez serrée, et regardant bien si personne ne +l'observait, il raidit ce cordage, en le tournant en croix autour du +taquet avec l'habileté d'un marin consommé; puis il alla voir ses +caisses. + + + + +CHAPITRE II. + +Des choses surprenantes que vit Narcisse Gelin dans l'entrepont +de la goëlette. + + +Narcisse Gelin ne dormait pas, Narcisse Gelin invoquait--je ne dirai pas +Dieu, car Narcisse avait reçu une éducation libérale, et le beau de +l'éducation libérale est de ne pas croire en Dieu;--mais Narcisse +invoquait Apollon et les muses. Le bon jeune homme croyait aux muses.... +Muses--disait-il--envoyez-moi, s'il vous plaît, un événement, une +tempête, un naufrage, quoi que ce soit... mais de la poésie, pour Dieu +de la poésie! J'ai quitté la boutique paternelle, mon foyer domestique, +Paris, mon département, mon pays! la France! ma belle France, et vous +comprenez bien, muses, que ce n'est pas pour vivre avec des commerçants, +entendre parler commerce et marchés, poivre et sucre... que l'on +s'abandonne aux caprices des flots, au souffle dévorant de la +tempête.... Ainsi de la poésie... ô muses!... quelque chose de tranché, +de heurté, de bizarre, de terrible, s'il vous plaît.--Je ne sais si les +muses l'entendirent; mais il se passa tout-à-coup quelque chose de fort +singulier dans l'entrepont de la goëlette. + +Le _Cadre_ (ou lit) de Narcisse était suspendu à l'arrière de cet +entrepont au milieu d'un petit entourage en toile qu'on lui avait +galamment installé; mais cette toile ne joignant pas juste au plafond, +un espace restait vide, et à travers cette lucarne improvisée Narcisse +put jeter un coup d'oeil investigateur dans le faux pont. + +Cet entrepont était faiblement éclairé par la lueur d'un fanal placé +près de l'archipompe, et cette lueur donnait en plein sur les deux +caisses de l'élève de Curtius, posées droites et appuyées sur la +muraille du navire. + +Tout-à-coup Narcisse aperçut une masse qui lui parut d'abord informe, +mais qui se dessina bientôt. Dans cette masse, il reconnut le gros +homme, l'homme aux figures de cire.--Le vil industriel vient voir ses +caisses--pensa Narcisse.--Va! butor à l'âme vénale, pense à ton +commerce, penses-y, au lieu de rester sur le pont, puisque tu es assez +heureux, assez robuste pour ne pas éprouver le mal de mer, au lieu de te +laisser aller au doux _far niente_ de tes rêveries, à voir trembler dans +la mer les étoiles du ciel, à entendre....--Mais Narcisse interrompit +tout-à-coup sa période, ouvrit des yeux énormes, suspendit sa +respiration. Il crut rêver.--L'homme aux figures de cire s'était +approché de ses caisses, et, après un moment d'incertitude, il avait +poussé un ressort.--Le couvercle de la première caisse s'abaissait, et à +la lueur incertaine du fanal, Narcisse aperçut dans le fond trois +figures: quelles figures! et ce n'était ni un Albinos, ni le grand +Napoléon, ni sa sainteté le Pape. + +--C'est sans doute la caisse à la passion--pensa Narcisse;--mais je ne +vois pas le Christ. + +En effet, il n'y avait pas de Christ non plus. + +--Après tout--pensa encore le fils du mercier--il ne les a pas habillés +pour la route de peur d'abimer leurs costumes. + +Mais voici que la scène change. + +À un mot que dit le gros homme, les trois figures quittent le fond de la +boîte, en sortent, et s'avancent empesées, droites et raides. + +--Cet homme-là est un sorcier ou un furieux mécanicien--se dit Narcisse +en sentant le froid lui gagner les reins. + +Mais voici que les trois figures étendent les bras, se détirent, se +secouent, et rajustent les haillons dont elles sont couvertes. + +--Pour le coup, ceci devient trop poétique: c'est forcé; _ce n'est pas +nature_--pensa Narcisse en retombant glacé sur son oreiller. + +Mais il voulut voir, jusqu'à la fin, le dénouement de cette scène. Son +âme de poète se tendit, fit effort, et Narcisse Gelin se redressa et +continua de regarder. Quand il se remit à sa lucarne, le gros homme +avait sans doute ouvert aussi la boîte _à la passion_, car, au lieu de +trois, ils étaient six, sans compter l'industriel, six armés jusqu'aux +dents,--et la lumière du fanal luisait, étincelait sur les lames de +longs poignards, dont ils assuraient la garde dans leurs larges mains. + +--Sommes nous parés?--dit le gros homme à voix basse. + +--Oui.... + +--Adieu!--Va! fit le Curtius.--Et lestes et adroits comme des chats +sauvages, ils se hissèrent par les deux panneaux entr'ouverts. + +Narcisse Gelin n'eut pas la force de pousser un cri; la sueur ruisselait +de son front: il commençait à comprendre que ce pouvait bien être des +pirates. + +Et ce doute se changea en conviction, lorsque, après quelques cris +étouffés, quelques trépignements sur le pont, il y eut un moment de +silence à bord de _la Cauchoise_, et puis qu'un immense et retentissant +_hourra_ ébranla la goëlette jusque dans sa membrure. + +Tout-à-fait fixé sur la moralité du gros homme, Narcisse le considéra +dès lors comme un chef de pirates, et l'Albinos, le grand Napoléon, sa +sainteté le Pape, Jésus-Christ et les acteurs de la passion, comme des +scélérats de sa troupe qui pouvaient avoir jeté à l'eau le capitaine +Hochard et ses matelots, les estimables Bas-Normands, qui avaient de si +bonnes moeurs. + +Il y avait du vrai dans ses conjectures; et, par une singulière +fatalité, par un étonnant caprice de notre organisation, cet événement +qui devait le mettre en liesse et joie, puisqu'il lui promettait une vie +rude et forte, des moeurs tranchées, heurtées; cet événement, dis-je, le +trouva froid et prosaïque: on eût dit que son âme de poète avait été +frappée du même coup de poignard qui frappa au coeur l'honorable +capitaine. + +Et Narcisse Gelin commença de trouver le pauvre M. Hochard un être assez +poétique, il le regretta même: il le poétisa aux dépens du gros élève de +Curtius; il poétisa tout, jusqu'aux matelots Bas-Normands, qu'il avait +maudits: eux si roses, eux si frais, eux si bonnes gens; il vit une +belle opposition entre ces hommes si simples et les périls continuels +qui les assiégeaient. Cette bonhomie au milieu de la tempête lui parut +sublime; cette goëlette transportant tout à l'heure d'un monde à l'autre +cette petite colonie simple, bonne, naïve comme un tableau de Téniers, +lui parut avoir aussi sa poésie à elle, une poésie qu'il préférait de +beaucoup à celle de _la Cauchoise_, maintenant montée par une +demi-douzaine de scélérats, allant porter partout le meurtre et le +pillage. + +Et il se fit aussi une singulière révolution dans ses sympathies +littéraires. Il se prit à adorer Gessner et ses _Idylles_, ses jolies +moutons si blancs, son gazon si frais, ses arbres si verts, ses fleurs +si parfumées: oh! qu'il regrettait ses bergers, et leurs flûtes, et +leurs danses, et leurs chants, et la violette, et le corset des jeunes +filles, et la cloche du soir, et le bêlement des troupeaux, et la nuit +paisible et pure du joli village qui se mire aux eaux limpides du +lac!... + +--Oh!--disait Narcisse en se roulant dans sa couverture avec un frisson +prodigieux--oh! voilà une poésie vraie, douce et consolante! Oh! que je +donnerais maintenant les vagues les plus monstrueuses pour un petit +ruisseau qui glisse sur le sable, les figures les plus tannées, les plus +cicatrisées, pour une douce et gracieuse figure d'enfant ou de jeune +fille,... un ciel noir, orageux, fût-il sillonné de mille éclairs et +déchiré par les éclats de la foudre, pour le ciel pur et riant du mois +de mai, au lever d'un beau soleil. + +De pensées en pensées, de peurs en peurs, de regrets en regrets, +Narcisse gagna le point du jour. Il commençait à voir la position en +face.--Que vont-ils faire de moi?--se disait-il.... + +Il allait peut-être se répondre à lui-même, lorsqu'un coup de canon +retentit longuement sur l'immensité de la mer.... + +--Qu'est-ce que cela?--pensa Narcisse--je n'ai pas vu de canon à +bord.... + +Un bruit sec, accompagné d'un sifflement assez aigu, l'étonna bien +davantage, surtout quand il vit un boulet d'une jolie taille entrer par +le flanc du bâtiment, ricocher sur le plancher, du plancher au plafond, +et du plafond aller se loger à moitié dans le bord opposé.... + +--Je suis perdu--dit le poète, les dents serrées, s'évanouissant de +terreur. + + + + +CHAPITRE III. + +Ce qui advint à Narcisse Gelin, et comment il eut de terribles +sujets de stupéfaction. + + +Quand Narcisse Gelin revint à lui, il était au grand air, sur le pont de +la goëlette, les fers aux pieds et aux mains, placé entre deux marins +vêtus d'un pantalon blanc, d'une veste bleue, et d'un petit chapeau +couvert d'une coiffe blanche, fort propre; chacun était armé d'un sabre. + +Il tourna la tête, le malheureux, et il vit l'homme aux figures de cire, +accommodé comme lui, et ses six compagnons verrouillés et cadenassés de +la même façon, soumis à la même surveillance. + +Puis à une encablure de la goëlette, un beau brick de guerre, étroit, +hardi, allongé, pour le moment en panne, et portant à sa corne un large +pavillon bleu, à croix rouge et blanche dans un de ses angles. + +--C'était le pavillon anglais. + +--Pourriez-vous me dire, monsieur--dit Narcisse en s'adressant au gros +homme--ce que tout cela signifie? + +--Tiens, cet autre!.... Je n'y pensais plus.... Cela signifie, mon +garçon, que dans un quart d'heure.... Mais, dis-moi, tu vois bien les +vergues de ce brick.... + +--Qu'entendez-vous par les vergues?--fit gravement Narcisse.... + +--Ah! l'animal....--Ce bâton qui croise le mât en travers.... +Comprends-tu? + +--Je comprends. + +--C'est heureux.--Vois-tu au bout de cela un homme accroupi, à cheval +sur ce bâton?.... + +--Je vois l'homme accroupi. + +--Sais-tu ce qu'il fait? + +--Je ne sais ce qu'il fait? + +--Il arrange une corde. + +--Pour?.... + +--Pour... nous pendre. + +--C'est-à-dire... pour _vous_ pendre... _vous!_ mais pas moi. + +--Ah! c'te farce..., toi comme nous, donc; tiens, est-il bégueule +celui-là! + +--Je ne suis pas bégueule, mais vous comprenez bien, mon cher ami, que +cela ne peut pas être: vous êtes des pirates, à la bonne heure, mais je +ne suis pas pirate, moi; je m'appelle Narcisse Gelin, poète connu et +domicilié à Paris, passager à bord, et pas du tout de votre bande.... + +--Alors, dis-leur... c'est trop juste.... + +--C'est ce que je compte faire... Heureusement voici venir un officier. + +Prenant alors l'air aussi digne que possible, tempéré pourtant par une +nuance de soumission, Narcisse Gelin commença en ces termes: + +--Je dois éclairer votre conscience, monsieur l'officier;--parti comme +passager à bord de _la Cauchoise_, c'est un heureux hasard que je n'aie +pas partagé le sort de l'infortuné capitaine et de ses malheureux +ma.... + +L'officier l'interrompit alors en anglais d'un air irrité, et donna dans +cette langue un ordre aux matelots, qui serrèrent les pouces de Narcisse +de façon à les briser.... + +--Eh bien!--reprit le gros homme--sais-tu ce qu'il vient de dire? + +--Mon Dieu, non...--reprit Narcisse, tout tremblant, en regardant ses +pouces. + +--Il vient de dire:--Bâillonnez ce chien, et voilà.... + +--Mais il n'entend donc pas le français? + +--Pas un mot, ni lui, ni les autres. + +--Mais, Dieu du ciel, vous savez l'anglais, vous.... + +--Comme ma langue propre..., mon fils. + +--Mais alors, dites-lui... tout... bien vite. + +--Du tout... tu m'as appelé _intrigant_ dans la chaloupe.--Tu seras +pendu, ça t'apprendra.... + +Narcisse allait répliquer, mais le bâillon l'en empêcha. + +Il fit quelques gestes assez démonstratifs, mais cette pantomime toucha +peu les Anglais. + +--Pour te consoler--lui dit le gros homme--je vais t'expliquer tout +cela: il est bien juste que tu saches pourquoi l'on te pend. + +--Je m'appelle Benard, depuis vingt ans je fais la course. Il y a +environ six mois je montai un lougre, et quel lougre, mon fils!--Je +rencontre un brick anglais marchand, qui revenait de Lima, chargé de +gourdes, je l'attaque et le prends.--Comme il était mauvais marcheur, je +le coule lui et son équipage, je garde les gourdes et je file.... Ce +gredin de brick que tu vois là... me pince au vent le lendemain, je lui +parais suspect, il vient à mon bord, visite tout, trouve les gourdes, +quelques paperasses du capitaine que l'on avait bêtement gardées, et il +comprend l'histoire. + +Au lieu de nous faire tous pendre, comme il en avait le droit, et comme +il va le faire tout à l'heure, il nous met tous aux fers, et nous mène +en Angleterre pour faire un exemple. + +Ma foi, là, je me tortille tant des pieds et des mains, que je dérape du +ponton, je file à la côte, je fais marché avec un contrebandier qui me +débarque à Calais. De Calais je viens à Brest.--Je vois cette jolie +goëlette en armement, je fais mon plan avec des amis que j'embauche; la +malice des figures ne va pas mal; cette nuit, nous envoyons le capitaine +d'ici par-dessus le bord avec ses dix faï-chiens de Normands; tout va +bien, très-bien, et il faut qu'au petit jour nous ayons pour +réveil-matin une visite de ce gueux d'Anglais.--Le même de la fois du +lougre, c'est un entêtement ridicule de la part du bon Dieu; enfin +l'Anglais, ce gueux de _même_ Anglais est venu à bord, a visité les +papiers, m'a reconnu, et comme j'ai tout avoué, vu que sans cela +j'aurais été pendu tout de même, il va faire notre affaire tout de +suite, pour que ça ne soit pas remis indéfiniment, nous souquer à tous +un bout du filin autour du cou, car il est bien sûr du ne pas rencontrer +parmi nous un cardinal ou un évêque.--Je te parie que dans une heure, +quoique tu m'aies l'air d'un chanteur, tu auras la respiration si gênée, +que tu ne pourras seulement pas chanter: _J'ai du bon tabac_.... Ah! +mais voilà le signal, pavillon rouge en berne, c'est la danse.... Adieu, +mon agneau.... Aussi, pourquoi diable m'as-tu appelé intrigant! + +Il était moralement et physiquement impossible à Narcisse Gelin de +répondre un mot; il se résigna, se confia à la Providence, ferma les +yeux et sentit son coeur faillir. + +Il ne pensait plus du tout à la poésie, et tout ceci était poétique +pourtant, ce beau ciel, cette mer bleue, ces pirates garrottés, ces +costumes pittoresques, cette justice si franche et si brutale, ce Benard +avec sa force colossale, sa vie errante, ses crimes, sa piraterie. + +Il faut l'avouer à la honte du fils du mercier, rien de tout cela ne +trouva écho dans son âme; il ne pensait qu'à une chose, à la corde qui +allait lui serrer le cou, et d'avance son gosier se contractait +tellement qu'il n'aurait pu avaler une goutte d'eau. Le pirate Benard +avait merveilleusement deviné le phénomène physiologique: ainsi qu'il +l'avait annoncé à Narcisse Gelin, ce dernier eût été dans l'entière +impossibilité de chanter: _J'ai du bon tabac_.... + +On passa les pirates l'un après l'autre à bord du brick. L'un après +l'autre on les hissa au bout-dehors de la grande vergue et au bout d'un +cartahut, en réservant Benard pour la _bonne bouche_, comme il disait +plaisamment. + +Narcisse Gelin et Benard restaient tous deux seuls: + +--Après vous--lui dit Benard en ricanant;--et quand le fils du mercier +se sentit guinder au bout du cordage, les derniers mots qu'il entendit +furent:--Ah! je suis un intrigant! + +Plaignez le poète. + +--C'est tout de même vexant de manquer une aussi belle +affaire--murmurait Benard à moitié chemin de la vergue. + +Quand sa tête toucha la bouline:--Ah! dit-il--voilà que je vais faire +_couic_.... + +Et puis ce fut tout. Les corps des forbans furent jetés à la mer. + +On mit un équipage à bord de la goëlette, qui gagna Portsmouth avec le +brick. + + * * * * * + +Le père de Narcisse Gelin dit quelquefois d'un air de supériorité à son +voisin Jamot l'épicier: Mon fils le poète est _aux îles_... il doit y +faire une fameuse fortune. + +Depuis trois mois il attend une lettre de NARCISSE. + +FIN. + + * * * * * + + +NOTES: + +[1] Les négriers appellent ainsi les chargements de noirs qu'ils +prennent sur la côte. + +[2] Mourir. + +[3] On donne ce nom à un changement subit de plusieurs quarts dans le +vent régnant. Les marins expérimentés jugent du moment où le vent doit +sauter par le calme qui précède, ce qui est important pour ne pas perdre +des mâts ou des voiles, car les sautes de vent arrivent avec une +furieuse violence. + +[4] La première lame. + +[5] Mais le danger était immense, car on ne pouvait opérer cette +scission qu'en se jetant à la mer, afin de s'accrocher au _chouque_ du +mât;... là seulement les haubans n'étaient pas en chaînes de fer, comme +cette partie du gréement qui tient au porte-haubans. + +[6] Tout ce traité est historique et existe en double au greffe du +tribunal de Saint-Pierre (Martinique), comme pièce à l'appui d'un procès +fait à un négrier. + +[7] On appelle ainsi le commandant, en style familier. + +[8] On appelle nègres marrons ceux qui se sauvent des habitations pour +se cacher dans les bois. + +[9] Une hache attachée dans chaque moulin est destinée à remédier ainsi +à ces accidents qui arrivent fréquemment. + +[10] On ne doit pas s'étonner de voir des nègres porter des noms +bibliques ou mythologiques.--Sitôt qu'une fournée de nègres arrive dans +la colonie, on les baptise; ainsi tous les noirs d'une habitation ont +des noms tels que Job, Cham, Japhet, etc.--Ceux d'une autre portent ceux +d'Apollon, de Mars, de Vulcain, etc., etc., selon le caprice du maître. + +[11] Il existait encore en 1822, dans toutes les Antilles françaises et +anglaises, la secte des empoisonneurs; cette espèce de tribunal secret, +composé de nègres marrons, s'assemblait à époques fixes dans des +retraites inaccessibles, connues seulement des esclaves de l'Île. + +Là, chaque noir apportait son sujet de plainte, déduisait ses motifs de +vengeance, et, après avoir prêté le serment nécessaire, on lui donnait +le poison dont il pouvait avoir besoin pour détruire les bestiaux ou les +blancs. + +Les derniers empoisonneurs furent suppliciés à la Guadeloupe, en 1823. +Les détails qu'on va lire, tels affreux qu'ils soient, sont en partie +extraits des procès-verbaux, révélations ou actes d'accusations déposés +au greffe de Saint-Pierre (Martinique). + +[12] Espèce d'aigle marin. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en +Mer, Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin., by Eugène Sue + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ATAR-GULL *** + +***** This file should be named 30582-8.txt or 30582-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/0/5/8/30582/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net); +produced from images of the Bibliothèque nationale de +France (BNF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/30582-8.zip b/30582-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e2eba4f --- /dev/null +++ b/30582-8.zip diff --git a/30582-h.zip b/30582-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..c9f7b8b --- /dev/null +++ b/30582-h.zip diff --git a/30582-h/30582-h.htm b/30582-h/30582-h.htm new file mode 100644 index 0000000..ec75627 --- /dev/null +++ b/30582-h/30582-h.htm @@ -0,0 +1,11183 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" +"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> + <head> +<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" /> +<title> + The Project Gutenberg eBook of Atar Gull, par Eugène Sue. +</title> +<style type="text/css"> + p {margin-top:.75em;text-align:justify;margin-bottom:.75em;text-indent:2%;} + +.c {text-align:center;text-indent:0%;font-weight:bold;} + +.dialog {text-align:center;text-indent:0%;font-weight:normal;font-size:small;} + +.head {margin:8% auto 5% auto;text-align:center;text-indent:0%;font-weight:bold;} + +.lrg {line-height:25px;font-size:120%;} + +.livre {line-height:40px;} + +.nind {text-indent:0%;} + +.point {margin-bottom:0%;border-bottom:dotted 3px gray;padding-bottom:2%;} + +.point2 {margin-top:0%;border-bottom:dotted 3px gray;padding-bottom:0%;} + +.r {text-align:right;margin-right:25%;} + +.r30 {margin-left:30%;font-size:90%;font-weight:bold;} + +.r35 {margin-left:35%;font-size:90%;font-weight:bold;} + +.r40 {margin-left:40%;font-size:90%;font-weight:bold;} + +.r45 {margin-left:45%;font-size:90%;font-weight:bold;} + +.r50 {margin-left:50%;font-size:90%;font-weight:bold;} + +.sml {font-size:small;} + + h1 {margin-top:15%;text-align:center;clear:both;font-size:300%;} + + h2,h3 {margin-top:15%;text-align:center;clear:both;} + +.top5 {margin-top:5%;} + +.top15 {margin-top:15%;} + + hr {width:8%;margin:1% auto 1% auto;color:black;} + + hr.body {width:8%;margin:8% auto 1% auto;color:black;} + + hr.fin {width:15%;margin:.5% auto 8% auto;color:black;} + + hr.full {width:100%;margin:5% auto 5% auto;border:4px double gray;} + + table {margin-left:auto;margin-right:auto;border:none;} + + body{margin-left:10%;margin-right:10%;background:#fdfdfd;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;} + +a:link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} + + link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;} + +a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;} + +a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;} + +.smcap {font-variant:small-caps;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:85%;} + + sup {font-size:75%;} + +.footnotes {border:dashed 3px gray;margin-top:15%;clear:both;} + +.footnote {width:95%;margin:auto 3% 1% auto;font-size:0.9em;position:relative;} + +.label {position:relative;left:-.5em;top:0;text-align:left;font-size:.8em;} + +.fnanchor {vertical-align:30%;font-size:.8em;} +</style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en Mer, +Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin., by Eugène Sue + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en Mer, Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin. + romans maritimes. + +Author: Eugène Sue + +Release Date: December 2, 2009 [EBook #30582] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ATAR-GULL *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net); +produced from images of the Bibliothèque nationale de +France (BNF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr + + + + + + +</pre> + +<hr class="full" /> + +<h2>ROMANS,</h2> + +<h3 class="top5">NOUVELLES ET HISTOIRES</h3> + +<h3 class="top5"><i>MARITIMES.</i></h3> +<hr /> +<p class="c">Deuxième Série.</p> + +<p class="c sml top15">IMPRIMÉ PAR BÉTHUNE ET PLON.</p> + +<h1>ATAR GULL.</h1> + +<p class="c">Un Corsaire,</p> + +<p class="c">Le Parisien en Mer,</p> + +<p class="c">Voyages et Aventures sur Mer,<br />de Narcisse Gelin.</p> +<hr /> +<p class="c">Romans maritimes,</p> + +<h2 class="top5">PAR EUGÈNE SUE.</h2> +<hr /> +<p class="c"><i>NOUVELLE ÉDITION.</i></p> + +<p class="c top15">PARIS.</p> + +<p class="c">LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN<br /> +<span class="sml"><i>ÉDITEUR DE LA BIBLIOTHÈQUE D'ÉLITE</i>,<br /> +9, RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS.<br /> +MDCCCXLI.</span></p> + +<hr class="body" /> + +<h3>TABLE.</h3> + +<table summary="toc" +cellpadding="0" +cellspacing="2" +style="font-weight:bold;"> +<tr class="livre"><td colspan="3" align="left"><a href="#dedicace">Dédicace.</a></td></tr> +<tr class="livre"><td colspan="3" align="left"><a href="#A_MONSIEUR">À M. Fenimore Cooper.</a></td></tr> +<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#ATAR-GULL">ATAR-GULL.</a></td></tr> +<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#LIVRE_I">LIVRE I.</a></td></tr> +<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_Ia">I.</a></td><td>—La <i>Catherine</i>.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIa">II.</a></td><td>—L'Ouragan.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIIa">III.</a></td><td>—Le Courtier.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IVa">IV.</a></td><td>—La Vente.</td></tr> +<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#LIVRE_II">LIVRE II.</a></td></tr> +<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_Ib">I.</a></td><td>—L'Inconnue.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIb">II.</a></td><td>—La Hyène.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIIb">III.</a></td><td>—Monsieur Brulart.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IVb">IV.</a></td><td>—Arthur et Marie.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_Vb">V.</a></td><td>—Que le bon Dieu vous punit de faire la traite.</td></tr> +<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#LIVRE_III">LIVRE III.</a></td></tr> +<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_Ic">I.</a></td><td>—Le Faux Pont.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIc">II.</a></td><td>—Atar-Gull.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIIc">III.</a></td><td>—Mystère.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IVc">IV.</a></td><td>—Opium.</td></tr> +<tr><td> </td><td colspan="2" align="left"><a href="#SONGE">Songe.</a></td></tr> +<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#LIVRE_IV">LIVRE IV.</a></td></tr> +<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_Id">I.</a></td><td>—La Frégate.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IId">II.</a></td><td>—Une Ruse.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIId">III.</a></td><td>—Le Colon.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IVd">IV.</a></td><td>—Le Père et le Fils.</td></tr> +<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#LIVRE_V">LIVRE V.</a></td></tr> +<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_Ie">I.</a></td><td>—Fête.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIe">II.</a></td><td>—Les Empoisonneurs.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIIe">III.</a></td><td>—La veille des Noces.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IVe">IV.</a></td><td>—Le Départ.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_Ve">V.</a></td><td>—Rencontre.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_VIe">VI.</a></td><td>—Songe.</td></tr> +<tr class="livre"><td colspan="3" align="center"><a href="#LIVRE_VI">LIVRE VI.</a></td></tr> +<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_If">I.</a></td><td>—La rue Tirechape.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIf">II.</a></td><td>—Atar-Gull.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIIf">III.</a></td><td>—Le Baptême.</td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IVf">IV.</a></td><td>—Le Prix de Vertu.</td></tr> +<tr class="livre"><td colspan="3" align="left"><a href="#UN_CORSAIRE">UN CORSAIRE.</a></td></tr> +<tr class="livre"><td colspan="3" align="left"><a href="#LE_PARISIEN_EN_MER">LE PARISIEN EN MER.</a></td></tr> +<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#I">I.</a></td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#II">II.</a></td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#III">III.</a></td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#IV">IV.</a></td></tr> +<tr class="livre"><td colspan="3" align="left"><a href="#VOYAGES">VOYAGES ET AVENTURES SUR MER DE NARCISSE GELIN.</a></td></tr> +<tr><td>CHAP.</td><td><a href="#CHAPITRE_Iv">I.</a></td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIv">II.</a></td></tr> +<tr><td colspan="2" align="right"><a href="#CHAPITRE_IIIv">III.</a></td></tr> +</table> + +<p class="c top15 sml">FIN DE LA TABLE.</p> +<hr class="fin" /> + + +<h1>ATAR-GULL.</h1> + + +<p class="c top15"> +<a name="dedicace" id="dedicace"></a><span class="sml">À<br /> +LA MÉMOIRE DE</span><br /> +<span class="lrg">MON GRAND-PÈRE,<br /> +FEU M. LE CHEVALIER JOSEPH SUE,</span><br /> +<span class="sml">PROFESSEUR À L'ÉCOLE ROYALE DE PEINTURE<br /> +ET SCULPTURE,<br /> +MEMBRE DE L'ACADÉMIE ROYALE<br /> +DES BEAUX-ARTS,<br /> +CONSEILLER ET CENSEUR ROYAL.</span><br /> +</p> + +<p class="r top5">EUGÈNE SUE.</p> + + + +<h3><a name="A_MONSIEUR" id="A_MONSIEUR"></a>À MONSIEUR</h3> + +<h2 class="top5">FENIMORE COOPER.</h2> + +<hr /> + +<p>Me pardonnez-vous, Monsieur, de répondre publiquement à la lettre si +flatteuse que vous avez bien voulu m'écrire au sujet de mon premier +ouvrage?</p> + +<p>Cette vanité de jeune homme impatient de mettre tout le monde dans la +confidence de sa bonne fortune littéraire est sans doute blâmable; mais, +sentant le besoin de donner quelques explications sur ce nouveau livre, +j'ai pensé qu'elles acquerraient bien plus d'importance et de valeur en +vous étant adressées, à vous, Monsieur, qui avez créé le <i>roman +maritime</i> d'une manière si originale et si puissante, et qui partagez +avec Goëthe, Byron, Schiller et Walter-Scott le rare et précieux +privilège d'être un des <i>types</i> de la littérature étrangère et +contemporaine.</p> + +<p>Je suis persuadé comme vous, Monsieur, que si l'esprit général de notre +nation pouvait arriver peu à peu à comprendre tout ce qu'il y a de +forces, de ressources, de moyens de défense ou de conquêtes commerciales +dans la marine, la France pourrait devenir l'égale de toute puissance +européenne sur l'Océan.</p> + +<p>C'est aussi cette conviction profonde, Monsieur, qui m'a donné le +courage de publier quelques essais maritimes; car, venant après vous, +il fallait un tel mobile pour oser entreprendre une tâche aussi +périlleuse.</p> + +<p>J'ai long-temps agité la question de savoir si je ne devais pas choisir +pour sujet de romans quelques-uns de ces merveilleux faits d'armes si +nombreux dans nos annales maritimes; mais j'ai estimé qu'il était mieux +de débuter modestement comme peintre de <i>genre</i>.</p> + +<p>Et puis aussi que le public, plus familiarisé avec l'idiome, la langue, +les habitudes des marins par mes premières esquisses, pourrait prêter +une attention moins distraite alors par l'étrangeté de ses mœurs, à une +fabulation toute historique, d'une portée plus large et d'un intérêt +plus national.</p> + +<p>Vous trouverez peut-être, Monsieur, que j'ai bien abusé, dans +<i>Atar-Gull</i>, de cette licence que vous nous accordez, de commettre des +meurtres flagrants et atroces pour exciter la sensibilité du lecteur; +mais je me débattais en vain sous la fatale influence de l'effrayant +sujet que j'avais embrassé, et, comme <i>Macbeth</i>, de Shakespeare, ma +<i>férocité</i> n'a pas eu de bornes, parce qu'un crime était la conséquence, +la déduction logique d'un autre crime.</p> + +<p>Aussi, Monsieur, j'ai une terrible crainte de passer pour un <i>homme +abominable</i>, faisant de l'horreur à plaisir.</p> + +<p>Et pourtant, à la faveur de cette peinture trop exacte (je le crois) de +la traite des noirs, de leur esclavage et de ses résultats, j'ai voulu, +non élever une polémique bâtarde et usée sur des droits que plusieurs +contestent, mais bien poser des faits, des chiffres, au moyen desquels +chaque partie adverse pourra établir ses comptes.—L'addition seulement +reste à faire.</p> + +<p>Maintenant, Monsieur, je vais vous soumettre le plan que j'ai cru devoir +suivre pour parfaire ce livre.</p> + +<p>Permettez-moi seulement une question.</p> + +<p>Ne vous est-il pas souvent arrivé de rencontrer par hasard, dans le +monde, un homme que vous ne connaissiez pas, et que vous regardiez +pourtant avec une curieuse attention, tant sa physionomie vous frappait?</p> + +<p>La tournure originale, incisive de quelques phrases, vous étonnait, et +vous écoutiez avidement...—Alors, tombant sous le charme d'une +conversation rapide, étincelante, animée, n'éprouviez-vous pas je ne +sais quelle sympathie pour cet être si singulier qui, apparaissant là +comme isolé au milieu de ce monde bruyant et tumultueux, semblait +presque fantastique, tant il y avait d'imprévu, de charme et de mystère +dans cette rencontre?...</p> + +<p>Et puis, malheur! un importun vous frappait sur l'épaule, vous +détourniez la tête avec humeur... et malheur... car l'inconnu était +peut-être Byron, Châteaubriand, Bonaparte?</p> + +<p>Et il avait disparu... et vous ne le revoyiez plus... plus jamais.... +Aussi y pensiez vous toujours avec un sentiment de tristesse douce et de +regrets.... En un mot, cette soirée, cette heure de conversation +<i>datait</i> dans votre vie, n'est-ce pas?</p> + +<p>Et laissez-moi, Monsieur, citer à l'appui de ceci deux faits personnels; +il ne s'agit ici ni de Byron, ni de Châteaubriand, ni de Bonaparte, mais +d'hommes qui ne manquaient pas de supériorité.</p> + +<p>Un jour, j'étais à Saint-Pierre (<i>Martinique</i>), et comme notre frégate +devait mettre le lendemain à la voile, j'allai le soir faire mes adieux +à une excellente et digne famille, dont les soins touchants et +empressés m'avaient arraché à une mort cruelle;—j'arrivai, et, après +quelques moments d'une causerie amicale, on annonça le curé de ***.</p> + +<p>Figurez-vous, Monsieur, un homme jeune encore, pâle, le front saillant, +des yeux vifs et noirs, une parole sobre et austère, et le ton de la +meilleure compagnie.</p> + +<p>On parla politique.—Je ne sais par quel misérable préjugé je +m'attendais à une discussion étroite et hargneuse, ou à un dédaigneux +mutisme de la part du prêtre.—Point: le prêtre causa long-temps, et sa +conversation âpre et nerveuse, ses idées claires, fortes et neuves sur +les affaires du temps, m'étonnèrent à un point extrême.</p> + +<p>—On parla beaux-arts, musique, peinture: même supériorité, même science +toujours naïve, saine et vigoureuse.... Et je me souviens qu'il nous +fit, entre autres choses, une curieuse et poétique dissertation sur +l'influence du polythéisme et du christianisme dans les arts, tout à +l'avantage de la dernière croyance.</p> + +<p>On parla statique, géométrie, mécanique; il en raisonna comme un habile +praticien, et le colon chez lequel je me trouvai lui demanda même +pourquoi il ne faisait pas exécuter en grand l'admirable moulin à sucre +qu'il avait inventé.</p> + +<p>Enfin, Monsieur, vaincu par les sollicitations de mon hôte, qui +jouissait de ma stupéfaction, nous allâmes au presbytère. Il était, je +crois, minuit.</p> + +<p>Ici, le prêtre nous chanta de sa musique, nous montra de sa peinture, +voulut bien nous lire un de ses livres, un manuscrit remarquable sur la +liberté des cultes, nous expliqua ses machines à moudre les cannes +singulièrement simplifiées.</p> + +<p>Que vous dirai-je, Monsieur? ce prêtre résumait en lui tous les prodiges +de l'intelligence et du savoir. Simple, pauvre et bon, d'une infatigable +activité d'esprit, ne dormant presque pas, et passant sa vie à fouiller +les racines de l'arbre de la science; en un mot c'était presqu'un +<i>Faust</i>, à la damnation près (je le suppose du moins).</p> + +<p>Enfin, Monsieur, ces heures rapides passèrent; je restai sous le charme +jusqu'à trois heures du matin; à cinq heures, j'étais en route pour la +Jamaïque, et je ne devais plus revoir ce prêtre singulier, je ne l'ai +plus revu; peut-être a-t-il fini ses jours sous le ciel brûlant des +tropiques, car sa santé était faible et usée par l'étude... peut-être ce +génie ardent et inconnu est enseveli sous une pierre obscure.</p> + +<p>Une autre fois, en Grèce, quelques jours avant le combat de Navarin, je +vis pendant une heure, à Anti-Paros, un descendant du célèbre Panajotti, +favori du visir Kropoli; cet intrépide vieillard avait puissamment +contribué au soulèvement de son pays, connu Byron, égalé Canaris; d'une +finesse d'esprit exquise, d'un jugement droit et éprouvé, il me parla +longuement de la Grèce, et jamais la position vraie de ce malheureux +pays, son avenir, ses ressources, n'ont été plus poétiquement exposés +que par ce vieux Grec à longs cheveux blancs, au costume pittoresque, +assis sur un fragment de marbre aux sculptures effacées, prophétisant +l'avenir de cette nation, qui fut toujours un prétexte dans les mains +des puissances européennes.</p> + +<p>Je quittai, et ne vis plus qu'une fois cet homme extraordinaire: ce fut +le lendemain du combat du 20 octobre: il passait rapidement dans un +canot le long de notre vaisseau, et se rendait, je crois, auprès de +l'amiral, comme envoyé du gouvernement grec.</p> + +<p>Cette longue et fatigante digression, Monsieur, tend à établir ceci, que +souvent des êtres, tantôt remarquables par une grande puissance +d'organisation, tantôt par des vices ou des vertus portés à l'excès... +mais toujours frappants, saillants, d'une espèce à part, traversent +notre existence, rapides et éphémères; comme ces météores que nous ne +voyons qu'un moment, et qui s'éteignent pour toujours.</p> + +<p>Or, Monsieur, je me suis demandé pourquoi, dans les romans maritimes, +surtout, dont le cercle est immense, dont les scènes sont souvent +séparées entre elles par des milliers de lieues, on ne tenterait pas de +jeter cet imprévu, ces apparitions soudaines qui brillent un instant et +s'effacent pour ne plus reparaître.</p> + +<p>Pourquoi, au lieu de suivre cette sévère unité d'intérêt distribué sur +un nombre voulu de personnages qui, partant du commencement du livre, +doivent, bon gré, malgré, arriver à la fin pour contribuer au dénoûment +chacun pour sa quote-part;</p> + +<p>Pourquoi, dis-je, en admettant une idée philosophique, ou un fait +historique qui traverserait tout le livre, on ne grouperait pas autour +des personnages qui, ne servant pas de cortége obligé à l'abstraction +morale qui serait le pivot de l'ouvrage, pourraient être abandonnés en +route, suivant l'opportunité ou l'exigeante logique des événements.</p> + +<p>Alors, Monsieur, le lecteur éprouverait peut-être cette impression que +j'ai tâché de rendre sensible, cette impression qui résulte de la +subite apparition d'un homme extraordinaire que l'on ne voit qu'une fois +et dont on se souvient toujours.</p> + +<p>Je sais, Monsieur, qu'il faudrait un prodigieux talent pour arriver à ce +résultat, d'attacher l'intérêt du lecteur sur un personnage pendant le +tiers de l'action, je suppose, puis de faire disparaître ce personnage +et renverser l'intérêt sur celui qui le remplace, afin d'arriver ainsi +au dénoûment de l'ouvrage.</p> + +<p>Mais s'il était possible de réussir, je crois qu'on aurait surmonté +l'écueil inévitable que les romans maritimes semblent offrir par les +distances et les événements qui doivent nécessairement rendre l'unité +d'intérêt et de lieu au moins bien difficile.</p> + +<p>Car enfin, Monsieur, un navire est en route; avant d'arriver à sa +destination, il touche dans dix pays différents: là, des mœurs +étrangères, insolites, qui n'offrent aucun rapport entre elles, et +peut-être là dix actions, dix puissants motifs d'intérêt, de quoi faire +un beau livre; le vaisseau part, on ne se revoit plus, les amitiés +commençantes sont brisées, l'amour brusquement tranché à sa première +phase. Adieu l'unité d'intérêt.</p> + +<p>Somme toute, ainsi qu'on l'a déjà dit, n'est-ce pas aussi une unité +d'intérêt qu'un fait ou une idée morale, qui, traversant tout un livre, +sert de pivot, de lien, aux événements ou aux personnages qui gravitent +autour?</p> + +<p>Et le roman de marine surtout ne peut-il pas vivre d'épisodes qui +seraient déplacés dans tout autre genre de composition?</p> + +<p>Je sais qu'il était donné à un talent tel que le vôtre, Monsieur, +d'encadrer, de resserrer dans le cycle de l'unité, les scènes immenses +que vous avez décrites, et de résoudre un problème insoluble pour tout +autre; mais c'est parce que je reconnais l'impossibilité d'atteindre à +cette hauteur que je tâche de faire excuser le système contraire que +j'ai adopté.</p> + +<p>J'ose croire, Monsieur, que vous ne verrez dans tout ceci la moindre +idée de fonder, d'établir une théorie quelconque; je vais seulement +au-devant de la critique qui pourrait, à juste titre, me reprocher +d'avoir essayé de mettre en relief dans ce livre trois personnages au +lieu d'un, sur lequel toute l'attention du lecteur devait être +concentrée.</p> + +<p>Je ne terminerai pas cette trop longue lettre, Monsieur, sans vous +exprimer encore toute ma reconnaissance pour les encouragements que vous +avez daigné donner à des ébauches bien imparfaites sans doute.</p> + +<p class="r">E<span class="smcap">ugène</span> S<span class="smcap">ue.</span></p> + +<p class="sml"><span style="margin-left: 2em;">Paris, ce 15 mai 1831.</span></p> + + + +<h1><a name="ATAR-GULL" id="ATAR-GULL"></a>ATAR-GULL.</h1> + +<hr class="full" /> + +<h2><a name="LIVRE_I" id="LIVRE_I"></a>LIVRE I.</h2> + +<hr class="body" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_Ia" id="CHAPITRE_Ia"></a>CHAPITRE I.</h3> + +<p class="r45"> +Jamais d'enfants, jamais d'épouse!<br /> +Nul cœur près du mien n'a battu;<br /> +Jamais une bouche jalouse<br /> +Ne m'a demandé: «D'où viens-tu?»<br /> +<span style="margin-left: 3em;">V<span class="smcap">ICTOR HUGO.</span>—Ode XXI, t. 2.</span></p> + +<p class="r50"> +—Où peut-on être mieux<br /> +Qu'au sein de sa famille?<br /> +<span style="margin-left: 5em;"><i>Vieil air.</i></span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LA CATHERINE.</p> + + +<p>Voyez ce brick, il glisse bien timidement sur la mer des Tropiques, car +c'est à peine si cette brise légère et folle peut gonfler ses larges +voiles grises.</p> + +<p>Écoutez le murmure sourd et mélancolique de l'Océan; on dirait le bruit +confus d'une grande cité qui s'éveille; voyez comme les vagues se +soulèvent à de longs intervalles et déroulent avec calme leurs immenses +anneaux; quelquefois, une mousse blanche et frémissante jaillit du +sommet diaphane des deux lames qui se rencontrent, se heurtent, +s'élèvent ensemble et retombent en poussière humide après un léger +choc.</p> + +<p>Oh! qu'elle est scintillante et nacrée cette frange d'écume qui se +découpe sur les flancs bruns du navire! comme le cuivre de la carène +étincelle en reflets d'or au milieu de ces eaux vertes et limpides! que +le soleil brille doucement au travers de ces voiles arrondies qui +projettent au loin leurs ombres tremblantes!</p> + +<p>Et par l'auge de saint Pierre, c'est un vaillant brick que celui-ci, +qui, mollement bercé sur une mer paresseuse, semble s'y jouer comme une +dorade par le beau temps.</p> + +<p>Au souffle de cette petite brise, il continue honnêtement son chemin +vers le sud-est, arrivant sans doute d'Europe où il se sera défait de +toute sa cargaison, car il navigue sur son lest et montre presque deux +pieds de cuivre hors de l'eau.</p> + +<p>Il fait à bord une chaleur excessive, et le soleil ardent de l'équateur +calcine le pont, malgré la double tente qui couvre la dunette.</p> + +<p>Dans ce navire, tout était propre, luisant, frotté il y régnait un ordre +admirable, un arrangement minutieux des plus petits détails; on eût dit +un de ces comptoirs d'acajou soigneusement cirés, qui font la gloire et +le bonheur d'un respectable fabricant de bonneteries.</p> + +<p>Les fenêtres ouvertes à la brise laissaient pénétrer dans la dunette un +courant d'air vif et frais qui soulevait de jolis rideaux de toile de +Perse, et une vaste moustiquaire dont les plis légers entouraient un +lit suspendu.</p> + +<p>L'ameublement de cette petite cabine était fort simple, deux chaises, +quelques instruments de mathématiques, un porte-voix, une malle, une +table à roulis, et sur la table deux verres et une cruche de genièvre.</p> + +<p>Au-dessus, le portrait d'une femme grasse et rebondie, souriant à un +gros enfant joufflu qui lui offrait une rose, je crois, et dans le fond +du tableau un chat angora, l'œil vif, la patte en l'air, jouant avec une +bobine de coton.</p> + +<p>Quel portrait! quelle femme! quel enfant! quelle rose! quel chat!</p> + +<p>Tout cela fade et blanc, faux et lourd, laid, guindé, plâtré et pourtant +on y trouvait je ne sais quelle naïveté d'expression qui n'était pas +sans charmes: on reconnaissait dans cette peinture informe une bonne +nature de femme heureuse et gaie, et jusqu'à ce gros enfant rouge comme +sa rose; tout semblait respirer le bonheur et la joie.—Et puis +au-dessus du tableau pendait, soigneusement accrochée à un clou, une +vieille couronne de bleuets toute fanée.</p> + +<p>L'équipage du brick, accablé par la chaleur, s'était sans doute retiré +dans le faux pont, et tout dormait à bord, excepté le marin qui maniait +le gouvernail et trois matelots couchés au pied du grand mât.</p> + +<p>Le timonier fit alors tinter huit fois une petite cloche placée près de +lui, et cria d'une voix forte:</p> + +<p>—Allons, vous autres, relevez le quart.</p> + +<p>Le bruit causé par cette manœuvre réveilla sans doute l'habitant de la +dunette, car la moustiquaire s'agita, on entendit tousser, remuer, +grogner, et un homme en sortit, après s'être frotté vingt fois les yeux +en bâillant d'une étrange manière.</p> + +<p>C'était M. Benoît (Claude-Borromée-Martial), capitaine et propriétaire +du brick la <i>Catherine</i>, de trois cents tonneaux, doublé et chevillé en +cuivre (le brick).</p> + +<p>M. Benoît (Claude-Borromée-Martial) était court, replet, fortement +coloré, un peu chauve, avait le nez gros et rouge, les lèvres épaisses, +le menton rentré, les joues pleines et lisses, et de petits yeux d'un +bleu clair qui exprimaient une parfaite quiétude; en somme, c'était bien +la plus honnête physionomie du monde. Une veste et un pantalon de toile +rayée composaient toute sa toilette; et lorsqu'après avoir entouré son +cou d'un madras, couvert sa tête grisonnante d'un grand chapeau de +paille, il sortit de sa dunette la figure calme et reposée, l'air +souriant, satisfait, les mains croisées derrière le dos,... vrai, +n'eussent été les feux dévorants de l'équateur qui faisaient étinceler +l'Océan comme un miroir au soleil, la chaleur étouffante et le plancher +mobile du brick,... on eût pris M. Benoît pour un bon campagnard humant +l'air parfumé du matin dans son bosquet de tilleuls fleuris, et allant +s'asseoir sur le frais gazon pour respirer à son aise la bonne odeur de +ses jasmins tout brillants de gouttes de rosée.</p> + +<p>—Eh bien, garçon—dit-il au timonier en lui pinçant joyeusement +l'oreille—la <i>Catherine</i> file donc devant la brise comme une demoiselle +respectueuse devant sa mère? (car les comparaisons de M. Benoît étaient +toujours chastes.)</p> + +<p>—Oui, capitaine; mais elle se tortille comme une déhanchée, la vilaine. +Tenez... quel coup de roulis... et cet autre....</p> + +<p>—Ah dam, mon garçon, si nous avions quelques quinteaux de fer dans +notre cale, elle serait appuyée, cette pauvre <i>Catherine</i>; mais arrive +notre chargement, et tu la verras ne pas plus broncher que l'armoire à +linge que j'ai à Nantes dans ma petite salle à manger, où je reçois mes +amis—disait naïvement le bon capitaine en étouffant un soupir de +regret.</p> + +<p>À ce moment, un grand homme, brun et décharné, descendit des haubans de +misaine et sauta sur le pont.</p> + +<p>—Je ne l'ai plus revue—dit-il au capitaine Benoît en lui rendant sa +lunette—il faut qu'elle soit cachée dans la brume, car elle épaissit +diablement, la brume,... et le soleil, hein... est-il foncé?...</p> + +<p>—Le fait est, Simon, que le soleil a l'air du four de campagne que +<i>Catherine</i> faisait rougir au feu pour dorer le macaroni que j'aimais +tant... (Ici nouveau soupir.) Mais, dis-moi, cette goëlette... elle me +tracasse.</p> + +<p>—Disparue, capitaine, disparue; j'avais d'abord craint que ce ne fût +une goëlette de guerre, mais non; un gréement tenu comme la teignasse +d'un mousse malpropre, des mâts de hune, et des flèches de perroquet à +faire chavirer le bon Dieu, s'il s'embarquait à bord,... et....</p> + +<p>—Simon,... Simon,... tu recommences, je n'aime pas à t'entendre +blasphémer comme un païen; tu fais le philosophe, et ça te jouera un +tour... tu verras.</p> + +<p>—Allons, bon, motus; mais je vous le dis, cette goëlette n'est point un +bâtiment de guerre pour sûr; d'ailleurs, les croiseurs anglais ou +français ne visitent jamais ce côté de la ligne; ainsi ne craignez rien.</p> + +<p>—Je ne crains rien non plus; j'ai, exprès, choisi ce côté de la ligne, +parce que je n'ai pas de concurrents; mes affaires n'en vont pas plus +mal; encore un ou deux jours, et nous verrons le père Van-Hop.... Il +devient retors en diable; par exemple, le <i>bois d'ébène</i><a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a> renchérit. +Ah! il est passé ce bon temps où, pour quelques caisses de +quincailleries, j'en chargeais mon brick à ne savoir où mettre les +pieds....</p> + +<p>—Alors—dit Simon—on se moquait pas mal du déchet.</p> + +<p>—Un tiers, Simon, toujours un tiers de déchet, parce qu'il faut, +vois-tu, que le bois d'ébène fasse son jeu dans le faux pont, à cause de +l'humidité et de la chaleur.</p> + +<p>—Aussi, capitaine, ce qui reste est fameux!! et on peut le vendre à la +Jamaïque pour en faire des pioches et des chariots, sans craindre qu'il +éclate—répondit Simon en riant.</p> + +<p>—Farceur,... et pourtant c'est une partie toujours <i>très-demandée</i> par +ces messieurs des colonies.</p> + +<p>—Cordieu! capitaine, si vous croyez qu'il ne faut pas plus de temps au +chanvre pour pousser que pour s'user une fois qu'il est tressé en +cordage,... et que le bon Dieu n'a qu'à souffler pour....</p> + +<p>—Ah ça, Simon, encore! tu ne veux donc pas finir?... Silence donc, tu +vas nous attirer quelque chose de là-haut; tais-toi, viens plutôt causer +de <i>Catherine</i> et boire une gorgée de <i>gyn</i>.</p> + +<p>Le capitaine et son second entrèrent dans la dunette et s'attablèrent.</p> + +<p>—Tiens, Simon—dit Benoît en montrant le portrait qui ornait sa petite +chambre—vois donc, on croirait que <i>Catherine</i> nous regarde, et +<i>Thomas</i>, donc,... est-il ressemblant! Jusqu'à <i>Moumouth</i> qui a l'air de +me reconnaître avec sa patte levée; et puis c'est cette couronne-là +qu'ils m'ont donnée le jour de ma fête... à la saint Claude.... Pauvres +chers amours; allez,... je pense à vous.—Et il soupira profondément. +Le digne homme!...</p> + +<p>—Le fait est, capitaine, que vous pouvez vous vanter de faire un crâne +père de famille—dit l'autre avec l'accent d'une intime conviction.</p> + +<p>—Aussi une fois cette campagne finie—reprit Benoît—je plante mes +choux; car, après tout, qu'est-ce que je veux, moi? je n'ai pas +d'ambition. Ah! mon Dieu! une petite maison blanche, des volets verts, +et un rond d'acacias sous lequel on dîne avec une paire d'amis et sa +chère <i>Catherine</i>,... sa chère <i>épouse</i>.—Et les yeux du capitaine +Benoît pétillaient de plaisir en contemplant avec amour le portrait de +ce qu'il appelait son <i>épouse</i>.</p> + +<p>—C'est qu'aussi, capitaine, votre épouse... ah! votre épouse est digne +d'être aimée,... elle a, sacredieu! une paire de <i>bossoirs</i>, que....</p> + +<p>—Simon, ah! Simon....</p> + +<p>—Pardon, capitaine; c'est le gyn, il est fameux, et ça monte; à propos +de gyn, capitaine.... Mais voyez donc quel calme, quel beau temps! ça +réjouit le cœur. À propos de gyn, on dit, et j'en suis sûr, qu'il n'y a +rien de bon pour la santé comme de faire bouillir dans du tafia une +pomme de pin piquée d'une douzaine de piments enragés, et gros comme le +poing de poivre de Cayenne; on mêle ça avec le rhum ou le genièvre, et +mordieu, capitaine, c'est à regretter de n'avoir pas le gosier large, +large comme une manche à vent, pour s'en abreuver à flots.</p> + +<p>—Bigre! ça doit gratter un peu—dit Benoît en hochant la +tête—(pardonnez-lui ce juron: <i>bigre</i> avec <i>fichtre</i>, c'étaient les +seuls qu'il se permit).</p> + +<p>—Du tout, capitaine, c'est un velours, c'est doux comme le duvet d'une +jeune mouette, un baume pour l'estomac.... J'ai connu un +quartier-maître-voilier, un nommé <i>Béquet</i>, qui s'est guéri avec ça d'un +affreux catarrhe qu'il avait pris à <i>Terre-Neuve</i> sur un banc de glaces.</p> + +<p>—Ça, c'est vrai comme <i>Catherine</i> n'a qu'un œil. Simon, à ta santé, mon +garçon.</p> + +<p>—Ne me croyez pas si vous voulez.... À la vôtre, capitaine. Mais voyez +donc quel temps!</p> + +<p>—Au fait, Simon, quel joli calme! il fait presque frais; oh! le beau +soleil!... À ta santé.... Un temps comme celui-là, vois-tu, ça donne +envie de boire.</p> + +<p>—Capitaine, ceci est physique.... Mettez une éponge imbibée au soleil, +et vous verrez la chose. À la vôtre....</p> + +<p>—Ah! Simon... c'est toi qui me fais l'effet de l'éponge, car tu +t'imbibes joliment—répondit maître Benoît, qui commençait à être fort +gai, très-gai, on ne peut plus gai.</p> + +<p>—Dis donc, Simon....</p> + +<p>—Capitaine....</p> + +<p>—Si tu es raisonnable et que le père Van-Hop ne m'écorche pas trop en +revenant de la Jamaïque... nous relâcherons quelque part.</p> + +<p>Et en parlant de parcourir ainsi presque le quart du globe, le bonhomme +n'y mettait pas plus d'importance que s'il eût dit:—En revenant du +faubourg, si j'ai fait un bon marché, nous entrerons prendre quelque +chose dans une taverne.</p> + +<p>—Vrai... bien vrai?</p> + +<p>—Foi d'homme! Simon, et alors... deux ou trois bonnes journées.... Des +farces—dit à voix basse et mystérieusement Benoît en couvrant à moitié +sa bouche avec sa main gauche.</p> + +<p>—C'est ça, capitaine, des folies, nous rirons, je dépense ma solde en +deux jours; allez donc, des voitures, des femmes, des oranges, des +gants, des bas, des chaînes de montres, un castor en poil et des +bretelles! Allez donc... tout le tremblement à la voile!</p> + +<p>—Et c'est vrai, et allez donc—répétait Benoît à moitié gris, en +frappant sur la table avec son gobelet de fer-blanc.—Et allez donc... +nous nous amuserons joliment.... Quel beau temps!... Ah! ouf! mais il ne +faudra pas que Catherine sache... bigre!!!!</p> + +<p>—Pardieu... capitaine... je le crois bien.... À sa santé.... Nous +relâcherons à Cadix.... Ah! capitaine... capitaine, je vous vois déjà +sur la place San-Antonio.... Tonnerre du diable!... C'est là qu'il y a +des femmes! des yeux grands comme les écubiers d'une frégate, des +dents... comme des râteliers de tournage, et puis comme dit la chanson:</p> + +<table summary="poetry"> +<tr><td> +Y una popa,<br /> +Caramba!<br /> +Como un bergantin.<br /> +</td></tr> +</table> + +<p>Ah! bah! faut jouir de la vie; au bout du mât la hune.</p> + +<p>—C'est vrai Simon, d'un jour à l'autre on peut avaler sa gaffe<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a>... +et, bigre! on a raison de!...</p> + +<p>À ce moment, le capitaine fut interrompu par un bruit infernal, et le +brick donna une telle bande sur babord, que les bouts-dehors des basses +vergues plongèrent d'un pied dans l'eau.</p> + +<p><i>Benoît</i> et <i>Simon</i> s'attendaient si peu à cette effroyable secousse, +qu'ils furent jetés sur la cloison.</p> + +<p>—C'est une saute de vent<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>—cria Benoît tout-à-fait dégrisé et se +précipitant hors de la dunette.</p> + +<p>—Ce qui nous annonce un ouragan.... Ainsi nous allons rire—dit Simon +en suivant son capitaine.</p> + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IIa" id="CHAPITRE_IIa"></a>CHAPITRE II.</h3> + +<p class="r40">Et la moitié du ciel pâlissait, et la brise<br /> +Défaillait dans la voile, immobile et sans voix,<br /> +Et les ombres couraient, et sous leur teinte grise,<br /> +Tout, sur le ciel et l'eau, s'effaçait à la fois.<br /> +<br /> +Et dans mon âme aussi, pâlissant à mesure,<br /> +Tous les bruits d'ici-bas tombaient avec le jour,<br /> +Et quelque chose en moi, comme dans la nature,<br /> +Pleurait, priait, souffrait, bénissait tour à tour.<br /> +<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">De Lamartine</span>.—<i>Harmonies</i>, liv. <span class="smcap">ii</span>, h. <span class="smcap">ii</span></span> .<br /> +</p> + +<p class="r45"> +Hélas! quand la mer roule sur des catholiques,<br /> +c'est qu'ils sont obligés d'attendre<br /> +plusieurs semaines qu'une messe leur ôte<br /> +un boisseau de charbons ardents du purgatoire;<br /> +car, tant qu'on ignore ce qu'ils<br /> +sont devenus, les gens ne veulent pas risquer<br /> +leur argent pour les âmes des morts;<br /> +il en coûte trois francs pour faire dire une<br /> +messe!<br /> +<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">Byron.</span>—<i>Don Juan</i>, ch. <span class="smcap">ii</span> , st. <span class="smcap">lvi</span> .</span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">L'OURAGAN.</p> + + +<p>Heureux matelot! ta vie est accidentée d'une manière si piquante; tout à +l'heure du calme, du soleil, un balancement doux comme celui qu'une +jeune Indienne imprime à l'érable rouge festonné de guirlandes d'apios, +qui cache parmi ses fleurs le berceau de son fils.</p> + +<p>Alors l'insouciance, la molle paresse, une causerie sans suite, +capricieuse et vagabonde; alors tes gais souvenirs de terre, le vieux +chant de ton pays, et une bouteille de ce genièvre poivré qui réjouit +tant le cœur et y verse la poésie à flots; car la poésie à toi, bon +marin, c'est l'espérance!... L'espérance de voir dans l'avenir des +combats dont tu sors vainqueur, une grosse orgie, un ancrage sûr où ton +navire puisse dormir pendant que tu sèmes à terre les piastres, les +gourdes, les onces, les moïdors, que sais-je, moi? car en vérité tu as +des monnaies de toutes sortes, brave homme; le ciel sait où tu les +prends.... Enfin, le genièvre te montre tout cela à travers son prisme +jaune et brillant comme la topaze. Tu poignardes ton ennemi, tu serres +ton or, tu baises les joues d'une joyeuse fille.... Tiens, des sequins; +tiens, des peziques... en voici! cordieu! en voici, achète des robes à +falbalas comme la femme d'un amiral, fais-toi belle et donne-moi le +bras....</p> + +<p>Mais tout-à-coup le ciel se couvre, l'Océan mugit, le vent gronde; +laisse là ton verre à moitié plein, n'achève ni ton projet, ni ta +chanson, ni ton sourire, et brave la mort, car elle est menaçante....</p> + +<p>Or, aussi à bord de la <i>Catherine</i>, on était généralement d'avis qu'elle +menaçait.</p> + +<p>L'équipage monta sur le pont, triste, silencieux, car on n'était pas +encore au fort du péril, on l'attendait, on le voyait arriver, et cette +conscience d'un danger prochain, inévitable, avait assombri toutes les +figures.</p> + +<p>Le brick s'était fièrement redressé, quoiqu'il eût perdu son petit mât +de hune dans la bourrasque. Mais les vagues commencèrent à s'enfler, et +le ciel se couvrit de vapeurs glauques et rougeâtres comme la fumée d'un +incendie, qui, se reflétant sur les eaux, voilèrent d'une teinte grise +et lugubre cet Océan tantôt si frais et si bleu.</p> + +<p>—C'est un échantillon de ce que l'ouragan nous promet, et il +tiendra—avait dit Benoît qui s'y connaissait; aussi, à peine les +huniers étaient-ils amenés qu'un mugissement sourd se fit entendre, et +une large zone de nuages sombres, noirs, qui semblait unir le ciel et la +mer, s'avança rapidement du nord-ouest en chassant devant elle un banc +d'écume bouillonnante, effroyable preuve de la fureur des vagues qui +accouraient avec la tempête....</p> + +<p>Benoît et Simon se serrèrent la main, en échangeant un coup d'œil +sublime.</p> + +<p>Ces physionomies, naguère insignifiantes comme la brise folle qui se +jouait dans les cordages du vaisseau, parurent sortir d'un sommeil +léthargique; ces hommes vulgaires, ces nains pendant le calme +grandirent... grandirent avec l'ouragan, et se dressèrent géants +intrépides au premier choc de la tempête.</p> + +<p>Ce qu'il y avait de mesquin et de plat dans la figure du capitaine +disparut; ce front tout à l'heure stupide se releva brillant d'une +incroyable audace qui semblait défier le ciel! ce regard terne devint +éclatant, et un sourire de dédain et de supériorité donna une admirable +expression à cette bouche si niaise.</p> + +<p>C'est qu'aussi, en présence de ces instants décisifs, de ces imminentes +questions de vie ou de mort, les petits détails de beauté +conventionnelle s'effacent, l'âme seule se reflète sur le visage, et si, +au moment du péril, cette âme s'est réveillée puissante et vigoureuse, +elle imprimera toujours un caractère noble et grandiose aux traits de +l'homme qui osera lutter contre la nature en furie.</p> + +<p>—Enfants,—cria le capitaine, car déjà l'ouragan hurlait plus fort que +le tonnerre,—enfants, ne craignez rien, ne n'est que de l'eau et du +vent, dépassez le mât de hune qui nous reste; toi, Simon, cours à +l'avant, nous essaierons de tenir la cape avec la grand'voile au bas +ris, tâche de la faire amurer... et toi, timonier, veille bien à la +barre, mettez-vous deux, trois s'il le faut, pour gouverner; car je +crois que le vent va s'entêter contre le brick comme un enfant mutin +contre son père... aussi, mes garçons, ne lui cédons pas... c'est d'un +mauvais exemple.</p> + +<p>À peine Benoît achevait-il ces mots, que l'ouragan tombait à bord.</p> + +<p>La <i>Catherine</i> tourbillonna long-temps sur des lames affreuses qui se +brisaient entre elles, et disparut même au milieu d'une pluie d'écume +soulevée par la violence de la tempête qui sifflait dans les manœuvres, +pendant que les craquements de la membrure se succédaient secs et +précipités, comme le bruit d'un marteau sur une enclume; inondé par +d'énormes masses d'eau qui, s'abattant sur le pont avec un horrible +fracas, le balayaient dans toute sa longueur; soulevé sur le dos +monstrueux des vagues, et lancé dans un abîme sans fond, le malheureux +brick semblait devoir s'engloutir à chaque instant.</p> + +<p>—Tenez-vous aux haubans et aux râteliers—criait Benoît—ce n'est rien, +ça rafraîchit, il fait si chaud!... et puis la propreté de <i>Catherine</i> +sera faite pour demain... et vous, loffez... loffez... ou sinon....</p> + +<p>Il ne put achever, une montagne d'eau qui s'élevait à la hauteur des +hunes, déferlant contre la dunette, se déroula sur le pont, le couvrit +de débris et se retira par la proue en emportant deux hommes qui +disparurent au milieu des flots; ces deux hommes venaient, je crois, +d'épouser les deux sœurs, deux Nantaises fraîches et roses; ils +s'aimaient beaucoup, une forte amitié de matelots; toujours de quart +ensemble, toujours ivres ensemble, toujours se battant ensemble, l'un +s'était marié pour faire comme l'autre, l'autre se jeta à l'eau pour +sauver son ami ou faire comme lui,—se noyer.—Or, ils finirent ainsi +qu'ils avaient commencé:—ensemble!</p> + +<p>Simon s'était fortement accroché à une drisse; quand la vague fut +écoulée, il se releva fièrement, le front intrépide, ruisselant d'eau, +ses cheveux collés sur ses joues.</p> + +<p>Un matelot, jeté violemment sur la drôme par cette dernière lame, +s'était cassé le bras, et hurlait très-fort.</p> + +<p>—Veux-tu fermer la bouche, braillard—lui dit Simon—ou tu avaleras la +première <i>baleine</i><a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a> +qui tombera à bord.</p> + +<p>Les cris redoublaient.</p> + +<p>—Après tout, je m'en moque—dit Simon—fais la pompe si ça t'amuse....</p> + +<p>Il fallait bien tâcher de consoler et d'égayer ce pauvre blessé.</p> + +<p>—Et toi, mon bon <i>Caiot</i>—disait le capitaine Benoît au +timonier—attention....</p> + +<p>—Oh! capitaine—répondit celui-ci en s'essuyant le front—tant que le +navire gouvernera, <i>n'y a pas de soin</i>, ça balance, c'est, sauf respect, +comme le tape-cul qui est à Nantes au <i>Panier fleuri</i>; autant jouer à ça +qu'à autre chose, et on n'a pas à craindre les plats-dos....</p> + +<p>—Défiez-vous... défiez-vous, capitaine—cria Simon, car il vit arriver +avec fracas une énorme lame qui, se dressant menaçante, resta immobile +pendant cet espace si court où le sommet est tenu en équilibre sur sa +base... mais la violence du vent la fit pencher; elle plia sur +elle-même, se déroula pesamment en poussant devant elle une nappe d'eau +blanchissante, vint s'abattre avec fracas sur l'arrière du brick, et il +disparut encore sous cette vague qui tonnait comme la foudre....</p> + +<p>La commotion fut si violente, que le safran du gouvernail, heurté par le +travers, donna une affreuse secousse à la barre: Les trois hommes qui +la tenaient furent renversés sur le pont, et par suite de ce malheureux +accident, le brick venant au vent, la grande voile faceilla et fut +masquée en grand.</p> + +<p>Benoît sortait alors de dessous la vague qui venait de se retirer, et +tenait embrassé le portrait de sa femme, qu'il avait repêché au milieu +des débris de la dunette:</p> + +<p>—Je ne laisse pas comme cela enlever Catherine...—disait-il—car ma +pauvre épouse....</p> + +<p>Il ne put achever, en voyant la position critique du navire.</p> + +<p>—Nous sommes perdus—s'écria-t-il, et d'un bond il se précipita sur la +barre pour laisser arriver et tâcher de démasquer.</p> + +<p>Impossible... il était trop tard....</p> + +<p>Le grand mât résista, à peine deux secondes, plia... cria... se rompit +avec un bruit éclatant, brisa le gréement qui se tenait du côté du vent, +tomba sur le bastingage du babord... et de là dans la mer, en entraînant +les haubans, qui l'attachaient toujours au navire.</p> + +<p>Ce qu'il y avait d'horrible dans cette position, c'est que ce mât, +poussé par les lames furieuses, allait et revenait contre le brick +auquel il tenait encore par une partie de ses manœvres, et, agissant +comme un bélier sur ses flancs, menaçait d'y faire une trouée qui l'eût +coulé à fond.