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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 19:54:03 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of La Femme de Paul, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La Femme de Paul
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: December 2, 2009 [EBook #30587]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DE PAUL ***
+
+
+
+
+Produced by Hélène de Mink, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
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+La Femme de Paul
+
+_ŒUVRES COMPLÈTES ILLUSTRÉES_
+
+DE
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+ÉDITION DE LUXE
+
+(_Voir Catalogue à la fin du volume._)
+
+
+
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+La Femme de Paul
+
+ LA FEMME DE PAUL.--LES BIJOUX.
+ UN NORMAND.--AU BOIS.--LE LOUP.--UN FILS.
+ CORRESPONDANCE.--LUI.
+ TOMBOUCTOU.--UN DUEL.--MES 25 JOURS.
+ LA MORTE.
+
+PARIS
+
+_Société d'Éditions Littéraires et Artistiques_
+
+LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
+
+50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50
+
+Tous droits réservés.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES.
+
+
+La Femme de Paul.
+
+Les Bijoux.
+
+Un Normand.
+
+Au Bois.
+
+Le Loup.
+
+Un Fils.
+
+Correspondance.
+
+Lui?
+
+Tombouctou.
+
+Un Duel.
+
+Mes 25 jours.
+
+La Morte.
+
+
+
+
+La Femme de Paul
+
+
+Le restaurant Grillon, ce phalanstère des canotiers, se vidait
+lentement. C'était, devant la porte, un tumulte de cris, d'appels; et
+les grands gaillards en maillot blanc gesticulaient avec des avirons sur
+l'épaule.
+
+Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avec
+précaution dans les yoles, et s'asseyant à la barre, disposaient leurs
+robes, tandis que le maître de l'établissement, un fort garçon à barbe
+rousse, d'une vigueur célèbre, donnait la main aux belles-petites en
+maintenant d'aplomb les frêles embarcations.
+
+Les rameurs prenaient place à leur tour, bras nus et la poitrine bombée,
+posant pour la galerie, une galerie composée de bourgeois endimanchés,
+d'ouvriers et de soldats accoudés sur la balustrade du pont et très
+attentifs à ce spectacle.
+
+Les bateaux, un à un, se détachaient du ponton. Les tireurs se
+penchaient en avant, puis se renversaient d'un mouvement régulier; et,
+sous l'impulsion des longues rames recourbées, les yoles rapides
+glissaient sur la rivière, s'éloignaient, diminuaient, disparaissaient
+enfin sous l'autre pont, celui du chemin de fer, en descendant vers la
+_Grenouillère_.
+
+Un couple seul était resté. Le jeune homme, presque imberbe encore,
+mince, le visage pâle, tenait par la taille sa maîtresse, une petite
+brune maigre avec des allures de sauterelle; et ils se regardaient
+parfois au fond des yeux.
+
+Le patron cria:--«Allons, monsieur Paul, dépêchez-vous.» Et ils
+s'approchèrent.
+
+De tous les clients de la maison, M. Paul était le plus aimé et le plus
+respecté. Il payait bien et régulièrement, tandis que les autres se
+faisaient longtemps tirer l'oreille, à moins qu'ils ne disparussent,
+insolvables. Puis il constituait pour l'établissement une sorte de
+réclame vivante, car son père était sénateur. Et quand un étranger
+demandait:--«Qui est-ce donc ce petit-là, qui en tient si fort pour sa
+donzelle?» quelque habitué répondait à mi-voix, d'un air important et
+mystérieux:--C'est Paul Baron, vous savez? le fils du sénateur.»--Et
+l'autre, invariablement, ne pouvait s'empêcher de dire:--«Le pauvre
+diable! il n'est pas à moitié pincé.»
+
+La mère Grillon, une brave femme, entendue au commerce, appelait le
+jeune homme et sa compagne: «ses deux tourtereaux», et semblait tout
+attendrie par cet amour avantageux pour sa maison.