</p> + +<p>Une seule chose restait à faire, c'était de couper les cordages qui +liaient cette poutre au brick<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>.</p> + +<p>—Il n'y a pas à balancer, c'est dangereux, mais il y va de notre +peau—dit Benoît, en s'amarrant aussitôt au bout d'une manœuvre, et d'un +saut il fut à cheval sur le bastingage, sa hache à la main.</p> + +<p>—<i>Catherine</i> et <i>Thomas</i>—dit le brave homme, en enjambant le +plat-bord—c'est pour vous....</p> + +<p>Il s'élança....</p> + +<p>Mais une main de fer saisit la corde au moment où il allait sauter, et +le digne Benoît fut un instant suspendu en l'air, puis halé à bord par +son ami Simon.</p> + +<p>—Ah! gredin—s'écria Benoît—tu veux donc faire sombrer le brick? et il +dirigea sa hache sur Simon, qui évita le coup....</p> + +<p>—Diable! vous devenez vif, capitaine, je voulais vous dire que ce n'est +pas là votre place.... Pour cette besogne vous ne verriez pas assez +clair, Catherine et Thomas vous brouilleraient la vue....</p> + +<p>Et il sauta sur le bastingage.</p> + +<p>—Mon bon Simon—dit Benoît en l'arrêtant par la jambe—jure-moi....</p> + +<p>—Sacré mille tonnerres, mille millions, de diables, voulez-vous me +lâcher?... sacré....</p> + +<p>—Ce n'est pas comme ça que je voulais te faire jurer, mais amarre-toi, +pour l'amour de Dieu... amarre-toi....</p> + +<p>Simon ne l'entendait plus, il s'était déjà jeté à la mer, afin +d'atteindre le mât et de s'y cramponner pour le débarrasser de son +gréement.</p> + +<p>Le vent se calmait, mais la houle était toujours très-forte.</p> + +<p>—Pauvre Simon... il est cuit—dit Benoît, en voyant son second, tâchant +de se tenir à cheval sur cette poutre ronde qui roulait à chaque lame et +s'avançait vers le flanc du brick.</p> + +<p>La position de Simon était horriblement dangereuse, car il risquait à +tout moment d'être écrasé contre le navire.</p> + +<p>—Encore un coup de hache, Simon—criait Benoît—et nous sommes parés. +Ah... mon Dieu... Simon... Simon... défie la vague... à la mer... +jette-toi à la mer... tu vas... Simon... Ah!...</p> + +<p>Et le capitaine poussa un cri affreux en mettant la main devant ses +yeux.</p> + +<p>Simon avait eu la tête broyée entre le mât et le brick; mais aussi, +grâce à son intrépide sang-froid, le navire était sauvé d'une position +bien critique, je vous assure.</p> + +<p>L'ouragan s'apaisait peu à peu comme toutes les bourrasques des mers des +Tropiques qui tombent aussi rapidement qu'elles s'élèvent; le vent se +régla, les nuages chassèrent rapidement vers le sud.</p> + +<p>Quand Benoît eut accordé quelques moments à sa douleur et à ses regrets, +il fit nettoyer le pont des débris de manœuvre et de charpente qui +l'encombraient, amurer la misaine, et, profitant d'un vent bon frais, +mit le cap au sud-est.</p> + +<p>Comme on le pense bien, l'expression grandiose de M. Benoît sembla +disparaître avec le danger et la tempête;—une fois la brise réglée, le +navire en route... il redevint l'homme grossier, vulgaire, niais, mais +honnête, faisant la traite des nègres avec autant de conscience et de +probité qu'il est possible d'en mettre dans les affaires, et ne croyant +pas agir plus mal que s'il eût vendu des bestiaux ou des denrées +coloniales, ne pensant enfin qu'à s'amasser une fortune indépendante +pour vivre tranquillement le reste de ses jours et assurer l'avenir de +sa petite famille. Le digne père!</p> + +<p>Il veilla toute la nuit et pensa même plus à Simon qu'à sa chère +Catherine: Simon naviguait avec lui depuis si long-temps! Simon +connaissait ses habitudes, lui était dévoué, s'occupait des minutieux +détails de l'emménagement des nègres à bord, avec une patience, une +humanité qui charmaient le capitaine; jamais les noirs ne manquaient de +vivres, et, sauf le <i>déchet</i>, qu'on ne pouvait éviter, la cargaison +arrivait toujours aux colonies, grâce à cette paternelle administration, +arrivait, dis-je, toujours saine et bien portante. Simon était son +factotum. À Nantes il menait promener Thomas ou allait au marché avec +madame Benoît, un panier au bras; enfin, Simon était pour le capitaine +un être inappréciable, un ami véritable et dévoué.</p> + +<p>Aussi, en attendant le jour, M. Benoît s'essuya-t-il plus d'une fois les +yeux.</p> + +<p>Il était encore plongé dans ses douloureux regrets, lorsque le matelot +de vigie cria:—terre à babord.</p> + +<p>—Déjà—dit Benoît, en montant sur son banc de quart—je ne me croyais +pas si près des côtes, heureusement elles sont açores. Toi, timonier, +tiens cette montagne ouverte d'un quart, avec ce bouquet de palmiers, +jusqu'à ce que tu arrives à l'embouchure de la rivière Rouge.</p> + +<p>—Enfin nous y voilà—dit le capitaine—pourvu que le père Van-Hop ait +de quoi me radouber et me regréer.... Je ne parle pas du bois +d'ébène,... c'est le plus fin courtier de la côte d'Afrique, et il +connaît les bons endroits, le compère... mais, il va m'écorcher. Ah! si +mon pauvre Simon était là au moins... mais non... plus jamais!... Ah! +mon Dieu, plus jamais!... comme c'est triste!...</p> + +<p>Et le bon homme mouilla son troisième mouchoir à tabac à carreaux bleus, +précieusement marqué, par sa chère Catherine, d'un C et d'un B en coton +rouge.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IIIa" id="CHAPITRE_IIIa"></a>CHAPITRE III.</h3> + +<p class="r35"> +Borné dans sa nature; infini dans ses vœux,<br /> +L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux,<br /> +soit que, déshérité de son antique gloire,<br /> +De ses destins perdus il garde la mémoire,<br /> +Soit que de ses désirs l'immense profondeur<br /> +Lui présage de loin sa future grandeur.<br /> +<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">de Lamartine</span>.—<i>Méditation</i> II.</span><br /> +</p> + +<p class="r40">Le commerce, ah! Monsieur, le commerce!<br /> +c'est le lien des Nations, la fraternité de la<br /> +grande famille, la providence du pauvre, la sécurité<br /> +du riche, ah!... Monsieur, le commerce!<br /> +<span style="margin-left: 2em;">W<span class="smcap">ANDRYK</span>, <i>Essai d'économie politique pratique.</i></span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LE COURTIER.</p> + + +<p>Le soleil se levant pur, radieux, caraissait la surface de l'Océan, +comme pour le consoler de la tempête de la nuit, et le sourd murmure des +vagues encore agitées par un reste de houle, ressemblait aux derniers +grondements d'un chien qui s'apaise à la vue de son maître.</p> + +<p>La <i>Catherine</i> entra dans la rivière des <i>Poissons</i>, située vers le sud +de la côte occidentale de l'Afrique, et, remorquée par sa chaloupe, +commença de remonter le courant pour gagner une petite anse dessinée par +un des contours du fleuve.</p> + +<p>Ce fleuve coulait lentement au travers d'une majestueuse forêt, et ses +eaux tranquilles reflétaient un ciel bleu, des arbres verts chargés +d'oiseaux et de fruits de toutes couleurs.</p> + +<p>Ici le mimosa aux feuilles grêles et dentelées, l'ébénier avec ses +élégantes girandoles jaunes, les sabris aux gousses rouges appuyés sur +des abricotiers sauvages; là des saules courbés par le courant qui +entraînait leur longue chevelure lisse et argentée, tandis que des +lianes flexibles les entouraient d'un réseau de fleurs pourpres.</p> + +<p>Quelquefois un large et brusque rayon de soleil, perçant ce sombre +feuillage, l'illuminait en partie, de sorte qu'on pouvait voir la tête +et le col orangé d'un <i>didrick</i> briller vivement éclairés, pendant +qu'une ombre capricieuse, venant durement trancher ce coloris éclatant, +voilait d'une terne demi-teinte le reste de son corps et les longues +plumes blanches de sa queue.</p> + +<p>Ainsi, lorsqu'un rapide jet de lumière, pénétrant par une étroite +entrée, traverse une salle obscure, on voit aussitôt tourbillonner au +milieu de l'axe de ce rayon une foule d'atomes scintillants.</p> + +<p>Ainsi tout ce qui, dans le bois, se trouvait inondé de cette nappe de +clarté resplendissante, étincelait de mille feux; c'étaient des +perroquets rouges agitant leurs ailes d'un noir velouté, des flamands +roses, des colibris nuancés d'or et d'azur, et des cardinaux incarnats +avec leur aigrette ondoyante et soyeuse.</p> + +<p>Et puis le beau rayon s'arrêtait à la surface du fleuve, s'y +réfléchissait, jouait un instant, sur des nénufars blancs, des +campanules bleues, asiles parfumés et flottants d'une myriade d'insectes +dont les corselets diaprés chatoyaient comme autant de rubis et +d'émeraudes. Enfin il s'éteignait comme à regret, le beau rayon, en +laissant sur la surface du fleuve une éblouissante auréole qui +contrastait avec les ombres vertes et transparentes, projetées par +l'épaisseur des arbres de la rive.</p> + +<p>Quand le brik eut atteint l'endroit désigné pour son mouillage, un petit +canot, monté par trois marins, remonta plus à l'est le courant du +fleuve, et arriva bientôt à une partie du rivage qui paraissait mieux +frayée.</p> + +<p>—Sciez... sciez... mes garçons—s'écria Benoît, en se levant du banc de +l'arrière où il était assis, et donnant une légère impulsion à la barre +il profita du reste de l'erre de l'embarcation pour accoster.</p> + +<p>—Mouille un grappin, <i>Caiot</i>—dit-il ensuite à un jeune +quartier-maître—et si je ne suis pas revenu dans une heure, retourne à +bord et viens demain matin me prendre ici.</p> + +<p>Puis, au moyen d'une planche jetée de la yole au rivage, M. Benoît +descendit à terre et se mit à suivre un petit sentier dont il paraissait +connaître parfaitement les détours.</p> + +<p>—Pourvu—pensait le digne homme en s'éventant avec les vastes bords de +son chapeau de paille,—pourvu que ce diable de <i>Van-Hop</i> soit encore à +son habitation; il doit pourtant savoir que c'est l'époque à laquelle je +ne manque jamais de venir... quinze jours plus tôt ou plus +tard...—C'est un drôle de corps que ce père <i>Van-Hop</i>, il vit là au +milieu des bois comme s'il était chez lui; il n'a rien changé de ses +anciennes habitudes; ça faisait tant, tant rire ce pauvre Simon... ah... +enfin il faut se faire une raison....</p> + +<p>On entendit aboyer un chien.</p> + +<p>—Bon!—dit Benoît—je reconnais la voix du vieux César, l'ancien doit +encore être dans sa cassine.</p> + +<p>Les aboiements du chien se rapprochèrent, et l'on distingua en outre une +voix aigre et perçante, qui disait en grondant:—Ici, César, ici, ne +vas-tu pas prendre un homme pour une panthère?</p> + +<p>Le sentier que suivait le capitaine de la <i>Catherine</i> faisait en cet +endroit un coude assez brusque, aussi se trouva-t-il tout-à-coup devant +une maison bâtie en pierre rougeâtre et recouverte d'un toit de plomb; +de fortes grilles de fer protégeaient les fenêtres, et une large +palissade semblait défendre l'entrée de cette demeure.</p> + +<p>—Eh bien, bonjour, bonjour, père <i>Van-Hop</i>—criait Benoît, en tendant +amicalement la main au propriétaire de cet édifice; mais celui-ci ne +bougea, et se recula au contraire d'un air maussade comme pour barrer sa +porte.</p> + +<p>Figurez-vous un petit homme sec, grêle, qui ressemblait à une fouine, +mais propre, mais soigné, mais tiré, comme on dit, à quatre épingles; +quand il ôta son chapeau de feutre, luisant de vétusté, on vit une +petite perruque blonde minutieusement peignée: il portait une sorte de +houppelande grise, à collet, un gilet chocolat à boutons de métal, et +une culotte de velours foncé, enfin des bottes à revers, un peu +poudreuses, du linge fort blanc, et de volumineux cachets en graines +d'Amérique complétaient sa parure.</p> + +<p>Il restait là sur le seuil de sa porte, calme et sans crainte, je vous +le jure; seulement il tenait par contenance un excellent fusil à deux +coups, avec lequel il badinait, tout en armant et faisant craquer la +batterie.</p> + +<p>Puis il siffla son chien qui s'était mis en arrêt sur maître Benoît.</p> + +<p>—Comment—dit ce dernier—comment, père <i>Van-Hop</i>, vous ne me +reconnaissez pas? mais c'est moi... c'est Benoît... votre ami Benoît... +eh bigre... mettez donc vos lunettes....</p> + +<p>Ce que fit prudemment le vieillard; après quoi il s'écria avec un accent +hollandais fortement prononcé....</p> + +<p>—Eh! c'est vous, compère Benoît... mais vous arrivez bientôt... ce +n'est pas un reproche au moins, au contraire, je suis enchanté de vous +rendre mes devoirs... mais par quel hasard....</p> + +<p>—Un hasard... un hasard de nord-ouest, qui m'a démâté de mon grand mât, +et m'a poussé chez vous comme si le diable eût soufflé dans ma +voilure....</p> + +<p>—Désolé, mon cher capitaine, désolé; mais ne restez pas à vous rôtir au +soleil, entrez donc, entrez donc, vous prendrez quelque chose, un pied +d'éléphant... une tranche de bosse de bison... ou un filet de girafe.... +Holà... holà... <i>Cham, Stropp</i>, allons donc, paresseux, servez-nous.</p> + +<p>Et à ces cris deux mulâtres qui dormaient sur une natte se levèrent +lentement pour obéir à leur maître.</p> + +<p>Après quelques façons cérémonieuses, telles que—après vous...—non, je +suis chez moi...—je n'en ferai rien, etc., etc.—<i>Van-Hop</i> et Benoît +entrèrent dans une maison parfaitement propre et tenue à l'européenne.</p> + +<p>Les deux vieux amis s'étant placés devant une table de bois rouge +soigneusement cirée et honnêtement garnie, la conversation s'engagea.</p> + +<p>—Vous dites donc, capitaine Benoît, que votre grand mât?...</p> + +<p>—Absent, père Van-Hop, absent; mais ce que je regrette plus que toute +ma mâture, c'est ce pauvre Simon, vous savez....</p> + +<p>—Eh bien... ce que vous appelez <i>ce pauvre Simon</i> est....</p> + +<p>—Mort à la mer... mort comme un brave marin, en sauvant le brick.... +Ah!....</p> + +<p>Ici, le père Van-Hop articula une espèce d'exclamation sourde et +caverneuse qu'on pourrait, je crois, formuler ainsi—<i>Peuh</i>—mais qui +exprimait la plus entière indifférence; c'était son habitude quand il +avait entendu faire une question ou narrer un fait qui ne méritait, à +son avis, ni intérêt ni réponse....</p> + +<p>—<i>Peuh</i>—fit donc Van-Hop—faute d'un homme le navire ne reste pas en +panne... mais faute d'un grand mât, c'est différent.... Aussi ne pouvant +remplacer votre Simon, je pourrais toujours, je le crois du moins, vous +fournir un bon mât... voyons... un peu.</p> + +<p>Et il tira lentement d'un grand casier un volumineux registre qu'il +feuilleta quelque temps, puis il posa son doigt décharné sur une des +pages et continua.</p> + +<p>—Oui, j'ai votre affaire, mon brave capitaine, c'est le bas mât d'un +brick goëlette anglais que le vent a jeté à la côte il y a quelque +temps, je l'ai en magasin... nous mettrons cela à mille francs... hein? +c'est donné....</p> + +<p>—Bigre! donné... donné... mais vous avez donc un magasin maintenant.</p> + +<p>—Peuh—reprit Van-Hop en souriant avec modestie—quand je dis un +magasin... voyez-vous, je veux dire mon enclos, un coin, où j'ai mis ce +que j'ai pu retirer de ces débris; j'ai de l'ordre, vous le savez, et +chez moi tout est casé et étiqueté, et puis j'ai pensé que quelqu'une de +mes pratiques pourrait en avoir besoin, il ne faut pas songer qu'à soi.</p> + +<p>—C'est délicat, et en outre, dans l'occasion, ça rapporte mille +francs... au moins.</p> + +<p>—Peuh—fit le courtier....</p> + +<p>—Mais dites-moi, père Van-Hop, une fois mon navire réparé, il me faut +aussi un chargement.</p> + +<p>Alors les petits yeux fauves du vieillard brillèrent de plaisir, son nez +pointu sembla s'agiter d'un mouvement de merveilleuse olfaction. Il fut +encore chercher un autre registre coté T N, nº 2, et après l'avoir +parcouru un instant, il dit en souriant:</p> + +<p>—J'ai ce qu'il vous faut, capitaine; mais je ne voulais pas vous +l'assurer avant d'avoir consulté mon carnet, car j'ai aussi promis un +chargement à M. Drake, un capitaine anglais, qui doit m'arriver dans une +quinzaine, et je tiens à remplir mes engagements avec tout le monde.... +Vous ne connaissez pas M. Drake... capitaine?</p> + +<p>—Non....</p> + +<p>—C'est un fort aimable garçon; par exemple, il est roux, et il louche +un peu, mais le cœur sur la main, un galant homme, qui ne regarde pas à +deux noirs de plus ou de moins; il a de la fortune, et fait la traite en +amateur... parce qu'après tout il faut bien s'occuper à quelque +chose....</p> + +<p>—Payer sa dette à son pays—ajouta Benoît—mais revenons à mon +chargement.</p> + +<p>—Eh bien! digne capitaine, ce chargement est la meilleure, la plus +favorable occasion du monde; depuis trois mois, les <i>grands et petits +Namaquois</i> se font une guerre continue, et le roi des grands +<i>Namaquois</i>, mon voisin, à qui j'ai parlé de vous, et qui désire avoir +l'avantage de faire votre connaissance, capitaine—dit Van-Hop en se +levant de sa chaise et saluant avec grâce.</p> + +<p>—Vous êtes trop honnête... à lui rendre mes devoirs—répondit Benoît +qui savait vivre.</p> + +<p>—Le roi <i>Taroo</i> donc a une admirable partie de petits Namaquois de la +rivière <i>Rouge</i>, dont il se défera au meilleur marché possible; ce sont +des nègres tous jeunes,... pas trop jeunes pourtant, de vingt à +trente... des épaules... des poitrails... il faut voir cela, et ensuite +se nourrissant très-bien, ce qui est rare, et puis très-doux, très-doux; +mon Dieu! on les mènerait avec un fouet à lanières simples... de vrais +agneaux... enfin c'est une affaire d'or... ça vous va, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Y aura-t-il une commission pour vous comme la dernière fois?</p> + +<p>—Peuh—fit le courtier—comme je vous attendais d'un moment à l'autre, +j'ai été au <i>Kraal</i> (village) de <i>Taroo</i>, et je l'ai engagé, dans notre +intérêt commun, à bien diriger ses prisonniers, à les bien soigner, à +les entretenir le mieux possible; et, vrai, j'ai été dernièrement les +voir dans leurs parcs... ils sont magnifiques, gras à lard, les +compères; par exemple, j'ai engagé <i>Taroo</i> a les mettre aux bourgeons de +calebasse, ça rafraîchit, et donne un beau lustre à la peau.</p> + +<p>—Les bourgeons de calebasse ne sont pas méprisables; mais voyez-vous, +père Van-Hop, de temps en temps deux ou trois figues de Barbarie et un +grand verre d'eau fraîche, ça vaut peut-être encore mieux... mais il +faut surtout ne pas oublier le grand verre d'eau après; sans cela, ça +échauffe horriblement; et puis à terre, il n'est pas mal non plus de les +faire suer, ça ôte la mauvaise graisse, comme dit le proverbe, <i>nègre +gras ne va pas</i>.</p> + +<p>—Possible, capitaine, chacun tond son chien comme il l'entend—reprit +Van-Hop d'un air piqué.</p> + +<p>—Oh! père Van-Hop.... ce n'est pas que je veuille dire que votre +recette est mauvaise; au contraire, vous vous y entendez... et +très-bien... vous êtes un malin....</p> + +<p>—<i>Peuh</i>—que voulez-vous, capitaine, le gouverneur du Cap m'a chassé +pour une misère; obligé, par la sentence, de m'en éloigner de cinquante +lieues, je me suis établi dans cette habitation que j'ai achetée d'un +colon qui redoutait l'entourage; moi, au contraire, au moyen de quelques +cadeaux, je suis parfaitement avec les hordes voisines; elles n'ont +aucun intérêt à me faire du mal, puisque je les aide à se débarrasser de +leurs prisonniers, et après tout je rends service à tout ce monde-là; +autrefois ils se mangeaient comme des bêtes féroces, et les <i>Namaquois</i> +de la <i>rivière Rouge</i> font encore de ces plaisanteries-là, parce qu'ils +n'ont aucun moyen d'exportation.</p> + +<p>—Bien—se dit Benoît <i>à parte</i>—j'ai furieusement envie de rôder par +là.... C'est une terre promise, j'y aurai le bois d'ébène pour rien, +j'en suis sûr.</p> + +<p>Et il reprit haut:—Comment! ils se mangent? brrrrr... brrrrr... ça fait +frémir.</p> + +<p>—Je le crois bien, aussi il faut voir comme les <i>grands Namaquois</i> se +défendent, se tuent même, plutôt que de se rendre à leurs ennemis.</p> + +<p>—Il faut pourtant espérer que les <i>petits Namaquois</i> finiront par se +civiliser—observa judicieusement Benoît—par se vendre....</p> + +<p>—Parbleu! au moins ça profite à quelqu'un.</p> + +<p>C'est ce que je me tue à leur expliquer; en Europe, s'ils ne se +vendaient pas, on n'en achèterait pas.... Sortez de là si vous pouvez.</p> + +<p>—Tenez, voyez-vous, capitaine, dans votre Europe, ils sont cent fois +plus sauvages que les nègres.... Ah ça... que m'apportez-vous en +échange?</p> + +<p>—Comme à l'ordinaire, des quincailleries, des verroteries, de la +poudre, des fusils, du plomb en saumon et du fer en barre.</p> + +<p>—Très-bien; alors, mon ami, nous nous occuperons d'abord de mettre +votre brick en état; pendant ce temps-là, j'irai prévenir le roi Taroo +d'amener ses noirs. Ah ça, vous me restez à souper et à coucher. Demain, +au point du jour, vous retournerez à votre bâtiment, et moi j'irai au +Kraal.... C'est convenu... vous le savez, je suis rond en affaire.</p> + +<p>Les deux négociants causèrent longuement, soupèrent bien, et furent se +coucher un peu ivres.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IVa" id="CHAPITRE_IVa"></a>CHAPITRE IV.</h3> + +<p class="r40"> +Qu'ils sont doux, mais qu'ils sont rapides<br /> +les moments que les frères et les sœurs passent<br /> +dans leurs jeunes années, réunis sous<br /> +l'aile de leurs vieux parents! La famille de<br /> +l'homme n'est que d'un jour;—le souffle de<br /> +Dieu la disperse comme une fumée: à peine<br /> +le fils connaît-il le père, le frère la sœur.<br /> +Le chêne voit germer ses glands autour de<br /> +lui: il n'en est pas ainsi des enfants des<br /> +hommes!<br /> + +<span style="margin-left: 3em;">C<span class="smcap">HATEAUBRIAND</span>.—<i>René</i>.</span><br /> +</p> +<p class="r40"> +—Foi de Dieu, compère, la génisse et le<br /> +veau cinquante écus marqués?<br /> + —Non, cinquante-cinq....<br /> + —Cinquante.<br /> + —Cinquante-cinq..., c'est donné.<br /> + —Cinquante....<br /> + —Allons, mettons-en cinquante-deux,<br /> +compère, et rompons la paille.... Nous demanderons<br /> +ensuite une cruche de vin et une galette<br /> +de blé noir.<br /> + —Tope,... compère..., ma croix en Dieu.<br /> + —Tope, compère, ma croix en Dieu.—Paille<br /> +rompue, marché fait.<br /> +<span style="margin-left: 3em;">C<span class="smcap">ONAM-HEC</span>.—<i>Mœurs bretonnes</i></span>.<br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LA VENTE.</p> + + +<p>Deux jours après l'entrevue du capitaine Benoît et du respectable +<i>Van-Hop</i>, la <i>Catherine</i> se balançait sur les eaux tranquilles de la +<i>rivière aux Poissons</i>, et, grâce au bas mât de la corvette anglaise +que le courant avait apporté jusqu'à la hauteur du brick, qui fut ainsi +remâté au moyen de deux <i>bigues</i> dressés sur les gaillards, il était +impossible de retrouver à bord la moindre trace des ravages de +l'ouragan.</p> + +<p>Les caillebottis et les panneaux avaient été enlevés, afin d'aérer et de +sanifier la cale, pendant que l'équipage remplissait les barriques d'une +eau pure et fraîche. On allait en consommer une si grande quantité!!!</p> + +<p>Il était environ midi, et le capitaine Benoît, légèrement vêtu, +s'occupait à remettre sa dunette en ordre, à poser une foule de clous +dont la destination était d'avance invariablement fixée; puis il +s'arrêtait pour considérer un instant le portrait de Catherine et de +Thomas, et recommençait à ranger, frotter, étiqueter.</p> + +<p>Malheureusement, le matelot de veille à l'avant du brick vint l'arracher +à ces touchantes et modestes occupations d'intérieur, pour lui annoncer +qu'une pirogue accostait à babord.</p> + +<p>C'était un des mulâtres de <i>Van-Hop</i>, qui, saluant Benoît, lui dit:</p> + +<p>—Mon maître vous attend... capitaine....</p> + +<p>—Enfin... il est donc arrivé, le vieux serpent! Je n'y comptais plus.</p> + +<p>—Capitaine, il revient du <i>Kraal</i> au moment même avec beaucoup de noirs +et le roi <i>Taroo</i> qui les escorte; ils n'attendent que vous et les +marchandises, capitaine.</p> + +<p>—<i>Caiot</i>—dit Benoît à son quartier-maître, grand et beau garçon qui +remplaçait le pauvre Simon comme lieutenant du capitaine...—<i>Caiot</i>, +fais armer la chaloupe, mets-y neuf hommes, et embarque à bord les +caisses et ballots que tu trouveras dans les soutes.</p> + +<p>—On est paré—dit <i>Caiot</i> au bout d'une demi-heure.</p> + +<p>—Ah ça, mon garçon—reprit le capitaine—je te laisse à bord; fais +toujours bien aérer l'entrepont, préparer les barres de justice, les +fers, les menottes; que tout cela soit propre, convenable, décent; enfin +qu'ils se trouvent ici comme chez eux... ou à peu près.</p> + +<p>—<i>N'y a pas de soin</i>, capitaine, ça sera gréé à donner envie d'y +fourrer les pieds et mains; je vais faire balayer le lit de ces +<i>messieurs</i>, et il faudra qu'ils soient bien difficiles s'ils ne sont +pas contents, car les draps ne feront pas de plis, je vous jure.</p> + +<p>—C'est cela, mon garçon; avant tout, l'humanité, vois-tu, parce +qu'enfin ce sont des hommes comme nous, et une bonne action trouve tôt +ou tard sa récompense...—ajouta Benoît de la meilleure foi du monde.</p> + +<p>Quand les marchandises furent arrimées à bord de la chaloupe, et que +plusieurs matelots s'y furent placés, M. Benoît descendit dans sa yole, +et, devançant l'autre embarcation, arriva bientôt près de M. Van-Hop, +qui l'attendait à sa porte.</p> + +<p>—Allons donc, allons donc, capitaine; arrivez donc, flâneur.</p> + +<p>—C'est bien plutôt vous, père Van-Hop; deux jours... deux jours +entiers....</p> + +<p>—Si vous croyez que les affaires vont vite avec ces gaillards-là, vous +vous trompez; ils sont plus adroits qu'on ne le pense, diable! Mais +enfin le roi Taroo est là dans ma case; vous allez le voir et vous +entendre avec lui.... Mais vos marchandises!</p> + +<p>—Ma chaloupe les apporte; j'ai laissé un homme dans la yole pour +montrer le chemin aux autres et les conduire ici.</p> + +<p>—Avec les marchandises?</p> + +<p>—Sans doute... soyez tranquille....</p> + +<p>—Bien... très-bien.... Maintenant je vais vous présenter à Sa +Majesté....</p> + +<p>—Dites-moi donc, compère, je ne suis guère en toilette pour me +présenter devant Sa Majesté... j'ai une barbe de sapeur... et puis une +veste....</p> + +<p>Allez donc, allez donc... ne voulez-vous pas lui donner dans l'œil... +vieux coquet?—dit plaisamment le courtier en poussant Benoît dans +l'intérieur de la maison.</p> + +<p>Le roi Taroo, majestueusement assis sur la table (au grand déplaisir de +Van-Hop), les jambes croisées comme un tailleur, fumait dans une grande +pipe.</p> + +<p>C'était un fort vilain nègre de quelque quarante ans, paré de son mieux, +fièrement coiffé d'un vieux chapeau à trois cornes chargé de petites +plaques de cuivre, et portant pour tout vêtement une grande canne à +pomme argentée et un lambeau de ceinture rouge qui lui ceignait à peine +les reins.</p> + +<p>Comme le courtier parlait fort agréablement namaquois, il servit +d'interprète; et, après une heure de vive et chaleureuse discussion, on +convint de se fier aux lumières de Van-Hop, qui devait rédiger les bases +du traité consenti de part et d'autre. Il tira donc une écritoire de +corne d'un secrétaire de noyer, tailla soigneusement une plume qu'il +approcha vingt fois de ses yeux, et qu'il imbiba d'encre, à la grande +satisfaction de Benoît, dont la patience était à bout.</p> + +<p>Puis il lut lentement ce qui suit à Benoît, après l'avoir préalablement +traduit, au roi Taroo.</p> + +<p><i>Sur l'habitation de l'Anse aux Prés, e... etc.</i></p> + +<p><i>Moi, Paul Van-Hop, agissant au nom de... Taroo</i> (nom de baptême en +blanc), <i>chef du Kraal de Kanti-Opow, tribu des grands Namaquois, je +vends au nom dudit Taroo, à M. Benoît... (Claude-Borromée-Martial), +capitaine du brick la</i> Catherine, <i>savoir:</i></p> + +<p><i>Trente-deux nègres, race de petits Namaquois, sains, vigoureux et bien +constitués, de l'âge de vingt à trente ans; ci contre</i>. 32 <i>nègres</i>.</p> + +<p>Item: <i>Dix-neuf négresses à peu près du même âge, dont deux pleines et +une ayant un petit de quelques mois... que le vendeur donne, noblement +par dessus le marché; ci-contre</i>. 19 <i>négresses</i>.</p> + +<p>Item: <i>Onze négrillons et négrillonnes de neuf à douze ans; ci-contre</i>. +11 <i>négrillons</i>.</p> + +<p><i>Total</i>, 32 <i>nègres</i>, 19 <i>négresses</i>, 11 <i>négrillons</i>.</p> + +<p>Et le courtier accentuait son addition comme s'il eût dit:</p> + +<p>Total: 32 livres 19 sous 11 deniers.</p> + +<p><i>Lesquels il livre audit Benoît (Claude-Borromée-Martial) moyennant</i>...</p> + +<p>Ici le courtier fut interrompu...</p> + +<p>—Mon bon Van-Hop—dit le capitaine—ajoutez: et à dame <i>Catherine +Brigitte Loupot</i>, son épouse, comme étant en communauté de biens, +meubles et immeubles....</p> + +<p>—Ce n'est pas la peine... M. Benoît.</p> + +<p>—Si fait, car je dois bien ça... à ma pauvre épouse....</p> + +<p>—Comme vous voudrez....</p> + +<p>Le chef Taroo, s'étant fait expliquer par Van-Hop le sujet de la +discussion, et n'y comprenant rien du tout, but deux verres de rhum.</p> + +<p>Le courtier continua après avoir accédé au désir de Benoît, et mentionna +dame Catherine-Brigitte Loupot. Il reprit:</p> + +<p><i>Moyennant:</i></p> + +<p><i>Vingt-trois fusils complets, garnis de leur baguette, batterie et +baïonnette;</i></p> + +<p>—<i>Cinq quintaux de poudre à tirer</i>;</p> + +<p>—<i>Vingt quintaux de fer en barre;</i></p> + +<p>—<i>Quinze quintaux de plomb en saumon,</i></p> + +<p><i>Et six caisses de verroteries, colliers, bracelets en cuivre et en fil +de laiton, qu'il s'oblige à remettre à moi, Van-Hop (Paul), agissant au +nom et place du chef</i> Taroo.</p> + +<p>Item: <i>Pour mes frais de commission, déplacement, etc., ledit Benoît +s'engage à me remettre, dans les vingt-quatre heures, la somme de mille +livres en argent monnoyé et ayant cours, sans préjudice du marché fait, +pour lui avoir fourni les matériaux nécessaires pour radouber et remâter +son brick.</i></p> + +<p><i>Fait double entre nous, etc.</i><a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a></p> + +<p>Ceci lu et entendu, le chef Taroo agita la tête, et, levant un bras en +signe d'acquiescement, pinça le nez de l'époux de Catherine, qui +répondit à cette royale faveur par un salut fort courtois.</p> + +<p>—Voici la plume, capitaine—dit Van-Hop—maintenant: signez.</p> + +<p>—Tout cela est bel et bon, mais avant de signer, je voudrais voir nos +<i>messieurs</i> et nos <i>madames</i>.</p> + +<p>—Rien de plus juste, capitaine, je ne suis pas de ces gens qui, comme +on dit conseillent d'acheter chat en poche... venez par ici... vous les +examinerez tout à votre aise.</p> + +<p>Ils s'approchèrent alors de l'enclos où l'on avait provisoirement +renfermé les noirs.</p> + +<p>Hommes, femmes, enfants, étaient étendus à terre, les mains liées +derrière le dos par une corde qui, leur entourant aussi les pieds de +nœuds assez lâches pour qu'ils pussent marcher, remontait encore faire +le tour du col et se rattachait enfin au gros palmier qu'on leur faisait +porter en route sur les épaules, par mesure de prudence.</p> + +<p>Benoît examina ces noirs en fin connaisseur.</p> + +<p>Il leur fit craquer leurs articulations pour juger de la souplesse des +membres, puis ouvrir la bouche afin de voir l'état des dents, du palais +et des gencives;</p> + +<p>Élever et abaisser les paupières dans le but de s'assurer si le globe de +l'œil était pur et limpide;</p> + +<p>Regarda la plante de leurs pieds pour y être certain qu'il n'y avait +aucune trace de <i>chiques</i> ou insectes malfaisants qui déposent leurs +œufs sous l'épiderme, et causent ainsi du violentes maladies... +quelquefois le tétanos... par exemple;</p> + +<p>Leur frappa doucement le sternum et écouta si la poitrine résonnait <i>bon +creux</i>;</p> + +<p>Leur mit le genoux sur l'estomac, sans appuyer trop fort... (oh non +certes, le cher homme!) mais seulement pour juger si, malgré cette +pression, la respiration s'échappait facile et sonore....</p> + +<p>Enfin, il s'occupa encore long-temps d'apprécier ou de découvrir une +foule de défauts ou de qualités qu'il nous est impossible d'énumérer +ici.</p> + +<p>Pendant ce long et consciencieux examen, que nous venons de décrire en +partie, Benoît avait quelquefois souri d'un air de satisfaction: deux +fois même, à la vue d'une belle et forte nature d'homme, il allongea ses +lèvres en faisant entendre un léger sifflement admiratif; d'autres fois, +au contraire, ses sourcils s'étaient contractés, et un énergique hum, +hum, ou une forte inclination de la tête sur la clavicule gauche avaient +témoigné de son mécontentement.</p> + +<p>Pourtant après quelques réflexions, employées sans doute à supputer les +chances probables de son marché, il dit à Van-Hop:—J'accepte, compère, +et vous faites une affaire d'or....</p> + +<p>—Peuh... mais, capitaine, avant de partir, examinez donc un peu, je +vous prie, ce gaillard que le chef <i>Taroo</i> ma donné pour épingles. C'est +un des plus beaux nègres que j'aie vendus de ma vie; voyez, c'est fort +comme un bison, grand comme une girafe; mais, par exemple, il est si +têtu, si têtu, qu'après l'avoir roué de coups, pour l'engager à se +servir de ses jambes, le roi Taroo a été réduit à le faire apporter ici +comme un jeune taureau récalcitrant, tenez... plutôt....</p> + +<p>Et il lui montrait un nègre qu'on pouvait juger d'une haute et puissante +stature quoiqu'il fût courbé en deux, ayant les pieds et les mains +joints et attachés ensemble.</p> + +<p>—C'est, je crois, continua Van-Hop, le chef du Kraal ennemi, un petit +Namaquois; il s'entête, mais quinze jours de régime du bord et des +colonies, il deviendra doux comme une gazelle.</p> + +<p>Taroo, qui les avait suivis, après s'être ingéré de glorieuses rasades +d'eau-de-vie, s'approcha, et la vue de son ennemi rallumant sans doute +sa colère et sa haine, il se mit à injurier et menacer bien +grossièrement le petit Namaquois, mais celui-ci fermait les yeux avec +une dignité stoïque, et ne répondait à ces invectives que par un chant +triste et doux.</p> + +<p>Ce sang-froid irrita fort le chef Taroo, qui lança une pierre au +malheureux noir, mais comme elle ne l'atteignit pas, il allait sans +doute recommencer, lorsque Van-Hop le prit par le bras et lui dit, en +bon namaquois:</p> + +<p>—Doucement, doucement, grand chef, ce prisonnier est à moi maintenant, +et vous allez me le détériorer... ne confondons pas, s'il vous plaît.</p> + +<p>Taroo continua ses cris et ses menaces; ces mots surtout: A<span class="smcap">tar</span>-G<span class="smcap">ull</span>, +revenaient sans cesse au milieu de ses hurlements sauvages.</p> + +<p>—Que diable chante-t-il là? demanda Benoît.</p> + +<p>—C'est son nom... il l'appelle à ce qu'il paraît A<span class="smcap">tar</span>-G<span class="smcap">ull</span>.</p> + +<p>—Drôle de nom, le premier petit chat qui naîtra de <i>Moumouth</i>, c'est le +chat angora de ma femme, père Van-Hop... je l'appellerai... comment +dites-vous?</p> + +<p>—A<span class="smcap">tar</span>-G<span class="smcap">ull</span>... Dites comme moi... tenez: Atar....</p> + +<p>—Atar....</p> + +<p>—Bien, très-bien;... Atar... Gull....</p> + +<p>—Atar... Gull... Atar Gull....</p> + +<p>—Parfait....</p> + +<p>—Je le dirai comme ça jusqu'à demain: Atar-Gull; Atar-Gull, c'est égal +c'est un bien drôle de nom.... Ah ça, combien voulez-vous du compère?...</p> + +<p>—Voyons, pour vous, et à cause de votre épouse, mettons cent piastres.</p> + +<p>—Cent piastres!... et moi que gagnerais-je donc? Mon Dieu... cent +piastres... cent piastres!</p> + +<p>—Vous le vendrez trois cents à la Jamaïque.... Tenez, comme c'est bâti! +quelles épaules! quels bras! il est un peu maigre, mais quand il aura +repris.... Vous verrez... d'abord je vous jure qu'il a du fond....</p> + +<p>—Quatre-vingts piastres, et c'est une affaire arrangée, père Van-Hop, +et vraiment c'est une folie; mais tenez, pour le dire entre nous, +j'emploierai mon gain a acheter des marabouts et un cachemire que je +destine à madame Benoît, et puis à faire construire un petit canot pour +Thomas, qui est fou de marine.</p> + +<p>—Allons.... Ah... vous faites de moi tout ce que vous voulez, mais vous +êtes si bon mari, si bon père... qu'on ne peut rien vous refuser... va +pour quatre-vingts gourdes.... C'est donné.</p> + +<p>Enfin l'affaire conclue, les marchandises livrées à Van-Hop, car Taroo, +à force de goûter le rhum, était tombé ivre mort; les nègres rafraîchis, +Benoît obtint que l'escorte du chef de Kraal se joindrait à ses huit +matelots pour conduire par terre les nègres vendus jusqu'au mouillage +de la <i>Catherine</i>; là, ils devaient être embarqués ou hissés à bord, +selon la bonne volonté ou la résistance de chacun.</p> + +<p>Quant à <i>Atar-Gull</i>, un fin <i>serpent</i>, comme avait dit le chef <i>Taroo</i>, +Benoît le fit porter à bord de la chaloupe, et le recommanda +particulièrement à la surveillance du patron.</p> + +<p>Toutes ces petites dispositions prises, l'argent compté, les échanges +faites, Benoît et Van-Hop n'avaient plus qu'à se séparer, jusqu'à la +première traite, d'autant plus que le capitaine voulait profiter de la +marée et d'une bonne brise d'est; or, suivant ce sage axiome, <i>que le +vent n'attend personne</i>, il tendit cordialement la main au courtier:</p> + +<p>—Allons, père Van-Hop... au revoir.</p> + +<p>—Et Dieu fasse que ce soit bientôt, digne capitaine.</p> + +<p>—Encore une poignée de main; c'est plaisir que de traiter avec vous, +père Van-Hop.</p> + +<p>Ce bon capitaine, ça me fend le cœur de vous voir partir; mais tenez, +encore deux ou trois ans de séjour sur la côte, et après vous +m'emmènerez avec vous en Europe....</p> + +<p>—Bien vrai... ce sera une fameuse partie, nous rirons, allez... mais je +bavarde, et je devrais déjà être à mon bord.... Adieu, adieu, mon +vieux....</p> + +<p>Et ils s'embrassèrent à s'étouffer, c'était à arracher des larmes, à +attendrir un cœur de roche.</p> + +<p>Tenez, père Van-Hop, avec ces bêtises-là vous me feriez pleurer comme un +veau.... Adieu—dit brusquement Benoît—et d'un saut il fut dans sa +yole qui descendit le courant du fleuve avec rapidité.</p> + +<p>—Encore adieu, digne capitaine—criait Van-Hop, en le saluant de la +main—bien des choses à madame Benoît, bon voyage....</p> + +<p>—Au revoir, compère—répondait Benoît, qui de son côté agita son +chapeau de paille tant qu'il put apercevoir le courtier sur le rivage.</p> + +<p>Deux heures après tous les noirs étaient dûment embarqués, arrimés, +encaqués dans le faux pont de la <i>Catherine</i>, les nègres à babord et les +négresses à tribord; quant aux négrillons, on les laissa libres.</p> + +<p>Atar-Gull fut séparément mis aux fers.</p> + +<p>Il est inutile de dire que pendant toutes ces manœuvres, les noirs +s'étaient laissé prendre, mener, hisser et enchaîner à bord avec une +insensibilité stupide: ne pensant pas qu'on pût avoir d'autre but que +celui de les dévorer, ils mettaient, selon la coutume, tout leur courage +à rester impassibles.</p> + +<p>Avant de lever l'ancre, M. Benoît fit faire une bonne distribution de +morue, de biscuit, et d'eau mêlée d'un peu de rhum.</p> + +<p>Mais presqu'aucun nègre n'y voulut toucher, ce qui n'étonna pas le digne +capitaine, car les noirs, on le sait, restent ordinairement les cinq ou +six premiers jours du voyage à peu près sans manger; aussi c'est alors +que le <i>déchet</i> est le plus à craindre; ce moment passé, sauf quelques +fâcheux résultats de la chaleur et de l'humidité, la proportion des +pertes est fort minime.</p> + +<p>Enfin il mit à la voile par un joli vent frais de sud-est, vers les +trois heures du soir, et à six heures..... au coucher du soleil, la côte +d'Afrique ne se dessinait plus au loin que comme une ligne brumeuse et +étroite.</p> +<hr class="fin" /> + + +<h2><a name="LIVRE_II" id="LIVRE_II"></a>LIVRE II.</h2> + +<hr class="body" /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_Ib" id="CHAPITRE_Ib"></a>CHAPITRE I.</h3> + +<p class="r45"> +Si mon songe de bonheur fut vif,<br /> +il fut de courte durée.<br /> +<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">Châteaubriand</span>.—<i>Atala</i>.</span><br /> +</p> + +<p class="r45 nind"> + —Vous voulez être riche?<br /> +<br /> + Elle l'était, la coquine, deux fois<br /> +plus qu'elle ne le méritait.<br /> +<br /> + —Et vous le serez: puisque c'est<br /> +l'or que vous aimez, il faut aller vous<br /> +chercher de l'or.<br /> +<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">Diderot</span>.—<i>Ceci n'est pas un +conte</i>.—Vol. <span class="smcap">vii.</span></span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">L'INCONNUE.</p> + + +<p>Dors, va, dors en paix, brave capitaine; allonge tes membres engourdis +sur la toile fine et blanche tissée par ta Catherine. La vois-tu assise +au coin d'un feu pétillant, dans les longues soirées d'hiver, l'œil +fixe, humide; elle quitte quelquefois le travail pour attacher un long +regard sur ton portrait, tout en jouant avec l'épaisse et rude chevelure +de <i>Thomas</i>, pendant que <i>Moumouth</i>, grave et silencieux, lèche et polit +sa fourrure soyeuse et bigarrée.</p> + +<p>Alors elle calcule sans doute avec angoisse le terme de ton voyage, la +vertueuse épouse! C'est qu'aussi tu l'aimes tant, ta digne femme! pour +elle, tu braves des dangers sans nombre; pour elle, capitaine Benoît, tu +te voues corps et âme à un métier atroce, tu passes pour un brigand, +pour un ignoble vendeur de chair humaine, toi... toi, dont l'âme est si +naïve et si pure! Tu devras rendre, il est vrai, un bien effrayant +compte devant Dieu!... mais tu auras au moins procuré à Catherine une +douce et paresseuse existence. Tu seras tout consolé, brave homme, et tu +grimaceras encore ton honnête sourire au milieu des flammes de Lucifer, +en voyant peut-être Catherine, assise dans le ciel, pêle-mêle avec les +blonds chérubins aux ailes de moire et d'azur.</p> + +<p>Comment aussi le retour d'un pareil mari ne ferait-il pas époque dans +une famille?</p> + +<p>Je ne saurais pourtant vous dire au juste si Catherine espère ou redoute +ce bienheureux retour... peut-être le sait-il... ce grand canonnier de +marine étendu complaisamment dans le fauteuil unique de M. Benoît, +coiffé de la <i>gorra</i> de M. Benoît, fumant enfin, dans la meilleure pipe +de M. Benoît, du tabac de M. Benoît; alors, que Thomas et Moumouth +regardent par moments cet intrus d'un air craintif et colère.</p> + +<p>Eh! mais j'y pense; si, pendant que le brave capitaine trafique avec le +père Van-Hop, affronte les tempêtes... Catherine... le?...</p> + +<p>Bah... bah... dors, va; dors, Claude; dors, Martial; dors, Borromée; +rêve, rêve le bonheur et la fidélité de ta femme... Un songe heureux, +vois-tu, frère, c'est encore ce qu'il y a de plus positif dans notre +tant joyeuse existence... dors, la brise fraîchit, ton autre Catherine +est en route (et elle est doublée et chevillée en cuivre, celle-ci!...)</p> + +<p>Bonne! bonne <i>Catherine</i>, elle n'est pas coquette non plus celle-ci. Oh! +mon Dieu, tous les ans, une pauvre couche de goudron, quelques voiles +neuves, un coup de peigne dans son gréement, et la voilà pimpante et +proprette, toujours douce, soumise, obéissante... Ah! digne Benoît, +c'est à celle-ci que tu devrais borner tes amours... Au lieu de ton gros +Thomas, tu te serais donné un joli petit sloop, vif, léger, hardi, qui +eût voltigé autour de ton brick comme un jeune Alcyon auprès de sa mère.</p> + +<p>Cette Catherine-ci aurait reçu dix, vingt, trente canonniers... que tu +n'en eusses pas été jaloux... Certainement non, au contraire, comme vont +le prouver les événements.</p> + +<p>Enfin, dors toujours... le soleil va se lever pur et radieux, si j'en +crois cette légère vapeur et cette teinte de pourpre qui lutte à +l'orient contre les dernières ombres de la nuit, et fait pâlir les +étoiles.</p> + +<p>Dors, capitaine; ton second, ton autre Simon, ton fidèle <i>Caiot</i> veille +pour toi, veille pour tous...</p> + +<p>Depuis quelques instants, lui et sa longue-vue, incessamment braqués +vers le sud-est, observaient dans cette direction avec une infatigable +curiosité.</p> + +<p>—«Je donnerais mon quart de vin pendant huit jours—se disait +Caiot—pour que le soleil fût haut... Par tous les saints du +calendrier, il me semble pourtant voir quelque chose... non... si... +diable de brume... une fois le soleil levé, je serais sûr... allons +encore... ah! voici enfin une clarté de crépuscule; gueux de fanal, sors +donc... sors donc... ah! enfin le voilà... est-il rouge ce matin!... +mais oui... oui... je distingue parfaitement.... c'est une goëlette tout +au plus à un mille de nous... ah ça... mais... je n'ai jamais vu de +voilure comme la sienne.... quelles basses voiles... quels huniers! +quelle mâture penchée sur l'arrière!...</p> + +<p>Et en énumérant ces singulières qualités, la figure de Caiot prenait peu +à peu une expression d'étonnement nuancée d'une légère teinte de +frayeur.</p> + +<p>—Mais—reprit-il en braquant de nouveau sa lunette—elle a l'air +d'avoir le même cap que nous! on dirait qu'elle navigue dans nos eaux, +<i>n'y a pas de soin</i>; mais il faut toujours prévenir le capitaine.»</p> + +<p>D'un bond, Caiot fut à la porte de la dunette; et, après sept minutes +d'un bruit à réveiller un chanoine, la porte s'ouvrit lentement, et M. +Benoît apparut sur le pont, tout étonné, débraillé, ébouriffé, se +tordant les bras, se frottant les yeux encore lourds de son bon gros +sommeil, et entremêlant cette expressive pantomime de oh!... de brrrr... +de ah!... il fait frais... brrrr... etc.</p> + +<p>—Bigre de Caiot—dit enfin le capitaine qui commençait à avoir des +idées claires et lucides.</p> + +<p>Or, je ne suis pas superstitieux; mais il me semble peu convenable de +saluer le soleil par un quasi juron, par—bigre de Caiot—car je me +rappelle toujours en tremblant le sort de ce pauvre Simon (que les +flammes de l'enfer ne lui soient pas trop ardentes!)</p> + +<p>—Bigre de Caiot—fit donc le capitaine—je dormais si bien... Enfin, +que me viens-tu chanter?</p> + +<p>—Je crains que ce ne soit une drôle de ronde.... capitaine; c'est une +goëlette qui paraît vouloir...</p> + +<p>—Ah! mon Dieu... une goëlette... c'est peut-être celle que nous deux ce +pauvre Simon nous avions déjà signalée!</p> + +<p>—C'est possible, capitaine; voici la longue-vue...</p> + +<p>—Donne... donne, mon garçon..., ah! mais... oui... bigre... c'est bien +cela; et tu dis qu'elle a l'air de nous suivre?</p> + +<p>—Voyez plutôt, capitaine.</p> + +<p>—Ça ne dit rien, on peut faire la même route sans pour cela suivre les +gens comme des voleurs à la piste.</p> + +<p>—Si vous m'en croyez, capitaine, nous laisserons porter un quart de +plus, nous virerons de bord s'il le faut; et si elle imite en tout notre +manœuvre, nous serons bien sûrs alors qu'elle veut nous appuyer une +chasse. Hein?</p> + +<p>—Pourquoi faire? nous chasser! ce n'est pas un bâtiment de guerre +préposé pour empêcher la traite, c'est tenu comme une piguière; si c'est +un pirate, il doit bien voir à notre air d'où nous venons, et qu'il n'y +a rien à faire ici pour lui...</p> + +<p>—Dam, capitaine... voyez... mais elle approche... elle nous gagne... +c'est celle-là qui a des jambes... bon, voilà qu'elle grée ses +catacoës... et toujours le cap sur nous; c'est là que je reconnais +l'entêtement?—dit Caiot en agitant son index.</p> + +<p>—Écoute, garçon, fais venir un peu au vent, après laisse arriver; +virons enfin de bord... et si elle nous suit toujours, nous lui +demanderons ce qu'elle nous veut; n'est-ce pas?... c'est plus franc...</p> + +<p>D'après cette décision, la <i>Catherine</i> se mit à louvoyer.</p> + +<p>Vous vous êtes quelquefois trouvé la nuit, par un ciel voilé, dans une +de ces longues rues de Cordoue si sombres et si étroites, errant avec +insouciance et entendant sans l'écouter le bruit sonore et cadencé de +vos pas, qui retentissait sur les larges dalles des trottoirs.</p> + +<p>Abîmé dans une douce et amoureuse pensée; vous marchiez toujours; mais +votre imagination s'égarait ailleurs, soulevait peut-être cette jalousie +verte, ces lourds rideaux de soie... que sais-je, moi?</p> + +<p>Lorsqu'un autre bruit de pas qui semblait être l'écho de votre marche, +écho d'abord lointain, puis plus proche, puis enfin tout près de vous, +appelait votre attention, et vous tirait d'une ravissante rêverie, sans +doute.</p> + +<p>Alors, redressant la tête, élevant votre cape sur vos yeux, et cherchant +dans votre poche la crosse mignonne et ciselée d'un pistolet, +chef-d'œuvre d'Ortiz père, doyen des armuriers de Tolède, vous +ralentissiez fièrement le pas...</p> + +<p>On ralentissait le pas derrière vous.</p> + +<p>Vous le doubliez...</p> + +<p>On le doublait.</p> + +<p>Vous quittiez le trottoir gauche...</p> + +<p>On quittait le trottoir gauche.</p> + +<p>Vous alliez à droite...</p> + +<p>On allait à droite...</p> + +<p>Vous reveniez à gauche..</p> + +<p>On revenait à gauche...</p> + +<p>Las enfin, et prenant le milieu de la rue, car, en Espagne, les entrées +de porte sont dangereuses, vous vous retourniez bravement en disant au +fâcheux:—Seigneur cavalier; que veut votre grâce?</p> + +<p>Et sa grâce pouvait voire luire dans l'ombre le canon damasquiné du +chef-d'œuvre d'Ortiz père.</p> + +<p>—Alors ici le drame se simplifiait ou se compliquait singulièrement.</p> + +<p>Eh bien! la <i>Catherine</i> avait exactement agi sur l'Océan comme vous +aviez agi dans la rue de Cordoue; elle avait +louvoyé,—viré,—tourné;—la damnée goëlette avait +louvoyé,—viré,—tourné.</p> + +<p>Or le capitaine Benoît, ne conservant plus aucun doute sur les +intentions de ce navire, n'imita pas votre impertinente fanfaronnade; +d'abord parce qu'il n'avait pas de canons à bord, et qu'il s'était +aperçu, dans les différentes manœuvres exécutées par la goëlette, +qu'elle avait des canons et beaucoup.</p> + +<p>Et puis l'âge et l'expérience avaient mûri cette vieille tête grise; +aussi ordonna-t-il simplement à Caiot de mettre dehors toutes les voiles +du brick, et de tâcher d'échapper par la fuite à cet infernal curieux.</p> + +<p>C'était, vous voyez, un moyen que vous pouviez encore employer pour +dénouer le drame de la rue de Cordoue.</p> + +<p>Le brick marchait comme un poisson; mais la goëlette volait comme un +oiseau, et on voyait même qu'elle ne déployait pas encore toutes ses +ressources, se contentant d'observer toujours une honnête distance entre +elle et le brick.</p> + +<p>Celui-ci se couvrit de toile; elle, sans efforts, avec calme, sans +paraître augmenter sa voilure... doubla sa vitesse et se maintint +toujours à la même portée.</p> + +<p>—C'est infernal—disait Benoît qui, ne comprenant rien à cette +manœuvre, voyait l'immense supériorité de la goëlette sur son +brick...—Puisqu'elle marche mieux que moi, pourquoi ne pas profiter de +son avantage, et me dire tout de suite ce qu'elle veut... au lieu de +s'amuser avec <i>Catherine</i> comme un chat avec une souris.</p> + +<p>Il ne croyait pas dire si juste, le pauvre homme.</p> + +<p>—Capitaine... tenez... tenez, la voilà qui ouvre la bouche—dit Caiot +en voyant l'éclair qui précède un coup de canon...—<i>n'y a pas de +soin</i>—dit-il en levant la tête au long sifflement qui cria dans les +cordages.</p> + +<p>—C'est à boulet!</p> + +<p>—Ah ça, mais est-elle bête?—dit Benoît rouge de colère.—Qu'est-ce que +ces bigres de sauvages-là? et pas un canon à mon bord...—hurlait le +capitaine en se rongeant les pouces;—aussi a-t-on jamais vu un négrier +attaqué par un pirate, car ce ne peut être que ça...</p> + +<p>Un second éclair brilla, et ce ne fut point un sifflement, mais bien un +bruit sourd et mat que l'on entendit; c'était un boulet qui se logeait +dans la préceinte.</p> + +<p>—Ah! bigre... bigre... bigre de goëlette... elle va me couler comme une +outre...</p> + +<p>—Capitaine—fit Caiot, pâle et blême comme tout l'équipage que ces +salves réitérées avaient attiré sur le pont, et qui devisait fort agité +sur tout ceci—capitaine, elle veut peut-être vous prier de mettre en +panne?</p> + +<p>—J'y pensais, mais c'est bien dur. Allons, allons, brassez tribord, la +barre sous le vent.</p> + +<p>L'effet des voiles se neutralisant, le brick resta immobile; alors aussi +le feu cessa à bord de la goëlette qui s'approcha tout près de la +<i>Catherine</i>, et on entendit ces mots s'échapper de l'orifice d'un large +porte-voix:</p> + +<p>—<i>Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine +dedans.</i></p> + +<p>—<i>Avec le capitaine dedans!</i>—répéta ironiquement Benoît;—plus souvent +que j'irai... est-ce qu'il se fiche de moi? sans pavillon, sans signe +de reconnaissance, avec sa tournure de flibustier? ah! oui... pas +mal... Pauvre Catherine, va, si tu savais que dans ce moment...</p> + +<p>Le monologue de Benoît fut interrompu par le porte-voix de la goëlette, +qui répéta avec le même accent, la même mesure:</p> + +<p>—<i>Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine +dedans.</i></p> + +<p>Et puis aussi on vit briller un boute-feu sur les passe-avants de +l'inconnue.</p> + +<p>—Bigre de scie... je t'entends bien—dit Benoît; et tâchant d'éluder la +question, il répondit à son tour avec volubilité:</p> + +<p>—Ohé de la goëlette, d'où venez-vous?—Que voulez-vous du +capitaine?—Pourquoi ne hissez-vous pas votre pavillon?—De quelle +nation êtes-vous?—Je ne vous connais pas.—Je suis Français.—Je vais +de Nantes à la Jamaïque.—Je n'ai rencontré aucun navire.</p> + +<p>Le porte-voix de la goëlette, dont on voyait toujours la large gueule, +laissa déborder ce flux de paroles et de questions; et, après un moment +de silence, la grosse voix répéta avec le même accent, avec la même +mesure:</p> + +<p>—<i>Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine +dedans.</i></p> + +<p>Et un coup de canon, qui ne blessa personne, partit avec le dernier mot +de la phrase, en manière de péroraison.</p> + +<p>—Le chien, est il taquin!—dit Benoît.—Allons, il faut y mordre. Oh! +mon pauvre Simon, Simon, où es-tu?... La yole à la mer, Caiot, et quatre +hommes pour y nager.</p> + +<p>—Capitaine—dit Caiot—défiez-vous; ça m'a l'air d'un flibustier.</p> + +<p>—Que diable veux-tu qu'il me prenne; il a peut-être besoin d'eau ou de +vivres...</p> + +<p>—C'est encore possible... le canot est paré, capitaine...</p> + +<p>Et le malheureux Benoît y descendit à peine vêtu; sans armes, sans +chapeau... au moment où le maudit porte-voix répétait encore, avec le +même accent, avec la même mesure:</p> + +<p>—<i>Ohé! du brick, envoyez une embarcation à bord avec le capitaine +dedans.</i></p> + +<p>—<i>Le capitaine dedans...</i> <i>le capitaine dedans...</i> Il y est, bigre +d'animal, <i>dedans...</i> On y va... Un instant donc, fichtre!!!!—gromelait +Benoît comme un domestique récalcitrant qui répond à la vibrante et +infatigable sonnette d'un maître asthmatique et goutteux.</p> + +<p>—Allons toujours donner la pâtée aux moricauds—dit Caiot—car ils +crient comme des chacals.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IIb" id="CHAPITRE_IIb"></a>CHAPITRE II.</h3> + +<p class="r40">Hélas! chaque heure dans la société<br /> +ouvre un tombeau, et fait couler une<br /> +larme.<br /> +<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">Châteaubriand</span>.—<i>René</i>.</span><br /> +</p> +<p class="r40">.....Cette scène avait quelque chose<br /> +d'étrange qui étonnerait l'âme la plus assurée.<br /> +<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">Charles Nodier</span>.—<i>Roi de Bohême</i>.</span><br /> +</p> + +<p class="r40">C'est une étrange sensation que produit<br /> +sur l'oreille le bruit qu'on fait en<br /> +armant un pistolet, quand vous savez<br /> +que le moment d'après votre sein va<br /> +être visé à douze toises de distance ou à<br /> +peu près;—cent, n'est-ce pas une distance<br /> +honorable?<br /> +<span style="margin-left: 3em;"><span class="smcap">Byron</span>.—<i>Don Juan</i>, ch. IV, <span class="smcap">xli.</span></span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LA HYÈNE.</p> + + +<p>Plus Benoît approchait de la goëlette, plus il concevait de défiance et +de soupçons, surtout lorsqu'arrivé tout près, il put distinguer les +étranges compagnons qui, appuyés sur les bastingages, suivaient +curieusement les manœuvres de son petit canot.</p> + +<p>Ce fut aussi avec un imperceptible battement de cœur que le capitaine +de <i>la Catherine</i> remarqua deux petits nuages d'une fumée bleuâtre +qui,—tourbillonnant au-dessus des caronades,—attestaient des +dispositions encore hostiles de ce singulier navire.</p> + +<p>Enfin, Claude-Borromée-Martial accosta la goëlette.</p> + +<p>(Ce fut, je crois, un vendredi du mois de juillet 18..... à sept heures +vingt-neuf minutes du matin.)</p> + +<p>Au moment où Benoît se disposait à monter à bord, un coup de sifflet +aigu, modulé, retentit fortement; cette marque de déférence qui, dans la +civilité nautique, signale toujours l'arrivée d'un personnage de +distinction, rassura un peu notre bon capitaine.</p> + +<p>—Ils ne sont pas encore si sauvages qu'ils en ont l'air—dit-il en se +hissant au moyen de tire-veilles qu'on lui avait jetées avec galanterie.</p> + +<p>Il arriva sur le pont de la <i>Hyène</i> (la goëlette s'appelait <i>la Hyène</i>).</p> + +<p>Là, ma foi, n'eût été la grâce toute courtoise avec laquelle on avait +sifflé pendant qu'il grimpait à bord, là, Benoît eût senti une bien +poignante inquiétude, croyez-moi; car il put considérer à loisir ce +hideux équipage.</p> + +<p>Quelles figures, bon Dieu!</p> + +<p>Certes, l'équipage de <i>la Catherine</i> n'était pas tout composé de timides +adolescents qui venaient de se séparer pour la première fois d'une bonne +vieille mère, en emportant sa sainte bénédiction, qui s'essuyaient les +yeux au seul souvenir de ses cheveux blancs si vénérables, qu'ils +baisaient chaque matin avec respect et joie en disant:—Bonjour, mère!</p> + +<p>Avant le départ, tous n'avaient pas été murmurer une humble prière à la +bonne Vierge qui protège les pauvres marins, et puis offrir naïvement +sur son autel une modeste couronne de paquerettes des bois.</p> + +<p>Et lorsque le soleil, disparaissant le soir sous un immense dais de +pourpre et d'or, semblait changer la mer en un océan de feu, et inondait +encore le brick d'une clarté flamboyante, certes, bien peu allaient +d'habitude se prosterner sur le pont et unir leurs voix reconnaissantes +en un religieux cantique, dont les touchantes paroles se mêlaient aux +majestueuses et sublimes harmonies de la nature.</p> + +<p>Ce n'étaient pas non plus de chastes et d'honnêtes pensées qui venaient +sourire à leur ardente imagination, et dont ils se berçaient le soir en +s'endormant balancés dans un hamac.</p> + +<p>Certes, ils n'avaient pas de ces visages frais, roses et candides, de +ces fronts blancs et purs qui se colorent d'une si voluptueuse rougeur +au premier regard d'une femme; ils ne soulevaient pas timidement de ces +beaux yeux voilés de longs cils de soie, de ces yeux qui disent à seize +ans, avec une mélancolie si douce:—Oh!... comme j'aimerais une femme +qui voudrait de moi... mais, mon Dieu, quelle femme voudra de moi?...</p> + +<p>Revenons aux marins de Benoît; non certes, ils n'étaient pas ainsi; je +l'avouerai même, ils se montraient un peu blasphémateurs,—un peu +buveurs,—un peu querelleurs,—un peu tueurs,—un peu joueurs,—un peu +voleurs,—un peu adonnés aux négresses, aux Espagnoles, aux Indiennes, +aux Japonaises, aux Américaines, aux Haïtiennes, même aux Namaquoises, +grandes ou petites, cela dépendait de la route qu'ils suivaient.</p> + +<p>Mais, grand Dieu! quelle différence avec l'équipage de <i>la Hyène</i>; quels +hommes! ou plutôt quels démons!</p> + +<p>Laids, sales, déchirés, couverts de méchants haillons, noirs de poudre +et de fange, basanés, cuivrés, bronzés, cicatrisés; les cheveux et la +barbe longs, malpropres, les yeux farouches et creux, les ongles +crochus, et des jurements! des plaisanteries! ah!</p> + +<p>C'était à donner la chair de poule à l'honnête Benoît, qui, après tout, +faisait, si vous voulez, un petit trafic que quelques personnes +réprouvent; mais au moins le faisait-il honnêtement, en conscience, et, +après tout, comme il le disait avec beaucoup de justesse d'esprit: Pour +soutenir les colonies; car, sans colonies, adieu sucre, adieu café, +adieu indigo, etc.</p> + +<p>Ces réflexions, je vous le dis, vinrent en foule assaillir le capitaine +Benoît, lorsqu'il fut sur le pont de <i>la Hyène</i>.</p> + +<p>Et ce pont avait aussi, comme tous ces atroces visages, une expression, +une physionomie particulière.</p> + +<p>C'étaient des manœuvres mêlées et confondues, des armes jetées çà et là, +pour qu'on pût les trouver toujours prêtes; un plancher humide et +boueux, couvert, en quelques endroits, de larges taches d'un rouge noir; +des canons en état de faire feu, mais remplis de crasse et de rouille; +puis, sur quelques affûts, encore des traces de ce même rouge noir, +mêlées de certains débris membraneux séchés et racornis au soleil, que +Benoît reconnut en frissonnant pour être des restes de lambeaux de chair +humaine!</p> + +<p>Oh! c'est alors qu'il regretta le pont de son brick, si blanc, si +propre, si net! son gréement lisse et peigné, les jalousies vertes de sa +petite chambre, ses jolis rideaux de toile perse, bigarrés et émaillés +de fleurs comme un parterre... et sa moustiquaire diaphane... et son lit +où il dormait si bien... et son verre de gyn, humé lentement en +compagnie de ce pauvre Simon, tout en causant de Catherine et de Thomas, +de ses riants projets pour l'avenir, de sa modeste ambition et de son +espoir de finir ses jours par une belle soirée d'automne, à l'ombre des +acacias qu'il avait plantés, entouré de deux ou trois générations de +petits Benoît.</p> + +<p>Oh! mon Dieu, Montaigne a bien raison! <i>Comme la fatalité nous masche!</i></p> + +<p>—Tu as b.... renâclé pour venir au lof, vieux marsouin—lui dit un +homme à figure repoussante, et qui n'avait qu'un œil; cet intrigant +était à peine vêtu d'un pantalon déchiré, d'une vieille, vieille chemise +de laine rouge, sale et grasse, et ceint d'une corde au travers de +laquelle passait la lame d'un grand couteau à manche de bois.</p> + +<p>Ici Benoît rassembla sa dignité, son courage, et répondit sans émotion:</p> + +<p>—Vous aviez seize canons et je n'en avais pas un... c'est pas cher +d'amariner les gens à ce prix-là, bigre!</p> + +<p>—C'est pour cela, mon gros souffleur, qu'il faut gouverner droit, parce +que la raison est toujours du côté des canons... et tu vois si nous +sommes raisonnables...</p> + +<p>Dit le gentilhomme, en lui faisant observer que les gaillards étaient +parfaitement garnis...</p> + +<p>—Enfin—reprit Benoît avec impatience—vous m'avez hélé; que +voulez-vous de moi? je perds la brise; est-ce que vous allez m'embêter +encore long-temps comme ça?</p> + +<p>—N'y a que le commandant qui puisse te répondre; en attendant, sois +calme et ronge ton câble, ça t'empêchera de grincer des gencives...</p> + +<p>—Le commandant! ah! vous avez un commandant ici, ça doit être du +propre—dit imprudemment Benoît, avec une sorte de moue dédaigneuse.</p> + +<p>—Mords ta langue, vieille carogne, ou je te l'arrache pour la jeter aux +requins!</p> + +<p>—Mais, bigre d'enfer...—s'écria le malheureux capitaine...—enfin que +me voulez-vous?... est-ce de l'eau ou des vivres?</p> + +<p>—De l'eau et des vivres, toujours de l'eau et des vivres, même du rhum, +ça ne peut jamais nuire.</p> + +<p>—Dites donc cela tout de suite... Ohé!... toi, Jean-Louis—cria Benoît +à un de ses canotiers—rallie le bord et apporte dans la yole...</p> + +<p>—Toi—dit l'interlocuteur de Benoît en s'adressant au matelot +précité—toi, Jean-Louis, je <i>t'infuse</i> deux balles dans les reins si tu +fais mine de pousser au large.</p> + +<p>—Oh! quelle bigre, bigre de scie!... vous ne voulez donc ni eau ni +vivres?</p> + +<p>—Nous irons nous-mêmes en chercher à ton bord, vieille bête...</p> + +<p>—Comme je danse—fit Benoît.</p> + +<p>—Tu verras, que je te dis.... et sans toi encore.</p> + +<p>Ici, le capitaine de <i>la Catherine</i>, au lieu de répondre, clignota des +yeux, enfla sa joue gauche en la soulevant avec sa langue, et tapa +légèrement sur cette proéminence du bout de son index.</p> + +<p>Cette pantomime bien inoffensante, vous le voyez, parut pourtant +insultante au gentilhomme; car, d'un revers de sa large main, noire et +velue, il étendit le pauvre Benoît sur le pont, en disant:</p> + +<p>—Est-ce que tu prends <i>le Borgne</i> pour un mousse, dis donc... +attachez-moi cet animal-là par les pattes, vous autres...</p> + +<p>Ce qui fut fait malgré les <i>bigres</i> et les <i>fichtres</i> réitérés de +Benoît.</p> + +<p>Les matelots de son embarcation étaient tenus en respect par <i>le Borgne</i> +et ses honnêtes amis.</p> + +<p>Une grosse tête, hideuse et crépue, sortit du panneau en criant:</p> + +<p>—<i>Le Borgne</i>... <i>le Borgne</i>, le commandant demande ce qu'on déralingue +sur le pont.</p> + +<p>—C'est le vieux caïman qui gouverne le brick <i>que l'on fait se +taire</i>...</p> + +<p>La grosse tête disparut.</p> + +<p>Puis elle reparut.</p> + +<p>—Eh!—dit le vilain mousse—eh! <i>le Borgne</i>, le commandant ordonne +qu'on lui apporte le <i>monsieur</i>.</p> + +<p>Et, bon gré mal gré, l'honnête Benoît fut affalé par le panneau, et se +trouva auprès d'une petite porte qui donnait dans la cabine du seigneur +et maître de <i>la Hyène</i>.</p> + +<p>Là, le misérable entendit une voix, oh! une voix de tonnerre qui +hurlait:</p> + +<p class="point">—Mais qu'on le coupe en deux comme une pastèque, ce vieux gueux-là... +s'il se rebiffe... Ah! on l'a apporté!... eh bien! qu'on lui délie les +quilles, et qu'il entre... nous allons nous voir le blanc des yeux.</p> + +<p class="point2"> </p> + +<p>Ici, Claude-Martial-Borromée pensa à Catherine et à Thomas, boutonna sa +veste, passa la main dans ses cheveux gris, toussa deux fois... se +moucha... Et entra...</p> + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IIIb" id="CHAPITRE_IIIb"></a>CHAPITRE III.</h3> + +<p class="r45">Peut-être, messieurs, ne savez-vous<br /> +pas ce que c'est que le pal?...<br /> + +<span style="margin-left: 2em;"><span class="smcap">Jules Janin</span>.—<i>L'Âne mort.</i></span><br /> +</p> + + +<p class="r45">Je frissonnai, et je crus que ma<br /> +dernière heure était arrivée.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;"><span class="smcap">P. Mérimée</span>.—<i>L'Enlèvement de la redoute.</i></span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">MONSIEUR BRULART.</p> + + +<p>En vérité, il méritait bien de commander <i>la Hyène</i> et son hideux +équipage.</p> + +<p>Telle fut la première réflexion du capitaine Benoît, lorsqu'il se trouva +face à face avec ce personnage.</p> + +<p>Figurez-vous un homme d'une taille athlétique, avec un visage pâle et +plombé, un front plissé, un nez long et mince, d'épais sourcils d'un +noir de jais, et des yeux d'un bleu clair et vitreux d'une fixité +insupportable; un menton large et carré, des joues creuses, recouvertes +d'une barbe épaisse à moitié longue, et puis enfin une bouche bordée de +lèvres minces et blafardes, agitées par un tremblement convulsif presque +continuel qui, par exemple, laissaient voir, pourquoi ne l'avouerait-on +pas, de fort belles dents parfaitement rangées.</p> + +<p>Pour tout vêtement, il portait une grosse chemise bleue à moitié usée +qu'il attachait ordinairement autour de ses reins avec un bout de +bitord; aussi Benoît put-il admirer à son aise la force puissante de ses +membres musculeux, bruns et velus.</p> + +<p>Seulement ses mains, toutes malpropres, toutes noires qu'elles étaient, +témoignaient, par leur forme longue et effilée, par la délicatesse de +leurs contours, témoignaient, dis-je, d'une grande distinction de +race...</p> + +<p>Le commandant Brulart, car il avait un nom et s'appelait Brulart, même +aucuns disent un nom ancien, un nom historique, qui, déjà illustre sous +François I<sup>er</sup>, fit pâlir plus d'une fois les généraux de +Charles-Quint; quant à moi, je ne crois guère à ces dires; toujours +est-il que M. Brulart était assis sur un vieux coffre, et avait devant +lui une petite table tachée de graisse et de vin sur laquelle il +s'appuya quand il vit entrer Benoît.</p> + +<p>Ce fut donc la tête dans ses mains, les coudes sur la table, son regard +clair et perçant attaché sur le bon homme, qu'il s'apprêta à engager la +conversation.</p> + +<p>Benoît, voulant lui épargner la peine de commencer, prit la parole avec +dignité:</p> + +<p>—Saurai-je enfin pourquoi...—mais M. Brulart l'interrompit de sa +grosse voix:</p> + +<p>—<i>Pourquoi toi-même!</i> chien; au lieu de m'interroger, réponds.... +pourquoi as-tu été si long-temps à mettre ton <i>ourque</i> en panne?</p> + +<p>À ces mots, le front de M. Benoît se colora d'une vive et légitime +indignation; il fût peut-être resté impassible pour une injure adressée +à lui personnellement, mais insulter son brick... <i>sa Catherine!</i> +appeler son joli navire une <i>ourque!</i> c'était plus qu'il n'en pouvait +supporter; aussi reprit-il vivement:</p> + +<p>—Mon brick n'est pas une <i>ourque</i>, entendez-vous, malhonnête, et si je +n'avais pas un bas mât trop pesant, je rendrais les huniers à votre +bateau...</p> + +<p>Ici M. Brulart fit trembler la goëlette aux éclats de son gros rire, et +continua sans changer de position.</p> + +<p>—Tu mériterais bien, vieille carcasse démâtée, que je te fisse amarrer +à une ligne de lock, et que je te f.... à la mer... à la remorque de ma +goëlette... pour que tu puisses juger si elle file bien;... mais je te +réserve mieux que ça... oui, mon vieux, mieux que ça—dit Brulart en +voyant l'air étonné de Benoît.—Mais ce n'est pas encore l'heure; +dis-moi, d'où viens-tu?</p> + +<p>—Je viens de la côte d'Afrique, je fais la traite, j'ai mon chargement, +et je vais à la Jamaïque pour y vendre mes noirs...</p> + +<p>—Je savais tout cela mieux que toi, je te le demandais pour voir si tu +mentirais...</p> + +<p>—Vous le saviez?...</p> + +<p>—Je te suis depuis Gorée...</p> + +<p>—C'est donc vous... que j'ai vu avant l'ouragan... dans la brume...</p> + +<p>—Un peu... ainsi touche-là, confrère, salut!...—dit Brulart en tirant +une mèche de ses épais cheveux noirs, comme si c'eût été la corne d'un +chapeau; ah!... nous faisons la traite! et moi aussi... j'en suis +enchanté.</p> + +<p>—J'étais sûr que nous nous entendrions—dit Benoît un peu rassuré par +cette parité d'état.</p> + +<p>—Mais, dis-moi, tes noirs, où les as-tu pris? car l'ouragan nous a +séparés, et je ne t'ai retrouvé que cette nuit.</p> + +<p>—Sur la côte... à l'embouchure de la <i>rivière des Poissons</i>; ils m'ont +été vendus par un chef de <i>Kraal</i>, des grands <i>Namaquois</i>, c'est une +partie de <i>petits Namaquois</i> qui provenait d'une prise faite pendant la +guerre.</p> + +<p>—Ah! vraiment...</p> + +<p>—Mon Dieu, oui, et j'avais même eu l'idée, si mon chargement n'eût pas +été complet, de descendre jusqu'au <i>fleuve Rouge</i>, qui est à peu près à +trente lieues dans le sud de la rivière des Poissons.</p> + +<p>—Pour?</p> + +<p>—Pour compléter mon chargement avec des <i>grands Namaquois</i>, car ils se +sont fait des prises des deux côtés; et si les grands Namaquois vendent +les petits, les petits mangent les grands Namaquois.</p> + +<p>—Ah! ils les mangent!</p> + +<p>—Ils les mangent à la croque-au-sel...—répéta Benoît tout-à-fait +rassuré, en faisant l'agréable—ainsi, commandant, vous voyez que +puisqu'ils les mangent, ils les vendraient peut-être, et à bon marché +aussi, et je vous enseigne cet endroit comme <i>un bon coin</i>.</p> + +<p>—Oh! moi, je prends mes cargaisons de noirs ailleurs.... c'est une +combinaison à part.... une espèce de tontine dans laquelle <i>j'amortis</i> +beaucoup...</p> + +<p>—Ah!—fit Benoît ouvrant ses petits yeux—c'est une tontine... +pourrais-je en être?</p> + +<p>—Comment! mon brave, tu y es déjà!...</p> + +<p>—Déjà....—dit Benoît, qui n'y comprenait rien.</p> + +<p>—Déjà.... Mais, dis-moi, tu as quitté la rivière des Poissons?</p> + +<p>—Hier soir... mais cette tontine...</p> + +<p>—Bien;—ton estime t'éloigne de la rivière?...</p> + +<p>—De vingt lieues environ.... et cette tontine que?...</p> + +<p>—Et tu es sûr que les <i>petits Namaquois du fleuve Rouge</i> ont aussi fait +prisonniers des <i>grands Namaquois</i>?</p> + +<p>—Sûr, sûr, c'est leur chef <i>Taroo</i> qui me l'a dit; mais vous voyez, +commandant, que je m'amuse aux lanternes; tout ce que je puis faire pour +vous, c'est de vous donner six tonnes d'eau et deux barils de biscuit; +vous concevez qu'avec près de quatre-vingts noirs à bord et vingt hommes +d'équipage, c'est beaucoup;... mais nous causerons de la tontine, et +vrai, comme Catherine est mon épouse, je me <i>saigne</i> pour vous.</p> + +<p>—C'est le mot—dit Brulart, en souriant d'une façon singulière.</p> + +<p>—Je ne puis pas faire un fifrelin de plus—ajouta Benoît d'un air +décidé.</p> + +<p>—Je te jure pourtant, moi, par tous les reins que j'ai brisés!...—cria +Brulart. Et il leva sa tête d'entre ses mains.</p> + +<p>—Par tous les crânes que j'ai fendus.—Et il se dressa debout.</p> + +<p>—Par tous les gosiers que j'ai échancrés!—Et il marcha sur Benoît.</p> + +<p>—Par tous les navires que j'ai pillés.—Et il regarda le malheureux +capitaine sous le nez.</p> + +<p>—Que tu feras davantage pour moi, <i>monsieur des grands Namaquois</i>.</p> + +<p>—Me trahirais-tu?—demanda Benoît pâle comme la mort.</p> + +<p>—Si je-te-tra-his?...</p> + +<p>Et à peine Brulart avait-il terminé ces mots, qui furent accentués +lentement, qu'un rire tout homérique ou plutôt tout méphistophélétique, +ou mieux encore, un vrai rire de hyène, souleva sa large poitrine.</p> + +<p>—Ah! gredin... bigre de forban...—dit l'honnête Benoît en lui sautant +au cou....</p> + +<p>Mais Brulart, saisissant les deux bras de Benoît, les emprisonna dans +son poignet de fer, tandis que de l'autre main il dénoua la corde qui +lui servait de ceinture, et en quelques minutes Benoît fut ficelé, lié, +enchevêtré, de manière à ne pouvoir faire le plus léger mouvement; après +quoi Brulart le posa en travers sur son grand coffre, en lui disant:</p> + +<p>—À tout à l'heure, nous allons rire... <i>confrère</i>.</p> + +<p>Et il monta sur le pont au bruit des imprécations, des injures, des +bigres, des hurlements du malheureux Benoît, qui sautait par soubresauts +sur son coffre comme un poisson sur le sable.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IVb" id="CHAPITRE_IVb"></a>CHAPITRE IV.</h3> + +<p class="r40"> +Oh!... lui dit-il en mourant; oh! mon<br /> +Anna, coupe les boucles de mes longs cheveux<br /> +qui ressemblent aux tiens...<br /> + —Au moins, se dit à part la douce fille, je<br /> +pourrai donner des bagues à mes amants,<br /> +sans dégarnir ma chevelure.—Ils me suivront<br /> +au tombeau... qui, je te le jure, est entr'ouvert,<br /> +mon adoré...—reprit-elle tout<br /> +haut.<br /> + Une larme brilla dans les yeux ardents<br /> +du moribond.<br /> +<span style="margin-left: 7em;"><i>(Historique.)</i></span><br /> +</p> +<p class="r40">Ils auraient dû vivre invisibles dans l'épaisseur<br /> +des bois, comme les rossignols mélodieux;<br /> +ils n'auraient jamais dû habiter<br /> +ces vastes solitudes appelées société, où tout<br /> +est vice et haine: chaque créature née libre<br /> +se plaît dans un secret asile. Les oiseaux les<br /> +plus doux ne nichent qu'avec une compagne,<br /> +l'aigle prend seul son essor, la<br /> +mouette et les corbeaux se réunissent en<br /> +troupes sur les cadavres, comme font les<br /> +mortels.<br /> +<span style="margin-left: 2em;"><span class="smcap">Byron</span>.—<i>Don Juan</i>, ch. IV, <span class="smcap">xxix.</span></span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">ARTHUR ET MARIE.</p> + + +<p>Pour en finir une bonne fois avec tous les antécédents, vrais ou faux, +attribués à Brulart, nous rapportons ici l'anecdote suivante.</p> + +<p>À peine âgé de vingt-sept ans, le comte Arthur de Valbelle avait déjà +mené une existence passablement orageuse; doué par la nature d'une +puissance physique et intellectuelle extraordinaire, jeune encore, il +s'était livré avec emportement à tous les excès, à toutes les débauches, +et conséquemment beaucoup diminué le patrimoine considérable que lui +avait légué son père.</p> + +<p>Il vit par hasard dans le monde, où il allait très-peu, une jeune fille +fort belle, mais sans fortune...</p> + +<p>Par hasard aussi il en devint éperdûment amoureux; c'était son premier +amour véritable. Or, un premier amour de débauché, c'est, on le sait, la +passion la plus frénétique, la plus violente qu'on puisse imaginer.</p> + +<p>La jeune fille, fort belle, répondit bien à la passion frénétique, mais +comme elle était aussi sage que jolie, mais comme sa tante, qui l'avait +élevée, s'était mariée quatre fois et possédait naturellement une +prodigieuse expérience de ce bas monde, on n'accorda ni un baiser, ni un +serrement de main avant l'union civile et religieuse.</p> + +<p>Arthur avait remarqué dans Marie (la fille fort belle s'appelait Marie) +une tête ardente, des idées exaltées, et surtout un profond instinct du +confortable qui n'attendait que la jouissance d'une fortune brillante +pour se développer.</p> + +<p>Or, avant de signer le contrat, il lui dit à peu près ceci:</p> + +<p>—Marie, j'ai des vices, des défauts, et même des ridicules....</p> + +<p>La jeune fille sourit... en montrant deux rangées de petites perles +blanches.</p> + +<p>—Marie, je suis violent, emporté, querelleur, et jusqu'à présent +malheureux en duels comme en amour.</p> + +<p>La jeune fille soupira, en le regardant avec, un air de compassion +touchant et sincère. Mais il fallait voir quels yeux!... et comme les +soupirs allaient bien à cette gorge de vierge!</p> + +<p>—Marie, j'avais beaucoup d'argent, beaucoup; les chevaux, les chiens, +la table et les femmes m'en ont absorbé une furieuse quantité.</p> + +<p>La jeune fille sourit avec indifférence... en levant ses jolies épaules +rondes....</p> + +<p>—Marie, il me reste, je crois, trois cents et quelques mille francs, +vous avez dix-neuf ans, des émotions toutes fraîches à satisfaire; la +vie est neuve pour vous; le luxe, les plaisirs, le tourbillon enivrant +d'une grande ville, vous sont inconnus... et, par conséquent, doivent +vous faire grande envie. Pour répondre à tous ces besoins, j'ai peu +d'argent, et beaucoup de défauts; mais enfin voulez-vous de moi?</p> + +<p>La jeune fille lui ferma la bouche avec sa main mignonne et potelée.</p> + +<p>Arthur l'épousa donc; De quoi ses amis rirent beaucoup. Sa femme, +jusqu'alors froide et réservée, se livra à tout le délire d'une première +passion; brune, jeune, ardente, elle sympathisa vite avec l'âme +brûlante, le caractère fougueux de son mari.</p> + +<p>Chose étrange! la possession n'affaiblit par leur ivresse, et les +plaisirs du jour naissaient des souvenirs de la veille.</p> + +<p>On l'a dit, quoique le patrimoine du comte eût singulièrement maigri, il +avait encore une honnête rotondité de cent mille écus au moment du +mariage.</p> + +<p>Mais, comme avant tout, le comte adorait son idole, son dieu, sa Marie, +son dieu resplendissait de pierreries, ne foulait que le satin et le +cachemire, et n'aventurait jamais ses petits pieds sur le pavé des rues +ou la poussière des promenades.</p> + +<p>Et le malheureux patrimoine desséchait, fondait à vue d'œil que c'était +pitié!!!</p> + +<p>Or un jour, sur les trois heures du soir, quatre mois après leur +mariage, et le lendemain du retour du comte, qui avait fait une légère +absence, ils étaient couchés tous deux, beaux de leur pâleur, de leurs +traits fatigués:</p> + +<p>—Arthur—disait Marie, en peignant ses longs cheveux noirs qu'elle +avait si beaux, avec ses jolis doigts blancs un peu amaigris—Arthur... +encore un mois de pareil bonheur... et puis mourir... dis, mon ange, +nous aurons usé tous les plaisirs, depuis la molle et douce extase +jusqu'au spasme nerveux et convulsif, et pourtant notre ivresse est +toujours renaissante.... Nous sommes trop heureux... il est impossible +que cela dure... devançons l'heure des regrets qui viendrait peut-être! +veux-tu, dis, mon amour?... veux-tu mourir bientôt... un charbon +parfumé, ma bouche sur ta bouche, et nous nous en irons comme +toujours... ensemble....</p> + +<p>Et la délicieuse créature, sa tête entre les mains, ses coudes à +mignonnes fossettes, appuyés sur les riches dentelles de son oreiller, +attachait ses grands yeux battus et voilés sur la pâle figure de son +mari.</p> + +<p>Arthur se dressa de toute la hauteur de son buste, son regard +flamboyait, et une incroyable expression d'étonnement et de joie, +rayonnait sur son front.... Il était plongé dans une ravissante +béatitude... cette idée lui était venue à lui... cinq jours avant, et au +fait:</p> + +<p>À vingt-huit ans, il avait vécu autant qu'il est possible de vivre avec +un corps de fer, une âme de feu, et des tonnes d'or;—cette passion +qu'il éprouvait pour sa femme semblait résumer toutes ses passions, car +il l'aimait de tout l'amour qu'il avait eu pour les chevaux, les chiens, +le jeu, le vin et les filles d'opéra ou d'ailleurs.</p> + +<p>Et puis aussi le misérable patrimoine était devenu si étique, si +souffreteux, si chétif, si diaphane, qu'on voyait la misère au travers.</p> + +<p>Et puis aussi, l'accord parfait qui avait existé jusque-là entre +<i>pouvoir</i> et <i>volonté</i> (eût dit Scudéry) avait disparu... qu'aurait-il +regretté?...</p> + +<p>Aussi Arthur ne répondit rien. Il est de ces sensations qu'aucune +langue humaine ne peut exprimer;—deux grosses larmes roulèrent sur ses +joues flétries... ce fut sa seule, son unique réponse....</p> + +<p class="point">Mais le dévoûment de Marie eut une si inconcevable influence sur cet +être énergique, qu'il l'exalta pour quelque temps encore à un degré de +puissance inouïe et presque surnaturelle... il faut avouer que cette +influence magique ne s'étendit pourtant pas jusqu'au patrimoine, car +quinze jours après il était défunt. Le patrimoine! Oh! bien défunt... et +lui donc... <i>Bone Deus!</i> pauvre Arthur!.....</p> + +<p>—C'est donc aujourd'hui—disait Marie, toujours belle, quoiqu'amincie, +car avant son mariage elle était un peu grasse, un peu colorée....</p> + +<p>—C'est ce soir....—répondit-il tendrement.</p> + +<p>—As-tu écrit?...—demanda-t-elle.</p> + +<p>—Sois tranquille, on n'inquiétera personne, chère et bonne Marie—et +ils arrivèrent calmes et joyeux dans les bois de Ville-d'Avray, car ils +avaient abandonné l'idée de l'asphyxie; c'est commun, au lieu qu'avec un +bon poison rapide comme la foudre, on peut quitter la vie sous un bel +ombrage frais et riant; justement on était en juillet.</p> + +<p>—Ce n'est pas une femme, c'est un ange—disait Arthur, en voyant Marie +déboucher toute heureuse, toute souriante, un petit flacon de cristal +mince, friable, et rempli d'une belle liqueur limpide, verte comme +l'émeraude.</p> + +<p>Ils s'étendirent tous deux sous un chêne magnifique, dans un épais +taillis, désert et reculé; l'air était tiède, le ciel pur, le soleil à +son déclin.</p> + +<p>—Devine, cher adoré... comment nous allons partager cette douce +liqueur?—dit la jeune femme, en jetant son bras blanc et potelé autour +du cou de son mari, et le baisant au front.</p> + +<p>—Je ne sais, mon ange—répondit Arthur avec insouciance, en comptant +sous ses lèvres les palpitations du cœur de Marie.</p> + +<p>—Eh bien!—dit-elle avec un regard ardent et passionné, pendant qu'un +frisson voluptueux semblait courir par tout son corps—eh bien! mon +Arthur, nous mettrons ce mince cristal à moitié entre nos dents... et +nous le briserons au milieu d'un de ces baisers délirants... tu sais....</p> + +<p class="point">—Oh! viens... donc....—dit Arthur.....</p> + +<p>Le soleil se coucha.</p> + +<p>Le lendemain, à la nuit, le comte sortit comme d'un affreux sommeil, la +langue rude et sèche... le gosier brûlant, et des battements d'artères à +lui rompre le crâne....</p> + +<p>Il était à la même place que la veille. Il sentit aussi mille pointes +aiguës lui déchirer les entrailles.</p> + +<p>Pour lors il se tordit, cria, mordit la terre, car il souffrait des +douleurs atroces....</p> + +<p>Dans un moment de calme, il chercha le cadavre de Marie avec angoisse.</p> + +<p>Elle n'y était plus....</p> + +<p>Les douleurs le reprenant, il se tordit de nouveau, hurla tant et si +bien, qu'un honnête garde-chasse le recueillit, l'emmena dans sa maison +et le soigna comme un fils.</p> + +<p>L'incroyable force de tempérament du comte résista à cette violente +secousse, et au bout de quinze jours il fut presque hors de danger.</p> + +<p>Mais qu'était devenue Marie? c'est ce qu'il ne put savoir.</p> + +<p>Un matin le brave garde-chasse apporta avec <i>sa petite note pour les +bons soins donnés à Monsieur</i> (ce qui cotait l'humanité du garde-chasse +à dix francs par jour), apporta, pour distraire son hôte, un numéro de +l'honnête <i>Journal de Paris</i>.</p> + +<p>Le comte se mit à le lire, et sa figure prit une expression bien +étrange.</p> + +<p><i>Deux cents francs de récompense à qui ramènera chez M. M***, rue***, un +lévrier blanc, de grande taille, marqué de taches jaunes aux oreilles, +fort méchant, et mordant au nom de</i> Vairdaw.</p> + +<p>Ce n'est pourtant pas cela qui pouvait faire craquer si violemment les +dents du comte les unes contre les autres... continuons:</p> + +<p><i>Le nommé Chavard a été condamné à cinq ans de travaux forcés et à la +marque, pour avoir volé avec effraction, escalade nocturne, et à main +armée, cinq choux et un lapin blanc; mais, vu les circonstances +atténuantes (Chavard jouissait, avant ce crime, d'une bonne réputation, +et veuf, père de cinq petits enfants, vivait d'une industrie qui renait +d'être détruite par l'invention d'une nouvelle machine à vapeur fort +économique, employée par un banquier millionnaire).</i></p> + +<p><i>Vu ces circonstances, on lui fait remise de la marque, etc., etc.</i></p> + +<p>Ce n'était pourtant pas non plus cette conséquence d'une civilisation +très-avancée qui faisait pâlir le comte et rouler ses yeux sanglants +dans leur orbite; voyons autre chose, nous y sommes, je crois:</p> + +<p><i>Depuis quinze jours environ, le comte Arthur de *** a disparu de son +domicile; il y a tout lieu de croire qu'un suicide a mis fin à ses +jours, et que des affaires dérangées et des chagrins domestiques +l'auront poussé à cette extrémité, d'autant plus que l'on assure que +madame la comtesse de *** est partie la veille même ou le lendemain de +la disparition de son mari, avec le fils d'un des plus riches banquiers +de la capitale; ils ont pris, dit-on, la route de Marseille.</i></p> + +<p>C'est cela pour sur qui terrifia le comte et le fit tomber sur son lit +sans connaissance. Pendant cet évanouissement douloureux et poignant +comme un cauchemar par une nuit d'été, lourde et chaude, il lui sembla +voir des êtres fantastiques, hideux et flamboyants, qui, en se +rapprochant les uns des autres, formaient un sens, comme s'ils eussent +été les signes animés d'une langue inconnue.</p> + +<p>Et il lut les mots suivants qui étincelaient et tournaient rapides, +rapides comme la roue d'un moulin: «Une jeune et jolie femme ne renonce +jamais au luxe et aux plaisirs....</p> + +<p>»Pour se tuer, surtout....</p> + +<p>»Elle t'a joué, sot....</p> + +<p>»Elle a aimé ton or, quand tu avais de l'or....</p> + +<p>»Elle a aimé ta jeunesse et ta beauté, quand tu avais de la jeunesse et +de la beauté....</p> + +<p>»L'orange est sucée, adieu l'écorce....</p> + +<p>»Elle en aime un autre qui a de l'or, comme tu avais de l'or; de la +beauté, comme tu avais de la beauté....</p> + +<p>»Elle a voulu se débarrasser de toi....</p> + +<p>»Elle a compté sur ta niaise exaltation....</p> + +<p>»Et puis sur ta ruine....</p> + +<p>»Et puis sur son sang-froid et son adresse pendant que tu te livrerais à +un dernier transport frénétique et convulsif....</p> + +<p>»Et elle rit de toi avec son amant—son amant—son amant....</p> + +<p>»Car elle te croit mort—mort—mort...»</p> + +<p>Ici le comte fit un bond affreux, se réveilla, se dressa raide sur ses +pieds, tout d'une pièce, la bouche écumante, et tomba en travers de son +lit, les yeux grands, ouverts, fixes, presque sans pouls et faisant +entendre un râlement sourd et étouffé....</p> + +<p>Ce fut encore le bon garde-chasse qui le tira de cette nouvelle crise, +qui le combla de nouveaux soins, toujours à dix francs la journée +d'affection et d'attachement.</p> + +<p>Quand le comte put se lever et marcher, il lui donna un diamant pour +aller le vendre, le paya sur le prix, et disparut.</p> + +<p>Onc depuis le bon garde-chasse n'en entendit parler.</p> + +<p>S'il eût pourtant lu le <i>Sémaphore</i> de Marseille, il eût été peut-être +frappé du paragraphe qui suit:</p> + +<p>«<i>Un crime affreux vient de jeter la consternation dans nos murs; depuis +quelque temps, madame la comtesse veuve de *** était arrivée ici avec M. +***: cette dame voyageait, dit-on, pour sa santé; hier, au coucher du +soleil, des cris affreux partent de l'appartement de cette dame, qui est +logée sur le port, hôtel des Ambassadeurs. On enfonce la porte et on la +trouve baignée dans son sang, percée de plusieurs coups de poignard; +elle n'a pu dire que ces mots à son compagnon de voyage:—«Je le croyais +mort, il ne l'est pas, il vient de m'assassiner... crains tout de lui... +je n'ai aimé que toi, amour...»—Et elle expira.</i></p> + +<p>»<i>Ses obsèques ont eu lieu ce matin dans l'église de Saint-Joseph; on +est à la recherche de l'assassin, qui est, dit-on, le mari de cette +dame, le comte Arthur de *** qu'on avait cru mort; mais on n'espère pas +le découvrir, car plusieurs témoins affirment avoir vu, avant-hier soir, +peu de temps après le meurtre, un homme marchant fort vite se dirigeant +vers le port, et dans la soirée, on sait qu'un mistic sous pavillon +sarde a mis à la voile. Mais les plus fortes présomptions portent à +croire que ce monstre de jalousie a terminé sa vie dans les flots; voici +le signalement affiché à la préfecture: Taille, cinq pieds dix +pouces,—très-maigre,—figure longue et pâle,—sourcils noirs, barbe +noire, cheveux noirs, yeux bleus très-clairs,—dents blanches,—menton +carré,—vêtu d'une redingote verte et d'un chapeau rond</i>.»</p> + +<p class="point">Or, le comte Arthur de Varbelle c'était Brulart!</p> + + +<p>Brulart monta donc sur le pont, laissant l'honnête Benoît maugréer à son +aise, étendu sur le grand coffre.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_Vb" id="CHAPITRE_Vb"></a>CHAPITRE V.</h3> + +<p class="r50 nind">.....<i>Aliquis providet</i>.....</p> + +<p class="r50 nind">Marche au flambeau de l'espérance<br /> +Jusque dans l'ombre du trépas,<br /> +Assuré que ma providence<br /> +Ne tend point de piège à tes pas:<br /> +chaque aurore la justifie,<br /> +L'univers entier s'y confie,<br /> +Et l'homme seul en a douté;<br /> +Mais ma vengeance paternelle<br /> +Confondra le doute Infidèle<br /> +Dans l'abîme de ma bonté.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;"><span class="smcap">de Lamartine</span> .—<i>Méditation</i> <span class="smcap">viii</span>.</span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">QUE LE BON DIEU VOUS PUNIT<br />DE FAIRE LA TRAITE.</p> + + +<p>Lorsque M. Brulart parut sur le pont de <i>la Hyène</i>, tous les entretiens +particuliers cessèrent comme par enchantement.</p> + +<p>Et de fait, si ce personnage n'était pas affable et gracieux, il était +au moins imposant et terrible aux yeux de son équipage.</p> + +<p>Sa chemise ouverte laissait voir son cou bruni, ses membres nerveux et +endurcis aux fatigues. Il s'appuyait sur une énorme barre de chêne qu'il +faisait tournoyer de temps en temps, comme si c'eût été le plus mince +roseau.</p> + +<p>—Où est le <i>Borgne</i>, canailles?—demanda-t-il. Le <i>Borgne</i> s'approcha.</p> + +<p>—Fais armer la chaloupe en guerre, prends quinze hommes, deux pierriers +à pivots, et va amariner le bateau de <i>ce monsieur</i>; quant à ces chiens +qui sont dans le canot, mène-les aussi à bord, et mets-les aux fers avec +les noirs et le reste de l'équipage du brick. À vous quinze vous pourrez +manœuvrer ce bâtiment: imite mes mouvements, et navigue dans mes eaux... +tu commanderas ce navire... veille aussi à la nourriture des nègres... +allons, file.</p> + +<p>Les ordres de M. Brulart furent exécutés à la lettre; seulement, lorsque +<i>Caiot</i> vit arriver l'embarcation armée qui venait s'emparer de <i>la +Catherine</i>, il eut le fol entêtement de vouloir résister un peu; aussi +lui et deux autres, je crois, furent tués, et le <i>Borgne</i> pensa +judicieusement que ce serait autant de moins à garder et à nourrir. +Bientôt <i>la Hyène</i> orienta ses voiles, et, serrant le vent au plus près, +mit le cap au sud, comme pour regagner la côte d'Afrique....</p> + +<p>Benoît sentit alors, aux secousses du navire et au bruit qu'on faisait +sur le pont, que la goëlette se remettait en route.</p> + +<p>La brise fraîchit, et la marche de <i>la Hyène</i> se trouvait tellement +supérieure qu'elle fut obligée d'amener ses huniers pour que <i>la +Catherine</i> pût la suivre, et pourtant son nouveau commandant, le +<i>Borgne</i>, la couvrait de voiles....</p> + +<p>—Toi, timonier, le cap à l'est-sud-est—dit Brulart—et veille aux +embardées, ou je te cogne;—puis il descendit retrouver son prisonnier.</p> + +<p>—Ah! brigand... forban, gredin....—cria celui-ci dès qu'il le vit—ah! +si j'avais eu des canons et mon brave Simon... tu ne m'aurais pas pris +comme un congre dans son trou....</p> + +<p>—Tout de même, papa....</p> + +<p>—Non!... bigre... non... fichtre!...</p> + +<p>—Comme tu voudras... mais il fait solidement soif....</p> + +<p>Brulart prit alors sa barre de chêne, et frappa le plancher.</p> + +<p>Le mousse à la vilaine tête reparut, et à peine M. Brulart eut-il fermé +ses doigts moins le pouce, qu'il tendit vers sa bouche en haussant le +coude... qu'une grosse cruche de rhum était sur la petite table.</p> + +<p>Le capitaine de <i>la Catherine</i>, toujours amarré sur son coffre, se +trouvait dans l'impossibilité de faire un mouvement.</p> + +<p>—Dis donc, confrère—reprit Brulart, après s'être ingéré un énorme +verre de cette liqueur alcoolique;—dis donc, pour passer le temps, +jouons à un jeu, veux-tu? à <i>pigeon vole</i>... non, tu es attaché; à mon +<i>corbillon</i>... c'est bien fade; à <i>M. le curé n'aime pas les os</i>... ça +sent le blasphème; tiens, j'y suis, jouons à deviner; je te préviendrai +quand tu <i>brûleras</i>, comme nous disions au lycée Bonaparte... voyons, +devine... devine... ah! tiens, devine ce que je vais faire de toi et de +ton équipage.</p> + +<p>—Bigre, ce n'est pas malin! nous piller, scélérat....</p> + +<p>—Non, va toujours....</p> + +<p>—Nous faire prisonniers... monstre....</p> + +<p>—Non, va toujours.</p> + +<p>—Eh bien donc! nous massacrer, car tu es capable de tout....</p> + +<p>—Tu brûles... mais ce n'est pas ça tout-à-fait.</p> + +<p>—Ah bigre de fichtre! être là immobile, amarré comme une ancre au +capon... c'est à se dévorer la langue....</p> + +<p>—Tu donnes ta langue au chien... c'est-à-dire que tu renonces, que tu +ne devines pas.... Eh bien! écoute.</p> + +<p>Il but encore un grand verre, et Benoît ferma les yeux....</p> + +<p>Mais se ravisant:—Je ne veux pas t'entendre, vilain +gueux—s'écria-t-il—je t'empêcherai bien de parler... tu vas voir....</p> + +<p>Et Claude-Borromée-Martial se mit à crier, à vociférer, à chanter, à +hurler, pour couvrir la voix de M. Brulart et ne pas ouïr ses atroces +plaisanteries.</p> + +<p>Deux ou trois matelots, épouvantés de ce bruit infernal, se +précipitèrent à la porte de la cabine, croyant qu'on s'y égorgeait....</p> + +<p>—Voulez-vous retourner là haut, canailles—dit Brulart—ne voyez-vous +pas que c'est monsieur qui s'amuse à chanter des romances namaquoises! +Ah! scélérat de musicien, va!</p> + +<p>Et le pauvre Benoît de continuer ses ah! ah! ses oh! oh! sur tous les +tons pour s'étourdir et couvrir la voix de son hôte.</p> + +<p>—Ah oui! mais ça m'embête—dit Brulart—c'est bon un moment, et puis tu +t'enroueras....</p> + +<p>En deux tours, Benoît fut bâillonné... ses yeux devinrent rouges comme +du sang, et lui sortaient de la tête....</p> + +<p>—À la bonne heure, sois gentil, et on causera avec toi; pour la peine, +je vais t'apprendre ce que je vais faire de ta seigneurie et de ton +équipage. Je te dirai d'abord que j'avais autrefois la sottise d'aller +acheter des noirs à la côte: tel bon marché qu'ils soient, c'est encore +trop cher.... Un jour que nous avions, moi et mes agneaux, dépensé +jusqu'au dernier quart le fruit d'une assez bonne opération, j'eus +l'idée de la <i>tontine</i> dont je t'ai parlé.... Allons, reste donc +tranquille—tu te feras du mal.... Or, je flane le long de la côte... et +quand j'aperçois un négrier que je suppose chargé—crac... je mets son +chargement dans ma <i>tontine</i>... et lui et son équipage, je les <i>amortis</i> +comme j'ai eu l'honneur de te le dire... de cette façon les noirs ne me +coûtent que la nourriture, que la <i>façon</i>, et je puis les donner aux +colonies à meilleur marché que mes confrères: ainsi tu vois la chose; +mais en t'entendant parler des <i>grands</i> et <i>petits Namaquois</i>, il m'est +bien venu, pardieu, une autre idée... tu vas rire.</p> + +<p>Benoît pâlit...</p> + +<p>—Vois-tu, nous avons le cap à l'est-sud-est... c'est-à-dire que nous +portons un peu au nord de la rivière Rouge, où nous allons, autrement +dit, chez les <i>petits Namaquois</i> dont tu as acheté les frères, parents +et amis.</p> + +<p>Benoît fit un mouvement brusque et convulsif.</p> + +<p>—Comprends-tu?... j'ai un de mes agneaux qui parle très-bien caffre et +namaquois; je le mets dans ma chaloupe avec toi et ton équipage, et je +vous expédie à terre... en faisant bien expliquer aux petits Namaquois +que tu es l'homme blanc qui depuis long-temps les achète quand ils sont +faits prisonniers par leur ennemi, le chef des <i>grands Namaquois</i>, et tu +juges s'ils seront contents de se venger sur toi et les tiens du sort +affreux que l'on fait endurer à leurs compatriotes.</p> + +<p>Les yeux de Benoît étincelérent, et on entendit un gémissement étouffé.</p> + +<p>—À la bonne heure, tu commences à comprendre.... Ainsi donc, mon Caffre +va trouver le chef du Kraal des <i>petits Namaquois</i> et lui dit à peu près +ceci:</p> + +<p>—Grand chef! mon maître, un homme blanc respectable, vient de donner la +chasse à un autre blanc; mais cet autre blanc est un misérable, le +voici... ce monstre a acheté à votre ennemi, le chef des <i>grands +Namaquois</i>, tous les prisonniers qu'il vous a faits dans la dernière +bataille... témoin, ce cadavre de l'un d'eux... qu'il a sans doute +égorgé. C'est, vois-tu, confrère—dit Brulart en souriant d'une manière +infernale et se penchant près de Benoît—c'est un de tes noirs que <i>nous +préparons</i>, c'est-à-dire que nous noyons à cet effet, pour prouver que +c'est la vérité, parce que s'il était en vie il pourrait jaser....</p> + +<p>Les yeux de Benoît s'ouvrirent d'une affreuse manière... et ils +semblèrent lancer des éclairs.</p> + +<p>—Tu y es, n'est-ce pas, mon frère?—continua Brulart;—mon Caffre +ajoute....</p> + +<p>—Nous n'avons donc trouvé, grand et digne chef, que ce cadavre; ils +avaient sans doute jeté les autres à la mer pour tromper la vigilance de +mon maître, qui poursuit sans relâche ces atroces marchands de chair +humaine... et n'être pas surpris en flagrant délit. Mais heureusement ce +petit Namaquois est revenu à la surface de l'eau, comme pour donner une +preuve de leur crime... car Dieu est Dieu!... Or, grand chef, mon maître +livre ce blanc et son équipage à ta justice et à ta sévérité, ne +demandant en échange, et pour leur faire subir la loi du talion, que +vingt ou trente de vos prisonniers, compatriotes de ces <i>grands +Namaquois</i> qui ont si indignement vendu tes frères à ce misérable; et, +d'ailleurs, si vous destinez vos ennemis à être dévorés, tâtez du blanc, +et vous verrez que c'est un manger fort délicat.</p> + +<p>Ici le linge qui bâillonnait Benoît se teignit peu à peu de sang... et +ses yeux se fermèrent.... Le malheureux capitaine venait de se rompre +une artère par la violence de sa colère et de sa rage si long-temps +comprimées....</p> + +<p>Brulart le fit revenir à lui, au moyen de quelques gouttes de rhum qu'il +lui introduisit charitablement dans les yeux.</p> + +<p>—Oh! pitié... pitié....—dit Benoît d'une voix faible et +entrecoupée....</p> + +<p>—Je ne comprends pas—répondit Brulart en ricanant....</p> + +<p>—Pitié!—répéta le capitaine de <i>la Catherine</i>....</p> + +<p>—Je n'entends que le français... mais je continue, tu juges de la joie +du chef de <i>Kraal</i> et des siens de tenir des blancs! ceux qui ont acheté +les nègres leurs frères... ils ne marchandent pas, ils nous donnent en +échange de vous autres des <i>grands Namaquois</i> à remuer à la pelle... et +quant à toi et aux tiens... voilà où est la farce; on vous scalpelle... +on vous roue... on vous brûle... on vous mange, un tas de folies, +quoi... et moi qui garde ton brick, je me trouve avoir par le fait deux +charmants navires, je charge ma goëlette des <i>grands Namaquois</i> qu'on me +troque pour toi et les tiens. Je mets le cap sur les Antilles; je vends +mes noirs à bon compte, et j'ai fait ainsi le bonheur des colons, de +mon équipage, mais par dessus tout j'ai puni un infâme négrier comme +toi, qui vend ses frères ainsi que des bestiaux.</p> + +<p>Dis donc, après cela, qu'il n'y a pas une Providence, mon gros compère! +ouf... et pour péroraison Brulart absorba deux verres de rhum coup sur +coup....</p> + +<p>Le malheureux Benoît restait écrasé sous le poids de cette horrible +éloquence, et ne pouvait placer une parole.... Quand le corsaire eut +fini, il se recueillit un instant et dit avec un calme affecté que +démentait le tremblement de sa voix:</p> + +<p>—Il est impossible qu'un projet aussi affreux puisse entrer dans la +tête d'un homme... je ne croyais pas encore qu'on put voler un +négrier... mais enfin, volez mon brick, mes noirs... mais, au lieu de me +jeter sur la rive du fleuve Rouge, menez-moi à la rivière des Poissons, +au moins là... j'ai des amis... je ne serai pas massacré... c'est encore +moins pour moi que pour mon équipage, je vous le jure... la preuve, +c'est que je vous le demande à genoux... tuez-moi... mais ne les exposez +pas à un sort aussi horrible, ces malheureux ont des familles, des +femmes, des enfants!...</p> + +<p>—Juste.... Je suis fabricant de veuves et d'orphelins, c'est aussi ma +partie.</p> + +<p>—Capitaine—reprit le commandant de <i>la Catherine</i>, avec des larmes +dans la voix... Dieu me punit de métier que je fais, mais il m'est +témoin que c'est toujours avec humanité que j'ai exercé... et puis, +capitaine, oh! capitaine, j'ai une femme et un enfant... qui n'ont que +moi... prenez tout... mais, par grâce, laissez-moi la vie... oh! la vie! +que je revoie mon enfant.</p> + +<p>—Voyez-vous le volage! tout à l'heure il voulait la mort! arrange-toi +donc....</p> + +<p>—Oh! grâce... pour mon équipage et pour moi! c'est une cruauté inutile.</p> + +<p>—Comment, diable, inutile... j'y gagne un brick et un chargement de +noirs....</p> + +<p>—Mon Dieu, mon Dieu, que faire?... ma pauvre femme... mon pauvre +enfant....—disait Benoît en pleurant à chaudes larmes....</p> + +<p>—Bien, des larmes, bien, je voudrais, vois-tu, voir pleurer du sang... +oh! j'ai eu aussi, moi, d'atroces douleurs dans ma vie; il faut que +l'homme me paie ce que l'homme m'a fait souffrir, sang pour sang, +torture pour torture... et j'y perds....—dit Brulart avec une sombre +expression que ses traits durs et moqueurs n'avaient pas encore révélée, +mais qui disparut bientôt.</p> + +<p>—Mais, au nom du ciel, est-ce ma faute?... je ne vous ai jamais fait de +mal... moi....</p> + +<p>—Tant mieux, ta souffrance sera plus affreuse.</p> + +<p>—Commandant... grâce... grâce....</p> + +<p>—Tu me fais rire... mais je vais m'assoupir, ainsi remets ta langue au +croc, ou, bien mieux, je vais te remettre ton bâillon, ce sera sûr.</p> + +<p>Ce qu'il fit.</p> + +<p>Puis il s'assoupit jusqu'à ce que son mousse <i>Cartahut</i> fût descendu et +l'eût secoué fortement; ledit <i>Cartahut</i> reçut de Brulart un vigoureux +coup de poing pour son message et reprit, en se frottant la tête:</p> + +<p>—C'est la terre qu'on voit...</p> + +<p>—Ah! chien... bien vrai, mort de Dieu, je rêvais que je voyais rôtir ce +b—— là—dit Brulart en montant sur le pont...</p> + +<p>—Mais tu es donc un monstre... un cannibale—criait sourdement Benoît +malgré son bâillon; sa voix s'éteignit...</p> + +<p>Brulart, arrivé sur le pont, reconnut en effet les hautes montagnes +sèches et rougeâtres qui cernent cette partie de la côte, et, à l'aide +de sa longue-vue, il distingua quelques cases à l'embouchure de la +rivière Rouge.</p> + +<p>Il est inutile de répéter ce qu'on a déjà dit; qu'il suffise de savoir +que le projet si complaisamment dévoilé à Benoît fut exécuté à la lettre +avec le plus grand bonheur, la réussite la plus complète.</p> + +<p>Le nègre noyé, le Caffre interprète, rien n'y manqua; seulement Benoît +ayant supplié Brulart de se charger d'une lettre que le malheureux homme +écrivait en France pour prévenir Catherine et Thomas de ne plus +l'attendre... plus jamais...—et puis Benoît ayant enfin demandé à +Brulart comme grâce dernière de lui laisser embrasser encore une fois ce +mauvais portrait et cette couronne fanée qui lui étaient si +précieux;—on assure que le capitaine de <i>la Hyène</i> refusa et fit même +sur cette peinture les plus horribles plaisanteries.</p> + +<p>Enfin la soir même, M. Brulart passa à bord du brick, et donna le +commandement de la goélette à son second, le <i>Borgne</i>.</p> + +<p>Son chargement se composait des cinquante-un noirs du capitaine Benoît +sans compter <i>Atar-Gull</i>, et de vingt-trois <i>grands Namaquois</i> qu'il +avait eut en échange de M. Benoît et de l'équipage de <i>la Catherine</i>, +lesquels noirs furent aussi mis aux fers et embarqués à bord de la +goélette...</p> + +<p class="point">On ne sait ce que devinrent Benoît et ses compagnons, seulement le +Caffre qui avait conduit cette négociation apprit a l'équipage de la +goëlette que tout le <i>Kraal</i> des <i>petits Namaquois</i>, femmes, enfants, +hommes, vieillards, semblaient transportés d'une joie délirante, et que +désignant l'équipage de Benoît et ce malheureux capitaine, garrottés et +couchés par terre, ils chantaient en se caressant l'estomac:—Nous les +ensevelirons là, noble tombeau, noble tombeau pour les hommes pâles, +nous les ensevelirons là, et nous donnerons leurs yeux et leurs dents au +grand <i>Tommaw-Owouh</i>......</p> + +<p>—Maintenant—dit Brulart—laissons porter sur la Jamaïque... que sur +près de cent noirs, il m'en reste seulement trente, à deux mille francs +pièce... pour ce que ça me coûte... c'est une affaire d'or...</p> + +<p>Et, selon son habitude, il se retira dans sa chambre, en faisant la +défense accoutumée:</p> + +<p>Le premier qui osera entrer ici avant demain—<i>à la mer</i>!</p> + +<p>Que faisait-il ainsi chaque nuit?</p> + +<p>Pourquoi cet isolement? cette lumière qui brûlait sans cesse?</p> + +<p>C'est ce que l'équipage de <i>la Hyène</i> ne pouvait savoir.</p> + +<hr class="fin" /> + +<h2><a name="LIVRE_III" id="LIVRE_III"></a>LIVRE III.</h2> + +<hr class="body" /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_Ic" id="CHAPITRE_Ic"></a>CHAPITRE I.</h3> + +<p class="r30 nind">Le mal régna dès lors dans son immense empire;<br /> +Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire<br /> +<span style="margin-left: 2em;">Commença de souffrir;</span><br /> +Et la terre, et le ciel, et l'âme, et la matière,<br /> +Tout gémit; et la voix de la nature entière<br /> +<span style="margin-left: 2em;">Ne fut qu'un long soupir.</span><br /> + +<span style="margin-left: 4em;">D<span class="smcap">e</span> L<span class="smcap">amartine</span> .—<i>Méditations</i>.</span><br /> +</p> + +<p class="r45">L'homme est un animal bizarre, et fait<br /> +un singulier usage de sa nature et des<br /> +arts qu'il invente; il se tue, il se vend;<br /> +l'un fabrique des nez artificiels, un autre<br /> +invente la guillotine, celui-là vous casse<br /> +les os, celui-ci vous les remet en place;—mais<br /> +la vaccine a été certainement un excellent<br /> +antidote des fusées à la Congrève.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;">B<span class="smcap">yron</span> .—<i>Don Juan</i>, chant I, <span class="smcap">cxxix</span>.</span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LE FAUX PONT.</p> + + +<p>On le sait, le capitaine Brulart fit embarquer à bord de <i>la Catherine</i> +tout son mobilier, c'est-à-dire sa table tachée de graisse et de vin, +son vieux coffre où il n'y avait rien du tout, la chemise bleue, sale et +trouée qu'il portait sur lui, son gros bâton (ou son éventail à +bourrique, comme il disait plaisamment), et son grand pot d'étain qui +tenait trois pintes.</p> + +<p>Mais une fois entré dans la dunette du malheureux Benoît, il fut +émerveillé des richesses qu'elle contenait. Il s'empara d'abord du +chapeau de paille et de la vieille couronne de bluets qu'il planta sur +sa tête, puis d'une veste et d'un pantalon dont il se revêtit +insolemment. Tout cela, il est vrai, lui était fort court et fort +étroit; aussi ne ménageait-il pas les imprécations et les injures contre +l'ancien propriétaire. Après tout, il n'y regardait pas de si près, et +s'en trouva fort bien; aussi le lendemain matin, à son réveil, il dit en +se mirant avec complaisance dans la petite glace de la dunette:</p> + +<p>—Il n'y a rien de tel que la toilette pour refaire un homme.</p> + +<p>Puis il déjeûna de bon appétit d'une dalle de morue sèche, d'un fromage +de Hollande, de trois galons d'eau-de-vie, et après boire, fut inspecter +les nègres et descendit dans le faux pont.</p> + +<p>Les <i>grands Namaquois</i> avaient été un peu négligés, un peu oubliés +depuis la veille; mais que voulez-vous, il s'était passé tant +d'événements, tant de choses, qu'on ne pouvait penser à tout.</p> + +<p>Donc, sur les midi, le capitaine Brulart arriva dans le faux pont, +singulièrement espacé aux dépens de la cale; car, de l'étrave à +l'étambord, le faux pont avait, je crois, trente-cinq pieds, et son +grand beau à peu près quinze pieds, autrement dit, trente-cinq pieds de +long sur quinze de large; la hauteur était de dix. La lumière ne +pouvait passer que par le grand panneau grillé et regrillé.</p> + +<p>Brulart commença son inspection par tribord.</p> + +<p>Oh! de ce côté ce n'étaient que des enfants, de frêles et pauvres +créatures qui, servant d'appoint dans ces marchés de chair humaine, +formaient pour ainsi dire la <i>monnaie</i> de ce trafic.</p> + +<p>Ces enfants jouaient là comme ils eussent joué sur les bords frais et +ombragés du <i>fleuve Rouge</i>.</p> + +<p>Mon Dieu, pour eux, rien n'était changé; seulement, au lieu du ciel pur +qui leur souriait la veille, c'était le lourd plafond du brick; au lieu +du soleil éblouissant qui les inondait de chaleur et de lumière, c'était +le panneau carré du faux pont qui suintait à travers ses barreaux un +jour douteux et un air épais. Seulement, en montrant le plafond et le +panneau, ils se demandaient, dans leur naïf langage, pourquoi ce ciel +était si noir et si près, et ce soleil si pâle et si froid;... et puis +pourquoi ces vilains cercles de fer enchevêtraient leurs petits pieds +déjà endoloris et gonflés; et puis aussi pourquoi ils ne voyaient pas +leur mère depuis trois jours, leur mère qui justement leur avait promis +un joli collier de plumes de colibris, et une pagne plus brillante à +elle seule que tous les cailloux de la <i>rivière Rouge</i>.</p> + +<p>Enfin, las de se questionner, de pleurer, ils se roulaient et se +battaient entre eux pour attendre plus patiemment sans doute l'heure de +manger; car, depuis deux jours, on les avait un peu oubliés, et ils +avaient bien faim.</p> + +<p>Brulart passa, et, sans le faire exprès, le capitaine écrasa presque la +jambe d'un de ces enfants sous son pied large et massif.</p> + +<p>C'est qu'il faisait si sombre dans ce faux pont.</p> + +<p>Le pauvre petit poussa un cri bien déchirant.</p> + +<p>—Mets des sabots, mauvais rat d'Afrique—dit Brulart....</p> + +<p>Et il continua sa promenade jusqu'au milieu du brick, fort mécontent de +ces négrillons que l'on vend si mal.... Par exemple, arrivé là, sa +mauvaise humeur fit place à un sourire de satisfaction qui rida ses +lèvres.</p> + +<p>Car là commençait la <i>section des mâles</i>, comme il disait....</p> + +<p>La clarté du grand panneau tombant d'aplomb sur cet endroit, il put +facilement les examiner.</p> + +<p>C'étaient des hommes forts et vigoureux; aussi le négrier contemplait-il +avec une curieuse avidité ces vastes poitrines, ces bras nerveux, ces +épaules larges et découpées, ces reins souples, cambrés et musculeux, et +encore, enchaînés qu'ils étaient, on ne pouvait juger de toute la +puissance de ces êtres sains et jeunes, car le plus vieux n'avait pas +trente ans.</p> + +<p>Ces nègres, par exemple, n'imitaient pas l'heureuse et naïve insouciance +des enfants; car eux, je crois, comprenaient mieux leur situation.</p> + +<p>Souvent dans leur Kraal, assis autour d'un bon feu de palmier et d'aloës +qui répandait une fumée si odorante et une flamme si blanche, souvent +ils avaient entendu raconter par un vieillard que dans le Nord, +quelques tribus, au lieu de manger leurs prisonniers, les vendaient aux +hommes blancs qui les emmenaient dans leur pays... bien loin... bien +loin.... Ici, les renseignements s'arrêtaient, et la crainte +s'augmentait de cette ignorance; aussi, nous l'avons dit, les +<i>Namaquois</i> de feu (hélas! on peut bien, je crois, dire de feu...) le +capitaine Benoît étaient sombres et tristes.</p> + +<p>Les uns assis, la tête penchée sur la poitrine et le bout de leurs pieds +dans leurs mains, avaient les yeux fixes, ternes, et restaient dans un +état d'immobilité parfaite...</p> + +<p>D'autres raidissaient leurs bras, serraient fortement leurs dents, et +faisaient je ne sais quel mouvement buccal intérieur; mais de temps en +temps leurs joues s'enflaient, leurs yeux devenaient sanglants, et on +entendait une sorte de crépitation sourde et saccadée s'échapper de leur +poitrine haletante.</p> + +<p>Ils cherchaient ceux-là, on peut le présumer du moins, à avaler leur +langue; espèce de mort, dit-on, assez commune chez les sauvages.</p> + +<p>D'autres, couchés en long, semblaient fort calmes; mais de temps en +temps ils imprimaient à leurs jambes une violente et affreuse secousse, +comme pour les arracher de l'anneau qui les étreignait; ce qui était +absurde, et prouvait bien la stupide ignorance des sauvages; car ces +anneaux, rivés avec la barre, n'avaient, comme on le pense bien, aucune +élasticité...</p> + +<p>Ceux-ci enfin, et c'était le plus grand nombre, tournés sur le côté, +dormaient d'un sommeil souvent interrompu par quelques mouvements +convulsifs, quelques tiraillements de l'estomac, ou quelque joyeux +souvenir des rivages du fleuve Rouge.</p> + +<p>Comme le souvenir d'une bonne danse <i>namaquoise</i>, si vive et si preste, +au son du <i>jnoumjnoum</i>, sous des mimosas qui secouent leurs pétales +roses et font mystérieusement bruire leur dentelle de verdure, alors que +le soleil couchant illumine le sommet des arbres, que les oiseaux du +ciel chantent leur chanson du soir, que les legouanes murmurent un cri +plaintif, et que le ramage des didriks et des moineaux du Cap se mêle +aux sourds et lointains rugissements des lions et des panthères....</p> + +<p>Alors que le monstreux hippopotame, comme la vieille divinité de ce +fleuve africain, fendant l'onde bouillonnante, montre son corps noir et +cuirassé tout ruisselant d'eau, de joncs verts et de nénufars, dont les +fleurs bleues se détachent sur les larges plis d'argent de la rivière.</p> + +<p>Alors enfin que c'est fête au Kraal, et que le chef a promis pour le +lendemain une grande chasse à l'éléphant.</p> + +<p>Danse alors, vaillant Caffre, danse, tes flèches sont acérées, ta hache +est luisante, et ton arc est verni; danse, car le soleil se couche! mais +la lune brille, et Narina l'aime tant! la pâle clarté de la lune!</p> + +<p>Je vous le dis, c'était le rêve de quelques-uns... car autant la figure +de ceux qui veillaient devenait sombre et chagrine, autant celle d'un +bon nombre de dormeurs s'épanouissait rayonnante et heureuse; un +surtout, Atar-Gull, un grand jeune nègre aux cheveux frisés, dilatait +son bon et franc visage que c'était plaisir de voir ses joues s'enfler, +ses sourcils s'écarter, ses oreilles remuer; ses mains battre la mesure, +et un inconcevable frémissement de bonheur courir par tout son corps; de +voir enfin deux rangées de belles dents blanches qu'il montrait en +ouvrant la bouche sans parler... le pauvre garçon, tant il était content +de son rêve!</p> + +<p>—Je vais te faire me rire au nez, f—— noireau—dit Brulart, que cette +gaîté hors de saison importunait, et d'un coup de son bâton de chêne il +éveilla le dormeur en sursaut.</p> + +<p>Alors vraiment c'était à fendre le cœur de voir cet homme, je veux dire +ce nègre, tout à l'heure si gai, si content, conserver un instant encore +l'expression de cette joyeuseté factice, puis, baissant les yeux sur ses +fers, s'entourer, tout à coup d'un morne désespoir, et laisser couler +deux grosses larmes le long de ses joues.</p> + +<p>C'est qu'il revoyait sa position actuelle dans son vrai jour, et que, +comme les autres, il avait grand faim, car on les avait aussi un peu +oubliés.</p> + +<p>Brulart passa, et arriva au bout du brick, près l'avant.</p> + +<p>C'est là que les femmes étaient parquées.</p> + +<p>—Ah, ah!—dit le forban—voici le sérail, mille tonnerres de diable! il +faut voir clair ici. <i>Cartahut</i>, va me chercher un fanal, dit-il à son +mousse, la lumière vint, et Brulart regarda....</p> + +<p>Vrai, si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Rheims, un +bien saint homme! je vous révélerais, sur ma parole, un gracieux et +érotique tableau.</p> + +<p>Figurez-vous une vingtaine de négresses ayant presque toutes l'âge d'un +vieux bœuf, non de ces Caffres rabougries d'un brun terne, sales, +huilées, graissées, avec une vilaine tête laineuse et crépue; non!</p> + +<p>C'étaient de sveltes et grandes jeunes filles, fortes et charnues, au +nez droit et mince, au front haut et voilé par d'épais cheveux noirs, +lisses comme l'aile d'un corbeau. Et quels yeux! des yeux d'Espagnoles, +longs et étroits, avec une prunelle veloutée qui luit sur un fond si +limpide, si transparent qu'il paraît bleuâtre.... Pour la bouche, +c'était de l'ébène, de l'ivoire et du corail....</p> + +<p>Et si vous les aviez vues là, mordieu, toutes ces <i>Namaquoises</i>, +bizarrement éclairées par le fanal de Brulart...</p> + +<p>Si vous aviez vu cette lumière vacillante courir et jouer sur ces corps, +tant souples, tant gracieux, qu'elle semblait dorer....</p> + +<p>Les unes, à moitié couvertes d'une pagne aux vives couleurs, laissaient +à nu leurs épaules rondes et potelées, les autres croisaient leurs beaux +bras sur une gorge ferme et bondissante; celles-ci....</p> + +<p>Ah! si je n'avais eu un de mes grands-oncles chanoine de Rheims, un bien +saint homme!...</p> + +<p>On aime, je le sais, une peau fraîche, élastique et satinée, qui +frissonne et devient rude sous une bouche caressante. On aime à entourer +un joli cou blanc, d'une chevelure soyeuse et dorée qui se joue sur des +veines d'azur.</p> + +<p>On aime à clore sous un baiser les paupières roses, les longs cils d'un +œil bleu, doux et riant comme le ciel de mai.</p> + +<p>On aime autant, je le sais, la pourpre et les perles incrustées dans +l'ivoire que dans l'ébène.</p> + +<p>On aime ce maintien timide, cette allure modeste qui font si doucement +tressaillir une robe de vierge.... On aime encore à voir un petit pied +au travers de la légère broderie d'un bas de soie encadré dans le satin.</p> + +<p>Mais pourquoi dire anathème, cordieu, sur ces beautés noires et +fougueuses comme une cavale africaine, farouches et emportées comme une +jeune tigresse...</p> + +<p>Oh! si vous les aviez vues parées pour le harem d'Ibrahim, avec leurs +voiles rouges tressés d'argent, leurs anneaux d'or, leurs chaînes de +pierreries qui étincelaient sur le sombre émail de leur peau comme un +éclair au milieu d'une obscure nuée d'orage!...</p> + +<p>Oh! si vous les aviez vues, furieuses, échevelées, les narines +sifflantes, le sein dressé, ouvrir, fermer à demi, et ouvrir encore des +yeux nageants, qui regardent sans voir, et dardent au hasard un long jet +de flamme...</p> + +<p>Si vous aviez senti leurs délirantes morsures, entendu leurs cris de +rage convulsifs.... Si....</p> + +<p>Ah! mon Dieu! j'oubliais mon grand-oncle le chanoine, un bien saint +homme, et le capitaine Brulart...</p> + +<p>En somme, Brulart s'était sans doute fait à lui-même cette comparaison +(que je lui emprunte, croyez-le, je vous prie), des beautés noires et +beautés blanches; car il dit à <i>Cartahut</i>:—Mène là-haut ces deux +cocottes;—et autant pour les réveiller que pour les désigner, il donna +à chacune un coup de son bâton....</p> + +<p>L'effet fut aussi prompt qu'il l'avait espéré, <i>Cartahut</i> ouvrit le +cadenas, et les chassa devant lui, toutes tristes, toutes honteuses et à +moitié nues; les pauvres filles.</p> + +<p>Et en les voyant monter les étroites marches de l'échelle, le regard +vitreux du capitaine Brulart s'éclaira sourdement, et brilla comme une +chandelle au travers de la corne transparente d'une lanterne.</p> + +<p>Il remonta aussi; mais, en arrivant près du panneau de l'arrière, il +s'arrêta tout-à-coup à la vue d'un spectacle étrange et hideux...</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IIc" id="CHAPITRE_IIc"></a>CHAPITRE II.</h3> + +<p class="r45">En aucune chose l'homme ne sait<br /> +s'arrêter au point de son besoin de volupté,<br /> +de richesse, de puissance, il embrasse<br /> +plus qu'il ne peut estreindre,<br /> +son avidité est incapable de modération.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;">M<span class="smcap">ontaigne</span>.—Liv. II, ch. <span class="smcap">xii</span>.</span><br /> +</p> + +<p class="r45 nind">Il y a des héros en mal comme en bien.<br /> +<span style="margin-left: 5em;">L<span class="smcap">arochefoucauld</span>.</span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">ATAR-GULL.</p> + + +<p>On se souvient, je crois, du beau grand nègre que feu M. Benoît avait +acheté du courtier, d'Atar-Gull enfin, réveillé si brusquement tout à +l'heure par Brulart, parce que, disait-il, ce noireau lui riait au +nez.—C'était lui qui excitait encore l'attention du capitaine.</p> + +<p>Séparé, je sais bien pourquoi, des autres noirs, on l'avait étendu en +travers de la porte d'une petite cabine, située à l'arrière du brick.</p> + +<p>En repassant auprès de lui, maître Brulart glissa, trébucha, et finit +par tomber en jurant comme un païen.</p> + +<p>En se relevant, il vit ses mains toutes tachées de sang, et <i>Atar-Gull</i> +presque sans haleine.</p> + +<p>Il s'approcha, et après un mûr examen, il s'aperçut que le malheureux +s'était ouvert les veines du bras... avec ses dents!!!</p> + +<p>Les morsures encore saignantes le prouvaient assez.</p> + +<p>—Ah! chien!—s'écria le négrier—tu t'amuses à me faire perdre deux +cents gourdes; une fois rengraissé, ton compte sera bon.</p> + +<p>Puis, passant la tête hors du panneau,—holà! <i>Cartahut</i>—s'écria-t-il, +et le mousse descendit.</p> + +<p>—Tu vas aller dans le coffre là-haut, tu prendras les deux mouchoirs à +tabac de cette vieille bête que l'on est probablement en train de +mastiquer sur les bords du fleuve Rouge; il doit être coriace en diable, +le chien; mais ces <i>petits Namaquois</i> ont de bonnes dents.... Enfin +grand bien lui fasse! ça le regarde.—Tu vas toujours m'apporter ses +mouchoirs, et en outre une chique que tu trouveras dans un vieux soulier +accroché à bâbord près du porte-voix, car il faut bien que je fasse le +médecin ici.</p> + +<p>Hélas! le capitaine Brulart n'avait point de chirurgien, par une raison +bien simple: un homme était-il blessé à son bord, dans un combat, par +exemple... il avait vingt-quatre heures pour se guérir, et au bout de ce +temps s'il ne l'était pas,—<i>à la mer</i>.—</p> + +<p>Quant à ces rhumes légers qui soulèvent à bonds précipités le sein de +nos jolies femmes, toutes enveloppées de schals de cachemires et de +dentelles, de soie et de fourrures; quant à ces petites toux gracieuses +et coquettes, et que l'on calme à grand'peine en puisant une guimauve +blanche et parfumée dans un drageoir d'or...</p> + +<p>Quant à ces spasmes nerveux, à cette douce et triste mélancolie qui +voilent l'éclat de deux beaux yeux et les cernent d'une auréole +azurée... on ne les connaissait pas à bord de <i>la Hyène</i>.</p> + +<p>C'était quelquefois, souvent même un homme couvert de guenilles et de +fange, ivre mort, gorgé de lard et de morue, que Brulart faisait pendre +la tête en bas pendant qu'on lui administrait comme digestif une +vigoureuse bastonnade.</p> + +<p>Ou bien un autre qui recevait d'un ami intime, d'un frère, au milieu +d'une innocente discussion sur le vol droit ou anguleux d'un goéland, +sur l'avantage du poignard droit ou du poignard recourbé; qui recevait, +dis-je, un coup de barre de fer sur la tête... lequel coup Brulart +guérissait encore au moyen d'une forte application de sa bastonnade +digestive à la plante des pieds, parce qu'une douleur chasse l'autre, +disait-il...</p> + +<p>Et puis, pour rétablir l'équilibre, on finissait la cure en réitérant +l'application sur les reins, parce qu'alors la douleur, quittant la tête +pour les pieds, et les pieds pour les reins, devait avoir perdu toute +son intensité dans ces voyages successifs.—Sinon, comme il paraissait +patent qu'on ne pouvait jamais guérir, et que Brulart n'avait pas besoin +de bouches inutiles à son bord,—<i>à la mer</i>.</p> + +<p>On le voit, le capitaine pouvait fort bien se passer de chirurgiens, +puisqu'il réunissait des connaissances d'un effet aussi sûr et aussi +prompt; pourtant, lorsque <i>Cartahut</i> descendit, Brulart enveloppa avec +une merveilleuse adresse les deux bras d'<i>Atar-Gull</i>; après avoir +appliqué sur l'ouverture des veines ouvertes deux chiques préalablement +mâchées par <i>Cartahut</i>, qui reçût cinq coups de pieds à irriter un +éléphant, pour ne pas mastiquer assez vite le topique.</p> + +<p>—Maintenait—dit Brulart à deux des siens—attachez-moi les mains de ce +moricaud-là, et montez-le en haut, sur le pont; il a besoin d'air....</p> + +<p>On emporta <i>Atar-Gull</i> presque inanimé; alors le vent qui circulait plus +vif lui fit ouvrir les yeux.</p> + +<p>C'était, on le sait, un homme d'une haute et puissante stature, en un +mot, aussi colossal dans son espèce que Brulart l'était dans la sienne.</p> + +<p>À un geste du capitaine, tout l'équipage reflua sur l'avant, et il resta +seul à contempler son prisonnier.</p> + +<p><i>Atar-Gull</i>, de son côté, ne le quittait pas du regard, et tenait arrêté +sur lui un coup-d'œil fixe et intuitif.</p> + +<p>Entre ces deux hommes, il existait je ne sais quelle affinité cachée, +quels secrets rapports, quelle bizarre sympathie naissant de leur +conformation physique; involontairement ils s'admiraient tous deux, car +tous deux avaient prototypée dans tous leurs traits cette apparence de +vigueur, de force et de caractère indomptable qui est l'idéal de la +beauté des sauvages.</p> + +<p>Ces deux hommes devaient s'aimer ou se haïr, s'aimer, non de cette +amitié timide et menteuse que nous connaissons dans nos brillants +hôtels, que l'on éprouve par un peu d'or, qui s'effraie d'un mot, d'un +adultère ou d'un soufflet, mais de cette amitié large et puissante qui +donne coup pour coup, du sang pour du sang, qui se montre au milieu du +meurtre et du carnage quand le canon tonne et que la mer mugit, et qui +veut qu'on s'embrasse les lèvres noires de poudre et les bras rougis... +et puis... si Pylade est blessé à mort,—un énergique adieu, un bon coup +de poignard pour terminer une lente agonie, un serment d'atroce +vengeance que l'on tient, peut-être une larme,—et Oreste est en paix +avec lui-même.</p> + +<p>Voilà comme Brulart et <i>Atar-Gull</i> devaient s'aimer, s'aimer ainsi ou se +haïr à la mort, car tout devait être extrême chez ces deux hommes.</p> + +<p>Ils se haïrent...—Cette impression fut électrique et simultanée... mais +elle se traduisit bien différemment chez chacun d'eux; les yeux de +Brulart étincelèrent et ses lèvres pâlirent.—<i>Atar-Gull</i>, au contraire, +resta calme, froid, et un sourire d'une inimitable douceur vint errer +sur sa bouche;—son regard, tout à l'heure fixe et arrêté, devint +suppliant et craintif, et c'est avec une expression de soumission +profonde que le nègre tendit ses bras à Brulart....</p> + +<p>Et pourtant la haine d'<i>Atar-Gull</i> était implacable, mais la subtile +intelligence du sauvage lui apprenait que, pour arriver à satisfaire +cette haine, il fallait se traîner par de longs et obscurs détours. Et +la dissimulation qui se trouve aussi savante, aussi instinctive dans +l'état de nature que dans l'état de civilisation la plus avancée, vint +merveilleusement le servir.