+
+Le couple s'en venait à petits pas; la yole _Madeleine_ était prête;
+mais, au moment de monter dedans, ils s'embrassèrent, ce qui fit rire le
+public amassé sur le pont. Et M. Paul, prenant ses rames, partit aussi
+pour la Grenouillère.
+
+Quand ils arrivèrent, il allait être trois heures, et le grand café
+flottant regorgeait de monde.
+
+L'immense radeau, couvert d'un toit goudronné que supportent des
+colonnes de bois, est relié à l'île charmante de Croissy par deux
+passerelles dont l'une pénètre au milieu de cet établissement aquatique,
+tandis que l'autre en fait communiquer l'extrémité avec un îlot
+minuscule planté d'un arbre et surnommé le «Pot-à-Fleurs» et, de là,
+gagne la terre auprès du bureau des bains.
+
+M. Paul attacha son embarcation le long de l'établissement, il escalada
+la balustrade du café, puis, prenant les mains de sa maîtresse, il
+l'enleva, et tous deux s'assirent au bout d'une table, face à face.
+
+De l'autre côté du fleuve, sur le chemin de halage, une longue file
+d'équipages s'alignait. Les fiacres alternaient avec de fines voitures
+de gommeux: les uns lourds, au ventre énorme, écrasant les ressorts,
+attelés d'une rosse au cou tombant, aux genoux cassés; les autres
+sveltes, élancées sur des roues minces, avec des chevaux aux jambes
+grêles et tendues, au cou dressé, au mors neigeux d'écume, tandis que le
+cocher, gourmé dans sa livrée, la tête raide en son grand col, demeurait
+les reins inflexibles et le fouet posé sur un genou.
+
+La berge était couverte de gens qui s'en venaient par familles, ou par
+bandes, ou deux par deux, ou solitaires. Ils arrachaient des brins
+d'herbe, descendaient jusqu'à l'eau, remontaient sur le chemin, et tous,
+arrivés au même endroit, s'arrêtaient, attendant le passeur. Le lourd
+bachot allait sans fin d'une rive à l'autre, déchargeant dans l'île ses
+voyageurs.
+
+Le bras de la rivière (qu'on appelle le bras mort), sur lequel donne ce
+ponton à consommations, semblait dormir, tant le courant était faible.
+Des flottes de yoles, de skifs, de périssoires, de podoscaphes, de gigs,
+d'embarcations de toute forme et de toute nature, filaient sur l'onde
+immobile, se croisant, se mêlant, s'abordant, s'arrêtant brusquement
+d'une secousse des bras pour s'élancer de nouveau sous une brusque
+tension des muscles, et glisser vivement comme de longs poissons jaunes
+ou rouges.
+
+Il en arrivait d'autres sans cesse: les unes de Chatou, en amont; les
+autres de Bougival, en aval; et des rires allaient sur l'eau d'une
+barque à l'autre, des appels, des interpellations ou des engueulades.
+Les canotiers exposaient à l'ardeur du jour la chair brunie et bosselée
+de leurs biceps; et, pareilles à des fleurs étranges, à des fleurs qui
+nageraient, les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des
+barreuses s'épanouissaient à l'arrière des canots.
+
+Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel; l'air semblait plein
+d'une gaieté brûlante; aucun frisson de brise ne remuait les feuilles
+des saules et des peupliers.
+
+Là-bas, en face, l'inévitable Mont-Valérien étageait dans la lumière
+crue ses talus fortifiés; tandis qu'à droite, l'adorable coteau de
+Louveciennes, tournant avec le fleuve, s'arrondissait en demi-cercle,
+laissant passer par places, à travers la verdure puissante et sombre
+des grands jardins, les blanches murailles des maisons de campagne.