</p> + +<p>—C'est un lâche... il me craint, et il me demande grâce—avait dit +Brulart—je croyais qu'il valait mieux que ça; au fait, c'est trop brute +pour avoir de la colère et de la haine.</p> + +<p>Cette conviction perdait Brulart; de ce jour <i>Atar-Gull</i> avait sur lui +un avantage immense.</p> + +<p>Le capitaine, ne le jugeant donc pas digne de son animosité, lui tourna +le dos.</p> + +<p>Et ses pensées prirent une autre direction; il vint à se souvenir que +ses noirs n'avaient rien pris depuis la veille, et appelant le <i>Malais</i>, +qui parlait caffre et avait servi d'interprète dans l'échange du +malheureux Benoît, il lui donna ses ordres.</p> + +<p>Une heure après, les <i>grands Namaquois</i> reçurent une portion d'eau, de +morue et de biscuit, puis vinrent par fractions de douze ou quinze humer +un peu d'air sur l'avant du brick.</p> + +<p>Ils s'épanouissaient aux bienfaisants rayons du soleil, ces pauvres +nègres; ils oubliaient la vapeur épaisse et humide de la cale, et +riaient de leur rire stupide, en revoyant ce ciel bleu... qu'ils se +montraient les uns aux autres.</p> + +<p>Le <i>Malais</i> remonta comme la troisième fraction de femmes descendait... +car les femmes que nous avons vues dans le faux pont participaient aussi +à cette bienfaisante promenade—Capitaine...—dit le <i>Malais</i> à Brulart +(et il lui parla bas à l'oreille).</p> + +<p>—Tout à l'heure, dans ce moment je suis en affaire—répondit le +capitaine qui paraissait courroucé.—Viens ici, toi, le <i>Grand-Sec</i>, il +s'adressait à un matelot qu'on avait, je ne sais pourquoi, surnommé le +<i>Grand-Sec</i>, car il était gros et petit.</p> + +<p>—Viens ici—reprit-il—et pourquoi, carogne, as-tu osé <i>toucher</i> à une +de <i>ces dames</i> qui viennent de descendre; ne sais-tu pas mon ordre... et +que c'est sacré?...</p> + +<p>—Oh! sacré... sacré....</p> + +<p>Et il allait ajouter je ne sais quel horrible blasphème, que la large +main de Brulart fit brusquement rentrer dans sa vilaine bouche.</p> + +<p>—Et vous croyez que l'on a une cargaison pour votre plaisir! et que +vous la gaspillerez, et que vous vous passerez toutes les douceurs de la +vie?</p> + +<p>—Vous en avez bien deux dans votre dunette, excusez... alors c'est +différent, y paraît que ça vous va, et que ça ne nous va pas!—dit +l'incorrigible <i>Grand-Sec</i>, après avoir ramassé deux de ses dents et +étanché le sang qui coulait à flots de sa bouche.</p> + +<p>—Ah! tu raisonnes, mignon?... tu la veux... et bien, tu l'auras....</p> + +<p>—La négresse...—fit le <i>Grand-Sec</i>....</p> + +<p>—Oui!!!</p> + +<p>Et dans ce <i>oui</i> il y avait une horrible ironie qui fit, malgré lui, +tressaillir le matelot.</p> + +<p>—Mais d'abord... il faut faire une petite promenade, mon garçon... ça +t'ouvrira l'appétit pour souper.... Mettez-le à cheval—dit Brulart en +montrant le malheureux <i>Grand-Sec</i>.—Et ce fut une grande joie à bord du +brick.</p> + +<p>Car si l'on comptait trouver parmi ces gens pitié ou commisération, +c'était faute.</p> + +<p>Une punition, ça aidait à passer le temps, car les cris du condamné +égayaient un peu... mais tout cela ne valait pas une mort.... Oh! une +mort!... parce que, voyez-vous, à une mort on héritait... ce n'était pas +tous les jours fête!</p> + +<p>Enfin, dix minutes après, le <i>Grand-Sec faisait sa promenade à cheval</i>.</p> + +<p>C'est-à-dire qu'on lui avait mis une barre de Cabestan entre les jambes, +après l'avoir exhaussé de manière à ce que ses pieds ne touchassent pas +à terre; de plus, pendaient à chaque jambe, à défaut de boulets, un des +lourds pierriers de feu M. Benoît, et enfin, selon l'ordre du capitaine, +on imprima au cabestan un mouvement rapide de rotation à peu près comme +celui d'un jeu de bague, la seule différence consistait en ceci, qu'au +lieu d'avoir les pieds appuyés sur des étriers, le <i>Grand-Sec</i> les avait +tiraillés par deux poids de cent livres chaque.</p> + +<p>Ainsi les articulations commençaient à craquer et à se détendre, comme +s'il eût été écartelé....</p> + +<p>Il criait... il criait, et ses plaintes étaient aiguës, convulsives et +saccadées....</p> + +<p>—Vois-tu, <i>Grand-Sec</i>—dit l'un en riant aux larmes,—tu es dans ta +croissance....</p> + +<p>—Hue... hue donc, pique donc ton cheval, <i>Grand-Sec</i>,... tu as pourtant +de fameux éperons...—disait un autre, en montrant les deux masses de +bronze qui allaient arracher et séparer la jambe de la cuisse....</p> + +<p>—Tu t'engageras comme tambour-major de cavalerie, car, vrai, tu as +grandi de deux pouces—criait un troisième....</p> + +<p>Enfin c'était un feu croisé de quolibets et de hurlements de douleur +atroce.</p> + +<p>Brulart reprit sa conversation avec le <i>Malais</i>.</p> + +<p>—Tu dis donc qu'il y a deux moricaudes qui ne veulent pas monter?</p> + +<p>—Je ne dis pas <i>veulent</i>, capitaine, je dis <i>peuvent</i>,... vu qu'elles +sont mortes....</p> + +<p>—Diable... et est-ce des bonnes?</p> + +<p>—Il y en a une qui n'était pas mauvaise... l'autre comme ça... un peu +maigrotte...</p> + +<p>—Et le troisième jour... déjà... tonnerre du diable! qu'elles n'aillent +pas se mettre à jouer ce jeu-là... est-ce de chaleur ou de faim?</p> + +<p>—Je crois que c'est de chaleur <i>et</i> de faim.</p> + +<p>—Débarrasse ça tout de suite du faux pont, ça me gâterait les autres.</p> + +<p class="point">—Et c'est bien vu, capitaine, car elles commencent déjà a s'avarier.....</p> + +<p>Dix minutes après, deux matelots parurent sur le pont, portant les +cadavres des négresses... enveloppés ou à peu près dans une pagne....</p> + +<p>On allait les jeter par dessus le bord....</p> + +<p>—Un instant—dit Brulart....</p> + +<p>Et on les laissa tomber sur le pont qui résonna sourdement.</p> + +<p>Un cri plaintif et faible sembla sortir d'un des linceuls....</p> + +<p>Lés matelots se regardèrent...</p> + +<p>—Ce b—— de <i>Malais</i> s'est sans doute trompé—dit Brulart—il l'aura +cru finie, et elle n'est peut-être qu'<i>en train</i>... voyons....</p> + +<p>Et il tira violemment la pagne qui entourait à peine une des deux +négresses....</p> + +<p>Un tout jeune enfant tomba du sein de sa mère où il était attaché....</p> + +<p>(C'était une des deux négresses ayant un <i>petit</i> porté sur la facture de +Van-Hop, vous savez...)</p> + +<p>Cette frêle et chétive créature redoublait ses faibles cris... et +s'accrochait au corps de sa pauvre mère qui ne pouvait plus +l'entendre!...</p> + +<p>Brulart eut l'air presque attendri...</p> + +<p>—Toi, le <i>Malais</i>—dit-il—va chercher en bas l'autre négresse qui a un +enfant, et monte-les ici.</p> + +<p>Et il prit le négrillon dans ses larges et grandes mains....</p> + +<p>La négresse monta toute tremblante, croyant qu'on allait la battre, et +serrant son fils entre ses bras...</p> + +<p>Quand elle vit les deux cadavres, elle poussa un cri triste et doux, +s'agenouilla et se prit à chanter quelques paroles d'une mélodie +singulière...</p> + +<p>—Toi, le <i>Malais</i>—dit Brulart—apprends-lui qu'elle n'est pas là pour +seriner des antiennes, mais pour prendre ce négrillon et le nourrir avec +le sien...</p> + +<p>Le <i>Malais</i> lui présentant l'enfant:—Tiens—lui dit-il en +caffre....—le chef pâle t'ordonne de partager ton lait entre ton fils +et celui-ci.</p> + +<p>La jeune femme le regarda avec étonnement, et répondit en secouant la +tête...</p> + +<p>—Oh! non, je ne puis, cet enfant, vois-tu, est le premier né d'une +vierge...</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela fait?...</p> + +<p>—Oh! non, je ne puis... sa mère est morte... elle est allée au grand +Kraal de là haut! Il faut que son enfant meure avec elle... sans cela... +qui la servirait au grand Kraal... la pauvre mère... si ce n'est son +enfant?... il faut qu'il meure! le premier fils d'une vierge jamais ne +doit quitter sa mère...</p> + +<p>Et la jeune femme reprit son chant triste et doux, puis baisa le petit +enfant qui lui souriait... en lui tendant ses bras.</p> + +<p>—Le Malais traduisit cette conversation à Brulart...</p> + +<p>—Ah! bah... tout ça m'embête, va au grand Kraal alors... ça vaut mieux +pour toi....</p> + +<p>Et le négrillon voltigea au-dessus du bord et disparut!...</p> + +<p>—Quant à elle, pour m'avoir résisté, fais-lui un peu tambouriner les +reins.</p> + +<p>On se mit à battre la pauvre négresse, et quoiqu'elle avançât les bras +en avant pour garantir son négrillon des atteintes du fouet, il en reçut +quelques coups, et la mère, je vous jure, criait plus pour lui que pour +elle....</p> + +<p>Ses cris se mêlèrent à ceux du <i>Grand-Sec</i>, à la grande joie de +l'équipage, qui trouvait le concert complet.</p> + +<p>Enfin, comme l'homme à cheval perdait connaissance, on arrêta.</p> + +<p>On le descendit.</p> + +<p>Mais on le coucha sur le pont, car il ne pouvait se tenir debout.</p> + +<p>—Il est plus fatigué que s'il avait fait dix lieues... le bon +cavalier—dit un plaisant—il n'a pourtant pas été secoué.</p> + +<p>—Silence,—dit Brulart...</p> + +<p>On fit silence...</p> + +<p>Le brick et la goëlette marchaient toujours de conserve, la brise était +fraîche et le soleil se couchait étincelant, pas un nuage, un ciel pur +et chaud, une mer douce et calme...</p> + +<p>—Vous avez tous vu—continua le capitaine—ce <i>monsieur</i> qui vient de +descendre de cheval; il avait manqué à mon ordre, et vous savez de quel +bois je paie ordinairement ces fautes-là... aujourd'hui je veux être bon +enfant.</p> + +<p>L'équipage frémit....</p> + +<p>—Je veux, au lieu de le punir, le récompenser....</p> + +<p>Les matelots se regardèrent, et trois des plus intrépides pâlirent....</p> + +<p>—Et que ça vous serve d'exemple: écoute, toi, <i>Grand-Sec</i>....</p> + +<p>Le <i>Grand-Sec</i> leva péniblement la tête et souleva des yeux éteints.</p> + +<p>—Tu as voulu tâter des négresses....</p> + +<p>Le malheureux poussa un long soupir... il n'y pensait plus, je vous +jure....</p> + +<p>—C'est une idée comme une autre; d'ailleurs tu es dans l'âge des +amours, aussi je ne t'en veux pas pour cela; pour te le prouver, au lieu +d'une... je t'en donne deux... mon bon homme!</p> + +<p>L'infortuné ne comprit pas... mais l'équipage saisit parfaitement +l'intention, et fut d'abord comme atterré d'une atrocité si calme... +mais après, voyant le côté plaisant de l'aventure, il se dérida, et un +sourire, qui gagna de proche en proche, vint éclaircir ces figures un +instant assombries....</p> + +<p>—Qu'on l'amarre sur une cage à poules avec ces deux charognes... et—<i>à +la mer</i>.</p> + +<p>—Vivant?—demanda avec anxiété le Malais, qui était intime du Grand-Sec +et l'aimait de tout son cœur.....</p> + +<p class="point">—Ça va sans dire—reprit Brulart en regagnant sa dunette...</p> + +<p>On entendit quelques mots entrecoupés, des imprécations, des blasphèmes, +des prières à attendrir un inquisiteur, des rires, des sanglots, +d'affreuses plaisanteries, des cris perçants... puis enfin un bruit +sourd qui fit rejaillir l'eau sur le pont.</p> + +<p>Alors Brulart se pencha sur le plat-bord, et, montrant à son équipage la +cage à poules qu'ils laissaient déjà derrière eux, et le misérable +<i>Grand-Sec</i>... dont les yeux flamboyaient... et qui, se tordant sur les +cadavres malgré les cordes qui l'étreignaient... poussait des hurlements +de rage qui n'avaient rien d'humain.</p> + +<p>—Que ça vous serve d'exemple, mes agneaux... et encore—ajouta-t-il en +souriant...—il ne mourra pas de faim!</p> + +<p>Dix minutes après, la cage à poules ne paraissait plus qu'un point +lumineux au milieu de l'Océan, car le soleil couchant la colorait +fortement de ses rayons... puis elle s'effaça tout-à-fait quand le +soleil disparut dans la brume... et que la nuit fut venue.</p> + +<p>Alors, on vit poindre une lumière dans la dunette de Brulart: c'est +cette lumière et cette retraite qui intriguaient si fortement +l'équipage; que faisait-il ainsi toutes les nuits? et pourquoi +s'enfermer ainsi soigneusement, car à bord du brick, comme à bord de sa +goélette, il avait défendu, sous peine de mort (et il tenait sa +promesse), il avait défendu d'approcher de sa cabine, à moins d'un cas +imprévu et imminent, et encore s'était-il réservé le droit de juger +après, si le cas était réellement imminent; or, si malheureusement il ne +le croyait pas tel,—<i>à la mer</i>,—celui qui, oubliant ses ordres, se fût +approché de sa cabine avant huit heures.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IIIc" id="CHAPITRE_IIIc"></a>CHAPITRE III.</h3> + + +<p class="r50">Je n'y puis rien comprendre.<br /> +<span style="margin-left: 3em;"><i>Musique de Boieldieu</i>.</span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">MYSTÈRE.</p> + + +<p>Brulart avait soigneusement fermé, verrouillé, cadenassé la porte de sa +dunette.</p> + +<p>Au dehors, pas le plus léger bruit, quelquefois le sifflement des +cordages... le frôlement des voiles... le clapotis des vagues qui +battaient doucement la poupe du brick, et s'ouvraient au sciage +phosphorescent du navire, voilà tout.</p> + +<p>Il écouta encore, regarda bien si personne ne l'épiait,... et s'avança +vers son grand coffre.</p> + +<p>Il l'ouvrit.</p> + +<p>On aurait cru d'abord que ce vieux bahut ne contenait rien... mais, en +l'examinant attentivement, on y découvrait un double fond.</p> + +<p>Il le leva.</p> + +<p>Et dans un coin de cette cachette il prit un coffret recouvert de cuir +de Russie.</p> + +<p>Cette petite caisse, richement ornée, portait un bel écusson armorié.</p> + +<p>C'était le blason de Brulart...</p> + +<p>Brulart ferma hermétiquement les rideaux de la dunette; et posa le +précieux coffret sur sa petite table sale et graisseuse qu'il approcha +du lit...</p> + +<p>Il se coucha à demi étendu, après avoir dédaigneusement jeté le chapeau, +la couronne et la veste de feu M. Benoît....</p> + +<p>Alors il leva le couvercle de l'étui, et ses yeux brillaient d'un feu +singulier...</p> + +<p>Sa figure, ordinairement rude, sauvage, semblait se dépouiller de cette +écorce épaisse, et ses traits, fortement caractérisés, paraissaient +vraiment beaux, tant une subite et inimitable expression de douceur s'y +était révélée.... Il secoua son épaisse chevelure, comme un lion qui se +débarrasse de sa crinière, écarta ses longs cheveux, et tira +respectueusement du coffret un petit flacon de cristal miraculeusement +sculpté et presque caché sous l'or et les pierreries qui l'ornaient...</p> + +<p>Puis il approcha ce merveilleux bijou de sa lampe fumeuse et fétide, et, +à sa lueur rougeâtre, contempla ce qu'il contenait.</p> + +<p>C'était une liqueur épaisse, visqueuse, d'une teinte plus colorée, plus +brillante que celle du café. Il paraît qu'elle était pour lui d'un bien +haut prix, car ses yeux rayonnèrent d'une joie céleste quand il +s'aperçut que le précieux flacon était encore aux trois quarts plein.</p> + +<p>—Il le baisa avec onction et amour, comme on baise la main d'une +vierge, et le déposa, non sur la vilaine table; oh! non, mais sur un +petit coussinet de velours bleu, tout brodé d'argent et de perles...</p> + +<p>Il tira aussi du coffret une petite coupe d'or et un assez grand flacon +de même métal.</p> + +<p>Mais, pendant toute cette cérémonie, il y avait, sur les traits de +Brulart, autant de recueillement et d'adoration que sur le visage d'un +prêtre qui retire le calice du tabernacle...</p> + +<p>Et, ouvrant délicatement la petite fiole, il versa goutte à goutte la +séduisante liqueur qui tombait en perles brillantes comme des rubis.</p> + +<p>Il en compta vingt... puis il remplit la coupe d'une autre liqueur +limpide et claire comme le cristal, qui prit alors une teinte rouge et +dorée.</p> + +<p>Et il porta la coupe à ses lèvres avides, but avec lenteur en fermant +les yeux et appuyant sa large main sur sa poitrine; après quoi, il +resserra coupe, flacon dans le petit coffre, et le petit coffre dans le +grand bahut, avec la même mesure, le même soin, le même recueillement...</p> + +<p>Et quand il se redressa, vous eussiez baissé les yeux devant ce regard +inspiré... qui faisait presque pâlir la lumière de sa lampe: il était +beau, grandiose, admirable ainsi; ses guenilles, sa longue barbe, tout +cela disparaissait devant l'incroyable conscience de bonheur qui +éclatait sur ce front tout à l'heure sombre et froncé... maintenant +lisse et pur comme celui d'une jeune fille...</p> + +<p class="point">—Adieu, terre!... à moi le ciel...</p> + + +<p class="point">Dit-il en s'élançant sur son lit.</p> + +<p>—Dix minutes, après, il était profondément endormi.</p> + +<p>Il venait de prendre la dose d'OPIUM qu'il buvait chaque soir.</p> + +<p>Or, par une bizarrerie que l'effet et l'habitude constante de cet +exalirant peuvent facilement expliquer, il avait fini par prendre +l'existence factice qu'il se procurait au moyen de l'opium, ses +créations si poétiques, si merveilleuses, ses délirants prestiges, ses +ravissantes visions, pour sa vie <i>vraie</i>, <i>réelle</i>, dont le souvenir +vague et confus venait étinceler par moment à son esprit, dans le jour, +parmi des scènes affreuses, comme la conscience d'une journée de bonheur +vient quelquefois dilater notre cœur, même au milieu d'un songe +horrible.</p> + +<p>Tandis qu'il considérait sa <i>vie vraie</i>, sa vie qu'il menait au milieu +de ses brigands, du meurtre et du vol, à peu près comme un songe, un +cauchemar pénible auquel il se laissait entraîner avec insouciance, et +qu'il poussait machinalement à l'horrible, selon le besoin, le désir du +moment, sans réflexion, sans remords, et même avec une secrète +jouissance, comme ces gens qui se disent vaguement au milieu d'un rêve +affreux...—Que m'importe... je me réveillerai toujours bien!</p> + +<p>C'était en un mot—la vie renversée.</p> + +<p>Le fantastique mis à la place du positif.</p> + +<p>Un rêve à la place d'une réalité.</p> + +<p>C'est obscur; je le sais.</p> + +<p>Mais essayez de l'opium, et vous me comprendrez...</p> + +<p>Croyez d'ailleurs un homme d'<i>expérience</i>.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IVc" id="CHAPITRE_IVc"></a>CHAPITRE IV.</h3> + + +<p class="r50 nind">Rien n'est vrai, rien n'est faux;<br /> +Tout est songe et mensonge.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;">D<span class="smcap">e</span> L<span class="smcap">amartine</span> .—<i>Harmonies</i>.</span><br /> +</p> + + +<p class="r30 nind">Écoutez, mes enfants, cette effrayante histoire,<br /> +Comme d'un saint avis gardez-en la mémoire;<br /> +Un jour vous la direz à vos petits neveux<br /> +Quand la neige des ans blanchira vos cheveux.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;">D<span class="smcap">elphine</span> G<span class="smcap">at</span> .—<i>La Tour du Prodige</i>.</span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">OPIUM.</p> + + +<p>Ô douce et ravissante ivresse de l'opium, ivresse pure et suave, ivresse +toute morale, élevée, poétique!</p> + +<p>À côté de la vie réelle, triste, déçue, douloureuse, tu improvises une +vie fantastique, brillante et colorée!</p> + +<p>Là, jamais un chagrin; mollement bercé de rêve en rêve, on jouit sans +regret... c'est un long jour de fête sans lendemain, un amour sans +larmes... un printemps sans hiver.</p> + +<p>Tantôt c'est un gai voyage sur ce beau lac, dominé par l'antique +habitation de vos aïeux et encadré d'un gazon vert que foulent en +dansant de jeunes filles aux robes flottantes.</p> + +<p>C'est une séduisante causerie sous un ombrage séculaire où l'on se +parle si bas, si près, que les lèvres se touchent et frémissent.</p> + +<p>Ou bien encore, c'est la demoiselle au corselet d'émeraude, aux ailes de +nacre et de moire que l'on poursuit en chantant la vieille chanson +qu'une mère vous a apprise autrefois.</p> + +<p>Et puis souvent, pour contraster avec ces tableaux si frais, si jeunes, +si parfumés, surgit une bizarre vision, quelque chose d'horrible et +d'étrange... qui vous terrifie et vous glace un moment...</p> + +<p>Alors c'est comme la peur qu'on éprouve au milieu d'une paisible veillée +d'automne, quand l'aïeul raconte quelque lugubre et sanglante chronique.</p> + +<p>Mais aussi que cette folle terreur d'un instant donne un charme plus vif +aux voluptueuses caresses de ces femmes pâles, douces, aériennes qui +réalisent tous les songes de votre ardente jeunesse; vous savez! quand +le regard sec, haletant sur votre couche solitaire, vous appeliez en +vain l'être mystérieux et inconnu que l'on rêve toujours à quinze ans.</p> + +<p>Oh! qu'alors elle semble vulgaire cette ivresse du punch, malgré ses +mille flammes bleuâtres et nacrées, ses étincelantes aigrettes d'opale +et de feu, qui frissonnent, pétillent en courant sur les bords d'une +large coupe.</p> + +<p>Oubliez le vin de Champagne au milieu des glaçons; laissez bouillonner +sa mousse; laissez-la déborder et couler à longs flots sur le cristal +des carafes.</p> + +<p>—Après tout, que serait cette ivresse? quelque lourde et grossière +orgie, des idées sans suite, une tête pesante, une raison éteinte ou +hébétée.</p> + +<p>Au lieu que l'opium! tenez... voyez ce Brulart! si vous saviez ce qu'il +rêve.</p> + +<p>C'est un homme étrange que cet homme! Féroce et crapuleux, c'est à force +de vices et de crimes qu'il a pris un impérieux et irrésistible +ascendant sur une tourbe d'êtres dégradés et infâmes; jamais une pensée +noble ou consolante; on dirait que c'est en riant, d'un rire satanique, +qu'il creuse dans la fange pour voir jusqu'à quel point d'ignominie peut +aller la dégradation humaine.</p> + +<p>Cette vie, c'est sa vie apparente de chaque jour, sa vie physique, sa +vie de brigand, de négrier, de pirate, d'assassin... sa vie qui le fera +pendre...</p> + +<p>Maintenant il rêve: l'esprit, l'âme a quitté son ignoble enveloppe... +c'est son autre existence qui commence... son existence aussi à lui, +belle, riante, parée, avec des fleurs et des femmes, des palais +somptueux, des chants de gloire et d'amour, son existence à vous +désespérer tous, oui, cent fois oui, car l'ivresse de l'opium l'élève à +un degré de puissance inouïe. Les trésors du monde, le pouvoir des rois +ne pourraient jamais, dans votre vie réelle, vous donner la millième +partie des jouissances ineffables que goûte ce brigand en guenilles.</p> + +<p>—Et ce n'est pas une heure, un jour, une année... mais la moitié de sa +vie qu'il passe dans cette sphère divine, où il est presque dieu; quant +à sa vie réelle, ce n'est pour lui, je l'ai dit, qu'un cauchemar qu'il +pousse à l'horrible autant qu'il le peut, car, vus d'aussi haut, en +présence de tels souvenirs... que sont les hommes? mon Dieu!... de la +matière à contrastes, de la boue qu'on jette à côté d'un diamant pour en +faire briller plus vives les étincelantes facettes....</p> + +<p>Ainsi du moins pensait Brulart....</p> + +<p>Tenez, suivez d'ailleurs le rêve qui répand sur ses traits cette +incroyable expression de plaisir et d'extase.</p> + + + +<p class="c top15 sml"><a name="SONGE" id="SONGE"></a>SONGE.</p> + + +<p>C'était une merveilleuse villa qui se mirait aux flots bleus de +l'Adriatique, avec ses arbres verts, ses majestueuses colonnades et ses +escaliers de marbre blanc, baignés par une mer indolente...</p> + +<p>—Une foule de gondoles aux riches dorures, recouvertes de tentes et de +rideaux de pourpre se balançaient amarrées aux dalles, et, impatientes, +battaient l'eau de leurs deux grandes ailes satinées qui, chose étrange, +leur tenaient lieu de rames et de voiles.</p> + +<p>—On entendit une musique mélodieuse... des sons vibrants et sonores +comme ceux de l'harmonica,... aériens comme ceux des harpes éoliennes.</p> + +<p>Et puis de belles filles pâles, avec des yeux noirs, des cheveux noirs +et un ineffable sourire sur leurs lèvres roses, se placèrent dans les +barques en jouant d'une lyre d'ébène.</p> + +<p>Et cette harmonie suave et mélancolique remplissait les yeux de +larmes,... de larmes douces comme celles qu'on répand à la vue d'un ami +retrouvé.</p> + +<p>Alors les gondoles s'animèrent, tendirent leurs ailes argentées à une +brise odorante, qui, traversant de vastes bois d'orangers et de jasmins, +apportait une senteur délicieuse, et la petite flotte s'éloigna +doucement.</p> + +<p>À l'arrière de chaque gondole une place était réservée, et les jeunes +filles y jetaient incessamment des fleurs qu'elles effeuillaient en +chantant à voix basse je ne sais quelles mystérieuses paroles dont la +mélodie faisait pourtant battre le cœur.</p> + +<p>Mais les gondoles frémirent de joie, agitèrent tout à coup leurs grandes +ailes, et, formant un demi-cercle, volèrent avec rapidité au-devant d'un +petit esquif aux voiles blanches, manœuvré par un seul homme.</p> + +<p>Cet homme, c'était Brulart, c'était le comte, c'était Arthur... mais +beau, mais noble, mais paré....</p> + +<p>D'un bond il fit disparaître son canot, sauta dans une des gondoles, et +regagna le palais de marbre escorté par les filles pâles aux yeux noirs, +qui continuaient leurs chants d'une harmonie ravissante.</p> + +<p>—Et s'étendant avec délices sur les fleurs qu'elles avaient +effeuillées, il attira une des jeunes femmes sur ses genoux:</p> + +<p>—Oh! viens; que j'aime la douceur de ta voix, que j'aime ton sourire... +dénoue tes cheveux au vent... que je les sente caresser mon front... +donne... Oh! donne un baiser de ta bouche amoureuse... j'en ai besoin, +j'ai tant souffert! Oui, au lieu de vous, mes sœurs, j'ai vu en songe +des êtres noirs et difformes! au lieu de notre beau lac limpide, de ses +rivages fleuris... une mer triste et brumeuse, un ciel gris et sombre! +puis un vaisseau sans pourpre, sans dorure et sans femmes... un homme +qui se tordait sur des cadavres, en poussant des cris horribles... au +lieu de cette mélodie, de ce langage pur et doux, j'ai entendu je ne +sais quels éclats rauques et discordants!...</p> + +<p>Et puis, horreur!... je me voyais, moi, couvert de haillons, me jetant +ça et là, au milieu de cette bizarre et étrange tourbe d'hommes affreux, +parlant leur langue, riant de leur rire, tuant avec leur poignard... +moi, moi, si noble et si fier...</p> + +<p>Oh! quel rêve, quel rêve!... oublions-le... oui... ces souvenirs déjà +lointains s'effacent tout-à-fait.... À moi, mes femmes! à moi, mes +sœurs! franchissons ces degrés; entrons sous cette coupole étincelante +de lumière... mettons-nous à cette table couverte de vermeil, de +cristaux et de fleurs....</p> + +<p class="point">Tout disparaissait.</p> + +<p>Et il se trouvait au milieu d'un immense jardin, rempli d'arbres +courbant sous le poids de leurs fruits.</p> + +<p>Il avait bien soif... sa langue était sèche et rude, son gosier brûlant.</p> + +<p>—Il prit une orange couverte d'une peau vermeille et fine et tenta de +la lui ôter....</p> + +<p>Mais à chaque morceau d'écorce qu'il enlevait, l'orange saignait comme +une blessure fraîche....</p> + +<p>C'était du vrai sang, du sang noir, épais et chaud.</p> + +<p>—Il continua... ses mains étaient toutes ensanglantées...</p> + +<p>—Il arracha le dernier lambeau...</p> + +<p>—Mais, à l'instant, il se sentit mordu au doigt, mordu avec rage, comme +par une bouche humaine, comme par des dents aiguës, convulsivement +serrées.</p> + +<p>—Et il se prit à fuir.</p> + +<p>—Et il secouait sa main toujours mordue par l'orange, qui, s'étant +attachée à son doigt, le mâchait... le mâchait...</p> + +<p>—Et il sentait les dents froides, arrivant jusqu'à l'os, glisser et +crier sur sa membrane luisante.</p> + +<p>—Et les dents firent rouler cet os entre elles comme entre deux lames +de scie.</p> + +<p>L'os se divisa...</p> + +<p>Alors le contact des dents glaciales avec la moelle fit circuler un +horrible frisson dans tous les membres de Brulart...</p> + +<p class="point">Et la moelle fut aussi divisée... comme l'os...</p> + +<p>—Alors il sentit l'impression fraîche et humide d'une bouche de femme +effleurer ses lèvres brûlantes... et une voix bien connue murmurait à +son oreille:—Ne crains rien, je veille sur toi... attends-moi...</p> + +<p>Et tout disparut encore.</p> + +<p>Alors il était dans une vaste chambre, toute tapissée de soie amarante +brochée d'or, éclairée par l'invisible foyer d'une lumière égale et +pure.</p> + +<p>Au fond, se dressait un lit de bois de sandal magnifiquement incrusté de +nacre et d'ivoire, couvert d'une riche dentelle et entouré d'élégants +rideaux rouges qui laissaient pénétrer dans l'alcôve une lueur faible, +rose et mystérieuse.</p> + +<p>Puis, de légers tourbillons d'une vapeur embaumée, s'échappant de riches +cassolettes d'or, adoucissaient le vif et brillant éclat de délicieuses +peintures qu'ils semblaient voiler.</p> + +<p>Et ces tableaux voluptueux faisaient battre les artères et porter le +sang au visage...</p> + +<p>On entendit marcher... et lui se cacha dans un petit réduit, proche +l'alcôve.</p> + +<p>Mais de là il pouvait tout voir...</p> + +<p><i>Elle</i> entra suivie de ses femmes...</p> + +<p>C'était peut-être une reine, car elle portait un éblouissant diadème sur +son beau et noble front.</p> + +<p>Et, apercevant un lis qu'<i>il</i> avait posé sur sa toilette, elle +sourit....</p> + +<p>Mais bientôt, impatiente, emportée, elle gronda ses femmes, car chaque +fleur, chaque diamant, chaque bijou, tombait avec une lenteur bien +cruelle!...</p> + +<p>Enfin, sa lourde robe bleue, toute raide d'or et de pierreries, glissant +à ses pieds, laissa nues ses épaules d'albâtre, larges et rondes, avec +une petite fossette au milieu.</p> + +<p>Et l'on vit son cou gracieux, et cet endroit si blanc, si doux, où naît +une chevelure brune, lisse et épaisse, élégamment relevée, peignée, +lustrée....</p> + +<p>Elle se retourna.</p> + +<p>Sa figure d'un parfait ovale avait une expression rayonnante... ses +grands yeux bleus étincelaient humides et brillants, sous des sourcils +châtains, étroits et bien arqués que ses désirs haletants fronçaient un +peu...</p> + +<p>Sa gorge bondissait d'une façon étrange et faisait craquer son corset...</p> + +<p>Elle croisa sa jolie jambe sur son genou, et dénoua, ou plutôt rompit +avec violence les longs cordons de soie qui attachaient un tout petit +soulier de satin.</p> + +<p>Et puis enfin elle renvoya ses femmes, et voulut, quel caprice! les +suivre jusqu'au bout d'une galerie qui communiquait à son appartement.</p> + +<p>Après avoir soigneusement fermé la porte de cette galerie, rapide comme +un oiseau, elle vola dans sa chambre.</p> + +<p>—Oh! mon amour, mon seul amour—murmura-t-elle en tombant dans ses +bras, à lui qui, debout, la soutenait en sentant avec ivresse le contact +électrique de ce corps, d'admirables proportions.</p> + +<p>—Tiens—disait-elle tout bas...—aujourd'hui... partout les louanges, +partout on disait ton nom, mon adoré; partout on disait ton courage, ton +noble caractère, ta beauté... et heureuse, fière, je me disais:—Ce +courage, ce noble cœur, cette beauté, tout est à moi... à moi... mon +Arthur!</p> + +<p>—Oh! Marie... quel doux réveil.... N'ai-je pas rêvé, mon ange... que tu +m'avais trahi... tué... que sais-je, moi? Me pardonnes-tu, dis?</p> + +<p>—Non, non... tu mourras palpitant sous mes baisers—dit-elle en +bondissant comme une jeune panthère, et lui mordant les lèvres avec une +amoureuse frénésie....</p> + +<p class="point">—Oh! viens, viens—dit-il, et l'on entendit crier les anneaux d'or des +rideaux soyeux de l'alcôve....</p> + +<p class="point2"> </p> + +<p>—Mais, mille millions de tonnerres de diable—hurlait <i>le Malais</i> à la +porte de la dunette, qu'il ébranlait de toutes ses forces—il est donc +mort... capitaine... c'est la goëlette qui est à poupe, et maître <i>le +Borgne</i> qui dit que nous sommes chassés... capitaine... capitaine!</p> + +<p>Cet infernal bruit tira Brulart de son sommeil +fantastique.—Déjà...—s'écria-t-il douloureusement (je le crois) en +regardant à travers les joints de ses persiennes.</p> + +<p>Et tout avait fui avec le réveil, il ne lui restait qu'un vague et +confus souvenir qui ne faisait que l'accabler davantage.</p> + +<p>Le dieu retombait brigand.</p> + +<p>Et, sans se donner la peine d'ouvrir sa porte verrouillée et fermée, +d'un effroyable coup de tête il la défonça au moment où <i>le Malais</i> +frappait encore; celui-ci fut rouler à vingt pieds....</p> + +<p>Fort heureusement, car Brulart l'eût tué.</p> + +<p>Mais que devint le capitaine, lorsqu'il vit la goélette en panne, et +qu'il entendit le Borgne lui crier:</p> + +<p>—Ah ça, vous êtes donc sourd, capitaine, voilà une heure que je +m'égosille à vous héler; nous sommes chassés, et par une frégate, je +crois; il n'y a pas à lanterner... je vais aller vous trouver, et nous +causerons... vite... car elle a bonne brise, et c'est un vilain jeu à +jouer.... Tenez... voyez-vous ce signal qu'elle vient de faire encore!</p> + +<p>—F....—dit Brulart.</p> +<hr class="fin" /> + + +<h2><a name="LIVRE_IV" id="LIVRE_IV"></a>LIVRE IV.</h2> + +<hr class="body" /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_Id" id="CHAPITRE_Id"></a>CHAPITRE I.</h3> + +<p class="r35 nind">Vienge par mer al duc den k'il ara boen vent:<br /> +Tôt sa navie amaint, si n'i demort noient.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;">R<span class="smcap">obert</span> W<span class="smcap">ace</span> .—<i>Roman du Rou et des ducs de Normandie</i>.</span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LA FRÉGATE.</p> + + +<p>—Mais, sacredieu, c'est une horreur!...—cria le premier lieutenant de +la frégate qui devait intriguer si fortement le Borgne et Brulart.</p> + +<p>—Le cœur me manque, et ma tante qui m'a défendu les émotions +fortes—dit d'une voix flûtée le commissaire du bord, petit jeune homme +frisé, musqué, cambré, qui portait des gants, même à table....</p> + +<p>—C'est à interrompre la digestion la mieux commencée—soupira le +docteur, frais, vermeil, fort obèse, et gourmand comme une femme de +quarante ans qui a deux amants ou plus....</p> + +<p>—C'est à écarteler un brigand de cette espèce! Si on le +rencontre...—reprit le lieutenant;—mais voyons, ne crains rien... +raconte-nous ça en détail... veux-tu <i>reboire</i>, mon garçon?...</p> + +<p>—Je n'y tiendrais pas... ce serait à m'évanouir... les jambes me +flageolent déjà... heureusement j'ai mon vinaigre et mon +éther....—s'écria le commissaire en se sauvant du <i>carré</i> de la +frégate.</p> + +<p>—Moi, je reste—dit le docteur—maintenant que le coup est porté... je +n'en digérerai ni plus ni moins... je ne vous quitte pas, mon cher +Pleyston....—ajouta-t-il en serrant le bras du lieutenant avec +cordialité.</p> + +<p>—Voyons maintenant... parle—reprit celui-ci; il s'adressait, en +français, à un homme pâle, décharné, qui tremblait encore de frayeur et +de froid.</p> + +<p>C'était le <i>Grand-Sec</i>, que le <i>Cambrian</i>, frégate anglaise de +quarante-quatre canons, avait rencontré sur une cage à poules, avec les +deux négresses mortes, et que l'on avait humainement recueilli à bord le +lendemain de son accident.</p> + +<p>Il était temps, je vous assure.</p> + +<p>La scène se passait dans le <i>carré</i>, ou <i>grande chambre</i> du bâtiment, et +les interlocuteurs étaient, comme nous l'avons dit, le docteur et le +<i>lieutenant en pied</i> de la frégate.</p> + +<p>Le <i>Grand-Sec</i> reprit la parole en regardant toujours autour de lui, +d'un air effaré:</p> + +<p>—Oui, mon lieutenant, voici la chose... pour lors, il a volé le +négrier, pris les nègres, le navire, a troqué le capitaine et l'équipage +pour des noirs, et pour lors, finalement, l'a laissé dans une <i>patrie</i> +ous'qu'on l'a dévoré lui et ses matelots... avec leurs pantalons, leurs +souliers, leurs vestes, et tout; car ces gens-là est trop sauvage pour +les avoir épluchés....</p> + +<p>—Et ça devait être d'un dur...—fit le médecin....</p> + +<p>—Taisez-vous donc, docteur...—reprit le lieutenant;—continue mon +garçon....</p> + +<p>—Pour lors, mon lieutenant, voilà que quand nous avons fait la chose de +prendre le brick, notre capitaine à nous y porte son bazar, et s'y +installe... bon... pour lors, voilà qu'un jour, on fait monter les +noirauds pour chiquer leur <i>ration d'air et de soleil</i>... bon... pour +lors voilà que lorsque les femelles s'affalent en bas pour rallier leur +coucher... c'était, mon lieutenant, l'histoire de rire... pour lors j'en +arrête une par les cheveux et je l'embrasse... bon... je la +réembrasse... bon... mais pour lors, voilà... le... capit... aine +(<i>Grand-Sec</i> tremblait encore à ce souvenir, et ses dents +s'entre-choquaient), voilà le capit... aine... qui... me... voit... et +comme... il... l'avait... dé... fendu, il me fait mettre à cheval sur +une barre de cabestan avec des pierriers à chaque jambe... et puis +après... amarrer sur une cage à poules avec les... deux....</p> + +<p>Ici le pauvre garçon ne put continuer, et perdit connaissance.</p> + +<p>—Allons, allons, docteur,... à votre pharmacie.</p> + +<p>—Faites-le coucher, c'est moral, purement moral, de l'eau de fleur +d'orange, des calmants....</p> + +<p>—Je vous le laisse, mon ami—dit le lieutenant—je monte chez le +<i>Pacha</i><a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a> pour causer de tout cela avec lui....</p> + +<p>Arrivé dans la batterie, le lieutenant Pleyston se dirigea vers +l'arrière, dit deux mots à un factionnaire qui montait la garde près la +porte de l'appartement du commandant, et entra.</p> + +<p>Comme à bord de toutes les frégates, il traversa la salle du conseil, +laissa la chambre à coucher à droite, l'office à gauche, et arriva dans +la galerie ou salon situé sous le couronnement.</p> + +<p>Là se trouvait le commandant, sir Edward Burnett.</p> + +<p>Cette galerie avait tout à la fois l'air d'une bibliothèque et d'un +musée, partout des peintures, des livres, des cartes, enfin un asile de +savant et d'artiste. Couché sur un moelleux sopha, un jeune homme de +trente ans, vêtu d'un élégant uniforme brodé... feuilletait un volume de +Shakespeare... autour de lui, sur son tapis de Perse, étaient ouverts ça +et là d'autres livres, Volney, Sterne, Swift, Montesquieu, Corneille, +Moore, Byron, etc... et on voyait que le lecteur avait butiné ça et là +une pensée, une idée, une anecdote... agissant en véritable épicurien +qui goûte de tout avec choix et friandise.</p> + +<p>Quand le lieutenant entra, sir Burnett leva la tête, et l'on vit une +charmante figure de brillant et fashionable officier....</p> + +<p>—Ah... bonjour, mon cher Pleyston—dit-il en se levant et tendant la +main à son second avec la plus exquise politesse;—eh bien... quelles +nouvelles... asseyez-vous là... prenez donc un verre de vin de Madère +avec moi....</p> + +<p>—Il sonna, son maître d'hôtel servit et se retira.</p> + +<p>—Toujours du Madère, commandant, et pour moi seul, car vous ne buvez +que de l'eau... jamais de pipe... jamais une pauvre chique...—ajouta +Pleyston en dissimulant la sienne.</p> + +<p>—Mais vous voyez que j'ai du vin, mon bon lieutenant; et quant au +tabac... j'en possède aussi de parfait....</p> + +<p>—Pour nous autres... comme le Madère....</p> + +<p>—Ne parlons plus de ça, qu'avons-nous de nouveau?...</p> + +<p>—Commandant, il y a de nouveau que ce malheureux que l'on a repêché +confirme tout ce qu'il nous avait d'abord dit....</p> + +<p>—C'est inconcevable... c'est d'une cruauté inouïe... mais quelle route +suit ce forban?...</p> + +<p>—Il fait voile pour la Jamaïque, commandant....</p> + +<p>—Nous devons le rencontrer en courant la même bordée; faites, je vous +prie, gréer les bonnettes, couvrez la frégate de toile... il est +possible que nous l'atteignions avant la nuit... nous ferons alors une +bonne et prompte justice de ce misérable... rien de plus... Pleyston....</p> + +<p>—Non, commandant....</p> + +<p>—Oh! quel ennuyeux métier, chasser des négriers, c'est à périr de +monotonie....</p> + +<p>—Ah! commandant, pardieu, vous aimeriez mieux retourner dans votre +Londres... aux courses de New-Markett.... Dame... riche et jeune... joli +garçon... le câble file sans qu'on y regarde....</p> + +<p>—Non, non, mon cher lieutenant, j'aimerais mieux une bonne campagne de +guerre....</p> + +<p>—Vous êtes payé pour cela... à trente ans deux combats, cinq blessures, +et capitaine de frégate... ça donne envie....</p> + +<p>—Non, mon ami, cela donne des regrets, surtout quand on voit des +vétérans comme vous rester aussi long-temps dans les bas grades... mais +vous savez que je me suis chargé de vous faire rendre justice, et....</p> + +<p>Un nouveau personnage entra bruyamment... figure commune, quarante ans, +grand, gros, lourd, l'air niais et brutal.</p> + +<p>C'était un de ces officiers sans mérite qui, ayant langui dans les +emplois inférieurs à cause de leur stupide ignorance, nourrissent une +haine d'instinct et d'envie contre tout ce qui est jeune et d'une portée +supérieure. Le grand refrain de cette espèce est celui-ci:—Je suis +vieux, donc j'ai des droits.—Quant au mérite, à la capacité, aux +services rendus, on n'en parle pas.</p> + +<p>—Je crois—dit le nouveau venu, presque sans saluer son supérieur—je +crois qu'on voit les deux navires que vous avez fait chasser depuis ce +matin, mais la nuit viendra avant qu'on ait pu les rallier... aussi, +cordieu, c'est votre faute, commandant.</p> + +<p>—Vous oubliez, monsieur, que le temps était trop forcé pour nous +permettre de faire plus de voile....</p> + +<p>—Non... on pouvait faire plus de voile; d'ailleurs, c'est mon opinion, +et les opinions sont libres... nous ne sommes pas des esclaves; des +anciens comme nous peuvent dire ce qu'ils pensent... et leur opinion....</p> + +<p>—C'est un droit que je ne vous conteste pas, monsieur, je reçois avec +reconnaissance les conseils de gens expérimentés, mais j'ai agi comme je +croyais devoir agir, et je viens de donner l'ordre au lieutenant en pied +de gréer les bonnettes.</p> + +<p>—C'est trop tard, je puis bien trouver que c'est trop tard, c'est mon +opinion.</p> + +<p>—Monsieur Jacquey—reprit le commandant avec un mouvement +d'impatience—depuis quelque temps vous prenez avec moi de singulières +licences, je suis seul chef ici, j'agis comme bon me semble, monsieur, +et je vous engage à y songer.</p> + +<p>—Commandant—dit Pleyston tout bas—vous savez qu'il est bourru et bête +comme un âne.</p> + +<p>—Mon cher lieutenant, veuillez, je vous prie, faire exécuter mes +ordres—dit le commandant.</p> + +<p>Pleyston sortit.</p> + +<p>—Monsieur Jacquey, vous avez de l'humeur; il est pénible, je le +conçois, à votre âge, de n'occuper qu'un grade inférieur... mais vos +camarades... Pleyston lui-même... un officier rempli de mérite.</p> + +<p>—C'est un brosseur, vous dites cela parce qu'il vous flatte....</p> + +<p>—Vous me manquez en parlant ainsi d'un officier qui m'approche, +monsieur.</p> + +<p>—Je suis fâché, c'est mon opinion... je suis un ancien... un franc +marin... et je dis ce que je pense.</p> + +<p>—On peut, monsieur, être à la fois ancien marin et calomniateur en +accusant à faux un brave et loyal camarade... j'en suis fâché, mais vous +m'obligez à vous infliger une punition, vous garderez les arrêts huit +jours, monsieur.</p> + +<p>—Mille tempêtes, être puni par un enfant... par un mousse....</p> + +<p>Le commandant pâlit, ses lèvres se contractèrent, mais il répondit avec +le plus grand calme.</p> + +<p>—Monsieur, vous perdez la tête, vous oubliez que chacun de mes grades a +été acheté par une blessure ou une action qu'on a bien voulu +remarquer... ne me faites donc pas rougir, en m'obligeant à parler ainsi +de moi.... Vous n'êtes pas généreux, monsieur, vous savez que le temps, +le lieu et ma position ne me permettent pas de répondre à votre injure, +mais comme avant tout je suis commandant de cette frégate, vous garderez +les arrêts forcés pendant un mois, monsieur, et je suis indulgent; car +vous m'avez injurié chez moi, et je pouvais vous faire passer à un +conseil. Je désire être seul, monsieur.</p> + +<p>Et le commandant se remit froidement à lire.</p> + +<p>—Mais tonnerre de....</p> + +<p>—Monsieur—dit le jeune officier en se levant—je serais désolé de +finir par appeler le capitaine d'armes....</p> + +<p>Et le lieutenant Jacquey, vaincu par cette fermeté, sortit en maugréant.</p> + +<p>—Je suis fâché de tout ça—dit sir Edwards—mais parce qu'ils sont +vieux et ignorants... il faudrait tout leur passer, c'est impossible....</p> + +<p>Les ordres furent exécutés; et, les bonnettes donnant une nouvelle +vitesse au <i>Cambrian</i>, cette belle frégate ne se trouvait guère qu'à +douze milles du brick et de la goëlette de Brulart, au coucher du +soleil.</p> + +<p>Tout l'état-major était monté sur le pont, attiré par la curiosité; car +l'histoire du <i>Grand-Sec</i> s'était répandue, et l'on attendait avec une +incroyable impatience le moment où l'on s'emparerait de ces deux +navires, et de l'infâme Brulart surtout.</p> + +<p>Pourtant l'équipage ne montrait pas la même horreur que les officiers +pour ces méfaits, et les marins du <i>Cambrian</i> parlaient de Brulart comme +les femmes parlent de ce qu'on appelle vulgairement:—<i>les mauvais +sujets</i>.</p> + +<p>—C'est ça un crâne négociant—disait l'un—quel toupet!...</p> + +<p>—C'est égal—reprenait un autre—il doit être <i>chenu</i>, c'est pas un +combat ou une tempête qui lui ferait cligner l'œil à celui-là....</p> + +<p>—Enfin, on le pendrait que ça serait bien juste... mais tout de même ça +me pincerait le ventre... parce qu'après tout on regrette toujours un +brave....—disait un troisième.</p> + +<p>Quand le soleil fut couché, on continua d'observer <i>la Catherine</i> et <i>la +Hyène</i> au moyen de longues-vues de nuit qui permettaient de suivre leurs +manœuvres....</p> + +<p>—Allons-nous souper, Pleyston?—dit le docteur—j'ai un appétit de +vautour... nous avons, entre autres choses, un endaubage d'<i>Appert</i>, des +perdreaux farcis... qui ont une mine... une mine... à en devenir +amoureux... à se mettre à genoux devant, à ne les manger que +respectueusement découvert... tête nue....</p> + +<p>—Ah... vieux... vieux docteur, va... tu prends pour toi tous les +appétits que tu défends à tes malades! quel coffre! c'est une vraie +calle aux vivres! Allons, commissaire, allons donc... que +faites-vous-là?</p> + +<p>—Ce que je fais?... mon Dieu, je tâche de voir ces deux infâmes +bâtiments; il n'y a aucun danger, n'est-ce pas, lieutenant? Quelle +figure ils doivent avoir.... Dieu! si ma tante savait à quoi l'on +m'expose....</p> + +<p>—Ah! est-il drôle, le commissaire, avec sa tante! Tenez... vous devriez +mettre une cornette et du rouge... et vous lui ressembleriez à votre +tante; soyez donc homme, cordieu! mais vous ne savez donc pas qu'une +fois les navires amarinés, c'est vous qui serez chargé d'aller à bord +faire l'inventaire des nègres et des pirates?</p> + +<p>—Dieu du ciel... à bord... mais ce doit être infect.... Non... non, je +n'irai pas... pour attraper une bonne maladie... ma tante m'a bien dit +d'être prudent!</p> + +<p>—Pleyston... tu te feras tuer—disait le docteur à moitié descendu, et +dont on ne voyait plus que la joyeuse figure qui rayonnait au-dessus du +grand panneau... à ton premier coup de grog... je te soignerai....</p> + +<p>—Je te suis, vieux... Allons, madame, voulez-vous ma main?—dit le +lieutenant d'un air goguenard au commissaire.</p> + +<p>—Monsieur, toujours route à l'ouest-nord-ouest, et avertissez-moi dès +que nous serons à portée de canon de ces pirates—dit le commandant à +l'officier de quart en rentrant chez lui.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IId" id="CHAPITRE_IId"></a>CHAPITRE II.</h3> + +<p class="r45">Gueule Dieu! c'est lui qui nous pousse<br /> +céans, et il nous plante là au milieu de<br /> +la besogne!<br /> + +<span style="margin-left: 1em;">V<span class="smcap">ictor</span> H<span class="smcap">ugo</span> .—<i>Notre Dame de Paris</i>.</span><br /> +</p> + +<p class="r45">Oh! oh! le rusé compère... voilà de<br /> +quoi nous faire rire le soir à la veillée.<br /> + +<span style="margin-left: 4em;">B<span class="smcap">urke</span> .—<span class="smcap">La femme folle</span>.</span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">UNE RUSE.</p> + + +<p>Le matin, sur les quatre heures, la frégate était au plus à un mille de +<i>la Catherine</i> et de <i>la Hyène</i>; mais ses grandes voiles blanches et ses +feux, qui étincelaient au milieu d'une de ces nuits des tropiques si +claires et si transparentes, avaient merveilleusement aidé le Borgne à +découvrir l'ennemi qui le poursuivait.</p> + +<p>Les deux navires de Brulart venaient de mettre en panne, et le Borgne +s'était rendu à bord du brick.</p> + +<p>Lui, Brulart et le Malais tenaient conseil sur l'arrière de la dunette.</p> + +<p>—Il n'y a qu'une chose à faire—disait le Borgne...—c'est de filer....</p> + +<p>—Filons...—répéta le Malais.</p> + +<p>—Anes, chiens que vous êtes—cria Brulart—la frégate vous laissera +faire, n'est-ce pas?... car elle m'a l'air de marcher comme une +autruche, ce n'est pas ça... réponds, <i>le Borgne</i>, combien peut-il tenir +de noirs... en plus dans la goëlette?</p> + +<p>—Mais, en les serrant un peu... vingt....</p> + +<p>—Pas plus?...</p> + +<p>—Non, car ils n'aurient pas même leurs coudées franches. Il faudra les +arimer de côté....</p> + +<p>—Mettons quarante; ils ne sont pas ici au bal pour faire les beaux bras +et les jolis cœurs.</p> + +<p>—Bah! quand il y a de la place pour quarante, il y en a bien pour +cinquante!—dit le Borgne.</p> + +<p>—Alors mettons soixante... que tu vas choisir ici, parmi les grands +Namaquois; tu les amarreras d'un côté et les petits Namaquois de +l'autre, pour qu'ils ne se dévorent pas... tu m'entends?</p> + +<p>—Oui, capitaine.</p> + +<p>—Pendant ce temps-là, toi, le Malais, tu prendras tout ce qui nous +reste de poudre à bord de la goëlette, moins un baril, et tu +l'apporteras ici... tu m'entends?...</p> + +<p>—Oui, capitaine.</p> + +<p>—Et dépêchons, car je vous cognerai si dans une demi-heure tout n'est +pas paré....</p> + +<p>Le Borgne descendit dans le faux pont du brick, choisit à peu près +cinquante nègres ou négresses, y compris Atar-Gull... doubla leurs fers +et les fit embarquer à mesure par section de dix, dans un canot qui les +transportait à bord de la goëlette;... là, on les déposait +provisoirement sur le pont... bien et dûment enchaînés.</p> + +<p>De son côté, le Malais ouvrit la soute aux poudres de <i>la Hyène</i>, fort +honnêtement garnie, et fit apporter sur le pont de <i>la Catherine</i> +environ trois cents kilogrammes de poudre renfermés dans de petits +barils.</p> + +<p>Pendant ce temps, Brulart fixait son regard pénétrant, qui semblait +percer l'obscurité de la nuit, sur la frégate qui avançait toujours,... +et à une lueur qui éclata tout à coup (c'était sans doute un signal), il +put juger sûrement de la distance qui le séparait d'elle...</p> + +<p>—Sacré mille tonnerres de diable—cria-t-il—c'est juste ce qui nous +reste de temps pour prendre de l'air... le Borgne... le Borgne... ici, +chien, ici...</p> + +<p>Le Borgne accourut....</p> + +<p>—Fais embarquer tout l'équipage à bord de la goëlette, y compris les +noirs.</p> + +<p>—Les noirs y sont déjà...</p> + +<p>—Bien... tu resteras ici seul avec moi et le Malais....</p> + +<p>Le Borgne frémit...</p> + +<p>—Et dis à un vieux matelot de tout parer pour prendre le large sitôt +que nous retournerons à bord de <i>la Hyène</i>.</p> + +<p>Ces ordres furent exécutés avec une merveilleuse rapidité, et au bout +d'un quart d'heure <i>Brulart</i>, <i>le Borgne</i> et <i>le Malais</i> restaient seuls +sur le pont de <i>la Catherine</i> qui se balançait silencieuse sur +l'Océan...</p> + +<p><i>La Hyène</i>, aussi toujours en panne, n'attendait que la présence de +Brulart et de ses deux acolytes pour mettre à la voile...</p> + +<p>Le Borgne et le Malais échangeaient de fréquents regards, et des +mouvements d'yeux expressifs en considérant Brulart qui, appuyé sur son +gros bâton, semblait méditer profondément.</p> + +<p>Cet infernal trio avait une singulière expression, éclairé à moitié par +la clarté du fanal que <i>Cartahut</i> balançait machinalement.</p> + +<p>La figure de Brulart, reflétée au plafond par cette lumière rougeâtre, +avait une horrible expression de méchanceté; on voyait aux rides qui, se +croisant dans tous les sens sur son large front, s'effaçaient, allaient +et revenaient, qu'il était sous l'influence d'une idée fixe, cherchant +sans doute la solution d'un projet quelconque...</p> + +<p>Enfin... frappant un grand coup de bâton sur le dos de <i>Cartahut</i>, il +s'écria, joyeux et triomphant:</p> + +<p>—J'y suis... j'y suis. Ah! dame frégate, tu veux manger dans ma +gamelle... eh bien! tu vas goûter de ma soupe...</p> + +<p>—Et vous autres—dit-il à le Borgne et au Malais qui causaient à voix +basse de je ne sais quel meurtre ou quel vol, vous autres, imitez-moi... +prenez des haches... mais d'abord descendons ces barils de poudre dans +le faux pont....</p> + +<p>Ce qui fut fait... puis ils enlevèrent avec précaution le dessus de +chaque baril de poudre....</p> + +<p>Puis ils agglomérèrent ces barils en les entourant de trois ou quatre +tours de câbles et de chaînes... afin de les faire éclater avec une +incroyable violence.</p> + +<p>Puis Brulart mit au-dessus d'un des barils un pistolet armé et chargé, +dont le canon plongeait dans la poudre.</p> + +<p>Puis il attacha une longue corde à la détente de ce pistolet.</p> + +<p>Pendant cette délicate opération, ses deux confrères se regardaient en +frissonnant, il fallait un geste, un rien pour les faire sauter. Mais +Brulart avait tant de sang-froid et d'adresse!...</p> + +<p>—Montons là-haut—reprit-il en emportant le bout de la grande corde qui +répondait au pistolet—et toi, <i>Cartahut</i>, tu resteras ici...</p> + +<p>Le malheureux mousse jeta un cri d'effroi.</p> + +<p>—Allons—dit Brulart, non, je ne t'y laisserai pas tout-à fait, +seulement, ferme et calfate bien l'entrée du petit panneau.... Nous +allons t'attendre sur le pont...—et il poussait du coude ses acolytes +comme pour les prévenir d'une intention plaisante.</p> + +<p>J'oubliais de dire qu'il restait une ou deux douzaines de nègres dans le +faux pont, de ceux que le Borgne n'avait pas désignés comme devant aller +à bord de la goëlette....</p> + +<p>Cartahut ferma, verrouilla le petit panneau, et sortit par le grand....</p> + +<p>Alors Brulart, avant de recouvrir cette ouverture avec la planche carrée +destinée à cet effet, attacha au-dessous de cette planche, du côté qui +donnait dans le faux pont, attacha, dis-je, la corde qui répondait à +son pétard, et replaça ce couvercle sur le panneau à demi ouvert.</p> + +<p>—Comprenez-vous?—dit-il aux deux autres qui suivaient ses mouvements +avec une impatiente curiosité.</p> + +<p>—Non... capitaine....</p> + +<p>—Vous êtes des bêtes... je... mais nous causerons de ça à bord de <i>la +Hyène</i>; toi, le Borgne, laisse le brick amure comme il l'est, laisse-le +en panne et suis-moi.</p> + +<p>Or tous trois descendirent dans la yole amarrée aux flancs du brick, +suivis de <i>Cartahut</i> qui l'avait échappé belle... ma foi, et le Malais +et le Borgne ramant avec ardeur, ils atteignent <i>la Hyène</i> en un +instant....</p> + +<p>À peine Brulart fut-il sur le pont, que, de sa grosse et tonnante voix, +il cria....</p> + +<p>—Brassez bâbord, laissez arriver vent arrière, amurez toutes les +voiles, toutes, à chavirer s'il le faut... mais filons vite, car la +camarade... nous apprête une chasse.</p> + +<p>Et la nuit devenant plus claire, il montrait la frégate qui était à deux +ou trois portées de canon....</p> + +<p><i>La Hyène</i> sentit bientôt cette augmentation de voiles, et vola avec une +inconcevable rapidité sur la surface de la mer, favorisée par une bonne +brise....</p> + +<p>—Eh bien... vous abandonnez donc le brick, capitaine—crièrent le +Borgne et le Malais.</p> + +<p>—Je le crois bien... mais voici la chose: comme vous voyez, il reste en +panne dans l'air de vent de la frégate; nous sommes deux navires, elle +est seule, il faut choisir, elle pique d'abord droit au cul lourd, au +bâtiment en panne, ou ne se défie pas de ça, un vrai bateau marchand; +elle s'approche à petite portée de voix... et se met à héler... pas un +mot de réponse; embêtée de ça, elle envoie du monde à bord, on +monte,—personne...—on va au petit panneau... fermé, verrouillé, on va +au grand.... Bon—font-ils, il est à moitié ouvert, ils veulent l'ouvrir +tout-à-fait, ils soulèvent le couvercle, la corde raidit, la détente +part... et allez donc, six cents livres de poudre en feu. Avis aux +amateurs!</p> + +<p>—Quel homme...—se dirent des yeux le Borgne et le Malais....</p> + +<p>—Vous voyez la chose, le brûlot éclate, désempare la frégate ou à peu +près, lui tue un monde fou, si proche, c'est une bénédiction! elle ne +pense pas à nous poursuivre; nous profitons de ça pour filer, et dans +deux jours nous sommes à la Jamaïque... à boire....</p> + +<p>Et il se dit en lui-même: <i>quel vilain rêve</i>.</p> + +<p>Le pont de <i>la Hyène</i> offrait un singulier spectacle: encombré de nègres +et de matelots, chargé de plus du double de monde qu'il n'en pouvait +contenir; vrai, c'était à faire pitié que de voir ces noirs, enchaînés, +battus, foulés aux pieds pendant les manœuvres, ne sachant où se mettre, +et roués de coups par les marins.</p> + +<p>—Avant qu'il soit dix minutes—murmura Brulart—vous verrez l'effet de +ma mécanique.</p> + +<p>À peine achevait-il ces mots, qu'une immense clarté illumina le ciel et +l'Océan, une énorme colonne de fumée blanche et compacte se déroula en +larges volutes, et la goëlette trembla dans sa membrure au bruit d'une +épouvantable détonation.</p> + +<p>...C'était cette pauvre <i>Catherine</i> qui sautait en l'air, en couvrant +sans doute la frégate <i>le Cambrian</i> de ses débris enflammés, tuant +peut-être son jeune et brave commandant, son bon et gourmand docteur, +son petit commissaire, malgré sa tante... que sais-je, moi?</p> + +<p>Pauvre <i>Catherine</i>, adieu! laissez-moi lui donner un regret!</p> + +<p>Adieu, c'en est donc fait; aussi bien tu devais suivre la destinée de +ton capitaine, du bon et digne Benoît, car sans lui que serais-tu +devenu, pauvre cher brick?... quelque infâme bâtiment pirate.... Toi, +accoutumé aux jurons si chastes, si candides de Claude-Borromée-Martial, +tu aurais peut-être retenti d'ignobles et crapuleux blasphèmes! +d'infâmes orgies eussent souillé la blancheur virginale de ton plancher, +tes mâts en auraient frémi d'indignation, et, au lieu de voir pendre à +tes jolies vergues luisantes l'habit et le pantalon <i>habillé</i> de ton bon +capitaine qui soignait si bien sa modeste garde-robe, on les aurait +peut-être vues fléchir, ces jolies vergues, sous les balancements de +cadavres pendus ça et là.</p> + +<p>Ainsi, repose en paix, <i>Catherine</i>, tu as trouvé un tombeau digne de +toi, mieux vaut cent fois pour tombe la profondeur transparente de +l'Océan, que les lourds et chauds estomacs des <i>petits Namaquois</i>....</p> + +<p>Et certes, Benoît le dirait, s'il vivait, s'il n'avait pas été digéré; +le pauvre homme....</p> + +<p class="point">Adieu donc encore... adieu, <i>Catherine</i>... que les vagues te soient +légères.</p> + +<p>On ne peut se faire une idée du transport, du délire que cet événement +excita à bord de <i>la Hyène</i>: c'étaient des cris, des battements de mains +à la faire sombrer; Brulart surtout ne se possédait pas de joie, il +sautait, gambadait, tonnait, ravi de voir la réussite de sa <i>ruse</i>....</p> + +<p>Au lever du soleil il avait perdu la frégate de vue.</p> + +<p>Le surlendemain, sur les quatre heures du soir, il débarquait ses nègres +à la Jamaïque, près de l'anse Carbet... sur l'habitation de M. Wil, +brave colon, une de ses plus anciennes pratiques.</p> + +<p>Par exemple, sur les noirs sauvés du brick, il n'en restait que dix-sept +et Atar-Gull. La cargaison de la goëlette avait moins souffert, il en +restait les deux tiers, somme toute:—il jouissait de quarante-sept +nègres ou négresses qu'il vendit, l'un dans l'autre, quinze cents francs +pièce, c'était donné....</p> + +<p>Tom Wil le paya comptant, mais il l'engagea à ne pas faire un long +séjour dans la colonie, par mesure de prudence....</p> + +<p>Brulart goûta d'autant plus cet avis qu'il se souvenait de l'espièglerie +faite à la frégate; or, il mit bientôt à la voile pour Saint-Thomas, en +se proposant de renouveler <i>sa tontine</i> s'il en trouvait l'occasion, car +Tom Wil lui avait appris que, comptant marier sa fille, il lui faudrait +alors monter l'atelier qu'il lui donnait en dot, et que lui, Brulart, +étant raisonnable, il voulait le charger de cette fourniture.</p> + +<p>Brulart partit donc, et de quelque temps on n'en entendit plus parler.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IIId" id="CHAPITRE_IIId"></a>CHAPITRE III.</h3> + +<p class="r50 nind">Sucre, café, coton, indigo, rhum,<br /> +tafia.—Exportation.—0000000000.<br /> +—Frais bruts.—0000000000.—Gain.<br /> +—00000.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;">B. P<span class="smcap">oivre</span> .—<i>Économie politique</i>.</span><br /> +</p> + +<p class="r50">C'est qu'il y a certains personnages<br /> +dont on s'est fait une habitude de rire,<br /> +et qu'on ne plaint de rien.<br /> + +<span style="margin-left: 5em;">D<span class="smcap">iderot</span> .—<i>Romans</i>.</span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LE COLON.</p> + + +<p>C'était un digne et honnête homme que ce bon M. Wil, un des plus riches +colons de la Jamaïque: il était riche, puisque ses plantations +s'étendaient depuis la pointe de l'Acoma jusqu'au Carbet; il était bon, +car ses voisins le taxaient de faiblesse envers ses noirs.</p> + +<p>Le fait est que M. Wil recevait <i>le Times</i>; aussi l'esprit négrophile de +cette feuille avait-il développé en lui des sentiments de philanthropie +qui seraient peut-être restés enfouis au fond de son cœur, si leur germe +n'avait été fécondé par la lecture de cette estimable feuille; lecture +que le colon comparait poétiquement à la bienfaisante rosée qui fait +poindre et éclore les cannes à sucre, car le colon avait quelques +lettres, et lisait bien autre chose que le <i>code noir</i> ou la +<i>mercuriale</i> de la Jamaïque.</p> + +<p>Or, un matin, environ deux mois après la visite de Brulart, M. Wil fut +inspecter sa sucrerie de l'Anse aux Bananiers, dont les ateliers étaient +presque tous montés avec les noirs de feu le capitaine Benoît. Grands et +petits Namaquois y vivaient en bonne intelligence, la <i>rigoise</i> du +commandeur avant éteint toutes les haines, nivelé tous les caractères.</p> + +<p>M. Wil partit donc un matin; devant lui deux nègres armés de coutelas +marchaient pieds nus; ces fidèles serviteurs, couverts de simples +caleçons de toile, devaient, en abattant des haziers épineux, frayer un +chemin plus facile à la mule de leur maître, écarter des ronces qui +l'auraient blessé, et surtout détruire les reptiles, si nombreux dans +cette partie de la colonie, qui pouvaient piquer mortellement cette +belle bête, que M. Wil n'eût pas donnée pour trois cents gourdes, tant +elle avait de bonnes et franches allures.</p> + +<p>On arriva.—Le commandeur de l'habitation fouettait un nègre, attaché à +un poteau.</p> + +<p>—Holà! Tomy—dit M. Wil—qu'a fait cet esclave?</p> + +<p>—Maître, il arrive de la Geole, il s'était enfui <i>marron</i><a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a>. Son +<i>droit</i> est de cinquante coups de fouet, mais comme vous avez été assez +bon pour réduire toutes les peines de moitié, ça ne nous fait que +vingt-cinq, et je suis au douzième....</p> + +<p>—Continue...—dit le Titus—et il s'en fut aux acclamations de ses +nègres, réellement fiers d'avoir un si doux maître.</p> + +<p>Il entra dans le moulin à sucre: cette machine se compose de deux +énormes cylindres de pierre, qui tournent sur leur axe, en laissant +entre eux deux un étroit intervalle, dans lequel on introduit des bottes +de cannes à sucre, que l'on avance à mesure que le mouvement de rotation +les attire et les broie....</p> + +<p>Comme le colon marchait sur des feuilles de palmier, dont on avait +jonché le sol, il ne fut point entendu d'une jeune négresse qui +présentait des cannes au moulin.</p> + +<p>Mais ce n'était pas le moulin que regardait la pauvre fille!</p> + +<p>Ses yeux étaient tournés vers un jeune, beau, grand nègre... aux yeux +vifs, aux dents blanches... à la peau noire et luisante....</p> + +<p>Or, <i>Atar-Gull</i>, car c'était lui, s'approchait quelquefois pour +effleurer les lèvres vermeilles de la négresse; mais elle baissait la +tête, et la bouche de son amant ne rencontrait que ses cheveux longs et +doux.</p> + +<p>Alors elle riait aux éclats, la pauvre fille... et les deux cylindres +attiraient toujours les bottes de cannes, et elle, suivant leur +mouvement, approchait de la meule sans y penser, occupée qu'elle était +des tendres propos de son amant.</p> + +<p>Le père Wil voyait tout cela et se mourait d'envie de châtier un peu ces +fainéants; mais il contint sa colère...</p> + +<p>—Karina—disait <i>Atar-Gull</i> dans sa belle langue caffre, si suave, si +expressive—Karina, tu me refuses un baiser, et pourtant je t'ai fait de +beaux colliers avec les graines rouges du caïtier; pour toi, j'ai +souvent surpris l'anoli aux écailles bleues et dorées, je t'ai donné un +madras qui eût fait envie à la plus belle mulâtresse de la Basse-Terre; +vingt fois, j'ai porté tes fardeaux; ces cicatrices profondes prouvent +que j'ai reçu pour toi la punition que tu méritais, quand tu laissais +échapper le ramier favori du maître... et pour tout cela un baiser... un +seul....</p> + +<p>Karina n'était pas ingrate, non; aussi elle avançait en souriant ses +lèvres de corail... lorsqu'elle poussa un cri horrible, un cri qui fit +retourner le colon, car il cherchait déjà le commandeur pour livrer à +son fouet la négresse indolente et rieuse.</p> + +<p>Toute à son amour, avançant toujours machinalement, sa main vers le +moulin, la malheureuse ne s'était pas aperçue qu'il ne restait plus de +cannes à moudre, et au moment où <i>Atar-Gull</i> l'embrassait... elle +engageait sa main entre les deux cylindres qui, continuant leur +mouvement d'attraction, l'eurent bientôt écrasée; l'avant-bras suivait +la main, lorsque le nègre sauta sur la hache de salut<a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>, et d'un coup +sépara le bras de l'avant-bras, qui disparut broyé entre les deux +meules....</p> + +<p>Le commandeur accourut aux cris du bonhomme Wil, et à ceux des noirs....</p> + +<p>On transporta Karina à l'infirmerie où elle fut parfaitement soignée.</p> + +<p>Avec un maître moins humain que le colon, elle eût reçu une vigoureuse +correction à sa convalescence, car enfin elle ne perdait à tout cela +qu'un bras, le propriétaire y perdait au moins cent gourdes....</p> + +<p>—Que décidez-vous de ce gaillard?—demanda le commandeur—il mérite +quelque chose pour avoir retardé la fabrication et détérioré une de vos +esclaves?</p> + +<p>—Sa conduite?</p> + +<p>—Pour ce qui est de cela, monsieur Wil, excellente: travailleur comme +un bison, un peu taciturne, mais doux comme un agneau, pas plus de fiel +qu'un pigeon....</p> + +<p>—Vraiment; pardieu, alors je l'emmène avec moi... justement cet animal +de Cham, à qui j'ai donné la direction de mes chiens, se néglige de jour +en jour... je te l'enverrai pour remplacer celui-ci à l'atelier.... +Parle-t-il un peu anglais?</p> + +<p>—Quelques mots de patois, il commence; mais il entend très-bien les +signes.</p> + +<p>—Allons, c'est dit, je le prends... mais avant, pour ne pas encourager +de telles dégradations, fais-lui administrer quelque chose... un rien... +pour l'exemple, et fais vite... car ma femme et Jenny m'attendent pour +déjeuner, et je veux rentrer avant la chaleur....</p> + +<p>—Alors, monsieur Wil, la douzaine....</p> + +<p>—Comment! la douzaine?</p> + +<p>—Oui, monsieur—répondit le commandeur en agitant son fouet....</p> + +<p>—Ah!... je n'y étais, ma foi, pas du tout; oui, oui, la douzaine... et +envoie-le-moi tout de suite....</p> + +<p>Atar-Gull fut donc attaché et fouetté.</p> + +<p>Son calme, son sourire doux ne l'abandonnèrent pas un instant; pas une +plainte, pas un gémissement; c'était plutôt avec une expression de joie +et de contentement qu'il recevait les coups....</p> + +<p>Et au fait, le pauvre garçon, tout le servait à souhait; depuis une +certaine aventure, il n'avait eu qu'un but, celui de se rapprocher de M. +Wil, d'être autant que possible admis dans son intérieur, car il vivait +maintenant de deux haines bien distinctes:—Brulart et le colon.</p> + +<p>Et encore la haine qu'il portait à Brulart était-elle pâle et froide +auprès de celle qu'il avait vouée au bon homme Wil.</p> + +<p>Aussi sa conduite sage, laborieuse, réglée, soumise, portait déjà son +fruit; car, avant la correction, et comme pour la lui faire endurer plus +patiemment, le commandeur lui avait expliqué qu'il allait suivre le +colon, et que c'était à sa bonne conduite qu'il devait cette faveur +inespérée.</p> + +<p>Comment, après cela, n'eût-il pas béni cent fois les coups! n'eût-il pas +baisé les lanières qui le déchiraient!</p> + +<p>Quand on eut fini, Atar-Gull fit un paquet du peu qu'il possédait, et +courut tenir l'étrier de M. Wil qui, flatté de son activité et de son +peu de rancune, lui tapa légèrement la joue d'un air riant et paternel.</p> + +<p>Atar-Gull partit sans même voir Karina.... Il s'agissait bien d'amour +vraiment....</p> + +<p>Qu'est-ce que l'amour, dites-moi, en présence d'une bonne haine +africaine, profonde et vivace?</p> + +<p>Quand le colon arriva près du Carbet, le soleil était fort ardent; aussi +commençait-il à regretter son grand parasol, et à se tourmenter sur sa +mule, lorsqu'une voix bien connue le fit tressaillir....</p> + +<p>Il parcourait une longue avenue d'épais tamarins, entourés de lianes et +de haziers, lorsque d'un des côtés accourut, toute gaie, toute +palpitante, toute rose, une ravissante jeune fille....</p> + +<p>C'était Jenny....</p> + +<p>Et puis derrière elle, un beau jeune homme qui portait le parasol tant +désiré... et donnait le bras à une femme à cheveux gris, un peu +courbée....</p> + +<p>C'était Théodrick et madame Wil....</p> + +<p>—Prends garde, prends garde, ma Jenny—dit le colon...—tu vas faire +écraser tes petits pieds par la <i>biche</i> (c'était le nom de sa mule).</p> + +<p>Et au fait, la jeune folle se précipitait sur la main de son père +qu'elle baisait avec tendresse, sans craindre les atteintes de la +<i>biche</i>; et, comme son grand chapeau de paille tomba, ses jolis yeux +disparurent presque sous ses beaux cheveux blonds tout bouclés....</p> + +<p>—Pauvre père—dit-elle en attachant sur le colon un regard tendre et +inquiet—comme il a chaud... et nous avions oublié ce parasol... c'est +la faute de Théodrick aussi....</p> + +<p>—Ah!... Jenny... tu vas gronder ton Théodrick.</p> + +<p>Madame Wil approcha....</p> + +<p>—Eh bien! mon ami, tu dois être fatigué....</p> + +<p>—Voulez-vous descendre de mule, monsieur Wil?—demanda Théodrick avec +intérêt.</p> + +<p>—Non, mes enfants, non, je me trouve très-bien... quelle est la fatigue +qui ne s'oublierait pas avec une réception aussi cordiale?... Pourtant +j'aime mieux finir la route à pied... avec vous....</p> + +<p>Et le colon descendit de sa monture, la flatta un peu de sa grosse main, +et la remit à un des nègres qui l'avaient suivi.</p> + +<p>—Quel est ce nouveau venu?—demanda madame Wil en montrant Atar-Gull.</p> + +<p>—Un diamant... un vrai diamant, à ce que m'a assuré Jacob... je vais +lui donner la place de ce paresseux de Cham<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a>....</p> + +<p>—Tu es bien sûr au moins de cet esclave, mon ami....</p> + +<p>—Tu sais que Jacob s'y connaît.... Allons, allons, marchons vite, je me +sens en appétit....</p> + +<p>—Vous aurez de quoi le satisfaire, monsieur—dit d'un air sérieusement +comique madame Wil—je crois que Tony s'est surpassé... vous avez des +langoustes au piment, un chou-palmiste au coulis, des....</p> + +<p>—Tais-toi, tais-toi, ne me dis pas, madame Wil, tu m'ôtes la +surprise.... Mais vois donc Jenny et Théodrick! chers enfants... ils +sont bien faits l'un pour l'autre... qu'ils sont beaux; regarde donc +cette taille, hein... ma Jenny n'est-elle pas une des plus jolies filles +de la Jamaïque?...</p> + +<p>—Dites donc notre Jenny, s'il vous plaît, monsieur Wil—reprit madame +Wil.</p> + +<p>Le colon embrassa joyeusement sa femme pour toute réponse....</p> + +<p>On arriva enfin dans une salle à manger, fraîche et spacieuse, et toute +cette bonne et honnête famille s'attabla gaîment autour d'un splendide +déjeûner.</p> + +<p>—Faites appeler Cham—dit M. Wil quand il eut pris son thé.</p> + +<p>Au bout d'un quart d'heure, Cham se présenta tout tremblant.</p> + +<p>Le colon à demi couché sur son canapé, tenait un superbe fusil de chasse +dont il s'amusait à faire jouer les ressorts.—Cham—dit le maître—je +m'aperçois de plus en plus de ta négligence; d'abord, tu maigris, tandis +qu'un bon esclave doit toujours être bien portant pour faire honneur à +son maître, et représenter le plus d'argent qu'il peut;—mes chiens de +chasse dépérissaient aussi, je t'en ai ôté la surveillance;—je t'avais +donné la direction de la purgerie, tu t'en acquittes fort mal. Or, tu ne +mettras plus les pieds chez moi, dans la maîtresse case, tu partageras +les travaux des autres esclaves; c'est Atar-Gull—dit-il en montrant le +noir qui, déjà installé dans son poste, était assis aux pieds du colon, +et le rafraîchissait avec un éventail;—c'est Atar-Gull qui te +remplacera....</p> + +<p>Le pauvre Cham baissa tristement la tête en disant à voix basse:</p> + +<p>—Pardon, maître, pardon, pardon, il y a seulement neuf jours que je +néglige mes devoirs, jusque-là....</p> + +<p>—Jusque-là, c'est vrai, tu t'étais montré un digne serviteur—dit le +colon en jetant un morceau de sucre à Atar-Gull qui le disputa à un +superbe épagneul—mais depuis il a fallu ma bonté pour ne pas te laisser +mourir sous le fouet du commandeur, car Dieu me damne si je sais à quoi +attribuer ce changement dans ta conduite.</p> + +<p>Alors Cham, comme s'il fût sorti d'un combat qu'il se livrait +intérieurement, articula avec peine et angoisse:—C'est que, depuis +neuf jours, mon fils a disparu, et je ne puis penser qu'à cette perte +cruelle; je l'aimais tant, mon premier né!</p> + +<p>—Ton fils a disparu!—s'écria l'honnête Wil en se levant sur son séant +et ajustant Cham avec son fusil qui, heureusement, n'était pas chargé +(Cham valait au moins trois cents gourdes)—ton fils a disparu, +misérable! un négrillon Congo de la plus belle espèce! Non content de +laisser dépérir mes chiens, de maigrir toi-même, tu <i>me</i> perds ton fils! +mais tu veux donc me ruiner, misérable! songes-y bien!... si, demain, à +pareille heure, ton fils n'est pas retrouvé; si, dans quinze jours, tu +ne commences pas à avoir un embonpoint convenable, tu seras châtié +d'importance; va-t'en, que je ne te voie plus; et toi, mon fidèle +Atar-Gull, tiens, voici une montre que je destinais à cette brute; que +ce soit une récompense et un encouragement; et toi, Cham... sors, ou, +pardieu, tu connaîtras ce que pèse la crosse de mon fusil.</p> + +<p>Cham sortit en jetant un furieux regard sur son rival qui se livrait à +une joie d'enfant en approchant la montre de son oreille pour écouter le +bruit du mouvement.</p> + +<p>Voici donc Atar-Gull en faveur chez le colon.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IVd" id="CHAPITRE_IVd"></a>CHAPITRE IV.</h3> + +<p class="r40">Il y a une grande différence, voyez-vous,<br /> +entre un capital productif et un capital improductif.<br /> +</p> +<p class="r40">Car un capital employé <i>productivement</i><br /> +est un des trois grands <i>agents de la production</i>,<br /> +et prend part aux profits de cette <i>production</i>.<br /> +</p> +<p class="r40">Employer un capital dans la <i>production</i>,<br /> +c'est avancer les <i>frais de production</i>. <i>La<br /> +valeur du produit</i> qui en résulte rembourse<br /> +cette avance.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;"><span class="smcap">J.-B. Say.</span>—<i>Économie politique</i>, tome <span class="smcap">ii</span> , p. 255.</span><br /> +</p> +<p class="r40">—Sais-tu ce que c'est que ce supplice que<br /> +vous font subir durant de longues nuits vos<br /> +artères qui bouillonnent, votre cœur qui<br /> +crève, votre tête qui rompt, vos dents qui<br /> +mordent vos mains; tourmenteurs acharnés<br /> +qui vous retournent sans relâche<br /> +comme sur un gril ardent?...<br /> +<br /> +<span style="margin-left: 2em;">V<span class="smcap">ictor</span> H<span class="smcap">ugo</span>,—<i>Notre-Dame de Paris</i>.</span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LE PÈRE ET LE FILS.</p> + + +<p>Il est, je crois, nécessaire d'expliquer le motif de la haine que +portait Atar-Gull a M. Wil, qui, par sa conduite, ne paraît peut-être +pas, comme le capitaine Brulart, devoir inspirer cet affreux sentiment à +son esclave.</p> + +<p>Voici le fait:</p> + +<p>C'était quelques vingt jours après l'arrivée des <i>grands</i> et <i>petits +Namaquois</i> dans la colonie. M. Wil dînait ce jour-là chez M. Beufry, +riche et industrieux planteur.</p> + +<p>Quand vint le dessert, l'heure des confidences, les femmes s'en +allèrent, et furent remplacées chacune par une respectable bouteille +d'un excellent et vieux vin de madère... c'était le seul moyen de +compenser la retraite du beau sexe.</p> + +<p>La conversation vint à tomber sur les nègres, les habitations, les +chances, les pertes, les bénéfices, et M. Wil et M. Beufry occupèrent +bientôt l'attention générale, car on avait une entière confiance dans +leurs lumières et dans leur longue expérience.</p> + + +<p class="dialog">BEUFRY.</p> + +<p>Eh bien, dites-moi, Wil, êtes-vous content de votre acquisition? comment +vont les nouveaux... se font-ils un peu?...</p> + + +<p class="dialog">WIL.</p> + +<p>Très-bien... très-bien... ce diable de Brulart a la main heureuse, il +les choisit à ravir... je n'en ai perdu que cinq....</p> + + +<p class="dialog">BEUFRY.</p> + +<p>Par exemple, que Dieu me damne si je sais comment il y trouve son compte +en les donnant à ce prix....</p> + + +<p class="dialog">WIL.</p> + +<p>Ma foi, peu m'importe, c'est la troisième fournée qu'il me procure +depuis dix-huit mois; et il ne m'a jamais trompé... c'est-à-dire... +si... une fois... oh! j'ai été joué... c'est un fin maquignon, allez....</p> + + +<p class="dialog">BEUFRY ET LES CONVIVES.</p> + +<p>Contez-nous ça, monsieur Wil, c'est utile....</p> + + +<p class="dialog">WIL.</p> + +<p>Eh bien, car je n'y mets pas d'amour-propre, il y a trois mois, il m'a +fourré, au milieu de son avant-dernière fourniture, un vieux, vieux +nègre, auquel il avait teint les cheveux avec du charbon, et qu'il avait +sans doute engraissé avec de la farine, ou je ne sais quoi.—Enfin... +trois jours après son départ, j'envoie faire baigner mes noirs à la mer, +et mon vieil animal me revient les cheveux tout blancs; au bout de cinq +jours, cette graisse factice tombe, car il était soufflé, et je +m'aperçois aux dents, aux plis du front et des yeux, que c'est un homme +d'au moins soixante ans, et si faible, si faible, qu'il est, depuis ce +temps-là incapable de me rendre aucun service, et pourtant le scélérat +mange comme un vautour; aussi c'est un cheval à l'écurie.... Ça fait le +cinquième que je nourris à rien faire... et quand on les a payés des +quinze cents, des deux mille francs, ce n'est pas gai....</p> + + +<p class="dialog">BEUFRY.</p> + +<p>C'est un voleur que votre Brulart; mais moi j'ai un moyen bien commode, +non seulement d'éviter la nourriture de mes vieux nègres hors de +service, mais encore de rentrer dans mes fonds, et au-delà....</p> + + +<p class="dialog">WIL ET LES CONVIVES.</p> + +<p>Contez-nous ça... c'est un miracle.</p> + + +<p class="dialog">BEUFRY.</p> + +<p>Du tout, c'est bien simple, vous savez que le gouvernement donne deux +mille francs de tout nègre supplicié pour assassinat ou pour vol, afin +que le propriétaire n'essaie pas de soustraire les coupables à la +justice, dans la crainte de perdre une valeur....</p> + + +<p class="dialog">WIL.</p> + +<p>Eh bien?...</p> + + +<p class="dialog">BEUFRY.</p> + +<p>Eh bien... les gueux de noirs, arrivés surtout à un âge très-avancé, ont +bien toujours quelques peccadilles sur la conscience, c'est impossible +autrement; ainsi, on est toujours sûr de ne pas se tromper; on aposte +donc deux témoins qui affirment l'avoir vu voler, par exemple. Les +preuves ne manquent pas; on l'envoie à la geôle, et s'il est trouvé +coupable, ce qui arrive ordinairement, on le pend... et en échange, on +vous compte deux mille francs écus....</p> + + +<p class="dialog">WIL, <i>avec répugnance</i>.</p> + +<p>Diable... diable....</p> + + +<p class="dialog">BEUFRY.</p> + +<p>N'allez-vous pas faire la petite bouche; au lieu d'un capital +improductif qui vous absorbe encore un intérêt quelconque... vous avez, +par mon procédé... un capital productif qui peut vous rapporter sept et +huit pour cent... c'est hors de toute proportion.</p> + + +<p class="dialog">WIL.</p> + +<p>Oui, mais c'est un peu dur... de... (<i>Faisant le geste de pendre</i>.)</p> + + +<p class="dialog">BEUFRY.</p> + +<p>Ah! pardieu, s'il s'agissait d'un homme, je ne vous dirais pas un mot de +cela, mes principes sont connus, je crois avoir prouvé dans ce dernier +incendie que j'avais quelque humanité....</p> + + +<p class="dialog">WIL.</p> + +<p>C'est vrai; non content d'avoir sauvé ce pauvre Colstrop et ses deux +enfants, vous l'avez aidé à rebâtir sa cafeyrie de vos propres +deniers... mais faire pendre... hum....</p> + + +<p class="dialog">BEUFRY.</p> + +<p>Ah! mon Dieu, avez-vous la tête dure.... Supposez qu'une loi vous +dise:—<i>Chaque mulet atteint de la morve</i> (par exemple) <i>sera détruit, +mais on indemnisera le propriétaire en lui en comptant la valeur</i>; +est-ce que, si vous pouviez faire passer pour morveux un vieux mulet qui +croupit à rien faire dans votre écurie, vous ne le feriez pas? préférant +avoir deux cents bonnes gourdes bien sonnantes qui vous en +rapporteraient quinze ou vingt, à garder un animal infirme qui vous en +dépense la moitié sans vous rendre aucun service? Que diable! soyez donc +conséquent; pourquoi ne pas faire pour un nègre ce que vous feriez pour +un mulet?...</p> + + +<p class="dialog">PLUSIEURS VOIX.</p> + +<p>Il a raison,—c'est clair comme deux et deux font quatre....</p> + + +<p class="dialog">WIL.</p> + +<p>Pardieu, je le sais bien, je n'aime pas plus qu'un autre à avoir de +l'argent <i>en friche</i>, et puisque <i>Beufry</i> s'est servi de cette +combinaison... puisque vous autres ne la désapprouvez pas....</p> + + +<p class="dialog">PLUSIEURS VOIX.</p> + +<p>Mais au contraire... nous ferions de même.</p> + + +<p class="dialog">WIL.</p> + +<p>Au fait: je ne vois pas pourquoi je m'amuserais à jeter de l'argent par +les fenêtres.... Ce qui me retenait, voyez-vous, c'était le respect +humain... parce qu'avant tout, on tient à l'opinion de la société, et, +quand ou est père de famille, quand depuis quarante ans on mène une +conduite irréprochable... on n'aime pas à la voir ternir....</p> + + +<p class="dialog">BEUFRY.</p> + +<p>Je ne puis mieux faire que de me citer pour exemple....</p> + + +<p class="dialog">WIL.</p> + +<p>Je me rends, mon ami, je me rends; j'étais un fou. Mais dites-moi, le +témoignage de deux blancs suffit-il?</p> + + +<p class="dialog">BEUFRY.</p> + +<p>Deux blancs suffisent... et on vous débarrasse de votre <i>capital +improductif</i>... après quoi, le greffier vous <i>rembourse</i> le pendu en +espèces sonnantes.</p> + + +<p class="dialog">WIL.</p> + +<p>Pas plus tard que demain, j'en essaierai....</p> + + +<p class="dialog">BEUFRY.</p> + +<p>Ah ça, messieurs, c'est assez parler d'affaires; ces dames doivent +s'ennuyer, un dernier verre de vin de Porto, et allons les rejoindre +dans la galerie.... Wil, je vous retiens pour ma partie de tric-trac....</p> + + +<p class="dialog">WIL.</p> + +<p>C'est donc une revanche que vous voulez... vous l'aurez... à vos +ordres... mais nous ne jouerons pas tard, car j'ai ma fille un peu +souffrante.</p> + +<p class="point"><span style="margin-left: 60%;">(<i>Ils sortent</i>.)</span></p> + +<p>Cinq jours après cette conversation, le bonhomme Wil comptait, en +soupirant un peu, dix piles de quarante gourdes chacune.... (Oh! dans ce +doux pays les exécutions et les procédures marchent grand train, grâce à +la justice coloniale.)</p> + +<p>Mais la cabane du vieux Job était déserte....</p> + +<p>Seulement deux ou trois petits enfants pleuraient assis à la porte, car +le pauvre vieux Job, qui ne pouvait plus travailler, aimait à s'asseoir +au soleil et à faire des jouets en bois de palmier pour tous les +négrillons de son voisinage... qui sautaient de joie et battaient des +mains à son approche... en criant:—Voilà le père Job... hé! bon Job....</p> + +<p>Aussi ils pleuraient le vieux nègre, dont le cadavre se balançait, +accroché au gibet de la savane, et qui ainsi ne coûtait plus rien à son +maître.</p> + +<p>Le lendemain de l'exécution, il était nuit, mais une nuit des tropiques, +une belle nuit claire et transparente, inondée de la molle clarté de la +lune.</p> + +<p>Les noirs s'étaient agenouillés au dernier coup de cloche, car M. Wil, +sa femme et sa fille leur avaient donné l'exemple, en commençant la +prière commune à haute voix.</p> + +<p>Et c'était un grand et noble spectacle que de voir le maître et +l'esclave égaux devant le Créateur, se courbant ensemble, prier de la +même prière sous la voûte azurée du firmament, toute étincelante du feu +des étoiles.</p> + +<p>Autour d'eux... pas le plus léger bruit... on n'entendait que la voix +grave et sonore du colon, et par instant le timbre pur et argentin de +celle de Jenny, qui répétait une phrase sainte avec sa mère.</p> + +<p>Les palmiers agitaient en silence leurs grandes feuilles vernissées, et +les fleurs du caféyer, s'ouvrant à la fraîcheur de la nuit, répandaient +une senteur délicieuse.</p> + +<p>Après la prière, les nègres allèrent se reposer ou errer dans les +savanes, car on leur accordait cette permission.</p> + +<p>Atar-Gull ne pouvait dormir la nuit lui....</p> + +<p>Oh! la nuit, il aimait à errer seul, c'était l'unique instant où il +pouvait quitter son masque d'humble et basse soumission, son doux et +tendre sourire.</p> + +<p>Il fallait alors le voir bondir, haletant, crispé, furieux, se rouler en +rugissant comme un lion, et mordre la terre avec rage, en pensant aux +outrages, aux coups de chaque jour!</p> + +<p>En pensant à Brulart, qu'il espérait revoir tôt ou tard; au colon qui +l'avait fait battre, et avait pour lui une pitié insultante, un +attachement d'homme à bête, de maître à chien! Alors ses yeux +étincelaient dans l'ombre, ses dents s'entre-choquaient.</p> + +<p>Et voyez quelle puissance il avait sur lui-même!... avec ce caractère +indomptable et sauvage, cette énergie dévorante, dans le jour, il +souriait à chaque coup qu'il recevait, et baisait la main qui le +frappait.</p> + +<p>Il fallait pour arriver à ce résultat incroyable une idée fixe, arrêtée, +immuable, à laquelle le nègre fait tous les sacrifices:</p> + +<p>La vengeance!</p> + +<p>Et encore cette vengeance n'était motivée que par la brutalité de +Brulart, et la rage de se voir esclave; mais à quel degré d'intensité +arriva-t-elle, mon Dieu! quand il sut ce que vous allez savoir.</p> + +<p>Entraîné dans une course rapide, ce malheureux bondissait ça et là comme +pour s'échapper à lui-même....</p> + +<p>En vain l'air pur et embaumé, la douce solitude de la nuit venaient +rafraîchir ses sens.</p> + +<p>Toujours courant, il arriva près d'une savane déserte, que la lune +couvrait d'une nappe de pâle lumière.</p> + +<p>Au milieu s'élevait un gibet.</p> + +<p>Après le gibet était accroché un noir, c'était le vieux Job.</p> + +<p>Atar-Gull, sortant des allées sombres et obscures qui entouraient cet +espace nu et découvert, fut comme ébloui de cette clarté resplendissante +qui argentait les longues herbes de la savane, et le rideau de tamarins +et de mangotiers qui l'ombrageaient.</p> + +<p>Mais bientôt il fut saisi d'un inexplicable sentiment de douleur en +voyant ce gibet noir et ce corps noir, qui se dressaient et se +découpaient si sombres sur les feuilles brillantes et nacrées de la +forêt.</p> + +<p>Il s'approcha plus près....</p> + +<p>Plus près encore....</p> + +<p>Ses jambes fléchirent... il tomba... la face contre terre....</p> + +<p>Après être resté quelques minutes dans cette position, il se releva, et +s'élançant comme un tigre, sauta d'un bond sur la fourche du gibet.</p> + +<p>Arrivé là, il poussa un cri... un cri dont vous comprendrez l'expression +quand vous saurez que le malheureux venait de reconnaître....</p> + +<p>S<span class="smcap">ON PÈRE</span>!!!</p> + +<p>Son père, le vieux Job! vendu comme lui, victime de la traite, et volé +peut-être par Brulart à quelque autre Benoît.</p> + +<p>Atar-Gull ne conserva plus aucun doute quand il eut vu une espèce de +talisman ou de fétiche que le vieillard portait au cou....</p> + +<p>Couper la corde qui attachait le cadavre à la potence, le prendre sur +ses épaules et fuir dans les bois avec ce précieux fardeau, ce fut +l'affaire d'un moment pour Atar-Gull.</p> + +<p class="point">—Il est de ces douleurs qui ont besoin d'ombre et de profonde +solitude.....</p> + +<p>Le lendemain, au premier coup de cloche, Atar-Gull était déjà rendu à +l'atelier, toujours avec sa bonne figure ouverte et franche, son éternel +sourire qui laissait voir ses dents blanches et aiguës....</p> + +<p>Et voilà pourquoi M. Wil partageait avec Brulart le privilège d'occuper +incessamment l'imagination d'Atar-Gull, d'autant plus que Cham, auquel +Atar-Gull avait fait sa confidence, que Cham, auquel cinq ans de séjour +dans la colonie et dans l'intérieur du colon avaient donné quelque +habitude et quelque connaissance des spéculations des planteurs, mit +charitablement Atar-Gull au fait des causes et résultats de la mort de +son père....</p> + +<p>—Quant au cadavre du vieux Job, on ne le retrouva plus, et on pensa sur +l'habitation que les <i>empoisonneurs</i> s'en étaient emparés pour +quelques-unes de leurs opérations magiques.</p> + +<p>On conçoit maintenant, je crois, la haine du noir pour cet estimable +colon, et quelle dut être sa joie lorsqu'il put soupçonner que son +service presque intime le mettrait à même de se venger; aussi, pendant +cinq mois qui servirent d'essai, d'épreuves, il étonna tellement M. Wil +par son zèle, par son dévoûment, son activité, que le colon le proclama +le modèle des bons serviteurs, l'éleva à la dignité de valet de +chambre, et mit en lui sa plus entière confiance.</p> + +<p>Cet engouement est d'ailleurs un des traits caractéristiques des colons.</p> + +<p>Ainsi Atar-Gull fut chargé de surveiller les préparatifs de la fête qui +devait précéder les fiançailles de la jolie Jenny et de Théodrick.</p> +<hr class="fin" /> + + +<h2><a name="LIVRE_V" id="LIVRE_V"></a>LIVRE V.</h2> + +<hr class="body" /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_Ie" id="CHAPITRE_Ie"></a>CHAPITRE I.</h3> + +<p class="r40">Les étreintes caressantes, le frémissement<br /> +de leurs mains enlacées, l'expression si<br /> +éloquente de leurs regards, qui disaient<br /> +tout, et ne disaient jamais trop; ce langage,<br /> +semblable à celui des oiseaux, connu des<br /> +amants, ou du moins n'ayant un sens que<br /> +pour eux, ces phrases qui font sourire,<br /> +et qui sembleraient absurdes à ceux qui ont<br /> +cessé de les entendre, ou qui ne les ont<br /> +jamais entendues.—Tels étaient leurs plaisirs.—Car<br /> +c'étaient encore deux enfants.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;">B<span class="smcap">YRON</span>.—<i>Don Juan</i>, chap. IV, st. <span class="smcap">xiv</span>.</span><br /> +</p> + +<p class="r40">Cette âme tomba dans une nuit profonde,<br /> +la mélancolie du misérable devint incurable<br /> +et complète.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;">V<span class="smcap">ICTOR HUGO</span>.—<i>Notre-Dame de Paris</i>.</span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">FÊTE.</p> + + +<p>Heureux Théodrick!... heureuse Jenny! voici donc enfin ce jour de +fiançailles si impatiemment désiré.... Ne baisse pas tes beaux yeux... +Jenny... laisses-y briller tout le bonheur que tu éprouves, cette +expression rayonnante le rend si heureux, ton amant... qui, retiré dans +un coin obscur des immenses salons du bonhomme Wil, ne te quitte pas du +regard.</p> + +<p>Si tu savais comme son cœur se dilate, s'épanouit en voyant les hommages +qui t'environnent, et l'influence que ta beauté, que ta douceur exercent +sur cette foule toujours envieuse ou injuste!</p> + +<p>Il se dit:—Mon avenir est à jamais fixé! c'est une longue suite de +jours riants et paisibles. «<i>Elle</i> et <i>moi</i>», ma vie se résume dans ces +deux mots; vrai, je suis trop heureux.</p> + +<p>Et ses yeux se mouillaient de larmes en la contemplant avec amour et +reconnaissance.</p> + +<p>Or, cette impression douce et pleine de charmes fut comme sympathique... +car au même instant Jenny fixa sur lui ses deux grands yeux humides +aussi...</p> + +<p>Mais un troisième regard, se bifurquant, pour ainsi dire, se partageait +entre les deux fiancés.</p> + +<p>C'était celui d'<i>Atar-Gull</i>.</p> + +<p>Placé dans l'embrasure d'une fenêtre, tout en activant le service des +nègres, sa bouche conservait toujours ce sourire stéréotypé que vous +connaissez... et il regardait Théodrick et Jenny d'un air joyeux.</p> + +<p>—Oh!—pensait-il en lui-même—que les voilà satisfaits, riches, beaux +et jeunes... et leur père... lui aussi est heureux de leur bonheur... un +père!—un père... c'est pour ce blanc, un ami tendre, un homme qui lui +donne de l'or et une belle jeune fille... une riche habitation et +beaucoup d'esclaves.</p> + +<p>Pour moi... un père, c'est un cadavre pendu à un gibet!...</p> + +<p>Pour eux la vie, ce sont des instants qui fuient rapides... car ils +comptent le temps, non par heures, mais par plaisirs...</p> + +<p>Pour moi la vie, c'est l'esclavage, le travail et les coups....</p> + +<p>Oh! mais aussi j'ai un bonheur, moi; c'est de tenir ces brillantes et +joyeuses destinées dans ma main d'esclave, au bout de mon couteau! c'est +de pouvoir me dire:—À l'instant, si je veux, je fais un cercueil de ce +lit nuptial, une orpheline de cette fille, un veuf de ce jeune homme, +des larmes de ces rires...</p> + +<p>Mon bonheur! c'est de me dire:—Et ce sera un jour, un jour! par moi, +moi seul! cette famille sera exterminée! et pourtant le dernier me +serrera encore la main, en me disant: brave et digne serviteur, je te +bénis.</p> + +<p>Et il continuait son bon et touchant regard, de telle façon que +Théodrick et Jenny, le rencontrant fixé sur eux, se dirent d'un coup +d'œil:—Brave Atar-Gull!... voilà un esclave sûr et dévoué...</p> + +<p>—Allons donc, allons donc, paresseux—dit le bonhomme Wil en prenant +doucement le nègre par l'oreille—le service languit par là... on voit +bien que tu n'y es pas....</p> + +<p><i>Atar-Gull</i>, saluant, disparut vite, et obéit avec une admirable +activité...</p> + +<p>Tous les colons de la Jamaïque semblaient s'être donné rendez-vous dans +la maison vaste et commode du père de Jenny, et c'est à peine si la +belle habitation pouvait contenir cette foule de visiteurs....</p> + +<p>Au milieu de la grande galerie boisée de cèdre et d'acap, éclairée par +mille bougies odorantes, des nègres richement habillés offraient tour à +tour les ananas et les pastèques sortant des glacières, les longues +bananes si douces au goût, l'avocat ou beurre végétal qui renferme une +crème parfumée, la goiave, le gingembre, la pomme rose, et une foule de +fruits cristallisés dans un sucre brillant et candi, qui étincelaient +comme des diamants; et puis deux maîtres d'hôtel mulâtres faisaient +circuler de larges jattes de punch au rhum et au tafia, que l'on servait +avec de petites tranches de choux-palmistes saupoudrées de sucre et de +vanille; vrai, c'était alors un élysée que le salon du bonhomme Wil.</p> + +<p>Là se pressaient, se heurtaient de fringantes créoles aux yeux noirs et +brillants, rieuses, souples et légères comme les filles de Grenade; à +leur gai sourire, au piquant abandon de leur toilette, on reconnaissait +les brunes Jamaïquaises.</p> + +<p>Les unes, couchées dans des hamacs de mille couleurs qui pendaient au +plafond d'une galerie, se laissaient mollement balancer, et, rapides, +effleurant le sol de leurs jolis pieds, agitaient en riant les plumes +bigarrées de leurs éventails.</p> + +<p>Les autres, réunies ensemble, se faisaient de ces naïves et joyeuses +confidences de femmes; c'étaient des petits éclats de rire doux et +frais, un peu comprimés par la présence des graves parents.</p> + +<p>Et puis, si un indiscret et hardi jeune homme s'approchait de ce +ravissant groupe de figures malignes et vives, de blanches épaules, de +cheveux parfumés, de gazes, de rubans et de fleurs... tout cela se +divisait, disparaissait, fuyait comme une volée de tourterelles à +l'approche d'un milan.</p> + +<p>Et le bonhomme Wil et sa femme allaient et venaient, recevaient les +félicitations de chacun avec franchise et cordialité... ivres qu'ils +étaient du bonheur de leur enfant.</p> + +<p>—Votre fête est charmante, mon cher Wil—lui dit le colon Beufry +(l'homme qui faisait pendre ses nègres pour 1500 francs)—mais +permettez-moi de vous présenter M. Pleyston, lieutenant en pied de la +frégate <i>le Cambrian</i>, qui vient de mouiller dans notre rade; M. <i>Peel</i>, +médecin du même navire, et M. <i>Delly</i>, commissaire du bord.</p> + +<p>—Messieurs, soyez les bienvenus, votre présence ne peut que m'être +infiniment agréable, et surtout dans un jour comme celui-ci.</p> + +<p>C'était une partie de l'état-major de la frégate que Brulart avait tenté +de faire sauter au moyen de la pauvre <i>Catherine</i>, qu'il avait installée +en brûlot, comme on sait.</p> + +<p>Après quelques civilités... le colon, s'adressant au commissaire, dont +la petite voix et l'air féminin lui inspiraient plus de confiance:</p> + +<p>—Pardon, monsieur, de l'indiscrétion; mais mon correspondant de +Portsmouth m'avait annoncé qu'un des officiers les plus distingués de +notre marine, sir Edwards Burnett, commandait <i>le Cambrian</i>, et j'aurais +même quelques commissions pour lui... ne le verrons-nous donc pas +aujourd'hui?</p> + +<p>—Hélas! monsieur—dit le petit jeune homme en pâlissant, je vous en +supplie... par pitié... parlons d'autres choses... tenez, voyez... comme +je suis agité... seulement que de penser à cet horrible événement.</p> + +<p>Et, au fait, le pauvre commissaire tremblait de tous ses membres.</p> + +<p>—Mon Dieu! je suis désolé, monsieur,—reprit l'honnête colon—d'avoir, +sans y songer, éveillé sans doute de pénibles souvenirs.... Est-ce qu'un +malheur serait arrivé à....</p> + +<p>—Grâce... monsieur... ne m'en parlez pas...—dit le jeune homme, qui se +perdit au milieu de la foule....</p> + +<p>Diable!—se dit Wil—cela m'inquiète.... Voyons, il faut en interroger +un autre qui soit moins nerveux,—et justement il avisa la figure pleine +et vermeille du docteur Peel, qui causait avec Beufry, tenant d'une main +un verre de punch, et de l'autre une tranche de chou-palmiste.</p> + +<p>—Ah! monsieur—répondit l'Esculape après avoir entendu la question du +colon—ah! monsieur,—et il vida son verre avec un long et bruyant +soupir, essuya sa bouche, et prit Wil par le bras—c'est une bien +affreuse histoire: écoutez-la donc, vous frémirez....</p> + +<p>Sachez que nous rencontrâmes, il y a environ cinq mois, à cinquante +lieues de la Jamaïque, un matelot attaché sur deux cadavres de +négresses, et abandonné en pleine mer sur une cage à poules....</p> + +<p>—C'est affreux—dit Wil.</p> + +<p>—Ne m'interrompez pas, s'il vous plaît. Nous recueillons ce misérable, +et il nous apprend qu'un infâme pirate, à bord duquel il était +d'ailleurs engagé, que l'infâme pirate, dis-je, pour le punir d'une +légère infraction à ses ordres, l'a fait jeter à la mer, ainsi que vous +savez, et que le forban a le cap sur la Jamaïque.... Notre pauvre +commandant, un digne et brave jeune homme, fait tenir la même route.... +Or, la nuit même, sur les quatre heures... on signale deux voiles à +bâbord... et bientôt on les reconnaît pour le brick et la goélette +montés par cet infâme scélérat et par un de ses acolytes....</p> + +<p>Nous faisons force de voiles, et au point du jour nous n'en étions qu'à +deux portées de canon.</p> + +<p>Alors... que voyons-nous? la goélette, mâtée d'une inconcevable hauteur, +filer vent arrière... mais d'une vitesse... d'une vitesse dont on n'a +pas d'idée... laissant le brick en panne. Il n'y avait pas à balancer, +il fallait choisir entre l'une ou l'autre, comme vous pensez....</p> + +<p>Le commandant fit donc tenir le travers, afin de mettre garnison à bord +du brick pour pouvoir continuer de donner la chasse à la goélette.</p> + +<p>Nous nous approchons à portée de fusil, et l'on envoie quarante hommes +bien armés dans la chaloupe, sous la conduite d'un lieutenant, pour +s'emparer du brick, qui ne bougeait pas plus qu'un poisson mort.</p> + +<p>Mon Dieu! je les vois comme si j'y étais: ils accostent et montent tous +sur le pont de l'infernal bâtiment, quatre hommes seulement restent dans +la chaloupe; le lieutenant, arrivé sur les passe-avant, divisa son monde +en deux escouades, et, entendant des cris dans le faux pont, ordonna à +la première d'y descendre par le petit panneau; on essaie en vain, il +était verrouillé en dedans....</p> + +<p>Un jeune aspirant s'écria:—Lieutenant, le grand panneau est à moitié +ouvert.</p> + +<p>—Eh bien! ouvrez-le tout-à-fait...—dit l'officier. Le pauvre enfant se +baisse, attire la lourde planche...—Ah! monsieur...—dit le docteur en +pâlissant.</p> + +<p>—Eh bien!... eh bien!—fit l'honnête Wil.</p> + +<p>—Eh bien! monsieur, une effroyable détonation se fait entendre, nous +sommes à l'instant couverts de débris, de flammes et de feu; le pont de +la frégate est jonché de cadavres, d'éclats de mâts et de vergues; notre +beaupré et notre guibre sont fracassés, et notre brave et jeune +commandant écrasé sous une énorme poutre lancée en l'air par l'explosion +du brick.</p> + +<p>—Dieu du ciel!... c'était donc un brûlot?</p> + +<p>—Hélas! oui, que cet infâme négrier avait laissé là, espérant qu'à +l'aide de cette horrible, infernale invention, il aurait le temps de +disparaître. Le monstre ne se trompait malheureusement pas; nous eûmes +cinquante blessés, trente-cinq morts, sans compter notre jeune +commandant... un officier d'une si haute et si brillante expérience....</p> + +<p>Enfin, le misérable pirate nous échappa, comme bien vous pouvez penser; +nous fûmes relâcher à Porto-Rico, dont nous étions heureusement près, +pour nous radouber, et nous venons ici faire de l'eau et repartir pour +l'Angleterre.</p> + +<p>Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous apprendre sur notre brave et +malheureux sir Edwards—dit le docteur en essuyant une larme et en +demandant un verre de punch.</p> + +<p>—D'après tout ce que je vois—se dit le colon—ce gredin n'est autre +que Brulart, c'est un de ses tours.... Mais aussi pourquoi diable +s'avisent-ils d'empêcher la traite?... C'est le bon Dieu qui les +punit....</p> + +<p>Peu à peu les invités de M. Wil se séparèrent, et avant minuit il +restait seul avec sa femme, Théodrick et Jenny....</p> + +<p>Suivant son antique et respectable coutume, il baisa sa fille au front, +et la bénit après la prière du soir, qu'ils firent ensemble.</p> + +<p>Bientôt toute cette honnête famille dormait profondément, bercée par +l'espérance du lendemain, car le lendemain était la veille du jour de +noces, du beau jour de noces de Théodrick et de Jenny.</p> + +<p>—Atar-Gull—avait dit le bon Wil avant de s'endormir—comme tu t'es +surpassé aujourd'hui, voici pour toi....</p> + +<p>Et il lui donna une fort belle chaîne de montre....</p> + +<p>Le nègre se jeta aux pieds de son maître, qu'il baisa en sanglotant....</p> + +<p>—Allons, va—reprit le colon—va dormir, mon garçon, car tu dois avoir +besoin de repos....</p> + +<p><i>Atar-Gull</i> se retira....</p> + +<p>Et sortant de l'habitation avec mystère, il se dirigea vers le bois du +<i>Morne aux Loups</i>, car c'est là que les <i>empoisonneurs</i> tenaient leurs +séances cette nuit même.</p> + +<p>Il arriva bientôt au pied du ravin et des rochers qui servent de base à +cette montagne.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IIe" id="CHAPITRE_IIe"></a>CHAPITRE II.</h3> + +<p class="r45">C'est là que sont les angoisses toujours<br /> +nouvelles qui se multiplient jusqu'à<br /> +ce que leur nombre même endurcisse<br /> +l'homme qui voit l'agonie sous<br /> +tant de formes diverses.—Ici, l'un gémit;<br /> +là, un autre se roule dans la<br /> +poussière, et un troisième tourne dans<br /> +leur orbite ses yeux d'une terne blancheur.<br /> + +<span style="margin-left: 1em;">B<span class="smcap">yron</span>.—<i>Don Juan</i>, chap. <span class="smcap">viii</span>, liv. 13.</span></p> + +<p class="r30 nind">Oh! dans ce monde auguste où rien n'est éphémère,<br /> +Dans ces flots de bonheur que ne trouble aucun fiel,<br /> +Enfant! loin du sourire et des pleurs de ta mère,<br /> +<span style="margin-left: 3em;">N'es-tu pas orphelin au ciel?</span><br /> + +<span style="margin-left: 10em;">V<span class="smcap">ictor hugo</span>.—<i>Ode</i> <span class="smcap">xvi</span>.</span></p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LES EMPOISONNEURS<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>.</p> + + +<p>Il était nuit, on n'entendait que le bruissement des longues flèches des +palmiers balancés par la brise du soir, les cris aigus des anolis ou le +chant plaintif des ramiers et des jerrys.</p> + +<p><i>Atar-Gull</i> gravissait péniblement les rochers à pic qui forment la base +de la Soufrière, montagne située vers le nord-ouest de la Jamaïque.</p> + +<p>Tantôt il s'accrochait aux lianes qui flottaient sur les masses de +granit rouge; tantôt, à l'aide d'un bâton ferré dont il se servait avec +une adresse singulière, il s'élançait d'un quartier de roche à un autre, +et vous auriez pâli de le voir suspendu au-dessus de ces précipices sans +fond.</p> + +<p>Une fois, épuisé de fatigue, glissant sur la pente rapide d'un ravin, +cherchant un point d'appui et croyant voir se balancer près de lui un de +ces beaux cactus aux fleurs rouges et bleues, il le saisit haletant... +mais tout à coup il rejette avec horreur ce corps froid et visqueux... +c'était un long serpent qui se jouait au clair de lune.</p> + +<p>Atar-Gull roule alors et bondit sur la roche, mais dans sa chute il +rencontre une large touffe de raquettes fortes et épaisses, s'y +cramponne, aperçoit un sentier à dix pieds, au-dessous de lui, se laisse +glisser, tombe, et reconnaît un chemin qui devait le mener plus +directement au sommet de la montagne. Enfin, après des efforts inouïs, +Atar-Gull, meurtri, sanglant, arriva.</p> + +<p>Elle était, dans cet endroit, couverte de palmiers, d'aloès, de +bananiers qui n'avaient pas encore été mutilés par le fer, et dont la +végétation forte et vigoureuse était si serrée que le nègre n'aurait +jamais pu pénétrer à travers ces milliers de plantes qui se croisaient +et s'étreignaient en tous sens, s'il n'avait eu l'aide de son bon +coutelas qui lui fraya bientôt un passage au milieu de cet épais fourré.</p> + +<p>Et comme il commençait à apercevoir au loin une lueur rougeâtre qui +éclairait les hasiers, il se prit à sourire d'une étrange façon, +s'arrêta, remit son couteau à sa ceinture, et prêta l'oreille....</p> + +<p>On n'entendait que le cri des anolis ou le chant plaintif des +ramiers....</p> + +<p>Atar-Gull se trouvait dans une espèce de chemin frayé; il le suivit +assez long-temps, écoutant toujours avec attention.</p> + +<p>Il distingua bientôt un chant bizarre et solennel, mais faible et +éloigné.... Il doubla le pas.</p> + +<p>Le chant devint plus distinct.... Atar-Gull avançait toujours avec +rapidité.</p> + +<p>Tout à coup on cessa de chanter, il se fit un moment de silence....</p> + +<p>Puis on entendit comme des cris d'enfant d'abord horriblement aigus, +ensuite mourants et convulsifs.</p> + +<p>Et le chant bizarre et solennel devenait de plus en plus éclatant, et +Atar-Gull courait toujours vers la lueur rougeâtre qui teignait de +pourpre une partie des arbres gigantesques de la forêt, tandis que les +autres se dessinaient noirs sur ce fond enflammé.</p> + +<p>Le nègre arriva enfin, se fit reconnaître à un signe mystérieux qui +consistait à se mordre les deux index, tandis que le petit doigt de +chaque main revenait se poser sur le coin de l'œil.</p> + +<p>Il s'assit à sa place, attendit son tour, et regarda.</p> + +<p>Au milieu d'une vaste clairière, étaient rassemblés une assez grande +quantité de nègres, tous accroupis, les bras croisés, les yeux ardemment +fixés sur trois noirs qui entouraient une cuve d'airain posée sur un +brasier ardent.</p> + +<p>Auprès, posée au bout d'un long roseau, était une tête fraîche et +saignante.</p> + +<p>C'était la tête du fils de Cham qu'Atar-Gull avait remplacé dans les +bonnes grâces du colon, depuis que la perte de son enfant lui avait fait +si cruellement oublier ses devoirs.</p> + +<p>Le reste du jeune négrillon bouillait dans la chaudière.</p> + +<p>Car, outre deux pintades blanches, cinq têtes de serpents mâles, trois +verts palmistes, un ramier noir, un bon nombre de plantes vénéneuses, +pour que le filtre fût complet, il avait bien fallu se procurer le corps +d'un enfant de cinq ans, ni plus ni moins, cinq ans juste...</p> + +<p>Aussi, les empoisonneurs s'étaient-ils emparés du pauvre petit un jour +qu'égaré, au coucher du soleil, il poursuivait de belles perruches +bleues sur les bords déserts du lac <i>Salé</i>.</p> + +<p>Les trois noirs ayant fini leur opération retirèrent la cuve du feu et +se placèrent sur les blocs de rochers....</p> + +<p>Atar-Gull s'avança....</p> + +<p>—Que veux-tu, mon fils?—dit un des trois nègres, dont le front était +presque caché sous des cheveux blancs et crépus.</p> + +<p>—Mort et ruine sur l'habitation de l'anse Nelson, mort sur les +bestiaux, ruine sur les récoltes et les bâtiments.</p> + +<p>—Mais on dit que le colon Wil est humain pour ses noirs.... Songe, mon +fils, que les empoisonneurs sont justes dans leurs vengeances....</p> + +<p>—Aussi, mon père—dit <i>Atar-Gull</i>, qui avait prévu l'espèce d'intégrité +sauvage qui a de tout temps présidé à ces terribles associations du +faible contre le fort, depuis les chrétiens jusqu'aux carbonari—</p> + +<p>Aussi, mon père, je ne demande pas mort sur ses habitants. Le maître est +bon, nos cases sont saines et propres, les fruits de nos jardins sont à +nous, et jamais on ne sépare nos femmes de leurs enfants avant qu'ils +aient atteint leur douzième année.</p> + +<p>La morue sèche et le manioc se distribuent abondamment, et tous les +dimanches il fait beau nous voir sauter et bondir sur le bord de la mer, +ou plonger au fond de l'eau pour rapporter les gourdes que le maître +abandonne au plus adroit nageur.</p> + +<p>Quant au fouet du commandeur—dit Atar-Gull avec son sourire—nos +enfants s'en servent pour retourner les tortues sur la grève, et vingt +d'entre nous ont refusé l'affranchissement pour rester avec un aussi +bon maître.</p> + +<p>—Que veux-tu donc alors?—dit le vieux nègre avec impatience.</p> + +<p>—M'y voici, mon digne père: le planteur Wil est riche; maintenant il +veut, dit-on, retourner en Europe; alors l'habitation sera peut-être +achetée par un mauvais blanc qui ferait remettre des lanières neuves au +fouet du bourreau; aussi les noirs de l'anse de Nelson m'envoient vers +toi pour demander de frapper notre bon maître dans ses récoltes et ses +bestiaux, afin de le ruiner assez, ce bon maître, pour qu'il ne puisse +quitter l'île et que nous le conservions encore long-temps, ce maître +chéri.</p> + +<p>Il y avait dans tout ceci une conséquence logique. <i>Atar-Gull</i> jouait +prudemment son rôle, car, même au milieu des ennemis les plus acharnés +des blancs, il pouvait se glisser un espion, un traître. En appelant de +cette façon la terrible et sûre vengeance des empoisonneurs sur son +maître, <i>Atar-Gull</i> se réservait encore un moyen de défense auprès du +colon; il pouvait trouver une excuse dans son attachement sauvage et +égoïste, il est vrai, mais qui, après tout, prouvait sa violence même +par l'étrangeté des moyens qu'il employait; c'est encore pour cela qu'il +n'avait pas parlé du meurtre de son père, on pouvait y voir un +ressentiment personnel.</p> + +<p>Alors le vieux nègre poussa un cri singulier que ses deux compagnons +répétèrent avec recueillement; il s'écria:</p> + +<p>—Comme rien n'est aussi rare qu'un bon blanc, qu'un bon maître, et que +nos frères sont exposés, par le départ du colon Wil, à voir remplacer +cet homme humain par un homme cruel, nous consentons à envoyer la ruine +et la mort sur ses habitations et ses bestiaux, pour l'empêcher de +quitter la colonie. Les bons sont trop rares, on doit à tout prix les +garder.</p> + +<p>Puis il fit agenouiller <i>Atar-Gull</i>, et lui dit:—Jures-tu par la lune +qui nous éclaire, par le sein de ta mère et les yeux de ton père, de +garder le silence sur ce que tu as vu?</p> + +<p>—Je le jure....</p> + +<p>—Sais-tu qu'à la moindre révélation tu tomberas sous le couteau des +fils du Morne aux Loups?</p> + +<p>—Je le sais.</p> + +<p>—T'engages-tu par serment à servir la haine de tes frères, même sur ta +femme et les enfants, s'il fallait en arriver là pour se venger plus +sûrement d'un colon injuste et cruel?</p> + +<p>—Je le jure.</p> + +<p>—Va donc, et que justice soit faite.</p> + +<p>Alors un des deux nègres qui étaient auprès du vieillard alla chercher +plusieurs paquets de plantes vénéneuses d'un effet sûr et rapide.</p> + +<p>Le nègre les trempa dans la chaudière, les retira aussitôt, et les remit +à <i>Atar-Gull</i> en lui expliquant leurs propriétés....</p> + +<p>Puis, trempant un roseau dans la chaudière, il le stigmatisa aux yeux, +au front et à la poitrine,</p> + +<p>En lui disant:</p> + +<p>—Grâce à ce charme, l'effet de tes poisons est sûr.... Adieu, fils.... +Justice et force... nous t'aiderons, et le bon maître sera ruiné.</p> + +<p>—Justice et force—dirent les nègres en chœur. Alors le brasier ne +jetait plus qu'une lueur pâle et incertaine; les nègres se séparèrent en +se donnant rendez-vous à dix-sept jours de là, et Atar-Gull regagna +l'habitation du bonhomme Wil.</p> + +<p>—Enfin la vengeance approche—disait le noir en rugissant comme un +chacal:—je te frappe d'abord dans ta richesse, car il faut que tu +restes ici, ici, que je voie tomber tes larmes une à une, que la misère +t'atteigne devant moi, que tes noirs meurent, que tes bestiaux meurent, +que tes bâtiments s'écroulent incendiés, et que tu arrives enfin à ce +point de malheur de n'avoir plus que moi, moi seul, pour brave et dévoué +serviteur, et alors....</p> + +<p>Ici Atar-Gull poussa un horrible cri de joie infernale....</p> + +<p>Et le soleil s'annonçait déjà par une éclatante lueur lorsque le nègre +arriva près de la maison du colon.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IIIe" id="CHAPITRE_IIIe"></a>CHAPITRE III.</h3> + +<p class="r30">J'oubliai de cacher le trouble de mon âme;<br /> +Il le vit, et ses yeux, pleins d'une douce flamme,<br /> +Pour m'en récompenser, l'excitaient tendrement,<br /> +Et mon cœur se perdait dans cet enchantement.<br /> +Toi-même, en souriant, contemplais mon supplice<br /> +D'un regard à la fois maternel et complice.<br /> + +<span style="margin-left: 4em;">D<span class="smcap">elphine</span> G<span class="smcap">ay.</span>—<i>Essais poétiques</i>.</span><br /> +</p> + + +<p class="r35">Seulement de temps à autre il levait le rideau<br /> +rouge pour s'assurer si quelqu'un ne venait pas<br /> +voler ses morts!<br /> + +<span style="margin-left: 5em;">J<span class="smcap">ules</span> J<span class="smcap">anin</span>.—<i>L'Âne mort</i>.</span></p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LA VEILLE DES NOCES.</p> + + +<p>Quand Atar-Gull atteignit la dernière rampe de la montagne, le soleil +était déjà levé, et les rochers de la Soufrière projetaient au loin +leurs grandes ombres.</p> + +<p>Comme il allait entrer dans une espèce de bassin formé par plusieurs +énormes blocs de granit qui entouraient une petite pelouse verte +traversée par un filet d'eau dont le courant se perdait sous de hautes +herbes, il entendit le sifflement aigu d'un serpent, et s'arrêta.</p> + +<p>Un bruit sourd et précipité lui fit aussi lever la tête, et il vit un +<i>secretaris</i><a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a> qui, décrivant dans son vol de larges cercles +au-dessus du reptile, s'en approchait ainsi peu à peu....</p> + +<p>Le serpent sentit l'inégalité de ses forces, et employa pour fuir, et +regagner son trou qui était proche, cette prudence adroite, cette +agilité calme qu'on lui connaît.</p> + +<p>Mais l'oiseau, devinant son intention, s'abattit tout à coup, d'un saut +se jeta au-devant de sa retraite, et l'arrêta court en lui présentant +une de ses grandes ailes terminées par une protubérance osseuse dont il +se servait à la fois comme d'une massue et d'un bouclier.</p> + +<p>Alors le serpent se dressa furieux, les couleurs vives et bigarrées de +sa peau étincelèrent au soleil comme des anneaux d'or et d'azur... sa +tête se gonfla de rage et de venin, ses yeux rougirent, et il ouvrit Une +gueule menaçante en poussant d'affreux sifflements....</p> + +<p>Le <i>secretaris</i> étendit une de ses ailes, et s'avança de coté contre son +ennemi qui le guignait de l'œil, et faisait osciller son corps à droite +ou à gauche, suivant ainsi les mouvements et les attaques de l'oiseau.</p> + +<p>À un saut que fit ce dernier... le serpent s'abaissa tout-à-coup, et +tenta de le mordre et de l'envelopper....</p> + +<p>Mais le <i>secretaris</i>, livrant le bout osseux de ses ailes aux dents +aiguës du reptile, le saisit dans ses serres, et d'un effroyable coup de +bec lui ouvrit le crâne....</p> + +<p>Le serpent agita violemment sa queue... en battit la terre... se +roula... se tordit... finit par rester sans mouvement... et mourut.</p> + +<p>Alors l'oiseau, revenant à la charge, lui déchiquetait la tête avec +fureur, lorsqu'un coup de feu l'abattit....</p> + +<p>Atar-Gull tressaillit, se retourna et vit au-dessus de lui, sur une +roche, Théodrick, son fusil à la main....</p> + +<p>—Eh bien! Atar-Gull—dit le jeune homme en se laissant glisser du +sommet du rocher—voilà de l'adresse, qu'en dis-tu?</p> + +<p>—Bien tué, bien tué, maître; mais c'est dommage, car les <i>secretaris</i> +nous débarrassent de ces mauvais serpents... tenez, voyez plutôt +celui-ci....</p> + +<p>Et le noir montrait le reptile mort qu'il tenait par la queue, et qui +pouvait avoir sept à huit pieds de long et quatre pouces de diamètre...</p> + +<p>—Diable!... j'en suis fâché... car nous sommes infectés de ces animaux, +et je donnerais bien mille gourdes... pour qu'il n'y en eût pas un dans +toute l'île...</p> + +<p>—Vous avez raison, maître... car les bestiaux sont souvent mortellement +piqués...</p> + +<p>—Oui, Atar-Gull, d'abord, et puis c'est que ma Jenny a encore une +effroyable peur de ces animaux, moins pourtant qu'autrefois; car alors +le nom seul la faisait pâlir comme une morte, la pauvre enfant... son +père, sa mère, moi, nous avons tout tenté pour faire passer cette +frayeur... nous avons cent fois mis des serpents, empaillés, morts, sur +son passage... aussi maintenant elle commence à les moins redouter....</p> + +<p>—C'est le seul moyen, maître—dit Atar-Gull;—dans nos Kraals, c'est +ainsi que nous habituons nos enfants et nos femmes à ne rien craindre. +Mais j'y pense... en voici un... si vous l'employiez, maître—dit +Atar-Gull, dont les yeux prirent une singulière expression qui disparut +aussi vite que la pensée—mais il lui faut couper la tête, quoiqu'il +soit mort.... On ne saurait prendre trop de précautions....</p> + +<p>—Brave homme!—dit Théodrick....</p> + +<p>Et aidant le noir à séparer la tête du corps, afin que son innocente +plaisanterie fût sans aucun danger, la tête tomba.</p> + +<p>—Bien—se dit Atar-Gull en lui-même—<i>c'est une femelle</i>....</p> + +<p>—Allons—dit Théodrick—dépêchons-nous d'arriver à l'habitation, afin +qu'on ne nous voie pas... porte le serpent, Atar-Gull, et suis-moi....</p> + +<p>L'habitation était tout proche, Théodrick marchait le premier, et le +noir, tenant le serpent par la queue, le traînait sur la savane qui +s'affaissait et formait un léger sillon ensanglanté sous le poids du +cadavre de ce reptile.</p> + +<p>Ils arrivèrent...</p> + +<p>La maison du bon homme Wil, comme toutes les demeures des colons, +n'avait qu'un rez-de-chaussée et un premier étage.</p> + +<p>Au rez-de-chaussée étaient les chambres de M. et de madame Wil et de +Jenny.</p> + +<p>Une double persienne et une jalousie les défendaient de la chaleur +dévorante du ciel des tropiques.</p> + +<p>Théodrick... s'approcha sur la pointe du pied, souleva un coin de la +jalousie, car il trouva la persienne à demi ouverte...</p> + +<p>Jenny n'était pas dans sa chambre, elle priait sans doute avec sa +mère...</p> + +<p>Alors Théodrick écartant le store enjamba la plinthe de la fenêtre, prit +le serpent des mains d'Atar-Gull, qui, par une dernière mesure de +précaution, voulut encore écraser le cou du reptile sur les dalles qui +servaient d'appui au chambranle.</p> + +<p>Puis Théodrick cacha le serpent, dont les vives couleurs étaient déjà +ternies par la mort, sous une petite table, remit la jalousie, la +persienne et le store en place, puis se retira.</p> + +<p>Comme il se retournait vers Atar-Gull, qui suivait tous ses mouvements +avec une singulière attention... on lui saisit violemment le bras....</p> + +<p>—Ah! je vous y prends, monsieur le séducteur—dit une bonne grosse voix +avec un bruyant éclat de rire. C'était le colon....</p> + +<p>—Plus bas, M. Wil, plus bas—dit Théodrick—Jenny peut nous +entendre....</p> + +<p>—Eh bien... monsieur l'amoureux?</p> + +<p>—Eh bien, il ne le faut pas, je viens de faire ce que nous avons fait +vingt fois... pour la guérir de sa malheureuse frayeur...</p> + +<p>—Vrai... un serpent, oh! la bonne farce! ah! nous allons rire, mais il +n'y a rien à craindre au moins...</p> + +<p>—La tête coupée... et écrasée en deux endroits... monsieur Wil...</p> + +<p>—Je suis tranquille, mon garçon... viens, nous allons nous cacher +derrière la porte de la chambre, la bien tenir, et nous entendrons ses +cris de <i>Mélusine</i>,—dit le bon homme en tâchant de marcher +légèrement... pour gagner sans bruit la galerie sur laquelle donnait une +des portes de l'appartement de Jenny...</p> + +<p>L'autre porte donnait chez sa mère....</p> + +<p>Et suspendant leur respiration, serrant le bouton de la serrure, +échangeant de joyeux regards, ils attendirent...</p> + +<p>Atar-Gull sourit plus que d'habitude en se rendant à son service.</p> + +<p>C'était un ravissant réduit que la petite chambre de Jenny!</p> + +<p>Oh voyait bien que la tendresse maternelle avait passé par là.—L'amour, +l'idolâtrie que cette belle et douce fille inspirait à son père et à sa +mère, étaient signés partout, dans les moindres détails, dans les plus +minutieux arrangements de cet asile élégant et complet d'un véritable +<i>enfant gâté</i>, comme on dit.</p> + +<p>Suivant l'usage, aucune tapisserie ne cachait les murailles nues, mais +l'enduit qui les couvrait était d'un stuc si pur, si poli, si luisant, +qu'on l'eût dit du plus beau marbre de Paros....</p> + +<p>Dans le fond se dressait un petit lit de bois de citronnier, blanc, +virginal, entouré d'une gaze transparente, soutenue par quatre +colonnettes de cuivre ciselé.</p> + +<p>Et puis, tout autour de l'appartement, on avait disposé des caisses +d'acajou, assez profondes, supportées sur des pieds de bronze et +remplies d'une foule de ces beaux camélias sans odeur que l'on peut +conserver près de soi, pendant la nuit...</p> + +<p>Enfin de jolies chaises, tissées d'une précieuse écorce d'arbres, +reposaient sur une natte faite des joncs les plus fins et les plus +variés dans leurs couleurs vives et brillantes qui l'émaillaient comme +un parterre.</p> + +<p>Le jour n'arrivait que faible et douteux au travers des jalousies, des +persiennes et des stores de soie... seulement la fenêtre était +entr'ouverte à cause de la chaleur.</p> + +<p>Il régnait dans cette jolie pièce je ne sais quelle suave et douce +senteur, quel parfum de jeune fille, quel aspect candide, qui +réjouissaient l'âme.</p> + +<p>Ce petit lit, si frais, si blanc, ces murs polis et ces fleurs +étincelantes, cette douce obscurité, cette harpe silencieuse, ces +vêtements de fête jetés çà et là, ce petit miroir et cette croix sainte, +ces rubans et ce rameau béni, ces simples bijoux, en un mot tous ces +riens qui sont si précieux pour une jeune fille, tout cela disait une +vie de bonheur, d'innocence et d'amour...</p> + +<p>La porte s'ouvrit, et Jenny entra.</p> + +<p>Sa mère qui l'accompagnait avait tendrement lié son bras à la souple et +gracieuse taille de sa fille, qui, tout en marchant, appuyait sa tête +sur le sein maternel...</p> + +<p>—Allons, recouche-toi—dit madame Wil—nous avons prié; il est encore +de bonne heure, et tes yeux sont un peu battus... je suis sûre que tu as +mal dormi...</p> + +<p>Et elle fit asseoir sa fille sur le lit, et se mit près d'elle...</p> + +<p>—C'est vrai, maman, j'ai peu dormi... car le bonheur, vois-tu... +empêche de dormir... je l'aime tant... il est si bon pour toi, pour mon +père... mon Théodrick—dit la jeune fille d'une voix argentine et pure, +en baisant les cheveux gris de sa mère qu'elle mêlait en souriant aux +grosses boucles de sa belle chevelure blonde.</p> + +<p>—Finis donc, Jenny, tu me décoiffes toute...</p> + +<p>—Tiens, maman, je voudrais avoir tes cheveux, et que tu eusses les +miens...</p> + +<p>—Oh! la folle... je vais la battre—disait la bonne mère en tapant +légèrement les jolies épaules blanches de Jenny à moitié découvertes.</p> + +<p>—Mais oui, maman, car alors tu serais jeune.... moi, je serais +vieille,... et ainsi, je mourrais avant, toi....</p> + +<p>Et ses deux bras caressants attiraient sa mère, qui détournait la tête +pour que sa fille ne vit pas les larmes de tendresse qui roulaient dans +ses yeux...</p> + +<p>—Ah! maman... tu pleures... mon Dieu, t'aurais-je fait de la peine?...</p> + +<p>Et Jenny, les yeux suppliants, les mains tendues, regardait sa mère avec +anxiété.</p> + +<p>—Cher, cher enfant adoré...—murmura madame Wil, en couvrant sa fille +de ces baisers maternels qu'on paierait par des années de souffrance... +quand on n'a plus de mère!...</p> + +<p>Cette expansion un peu calmée, madame Wil se retira en ordonnant à sa +fille de dormir encore un peu...</p> + +<p>—Je dors, maman—répondit-elle en s'étendant sur son lit et en fermant +tout-à-coup ses beaux yeux; mais un malin sourire qui errait sur sa +bouche dévoilait son vilain mensonge.</p> + +<p>La porte de la chambre de sa mère se referma...</p> + +<p>Alors Jenny ouvrit un œil attentif, puis l'autre, dressa sa jolie +tête... son corps... écouta... les yeux grands, grands ouverts, comme +ceux d'une jeune biche aux aguets, et n'entendant rien, fut d'un bond +auprès d'un petit meuble surmonté d'une glace.</p> + +<p>Puis elle prit, dans ce meuble, des rubans, des fleurs, de la gaze... +et chantant à demi-voix la chanson que Théodrick aimait tant, elle +essayait la coiffure qui plaisait aussi à Théodrick.</p> + +<p>—Voyons—disait-elle—il faut qu'aujourd'hui je me fasse belle; mais +demain... oh! demain.... Quel beau jour... quel bonheur... et pourtant +le cœur me bat bien fort quand j'y pense, mais ce n'est pas de +frayeur... non... je ne crois pas... Ô mon Théodrick! serai-je bien +comme cela, dis?...</p> + +<p>Et elle s'approchait si près, si près du petit miroir, pour juger de +l'effet de la fleur, de la gaze qui devaient tant plaire à son amant, +que sa pure et fraîche haleine ternit, d'une légère vapeur, la surface +brillante de la glace...</p> + +<p>Alors, elle, promenant son joli doigt blanc sur cette humide rosée... y +traçait, rêveuse et souriante, le nom de son Théodrick.</p> + +<p>Un léger frôlement qu'elle entendit du côté de la fenêtre la fit +tressaillir... elle tourna vivement la tête... les joues colorées, toute +honteuse de se voir peut-être surprise dans ses secrets les plus +chers...</p> + +<p>Mais tout-à-coup ses lèvres pâlirent... elle jeta violemment ses mains +en avant... essaya de se lever... mais ne le put....</p> + +<p>Elle retomba sur sa chaise, agitée d'un affreux tremblement....</p> + +<p>La malheureuse enfant venait de voir la tête hideuse d'un monstrueux +serpent qui se glissait à travers la jalousie et les persiennes, +soulevait le store et s'avançait en rampant...</p> + +<p>Il se cacha un moment dans la caisse de fleurs qui encadrait la fenêtre.</p> + +<p>La disparition momentanée de cet affreux reptile semblant donner des +forces à Jenny, elle se précipita vers la porte de la galerie, s'y +cramponna, tâcha de l'ouvrir en criant:—Au secours! ma mère... au +secours!... un serpent....</p> + +<p>Impossible....</p> + +<p>Son père, sa mère et son amant tenaient cette porte en dehors, et Jenny +entendit la joyeuse voix du bonhomme Wil qui disait:</p> + +<p>—Oui, oui, crie bien, crie bien, ça t'apprendra à avoir peur... petite +folle... il ne te mangera pas... sois donc raisonnable... mon Dieu! que +tu es enfant!