+
+Aux abords de la Grenouillère, une foule de promeneurs circulait sous
+les arbres géants qui font de ce coin d'île le plus délicieux parc du
+monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seins démesurément
+rebondis, à la croupe exagérée, au teint plâtré de fard, aux yeux
+charbonnés, aux lèvres sanguinolentes, lacées, sanglées en des robes
+extravagantes, traînaient sur les frais gazons le mauvais goût criard de
+leurs toilettes; tandis qu'à côté d'elles des jeunes gens posaient en
+leurs accoutrements de gravures de modes, avec des gants clairs, des
+bottes vernies, des badines grosses comme un fil et des monocles
+ponctuant la niaiserie de leur sourire.
+
+L'île est étranglée juste à la Grenouillère, et sur l'autre bord, où un
+bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens de Croissy, le bras
+rapide, plein de tourbillons, de remous, d'écume, roule avec des allures
+de torrent. Un détachement de pontonniers, en uniforme d'artilleurs, est
+campé sur cette berge, et les soldats, assis en ligne sur une longue
+poutre, regardaient couler l'eau.
+
+Dans l'établissement flottant, c'était une cohue furieuse et hurlante.
+Les tables de bois, où les consommations répandues faisaient de minces
+ruisseaux poisseux, étaient couvertes de verres à moitié vides et
+entourées de gens à moitié gris. Toute cette foule criait, chantait,
+braillait. Les hommes, le chapeau en arrière, la face rougie, avec des
+yeux luisants d'ivrognes, s'agitaient en vociférant par un besoin de
+tapage naturel aux brutes, les femmes, cherchant une proie pour le soir,
+se faisaient payer à boire en attendant; et, dans l'espace libre entre
+les tables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon de
+canotiers _chahuteurs_ avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle.
+
+Un d'eux se démenait au piano et semblait jouer des pieds et des mains;
+quatre couples bondissaient un quadrille; et des jeunes gens les
+regardaient, élégants, corrects, qui auraient semblé comme il faut si la
+tare, malgré tout, n'eût apparu.
+
+Car on sent là, à pleines narines, toute l'écume du monde, toute la
+crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne:
+mélange de calicots, de cabotins, d'infimes journalistes, de
+gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés,
+de vieux viveurs pourris; cohue interlope de tous les êtres suspects, à
+moitié connus, à moitié perdus, à moitié salués, à moitié déshonorés,
+filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d'industrie à l'allure
+digne, à l'air matamore qui semble dire: «Le premier qui me traite de
+gredin, je le crève.»
+
+Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar.
+Mâles et femelles s'y valent. Il y flotte une odeur d'amour, et l'on s'y
+bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des réputations
+vermoulues que les coups d'épée et les balles de pistolet ne font que
+crever davantage.
+
+Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaque dimanche;
+quelques jeunes gens, très jeunes, y apparaissent chaque année,
+apprenant à vivre. Des promeneurs, flânant, s'y montrent; quelques naïfs
+s'y égarent.
+
+C'est, avec raison, nommé la _Grenouillère_. A côté du radeau couvert où
+l'on boit, et tout près du «Pot-à-Fleurs», on se baigne. Celles des
+femmes dont les rondeurs sont suffisantes viennent là montrer à nu leur
+étalage et faire le client. Les autres, dédaigneuses, bien qu'amplifiées
+par le coton, étayées de ressorts, redressées par-ci, modifiées par-là,
+regardent d'un air méprisant barboter leurs sœurs.
+
+Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquer leur
+tête. Ils sont longs comme des échalas, ronds comme des citrouilles,
+noueux comme des branches d'olivier, courbés en avant ou rejetés en
+arrière par l'ampleur du ventre, et, invariablement laids, ils sautent
+dans l'eau qui rejaillit jusque sur les buveurs du café.
+
+Malgré les arbres immenses penchés sur la maison flottante et malgré le
+voisinage de l'eau, une chaleur suffocante emplissait ce lieu. Les
+émanations des liqueurs répandues se mêlaient à l'odeur des corps et à
+celle des parfums violents dont la peau des marchandes d'amour est
+pénétrée et qui s'évaporaient dans cette fournaise. Mais sous toutes ces
+senteurs diverses flottait un arôme léger de poudre de riz qui parfois
+disparaissait, reparaissait, qu'on retrouvait toujours comme si quelque
+main cachée avait secoué dans l'air une houppe invisible.
+
+Le spectacle était sur le fleuve, où le va-et-vient incessant des
+barques tirait les yeux. Les canotières s'étalaient dans leur fauteuil
+en face de leurs mâles aux forts poignets, et elles considéraient avec
+mépris les quêteuses de dîners rôdant par l'île.
+
+Quelquefois, quand une équipe lancée passait à toute vitesse, les amis
+descendus à terre poussaient des cris, et tout le public subitement pris
+de folie, se mettait à hurler.
+
+Au coude de la rivière, vers Chatou, se montraient sans cesse des
+barques nouvelles. Elles approchaient, grandissaient, et, à mesure qu'on
+reconnaissait les visages, d'autres vociférations partaient.
+
+Un canot couvert d'une tente et monté par quatre femmes descendait
+lentement le courant. Celle qui ramait était petite, maigre, fanée,
+vêtue d'un costume de mousse avec ses cheveux relevés sous un chapeau
+ciré. En face d'elle, une grosse blondasse habillée en homme, avec un
+veston de flanelle blanche, se tenait couchée sur le dos au fond du
+bateau, les jambes en l'air sur le banc des deux côtés de la rameuse, et
+elle fumait une cigarette, tandis qu'à chaque effort des avirons sa
+poitrine et son ventre frémissaient, ballottés par la secousse. Tout à
+l'arrière, sous la tente, deux belles filles grandes et minces, l'une
+brune et l'autre blonde, se tenaient par la taille en regardant sans
+cesse leurs compagnes.
+
+Un cri partit de la Grenouillère: «V'là Lesbos!» et, tout à coup, ce fut
+une clameur furieuse; une bousculade effrayante eut lieu; les verres
+tombaient; on montait sur les tables; tous, dans un délire de bruit,
+vociféraient: «Lesbos! Lesbos! Lesbos!» Le cri roulait, devenait
+indistinct, ne formait plus qu'une sorte de hurlement effroyable, puis,
+soudain, il semblait s'élancer de nouveau, monter par l'espace, couvrir
+la plaine, emplir le feuillage épais des grands arbres, s'étendre aux
+lointains coteaux, aller jusqu'au soleil.
+
+La rameuse, devant cette ovation, s'était arrêtée, tranquillement. La
+grosse blonde étendue au fond du canot tourna la tête d'un air
+nonchalant, se soulevant sur les coudes; et les deux belles filles, à
+l'arrière, se mirent à rire en saluant la foule.
+
+Alors la vocifération redoubla, faisant trembler l'établissement
+flottant. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes agitaient leurs
+mouchoirs, et toutes les voix, aiguës ou graves, criaient ensemble:
+«Lesbos!» On eût dit que ce peuple, ce ramassis de corrompus, saluait un
+chef, comme ces escadres qui tirent le canon quand un amiral passe sur
+leur front.
+
+La flotte nombreuse des barques acclamait aussi le canot des femmes, qui
+repartit de son allure somnolente pour aborder un peu plus loin.
+
+M. Paul, au contraire des autres, avait tiré une clef de sa poche, et,
+de toute sa force, il sifflait. Sa maîtresse, nerveuse, pâlie encore,
+lui tenait le bras pour le faire taire et elle le regardait cette fois
+avec une rage dans les yeux. Mais lui, semblait exaspéré, comme soulevé
+par une jalousie d'homme, par une fureur profonde, instinctive,
+désordonnée. Il balbutia, les lèvres tremblantes d'indignation:
+
+--C'est honteux! on devrait les noyer comme des chiennes avec une pierre
+au cou.
+
+Mais Madeleine, brusquement, s'emporta; sa petite voix aigre devint
+sifflante, et elle parlait avec volubilité, comme pour plaider sa propre
+cause:
+
+--Est-ce que ça te regarde, toi? Sont-elles pas libres de faire ce
+qu'elles veulent, puisqu'elles ne doivent rien à personne? Fiche-nous la
+paix avec tes manières et mêle-toi de tes affaires...