</p> + +<p>—Prends cela sur toi, ma Jenny—dit sa bonne mère—une fois guérie de +la peur c'est pour toujours.... Allons, sois gentille...</p> + +<p>Jusqu'à son Théodrick qui ajouta:—C'est moi, ma Jenny, c'est moi qui ai +tout fait, et tu me donneras pourtant un beau baiser pour ma peine, car +c'est pour ton bien, ange de toute ma vie....</p> + +<p>Ils croyaient, eux autres, qu'il s'agissait du serpent mort qu'ils +avaient mis là pour habituer la pauvre enfant, comme ils disaient....</p> + +<p>Jenny poussa un horrible cri et tomba au pied de la porte....</p> + +<p>Le serpent venait de déborder la caisse, et sa queue était encore au +milieu des fleurs, que sa gueule entr'ouverte, qui bavait l'écume, +béait sur Jenny....</p> + +<p>Il s'approcha... vit sa femelle morte... écrasée sous la petite table, +et poussa un long sifflement sourd et caverneux.</p> + +<p>Il entoura, avec une inconcevable rapidité, les jambes, le corps, les +épaules de Jenny, qui s'était évanouie....</p> + +<p>Le col visqueux et froid du reptile se collait sur le sein de la jeune +fille.</p> + +<p>Et là, se repliant sur lui-même, il la mordit à la gorge....</p> + +<p>La malheureuse, rappelée à elle par cette atroce blessure, ouvrit les +yeux et ne vit que la tête grise, sanglante du serpent, et ses yeux, +gonflés de rage... qui flamboyaient.</p> + +<p>—Ma mère, ô ma mère!...—cria-t-elle d'une voix éteinte et mourante.</p> + +<p>À ce cri de mort, convulsif, râlant, saccadé, un éclat de rire, faible +et strident, répondit....</p> + +<p>Et l'on put voir l'affreuse figure d'Atar-Gull qui soulevait un coin du +store comme avait fait le serpent.</p> + +<p class="point">Il riait, le noir!!!</p> + +<p>Jenny ne criait plus... elle était morte....</p> + +<p>—Ouvrons-lui... car la peur, trop prolongée, pourrait devenir +dangereuse...—dit le bonhomme Wil, cédant aux sollicitations de +Théodrick et de sa femme....</p> + +<p>Il voulut ouvrir....</p> + +<p>Il ne pouvait... le corps de sa fille gênait....</p> + +<p>Il donna une violente secousse, et le cœur lui manquait... lorsqu'il se +précipita dans la chambre, suivi de sa femme et de Théodrick, tous deux +dans un effroyable état d'agitation...</p> + +<p>Ils virent leur fille... morte...</p> + +<p class="point">Et comme ils entraient, le serpent disparaissait par la fenêtre...</p> + +<p class="point2"> </p> + +<p><i>N. B.</i> Il reste à expliquer ce fait historique, d'ailleurs, et la part +qu'Atar-Gull eut à cet événement tragique.</p> + +<p>Connaissant, comme tous ces nègres, les habitudes des animaux de la +contrée, il eut un rayon d'espoir quand il proposa à Théodrick de porter +le serpent mort dans la chambre de Jenny.</p> + +<p>Il savait que ces animaux s'accouplaient toujours, et que le mâle, +rentrant dans son trou et ne trouvant plus sa femelle, la chercherait et +suivrait peut-être sa piste.</p> + +<p>Aussi eut-il le soin, comme on l'a dit, de prendre la femelle par la +queue, à cette fin que la partie saignante, écrasée, traînée par terre, +laissât une trace, un fumet, capables de guider le mâle....</p> + +<p>Ce qui arriva....</p> + +<p>Le mâle, en entrant dans son trou, et ne trouvant pas sa femelle, +suivit la piste; arriva au pied de la fenêtre du rez-de-chaussée où le +nègre, par un excès d'infernale prévision, avait encore écrasé une +partie du corps, grimpa, souleva la jalousie... entra dans la chambre, +étrangla Jenny et regagna son antre.</p> + +<p>Atar-Gull avait calculé juste, la haine se trompa rarement.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IVe" id="CHAPITRE_IVe"></a>CHAPITRE IV.</h3> + +<p class="r50 nind">Ah! j'en perdrai la vie<br /> +Par la douleur que j'ai....<br /> + +<span style="margin-left: 10em;">E. S<span class="smcap">cribe</span>.</span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LE DÉPART.</p> + + +<p>C'était deux mois après la mort de Jenny, le soleil se couchait, et ses +rayons obliques, traversant les jalousies de la chambre de madame Wil, +inondaient cette pièce d'une lumière vive et dorée.</p> + +<p>Au fond, une femme était couchée dans un lit soigneusement entouré d'une +moustiquaire, et un vieillard, vêtu de deuil, soutenait la tête de la +malade en lui faisant respirer un cordial.</p> + +<p>Un nègre, armé d'un long éventail de plumes, chassait les insectes qui +auraient pu importuner madame Wil.</p> + +<p>Car c'était elle qu'une bien affreuse maladie, causée par ses chagrins, +avait réduite à cet état effrayant de maigreur et de marasme.</p> + +<p>Elle ouvrit les yeux... et son premier regard fut pour son mari, +l'honnête Wil, qui attachait sur elle un œil attentif et inquiet.</p> + +<p>—Je me sens mieux, quoique bien faible, mon ami—dit-elle d'une voix +basse et creuse... à son mari—du courage.</p> + +<p>Mais le colon, au lieu de lui répondre, baissa tristement la tête en +signe d'approbation et serra la main tremblante de sa femme.</p> + +<p>C'est que le malheureux avait éprouvé une commotion si violente à la vue +de sa fille morte, qu'il n'avait pu jeter un cri; lors de cet affreux +événement, sa langue avait été frappée de paralysie, depuis il était +resté muet.</p> + +<p>Madame Wil comprit son regard, car elle reprit:—Du courage, +pourquoi?... la mort, mon Dieu, ne m'effraie plus... je la désire, au +contraire... car au moins je pourrai revoir bientôt... Jenny....—Et en +prononçant ce nom, la pauvre mère poussa un cri perçant, un cri aigu, +qui sembla user le reste de ses forces.</p> + +<p>M. Wil, aidé d'Atar-Gull qui pleurait, eut encore recours à son flacon.</p> + +<p>Elle revint à elle...</p> + +<p>—Pardon, mon bon Wil, je t'avais promis de ne plus prononcer le nom de +notre fille, je sais quel mal cela te fait, ainsi qu'à ce digne +serviteur... je veux dire ce digne ami, Wil, car un ami seul peut rendre +de tels services: vingt et un jours sans dormir, et veiller, sans +compter les périls qu'il a courus en allant à la recherche de +Théodrick.... Et ta blessure va-t-elle mieux, Atar-Gull?—demanda madame +Wil, d'une voix faible...</p> + +<p>—Bien, très-bien, ma bonne maîtresse... mais ne parlez pas... ça vous +fatigue...</p> + +<p>—Et dire—murmura-t-elle—que Théodrick a disparu sans qu'on puisse +savoir comment, depuis le jour fatal où il s'est précipité hors de la +chambre à la poursuite de cet affreux serpent!</p> + +<p>Le colon, agenouillé près du lit de sa femme, priait, la tête cachée +dans ses mains.</p> + +<p>Il fut tiré de cet état douloureux par un cri du noir.</p> + +<p>—Maître... maître... la maîtresse se meurt.</p> + +<p>La pauvre mère, en effet, s'affaiblissait à vue d'œil, tous les ressorts +de cette âme si tendre et si aimante avaient été brisés par la mort de +sa fille.</p> + +<p>Elle touchait à son dernier moment.</p> + +<p>Elle fit signe qu'elle désirait parler.</p> + +<p>Le colon et le nègre écoutèrent silencieux, à genoux.</p> + +<p>—Mon ami—dit-elle d'une voix éteinte et mourante—quittez l'île... les +pertes énormes que la mort de presque tous vos bestiaux, d'une partie de +vos esclaves, vous ont causées, rendent ce départ nécessaire... ne +songez pas à y rétablir votre fortune... trop d'amers souvenirs vous +tueraient ici... réalisez le peu qui vous reste de notre bien... et +partez... emmenez Atar-Gull... c'est un ami dévoué... allez en Europe... +Wil... c'est la prière d'une mourante... ne me refusez pas... jurez, +promettez-le-moi... au nom, de ma Jenny...</p> + +<p>Elle avait au plus encore une minute à vivre.</p> + +<p>Le colon tenait ses lèvres collées sur la main de sa femme déjà glacée, +et sanglotait.</p> + +<p>À un mouvement que fit madame Wil, Atar-Gull s'approcha d'elle pour +relever le chevet de sa maîtresse.</p> + +<p>Et il se remit à genoux pour soutenir le corps défaillant de madame Wil, +en disant tout haut:—Pauvre bonne maîtresse... pauvre maîtresse....</p> + +<p>Mais une horrible expression de joie, qu'il n'avait pu cacher en +regardant sa maîtresse mourante, terrifia madame Wil, et l'admirable +instinct de son cœur lui révéla tout-à-coup l'atroce hypocrisie que +cette joie venait de trahir.</p> + +<p>Aussi la malheureuse femme ouvrit affreusement les yeux... se dressa +raide sur son séant, et cria d'une voix strangulée en jetant ses bras en +avant avec un indéfinissable accent de terreur:</p> + +<p>—Wil... Wil... Atar-Gull... ne... Jenny....—Ses forces la trahissant, +elle ne put achever.</p> + +<p>M. Wil fit un signe d'approbation, croyant qu'il s'agissait encore de la +promesse d'emmener Atar-Gull.</p> + +<p>—Père, père—dit bas Atar-Gull—les victimes ne te manqueront pas +là-haut; la vengeance commence.</p> + +<p>On arracha M. Wil de la chambre de sa femme.</p> + +<p>Atar-Gull fit pour lui ce qu'il avait fait pour madame Wil, le veilla, +le soigna avec tant de zèle, d'abnégation de lui-même, que le +gouverneur—voulant lui donner une marque d'estime probante—ajouta de +sa main, sur son acte d'affranchissement, qui fut demandé par le colon, +les louanges les plus flatteuses sur son zèle et son vertueux +attachement pour ses maîtres.</p> + +<p>Enfin—deux mois après la mort de sa femme—M. Wil réalisa le peu qui +lui restait, paya ses dettes, et s'embarqua avec son fidèle noir pour +Portsmouth, sur la frégate <i>le Cambrian</i>, qui retournait en Angleterre.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_Ve" id="CHAPITRE_Ve"></a>CHAPITRE V.</h3> + +<p class="r50">Un bienfait n'est jamais perdu.<br /> + +<span style="margin-left: 8em;"><i>Proverbe populaire</i>.</span></p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">RENCONTRE.</p> + + +<p>—Allons, allons, que diable, un peu de courage, monsieur Wil.—disait +le docteur au silencieux et taciturne colon.—Prenez un peu sur vous, je +sais que tout cela est affreux, mais enfin ça est, ainsi soyez +raisonnable; si le temps nous favorise, dans un mois nous serons à +Portsmouth; depuis cinq jours que nous avons quitté la Jamaïque, le +temps nous favorise... la brise est faite, nous entrons dans les vents +alisés... et tenez, un beau temps, un beau ciel, une mer comme celle-ci, +ça donne espoir et courage.... Quant à votre infirmité, ça ne peut pas +durer, votre mutisme cessera... c'est une émotion forte qui l'a causé, +il y a toujours du remède.—Ainsi parlait le bon et jovial docteur du +<i>Cambrian</i>, en montrant à M. Wil le sciage rapide de la frégate, qui +prouvait la vérité de son assertion, car ils étaient assis sur le +couronnement et passaient le temps à faire ce que d'aucuns font si +souvent à bord, à regarder passer l'eau.</p> + +<p>Le colon tendit les mains au docteur, le remercia d'un regard, et secoua +tristement la tête en montrant le ciel et en s'essuyant les yeux au +souvenir de sa femme et de sa fille.</p> + +<p>Et le docteur allait recommencer toutes ses banales consolations, quand +Atar-Gull parut sur le pont, portant une petite théière....</p> + +<p>—Tenez, maître—dit-il respectueusement au colon—voici le tilleul et +le tamarin qu'on vous a ordonnés.</p> + +<p>M. Wil fit signe qu'il n'avait pas soif.</p> + +<p>—C'est égal, maître—dit le noir, avec cette intonation grondeuse qui +sied si bien aux serviteurs dévoués—c'est égal... ça vous fera du +bien... n'est-il pas vrai, monsieur le docteur?</p> + +<p>—Certainement... buvez... buvez, monsieur Wil.</p> + +<p>Et le colon but la potion, forcé d'obéir à cette coalition de volontés, +et remercia du geste son fidèle serviteur.</p> + +<p>—Ça m'a l'air d'un bien brave domestique—dit le médecin....</p> + +<p>Le colon leva les yeux au ciel agitant ses mains, comme s'il eût +dit:—Un ange, docteur.</p> + +<p>—Eh bien! dites donc du mal des nègres après cela?</p> + +<p>Le colon haussa les épaules.</p> + +<p>Atar-Gull revint, mais cette fois ce fut pour apporter à Wil une +tabatière pleine, dans le cas où celle du colon eût été vidée....</p> + +<p>Ce dernier échangea un regard presque fier contre le coup d'œil +approbateur du médecin.</p> + +<p>—Hein... quelles attentions!—disait l'un.</p> + +<p>—Parfait! admirable!—répondait l'autre.</p> + +<p>Pendant cette muette pantomime Atar-Gull, isolant les rayons visuels en +mettant sa main au-dessus de ses yeux, regarda quelque temps à l'horizon +avec attention, et s'écria tout-à-coup:</p> + +<p>—Maître, là-bas, tout là-bas, un canot....</p> + +<p>Le docteur et le colon redressèrent la tête, suivirent des yeux la +direction que le noir leur indiquait et ne virent rien.</p> + +<p>—Tu te trompes, mon garçon—dit le médecin—mais demande une longue-vue +au timonier, nous nous en assurerons nous-mêmes.</p> + +<p>En effet, après deux minutes d'observation, le docteur s'écria:</p> + +<p>—Il a pardieu raison, monsieur Wil, c'est une petite embarcation... et +si je ne me trompe, on voit un homme dedans.... Timonier... prévenez +donc l'officier de quart.</p> + +<p>—Regardez—dit le docteur à ce nouveau venu—un canot abandonné en +pleine mer... qu'est-ce que ça peut être?</p> + +<p>—Sans doute, le reste d'un équipage qui aura péri... il a besoin de +secours, sans doute. Je vais demander au nouveau commandant la +permission de faire porter sur lui....</p> + +<p>L'officier descendit et remonta presque aussitôt en disant au timonier:</p> + +<p>—Laisse arriver sur ce point noir que tu aperçois là-bas....</p> + +<p>Plus la frégate approchait, plus on voyait distinctement ce petit canot; +il était sale, presque démembré, et l'homme qui le montait semblait +vider l'eau qui allait peut-être le submerger.</p> + +<p>Le <i>Cambrian</i> mit en panne à une portée de pistolet... et le héla en +anglais.</p> + +<p>L'homme du canot fit signe qu'il ne comprenait pas....</p> + +<p>—Appelez ce marin qu'on a recueilli, et qui s'est engagé comme matelot +avec nous—dit le <i>lieutenant</i>—il parle espagnol et français... il le +comprendra peut-être....</p> + +<p>Le <i>Grand Sec</i> monta sur le pont; on le mena sur l'arrière en lui +désignant l'homme et le canot....</p> + +<p>Mais le malheureux pâlit... bégaya... et tomba à la renverse....</p> + +<p>Il venait de reconnaître... Brulart.</p> + +<p>Et le bonhomme Wil aussi avait reconnu son pourvoyeur de noirs....</p> + +<p>Et Atar-Gull aussi avait reconnu celui qui partageait avec le colon +toute sa haine africaine; mais, fidèle à son système, Atar-Gull resta +calme et froid....</p> + +<p>Le bonhomme Wil descendit dans la grande chambre, se souciant peu de la +reconnaissance.</p> + +<p>Or le <i>Grand Sec</i> désira parler en secret à l'instant même au lieutenant +Pleyston, qui entendait le français; et, comme il se rendait chez cet +officier, Brulart montait à bord avec l'habitude et l'agilité d'un bon +marin.</p> + +<p>Brulart était toujours dans son costume; mais il portait avec lui son +précieux coffret, et fut aussitôt entouré par l'équipage du <i>Cambrian</i>, +qui le regardait avec curiosité....</p> + +<p>Comme il s'apprêtait à parler... il se sentit saisir par derrière.</p> + +<p>Et il tomba sur le pont en blasphémant, et, deux minutes après, il était +garrotté, enchevêtré, comme il avait jadis garrotté ce pauvre +Claude-Borromée-Martial....</p> + +<p>Et on le transporta, malgré ses cris, dans la grand'chambre du conseil, +où il vit l'état-major de la frégate rangé autour d'une table, et d'un +côté le <i>Grand Sec</i>, qu'il reconnut aussitôt, et de l'autre le bonhomme +Wil... auquel il fit un salut amical....</p> + +<p>—Interrogez-le—dit le commandant—et vous, commissaire, écrivez ses +réponses, car heureusement voici le lieutenant Pleyston qui nous servira +d'interprète.</p> + +<p>Le petit commissaire prépara sa plume, et demanda trois fois si le +monstre était solidement attaché.</p> + +<p>L'interrogatoire commença....</p> + +<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p> + +<p>Tu dois reconnaître, misérable forban, ce matelot que tu as si +cruellement jeté à la mer?</p> + +<p class="dialog">BRULART.</p> + +<p>C'est le <i>Grand Sec</i>, un de mes agneaux....</p> + +<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p> + +<p>À la bonne heure. Mais ce que tu ne reconnais peut-être pas, c'est cette +frégate qui t'a donné la chasse, et que tu as manqué faire couler par +ton infernal brûlot....</p> + +<p class="dialog">BRULART, <i>avec étonnement et satisfaction</i>.</p> + +<p>Ah... bah!... comment! c'est vous qui avez goûté de ma soupe... ah! +bon... bon... (<i>d'une voix sourde</i>)—Je comprends maintenant... mon +affaire est sûre.... (<i>Il fait avec sa main le geste d'être pendu</i>.)</p> + +<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p> + +<p>Un peu.... Ainsi tu avoues....</p> + +<p class="dialog">BRULART.</p> + +<p>Tout.... Je n'avouerais pas, que vous me pendriez la même chose....</p> + +<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p> + +<p>Comment t'es-tu trouvé seul dans ton canot?...</p> + +<p class="dialog">BRULART.</p> + +<p>Mon équipage s'est blasé, fatigué de moi; en un mot, il s'est révolté +par les conseils de mon second, un chien maudit qui s'appelait le +<i>Borgne</i>.... On m'a garrotté, descendu dans ce canot avec deux jours de +vivres, un fusil et du plomb, et ils m'ont laissé en pleine mer.... +C'est une plaisanterie comme j'en ai tant fait moi-même.</p> + +<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p> + +<p>Tu n'as rien à dire autre chose?</p> + +<p class="dialog">BRULART.</p> + +<p>Ma foi non, si ce n'est de vous dépêcher le plus tôt possible, car c'est +un vilain rêve.</p> + +<p class="dialog">LE LIEUTENANT, <i>à part</i>.</p> + +<p>Il appelle ça un rêve; à la bonne heure. Alors, mon garçon, élève ton +âme à Dieu, car, avant le coucher du soleil, tu seras pendu.</p> + +<p class="dialog">BRULART.</p> + +<p>Suffit....</p> + +<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p> + +<p>Emmenez-le, et conduisez-le dans la cale, les fers aux pieds et aux +mains.... À propos... qu'est-ce que ce coffret?... Diable! une couronne +de comte... un vol... encore?</p> + +<p class="dialog">BRULART, <i>riant</i>.</p> + +<p>Un vol... ce sont, cordieu! bien mes armoiries à moi, mes gentilshommes!</p> + +<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p> + +<p>Ah! mon Dieu! quel joli flacon.... Voyez donc ce qu'il contient, +docteur....</p> + +<p class="dialog">LE DOCTEUR.</p> + +<p>De l'opium... c'est de l'opium....</p> + +<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p> + +<p>Voudrait-il s'empoisonner?</p> + +<p class="dialog">LE DOCTEUR.</p> + +<p>Oh! avec ceci il s'endormirait tout au plus, mais pour s'empoisonner, +diable! il en faut davantage....</p> + +<p class="dialog">BRULART.</p> + +<p>Laissez-moi ce coffret, je n'ai que cela, vous le prendrez après; +d'ailleurs examinez-le, vous verrez qu'il n'y a aucune arme. On ne +refuse pas ordinairement un condamné... ainsi.</p> + +<p class="dialog">LE LIEUTENANT, <i>s'adressant au commandant</i>.</p> + +<p>Il demande qu'on lui laisse ce coffret, le docteur assure qu'il n'y a +aucun danger.</p> + +<p class="dialog">LE COMMANDANT.</p> + +<p>Laissez-le-lui....</p> + +<p class="dialog">LE LIEUTENANT.</p> + +<p>Tiens, et grand bien te fasse... emmenez-le, vous autres....</p> + +<p>On l'emmena, le commissaire lut les demandes, les réponses; on mit aux +voix, et le corsaire fut condamné à l'unanimité à être pendu à la grande +vergue du <i>Cambrian</i>, au coucher du soleil.</p> + +<p>On descendit Brulart dans la cale, il était onze heures.—L'exécution +était pour six.</p> + +<p>À trois heures il but ce qui restait dans son flacon, et retomba bientôt +endormi sur le plancher froid et humide de la cale.</p> + +<p>Et, toujours sous l'influence de l'opium, il rêva.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_VIe" id="CHAPITRE_VIe"></a>CHAPITRE VI.</h3> + +<p class="r40">Laisse la Thessalie, Lorenzo, réveille-toi...<br /> +vois les rayons du soleil levant qui frappent<br /> +la tête colossale de saint Charles.—Écoute<br /> +le bruit du lac qui vient mourir sur la grève<br /> +au pied de notre jolie maison d'Arona,—respire<br /> +les brises du matin qui portent sur<br /> +leurs ailes si fraîches tous les parfums des<br /> +jardins et des îles, tous les murmures du jour<br /> +naissant.<br /> + +<span style="margin-left: 5em;">C<span class="smcap">harles</span> N<span class="smcap">odier.</span>—<i>Smarra</i>.</span><br /> +</p> + +<p class="r40">Vous en parlez bien à votre aise, répliqua le<br /> +bandit, si, comme moi, vous aviez été pendu....<br /> + + —Pendu, vous?<br /> + + —Pendu....<br /> + +<span style="margin-left: 5em;">J<span class="smcap">ules</span> J<span class="smcap">anin</span>.—<i>L'Âne mort</i>.</span><br /> +</p> + +<p class="r45">Ô mon ange! veillez sur moi.<br /> +<span style="margin-left: 8em;">A. M.—<i>Romance</i>.</span></p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">SONGE.</p> + + +<p>Dans ce rêve il était rajeuni.</p> + +<p>Il avait seize ans.</p> + +<p>Une de ces ravissantes figures de jeune homme, douce et pâle, avec de +grands yeux mélancoliques parfois qui s'animaient pourtant d'un feu +inconnu.</p> + +<p>Il était aspirant de marine, le pauvre enfant, embarqué à bord du +<i>Cygne</i>, un brick leste et joli comme son nom.</p> + +<p>Il s'éveilla en disant:</p> + +<p>—Me pendre... me pendre... moi, pirate, moi, vieux et laid.... Ah!... +quel cauchemar!...</p> + +<p>Et, mollement balancé dans son hamac, il ne dormait plus, il pensait à +je ne sais quelle grande et noble dame qu'il avait vue à Brest, je +crois... et cette imagination de seize ans, ardente et rêveuse, se +jouait autour de cette charmante image.... C'était sa taille de reine... +son regard imposant et ses grands sourcils noirs dont il avait peur, le +naïf jeune homme.... Sa main douce et blanche qu'il toucha une fois... +une seule... et qui lui fit éprouver une commotion si singulière... à la +fois voluptueuse et cruelle....</p> + +<p>Et puis, à ce souvenir, ses artères battaient, sa tête brûlait... et ses +yeux se noyaient de larmes.</p> + +<p>—Mon Dieu! mon Dieu!—disait-il en se tordant sur son hamac—que je +suis malheureux!... Quelle existence! l'Océan, toujours l'Océan! des +matelots rudes et sauvages, des visages durs et repoussants, une vie de +froid égoïste, une vie de prêtre, sans amour et sans femmes! Et pourtant +le cœur me bat dans la poitrine... et la vue d'une femme me fait +tressaillir.... J'éprouve un immense besoin de souffrir, de pleurer, aux +pieds d'une femme; je n'ai plus de mère, moi!... seul, isolé, il faut +bien que j'aime quelqu'un... qu'une bouche de femme me console ou me +plaigne!</p> + +<p>Et le canon tonnait tout-à-coup.</p> + +<p>Alors il se jetait à bas de son lit, prenait à la hâte sa veste bleue +avec sa mince broderie d'or, son beau poignard, sa hache luisante, son +chapeau ciré qui cachait sa chevelure brune, bouclée comme celle d'une +jeune fille, et il courait sur le pont....</p> + +<p>En le voyant, les vieux matelots se poussaient du coude, car c'était un +hardi et intrépide enfant; le premier au feu, à l'abordage; oh! une âme +forte et puissante bouillonnait dans cette enveloppe efféminée... et +plus d'une fois son jeune bras avait paru bien lourd aux Anglais.</p> + +<p>Et il se trouvait au milieu d'une horrible mêlée; le joli brick <i>le +Cygne</i> était attaqué par une corvette anglaise, et des grappins de fer +liaient ces deux bâtiments l'un à l'autre.</p> + +<p>L'abordage... l'abordage!</p> + +<p>Et, à travers le feu, les balles et la mitraille, l'aspirant s'élançait +une hache au poing; à sa voix, l'équipage se rallie, les rangs se +serrent, et l'ennemi abandonne l'avant du navire sur lequel il +débordait....</p> + +<p>Le capitaine du brick... mort,—le second, mort,—l'équipage, mort;—il +ne restait que lui, le jeune enfant et quelques matelots d'élite; il mit +le pied sur le bâtiment ennemi... on se presse, on se heurte, on écrase +les mourants, le sang coule, le canon vomit la mitraille, l'aspirant +lui-même... tombe au pied du grand mât de la corvette anglaise... mais +de son coup de poignard il a renversé le capitaine.</p> + +<p>L'Anglais est pris; victoire, hourra... victoire, gloire à l'aspirant!</p> + +<p>Mais sa blessure est grave, et l'on se dispose à rentrer dans le port, +afin de réparer le navire.</p> + +<p>Mais le vent mugissait, la mer grondait, et une effroyable tempête +jetait le brick sur des rochers.</p> + +<p>Une énorme lame emportait l'aspirant, le précipitait, meurtri, sanglant, +sur le rivage...</p> + +<p>Et il se levait avec peine, et cherchait un asile dans une caverne qu'un +éclair lui faisait découvrir.</p> + +<p>Il avançait en rampant dans cet antre obscur, déchiré par les cristaux +et les granits qui couvraient le sol.</p> + +<p>Mais une lueur douce et rose venait tout-à-coup se jouer sur les +facettes des brillants stalactites.</p> + +<p>Et bientôt il se trouvait dans une grotte immense, éblouissante de +diamants, de topazes et de rubis qui étincelaient, scintillaient en +gerbes, en cercles et en pyramides chatoyantes.</p> + +<p>Sur un trône taillé d'une seule émeraude était une divinité majestueuse.</p> + +<p>Une couronne d'étoiles de feu flamboyait sur ses cheveux noirs; le +zodiaque, gravé sur sa ceinture d'or, était relevé par des émaux +diaprés; Une tunique blanche, un voile bleu brodé de fleurs d'argent et +de perles, puis des brodequins couleur d'azur formaient son noble +vêtement.</p> + +<p>—Je t'attendais—disait la divinité en faisant asseoir l'enfant près +d'elle;—vois, cet empire est le mien, quand je le veux les tempêtes +grondent et mugissent, d'un mot je fais pâlir les marins les plus +intrépides: c'est par ma volonté que ton vaisseau s'est brisé sur les +rochers... je voulais te voir... car tu es mon fils... tiens, juge, et +sois fier de la puissance de ta mère.</p> + +<p>Aussitôt un bruit affreux se fait entendre, toute lumière disparaît, un +froid mortel se répand dans la caverne, la terre tremble; les voûtes +sont ébranlées; c'est le vent du nord qui rugit, et dont les lugubres +sifflements retentissent d'échos en échos....</p> + +<p>—Je veux que le calme renaisse—dit la divinité—et qu'il vienne +caresser mon fils.</p> + +<p>Et une douce chaleur, un parfum délicieux, une éclatante lumière, un +bruissement léger comme celui du feuillage qu'une faible brise agite et +balance, remplacent cet horrible ouragan.</p> + +<p>Un joli nuage, ressemblant à de l'air condensé, mélangé d'or, de pourpre +et de soleil, chargé d'une poussière de roses et de jasmin, se balançait +au milieu de la grotte et s'y évaporait en merveilleuse senteur, en +éblouissante clarté.</p> + +<p>Le jeune homme, entouré de cette vapeur transparente et embaumée, se +fondait dans un océan de délices; son état d'extase se rapprochait de +toutes les sensations, de tous les sentiments, de toute espèce de +jouissance.</p> + +<p>Et la divinité se penchait à son oreille en lui disant:</p> + +<p>—Ce bonheur ineffable n'est pourtant rien auprès de celui que tu +goûteras auprès d'<i>elle</i>, car elle t'aimera.... Car tu es un de mes +fils, je te laisse sur la terre, mais je veille sur toi....</p> + +<p class="point">Et la divinité le baisait au front... et tout disparaissait....</p> + +<p>Et il se trouvait couché dans un lit moelleux, couvert d'édredon, +entouré de glaces et de soie; sa tête reposait sur de magnifiques +dentelles, et elle était là, celle dont le souvenir l'avait tant de fois +mis hors de lui.</p> + +<p>Celle qui devait l'aimer—avait dit la divinité. Elle était là, à +genoux, près de lui, une cuillère d'or à la main, ses beaux sourcils un +peu froncés par l'inquiétude, lui offrant un cordial suave et parfumé.</p> + +<p>—Oh! mon Dieu—dit-il—oh! madame, c'est vous.... Mais où suis-je?... +j'ai donc fait un rêve?... cette éblouissante caverne... cette +divinité....</p> + +<p>—Pauvre enfant, remettez-vous—dit la jolie femme—un affreux coup de +vent a brisé votre navire, des pêcheurs vous ont trouvé presque mourant +sur la côte, à l'entrée d'une grotte, et vous ont apporté ici, chez moi, +à Brest; mais votre blessure était si grave, si grave que j'ai demandé +comme une faveur de vous soigner.</p> + +<p>—Ah... oui; mais en vous voyant, madame, j'avais oublié ma blessure....</p> + +<p>Et il fallait voir quelle délicieuse expression de candeur voilait ses +beaux yeux timidement baissés.</p> + +<p>Et elle se disait en souriant:—Il a l'air d'une fille, et pourtant si +jeune, si joli, tout cet équipage de vieux matelots qu'il a conduit au +feu tremblait à sa voix... comme je tremble moi-même....—pensa-t-elle +en rougissant.</p> + +<p>—Madame... est-ce que j'aurai le bonheur de rester long-temps ici?...</p> + +<p>—Jusqu'à ce que votre guérison soit complète, mon enfant....</p> + +<p>—Ah!...—dit-il en fixant des yeux ravis sur la belle et voluptueuse +figure de sa protectrice... mais peu à peu il pâlit... et perdit +connaissance.... Cet espoir de bonheur était au-dessus de ses forces.</p> + +<p class="point">—Grand Dieu... il se trouve mal...—cria la jolie femme, en se pendant +à un cordon de sonnette qu'elle agita violemment.....</p> + +<p>Et quinze jours après, il souffrait moins, sa figure était encore un peu +pâle, mais cette pâleur lui allait si bien...—disait la dame aux +sourcils noirs.</p> + +<p>Un jour qu'il rêvait, assis devant un beau portrait de cette ravissante +personne, elle entra.</p> + +<p>Elle ne lui avait jamais semblé plus belle.</p> + +<p>—Arthur....—lui dit-elle en se plaçant sur un doux sopha—j'ai une +bonne nouvelle à vous annoncer... venez près de moi... mais ne tremblez +pas comme toujours....</p> + +<p>Le jeune homme n'osait lever les yeux, et son cœur battait bien fort....</p> + +<p>—On vous accorde un congé de trois mois pour vous rétablir, et après +vous viendrez prendre possession de votre nouveau grade... ces trois +mois—ajouta-t-elle à voix basse—nous les passerons... à ma terre... le +voulez-vous?...</p> + +<p>Arthur pâlissait et restait muet... il ne pouvait croire à tant de +bonheur.</p> + +<p>—Comme vous n'avez ni parents, ni amis, j'ai cru pouvoir prendre cette +décision sans vous consulter.... Allons, Arthur, ne tremblez donc pas +ainsi... ne suis-je pas votre amie... votre mère... pauvre enfant?...</p> + +<p>Elle prit la main du jeune homme en l'attirant près d'elle....</p> + +<p>—Oh! oui—dit-il en tombant à ses genoux—oh! oui, vous êtes tout pour +moi... vous êtes la seule qui m'ayez témoigné de l'intérêt.... Je vous +aime de toute la tendresse que j'ai dans le cœur, je vous aime comme une +mère, comme une sœur, comme une amie; ô vous... toujours vous... vous +serez mon Dieu, ma religion, ma croyance....</p> + +<p class="point">Et Arthur hors de lui baisait les genoux, les mains, les pieds de la +jeune femme, dont le sein palpitait... et qui disait d'une voix +émue...—Arthur,... mon enfant... je crois à votre reconnaissance... j'y +crois... finissez... Arthur....</p> + +<p>Et il se trouvait à la terre de sa protectrice.</p> + +<p>C'étaient de fraîches eaux, d'épais ombrages, une solitude profonde, un +parc entouré de hautes murailles, pas d'autres valets qu'une vieille +gouvernante dévouée et un jardinier sourd.</p> + +<p>Elle lui avait promis quelque chose qu'il attendait avec une +inconcevable impatience.</p> + +<p>Les appartements de ce château étaient vastes et gothiques, mais +commodes, retirés, silencieux.</p> + +<p>Et il voyait la jeune femme à moitié couchée sur un de ces antiques +fauteuils, si bons et si moelleux.</p> + +<p>Vêtue d'un blanc et frais peignoir de mousseline qui laissait voir le +bout de sa jambe fine et ronde et son joli pied chaussé d'une petite +pantoufle bleue... son beau bras passé autour du cou d'Arthur, elle +abaissait sur lui son humide regard.</p> + +<p>—Tu m'aimeras donc toujours... Arthur—lui disait-elle... en le baisant +au front.</p> + +<p>—Oh! toujours, ma vie, à toi, ma vie...—disait l'ardent jeune homme, +en liant avec volupté ses bras à la divine taille de sa jolie sœur, mère +ou amie, comme il disait.</p> + +<p>Elle fit un mouvement en arrière... son peigne tomba, et son admirable +chevelure noire se déroula sur son cou, sur ses épaules, sur ses bras, +en une multitude de boucles brunes et luisantes....</p> + +<p>Et Arthur baisait ces beaux cheveux avec transport et ivresse, les +divisait, les nattait, en couvrait sa figure.</p> + +<p>Et elle, palpitante et rêveuse, le laissait faire, mais elle sentit +tout-à-coup les lèvres de l'enfant frissonner sur les siennes.</p> + +<p>Il s'était traîtreusement caché sous l'épaisse chevelure de la jeune +femme, et dressant tout-à-coup sa jolie figure au milieu de cette forêt +d'ébène, qu'il partagea en deux touffes soyeuses... il avait surpris un +baiser....</p> + +<p>—Ah!—dit-elle... avec une petite moue enchanteresse...—ah! vous me +trompiez... Arthur, je vais vous étrangler....</p> + +<p>Et approchant la tête d'Arthur de son sein qui bondissait, elle entoura +le cou du jeune homme de longues tresses de ses cheveux, et les serra en +souriant....</p> + +<p class="point">—Oh!—dit-il en baisant son sein d'ivoire...—méchante, tu veux me +tuer... car tu serres bien fort... c'est comme dans mon rêve de cette +nuit... Mais que fais-tu? oh... à toi... ma vie... je meurs... mon +ange....</p> + +<p>C'est qu'à ce moment de son rêve on pendait Brulart à bord du +<i>Cambrian</i>, et que le poids de son corps, pesant sur la corde qu'on +avait passée au bout dehors de la frégate, avait opéré la strangulation.</p> + +<p>Abîmé dans l'état de torpeur, de somnolence que lui avait procuré sa +dose d'opium, et qui, sans être le réveil ni le sommeil, l'avait plongé +dans une espèce de somnambulisme, il avait suivi machinalement ses +guide à moitié endormi, appuyé sur eux, les yeux ouverts sans voir, +s'était laissé attacher, hisser et pendre, sans y faire la plus légère +attention, plongé qu'il était dans les délices de ses songes +merveilleux.</p> + +<p>Alors qu'on pendait le corps, l'esprit était ailleurs. Somme toute, il +mourut dans une ravissante extase de plaisir.</p> + +<p>Et le docteur remarqua comme un phénomène physiologique que la +physionomie du patient, jusque-là froide et immobile, prit, au moment de +la strangulation, une inconcevable expression de bonheur.</p> + +<p>Cette particularité repose sur la nature du songe de Brulart, et sur des +effets propres à la pendaison. (Voir le <i>Dictionnaire des Sciences +médicales</i>.)</p> + +<p>Justice rendue, le corps du pirate fut jeté à la mer avec deux boulets +aux pieds.</p> + +<p>Le reste de la traversée n'offrit rien de remarquable, et <i>le Cambrian</i> +toucha les côtes d'Angleterre au bout de quarante jours de mer.</p> + +<p>Atar-Gull débarqua avec son maître.</p> + +<p>Le commandant de la frégate voulut ajouter les témoignages les plus +flatteurs en faveur du nègre, qui, par ses soins pour le malheureux Wil, +avait excité la sympathie de tout l'équipage.</p> + +<p>Mais M. Wil ne resta pas long-temps en Angleterre, ses ressources +étaient modiques, et suivant les conseils d'Atar-Gull et du docteur, qui +venait quelquefois le voir à Portsmouth, il partit pour la France, où +l'on vivait à bien meilleur marché, lui disait-on.</p> + +<p>—Enfin—se dit Atar-Gull—je touche au moment de compléter ma +vengeance.... Oh!... elle sera terrible et longue surtout.... J'aurais +pu le tuer... mais la mort serait un incroyable bienfait auprès de la +vie que je lui prépare....</p> +<hr class="fin" /> + + +<h2><a name="LIVRE_VI" id="LIVRE_VI"></a>LIVRE VI.</h2> + +<hr class="body" /> + + +<h3><a name="CHAPITRE_If" id="CHAPITRE_If"></a>CHAPITRE I.</h3> + +<p class="r35">Il y a dans mon cœur un levain horrible de<br /> +cruauté.—Je voudrais que ceux qui ont fait<br /> +souffrir les autres souffrissent une fois tout ce<br /> +qu'ils ont fait souffrir, je voudrais que cette impression<br /> +fût déchirante, et profonde, et atroce,<br /> +et irrésistible.—Je voudrais qu'elle saisit l'âme<br /> +comme un fer ardent; je voudrais qu'elle pénétrât<br /> +dans la moelle des os comme un plomb<br /> +fondu; je voudrais qu'elle enveloppât tous les<br /> +organes de la vie comme la robe dévorante du<br /> +centaure!<br /> + +<span style="margin-left: 2em;">C<span class="smcap">harles</span> N<span class="smcap">odier</span>.—<i>Roi de Bohême</i>.</span></p> + +<p class="r35">Enfin, mon enfant, ce bon serviteur, non content<br /> +de prodiguer au vieillard les soins les plus<br /> +touchants, le nourrissait de son pain, ce qui<br /> +vous prouve qu'on ne doit jamais rudoyer les<br /> +domestiques.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;"><i>Contes à Lolo</i>.—<span class="smcap">par un académicien</span>.—Édition rare.</span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LA RUE TIRECHAPE.</p> + + +<p>Figurez-vous une de ces noires et antiques maisons du vieux Paris, +située vers le milieu de la rue Tirechape...—Neuf étages, je crois, +couleur brune et sale, solives saillantes, fenêtres étroites et +sombres, escalier raide, obscur, véritable labyrinthe dans lequel on ne +peut se guider qu'au moyen d'une corde à puits grasse et luisante de +vétusté... puis une république d'industrieux prolétaires, allant, +venant, courant, montant, nichant et pullulant dans ces cellules étagées +et entassées au-dessus les unes des autres, comme les cases d'une ruche +à miel.</p> + +<p>Et pour pivot, pour centre de toutes ces existences de travail et de +fatigue, une portière vieille, édentée, hargneuse, bavarde, un de ces +types si admirablement mis en relief par notre Henri Monnier.</p> + +<p>Il était nuit; un homme, assez âgé, vêtu de noir, descendait péniblement +les hautes marches de l'escalier, étreignant avec force la bienheureuse +corde à puits.</p> + +<p>La portière, entendant un bruit inusité à cette heure, où tout dormait +dans la maison, ouvrit brusquement le carreau de son antre, et y passa +d'abord son vilain bras jaune, armé d'une chandelle fétide; puis sa +figure fâcheuse et renfrognée....</p> + +<p>—Qui descend là?... répondez donc... c'est des heures indues....</p> + +<p>—C'est moi, c'est moi... le docteur...—dit une voix de basse-taille.</p> + +<p>Ici, le cerbère quitta son ton aigre et criard pour une espèce de +glapissement amical....</p> + +<p>—Ah! mon Dieu, c'est vous, monsieur le docteur! mais il fallait +m'appeler pour éclairer.... Eh bien! comment va-t-il le vieux muet? Il +est dur à partir celui-là... en a-t-il encore pour +long-temps?—demanda-t-elle en se mettant devant le docteur, afin +d'obtenir une réponse, ou de se faire, comme on dit, passer sur le +corps.</p> + +<p>—Comme ça... il va tout doucement, madame Bougnol....</p> + +<p>—C'est pourtant pas faute de soins—dit celle-ci d'un air +revêche...—c'est qu'il s'entête alors, car il a son nègre, M. <i>Targu</i>, +que c'est une adoration d'homme, quoi, de voir comme il s'oublie pour +son maître....</p> + +<p>—Il est vrai que c'est un bien fidèle serviteur... il ne le quitte pas +d'un moment....</p> + +<p>—Ça n'empêche pas qu'il est encore bon enfant, le nègre, de rester +comme ça domestique d'un vieux grigou qui ne lui donne rien... puisque +c'est au contraire le domestique qui nourrit son maître, c'est encore du +propre....</p> + +<p>—C'est un vertueux domestique, madame Bougnol, et c'est un exemple que +les autres ne suivent malheureusement pas toujours....</p> + +<p>—Et puis que ça doit être une fameuse scie... un muet... pas le moyen +de causer... Mais, après tout, il parlerait que ça serait tout de même, +car on dirait que son nègre a peur qu'on ne lui mange son maître; +personne ne peut l'approcher.</p> + +<p>—C'est qu'il est apparemment jaloux de son affection—dit le médecin, +fatigué de la longueur de la conversation, et cherchant à passer +adroitement entre le mur et la portière.</p> + +<p>Mais celle-ci qui le guignait de l'œil, et suivait tous ses mouvements, +faisant toujours face à l'ennemi, rendit cette tentative inutile, et +continua.</p> + +<p>—Monsieur, quelle est donc sa maladie, à ce pauvre vieux? est-ce vrai +qu'il est fou?... Pendant les deux premiers mois qu'il est venu loger +ici, il se portait comme un charme, et voilà près d'un an qu'il est si +malingre qu'il n'est pas descendu une fois dans la rue....</p> + +<p>—Et il n'y descendra peut-être plus jamais—dit le docteur en secouant +tristement la tête, et essayant de forcer le passage de vive force.</p> + +<p>—Ah! Dieu du ciel, est-ce qu'il va mourir—dit la portière avec +inquiétude—c'est qu'alors il faudrait mettre écriteau, voyez-vous, +monsieur le docteur; nous approchons du terme....</p> + +<p>—Je ne vous dis pas ça... mais il n'est pas bien du tout....</p> + +<p>Et le docteur profitant d'un moment d'inattention de madame Bougnol, se +cramponna vite à la corde et se laissa glisser jusqu'en bas presque sans +toucher les marches de l'escalier, avec autant de rapidité qu'un matelot +qui s'affale le long d'un cordage.</p> + +<p>—C'est égal—se dit la portière—je vais monter chez le vieux muet, +pour savoir quelque chose, si c'est possible.</p> + +<p>Alors, fermant sa loge avec soin, elle commença son ascension, non sans +faire une pause à chaque étage, enfin elle atteignit le septième et se +trouva en face d'une petite porte grise.</p> + +<p>Là elle moucha sa chandelle, s'emplit le nez de tabac, et agita +timidement un cordon de sonnette terminé par une patte de lièvre.</p> + +<p>Un instant après la porte s'entr'ouvrit assez pour donner passage à une +grosse tête noire et crépue, coiffée d'une casquette rouge....</p> + +<p>C'était Atar-Gull....</p> + +<p>—Que voulez-vous, madame?—demanda-t-il d'un ton brusque.</p> + +<p>—Monsieur <i>Targu</i>—dit la Bougnol, en faisant l'agréable—je voudrais +savoir des nouvelles de votre bon maître.</p> + +<p>—Mon maître est souffrant, très-souffrant—dit l'honnête serviteur avec +un soupir qui fendit le cœur de la portière... et même il essuya une +larme.</p> + +<p>—Que voulez-vous, monsieur <i>Targu</i>, il faut bien se faire une raison; +tout le monde d'abord sait ici que vous nourrissez votre maître... et M. +le maire, qui est venu pour cet indigent de là haut, a dit qu'il +écrirait de votre conduite au gouvernement, que tôt ou tard un bienfait +trouve sa récompense... et que....</p> + +<p>—Merci—dit Atar-Gull, en poussant brusquement sa porte au nez de la +portière, qui redescendit en grondant.</p> + +<p>Quand Atar-Gull se fut renfermé, il s'arrêta un moment dans la petite +pièce qui donnait sur l'escalier... écouta avec attention... avant que +d'entrer dans l'autre chambre qui paraissait plus grande.</p> + +<p>Dans celle où il se trouvait, on voyait deux vieilles malles vides, une +chaise et une natte sur laquelle il se couchait....</p> + +<p>Il poussa doucement la porte de l'autre pièce, et entra.</p> + +<p>C'était le tableau le plus complet de la misère, mais non une misère +sale et repoussante, car le peu de meubles qui garnissaient cette +chambre nue étaient propres et cirés, les carreaux nets et transparents; +puis on voyait en outre un fauteuil de paille, garni de deux minces +coussins, placé près de la fenêtre ombragée par des feuilles vertes et +les fleurs rouges de hautes capucines, qui couraient sur un treillage de +corde.</p> + +<p>Enfin sur un lit, composé d'un seul matelas et d'une paillasse, mais +soigneusement tiré, rangé, bordé, dormait M. Wil.</p> + +<p>Quel changement, mon Dieu! ce n'était plus que l'ombre de lui-même; +cette figure autrefois si riante, si joyeuse, si vermeille, était +maintenant jaune, osseuse, allongée; ses cheveux, rares, étaient tout +blancs, et même pendant son sommeil un tremblement convulsif, presque +continuel, agitait ses sourcils et sa lèvre supérieure, qui en se +retroussant laissait voir ses dents serrées....</p> + +<p>Atar-Gull debout au pied du lit, les bras croisés, le considérait avec +une inconcevable expression de joie et de haine satisfaite! car il +était enfin satisfait... sa vengeance était complète....</p> + +<p>Oui! vous saurez que le cachot le plus noir, le plus infect, le plus +horrible... eût été un palais, un louvre pour le colon auprès de cette +chambre froide et propre....</p> + +<p>Oui! vous saurez que les tortures les plus lentes et les plus affreuses, +la mort la plus cruelle eussent été des délices ineffables pour le +colon, auprès de la soumission humble et attentive de son esclave!</p> + +<p>Jugez:</p> + +<p>La somme que M. Wil avait réalisée s'était trouvée tellement modique +qu'elle ne put, on le sait, le faire subsister en Angleterre, et qu'il +fut obligé de prendre la résolution de venir habiter Paris....</p> + +<p>Comme il cherchait une rue sombre, retirée, pour s'y loger à bon compte, +le maître de la modeste auberge où il était descendu l'adressa rue +Tirechape.</p> + +<p>Wil, dont la tristesse et la mélancolie s'augmentaient de jour en jour, +insouciant et chagrin, prit ce logement parce que ce fut le premier +qu'il vit.</p> + +<p>Il était bien malheureux, et pourtant les soins d'Atar-Gull faisaient +parfois luire une larme de bonheur dans ses yeux, et le dévoûment +incroyable de cet esclave le reposait un peu des horribles souvenirs de +la Jamaïque.</p> + +<p>Le zèle du noir ne se démentit pas pendant les deux premiers mois du +séjour de M. Wil à Paris; seulement il usa d'une adresse prodigieuse +pour éloigner toutes les personnes qui auraient pu s'approcher de son +maître, ce qui lui fut d'autant plus facile que le colon n'entendait pas +un mot de français, et qu'Atar-Gull ne savait de cette langue que juste +ce qu'il fallait pour demander les objets de première nécessité.</p> + +<p>Bientôt je ne sais quelle banqueroute diminua tellement la modique +existence du colon que son mince revenu ne lui eût pas suffi, si +Atar-Gull, en faisant dans le jour quelques commissions, en rendant de +légers services aux locataires, n'eût pas augmenté un peu le bien-être +de M. Wil, à la grande édification du voisinage et du quartier.</p> + +<p>Or, M. Wil n'avait d'autre distraction que quelques rares promenades +qu'il faisait, appuyé sur le bras d'Atar-Gull, et le temps qu'il +employait, le pauvre homme, à écrire une relation de ses malheurs, dans +laquelle il ne tarissait pas d'éloges sur la belle conduite de son +esclave et sur les admirables soins qu'il lui prodiguait, surtout depuis +son séjour en France....</p> + +<p>Un jour, environ deux mois après son arrivée à Paris, il fit signe à +Atar-Gull de s'asseoir près de son lit, et lui fit lire l'espèce de +journal dont nous avons parlé, qui, à chaque page, portait le nom +d'Atar-Gull pompeusement entouré d'épithètes flatteuses et touchantes.</p> + +<p>Enfin ce journal finissait par ces mots:</p> + +<p>«Au moins, après ma mort, mon bon serviteur gardera ce témoignage de +mon attachement et de ma reconnaissance; car le ciel m'ayant retiré ma +famille, je reste tout seul au monde, isolé sur une terre étrangère, et +je ne serais pleuré de personne, si le fidèle ami qui me sert, me +nourrit même du peu qu'il gagne... n'était là pour me fermer les yeux et +me donner une larme...»</p> + +<p>Quand Atar-Gull eut lu ces pages, il les prit, et les serra, d'après +l'ordre du colon, dans une petite cassette dont il avait seul la +clef....</p> + +<p>Mais le lendemain il se passa dans cette chambre triste et retirée, +entre ce bon et digne homme et son fidèle serviteur, l'horrible scène +qu'on va lire.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IIf" id="CHAPITRE_IIf"></a>CHAPITRE II.</h3> + +<p class="r45">—Tu n'as pas reçu mission de faire ce que<br /> +tu as fait... donc que les pleurs et le sang<br /> +retombent sur ta tête.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;"><span class="smcap">alex.</span> D<span class="smcap">umas</span>.—<i>Napoléon Bonaparte</i>.</span></p> + +<p class="r45 point2"> </p> +<p class="r40 nind">..............Il tremblait de mourir;<br /> +Mourir! c'est un instant de supplices... mais vivre....<br /> + +<span style="margin-left: 5em;">F<span class="smcap">rédéric</span> S<span class="smcap">oulié</span>.—<i>Christine</i>.</span></p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">ATAR-GULL.</p> + + +<p>C'était le soir... le jour baissait... le colon venait de terminer son +modeste repas, et comme il était dans l'impossibilité de marcher et même +de se servir de ses mains, étant paralysé, son noir, l'ayant bien et +dûment posé et encaissé dans son grand fauteuil... l'avait roulé tout +près de la fenêtre, d'où M. Wil aimait à voir encore les dernières +lueurs du soleil dorer les fleurs pourpres de ses capucines, et +étinceler sur ses épais carreaux....</p> + +<p>Cette atmosphère enflammée des feux d'un soleil à son déclin, ces fleurs +pâles et froides qui brillaient pour quelques minutes d'un vif et +brûlant éclat, rappelaient au pauvre colon son beau ciel de la Jamaïque, +ses palmiers si verdoyants, ses aloës parfumés, ses camélias fleuris, +toute cette végétation si puissante et si forte... et puis aussi peu à +peu venaient se grouper sous ses arbres gigantesques sa bonne et tendre +femme... sa douce Jenny... son loyal et franc Théodrick.... C'est alors +qu'il pensait avec amertume à leurs longues promenades du soir après la +prière, à leur joie innocente, à ces fêtes tumultueuses, bruyantes, +qu'il donnait pour sa fille, à ses naïves caresses, à sa gaîté si +folle... et enfin à tout cet avenir de bonheur, de richesse et d'amour, +flétri, tué en moins de deux ans par une si inconcevable fatalité....</p> + +<p>Car il se voyait, lui, un des plus riches planteurs de la Jamaïque, +réduit à vivre des aumônes d'un nègre, d'un esclave, qui partageait avec +lui, Tom Wil, une misérable chambre, triste et obscure, avec lui, dont +les magnifiques et vastes habitations étaient autrefois couvertes +d'hommes qui tremblaient à sa voix....</p> + +<p>Quels souvenirs!</p> + +<p>Aussi, sa pâle figure s'assombrissait de plus en plus, et les rayons +obliques du soleil, qui l'éclairaient fortement, en faisaient ressortir +encore l'expression mélancolique, et lui donnaient un aspect de +tristesse indéfinissable, de chagrin profond, de regret amer, qui +eussent attendri l'âme la plus atroce....</p> + +<p>Bientôt des larmes coulèrent de ses yeux, et il laissa tomber sa tête +chauve et vénérable dans ses mains tremblantes, puis s'ensevelit dans +une sombre méditation.</p> + +<p>La nuit était tout-à-fait venue.</p> + +<p>Atar-Gull alla soigneusement fermer la porte qui donnait sur l'escalier, +poussa les verroux et prit la même précaution pour celle qui ouvrait sur +la chambre où était son maître....</p> + +<p>Il alluma une lampe qui ne jetait qu'une clarté faible et douteuse, +s'approcha du colon, toujours absorbé dans ses pensées, et le contempla +un instant!...</p> + +<p>Puis lui frappant avec force sur l'épaule, de sa large et formidable +main, il l'éveilla en sursaut, car l'honnête Wil avait fini par +sommeiller un peu....</p> + +<p>Pour la première fois le maître tressaillit à la vue de son esclave....</p> + +<p>C'est qu'aussi la scène avait quelque chose d'effrayant et d'étrange.</p> + +<p>Au milieu de cette chambre vaste et basse, à peine éclairée par la +lumière vacillante et rougeâtre de la lampe... se dressait de toute la +hauteur de sa taille athlétique, Atar-Gull... le regard flamboyant, les +bras croisés, et un affreux sourire sur ses lèvres contractées qui +laissaient entendre le sourd claquement de ses dents qui +s'entre-choquaient comme celles d'un tigre qui mâche à vide.</p> + +<p>On ne voyait de ce colosse noir que deux yeux blancs fixes et arrêtés, +et au milieu de ce blanc un point lumineux qui brillait comme du +phosphore dans l'ombre.</p> + +<p>C'était aussi la première fois que le nègre s'était permis de frapper si +familièrement sur l'épaule de son maître; aussi ce dernier le +regarda-t-il avec un étonnement stupide.</p> + +<p>—Écoute, blanc...—dit Atar-Gull d'une voix caverneuse—écoute bien une +singulière histoire....</p> + +<p>Ce tutoiement, cette phrase, ce ton dur et presque solennel, +bouleversèrent les idées du colon qui attachait des yeux inquiets sur le +nègre, qui continua ainsi:</p> + +<p>—Le premier blanc que j'ai haï a été cet homme que l'on a pendu à bord +de la frégate anglaise....</p> + +<p>Il m'avait acheté, battu et vendu.—Justice a été faite.</p> + +<p>Le second blanc que j'ai haï, mais d'une haine aussi brûlante que le +feu... aussi aiguë que la pointe d'un couteau, aussi vivace que l'apios +qui fleurit chaque jour....</p> + +<p>C'est toi... toi, <i>Tom Wil</i>, colon, planteur de la Jamaïque...—</p> + +<p>Le colon voulut se lever, et, faible qu'il était, retomba sur son +fauteuil en faisant entendre un gémissement sourd....</p> + +<p>Le nègre continua:</p> + +<p>—Garde tes gémissements pour plus tard... ce n'est pas encore l'heure; +Tom Wil, planteur de la Jamaïque... Tom Wil, qui fus riche à millions... +Tom Wil, qui fus tendre père, heureux mari... plus tard... tu gémiras... +tu pleureras du sang....</p> + +<p>S'il avait fallu, vois-tu, comparer la haine que je portais au négrier +qu'on a pendu à celle que je te portais à toi, Tom Wil, j'aurais dit que +je l'aimais, lui, comme un frère....</p> + +<p>Et pourtant mon cœur a bondi de joie en voyant son supplice....</p> + +<p>Enfin, sais-tu ce que tu m'as fait, Tom Wil? le sais-tu?</p> + +<p>Pour de l'or, tu as vendu mon sang... un pauvre vieillard qui ne +demandait qu'un peu de maïs et de soleil pour vivre quelques jours +encore, et puis mourir;... pour de l'or... tu l'as fait supplicier du +supplice d'un voleur et d'un assassin....</p> + +<p>C'était mon père... Tom Wil! le vieux Job! c'était mon père! +Comprends-tu maintenant?—</p> + +<p>Et le colon... haletant... comme fasciné par le regard d'Atar-Gull... le +contemplait en silence.</p> + +<p>—Alors, vois-tu—reprit le noir—il m'a fallu dévorer ma haine qui me +tordait le cœur; le jour, le rire sur les lèvres, te servir, et baiser +ta main qui me frappait, en pleurant de joie....</p> + +<p>Et c'est de joie aussi que je pleurais, Tom Wil... car chaque coup... +chaque humiliation que j'endurais avançaient ma vengeance d'un pas....</p> + +<p>Et j'ai eu ta confiance! ton attachement! enfin!—</p> + +<p>Hurla le noir avec un affreux éclat de rire....</p> + +<p>—Et c'est moi qui t'ai traduit au tribunal des empoisonneurs, qui ai +fait empoisonner tes bestiaux, tes noirs, et même le premier-né que +j'eus de <i>Karina</i>, pour éloigner tout soupçon de moi... bon et fidèle +serviteur...—</p> + +<p>Et Atar-Gull fit une pause, un silence, comme pour donner à chacune de +ses atroces révélations le temps d'entrer bien douloureusement au cœur +du colon, qui croyait rêver.</p> + +<p>Puis il reprit....</p> + +<p>—Et c'est moi, Tom Wil, qui ai incendié tes propriétés en incendiant +aussi la case que tu m'avais donnée, et qui ai couru au milieu du feu, +pour qu'on ne pensât pas à m'accuser... moi, bon et fidèle serviteur.</p> + +<p>Ici une nouvelle pause....</p> + +<p>—Et c'est moi, Tom Wil, qui ai presque guidé par mon adresse le serpent +qui a étranglé ta fille, et qui l'ai poursuivi après, moi, bon et fidèle +serviteur...—</p> + +<p>Par un effort surnaturel, le colon se leva debout, les yeux menaçants, +et s'avança sur Atar-Gull, mais à peine eut-il fait deux pas qu'il tomba +par terre.</p> + +<p>Atar-Gull resta debout, regardant de toute sa hauteur son maître qui, +étendu à ses pieds, se roulait, en poussant d'affreux sanglots.</p> + +<p>Il continua....</p> + +<p>—Et cette mort, Tom Wil, t'a rendu muet; le ciel devait bien cela à ma +vengeance... et c'est moi qui ai conduit Théodrick au Morne aux Loups... +va, va demander aux profondeurs de ces gouffres... quel est le corps +poignardé et mutilé qu'ils ont reçu....</p> + +<p>Et la mort de ta femme, et ta ruine, c'est moi seul qui ai tout fait... +tout fait, Tom Wil... et ce n'est rien encore... c'est maintenant que +ton supplice commence et que mon père savoure la vengeance là haut!</p> + +<p>Écoute, Tom Wil; depuis que nous sommes ici, j'ai éloigné tout le monde +de toi; je passe pour le serviteur le plus dévoué qu'il y ait sur la +terre... tu l'as d'ailleurs écrit là...—</p> + +<p>Et il montra la cassette où était renfermé le testament du colon.</p> + +<p>—Tu es muet... tu ne pourras me démentir.</p> + +<p>Tu n'écriras pas... car je serai sans cesse auprès de toi, et tu es +perclus de tes mains....</p> + +<p>Et chaque jour, à chaque heure, vois-tu... tu auras devant toi le +bourreau de ta famille... l'auteur de ta ruine....</p> + +<p>Et la nuit je t'éveillerai, et à la lueur de cette lampe, tu verras +encore le bourreau de ta famille et l'auteur de ta ruine!</p> + +<p>Au dehors, je serai loué, montré, fêté comme le modèle des serviteurs, +et je te soignerai, et je soutiendrai ta vie, car elle m'est précieuse +ta vie... plus que la mienne, vois-tu; il faut que tu vives long-temps +pour moi, pour ma vengeance... oh! bien long-temps...—l'éternité, si je +pouvais...—Et si un étranger entrait ici... ce serait pour te dire mes +louanges, te vanter mon dévoûment à moi, qui ai tué... tué ta +famille... qui t'ai rendu muet et misérable... car c'est moi... c'est +moi, entends-tu, Tom Wil... c'est moi seul qui ai tout fait... moi +seul...—</p> + +<p class="point">Criait le nègre en rugissant comme un tigre, et bondissant dans cette +chambre en poussant des hurlements qui n'avaient rien d'humain.....</p> + +<p>Quand cet accès frénétique fut passé, il s'occupa du colon que cette +effrayante secousse avait fait évanouir....</p> + +<p>Il le ramassa et le plaça avec soin sur son lit, en lui faisant respirer +un peu de vinaigre.</p> + +<p>Tom Wil ouvrit les yeux d'un air étonné, inquiet; le pauvre homme +croyait avoir fait un mauvais rêve; aussi en se retrouvant au milieu des +soins empressés de son esclave, il sourit à Atar-Gull avec une admirable +expression de reconnaissance.</p> + +<p>Mais celui-ci avait suivi sur les traits du colon toutes ses pensées, et +pour ne lui pas laisser cette consolante illusion, il reprit en lui +serrant la main violemment:</p> + +<p class="point">—C'est moi seul, Tom Wil, qui ai tué ta femme et ta fille... tu n'as +pas rêvé, Tom Wil, c'est moi....</p> + +<p class="point2"> </p> + +<p>Il est plus facile d'imaginer que d'écrire tout ce que dut souffrir le +malheureux colon: aussi, depuis cette époque, sa santé s'affaiblit; +mais, grâce aux horribles soins d'Atar-Gull, elle se soutint +chancelante.</p> + +<p>Une fois le colon refusa de rien prendre, voulant terminer cette vie +d'angoisse et de torture.</p> + +<p>Alors, aidé de deux locataires, Atar-Gull lui fit avaler de force +quelques cuillerées de bouillon, et le pauvre colon entendit un des +voisins s'écrier:—Quelle vertu ce pauvre nègre doit-il avoir pour +servir un vieux maniaque de cette trempe-là....</p> + +<p>Enfin, au bout de six mois de cette horrible existence, la santé du +colon s'altérant sensiblement, sa raison commença de s'égarer; alors son +esclave fit demander un médecin.</p> + +<p>Or, c'est après une de ses visites que madame Bougnol venait de +l'arrêter curieusement comme nous l'avons dit, afin de savoir des +nouvelles du vieux muet.</p> + +<p>Mais la raison du colon se perdit bientôt tout-à-fait, et sauf quelques +moments lucides, pendant lesquels son affreuse position se représentait +à lui dans tout son jour... il était dans un état de démence complète, +et furieux parfois.... Alors Atar-Gull avait recours à la camisole de +force....</p> + +<p>Ordinairement, après ces transports frénétiques, succédaient quelques +moments de calme; aussi le docteur sortait-il comme un des accès du +malheureux Wil venait de finir.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IIIf" id="CHAPITRE_IIIf"></a>CHAPITRE III.</h3> + +<p class="r40">Un frère est un ami donné par la nature.<br /> + +<span style="margin-left: 8em;">L<span class="smcap">egouvé.</span></span><br /> +</p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LE BAPTÊME.</p> + + +<p>Quelques jours après la visite du médecin dont nous avons parlé, toute +la maison de la rue <i>Tirechape</i> était en émoi, un inconcevable +bourdonnement allait, venait, montait d'étage en étage, et dominant sur +le tout, on entendait glapir la voix aigre de la portière... gourmandant +les uns et les autres:—Un tas de curieux imbéciles—disait-elle—qui ne +laisseraient pas ce pauvre cher homme mourir en paix.</p> + +<p>En effet, M. Wil était au plus mal; à la suite d'un long accès de +démence, sa paralysie s'était portée sur l'estomac, et il se trouvait +dans un effrayant état de faiblesse et de stupeur.</p> + +<p>Les fenêtres de sa chambre avaient été ouvertes par l'ordre du médecin, +car l'odeur des potions, des drogues, épaississait encore l'atmosphère +morbide de cet appartement.</p> + +<p>Debout au pied de son lit se tenait Atar-Gull, ses yeux constamment +fixés sur les yeux du mourant....</p> + +<p>Il ne voulait pas perdre un seul de ses regards....</p> + +<p>Et une inconcevable expression de tristesse ridait le front du nègre... +il voyait sa proie lui échapper, sa victime mourait.</p> + +<p>Oh! qu'il eût donné la moitié des jours qui lui restaient pour prolonger +d'autant l'existence du colon! Mais Dieu est juste....</p> + +<p>Dans un autre coin de la chambre, le docteur était assis, pensif, +quelquefois il levait la tête et contemplait Atar-Gull avec +admiration....</p> + +<p>—Voilà donc—disait l'Esculape—ces êtres auxquels, dans notre froid et +cruel égoïsme, nous refusons presque le nom d'hommes... que nous +reléguons à l'affreuse condition d'esclaves, de bêtes de somme.... Et +pourtant voyez celui-ci... quelle délicatesse de dévoûment! quels soins +attentifs... pauvre homme, quelle tristesse est empreinte sur son front, +quelle anxiété dans ses regards... oh! il ne le quittera pas de l'œil un +seul moment.... Ô humanité!... humanité!... que tes jugements sont +faux... que tes préjugés sont cruels.</p> + +<p>L'honnête médecin eût sans doute continué encore long-temps cette +dissertation mentale, négro-philosophique, si un cri du noir n'eût +interrompu le précieux cours de ses pensées.</p> + +<p>Il se leva précipitamment et s'approcha du moribond....</p> + +<p>—Eh bien! eh bien!—lui dit-il en anglais—mon ami, comment +allons-nous?... du courage... du courage....</p> + +<p>Le colon tourna la tête de son côté, les yeux secs, ardents, et d'un +geste aussi furieux que sa faiblesse lui permettait de le faire, montra +le noir... immobile, silencieux au pied du lit...</p> + +<p>—Je le vois, je le vois, mon ami—dit le docteur—je sais que c'est un +digne et loyal serviteur... mais tel maître tel valet, et avec un maître +comme vous....</p> + +<p>Les yeux du colon brillèrent d'un feu inaccoutumé, et il fit violemment +un geste négatif en secouant sa tête, qui bientôt retomba lourde et +pesante sur son oreiller.</p> + +<p>—Si, si, vous êtes un bon maître—reprit imperturbablement +l'Esculape—aussi bon maître qu'il est bon esclave... bon ami, +voulais-je dire.</p> + +<p>Ici M. Wil, brisé par la fièvre et la douleur, ne put faire un +mouvement, seulement ses yeux s'emplirent de larmes, et il les leva au +ciel avec un regard qui semblait dire:—Mon Dieu, tu l'entends... toi, +qui sais la vérité... tonne donc.</p> + +<p>Dieu ne tonna pas, et le docteur, interprétant à sa manière ces pleurs +et cette invocation tacite, ajouta:</p> + +<p>—Oh! oui, pleurez de reconnaissance, et recommandez-le au ciel, ce bon +esclave... mon cher ami, c'est bien naturel... ces larmes-là sont +douces, n'est-ce pas?...</p> + +<p>Et l'honnête médecin tendit la main à Atar-Gull en essuyant ses yeux +humides....</p> + +<p>—Je n'ose, monsieur le docteur—dit le nègre avec humilité....</p> + +<p>—Allons donc, mon garçon, mon ami, mais je m'honore, moi, en pressant +la main d'un modèle de vertu et d'héroïsme... car enfin c'est de +l'héroïsme—disait le docteur en serrant Atar-Gull dans ses bras.</p> + +<p>Ce spectacle fut au-dessus des forces du colon.</p> + +<p>Sa figure, de pâle et livide qu'elle était, devint rose, pourpre et +violacée....</p> + +<p>Ses yeux s'ouvrirent, et la prunelle disparut sous la paupière....</p> + +<p>Il fit entendre une espèce de cri guttural, rauque et métallique... et +sa bouche écuma... et ses membres se raidirent....</p> + +<p>—Son accès le reprend, monsieur le docteur—dit le nègre—vite la +camisole.</p> + +<p>Non—dit tristement le médecin—non, c'est inutile, ce spasme, cet +érétisme vont consumer le reste de ses forces... Faible qu'il est, sa +dernière heure approche... Pourquoi vous le cacher, mon ami... dans une +heure peut-être... vous ne verrez plus votre maître... plus jamais.... +Allons... allons... du calme... faites-vous une raison... +écoutez-moi....</p> + +<p>Mais Atar-Gull ne l'écoutait plus.</p> + +<p>—Déjà... déjà...—hurlait-il en se tordant à terre—déjà mourir, lui... +et il n'y a pas un an qu'il est ici avec moi... mais non... ce n'est +pas possible....</p> + +<p>Et se relevant terrible, menaçant, les yeux enflammés, il saisit le +docteur de sa forte et puissante main, et levant une chaise sur le crâne +chauve du savant...—il s'écria furieux:</p> + +<p>—Je ne veux pas qu'il meure encore, moi! Il n'est pas temps... +entends-tu... il n'est pas temps... et s'il meurt... je te tue.</p> + +<p>Et il brandissait la chaise avec violence.</p> + +<p>—Il ne mourra pas... il ne mourra pas—dit le docteur, pâle et +tremblant...—je vous le promets....</p> + +<p>Atar-Gull... laissa retomber la chaise... et s'assit par terre près du +lit du colon, sa tête cachée dans ses mains....</p> + +<p>—Il n'y a que les nègres pour aimer ainsi—disait le médecin en +rajustant sa cravate et son collet—c'est du délire... mais c'est +admirable... on le dirait qu'on ne le croirait pas.... Mais il paraît +pensif, absorbé... je vais profiter de cela pour m'esquiver.... C'en est +fait du colon... l'agonie approche... et malgré ma promesse, je ne me +soucie pas d'assister à sa mort.</p> + +<p>Et le bon docteur se retira <i>suspenso pede</i>, en faisant le moins de +bruit possible pour ne pas tirer le noir de sa rêverie.</p> + +<p>Il respira plus librement quand il se vit sur l'escalier, quoiqu'il eût +encore à affronter le feu des questions de la Bougnol et des commères +de chaque étage....</p> + +<p>Quand Atar-Gull revint à lui, il chercha le médecin, et, ne le trouvant +pas, s'écria:</p> + +<p>—Il s'en est allé, il n'y a donc plus d'espoir....</p> + +<p>Et il se dressa debout pour contempler le colon qui agonisait.</p> + +<p>D'un geste, il tira la mince et pauvre couverture qui dessinait les +formes déjà cadavéreuses du malheureux Wil, comme pour ne rien perdre de +ce hideux spectacle....</p> + +<p>Le colon tressaillait de tous ses membres, réduit à un état de maigreur +et de marasme effrayant.</p> + +<p>Ses mains s'agitaient en tous sens, comme pour ramener quelque chose sur +lui par un geste familier aux mourants....</p> + +<p>—Oh! que ta mort est douce!—disait le noir—tu meurs dans un lit... +toi... tu n'as souffert que six mois... toi... tu n'as pas été obligé de +rire pendant que la haine te tordait le cœur... toi.... Comment... des +années de soumission, de tortures, de soins, ne m'auront servi qu'à le +faire souffrir huit mois... huit mois seulement! mais c'est infâme; oh! +les blancs! les blancs! m'écraseront-ils sous le poids de leur infernal +bonheur?</p> + +<p>À ce moment, la porte s'ouvrit....</p> + +<p>C'était un prêtre, deux enfants de chœur et un cortège de femmes.</p> + +<p>—Que voulez-vous?—dit Atar-Gull.</p> + +<p>—Aider ce chrétien à mourir...—dit le prêtre—adoucir, consoler ses +derniers moments...</p> + +<p>—Consoler ses derniers moments...—dit le noir en rugissant—Oh! non, +non... il est fou....</p> + +<p>—Ô mon Dieu...—dit le prêtre avec un accent de regret et de +tristesse—Ô mon Dieu, recevez-le toujours dans votre saint paradis....</p> + +<p>—Et puis il est homicide, assassin; il a tué mon père...—</p> + +<p>Dit Atar-Gull, hors de lui... en se tordant sur le lit du colon.</p> + +<p>—Monsieur l'abbé—dit la portière—faites pas attention, ce pauvre M. +<i>Targu</i> est fou lui-même de chagrin de voir son maître s'en aller; +depuis un an qu'il est ici, il le soigne comme son père, il le nourrit; +à chaque heure du jour ou de la nuit il est debout à ses côtés... La +douleur l'égare... le pauvre garçon.</p> + +<p>—Ô monsieur—dit Atar-Gull en se précipitant aux genoux du prêtre, les +yeux baignés de larmes—ô monsieur, faites qu'il vive.... On dit votre +Dieu bon et juste... qu'il vive... le colon,... qu'il vive... +voyez-vous, il le faut, il me faut sa vie... vous ne savez donc pas que +c'est par là seulement que je tiens à l'existence.... Tenez... monsieur, +qu'il vive... je foule aux pieds mes fétiches, qui furent ceux de mes +pères... et j'embrasse votre religion... mais qu'il vive... oh! qu'il +vive!... par pitié qu'il vive!</p> + +<p>—Digne et cher serviteur—dit le prêtre attendri—Dieu l'appelle à +lui... la volonté de l'homme n'y peut rien... mais si la religion ne +peut vous le rendre... elle vous consolera de sa perte....</p> + +<p>—Monsieur l'abbé, le locataire se meurt—dit la Bougnol...—je puis +mettre écriteau, n'est-ce pas?...</p> + +<p>L'abbé se tira des mains d'Atar-Gull, et s'approcha du colon.</p> + +<p>Le pauvre Will était hors d'état de rien entendre, il reçut +machinalement les sacrements et mourut....</p> + +<p>Le médecin entrait au moment où il rendait le dernier soupir.</p> + +<p>Le nègre tomba comme si ses jambes se fussent dérobées sous lui.</p> + +<p>Saisissons cet instant pour l'entraîner hors d'ici—dit le bon +médecin—je m'en charge....</p> + +<p>—C'est moi...—dit l'abbé—je vous en prie, monsieur, laissez-moi cette +bonne œuvre... il m'a presque promis d'embrasser notre sainte religion.</p> + +<p>—C'est une raison contre laquelle je ne puis rien objecter—répondit le +docteur—mais de mon côté je vais faire mon rapport au maire de cet +arrondissement, car si de telles vertus sont récompensées dans le ciel, +elles doivent aussi l'être sur la terre....</p> + +<p>Nous nous entendons, je le vois—dit le vertueux prêtre en prenant la +main du médecin.</p> + +<p>Atar-Gull était sans connaissance, on le transporta chez l'abbé, et le +commissaire vint mettre les scellés sur le misérable mobilier du colon.</p> + +<p>On trouva dans la petite cassette l'espèce de journal dont nous avons +parlé, qui faisait un si pompeux éloge d'Atar-Gull, et l'instituait +légataire de tout ce que le colon possédait.</p> + +<hr class="top5" /> + +<p class="top5">Le surlendemain de la mort du pauvre Will, les passants se découvraient +devant le corbillard des pauvres qui se dirigeait vers le cimetière de +l'Est, suivi d'un nègre qui pleurait fort, soutenu par un prêtre et un +homme à cheveux blancs (le médecin).</p> + +<p>Environ deux mois après, Atar-Gull, suffisamment instruit dans notre +religion, avait été solennellement baptisé à Sainte-Geneviève sous le +nom de Bernard-Augustin, et un soir, le 24 août, le jeune et digne +prêtre qui l'avait recueilli, lui parlait de je ne sais quelle imposante +cérémonie où le nouveau néophite devait jouer le principal rôle, grâce +aux soins et démarches du docteur, secondé par tous les locataires de la +rue Tirechape et les habitants du quartier, que la belle et vertueuse +conduite de M. <i>Targu</i> pour son maître avait édifiés.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IVf" id="CHAPITRE_IVf"></a>CHAPITRE IV.</h3> + +<p class="r45">...La vertu est une chose sans prix....<br /> + +<span style="margin-left: 2em;">M. L<span class="smcap">e marquis</span>.—<i>Vaudeville</i>.</span></p> + +<p class="r40">Une autre intention que nous pouvons tout<br /> +aussi raisonnablement supposer au noble fondateur,<br /> +c'est celle de convertir ces hommes<br /> +assez malheureux pour ne pas croire à la vertu.<br /> + +<span style="margin-left: 2em;"><i>Discours de M. le baron</i> C<span class="smcap">uvier.</span></span></p> + +<hr class="body" /> + +<p class="head">LE PRIX DE VERTU.</p> + + +<p>Le 25 août ***, par un riant soleil qui inondait de clarté la belle +coupole de la salle des réunions solennelles de l'Institut, l'élite de +la société de Paris se pressait sur les banquettes, impatiente de voir +face à face les immortels, et d'ouïr quelque menue lecture de vers +allégoriques, de poèmes didactiques ou de contes politiques, qui +devaient tout doucettement conduire la patiente et benoîte assemblée +jusqu'au rapport de la commission chargée de décerner le prix de vertu +fondé par feu M. de Montyon.</p> + +<p>Et puis aussi on devait distribuer des palmes aux lauréats, aux favoris +d'Apollon... aux bien-aimés des Muses....</p> + +<p>Or, pour la cent troisième fois, M. ***, bien-aimé d'Apollon et favori +des Muses, vint saluer modestement la foule endormie et baiser le +président, qui lui mit sur les oreilles une couronne de chêne vert, en +lui disant:—<i>Macte animo</i>.</p> + +<p>Des larmes coulèrent de tous les yeux, et le lauréat se promit bien de +ne pas rester en si beau chemin, de s'atteler ferme et fort, +incessamment et toujours, au vermoulu char du dieu des vers, et de le +traîner bon gré mal gré, friand qu'était le poète de sa botte de +lauriers académiques et de sa ration de louangeuses et classiques +mélopées.</p> + +<p>Après quoi, un murmure sourd et prolongé circula dans la salle; chacun +s'établit commodément pour entendre, le programme sur les genoux, les +mains croisées et les yeux attentivement fixés sur le président qui se +préparait à lire le rapport de la commission.</p> + +<p>Bientôt le plus profond silence régna dans l'assemblée, et le président +commença ainsi d'une voix lente, sonore et accentuée:</p> + +<p>«Messieurs,</p> + +<p>»La commission chargée de l'examen des titres des concurrents qui se +présentaient comme ayant droit au prix de vertu fondé par feu M. de +Montyon, après s'être occupée de ces recherches avec religion et +scrupule, a décidé à l'unanimité que le prix de dix mille francs serait +accordé cette année au sieur Bernard-Augustin <i>Atar-Gull</i>, nègre, né sur +la côte d'Afrique, âgé de trente ans et quelques mois.</p> + +<p>»Le résumé court et rapide de sa vie tout entière, consacrée à son +maître avec un dévoûment sans bornes, constatera, je l'espère, +l'impartialité de la commission.</p> + +<p>»Victime de la traite des noirs et de l'esclavage, Bernard-Augustin +Atar-Gull fut transporté il y a environ cinq ans à la Jamaïque, et +pourtant sa conduite sage, soumise, laborieuse, attira bientôt +l'attention de son maître qui lui donna toute sa confiance.</p> + +<p>»Des malheurs imprévus et cruels vinrent tout-à-coup fondre sur le colon +Tom Wil, et peu à peu ce malheureux perdit sa femme, sa fille, son +gendre, son immense fortune, et fut forcé de quitter la Jamaïque, où de +trop douloureux souvenirs l'eussent mené au tombeau.</p> + +<p>»Eh bien! messieurs, au milieu de ces calamités, le colon eut +l'inestimable bonheur de rencontrer un ami sûr, dévoué, infatigable; ce +fut cet Atar-Gull, qui trouvait toujours de nouvelles forces dans +l'excès même de son dévoûment.</p> + +<p>»Ah! messieurs, combien d'autres esclaves, à sa place, auraient joui en +secret des peines qui venaient accabler celui qui les avait achetés, +enlevés indirectement à leurs affections, à leurs pays.—Non, non, +messieurs, Atar-Gull n'avait, lui, qu'une idée fixe... l'attachement et +la reconnaissance qu'il devait à son maître, pour les bontés dont il +l'avait comblé....</p> + +<p>»Et soit dit en passant, messieurs, de tels faits valent des volumes +pour réfuter la logique de ces froids et cruels sceptiques qui mettent +encore en doute le développement de l'intelligence des noirs, et qui, +sous de spécieux et paradoxals prétextes, osent soutenir la nécessité, +la légitimité de la traite, de cet infâme trafic.</p> + +<p>»Mais revenons à Atar-Gull, messieurs.</p> + +<p>»Il aurait pu profiter de son acte d'affranchissement sollicité par son +maître; il ne le fit pas, et suivit le colon en Europe, en Angleterre, +en France, à Paris, avec la même abnégation, le même dévoûment.</p> + +<p>»Mais c'est à Paris surtout qu'il faut suivre tous les développements de +cet attachement si énergique dans son expression et si profond dans ses +racines.</p> + +<p>»Les modiques ressources du colon étaient épuisées; le nègre passait des +jours, des nuits à travailler, et de ce modique labeur, il soutenait un +vieillard infirme, que ses nombreux malheurs avaient amené à un état +continuel d'irritation et de colère, bien excusable sans doute, mais +enfin dont le pauvre noir supportait les effets sans se plaindre, sans +le moindre murmure.</p> + +<p>«Que vous dirai-je? messieurs, le malheureux colon, privé de la parole, +perdit bientôt l'usage de ses facultés, sa raison s'égara; et, sauf +quelques moments lucides, il vécut encore un an dans un état de démence +complet.</p> + +<p>»Enfin le colon succomba à tant de tourments et de chagrins amers.</p> + +<p>»C'est ici, messieurs, qu'il faut voir jusqu'à quel point peuvent aller +la reconnaissance et l'affection chez de tels hommes.</p> + +<p>»À peine le digne et bon médecin, qui prodiguait au mourant les soins +les plus désintéressés, eut-il annoncé au fidèle serviteur la prochaine +mort de son maître, que celui-ci, dans un emportement, un délire que +les motifs feront pardonner et admirer peut-être, s'écria:—Je ne veux +pas qu'il meure, moi... Je ne tiens à l'existence que par sa vie... et +s'il meurt, je te tue....</p> + +<p>»Et ces paroles, ces regrets énergiques et profonds, empreints de toute +l'exaltation fougueuse d'un africain, retentiront, j'espère, dans le +cœur des gens qui, nous le répétons, s'obstinent à regarder les noirs +comme une classe à part.</p> + +<p>»Mais bientôt, messieurs, toute espérance fut détruite, et le ministre +de Dieu vint apporter ses saintes consolations au malheureux... disons +plutôt à l'heureux colon; car c'est encore du bonheur, même au milieu +des plus cruelles infortunes, que de trouver un ami, un frère, un fils +tel qu'<i>Atar-Gull</i>.</p> + +<p>»Mais voyez, messieurs, combien une âme noble et élevée, sous quelque +enveloppe qu'elle soit, a de secrètes affinités avec une religion dont +la portée est si haute et si puissante: c'est au nom de notre religion à +nous, de la religion du Christ, que ce noir, abjurant son idolâtrie, +demande la vie de son maître!!!</p> + +<p>»Ah! messieurs, laissez couler mes larmes, elles sont bien douces, je +vous assure... et n'y a-t-il pas un plus touchant, un plus noble tableau +que celui-ci... un pauvre nègre, devinant comme par l'instinct d'une âme +aimante tout ce qu'il y a de consolation et d'espérance dans une +religion qu'il ignore pourtant, mais dont l'idée confuse vient +apparaître à son esprit comme ces saintes et mystiques visions qui +venaient soudain éclairer nos Pères de l'Église.</p> + +<p>»Enfin, messieurs, comme pour compléter, pour clore dignement cette vie +tout entière consacrée au dévoûment pour son semblable, Atar-Gull, +instruit dans notre religion, s'est fait baptiser, et nous comptons un +chrétien de plus.</p> + +<p>»Ce qui a décidé, messieurs, la commission à attirer sur cet homme +estimable les regards et la reconnaissance de la société, c'est cette +grandeur d'âme, cette élévation de caractère qui ont été assez +puissantes chez Atar-Gull pour faire surmonter toute haine primitive.</p> + +<p>»Oui, messieurs, car chez un de nos concitoyens, élevé dans nos mœurs, +dans nos habitudes, dans nos lois, une pareille conduite serait déjà +digne des plus grands éloges, digne des plus hautes récompenses.</p> + +<p>»À quelle hauteur sera-t-elle donc élevée, cette action, messieurs! +quand vous songerez que cet homme à demi sauvage, livré à toute +l'impétuosité de ses passions, sans instruction, sans croyance, sans +frein, a oublié l'affreuse distance que le fouet et la cruauté des +colons avaient mise entre lui et un blanc, pour se vouer corps et âme au +service de ce blanc et lui prouver une affection toute filiale!</p> + +<p>»Alors, messieurs, je le crois, vous ne pouvez que ratifier le jugement +de la commission, et vous écrier avec nous: Si l'âme généreuse de M. de +Montyon prend encore quelque connaissance de ce qui se fait sur la +terre, elle doit être heureuse et satisfaite, car nous avons eu le +bonheur de concilier les deux idées qui l'occupèrent pendant toute sa +vie, et auxquelles en mourant il a consacré toute sa fortune:</p> + +<p>»Faire du bien aux infortunés et exciter à leur en faire tous ceux qui +en ont la possibilité.</p> + +<p style="text-align:center;">(<i>Applaudissements prolongés</i>.)</p> + +<p>»Il nous reste, messieurs, à faire connaître les pièces justificatives +qui seront déposées au secrétariat de l'Institut.</p> + +<p>»—1º Le testament olographe de M. Wil qui, par les clauses les plus +flatteuses, institue Atar-Gull légataire universel du peu qu'il +possédait.</p> + +<p>»—2º L'acte d'affranchissement du nègre, apostillé longuement par le +gouverneur de la Jamaïque, qui rend un éclatant hommage aux excellentes +et nobles qualités d'Atar-Gull, et cite les faits honorables qui lui ont +mérité cette faveur.</p> + +<p>»—3º Un certificat du commandant de la frégate anglaise <i>le Cambrian</i> +qui a ramené en Europe le colon et son fidèle esclave, lequel +certificat, signé de tout l'état-major, contient les plus grands éloges +sur l'admirable conduite du nègre pour le colon.</p> + +<p>»—4º Une demande signée par les locataires qui habitent la maison où +était logé feu M. Wil, et appuyée des attestations des principaux +habitants du quartier qui affirment que la conduite d'Atar-Gull a été +parfaite et dévouée, et qui s'intéressent tous à ce qu'elle ne reste pas +sans récompense.</p> + +<p>»—5º Des notes particulières remises par le médecin qui a soigné M. Wil +dans sa dernière maladie, et qui le premier a appelé les regards de +l'autorité sur ces faits si honorables pour l'espèce humaine.</p> + +<p>»—6º Une lettre de M. Duval, prêtre à Saint-Geneviève, qui a suivi +Atar-Gull dans tous les exercices religieux, et a été édifié de sa +conduite admirable et de ses regrets sincères et touchants.</p> + +<p>»Voici, messieurs, les titres sur lesquels la commission a basé son +jugement; nous osons croire qu'elle trouvera des approbateurs, et que +l'imposante et sainte mission qui nous a été confiée aura été +religieusement et consciencieusement remplie aux yeux de tous.</p> + +<p>»D'après ce, le prix de vertu de dix mille francs, fondé par feu M. de +Montyon, est décerné à Atar-Gull Bernard-Augustin.»</p> + +<p>Il est impossible de décrire les transports et l'ivresse que ce long +rapport excita dans l'assemblée.</p> + +<p>C'était comme un nouveau triomphe que la civilisation remportait sur la +barbarie.</p> + +<p>Une quête spontanément faite au profit du bon noir produisit près de +deux mille francs, qui furent remis au président, et le soir, dans tout +Paris, on ne parlait que d'Atar-Gull ou le bon nègre.</p> + +<p class="c sml">FIN D'ATAR-GULL.</p> + +<hr class="full" /> + +<h2><a name="UN_CORSAIRE" id="UN_CORSAIRE"></a>UN CORSAIRE.</h2> + + +<hr /> + +<p>...Ayant obtenu de mon amiral un congé de quelques mois, je visitais +alors en curieux tous les ports de la Manche, qui, dans notre dernière +guerre avec les Anglais, ont fourni une si grande quantité d'intrépides +corsaires.</p> + +<p>J'étais fort jeune alors, et comme je n'avais jamais vu de <i>corsaire</i>, +j'aurais tout donné au monde pour en voir un, mais un <i>vrai</i>, un type, +le blasphème et la pipe à la bouche, fumant de la poudre à défaut de +tabac, l'œil sanglant, et le corps couvert d'un réseau de cicatrices +profondes à y fourrer le poing.</p> + +<p>Comme dans une de mes stations sur la côte, j'exprimais ce naïf désir à +un ami de ma famille, homme fort aimable et fort spirituel, auquel +j'étais recommandé, il me dit:—Eh bien! demain je vous ferai dîner avec +un corsaire.</p> + +<p>—Un corsaire!—lui fis-je.</p> + +<p>—Un vrai corsaire—reprit-il—un corsaire comme il y en a peu, un +corsaire qui à lui seul a fait plus de prises que tous ses confrères +depuis Dunkerque jusqu'à Saint-Malo.</p> + +<p>Je ne dormis pas de la nuit, et le jour me parut démesurément long, +quoique j'eusse essayé de lire <i>Conrad</i>, de Byron, pour me préparer à +cette sainte entrevue.</p> + +<p>À cinq heures j'arrivai chez mon ami. C'est stupide à dire, mais j'avais +presque mis de la recherche dans ma toilette. En entrant je trouvai à +mon hôte un aspect soucieux qui m'effraya, et je frémis +involontairement.</p> + +<p>—Notre corsaire ne viendra qu'à la fin du dîner—me dit-il—il est en +conférence avec le capitaine du port.—Hélas! j'attendrai +donc—répondis-je—en sentant mon cœur se rasséréner.</p> + +<p>On se mit à table. J'étais placé à côté de la femme de mon hôte, et, à +ma droite, j'avais un monsieur de soixante ans, qui paraissait fort +intime dans la maison, et qu'on appelait familièrement Tom.</p> + +<p>Ce monsieur, fort carrément vêtu d'un habit noir qui tranchait +merveilleusement sur du linge d'une éblouissante blancheur, ce monsieur, +dis-je, avait une franche et joviale figure, l'œil vif, la joue pleine +et luisante, et un air de bonhomie épandue dans toute sa personne qui +faisait plaisir à voir. Il me fit mille récits sur sa ville, dont il +paraissait fier, me parla des embellissements projetés, de la rivalité +de l'école des frères et de l'enseignement mutuel, et finit par +m'apprendre, avec une sorte d'orgueilleuse modestie, qu'il était membre +du conseil municipal, capitaine de la garde nationale, et qu'il +jouissait même d'un certain crédit à <i>la fabrique</i>. Je le crus sur +parole. Ces détails m'eussent prodigieusement intéressé dans toute +autre circonstance; mais, je dois l'avouer, ils me paraissaient alors +monotones, dévoré que j'étais du désir de voir <i>mon</i> corsaire. Et <i>mon</i> +corsaire n'arrivait pas. En vain notre hôte, par une charitable +attention, et dans le but de me distraire, s'était mis à taquiner M. Tom +sur je ne sais quelle fontaine qui tombait en ruines, quoique lui, Tom, +fût spécialement chargé de la surveillance de ce quartier. Je ne retirai +de ce charitable procédé de mon hôte que cette conviction: que M. Tom, +au nombre de ses autres qualités sociales et municipales, joignait le +caractère le plus doux, le plus gai et le plus conciliant du monde.</p> + +<p>On servit le dessert. Les gens se retirèrent; j'étais désespéré; n'y +tenant plus, je m'adressai d'un air lamentable à l'amphitryon.—Hélas! +votre corsaire vous oublie—lui dis-je.—Quel corsaire?—dit M. Tom, qui +cassait ingénûment des noisettes.—Mais le commissaire de marine que +j'avais invité—dit mon hôte en riant aux éclats de cette bêtise.</p> + +<p>J'étais rouge comme le feu, et pardieu si colère, qu'il fallut la +présence des deux femmes pour me contenir.</p> + +<p>Je ne sais où ma vivacité allait m'emporter, lorsque, pour toute +réponse, je vis mon hôte sourire en regardant les autres convives, qui +sourirent aussi. J'en excepte pourtant M. Tom, qui devint rouge +jusqu'aux oreilles, et baissa la tête d'un air honteux.</p> + +<p>Il n'y a que cet honnête bourgeois qui soit indigné de cette scène +ridicule—pensai-je en vouant un remercîment intime au digne conseiller +municipal.</p> + +<p>—C'est assez plaisanter, monsieur—me dit alors l'hôte d'un air +sérieusement affectueux;—excusez-moi si j'ai ainsi usé ou abusé de ma +position de vieillard pour vous mettre à l'abri des impressions +calculées à l'avance, car, grâce à ces préventions, monsieur, on juge +mal, je crois, les hommes intéressants. Oui, quand on les rencontre tels +qu'ils sont, au lieu de les trouver tels qu'on se les était figurés, +votre poésie s'en prend quelquefois à leur réalité, et, par dépit +d'avoir mal jugé, vous les appréciez mal, ou vous persistez dans +l'illusion que vous vous étiez faite à leur égard.</p> + +<p>Je regardai mon hôte d'un air étonné. J'avais seize ans, il en avait +soixante; et puis je trouvai tant de raison et de bienveillante raison +dans ce peu de mots, que je ne savais trop comment me fâcher.</p> + +<p>—Une preuve de cela—ajouta-t-il—c'est que si tout à l'heure je vous +avais montré notre corsaire, en vous disant: Le Voici, vous eussiez, +j'en suis sûr, éprouvé une toute autre impression que celle que vous +avez éprouvée, et pourtant cet intrépide dont je vous ai parlé est ici +au milieu de nous, il a dîné avec nous.—Je fis un mouvement.—Je vous +en donne ma parole—dit mon hôte d'un air si sérieux que je le crus.</p> + +<p>Alors je promenai mes yeux sur tous ces visages, qui s'épanouirent +complaisamment à ma vue, mais rien du tout de corsaire ne se révélait.</p> + +<p>—Regardez-nous donc bien—me dit M. Tom avec un rire singulier.</p> + +<p>Alors mon hôte me dit, en me désignant M. Tom de la main:—J'ai +l'honneur de vous présenter le capitaine Thomas S...—Le capitaine S...! +vous Êtes le brave capitaine S...?—m'écriai-je, car le nom, +l'intrépidité et les miraculeux combats de l'homme m'étaient bien +connus; et je restai immobile d'admiration et de surprise: mon cœur +battait vite et fort.</p> + +<p>—Et! mon Dieu oui, je suis tout cela... à moi tout seul—me dit le +corsaire en continuant d'éplucher et de grignoter ses noisettes.—Vous +êtes le capitaine S...?—dis-je encore à M. Tom en le couvant des yeux, +et m'attendant presque à voir, depuis cette révolution, le front du +conseiller municipal se couvrir tout-à-coup de plis menaçants, son œil +flamboyer, sa voix tonner....</p> + +<p>Mais rien ne flamboya, ne tonna, seulement le corsaire me dit avec la +plus grande politesse:—Et je me mets à vos ordres, monsieur, pour vous +faire visiter la rade et le port.</p> + +<p>Après quoi il se remit à ses noisettes. Il me parut trop aimer les +noisettes pour un corsaire.</p> + +<p>En vérité, j'étais confondu, car, sans trop poétiser, je m'étais fait +une toute autre figure de l'homme qui avait vécu de cette vie sanglante +et hasardeuse. Je ne pouvais concevoir que tant d'émotions puissantes et +terribles n'eussent pas laissé une ride à ce front lisse et rayonnant, +un pli à ces joues rieuses et vermeilles.</p> + +<p>Mon hôte voyant mon étonnement dit au corsaire:—Oh! maintenant il ne +vous croira pas, Tom; pour le convaincre, parlez-lui métier, ou mieux, +racontez-lui votre évasion de <i>Southampton</i>.</p> + +<p>Ici le capitaine Tom fit la moue.</p> + +<p>Sur mon observation mon hôte n'insista pas, et je me mis à causer avec +le capitaine, serein et placide, de quelques-uns de ses magnifiques +combats avec lesquels nous avons été bercés, nous autres aspirants.</p> + +<p>Cette attention de ma part flatta le capitaine Tom, la conversation +s'engagea entre nous deux; il me donna même quelques détails sur la +façon de combattre, mais tout cela d'un air, d'un ton doux et calme qui +faisait un singulier contraste avec la couleur tragique et sombre du +sujet de notre conversation.</p> + +<p>Entre autres choses, je n'oublierai jamais que, lui demandant de quelle +manière il abordait l'ennemi, il me répondit tranquillement en jouant +avec sa fourchette:—Mon Dieu! je l'abordais presque toujours de long en +long; mais j'avais une habitude que je crois bonne et que je vous +recommande dans l'occasion, car c'est bien simple—ajouta-t-il à peu +près du ton d'une ménagère qui hasarde l'éloge d'une excellente recette +pour faire les confitures;—cette habitude—reprit-il—la voici: au +moment où j'étais bord à bord de l'ennemi, je lui envoyais tout +bonnement ma volée complète de mousqueterie et d'artillerie bourrée à +triple charge. Eh bien, vous n'avez pas d'idée de l'effet que ça +produisait—ajouta le capitaine en se tournant à demi de mon côté et +secouant la tête d'un air de conviction.</p> + +<p>Je pris la liberté d'assurer au capitaine que je me faisais parfaitement +une idée de l'effet que devait produire cette excellente habitude qui, +dans le fait, était bien simple.</p> + +<p>—Bah!... Tom fait le crâne comme ça—dit mon hôte d'un air malin—il ne +vous dit pas qu'il a peur des revenants!</p> + +<p>—Oh! des revenants!—dit joyeusement Tom en remplissant son verre +d'excellent curaçao.</p> + +<p>—Des revenants—reprit mon hôte;—enfin l'homme aux <i>yeux mangés</i> ne +vous visite-t-il jamais, Tom?...</p> + +<p>La figure du capitaine prit alors une bizarre expression: il rougit, son +œil s'anima pour la première fois, et, posant son verre vide sur la +table, il me dit en passant la main dans ses cheveux gris et découvrant +son large front:—Aussi bien il veut me faire raconter mon évasion de +Southampton; cette diable d'aventure s'y rattache. Écoutez-moi donc, +jeune homme.</p> + +<p>—Ah çà, Tom, songez à ces dames—dit mon hôte, en montrant sa femme et +une de ses amies.</p> + +<p>—Ma foi—dit le capitaine—si la chaleur du récit m'emporte, +figurez-vous bien, mesdames, qu'au lieu du mot il y a des points.</p> + +<p>Je ne sais si ce fut une illusion, ou l'effet du curaçao réagissant sur +le capitaine, ou le charme sombre et magique que jette sur tout homme ce +fier nom de corsaire qu'on lui a écrit au front..., toujours est-il que, +lorsque le capitaine commença son récit, il s'empara de l'attention par +un geste muet de commandement. Il me sembla un homme extrêmement +distinct du conseiller municipal.</p> + +<p>Le capitaine commença donc en ces termes:</p> + +<p>«C'était dans le mois de septembre 1812, autant que je puis m'en +souvenir. Il ventait un joli frais de nord-ouest, j'avais fait une pas +trop mauvaise croisière, et je m'en revenais bien tranquillement à +Calais grand largue avec une prise, un brick de 280 tonneaux, chargé de +sucre et de bois des îles, lorsque mon second, qui le commandait, +signale une voile venant à nous. Je regarde; allons bien.... Je vois des +huniers grands comme une maison: c'était une frégate du premier rang. Le +damné brick marchait comme une bouée, je donne ordre à mon second de +forcer de voiles, et je commence à couvrir mon pauvre petit lougre +d'autant de toile qu'il en pouvait porter; il était ardent comme un +démon, et ne demandait qu'à aller de l'avant: aussi voilà que nous +commençons à prendre de l'air... et à filer ferme..., ce qui n'empêcha +malheureusement pas la frégate d'être dans nos eaux au bout de trois +quarts d'heure de chasse.</p> + +<p>»Pour me prier d'amener, elle m'envoya deux coups de canon qui me +tuèrent un novice et me blessèrent trois hommes.</p> + +<p>»Pour la forme, seulement pour la forme, je lui répondis par ma volée à +mitraille, qui pinça une demi-douzaine d'Anglais; c'était toujours çà, +et tout fut dit. Je fus genoppé, mais par exemple traité avec les plus +grands égards par le commandant anglais qui avait entendu parler de moi; +car c'était la troisième fois qu'on me faisait prisonnier, mais j'avais +toujours eu le bonheur de m'échapper des pontons.</p> + +<p>»Nous ralliâmes Portsmouth et nous y arrivâmes à peu près à l'heure à +laquelle je comptais rentrer à Calais. Oui, au lieu d'embrasser ma mère +et mon frère, de conduire ma prise au bassin et de coucher à terre, +j'allai droit vers un ponton, et peut-être pour y rester long-temps. +C'était dur; mais alors j'étais entreprenant; j'étais jeune et +vigoureux, j'avais une bonne ceinture remplie de guinées, et par dessus +tout une <i>rage de France</i> qui me rendait bien fort, allez. Aussi quand +le commandant, devant tout son animal d'état-major, me fit un grand +discours, pour me dire que désormais j'allais être serré de près..., mis +dans une chambre à part, surveillé à chaque minute..., que c'était ma +vie que je jouais en tentant de m'évader..., enfin une bordée de paroles +superbes, je ne lui répondis, moi, pas autre chose que je m'en...»</p> + +<p>—Tom..., Tom...—s'écria fort heureusement mon hôte, car le capitaine, +dans la chaleur du récit, avait déjà fait entendre certaine consonne +sifflante qui annonçait un mot des plus goudronnés.</p> + +<p>—Mais c'est que c'était vrai, c'est comme je vous le dis, reprit le +capitaine. Je m'en....</p> + +<p>—Tom—s'écria encore mon hôte—ce n'est nullement votre véracité que +j'interromps; mais songez à ces dames, Tom!</p> + +<p>—Ah! tiens, c'est vrai—reprit le capitaine.—Eh! bien, non, je dis au +commandant: Je m'en <i>moque</i>. Je m'évaderai tout de même.—Nous +verrons—répondit l'Anglais.—Je l'espère bien—lui dis-je. Et on +m'envoya à <i>Southampton-Lake</i>, à bord du ponton <i>la Couronne</i>.</p> + +<p>«Southampton-Lake est un assez grand lac, situé à environ quinze lieues +de Portsmouth; ce lac n'a d'autre issue qu'un étroit chenal; ce chenal +débouche dans un bras de mer qui court du N.-O. au S.-E., et ce bras de +mer, après avoir formé les rades de Portsmouth, de Spithead et de +Sainte-Hélène, se jette enfin dans la Manche, après avoir contourné les +îles Portsea, Haling et Torney.</p> + +<p>»Je ne vous donne tous ces détails qu'afin de vous faire voir que ce +diable de lac était une position inexpugnable, et, à cause de cela même, +parfaitement choisie pour servir de mouillage à une douzaine de pontons +qui renfermaient alors quelques milliers de prisonniers de guerre +français, au nombre desquels j'allais me trouver, et au nombre desquels +je me trouvai bientôt, comme je vous l'ai dit, à bord de <i>la Couronne</i>, +vaisseau de 80 rasé.</p> + +<p>»Ce ponton était commandé par un certain manchot, nommé Rosa, un malin, +un fin matois s'il en fut, beau, jeune, et brave garçon d'ailleurs, qui +avait perdu un bras à Trafalgar, et exécrait autant les Français que moi +les Anglais; c'était de toute justice, je ne pouvais lui en vouloir pour +cela, il était de son pays et moi du mien.</p> + +<p>»Le premier jour que je vins à bord, il me fit voir son ponton dans tous +ses détails, ses grilles, ses serrures, ses pièges, ses trappes, ses +verrous, ses barres, les rondes qu'on faisait tous les quarts d'heure, +les visites, les sondages qui ne laissaient pas une minute de repos aux +murailles de ce pauvre vieux navire. Puis il finit par m'annoncer qu'en +outre de ces précautions, j'aurais encore à mes trousses et à mes ordres +un caporal qui ne me quitterait pas plus que mon ombre, afin, disait-il +d'un air gouailleur, que, <i>mes moindres désirs fussent prévenus</i>.</p> + +<p>»Cependant—ajouta-t-il—si vous vouliez me donner votre <i>parole +d'honneur</i> de ne pas chercher à vous évader, capitaine, je vous +laisserais libre d'aller à terre tous les jours, et, à bord, votre +chambre ne serait jamais visitée.</p> + +<p>»Vous êtes trop aimable—lui dis-je—mais je ne veux pas vous donner +cette parole-là; parce que, voyez-vous, le soir et le matin, la nuit et +le jour, je n'ai qu'une pensée, qu'une idée, qu'une volonté, celle de +m'évader.—Vous avez bien raison, et j'en ferais autant à votre +place—me répondit le manchot;—seulement je vous préviens d'une chose, +c'est que vous me piquez au jeu, et que pour vous retenir <i>tout moyen</i> +me sera bon.—Mais c'est trop juste—lui dis-je—puisque <i>tout moyen</i> +me sera bon pour me sauver.</p> + +<p>»Le fait est que pour se sauver c'était bien le diable. Figurez-vous que +tous les sabords ou ouvertures qui donnaient du jour dans les batteries +étaient grillés, regrillés et surgrillés de telle sorte, qu'on ne +pouvait songer à y passer; d'autant plus que ces barreaux étaient +visités cinq à six fois par jour; et autant de fois, par nuit; en +admettant même que vous eussiez pu passer par un de ces sabords, il +régnait au-dessous une espèce de petit parapet qui faisait tout le tour +du navire, et sur cette galerie se promenaient continuellement des +sentinelles. Or, dans le cas où vous auriez échappé à ces sentinelles, +vous n'eussiez pas échappé aux rondes de canots armés qui, la nuit, se +croisaient dans tous les sens autour des pontons. Enfin, eussiez-vous +même eu ce bonheur, il vous fallait encore gagner à la nage, les rives +de ce lac, qui étaient environ éloignées d'une lieue et demie de tous +les cotés du ponton.</p> + +<p>»Ce n'est pas tout, si l'eau de ce lac eût été partout profonde où +guéable, quoique extrêmement hasardeux, un tel trajet eût été possible; +mais ce qui le rendait presque impraticable, c'est que pour aller à +terre il fallait absolument traverser trois bancs d'une vase épaisse, +molle et gluante, dans laquelle on ne pouvait ni nager, ni marcher....</p> + +<p>»Aussi, à vrai dire, ces bancs de vase faisaient-ils, en partie, la +sûreté des pontons.</p> + +<p>»L'espionnage aussi servait assez les Anglais, vu qu'il y a des gredins +partout, et plutôt sur les pontons qu'ailleurs, car la misère déprave; +et sur dix évasions manquées, il y en avait toujours neuf qui avortaient +par la trahison de faux frères.</p> + +<p>»Les prisonniers avaient bien essayé de remédier à ces désagréments en +massacrant, avec des circonstances bizarres, que je tairai d'ailleurs à +cause de ces dames (ajouta fort galamment le capitaine), en massacrant, +dis-je, les traîtres qui les vendaient, lorsque les commandants anglais +ne les retiraient pas assez vite du bord; mais rien n'y faisait, et la +délation allait son train, parce que les Anglais la payaient bien.</p> + +<p>»J'étais donc depuis huit jours à bord de la <i>Couronne</i>, lorsqu'un matin +on apprend qu'un nommé Dubreuil, un matelot de mon pays, assez mauvais +gueux du reste, s'était évadé pendant la nuit, ayant, à ce qu'il paraît, +trouvé moyen de se cacher le soir dans une grande chaloupe de ronde. Une +fois l'embarcation poussée au large, comme le temps était noir, on le +prit pour un matelot de service; puis, quand il vit le moment favorable, +il se jeta à l'eau, plongea et disparut sans qu'on ait jamais pu +parvenir à le rejoindre.</p> + +<p>»Vous concevez si cette nouvelle irrita mon désir de m'échapper à mon +tour: mais je ne trouvais personne de sûr à qui me confier, et je ne +voulais rien hasarder par les motifs que je vous ai dit, lorsque ma +bonne étoile amena, comme prisonnier à bord de <i>la Couronne</i>, un +capitaine corsaire de mes amis, gaillard solide, entreprenant..., un +<i>homme</i> enfin.</p> + +<p>»Dès que nous nous fûmes reconnus, nous comprîmes tout de suite, sans +nous le dire, qu'il fallait surtout laisser ignorer cette rencontre au +commandant: aussi j'eus toujours l'air d'être plutôt mal que bien avec +Tilmont. (C'est comme ça qu'il s'appelait.)</p> + +<p>»Tilmont avait avec lui un vieux matelot, nommé Jolivet, dont il était +sûr, car ils naviguaient ensemble depuis vingt ans; nous convînmes de +nos faits, et huit jours après la fuite de Dubreuil, jour pour jour, les +choses étaient en bon train.</p> + +<p>»Le matin de ce jour-là, le manchot me fit appeler dans sa chambre; il +était radieux, pimpant et se carrait en se frottant le menton plutôt +d'un air à se faire casser les reins... que souhaiter le +bonjour.—Capitaine—me dit-il—vous avez voulu jouer gros jeu contre +moi, vous avez perdu; c'est malheureux, une autre fois choisissez mieux +vos confidents.</p> + +<p>»Comment cela?—lui dis-je sans me déconcerter.</p> + +<p>»Oui—reprit-il en époussetant son collet d'un air dégagé—oui, vous +deviez vous sauver demain ou après par un trou fait à la muraille de la +coque du navire, à bas-bord près du <i>Black Hole</i>; c'est un nommé Jolivet +qui faisait le trou. Vous lui aviez donné dix louis pour le faire, il +m'a demandé quinze guinées pour me le vendre, et je les lui ai données +bien vite; car, en vérité c'était pour rien.</p> + +<p>»Comme bien vous pensez, j'étais exaspéré et j'aurais étranglé Jolivet, +si je l'avais tenu. Une fuite si bien ménagée!—disais-je au manchot en +trépignant.—une fuite à son heure! sur le point de réussir...! etc., +etc.</p> + +<p>»—Je conçois que c'est désolant—me répondit le scélérat d'Anglais; +mais, pour vous consoler, capitaine, buvons un verre de Madère à votre +prochaine évasion.</p> + +<p>»—Que voulez-vous—lui dis-je—c'est à refaire... heureusement qu'il +reste de la muraille à percer. Et comme après tout il n'y a pas de quoi +se tuer pour cela, nous bûmes à la prochaine, et nous allâmes nous +promener dans la batterie basse.</p> + +<p>»J'étais ou plutôt j'avais l'air navré, désespéré, tandis que le manchot +n'avait jamais été plus gai; il ricanait, il sifflait, il roucoulait en +chantant faux comme un Anglais qu'il était, enfin il ne pouvait cacher +sa joie d'avoir fait rater ma fuite, et il était bien certainement dans +son droit.</p> + +<p>»Comme nous nous promenions depuis une demi-heure dans la partie basse, +lui toujours guilleret, moi toujours triste, un tapage infernal partit +au-dessus de notre tête, dans la batterie de 18, et interrompit notre +conversation qui n'était pas vive.</p> + +<p>»Qu'est-ce que cela?—demanda le commandant à un aspirant qui +descendait.</p> + +<p>»—Commandant, ce sont les prisonniers qui dansent; il y a bal là-haut +comme tous les jours.</p> + +<p>»Est-ce que ne voilà pas ce gueux de manchot qui s'avisa de +dire:—Faites cesser, monsieur; cette joie est inconvenante de la part +des prisonniers, le jour où l'un d'eux a vu son projet de fuite +avorter... faites cesser aujourd'hui, monsieur.</p> + +<p>»Et avant que j'aie pu l'en empêcher, le chien d'aspirant remonte, et ce +bruit, qui tonnait à nous étourdir, cesse à l'instant.</p> + +<p>»Alors, je l'avoue, malgré moi je pâlis comme un mort, car, au moment où +la danse cessa, un léger bruit, heureusement imperceptible pour tout +autre que pour moi, se fit entendre derrière la cloison qui formait la +chambre de Tilmont, chambre sur le plafond de laquelle les danseurs +paraissaient sauter le plus volontiers. Ce léger bruit, qui ressemblait +au cri d'une scie, dura à peine une seconde après que la danse n'ébranla +plus le plancher de la batterie; mais, comme je vous l'ai dit, cette +seconde suffit pour me faire un damné mal; on m'eût scié le cœur que ça +n'eût pas été pire.</p> + +<p>»Heureusement le manchot prit cette pâleur pour celle de la colère, car +aussitôt je m'écriai furieux:—Et moi, monsieur, je m'oppose à cela: +punir ces pauvres gens parce que j'ai été assez sot pour me laisser +surprendre, ce n'est pas juste. Vous voulez me faire haïr de mes +compatriotes, c'est une lâcheté, monsieur, entendez-vous, une lâcheté; +et si vous êtes homme d'honneur, vous leur permettrez de recommencer +leur danse.</p> + +<p>»—Calmez-vous, capitaine, me dit obligeamment le manchot; je vais +moi-même leur en donner l'autorisation.</p> + +<p>»Et la brute, le sot, le triple sot de manchot d'Anglais, y alla +lui-même... concevez-vous, lui-même...—s'écriait le capitaine en +bondissant sur sa chaise, et tapant dans ses mains avec une joie +frénétique et des éclats de rire qui nous stupéfiaient.</p> + +<p>»—Je vais vous expliquer pourquoi je ris tant à ce +souvenir—ajouta-t-il en se calmant—c'est que vous ne savez pas une +chose.... Ces hommes qui dansaient, c'était moi, qui, depuis huit jours, +les payais vingt sols par tête pour danser et faire un train d'enfer +au-dessus de la chambre de ce pauvre Tilmont, sous le prétexte de +l'embêter, mais dans le fait afin qu'on n'entendît pas le bruit qu'il +faisait, en me creusant, pendant ce temps-là, un trou dans la muraille +du navire, qui formait un des côtés de sa cabane.</p> + +<p>»C'est que la trahison de <i>Jolivet</i> était convenue entre lui, moi et +Tilmont, et qu'il n'avait vendu le trou qu'il m'avait fait que pour +détourner l'attention, et renforcer nos fonds de quinze guinées que le +manchot lui avait données pour sa trahison. C'est qu'enfin, pendant +cette nuit même, je devais m'évader, car le trou de Tilmont était à peu +près fini, et les vents paraissaient devoir souffler vigoureusement du +N.-O., ce qui nous annonçait une nuit sombre et orageuse.</p> + +<p>»Comme je vous l'ai dit, cela se passait huit jours après l'évasion de +Dubreuil; mon <i>faux trou</i> avait été vendu, la danse avait recommencé, et +j'avais le désespoir sur le front et la <i>France dans le cœur</i>...; car +Tilmont venait de m'avertir par un signe convenu que le trou était +tout-à-fait fini.</p> + +<p>»J'allais monter sur le pont pour voir encore d'où se faisait la brise, +lorsque j'entendis le bruit du sifflet du maître, qui appelait tout le +monde en haut.</p> + +<p>»Au même instant, un timonier vint me prévenir que le commandant me +demande sur la dunette.</p> + +<p>»Je n'y comprenais rien, je monte tout de même; mais qu'est-ce que je +vois? l'état-major anglais en grand uniforme, les troupes sous les +armes, les prisonniers rangés sur les gaillards, et, comme d'habitude, +sous le feu de quatre caronades chargées à mitraille.</p> + +<p>»Le commandant Rosa avait un air grave et solennel que je ne lui +connaissais pas. Il se tenait debout: à ses pieds était un hamac posé +sur le pont et recouvert d'un pavillon noir.</p> + +<p>»Le manchot ordonna de battre un ban; et quand les tambours eurent cessé +de rouler, il dit en français:</p> + +<p>»<i>Il y a huit jours qu'un des prisonniers de ce ponton s'est évadé</i>. +A<span class="smcap">rrivé aux bancs de vase</span>, <i>il y est resté engagé. Or, voici ce qui lui +est arrivé</i>. Puis, se tournant vers moi: <i>Capitaine</i>, me dit-il, <i>voyez +donc si par hasard vous ne reconnaîtriez pas ce camarade?</i> Et en disant +ces mots, il écarte d'un coup de pied le pavillon qui couvrait le hamac. +Alors je vois un cadavre tout nu, très-gonflé et d'une couleur +verdâtre; mais ce qu'il y avait d'horrible, c'était sa figuré toute +déchiquetée, et surtout les orbites sanglants de ses yeux qui étaient +vides; ils avaient été mangés par les corbeaux....</p> + +<p>»À voir ce visage en lambeaux, desséché par le soleil, il était clair +que ce malheureux, enfoui dans une vase épaisse et visqueuse, n'avait pu +s'en tirer; que plein de force et de vie il y avait attendu la mort +pendant des jours!! et que peut-être à la fin de son agonie, en voyant +les oiseaux de proie tourner sur sa tête, il avait pu prévoir ce qui +l'attendait!...</p> + +<p>»Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il m'est impossible de rendre +l'impression que fit la vue de ce cadavre sur l'équipage et sur +moi-même. Mon sang ne fit qu'un tour, je l'avoue; car la première pensée +qui me vint fut que, pendant la nuit, j'allais avoir la même vase à +traverser, et que le même sort m'attendait peut-être. Mais comme j'ai +toujours eu assez d'empire sur moi, je me contins; et quand le maudit +manchot, après avoir regardé tout le monde pour juger de l'effet que ça +produisait, se retourna de mon côté et me dit de nouveau: <i>Eh bien! +capitaine, reconnaissez-vous ce camarade?</i></p> + +<p>»Je croisai mes mains derrière mon dos, et je lui dis d'un air dégagé +(qui me coûtait durement à prendre, je vous le jure):</p> + +<p>»—Je reconnais parfaitement le <i>camarade</i>, monsieur... c'est Dubreuil, +un matelot de mon pays; mais il n'y a pas grand mal, c'était un mauvais +gueux qui battait sa mère.</p> + +<p>»Mon sang-froid déconcerta le manchot, qui, presque furieux, s'écria en +poussant du pied une des jambes de ce cadavre à moitié rongées par les +reptiles:</p> + +<p>»—Vous voyez pourtant qu'un banc de vase est une promenade fatigante, +capitaine, car on y use jusqu'à sa peau.</p> + +<p>»—Oui, quand on est assez sot pour ne pas emporter de patins—lui +dis-je en ricanant malgré moi; car l'imbécile, en me montrant cette +jambe mutilée, venait de me donner une idée qui était excellente.</p> + +<p>»Il la prit pour une plaisanterie, resta court et me dit sérieusement:</p> + +<p>»—Vous êtes gai, capitaine?</p> + +<p>»—Très-gai, monsieur—répondis-je;—ainsi croyez-moi, jetez cette +charogne à la mer. Ne jouez plus à <i>croquemitaine</i> avec moi, et +persuadez-vous bien de ceci: <i>c'est que le ciel du bon Dieu tomberait +sur moi, que je gratterais encore pour y faire un trou</i>. Sur ce... +bonsoir, monsieur.</p> + +<p>»Et je m'en fus, car je n'y tenais plus. Ce cadavre en pourriture me +révoltait; et puis, devant m'évader la nuit même, j'avais bien d'autres +chiens à tondre que de faire le vis-à-vis de M. Dubreuil.»</p> + +<p>—Et vous avez osé vous évader cette nuit-là, Capitaine?—dit une de ces +dames, dont la terreur était au comble.</p> + +<p>—Oui, madame—reprit le capitaine d'un air grave;—et par l'enfer, ce +fut bien une mauvaise nuit que celle-là.</p> + +<p>Et, probablement au souvenir de tout ce qu'il avait déployé de courage +et d'énergie dans cette terrible nuit, la figure du capitaine Tom révéla +une magnifique expression de force indomptable et de résolution +désespérée. Son regard était fixe et profond, son attitude puissante. Il +était sublime ainsi. Un moment j'avais entrevu l'homme que je voulais +voir sous son enveloppe naïve et simple.</p> + +<p>Et le capitaine continua son récit.</p> + +<p>«Ainsi que je vous l'ai dit, le <i>trou</i> de Tilmont étant terminé, si la +nuit devenait bonne, je devais tenter l'affaire.</p> + +<p>»Or, elle devint bonne, la nuit, et si bonne, que, vers les sept heures +du soir, il ventait dans notre lac une brise à décorner les bœufs. Le +ciel se chargeait de grains dans le nord-ouest; il tombait une pluie +fine et glacée, et le temps tournait à l'orage, que c'était une +bénédiction.</p> + +<p>»À huit heures du soir on battit la retraite. Les matelots gagnèrent +leurs hamacs, les officiers leurs chambres: dix minutes après, tous les +feux, hormis les feux de garde, étaient éteints, et l'on n'entendit plus +que la marche mesurée des fonctionnaires des batteries et des parapets. +Je me glissai alors à pas de loup dans la chambre de Tilmont. Jolivet +s'y trouvait. Il faut vous dire que le commandant ayant la conviction +que Tilmont ne savait pas nager, et par conséquent ne pouvait songer à +s'évader, cet officier était moins gêné que nous autres.</p> + +<p>»Je me rappelle cela comme si j'y étais. Jolivet sortit pour faire le +guet en dehors; j'entrai. Tilmont était assis sur son lit; devant lui +était un pliant, sur ce pliant un pot d'étain, et dedans quelque chose +qui fumait.—Ah çà, ça va-t-il toujours pour cette nuit?—me dit +Tilmont.—Toujours, mon matelot, toujours, la nuit est superbe.</p> + +<p>»Là dessus Tilmont baissa un peu la planche qui cachait le trou, et il +vint dans la chambre une rafale d'air qui manqua d'éteindre une petite +lampe que nous avions cachée sous le lit; nous vîmes alors un ciel +sombre, une nuit noire comme de l'encre, et quelques gouttes de pluie ou +d'écume, fouettées par la violence du vent, tombèrent même dans la +chambre.—Alors Tilmont replaça la planche, me regarda entre les yeux, +et me dit:</p> + +<p>»—Mais là, sans rire, sais-tu qu'il ne fait f...... pas beau, Tom?—Je +le vois, mais je m'<i>en f</i>.... (pardon, mesdames).—Mais tu y laisseras +ta peau.—Encore une fois, je m'en... <i>moque</i>. Crever là ou ailleurs, +c'est tout un.—Mais entends donc ce vent, Tom; vois donc comme il nous +bourlingue, Tom.</p> + +<p>En effet, le damné ponton roulait comme une galiote; c'était une jolie +tempête. Pour essayer encore de me dégoûter, Tilmont baissa de nouveau +la planche du trou, et, malgré l'obscurité, nous vîmes alors toute +l'étendue du lac blanchie par l'écume des lames; des lames d'un lac!... +vous jugez s'il ventait. Partout le ciel noir et un vent d'enfer. +J'avoue que c'était une folie de s'exposer à faire deux lieues et demie +à la nage par un temps pareil; mais je m'étais dit: Je partirai; je +devais partir. Aussi je tins bon; et comme Tilmont regardait encore à +son trou:—Quand tu te mettras vingt fois le nez à la fenêtre, lui +dis-je, ça n'y changera rien; encore un coup, je pars; foi de Tom, je +pars.</p> + +<p>»Tilmont savait bien que dès que j'avais dit <i>foi de Tom</i>, c'était fini; +aussi me répondit-il d'un air très-sérieux, en fermant son trou: <i>Adieu, +va</i>.—Qu'est-ce que cela—lui dis-je en regardant le fond de ce pot +d'étain fumant, qui ne sentait pas absolument mauvais?</p> + +<p>—C'est du sucre, du rhum et du café fondus et bouillis ensemble; il y +en a une pinte, et tu vas d'abord commencer par me boire ça, +Tom.—Non—lui dis-je;—que le diable m'étrangle si je fais comme ces +chiens d'Anglais, qui ne se trouvent hommes que quand ils sont +soûls....—- Je te dis que tu vas me boire ça, Tom...—Non.—Ah!....—Et +malgré tout, je bus, parce que quand cet enragé de Tilmont avait quelque +chose dans sa tête, il fallait que ça fût comme il le voulait; mais +quoique j'eusse avalé verre par verre sa diable de mécanique, j'avais le +feu dans le ventre.—Ah ça, maintenant—lui dis-je—et le suif?—Je +l'ai—me dit-il; car il en avait eu six ou sept livres, comme nous en +étions convenus.</p> + +<p>»Je me mis alors nu comme la main (pardon, mesdames); et nous deux +Tilmont, nous me frottâmes d'une couche de graisse d'au moins six lignes +d'épaisseur; ça n'est pas très-propre, mais c'est un procédé bien simple +que je vous recommande dans l'occasion, car avec ça vous nageriez dans +l'eau glacée comme dans l'eau tiède, sans seulement vous apercevoir du +froid.</p> + +<p>»Dès que je fus suifé comme une baleinière, Tilmont m'attacha au cou un +collier de guinées, cousues dans une peau d'anguille; je me mis dans mon +chapeau ciré une petite carte de la <i>Manche</i>, que j'avais prise dans la +géographie de l'enfant d'un sergent d'armes. J'y mis encore une +boussole, de l'amadou et un briquet; je passai mon poignard dans le +cordon de mon chapeau, que j'attachai bien ferme sur ma tête; et je +bouclai sur mes épaules le petit sac de cuir qui contenait un vêtement +complet pour m'habiller en sortant de l'eau.</p> + +<p>»Comme je finissais d'attacher la dernière courroie de ce sac, je sens +mon Tilmont y glisser quelque chose; c'étaient vingt guinées, tout ce +qu'il possédait alors.—Tilmont—lui dis-je—c'est mal; tu abuses de ta +position.—Allons, allons—me dit-il d'un air extrêmement +impatienté—voyons, pas de <i>palabres</i>.... et tes patins pour les bancs +de vase, où sont-ils?—Là, derrière mon sac; en faisant la planche, je +pourrai les prendre et me les mettre aux pieds.—Ah ça, est-ce bien +tout?—C'est bien tout.—Alors, adieu, Tom; bon voyage.—Adieu, +Tilmont.—Et il ouvrit le trou en grand. Le vent était si fort qu'il +éteignit la lampe. J'embrassai Tilmont sans y voir; je lui +dis:—Remercie bien Jolivet pour moi—et je me glissai par le +trou.—Bien des choses chez toi—me dit encore Tilmont....</p> + +<p>»Et je n'entendis plus rien, car je m'affalais en double le long d'une +corde que le vent faisait balancer. Là, grâce au suif, je ne m'aperçus +que j'étais dans l'eau que lorsqu'elle me fouetta la figure.</p> + +<p>»En me laissant aller au ressac, je me trouvai près des chaînes du +gouvernail; et là, craignant, malgré le bruit infernal du vent et +l'agitation des vagues, d'être entendu ou vu par les factionnaires, je +plongeai une dizaine de brasses. Quand je revins à flot, j'avais le +ponton à ma gauche; je le reconnaissais à ses trois feux, qui brillaient +comme trois étoiles au milieu de la nuit.</p> + +<p>»Ce qu'il y avait de bon, c'est que le temps était si mauvais, qu'on +n'avait pas osé mettre d'embarcations dehors pour faire les rondes de +nuit. Du côté des hommes; j'étais déjà tranquille; il n'y avait plus que +l'eau, le vent et la vase qui me chiffonnaient....</p> + +<p>»Après ça, vanité à part, je nageais comme un poisson. Ce que m'avait +fait boire Tilmont me réchauffait au dedans, et le suif m'empêchait de +sentir le froid au dehors. La position était tenable, mais il faisait un +bien vilain temps tout de même.</p> + +<p>»Quand je fus à deux cents brasses du ponton, je ne vis plus rien du +tout. Le seul horizon que je pouvais apercevoir tout autour de moi, +était un horizon de grosses vagues noirâtres qui devenaient blanches à +mesure qu'elles se brisaient sur ma poitrine. Le ciel était couvert +d'épais nuages roux qui couraient sous le vent, et la pluie qui tombait +à verse, me fouettant le visage, m'empêchait de respirer librement, ce +qui me gênait le plus.</p> + +<p>»Je nageai encore courageusement pendant une demi-heure, et puis j'eus +un moment de faiblesse.... Je réfléchis que j'aurais peut-être mieux +fait d'attendre: au lendemain; mais après ça je pensai à ma mère, à mon +frère: alors mes forces revinrent; je me sentis comme enlevé sur l'eau, +et je ne pus m'empêcher de crier <i>hourra</i>. Je fis à ce moment-là, +certainement, les vingt meilleures brassées que j'aie jamais faites. +J'étais comme exaspéré. Il me semble qu'alors j'aurais nagé dans du feu.</p> + +<p>»Il y avait donc près de trois quarts d'heure que j'étais à l'eau, +lorsqu'il se fit au nord-ouest une petite éclaircie. Je vis un peu de +bleu et quelques étoiles entourées de nuages gris. À la faveur de cette +éclaircie, je distinguai à l'horizon le faîte d'un moulin qui devait me +servir de direction pour passer les <i>bancs de vase</i>. Je m'aperçus alors +que j'étais plus près de ces bancs que je ne l'avais cru.</p> + +<p>»Et ici je ne sais comment vous avouer une chose qui vous paraîtra bien +bête, mais qui ne me parut pas telle à moi, car elle faillit me tuer.... +C'est qu'à peine j'avais eu pensé à ces <i>bancs de vase</i>, que tout-à-coup +le souvenir de ce Dubreuil, qui avait eu les yeux mangés sur ces mêmes +bancs, vint s'emparer de moi et ne me quitta plus.</p> + +<p>»Et ce souvenir était presque une réalité, car cette diable de figure +avait fait sur moi une telle impression!... Je me la rappelais si bien, +qu'il me semblait la voir, et si bien que je la voyais....</p> + +<p>»Oui, oui, je la voyais comme je la vois encore quelquefois dans mes +rêves: ce visage bruni et déchiré, ces lèvres noirâtres et retroussées, +ces dents blanches, et surtout ces deux trous saignants où il n'y avait +plus d'yeux. Encore une fois, je voyais tout cela; et dans ce moment, au +milieu de cette nuit d'orage, voir cela, c'était ennuyeux, croyez-moi.</p> + +<p>»J'eus beau me raidir, penser que c'était le rhum que j'avais bu, ouvrir +les yeux les plus grands que je le pouvais, les fermer, plonger, battre +l'eau, me toucher les bras et le corps, la figure me poursuivait. +C'était un cauchemar; j'avais la fièvre, le délire, tout ce que vous +voudrez, mais je la voyais.</p> + +<p>»À ce moment-là, vraiment, j'ai manqué devenir fou; et pour me fuir +moi-même, ou plutôt la damnée figure qui s'attachait à moi, je plongeai +avec fureur; mais au bout de deux brasses je me trouvai arrêté par une +substance épaisse.... Le fond diminua sensiblement.... J'étais dans la +vase....</p> + +<p>»Alors, comme si le diable s'en fût mêlé, le vent redoubla de +sifflements, la pluie de force; la nuit devint plus épaisse, et il me +sembla voir et entendre des nuées de corbeaux au milieu desquels je +voyais toujours les deux yeux vides de ce s... Dubreuil qui me +regardaient. Ce fut plus fort que moi, je sentis comme une défaillance, +et pourtant je me raidissais en criant et râlant du fond de la gorge: +<i>Ah! mon Dieu!</i> On aurait dû m'entendre du ponton, quoiqu'il y eût une +lieue. À bien dire, ce fut le plus vilain moment de cette nuit là; car +après ça je revins à moi, et je me raisonnai un peu en tirant la brasse +pour me sauver de la vase, que je n'avais heureusement qu'effleurée. +Enfin, me disais-je... Tom, tu n'es pas une femme... Si tu réussis, +pense que tu vas voir ta mère, ton frère. Tu as échappé à ce gredin de +manchot. Dubreuil a été rongé dans la vase, c'est vrai; mais Dubreuil +était un gueux, et tu es un honnête homme, ou, ce qui est plus clair, tu +as des patins, et il n'en avait pas... Ainsi du cœur au ventre, mordieu, +et va de l'avant...</p> + +<p>»Je m'écoutai, et j'eus raison. Je fis de mon mieux; et, toujours +nageant et sondant avec mes mains les bords du banc, je trouvai un +endroit où la vase était assez compacte pour me soutenir un instant. Je +profitai de cela pour attacher mes patins à mes pieds; et je glissai +accroupi sur cette boue liquide comme sur des roulettes. Ces patins +étaient faits de deux planches de sapin très-larges et très-minces, qui, +par la grande surface qu'ils offraient à la vase, m'empêchaient d'y +enfoncer. Je traversai ainsi le premier banc; puis je me remis à l'eau +et à nager pour gagner les autres.</p> + +<p>»Une fois que j'eus goûté de mes patins, je vis que ce n'était qu'un jeu +d'enfant: aussi je traversai le second et le troisième banc sans y +penser, et je dus arriver au bord du lac environ deux heures et demie +après mon départ du ponton.</p> + +<p>»C'était bien quelque chose, mais ce n'était pas tout: il fallait songer +à <i>sa toilette</i>: j'étais couvert de limon comme une crabe, vu que ce que +j'avais traversé en dernier était de la vase. À force de chercher, je +trouvai un ruisseau tout près du moulin; je me débarbouillai, et un +quart d'heure après j'étais mis fort décemment en bourgeois. Je bus une +goutte de rhum à une gourde dont ce pauvre Tilmont avait précautionné +mon sac; et, consultant ma boussole à l'aide de mon briquet, je me +dirigeai vers l'est, voulant marcher toute la nuit afin de me trouver le +matin assez loin de Southampton pour ne pas éveiller les soupçons.</p> + +<p>»Ce qu'il fallait à tout prix pour moi, c'était gagner la côte, et là, +de gré ou de force, trouver un canot pour traverser la Manche.</p> + +<p>»Je ne vous dirai pas toutes les transes que j'éprouvai, obligé de me +cacher le jour et de ne marcher que la nuit, payant quelquefois le +silence à prix d'or, ou l'exigeant un peu brutalement; enfin vous +jugerez des assommantes marches et contre-marches que je dus faire, +quand vous saurez que j'avais quitté le ponton depuis neuf jours et que +je ne me trouvais encore qu'aux environs de Winchelsea, à vingt-cinq ou +trente lieues de Portsmouth tout au plus.</p> + +<p>»Je commençais à me démoraliser: tant qu'il n'y avait eu que des +obstacles à vaincre, ça allait tout seul, parce que les obstacles..... +ça monte; mais quand il n'y eut plus qu'à se cacher comme un voleur, +qu'à prendre garde, qu'à avoir peur d'un schériff ou d'un watchmann, ça +ne m'allait plus.</p> + +<p>»Enfin, un matin, c'était, pardieu, un mercredi matin, j'avais marché +toute la nuit, et je me trouvais auprès de Falkstone, petit port pêcheur +sur la côte, à une douzaine de lieues de Douvres; j'étais harassé, +presque sans argent, abattu, de mauvaise humeur; il faisait chaud et je +m'étais assis sous deux grands arbres qui ombrageaient un banc situé à +la porte d'une assez jolie maison, bâtie tout proche des falaises de la +côte.</p> + +<p>»J'étais donc là, mon bâton entre mes jambes, réfléchissant si je +n'aurais pas plus tôt fait d'engager tout bonnement, le poignard sur la +gorge, le premier pêcheur que je rencontrerais sur la côte, à me confier +son canot pour traverser la Manche, au lieu d'être là à me cacher comme +un malfaiteur, lorsque j'entends chantonner derrière le mur de cette +maison: c'était une voix de femme. Machinalement, ou par curiosité, je +monte sur le banc, et j'aperçois dans ce jardin une belle jeune femme +avec un grand chapeau de paille, des cheveux noirs superbes et une robe +blanche. Elle arrangeait des fleurs et ne se doutait pas que je fusse +là; mais, au moment où elle se tourne, qu'est-ce que je vois? un bijou +de l'Inde, assez précieux, mais surtout fort remarquable, que je +reconnais tout de suite. Ce bijou, et l'endroit de la côte où je me +trouvais, me rappelèrent une chose à laquelle je ne pensais ma foi pas: +aussi d'un bond je suis sur le mur, du mur dans le jardin, et assez +près de la belle dame pour l'arrêter par le bras au moment où elle se +sauvait avec une peur horrible. La pauvre femme tremblait de tous ses +membres, et il y avait de quoi; mais je la rassurai bientôt en lui +disant, en parfait anglais:—Vous êtes la femme du capitaine Dulow. +Est-il ici?—Oui, monsieur.—Vous a-t-il parlé du capitaine Tom S., qui +lui a donné ce bijou—lui dis-je, en lui montrant un petit poisson d'or +à écailles articulées en pierrerie qu'elle portait à son cou, suspendu à +une chaîne avec sa montre?—Sans doute, monsieur, c'est au capitaine S. +que mon mari doit sa liberté—me répondit cette femme en me regardant +avec ses beaux grands yeux étonnés.—Eh bien! madame, le capitaine +Thomas S. c'est moi, je suis prisonnier, je me sauve, cachez-moi?—Vous, +monsieur!... Ah! quel beau jour pour mon William, monsieur.... +Suivez-moi.</p> + +<p>»Dulow était à la promenade, il revint bientôt, et me reçut bravement, +comme j'y comptais; il me tint caché dans sa maison, dont la position +était assez commode pour cela. Le jour je ne sortais pas, et le soir, à +la brune, nous allions nous promener sur les falaises avec sa femme et +sa sœur, excellente personne aussi.</p> + +<p>»Quand Dulow me quitta dans les temps, je l'avais trouvé si bon garçon, +que je l'avais prié d'accepter pour sa femme, dont il me parlait +toujours, ce bijou que j'avais rapporté de l'Inde, en lui disant:</p> + +<p>—Dulow, qu'elle le porte en souvenir d'un ami de son mari. Vous voyez +que ça s'est bien trouvé, car c'est à ce diable de poisson d'or que j'ai +reconnu madame Dulow. Quant à ce que j'ai fait pour Dulow, ce n'est pas +la peine de vous le dire, c'est une misère: dans ce temps-là ç'avait été +beaucoup pour lui et rien pour moi; mais il s'en souvint: c'était tout +simple, à sa place j'aurais fait tout de même.</p> + +<p>»Par exemple, j'avais beau demander à Dulow les moyens de traverser la +Manche, il avait toujours de mauvaises raisons à me donner: c'était +très-difficile de trouver un canot.... Il était impossible d'éviter les +gardes-côtes.... Les vents étaient contraires... et variables (ce qui +n'était pas vrai). Enfin, je l'avoue, je commençais à douter de sa bonne +volonté. C'était dur, à trente lieues de France.</p> + +<p>»Il y avait déjà dix jours que j'étais chez lui. Un soir, il dit à sa +femme et à sa belle-sœur, comme d'habitude:—Mesdames, prenez vos +chapeaux, et allons nous promener sur les dunes. J'y allai avec eux. +Nous nous promenâmes assez long-temps sans rien dire; j'étais triste; le +temps se passait; j'étais inquiet de ma mère; la guerre continuait, et +je n'y étais pas; et puis enfin il me chagrinait de douter du dévouement +de Dulow, qui pourtant n'aurait pas dû être ingrat. Le soleil était +couché et la nuit commençait à se faire noire, lorsqu'en arrivant près +d'une petite anse, Dulow me dit, en levant le nez en l'air:—Capitaine, +que dites-vous de ce vent-là (c'était une jolie brise de plein +nord)?—Pardieu—lui répondis-je—il n'en faudrait pas plus à un pauvre +prisonnier, qui aurait un canot, pour se trouver, demain matin, couché +dans la maison de sa mère.—Eh bien! alors—me dit Dulow—capitaine, +embrassez ces dames et partez.—Je ne compris pas tout de suite: c'était +trop loin de ma pensée du moment.</p> + +<p>»Dulow me prit par la main en haussant les épaules, et me mena derrière +un morne, où je vis un assez grand canot gréé avec une grande voile, une +misaine et une trinquette amarré à une roche.—Excusez-moi—me dit alors +Dulow—si je vous ai fait attendre si long-temps; mais il fallait que +j'attendisse le tour de service du garde-côte qui croisera cette nuit +dans ces parages: il m'est dévoué; il sait ce que je vous dois; cette +nuit vous pourrez passer sans crainte.</p> + +<p>»Je reconnus mon Dulow d'autrefois, et je ne m'étonnai de rien; +j'embrassai ces dames bien fort, lui aussi, et je sautai dans ce canot.</p> + +<p>»J'y trouvai des vivres, un compas, des armes, de la poudre, une +longue-vue de nuit et une mèche. Je fis un dernier signe à ces dames et +à Dulow, et je démarrai. J'étais libre....</p> + +<p>»Je courus grand large; la mer était superbe; un temps de +petite-maîtresse. La longue-vue de nuit me fut bonne; car, au bout d'un +heure de marche, je distinguai une corvette, peut-être anglaise, sur +laquelle j'avais le cap; je virai de bord et fis quelques bordées. Ce +petit accident me retarda un peu; mais le lendemain matin, au point du +jour, j'eus le bonheur de voir la terre de France sortir de la brume, et +de distinguer la jetée de Calais. Il faisait un soleil magnifique, la +mer était comme un miroir, la brise fraîche et toujours du nord. Dans +deux heures je devais embrasser ma mère et mon frère.</p> + +<p>»Mais ce qu'il y eut de bon, c'est que les pilotes, les marins et les +flâneurs du port étaient, comme d'habitude, rassemblés sur la jetée, et +qu'en regardant de ça et de là avec leurs longues-vues, voilà qu'ils +m'aperçoivent dans mon bateau.—Tiens! un prisonnier qui s'échappe—dit +l'un.—Bon... si c'était le capitaine S...—dit l'autre.—Ça se +pourrait—dit un troisième—Et ne voilà-t-il pas qu'un mousse, au lieu +d'entendre: <i>si c'était</i>, entend: <i>c'est</i> le capitaine S.... Il part +comme un trait, et tombe chez ma mère et mon frère en criant comme un +sourd:—Voilà le capitaine qui arrive d'Angleterre, tout seul, dans un +canot!</p> + +<p>»Heureusement que c'était vrai, car sans cela vous concevez quel +horrible coup c'eût été pour ma pauvre mère. Enfin, elle accourt avec +mon frère sur la jetée d'où l'on m'avait déjà reconnu; je n'étais pas à +une portée de canon du port.</p> + +<p>»Je n'ose pas vous dire comme je fus accueilli. Tous les bateaux +pêcheurs et pilotes de Calais étaient venus à ma rencontre, et me +convoyaient: c'étaient des hommes, des femmes, des enfants; c'étaient +des hourras, une joie, des cris de Vive le capitaine S...! qui me +faisaient pleurer comme une bête: et puis, au bout de tout ça, sur la +jetée, je voyais mon frère soutenant ma pauvre vieille mère qui avait +tout au plus la force d'agiter son mouchoir, tant elle était émue.</p> + +<p>»Mais, comme je mettais le pied sur l'échelle pour sortir de mon canot, +en criant toujours:—Ma mère...! je me sens arrêté au bas de la jetée +par un pékin en noir et en écharpe, flanqué de deux gendarmes, qui me +demande mon <i>passeport</i>!</p> + +<p class="point">»C'était pourtant le commissaire, qui était assez bête pour me demander +mon passeport! Mon passeport! l'animal! comme si j'arrivais dans sa +ville par la grande route et en vinaigrette. Demander son passeport au +capitaine Tom, qui s'échappait pour la troisième fois des pontons +d'Angleterre! C'était à en devenir commissaire soi-même! Un chien qui +venait me parler de passeport quand je voyais ma mère à vingt pieds +au-dessus de moi! Aussi, comme il faisait mine de se mettre en travers +de l'échelle, je l'envoyai, lui et ses gendarmes, se rafraîchir dans le +port; d'un saut je fus sur la jetée, et vous jugez si je fus embrassé +par ma mère et mon frère. Mais ce qu'il y eut de fameux, c'est que ces +diables de marins étaient furieux, et qu'ils ne voulaient plus laisser +sortir de l'eau le commissaire et ses deux gendarmes, qui barbottaient +d'un canot à l'autre en criant comme trois caniches en détresse—ajouta +le capitaine, qui riait encore de souvenir.—Voilà, messieurs—nous dit +enfin Tom—de quelle façon je suis revenu cette fois-là d'Angleterre; +mais il ne se passe vraiment pas de semaine que je ne pense à ce +misérable Dubreuil, et que je ne voie en rêve sa damnée figure avec ses +deux trous sans yeux, qui ont manqué me jouer un si bête de tour.»</p> + +<p>Il me serait impossible de dire l'impression que me fit éprouver cette +narration, de dépeindre l'âpre énergie des gestes du capitaine, +l'inflexion de sa voix brève ou sonore, qui se modifiait, qui se pliait +si bien à toutes les exigences de ce récit animé.</p> + +<p>Je n'ai rien omis, rien changé: mais quelle différence! que cela +maintenant me paraît froid, pâle, décoloré, à moi qui l'ai entendu, à +moi qui l'ai vu!</p> + +<p>Et puis, ce qu'il y avait encore de merveilleux, c'était ce mélange +bizarre de deux hommes: l'un grandiose, énergique, bouillant et +intrépide, dur comme l'acier, puisant sa force dans la résistance, ayant +vingt fois bravé la mort, les horreurs du carnage et de la tempête; et +puis l'homme doux, simple et bon, ayant l'air, pour ainsi dire, d'avoir +assisté seulement comme spectateur à cette imposante et terrible partie +de sa vie, et de s'en souvenir comme d'un sombre et magnifique drame +qu'il aurait vu jouer jadis et qu'il sait par cœur. Ce qui m'avait +encore frappé dans ce récit, c'était ce dévouement admirable des marins +les uns pour les autres; ces services où il s'agit à chaque pas de vie +et de liberté, et qu'ils se rendent avec une insouciance si sublime. Et +cela sans se dire <i>merci, frère!</i> car ils ne se disent pas merci entre +eux. Mais, si un jour le plomb vous atteint au milieu d'une grêle de +mitraille, si les vagues écumantes sont sur le point de vous engloutir, +vous sentirez une main amie ou reconnaissante vous arracher à son tour à +une mort certaine. Et puis, quand vous reviendrez à la vie, peut-être +cette main reconnaissante sera-t-elle glacée; mais c'est comme cela +qu'elle vous aura dit <i>merci</i>, c'est comme cela qu'une autre fois vous +direz <i>merci</i> à d'autres.</p> + + +<p class="c smcap">fin d'un corsaire.</p> + +<hr class="full" /> + +<h2><a name="LE_PARISIEN_EN_MER" id="LE_PARISIEN_EN_MER"></a>LE PARISIEN EN MER.</h2> + +<p class="r35"><span class="smcap">parisien</span>, s. m. Sottise la plus grande, la plus injurieuse à un +matelot. Désignation, dans les bâtiments, d'un pauvre sujet, et +quelquefois d'un mauvais sujet....<br /> + +<span style="margin-left: 2em;">V<span class="smcap">illaumez</span>.—<i>Dict. de marine</i>, 438.</span></p> + +<hr /> + +<h3><a name="I" id="I"></a>I.</h3> + + +<p>Mathieu Guichard était fils de Jean Guichard, serrurier, dans la rue +Saint-Benoît.</p> + +<p>Mathieu Guichard avait environ dix-sept ans; il était d'une taille +moyenne, maigre, nerveux et pâle; ses yeux étaient gris, ses cheveux +châtain clair et soyeux; sa figure annonçait un singulier mélange +d'astuce et de niaiserie, d'insolence et de vivacité; son teint plombé, +hâve, avait cette couleur étiolée, maladive, flétrie, particulière aux +enfants de Paris nés dans une classe pauvre et laborieuse. Voilà pour le +physique de Mathieu Guichard.</p> + +<p>Au moral, si toutefois Mathieu avait un moral, Mathieu était insolent, +moqueur, taquin, lascif, paresseux et gourmand; sournois et rageur, +parce que la force physique lui manquait; ni incrédule, ni croyant, ni +sceptique, mais indifférent en diable en matière de religion, et +n'invoquant jamais le nom de Dieu que d'une manière si détestable, qu'il +eût mieux valu ne pas l'invoquer du tout. Mais, en vérité, il ne faut +pas en vouloir au pauvre enfant; les premiers mots que son père, Jean +Guichard, ancien canonnier, lui apprit à bégayer, furent des jurons les +plus épouvantables qu'on puisse imaginer.</p> + +<p>Ceci était le délassement, la joie du vieux soldat; le soir, après sa +journée de fatigue, il trouvait un souverain plaisir à s'asseoir auprès +de sa forge éteinte, et là, mettant Mathieu sur son rude tablier de +cuir, il s'amusait comme un bienheureux à entendre des blasphèmes de +renégat sortir de cette bouche enfantine, et il répondait à sa femme, +qui osait quelquefois parler de prières, de bonne Vierge et d'Enfant +Jésus:—Je n'ai été ni baptisé, ni n'ai communié, ni rien du tout; je ne +t'ai épousée qu'au civil, et je ne veux pas que mon fils soit un calotin +et un jésuite.</p> + +<p>Or, Mathieu ne trompait point les vœux de son excellent père: il ne fut +pas jésuite, le digne enfant!</p> + +<p>À dix ans il donnait des coups de pied à sa mère, insultait les +vieillards, volait des clous pour les aller vendre, ne faisait rien à +l'établi, recevait de glorieuses gourmades de monsieur son père, et +passait des journées dehors.</p> + +<p>À douze ans, Mathieu avait, comme on dit, <i>connu l'amour</i>, cassé des +carreaux, battu la garde, et était devenu un des coryphées de +l'amphithéâtre de l'Ambigu et des Funambules. Le cours de ces énormités +ne fit que s'augmenter, et le torrent de ces désordres devint tel, qu'il +menaçait d'engloutir la réputation, l'honneur et les économies de Jean +Guichard, qui, en manière de digue, avait en vain opposé audit torrent +une multitude de bâtons d'orme ou de frêne, qui s'étaient brisés en +éclat sur le dos de Mathieu, sans rien changer à ses habitudes de +forcené. Mais, heureusement, Jean Guichard se souvint d'une naïve +tradition populaire assez commune en France, et surtout à Paris, qui +consiste à regarder la marine comme une espèce de bagne ou d'égoût dans +lequel on peut jeter toutes les fanges sociales. Ainsi, qu'un fils de +famille commette quelqu'une de ces ravissantes sottises qu'on ne fait +malheureusement qu'à l'aurore de la vie, les grands parents +s'assemblent, et prononcent avec gravité qu'il faut <i>embarquer</i> le don +Juan, et l'envoyer <i>aux îles pour manger de la vache enragée</i>. Si un +polisson des rues, devenu l'effroi du quartier, ne met plus aucun terme +à ses débordements, après l'avoir menacé du commissaire, de la prison, +des galères, on finit cet effrayant <i>crescendo</i> en disant: Il n'y a qu'à +le faire <i>mousse</i>. Ce qui ne laisse pas de prouver qu'il était +généralement au fait de cette profession. Or, un matin, le père Guichard +entra dans la mansarde de son fils, qui, par je ne sais quel hasard ou +quel dérèglement de conduite, se trouvait avoir couché sous le toit +paternel.</p> + +<p>En ouvrant les yeux, Mathieu frémit, lui; car il vit que son père ne +portait pas de bâton.</p> + +<p>—Il va m'étrangler, pensa le misérable.</p> + +<p>—Écoute Mathieu—dit tranquillement le père—tu as quinze ans, tu es le +plus mauvais sujet que je connaisse, les coups n'y font rien, tu +finiras par la guillotine.</p> + +<p>J'ai été soldat, je suis honnête homme, ainsi ça ne peut pas aller comme +ça: tu vas venir avec moi au Hâvre.</p> + +<p>—Quand ça!</p> + +<p>—Tout de suite, habille-toi.</p> + +<p>Mathieu ne dit mot, s'habilla, jeta un regard en dessous du côté de la +porte, fit deux pas, et d'un bond fut sur la première marche de +l'escalier; mais l'auteur de ses jours avait suivi ses mouvements, et +Mathieu se sentit étreindre dans les larges mains du serrurier.</p> + +<p>—Pas si vite, mon garçon—dit ce dernier.—Et il précéda son fils dans +la boutique, envoya sa femme qui sanglotait chercher un cabriolet, y +monta avec son fils Mathieu, qui sentit une larme rouler dans ses yeux +quand il vit sa mère à genoux près de la forge, en pleurant..., mais +pleurant à fendre l'âme.</p> + +<p>—Cocher, aux diligences—dit Jean Guichard.</p> + +<p>Du cabriolet, Mathieu passa dans la diligence, accompagné de son père +qui ne le quittait pas d'une seconde.</p> + +<p>Le lendemain l'on était au Hâvre.</p> + +<p>Il y a dans chaque port de mer marchand des maîtres de taverne qui +nourrissent et hébergent à crédit les matelots sans emploi.... Quand ils +trouvent à naviguer ils paient ce qu'ils doivent à leur hôte, et, s'ils +s'embarquent, ils reviennent manger chez lui ce qu'ils ont amassé dans +leur campagne; puis le crédit succède au comptant; et c'est à +recommencer jusqu'à ce qu'une lame du cap Horn ou un grain blanc des +tropiques mette un terme à cette alternative de bons et de mauvais +jours....</p> + +<p>C'est donc dans cette taverne que les officiers de la marine marchande +viennent recruter leurs équipages.</p> + +<p>Le conducteur de la diligence, à qui Jean Guichard avait fait part de +ses projets, l'adressa en conséquence au maître de la taverne du <i>Câble +sans bout</i>, en lui donnant quelques instructions. On enferma +préalablement Mathieu dans une petite chambre dûment verrouillée, qui ne +s'ouvrit que le lendemain sur les neuf heures du matin.</p> + +<p>—Voilà le <i>bon sujet</i>—dit en entrant Jean Guichard à un assez gros +homme trapu, brun, et fort haut en couleur, en lui montrant son fils.</p> + +<p>—Ce n'est que ça—dit le gros homme;—mais ce faïchien-là ne serait pas +bon pour allumer la pipe de mon mousse, si mon mousse fumait....</p> + +<p>—Vous m'avez promis, capitaine.</p> + +<p>—J'ai promis, et je tiendrai; la brise est faite: je pars à onze +heures, il en est neuf; allons, file.... Parisien, t'es bien nommé... +mais je te débaptiserai, moi, et dans deux jours on t'appellera +l'Éreinté....</p> + +<p>Mathieu Guichard comprit parfaitement ce qui lui était réservé. Il +chercha avec une merveilleuse rapidité les chances qu'il avait de fuir +ou de s'opposer aux volontés de son père, et, n'en trouvant aucune, il +se résigna.</p> + +<p>Jean Guichard lui dit:—Allons, Mathieu, corrige-toi, embrasse-moi, +deviens bon sujet, et tu nous reverras.</p> + +<p>—Jamais, répondit Mathieu en se dérobant à un dernier embrassement de +son père, et se mettant à siffler <i>Tu n'auras pas ma rose</i>, en marchant +sur les talons du capitaine.</p> + +<p>—Mais s'il n'allait plus revenir—pensa le +serrurier.—Bah!—reprit-il—pigeon égaré revient toujours au +colombier.—Néanmoins Jean Guichard fut long-temps bien triste.</p> + + + +<h3><a name="II" id="II"></a>II.</h3> + + +<p><i>La Charmante-Louise</i>, brick de 180 tonneaux chargé pour Fernambourg, +était partie du Hâvre depuis cinq jours, emportant l'unique héritier de +la famille Guichard.</p> + +<p>Car Mathieu avait été dûment embarqué mousse à bord.</p> + +<p>Cet être type et prototype de la population parisienne, qu'on a dit, je +ne sais pourquoi, <i>si badaude</i> et si étonnée, ne s'étonna de rien, parce +qu'il trouvait des analogies à tout. Quand un matelot lui montra le +grand mât du brick, en disant:—Ce n'est pas toi, Parisien, qui te +guinderais là-haut. Mathieu répondit d'un air méprisant:—<i>Connu!</i> J'ai +vingt fois grimpé à un mât de cocagne tout frotté de savon, et c'est +bien autre chose que de monter après toutes ces cordes.</p> + +<p>Comme on paraissait mettre son agilité en doute, le Parisien monta à la +pointe du grand mât avec l'agilité d'un écureuil, sans passer par le +trou au chat, et redescendit par l'étai du grand mât, aussi fier qu'un +acrobate.</p> + +<p>—Qu'est-ce que m'a donc chanté son animal de père?—se demanda le +capitaine, en voyant l'adresse de Mathieu; mais il n'a pas déjà l'air +si mauvais, M. son fils...</p> + +<p>La brise était fraîche, et la houle assez forte: les matelots +s'attendaient à voir le <i>Parisien compter ses chemises</i>. Point: le +Parisien n'eut pas la plus légère atteinte du mal de mer; il grignota +son biscuit, déchira son bœuf avec des dents d'acier, but deux boujarons +de vin, parce qu'il en vola un à un des matelots de son plat, et fut sur +l'avant fumer sa pipe.</p> + +<p>—Mais le roulis ne te fait donc rien, sauvage?—lui dit un marin... +fort piqué, car il comptait non-seulement jouir de la vue des +contorsions du Parisien, mais encore boire son vin pendant qu'il serait +abattu par le mal de mer.</p> + +<p>—<i>Connu!</i>...—répondit froidement Mathieu entre deux bouffées de +tabac—j'ai trop souvent joué au tape-cul des Champs-Élysées, et à la +balançoire russe, pour que ça me fasse quelque chose....</p> + +<p>Et cette réponse fut accompagnée d'énormes tourbillons de fumée, qui +cachèrent un instant le Parisien à tous les yeux.</p> + +<p>Quand la fumée fut dissipée, la figure du capitaine apparut souriante: +il avait tout entendu, et s'était dit:—Décidément-ce père est un vieux +imbécile, et son fils vaut mieux que lui. Aussi, s'adressant à Mathieu:</p> + +<p>—D'aujourd'hui, mon garçon, tu ne seras plus mousse, mais novice.</p> + +<p>—Comme vous voudrez—dit Mathieu avec indifférence.</p> + +<p>Le lendemain, le capitaine, qui voyait tout, n'apercevant que les cinq +matelots de quart sur le pont, descendit dans le faux pont, suspendit sa +marche en approchant de l'avant, car il entendit un grand bruit de voix: +c'était encore le Parisien.</p> + +<p>—Ce gredin-là a passé novice tout de suite, c'est injuste; il aura la +cale... la cale...</p> + +<p>—Je l'aurai, si vous voulez—dit le Parisien avec d'épouvantables +blasphèmes—mais je me vengerai; je suis seul, mais c'est égal..., +n'approchez pas....</p> + +<p>—Mais, gueux que tu es—dit un orateur—pourquoi fais-tu le genre de ne +pas avoir le mal de mer, et de te planquer au haut d'un mât aussi vite +que nous..., hein?... C'est un fil pour flatter les chefs.</p> + +<p>—Oui—dirent les autres en chœur—il le fait exprès.</p> + +<p>—Écoutez—dit le Parisien—si l'un de vous, un seul, veut avoir affaire +à moi, prenons chacun une de ces choses de fer pointues (il montrait des +épissoirs), et arrangeons-nous comme de jolis garçons.</p> + +<p>—Ça va...—dit l'orateur.</p> + +<p>—C'est décidément le père qui mériterait d'avoir la cale—pensa le +capitaine—et le fils est un excellent sujet.</p> + +<p>Et, le chef interposant son autorité, la discussion cessa; mais le soir +le combat eut lieu, et fut à l'avantage du Parisien.</p> + +<p>S'étant aussi bien tiré de ces épreuves réitérées, le Parisien ne fut +plus désormais inquiété à bord, et jouit <i>de l'estime de ses chefs et +de l'amitié de ses camarades</i>.</p> + + + +<h3><a name="III" id="III"></a>III.</h3> + + +<p>Si le capitaine de Mathieu Guichard avait été doué de quelque faculté +analytique, il eût certainement trouvé moyen de l'exercer en étudiant le +caractère de son matelot; mais l'excellent capitaine n'analysait guère, +n'analysait même pas du tout; il se contentait d'abattre Mathieu ou de +le <i>combler de faveurs</i>, selon que Mathieu avait bien ou mal mérité de +lui. Sans s'amuser à remonter des effets aux causes, après avoir +apprécié le résultat, il faisait le compte, comme il disait, et trouvait +pour total un coup de poing ou un verre de grog.</p> + +<p>Or, depuis que Mathieu était embarqué sur la <i>Charmante-Louise</i>, il eût +été difficile de savoir au juste si la balance était en faveur du coup +de poing ou du verre de grog; et, en effet, ce diable d'homme n'avait ni +gagné ni perdu, car une âme plongée jeune dans l'air desséchant de Paris +s'y bronze et garde à jamais son pli.</p> + +<p>Aussi Mathieu avait-il apporté et conservé là cette paresse insouciante +et cette activité nerveuse, instantanée, qui caractérise sa race; cette +exaltation fiévreuse qui ferait franchir un énorme fossé, mais non cette +force patiente et continue qui ferait gravir une montagne.</p> + +<p>S'agissait-il d'une manœuvre pénible, par un beau temps, oh! le +Parisien était mou, fainéant, taciturne; mais le vent sifflait-il dans +les voiles, le tonnerre grondait-il, on eût dit que l'orage, réagissant +sur cette organisation si irritable, en centuplait les forces et +l'énergie: alors le Parisien était au boute-hors des vergues, aux +empointures; car ce n'était là ni un poids à soulever, ni un aviron à +manier péniblement, il n'y avait qu'un cordage à couper; à la vérité, il +y allait de la vie, mais ce <i>n'était pas fatigant</i>, et le Parisien était +là calme, aussi paisible qu'un vieux matelot.</p> + +<p>Le beau temps revenu, le Parisien redevenait ce qu'il était, ce qu'il +est, ce qu'il sera toujours, paresseux, insolent, railleur, parce qu'il +avait ce pittoresque et vif esprit de nos rues; rusé, parce qu'il était +faible, quoiqu'il eût pris un singulier ascendant sur l'équipage et sur +le capitaine lui-même par sa <i>gouaille</i>. (Qu'on me pardonne cette +vulgarité, mais cette expression peut rendre ce sarcasme populaire si +bouffon, si mordant, si énergique.)</p> + +<p>Aussi avait-on beau mettre le damné Parisien aux fers, dans les haubans; +le rouer de coups, il n'en perdait pas un quolibet, ni une bouchée, ni +une heure de sommeil.</p> + +<p>Le misérable contrefaisait tout le monde. Voulez-vous voir le capitaine? +Voilà le capitaine avec sa voix rauque, son œil à demi fermé, son juron +de prédilection; prêtez au Parisien la houppelande grise et le chapeau +ciré du capitaine, et vous aurez le portrait frappant.</p> + +<p>Voulez-vous voir le maître coq? Voilà le maître coq; c'est lui; c'est sa +jambe torse, son bégaiement stupide!</p> + +<p>Et les chansons à boire! et les romances! et les bribes de scènes de +comédie, de mélodrames, d'opéra-comique, que le Parisien débitait à +ravir en imitant le ton, le geste et la voix des acteurs!</p> + +<p>Aussi les matelots et le capitaine riaient aux larmes, et n'avaient que +la force de dire: «S... Parisien, va... t'es bien nommé!!!</p> + +<p>C'était à n'y pas tenir: on oubliait la manœuvre, le timonier gouvernait +tout de travers, on ne dormait plus à bord: quand le Parisien parlait, +les hamacs devenaient déserts; et il fallait voir les bonnes et noires +figures des matelots, accroupis en cercle, l'air attentif, écoutant avec +une imperturbable gravité les contes et les mensonges du Parisien.</p> + +<p>Et puis le Parisien continuait à ne s'étonner de rien. Les matelots +l'avaient <i>attendu</i> aux colonies; ils comptaient sur l'effet des noirs, +des palmiers, des cocotiers..., de la canne à sucre, que sais-je? +Point.... L'éternel <i>connu!</i> vint renverser d'aussi sages prévisions. Le +Parisien avait vu des nègres à Robinson, des palmiers au jardin des +Plantes, acheté pour deux sous de canne à sucre sur le Pont-Neuf, et +creusé un coco pour faire une tasse à sa maîtresse. Que faire avec une +organisation aussi encyclopédique?.... Se taire et admirer, c'est ce que +faisait l'équipage.</p> + + + +<h3><a name="IV" id="IV"></a>IV.</h3> + + +<p>Ce jour-là était un dimanche; la <i>Charmante-Louise</i>, qui se bornait +ordinairement au voyage des Antilles, après une assez bonne campagne, +avait été frétée pour Cadix; elle apportait des vins de Bordeaux, et +devait remporter des vins de Xérès.</p> + +<p>Le Parisien, blasé sur les colonies, les négresses et les mulâtresses, +ne fut pas fâché de <i>changer un peu</i>, comme il le dit lui-même, et à +peine le brick eut-il été amarré, bord à quai, près la porte de Mer, que +mon damné Mathieu, riche de trente francs, fut à bord d'un seul bond, +crânement coiffé d'un petit chapeau de paille à forme et à bords +très-bas, et vêtu d'un pantalon blanc et d'une veste bleue à boutons à +ancres, le col de la chemise retenu par une colossale graine d'Amérique, +don d'amour d'une de ces dames du Fort-Royal, Martinique.</p> + +<p>Il est impossible de ne pas déclarer que le Parisien était doué d'une +prodigieuse faculté philologique. Son procédé était simple et le mettait +à même de résoudre toutes les difficultés, sans exception de langues ou +d'idiomes.</p> + +<p>Voici quelle était sa méthode: avait-il à demander sa route à un +Anglais, le Parisien, imitant assez bien le ridicule palois que l'on +prête aux insulaires dans toutes nos farces, disait bravement: «<i>Jé +vodrais savoir lé chémin à moi</i>.» S'adressait-il à un Allemand, l'accent +suivait une légère modification; à un Italien, à un Américain, la même +chose. Il est vrai de dire que cette méthode restait quelquefois +incomplète, que souvent même les étrangers, qui l'eussent peut-être +compris s'il eût parlé clairement français, devenaient sourds à ce +bavardage inintelligible.</p> + +<p>Alors le Parisien assurait qu'il y avait entêtement, mauvaise éducation +ou rivalité nationale. Toujours est-il que Mathieu n'avait point éprouvé +cet embarras, cette timidité qu'un étranger ressent toujours lorsqu'il +se trouve dans un pays dont il ignore le langage.</p> + +<p>Aussi le Parisien marchait-il aussi ferme, aussi droit en passant sous +la porte de Mer, à Cadix, que s'il eût pâli sept ans sur la grammaire de +Rodriguez y Berna, ou à Badajoz, à Tolède.</p> + +<p>Mathieu se trouva sur la place aux Poissons; le coup-d'œil lui plut: +cette multitude animée, ces costumes pittoresques, ces hommes à petits +chapeaux et à longs manteaux bruns, ces femmes du peuple chaussées de +satin ou de soie, ces petits pieds, ces jupons courts, ces basquines +collantes aux hanches, ces fleurs naturelles jetées avec goût dans des +cheveux noirs et épais; enfin, que dirai-je? l'allure, la marche, le +<i>solero</i>, tout cela excitait fortement l'attention du Parisien, qui +comparait mentalement ces beautés andalouses aux filles de couleur des +Antilles..., et ne se pressait pas de terminer ses parallèles, les +preuves lui manquant.</p> + +<p>Comme il passait au bas de l'escalier qui conduit aux remparts, il leva +les yeux, et vit au milieu de cette <i>escala</i> une femme qui montait fort +vite les dernières marches; cette ascension rapide permettant au +Parisien d'entrevoir une jambe faite au tour et un pied andalou, il +monta l'escalier avec autant de prestesse; et comme il avait plus +d'assurance que de timidité, il s'approcha familièrement et regarda la +jeune fille, car c'était une jeune fille, regarda la jolie fille sous le +nez; et ne sachant pas de quelle manière dénaturer sa langue pour en +faire un patois espagnol, il se contenta d'un infinitif, et lui dit: +«<i>Espagnole, vous être belle femme</i>.» La jeune fille rougit, se prit à +sourire, et doubla le pas en abaissant sa mante.</p> + +<p>—Où diable aurais-je appris l'espagnol?—se demanda le Parisien, +certain d'avoir été compris, et suivant à grands pas sa nouvelle +conquête. Presque en face de la douane, sa conquête descendit, tourna la +tête, regarda le Parisien, et traversa la petite place de la Torre pour +entrer dans la rue de Tideo.</p> + +<p>Le Parisien, animé, exalté, enthousiasmé, charmé, suivit.... Il allait +traverser la rue, lorsque des chants d'église se firent entendre, et une +longue file de pénitents blancs déboucha d'une rue voisine.</p> + +<p>À la tête du cortège étaient de longues lanternes, puis des bannières, +puis des reliques, puis des châsses, puis des fleurs, puis le +Saint-Sacrement, puis le gouverneur.</p> + +<p>C'était enfin une procession solennelle à l'effet de demander au ciel +quelque peu d'eau; car la sécheresse était effrayante en l'an de grâce +1829.</p> + +<p>Le Parisien, au lieu de se joindre à la multitude, fit un affreux +blasphème; car la procession lui barrait le passage, et il tremblait de +perdre de vue son Andalouse à l'œil si noir.</p> + +<p>La populace se découvrit au premier cri de la crécelle d'un moine blanc +qui ouvrait la marche.</p> + +<p>Le Parisien garda son chapeau, se dressa sur la pointe des pieds, tendit +le cou, mit sa main en abat-jour, et ne vit rien, ni mante noire, ni +œillet bleu et blanc placé sur le côté d'une grosse touffe de cheveux +d'ébène. Vint un autre moine, mais gris, portant une lanterne sur les +vitraux de laquelle étaient peintes des figures d'hommes au milieu des +flammes. Il la montrait d'une main, et de l'autre agitait une tirelire +pour les <i>âmes du purgatoire</i>.</p> + +<p>Les assistants s'agenouillèrent; quelques-uns donnèrent, mais beaucoup +chuchotèrent en se montrant le Parisien qui s'appuyait sur le dos de +l'homme à la lanterne pour tâcher de se hausser, et voir s'il +n'apercevrait pas son Andalouse.</p> + +<p>À ce moment une magnifique châsse d'or étincelante de pierreries, et +renfermant le bras de saint Serono, excita l'attention et le +recueillement général. Il n'y eut que le Parisien qui, resté debout, +interrompit le silence religieux de cette foule par un de ces cris +particuliers à la populace parisienne, et que l'on entend quelquefois +glapir aux théâtres des boulevards.</p> + +<p>C'est que le Parisien avait cru distinguer la mante et l'œillet blanc et +bleu, et il appelait à sa façon. Ce cri sauvage, guttural, inusité, +sacrilège, fit redresser toutes les têtes à la fois; alors on s'aperçut +que le Parisien était resté debout, couvert, devant le bras de saint +Serono, et ce fut une rumeur d'indignation, rumeur d'abord sourde, mais +qui devint bientôt effrayante quand le peuple vit le Parisien prendre un +air d'impudence et d'audace.</p> + +<p>Le Saint-Sacrement avançait, et déjà l'on voyait les crépines d'or +reluire au soleil, le panache ondoyait, l'encens parfumait l'air, la +musique retentissait au loin, et les voix sonores des moines de la +Merced accentuaient vigoureusement cette belle poésie biblique. Le temps +pressait; le Parisien exalté tenait bon, enfonçait son chapeau sur sa +tête, y appuyait ses deux mains, et jurait avec d'effroyables blasphèmes +qu'on n'avait pas le droit de le faire agenouiller. Le Saint-Sacrement +était tout proche; comme une lutte s'engageait entre le Parisien et un +Andalou d'une énorme stature, le Parisien fait un bond en arrière, va +tomber aux pieds de l'archevêque, et le heurte violemment. Alors on crie +au sacrilège, à l'impiété, au Français; le tumulte devient affreux, et, +malgré l'intervention du prêtre, la mêlée prend un caractère de rage: +les couteaux luisent, et... c'en est fait du Parisien.</p> + +<p class="c sml top15">FIN DU PARISIEN EN MER.</p> + +<hr class="full" /> + +<h3><a name="VOYAGES" id="VOYAGES"></a>VOYAGES</h3> + +<p class="c top5">ET</p> + +<h2 class="top5">AVENTURES SUR MER</h2> + +<h3 class="top5">DE NARCISSE GELIN,</h3> + +<p class="c top5">PARISIEN.</p> + + + +<h2>AVENTURES DE NARCISSE GELIN.</h2> + + +<hr class="full" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_Iv" id="CHAPITRE_Iv"></a>CHAPITRE I.</h3> + +<p class="c">Comment Narcisse Gelin eut l'idée de voir la mer, en regardant +un moulin à vent.</p> + +<p>Narcisse Gelin était un bon jeune homme, bien doux et bien honnête; son +père, Bernard Gelin, qui tenait un magasin de merceries, rue du Cadran, +lui fit donner une éducation libérale.</p> + +<p>Aussi à dix-neuf ans trois mois et un jour, Narcisse Gelin, ayant +terminé sa philosophie, aurait pu, s'il eut voulu, raisonner fort +proprement sur l'âme et les idées innées; mais Narcisse préféra ne pas +raisonner du tout.</p> + +<p>Doué d'une imagination ardente, vagabonde, puissante et désordonnée, +sentant bouillonner en lui l'âme d'un poète, il dit à son père Bernard +Gelin:—Je serai poète... je suis poète.—Sois donc poète—dit Bernard, +qui exécrait ses voisins et adorait son fils.—D'autant +plus—ajouta-t-il—que ça vexera Jamot, l'épicier, dont le fils n'est +qu'un homme de lettres.</p> + +<p>Et voilà comment Narcisse fut poète.</p> + +<p>Du jour où Narcisse fut poète, il allait en coucou chercher la poésie +aux Batignolles, à Vincennes et aux Prés-St-Gervais. Il se pâmait devant +les arbres poudreux des grandes routes, s'extasiait devant les moulins à +vent, <i>dont la meule insouciante broie également le froment du riche et +du pauvre, et dont les ailes agitées par le vent ressemblent aux voiles +d'un navire</i>....</p> + +<p>À cette pensée de navire, Narcisse Gelin, qui n'avait jamais vu de +navire, tressaillit. Tout-à-coup une pensée soudaine l'illumina. La +véritable poésie n'est pas, décidément, sur terre—se dit-il—elle est +sur mer: là, une vie rude et énergique; là, des tempêtes; là, des +combats; là, des hommes forts; là, des hommes âpres; là, des hommes à +part....—Je verrai la mer, j'irai sur mer.</p> + +<p>Et, retournant à la boutique paternelle, il tourmenta, obséda, taquina, +tortura tant et si bien Bernard Gelin, que le bonhomme fit une petite +pacotille d'objets qui devaient parfaitement se vendre aux colonies.—Il +ajouta cinquante louis, quelques larmes et sa bénédiction, embrassa +Narcisse et le conduisit à la diligence de Brest.</p> + +<p>Or, il avait choisi Brest comme lieu d'embarquement, parce qu'un cousin +de sa mère était écrivain du port.</p> + +<p>Narcisse, arrivant à Brest, fut droit chez le cousin, lui exposa ses +désirs, sa volonté de poète et lui demanda ses conseils.</p> + +<p>Le cousin était justement l'intime du capitaine de la <i>Cauchoise</i>, jolie +goëlette en chargement pour la Martinique.</p> + +<p>Le coussin arrêta le passage de Narcisse Gelin sur la <i>Cauchoise</i>. +Narcisse eût voulu un nom peut-être plus poétique, plus sonore. La +<i>Cauchoise</i> lui paraissait assez vulgaire; pourtant il se décida, le +choix étant très-borné dans ce port militaire. Mais en vérité, il eût +bien donné dix louis de plus pour que la goëlette se fût nommée +l'<i>Ondine</i> ou la <i>Phebé</i>. Il fallut donc se résigner, d'ailleurs il +comptait se dédommager sur le nom du capitaine, car le capitaine devait +s'appeler au moins d'<i>Artimon</i> ou <i>Stribord</i>.—Point, le capitaine +s'appelait Hochard!!!—Malgré son bon naturel, ce fut un tort que +Narcisse ne lui pardonna jamais.</p> + +<p>On attendait un vent favorable pour sortir du goulet, et ce fut un beau +jour pour Narcisse, que le jour où son cousin lui dit:—Il faut pourtant +faire connaissance avec votre navire, allons à bord.</p> + +<p>Ils s'embarquèrent à <i>Recouvrance</i> dans un bateau de passage, et se +dirigèrent vers la <i>Cauchoise</i>, mouillée en grande rade, pour faciliter +son appareillage.—La houle était forte; le canot, petit et conduit par +un <i>Plougastel</i>, roulait d'une affreuse manière.—Narcisse comptait sur +un accident, une émotion forte. Il n'eut que mal au cœur.</p> + +<p>On accosta la goëlette.—Narcisse faillit tomber deux fois à l'eau, mais +avec l'aide du cousin, il se guinda sur le pont.</p> + +<p>En le parcourant, d'un air effaré, il cherchait des visages rudes, +marqués, bronzés, des têtes de forban.—Il vit trois Bas-Normands +blonds, frais et roses qui buvaient du cidre sur l'avant et jouaient à +la drogue.</p> + +<p>Deux autres marins lavaient et étendaient du linge sur l'avant du +navire.</p> + +<p>—Il ne leur manque plus que de repasser pour être de parfaites +blanchisseuses—pensa Narcisse avec une cruelle répugnance. Narcisse fut +introduit chez le capitaine <i>Hochard</i>; le capitaine n'était pas seul, il +fit signe aux nouveau-venus de s'asseoir et continua la conversation +qu'il avait commencée avec un homme d'un embonpoint extraordinaire, qui +se tenait debout devant lui.</p> + +<p>Narcisse put à son aise examiner le lieu où il se trouvait: c'était une +petite chambre boisée comme à terre, un canapé comme à terre; des +chaises, une table, un plafond, une fenêtre, des gravures encadrées, +tout cela comme à terre.</p> + +<p>Narcisse soupira, et avant d'abaisser ses regards sur le capitaine, il +se figura, par la pensée, l'homme qui devait commander à la tempête, +braver les éléments en furie.</p> + +<p>—Il devait avoir six pieds, un crâne de granit et des yeux +flamboyants.—Il regarda et vit M. Hochard: c'était un homme de quarante +ans à peu près, d'une taille moyenne, maigre, d'une physionomie +insignifiante, fort poli; des manières communes, mais prévenantes; de +plus, il portait une perruque blonde, des boucles d'oreilles, une +redingote marron, un gilet noir, un pantalon bleu, des bas blancs et des +souliers à boucles. Il est impossible de se rendre compte de l'affreux +serrement de cœur qu'éprouva Narcisse quand il eut complété cet ignoble +et prosaïque signalement.</p> + +<p>De ce moment, il se proposa de demander au cousin s'il n'y aurait pas +moyen de débarquer en accordant une indemnité au capitaine.</p> + +<p>Pour se distraire il se prit à examiner l'interlocuteur de M. Hochard.</p> + +<p>On l'a dit, l'interlocuteur était fort gros, d'une haute taille, chauve +et très-coloré; deux petits yeux gris toujours en mouvement donnaient +une rare expression de vivacité à sa bonne et joviale figure; son +costume était celui d'un homme du peuple: une veste et un +pantalon.—Allons, allons, monsieur le capitaine—disait le gros +homme—soyez raisonnable, ne rançonnez pas un pauvre diable comme moi; +en vérité 600 francs pour moi et mes caisses..., c'est aussi par trop +cher....—Comme vous voudrez—répondit le capitaine—mais je n'ai qu'un +prix, et je ne fais pas marchander mes chalands....</p> + +<p>—Ses chalands!....—Narcisse n'y tenait plus, il se croyait assis près +du comptoir paternel de la rue du Cadran.</p> + +<p>Mais enfin—disait le gros homme—que fait un homme de plus ou de moins +sur un équipage comme le vôtre... monsieur le capitaine?</p> + +<p>—Cela fait un dixième, voilà tout.</p> + +<p>—Eh bien!... dix au lieu de neuf, puisque je ne demande qu'à manger +avec vos matelots, monsieur le capitaine.</p> + +<p>—Je n'ai pas deux prix, je vous l'ai déjà dit—répondit +imperturbablement le froid M. Hochard.—Je ne surfais jamais.</p> + +<p>Ces débats faisaient bouillir l'âme de poète de Narcisse.</p> + +<p>—Allons donc puisqu'il faut en passer par là—dit le gros homme avec un +profond soupir;—mais une dernière condition, monsieur le capitaine; mes +caisses ont besoin d'air, je ne voudrais pas qu'elles fussent descendues +dans la calle au moins. Tous savez ce qu'elles contiennent, et +l'humidité les pourrait gâter.</p> + +<p>—On les placera dans le faux-pont.</p> + +<p>—Et je pourrai les visiter quand il me plaira, monsieur le capitaine?</p> + +<p>—Quand il vous plaira....</p> + +<p>—Voilà votre argent, c'est chose faite, monsieur le capitaine—dit le +gros homme en tirant un sac de sa poche. Il paya en or, salua et sortit +en trébuchant.</p> + +<p>—En voilà un qui n'a pas le pied marin—dit le cousin.</p> + +<p>—C'est un pauvre diable; il va faire voir des figures de cire aux +Antilles—dit le capitaine....</p> + +<p>—Mais, mon cher, sa pacotille fondra au soleil—riposta ingénieusement +le cousin.</p> + +<p>—Ma foi, ça le regarde.—Puis saluant Narcisse, M. Hochard continua +avec sa voix monotone:</p> + +<p>—Mais nous ne fondrons pas, nous autres, je l'espère bien; aussi je +suis enchanté, monsieur, de faire votre connaissance, j'ose croire que +nous nous entendrons bien; vous serez ici comme chez vous, comme à +terre, mon Dieu... pas la moindre différence. Je vous le répète... comme +à terre.</p> + +<p>Ici une grimace significative de Narcisse Gelin.</p> + +<p>—Nous sommes au mois de juillet, nous appareillerons avec une brise +faite, nous gagnons les Açores, les vents alizés, et nous arrivons à la +Martinique... comme sur des roulettes.</p> + +<p>Narcisse était désespéré....</p> + +<p>Pourtant, capitaine—dit-il—on n'a jamais vu de traversée sans +tempête.... Sans....</p> + +<p>—Bon Dieu! que dites-vous là, mon cher monsieur? Je suis à ma vingt et +unième année de navigation, et excepté quelques petits coups de vent +par-ci par-là, j'ai toujours été favorisé de temps superbes... de temps +magnifiques.</p> + +<p>Que le diable t'étrangle, toi et tes temps superbes—pensa Narcisse, +malgré le peu de logique de ce souhait.</p> + +<p>—Si nous partions au mois de février ou mars, je ne dis pas, nous +aurions bien à craindre quelque petite queue d'équinoxe, mais au mois de +juillet!...—ajouta-t-il avec air de joyeuse et intime conviction,—ah! +mon Dieu... au mois de juillet... vous ne vous apercevez seulement pas +que vous avez quitté la terre.</p> + +<p>—Comme c'est agréable—pensa Narcisse. Aussi, prenant son parti +violemment:—Ne pourrai-je pas débarquer de votre bord, +monsieur?—demanda-t-il au capitaine.</p> + +<p>—Dieu du ciel! et pourquoi? Où trouverez-vous un meilleur navire, +monsieur? Et quel équipage! Des Bas-Normands doux et rangés comme des +filles! ça se mène avec un fil; jamais un mot plus haut que l'autre, +c'est sage et tranquille, jamais ça ne jure.... Voyez-vous, pour la +morale ou non, j'ai mes principes là-dessus, et je m'en suis bien +trouvé; aussi est-ce moi qui ai toujours à passer les religieuses que le +gouvernement envoie aux colonies, et je vous assure que les saintes +filles n'ont jamais eu à rougir d'un mot inconvenant....</p> + +<p>—Allons... il ne manquait plus que cela—dit impétueusement Narcisse.</p> + +<p>—Sans doute, monsieur, je vous le répète, pour les égards, la sûreté, +la tranquillité et les bonnes mœurs, vous ne trouverez jamais mieux que +<i>la Cauchoise</i>. Aussi croyez-moi, restez-y.</p> + +<p>D'ailleurs, votre passage est arrêté, payé d'avance, signé: il me serait +impossible de vous rendre un sou de ce que vous m'avez donné.—C'est la +loi maritime. Si vous voulez voir les ordonnances....</p> + +<p>—Non, monsieur, c'est inutile—dit Narcisse atterré, foudroyé.</p> + +<p>—Le mal est fait, je le subirai, mais c'est une leçon dont je +profiterai....—Et comme le capitaine Hochard allait recommencer ses +litanies sur la sûreté, les égards et la politesse..., Narcisse remonta +courroucé sur le pont, descendit furieux dans son canot et ne reparut à +bord de <i>la Cauchoise</i> que le jour de l'appareillage. Ce jour-là, il +avait rencontré sur le port l'homme aux figures de cire qui lui avait +proposé de prendre une chaloupe à eux deux pour porter leurs bagages.</p> + +<p>Narcisse y consentit, serra le cousin dans ses bras et lui dit, les +larmes aux yeux:—Vous le voyez, cousin, vous le voyez... un temps +magnifique, un petit vent de nord-est, une mer superbe.... Comme c'est +amusant!.... Embarquez-vous donc après cela..., cherchez donc des +émotions, des mœurs tranchées! oh! si c'était à refaire!...</p> + +<p>L'homme aux figures de cire interrompit ses lamentations en faisant +observer que la goëlette avait déjà fait deux fois le signal de venir à +bord.</p> + +<p>Narcisse se précipita dans la chaloupe en maugréant.</p> + +<p>—Vous n'avez jamais navigué, monsieur—lui demanda le gros homme.</p> + +<p>—Non; et vous?</p> + +<p>—Moi, mon Dieu, non, pas plus que vous, mon bon monsieur; je m'en vais +aux <i>îles</i> pour montrer ces figures-là... et tâcher de gagner mon pauvre +pain.</p> + +<p>—Que représentent vos figures—demanda machinalement Narcisse.</p> + +<p>—Cette caisse-là...—répondit le gros homme, en montrant une des deux +boîtes (elles avaient chacune à peu près six pieds de long sur quatre de +large et d'épaisseur); celle-là représente la passion de notre Seigneur. +Mon bon monsieur, en celle-ci le grand Napoléon, un Albinos aux yeux +rouges, et sa sainteté le Pape, mon bon monsieur.</p> + +<p>—Ça m'est bien égal, pourquoi me dites-vous cela—répondit Narcisse, +enchanté de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un.</p> + +<p>—Je vous dis cela—dit le gros homme avec soumission—parce que vous me +le demandez, mon bon monsieur.</p> + +<p>—Laissez moi tranquille, je ne vous parle pas, entendez-vous, +intrigant—hurla Narcisse qui rugissait en voyant les rayons d'un beau +soleil de juillet étinceler sur les vagues.</p> + +<p>On accosta la goëlette.... Le gros homme lit monter ses caisses à bord +avec des précautions inouïes, et surveilla lui-même leur emménagement. +Du reste, il amusa beaucoup les matelots bas-normands par la maladresse +avec laquelle il descendait les échelles des panneaux, et les bonnes +gens riaient aux larmes en lui nommant les mâts et les manœuvres dont il +écorchait les noms de la façon du monde la plus grotesque.</p> + +<p>Le soir, à cinq heures un quart, <i>la Cauchoise</i> donna dans la panne, +sortit du goulet, et suivit le cap à l'ouest-sud-ouest, par un joli +frais du nord-est.</p> + +<p>Narcisse resta sur le pont jusqu'au coucher du soleil, et au moment où +cet admirable spectacle <i>rallumait en lui le flambeau de la poésie</i>, +comme il allait savourer cet imposant tableau, qu'il regardait comme une +compensation bien due à ses éternelles déceptions, il fut pris du mal de +mer, et deux matelots le descendirent dans sa couchette.</p> + +<p>L'homme aux figures de cire resta sur le pont jusqu'au soir et continua +d'amuser les quatre marins de quart par son ignorance nautique.</p> + +<p>Seulement, au moment de descendre dans le faux pont passant près du +taquet, qui retenait l'écoute de grande voile, il s'aperçut que cette +manœuvre n'était pas assez serrée, et regardant bien si personne ne +l'observait, il raidit ce cordage, en le tournant en croix autour du +taquet avec l'habileté d'un marin consommé; puis il alla voir ses +caisses.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IIv" id="CHAPITRE_IIv"></a>CHAPITRE II.</h3> + + +<p class="c">Des choses surprenantes que vit Narcisse Gelin dans l'entrepont de la goëlette.</p> + +<p>Narcisse Gelin ne dormait pas, Narcisse Gelin invoquait—je ne dirai pas +Dieu, car Narcisse avait reçu une éducation libérale, et le beau de +l'éducation libérale est de ne pas croire en Dieu;—mais Narcisse +invoquait Apollon et les muses. Le bon jeune homme croyait aux muses.... +Muses—disait-il—envoyez-moi, s'il vous plaît, un événement, une +tempête, un naufrage, quoi que ce soit... mais de la poésie, pour Dieu +de la poésie! J'ai quitté la boutique paternelle, mon foyer domestique, +Paris, mon département, mon pays! la France! ma belle France, et vous +comprenez bien, muses, que ce n'est pas pour vivre avec des commerçants, +entendre parler commerce et marchés, poivre et sucre... que l'on +s'abandonne aux caprices des flots, au souffle dévorant de la +tempête.... Ainsi de la poésie... ô muses!... quelque chose de tranché, +de heurté, de bizarre, de terrible, s'il vous plaît.—Je ne sais si les +muses l'entendirent; mais il se passa tout-à-coup quelque chose de fort +singulier dans l'entrepont de la goëlette.</p> + +<p>Le <i>Cadre</i> (ou lit) de Narcisse était suspendu à l'arrière de cet +entrepont au milieu d'un petit entourage en toile qu'on lui avait +galamment installé; mais cette toile ne joignant pas juste au plafond, +un espace restait vide, et à travers cette lucarne improvisée Narcisse +put jeter un coup d'œil investigateur dans le faux pont.</p> + +<p>Cet entrepont était faiblement éclairé par la lueur d'un fanal placé +près de l'archipompe, et cette lueur donnait en plein sur les deux +caisses de l'élève de Curtius, posées droites et appuyées sur la +muraille du navire.</p> + +<p>Tout-à-coup Narcisse aperçut une masse qui lui parut d'abord informe, +mais qui se dessina bientôt. Dans cette masse, il reconnut le gros +homme, l'homme aux figures de cire.—Le vil industriel vient voir ses +caisses—pensa Narcisse.—Va! butor à l'âme vénale, pense à ton +commerce, penses-y, au lieu de rester sur le pont, puisque tu es assez +heureux, assez robuste pour ne pas éprouver le mal de mer, au lieu de te +laisser aller au doux <i>far niente</i> de tes rêveries, à voir trembler dans +la mer les étoiles du ciel, à entendre....—Mais Narcisse interrompit +tout-à-coup sa période, ouvrit des yeux énormes, suspendit sa +respiration. Il crut rêver.—L'homme aux figures de cire s'était +approché de ses caisses, et, après un moment d'incertitude, il avait +poussé un ressort.—Le couvercle de la première caisse s'abaissait, et à +la lueur incertaine du fanal, Narcisse aperçut dans le fond trois +figures: quelles figures! et ce n'était ni un Albinos, ni le grand +Napoléon, ni sa sainteté le Pape.</p> + +<p>—C'est sans doute la caisse à la passion—pensa Narcisse;—mais je ne +vois pas le Christ.</p> + +<p>En effet, il n'y avait pas de Christ non plus.</p> + +<p>—Après tout—pensa encore le fils du mercier—il ne les a pas habillés +pour la route de peur d'abimer leurs costumes.</p> + +<p>Mais voici que la scène change.</p> + +<p>À un mot que dit le gros homme, les trois figures quittent le fond de la +boîte, en sortent, et s'avancent empesées, droites et raides.</p> + +<p>—Cet homme-là est un sorcier ou un furieux mécanicien—se dit Narcisse +en sentant le froid lui gagner les reins.</p> + +<p>Mais voici que les trois figures étendent les bras, se détirent, se +secouent, et rajustent les haillons dont elles sont couvertes.</p> + +<p>—Pour le coup, ceci devient trop poétique: c'est forcé; <i>ce n'est pas +nature</i>—pensa Narcisse en retombant glacé sur son oreiller.</p> + +<p>Mais il voulut voir, jusqu'à la fin, le dénouement de cette scène. Son +âme de poète se tendit, fit effort, et Narcisse Gelin se redressa et +continua de regarder. Quand il se remit à sa lucarne, le gros homme +avait sans doute ouvert aussi la boîte <i>à la passion</i>, car, au lieu de +trois, ils étaient six, sans compter l'industriel, six armés jusqu'aux +dents,—et la lumière du fanal luisait, étincelait sur les lames de +longs poignards, dont ils assuraient la garde dans leurs larges mains.</p> + +<p>—Sommes nous parés?—dit le gros homme à voix basse.</p> + +<p>—Oui....</p> + +<p>—Adieu!—Va! fit le Curtius.—Et lestes et adroits comme des chats +sauvages, ils se hissèrent par les deux panneaux entr'ouverts.</p> + +<p>Narcisse Gelin n'eut pas la force de pousser un cri; la sueur ruisselait +de son front: il commençait à comprendre que ce pouvait bien être des +pirates.</p> + +<p>Et ce doute se changea en conviction, lorsque, après quelques cris +étouffés, quelques trépignements sur le pont, il y eut un moment de +silence à bord de <i>la Cauchoise</i>, et puis qu'un immense et retentissant +<i>hourra</i> ébranla la goëlette jusque dans sa membrure.</p> + +<p>Tout-à-fait fixé sur la moralité du gros homme, Narcisse le considéra +dès lors comme un chef de pirates, et l'Albinos, le grand Napoléon, sa +sainteté le Pape, Jésus-Christ et les acteurs de la passion, comme des +scélérats de sa troupe qui pouvaient avoir jeté à l'eau le capitaine +Hochard et ses matelots, les estimables Bas-Normands, qui avaient de si +bonnes mœurs.</p> + +<p>Il y avait du vrai dans ses conjectures; et, par une singulière +fatalité, par un étonnant caprice de notre organisation, cet événement +qui devait le mettre en liesse et joie, puisqu'il lui promettait une vie +rude et forte, des mœurs tranchées, heurtées; cet événement, dis-je, le +trouva froid et prosaïque: on eût dit que son âme de poète avait été +frappée du même coup de poignard qui frappa au cœur l'honorable +capitaine.</p> + +<p>Et Narcisse Gelin commença de trouver le pauvre M. Hochard un être assez +poétique, il le regretta même: il le poétisa aux dépens du gros élève de +Curtius; il poétisa tout, jusqu'aux matelots Bas-Normands, qu'il avait +maudits: eux si roses, eux si frais, eux si bonnes gens; il vit une +belle opposition entre ces hommes si simples et les périls continuels +qui les assiégeaient. Cette bonhomie au milieu de la tempête lui parut +sublime; cette goëlette transportant tout à l'heure d'un monde à l'autre +cette petite colonie simple, bonne, naïve comme un tableau de Téniers, +lui parut avoir aussi sa poésie à elle, une poésie qu'il préférait de +beaucoup à celle de <i>la Cauchoise</i>, maintenant montée par une +demi-douzaine de scélérats, allant porter partout le meurtre et le +pillage.</p> + +<p>Et il se fit aussi une singulière révolution dans ses sympathies +littéraires. Il se prit à adorer Gessner et ses <i>Idylles</i>, ses jolies +moutons si blancs, son gazon si frais, ses arbres si verts, ses fleurs +si parfumées: oh! qu'il regrettait ses bergers, et leurs flûtes, et +leurs danses, et leurs chants, et la violette, et le corset des jeunes +filles, et la cloche du soir, et le bêlement des troupeaux, et la nuit +paisible et pure du joli village qui se mire aux eaux limpides du +lac!...</p> + +<p>—Oh!—disait Narcisse en se roulant dans sa couverture avec un frisson +prodigieux—oh! voilà une poésie vraie, douce et consolante! Oh! que je +donnerais maintenant les vagues les plus monstrueuses pour un petit +ruisseau qui glisse sur le sable, les figures les plus tannées, les plus +cicatrisées, pour une douce et gracieuse figure d'enfant ou de jeune +fille,... un ciel noir, orageux, fût-il sillonné de mille éclairs et +déchiré par les éclats de la foudre, pour le ciel pur et riant du mois +de mai, au lever d'un beau soleil.</p> + +<p>De pensées en pensées, de peurs en peurs, de regrets en regrets, +Narcisse gagna le point du jour. Il commençait à voir la position en +face.—Que vont-ils faire de moi?—se disait-il....</p> + +<p>Il allait peut-être se répondre à lui-même, lorsqu'un coup de canon +retentit longuement sur l'immensité de la mer....</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela?—pensa Narcisse—je n'ai pas vu de canon à +bord....</p> + +<p>Un bruit sec, accompagné d'un sifflement assez aigu, l'étonna bien +davantage, surtout quand il vit un boulet d'une jolie taille entrer par +le flanc du bâtiment, ricocher sur le plancher, du plancher au plafond, +et du plafond aller se loger à moitié dans le bord opposé....</p> + +<p>—Je suis perdu—dit le poète, les dents serrées, s'évanouissant de +terreur.</p> + + + +<hr class="fin" /> + +<h3><a name="CHAPITRE_IIIv" id="CHAPITRE_IIIv"></a>CHAPITRE III.</h3> + +<p class="c">Ce qui advint à Narcisse Gelin, et comment il eut de terribles sujets de stupéfaction.</p> + +<p>Quand Narcisse Gelin revint à lui, il était au grand air, sur le pont de +la goëlette, les fers aux pieds et aux mains, placé entre deux marins +vêtus d'un pantalon blanc, d'une veste bleue, et d'un petit chapeau +couvert d'une coiffe blanche, fort propre; chacun était armé d'un sabre.</p> + +<p>Il tourna la tête, le malheureux, et il vit l'homme aux figures de cire, +accommodé comme lui, et ses six compagnons verrouillés et cadenassés de +la même façon, soumis à la même surveillance.</p> + +<p>Puis à une encablure de la goëlette, un beau brick de guerre, étroit, +hardi, allongé, pour le moment en panne, et portant à sa corne un large +pavillon bleu, à croix rouge et blanche dans un de ses angles.</p> + +<p>—C'était le pavillon anglais.</p> + +<p>—Pourriez-vous me dire, monsieur—dit Narcisse en s'adressant au gros +homme—ce que tout cela signifie?</p> + +<p>—Tiens, cet autre!.... Je n'y pensais plus.... Cela signifie, mon +garçon, que dans un quart d'heure.... Mais, dis-moi, tu vois bien les +vergues de ce brick....</p> + +<p>—Qu'entendez-vous par les vergues?—fit gravement Narcisse....</p> + +<p>—Ah! l'animal....—Ce bâton qui croise le mât en travers.... +Comprends-tu?</p> + +<p>—Je comprends.</p> + +<p>—C'est heureux.—Vois-tu au bout de cela un homme accroupi, à cheval +sur ce bâton?....</p> + +<p>—Je vois l'homme accroupi.</p> + +<p>—Sais-tu ce qu'il fait?</p> + +<p>—Je ne sais ce qu'il fait?</p> + +<p>—Il arrange une corde.</p> + +<p>—Pour?....</p> + +<p>—Pour... nous pendre.</p> + +<p>—C'est-à-dire... pour <i>vous</i> pendre... <i>vous!</i> mais pas moi.</p> + +<p>—Ah! c'te farce..., toi comme nous, donc; tiens, est-il bégueule +celui-là!</p> + +<p>—Je ne suis pas bégueule, mais vous comprenez bien, mon cher ami, que +cela ne peut pas être: vous êtes des pirates, à la bonne heure, mais je +ne suis pas pirate, moi; je m'appelle Narcisse Gelin, poète connu et +domicilié à Paris, passager à bord, et pas du tout de votre bande....</p> + +<p>—Alors, dis-leur... c'est trop juste....</p> + +<p>—C'est ce que je compte faire... Heureusement voici venir un officier.</p> + +<p>Prenant alors l'air aussi digne que possible, tempéré pourtant par une +nuance de soumission, Narcisse Gelin commença en ces termes:</p> + +<p>—Je dois éclairer votre conscience, monsieur l'officier;—parti comme +passager à bord de <i>la Cauchoise</i>, c'est un heureux hasard que je n'aie +pas partagé le sort de l'infortuné capitaine et de ses malheureux +ma....</p> + +<p>L'officier l'interrompit alors en anglais d'un air irrité, et donna dans +cette langue un ordre aux matelots, qui serrèrent les pouces de Narcisse +de façon à les briser....</p> + +<p>—Eh bien!—reprit le gros homme—sais-tu ce qu'il vient de dire?</p> + +<p>—Mon Dieu, non...—reprit Narcisse, tout tremblant, en regardant ses +pouces.</p> + +<p>—Il vient de dire:—Bâillonnez ce chien, et voilà....</p> + +<p>—Mais il n'entend donc pas le français?</p> + +<p>—Pas un mot, ni lui, ni les autres.</p> + +<p>—Mais, Dieu du ciel, vous savez l'anglais, vous....</p> + +<p>—Comme ma langue propre..., mon fils.</p> + +<p>—Mais alors, dites-lui... tout... bien vite.</p> + +<p>—Du tout... tu m'as appelé <i>intrigant</i> dans la chaloupe.—Tu seras +pendu, ça t'apprendra....</p> + +<p>Narcisse allait répliquer, mais le bâillon l'en empêcha.</p> + +<p>Il fit quelques gestes assez démonstratifs, mais cette pantomime toucha +peu les Anglais.</p> + +<p>—Pour te consoler—lui dit le gros homme—je vais t'expliquer tout +cela: il est bien juste que tu saches pourquoi l'on te pend.</p> + +<p>—Je m'appelle Benard, depuis vingt ans je fais la course. Il y a +environ six mois je montai un lougre, et quel lougre, mon fils!—Je +rencontre un brick anglais marchand, qui revenait de Lima, chargé de +gourdes, je l'attaque et le prends.—Comme il était mauvais marcheur, je +le coule lui et son équipage, je garde les gourdes et je file.... Ce +gredin de brick que tu vois là... me pince au vent le lendemain, je lui +parais suspect, il vient à mon bord, visite tout, trouve les gourdes, +quelques paperasses du capitaine que l'on avait bêtement gardées, et il +comprend l'histoire.</p> + +<p>Au lieu de nous faire tous pendre, comme il en avait le droit, et comme +il va le faire tout à l'heure, il nous met tous aux fers, et nous mène +en Angleterre pour faire un exemple.</p> + +<p>Ma foi, là, je me tortille tant des pieds et des mains, que je dérape du +ponton, je file à la côte, je fais marché avec un contrebandier qui me +débarque à Calais. De Calais je viens à Brest.—Je vois cette jolie +goëlette en armement, je fais mon plan avec des amis que j'embauche; la +malice des figures ne va pas mal; cette nuit, nous envoyons le capitaine +d'ici par-dessus le bord avec ses dix faï-chiens de Normands; tout va +bien, très-bien, et il faut qu'au petit jour nous ayons pour +réveil-matin une visite de ce gueux d'Anglais.—Le même de la fois du +lougre, c'est un entêtement ridicule de la part du bon Dieu; enfin +l'Anglais, ce gueux de <i>même</i> Anglais est venu à bord, a visité les +papiers, m'a reconnu, et comme j'ai tout avoué, vu que sans cela +j'aurais été pendu tout de même, il va faire notre affaire tout de +suite, pour que ça ne soit pas remis indéfiniment, nous souquer à tous +un bout du filin autour du cou, car il est bien sûr du ne pas rencontrer +parmi nous un cardinal ou un évêque.—Je te parie que dans une heure, +quoique tu m'aies l'air d'un chanteur, tu auras la respiration si gênée, +que tu ne pourras seulement pas chanter: <i>J'ai du bon tabac</i>.... Ah! +mais voilà le signal, pavillon rouge en berne, c'est la danse.... Adieu, +mon agneau.... Aussi, pourquoi diable m'as-tu appelé intrigant!</p> + +<p>Il était moralement et physiquement impossible à Narcisse Gelin de +répondre un mot; il se résigna, se confia à la Providence, ferma les +yeux et sentit son cœur faillir.</p> + +<p>Il ne pensait plus du tout à la poésie, et tout ceci était poétique +pourtant, ce beau ciel, cette mer bleue, ces pirates garrottés, ces +costumes pittoresques, cette justice si franche et si brutale, ce Benard +avec sa force colossale, sa vie errante, ses crimes, sa piraterie.</p> + +<p>Il faut l'avouer à la honte du fils du mercier, rien de tout cela ne +trouva écho dans son âme; il ne pensait qu'à une chose, à la corde qui +allait lui serrer le cou, et d'avance son gosier se contractait +tellement qu'il n'aurait pu avaler une goutte d'eau. Le pirate Benard +avait merveilleusement deviné le phénomène physiologique: ainsi qu'il +l'avait annoncé à Narcisse Gelin, ce dernier eût été dans l'entière +impossibilité de chanter: <i>J'ai du bon tabac</i>....</p> + +<p>On passa les pirates l'un après l'autre à bord du brick. L'un après +l'autre on les hissa au bout-dehors de la grande vergue et au bout d'un +cartahut, en réservant Benard pour la <i>bonne bouche</i>, comme il disait +plaisamment.</p> + +<p>Narcisse Gelin et Benard restaient tous deux seuls:</p> + +<p>—Après vous—lui dit Benard en ricanant;—et quand le fils du mercier +se sentit guinder au bout du cordage, les derniers mots qu'il entendit +furent:—Ah! je suis un intrigant!</p> + +<p>Plaignez le poète.</p> + +<p>—C'est tout de même vexant de manquer une aussi belle +affaire—murmurait Benard à moitié chemin de la vergue.</p> + +<p>Quand sa tête toucha la bouline:—Ah! dit-il—voilà que je vais faire +<i>couic</i>....</p> + +<p>Et puis ce fut tout. Les corps des forbans furent jetés à la mer.</p> + +<p>On mit un équipage à bord de la goëlette, qui gagna Portsmouth avec le +brick.</p> + +<p class="point2"></p> + +<p class="point2"></p> + +<p class="point2"></p> + +<p>Le père de Narcisse Gelin dit quelquefois d'un air de supériorité à son +voisin Jamot l'épicier: Mon fils le poète est <i>aux îles</i>... il doit y +faire une fameuse fortune.</p> + +<p>Depuis trois mois il attend une lettre de <span class="smcap">Narcisse</span>.</p> + +<p class="c top15 sml">FIN.</p> + + + +<div class="footnotes"><h3>NOTES:</h3> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Les négriers appellent ainsi les chargements de noirs +qu'ils prennent sur la côte.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Mourir.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> On donne ce nom à un changement subit de plusieurs quarts +dans le vent régnant. Les marins expérimentés jugent du moment où le +vent doit sauter par le calme qui précède, ce qui est important pour ne +pas perdre des mâts ou des voiles, car les sautes de vent arrivent avec +une furieuse violence.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> La première lame.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> Mais le danger était immense, car on ne pouvait opérer +cette scission qu'en se jetant à la mer, afin de s'accrocher au +<i>chouque</i> du mât;... là seulement les haubans n'étaient pas en chaînes +de fer, comme cette partie du gréement qui tient au porte-haubans.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Tout ce traité est historique et existe en double au greffe +du tribunal de Saint-Pierre (Martinique), comme pièce à l'appui d'un +procès fait à un négrier.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> On appelle ainsi le commandant, en style familier.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> On appelle nègres marrons ceux qui se sauvent des +habitations pour se cacher dans les bois.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> Une hache attachée dans chaque moulin est destinée à +remédier ainsi à ces accidents qui arrivent fréquemment.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> On ne doit pas s'étonner de voir des nègres porter des +noms bibliques ou mythologiques.—Sitôt qu'une fournée de nègres arrive +dans la colonie, on les baptise; ainsi tous les noirs d'une habitation +ont des noms tels que Job, Cham, Japhet, etc.—Ceux d'une autre portent +ceux d'Apollon, de Mars, de Vulcain, etc., etc., selon le caprice du +maître.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> Il existait encore en 1822, dans toutes les Antilles +françaises et anglaises, la secte des empoisonneurs; cette espèce de +tribunal secret, composé de nègres marrons, s'assemblait à époques fixes +dans des retraites inaccessibles, connues seulement des esclaves de +l'Île. +</p><p> +Là, chaque noir apportait son sujet de plainte, déduisait ses motifs de +vengeance, et, après avoir prêté le serment nécessaire, on lui donnait +le poison dont il pouvait avoir besoin pour détruire les bestiaux ou les +blancs. +</p><p> +Les derniers empoisonneurs furent suppliciés à la Guadeloupe, en 1823. +Les détails qu'on va lire, tels affreux qu'ils soient, sont en partie +extraits des procès-verbaux, révélations ou actes d'accusations déposés +au greffe de Saint-Pierre (Martinique).</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> Espèce d'aigle marin.</p></div> +</div> + +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Atar-Gull, Un Corsaire, Le Parisien en +Mer, Voyages et Aventures sur Mer de Narcisse Gelin., by Eugène Sue + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ATAR-GULL *** + +***** This file should be named 30582-h.htm or 30582-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/0/5/8/30582/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net); +produced from images of the Bibliothèque nationale de +France (BNF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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