+
+Mais il lui coupa la parole.
+
+--C'est la police que ça regarde, et je les ferai flanquer à
+Saint-Lazare, moi!
+
+Elle eut un soubresaut:
+
+--Toi?
+
+--Oui, moi! Et, en attendant, je te défends de leur parler, tu entends,
+je te le défends.
+
+Alors elle haussa les épaules, et calmée tout à coup:
+
+--Mon petit, je ferai ce qui me plaira; si tu n'es pas content, file, et
+tout de suite. Je ne suis pas ta femme, n'est-ce pas? Alors tais-toi.
+
+Il ne répondit pas et ils restèrent face à face, avec la bouche crispée
+et la respiration rapide.
+
+A l'autre bout du grand café de bois, les quatre femmes faisaient leur
+entrée. Les deux costumées en hommes marchaient devant: l'une maigre,
+pareille à un garçonnet vieillot avec des teintes jaunes sur les tempes;
+l'autre, emplissant de sa graisse ses vêtements de flanelle blanche,
+bombant de sa croupe le large pantalon, se balançant comme une oie
+grasse, ayant les cuisses énormes et les genoux rentrés. Leurs deux
+amies les suivaient et la foule des canotiers venait leur serrer les
+mains.
+
+Elles avaient loué toutes les quatre un petit chalet au bord de l'eau,
+et elles vivaient là, comme auraient vécu deux ménages.
+
+Leur vice était public, officiel, patent. On en parlait comme d'une
+chose naturelle, qui les rendait presque sympathiques, et l'on
+chuchotait tout bas des histoires étranges, des drames nés de furieuses
+jalousies féminines, et des visites secrètes de femmes connues,
+d'actrices, à la petite maison du bord de l'eau.
+
+Un voisin, révolté de ces bruits scandaleux, avait prévenu la
+gendarmerie, et le brigadier, suivi d'un homme, était venu faire une
+enquête. La mission était délicate; on ne pouvait, en somme, rien
+reprocher à ces femmes, qui ne se livraient point à la prostitution. Le
+brigadier, fort perplexe, ignorant même à peu près la nature des délits
+soupçonnés, avait interrogé à l'aventure, et fait un rapport monumental
+concluant à l'innocence.
+
+On en avait ri jusqu'à Saint-Germain.
+
+Elles traversaient à petits pas, comme des reines, l'établissement de la
+Grenouillère; et elles semblaient fières de leur célébrité, heureuses
+des regards fixés sur elles, supérieures à cette foule, à cette tourbe,
+à cette plèbe.
+
+Madeleine et son amant les regardaient venir, et dans l'œil de la fille
+une flamme s'allumait.
+
+Lorsque les deux premières furent au bout de la table, Madeleine
+cria:--«Pauline!» La grosse se retourna, s'arrêta, tenant toujours le
+bras de son moussaillon femelle:
+
+--Tiens! Madeleine... Viens donc me parler, ma chérie.
+
+Paul crispa ses doigts sur le poignet de sa maîtresse; mais elle lui dit
+d'un tel air:--«Tu sais, mon p'tit, tu peux filer,» qu'il se tut et
+resta seul.
+
+Alors elles causèrent tout bas, debout, toutes les trois. Des gaietés
+heureuses passaient sur leurs lèvres; elles parlaient vite; et Pauline,
+par instants, regardait Paul à la dérobée avec un sourire narquois et
+méchant.
+
+A la fin, n'y tenant plus, il se leva soudain et fut près d'elles d'un
+élan tremblant de tous ses membres. Il saisit Madeleine par les
+épaules:--«Viens, je le veux, dit-il, je t'ai défendu de parler à ces
+gueuses.»
+
+Mais Pauline éleva la voix et se mit à l'engueuler avec son répertoire
+de poissarde. On riait alentour; on s'approchait; on se haussait sur le
+bout des pieds afin de mieux voir. Et lui restait interdit sous cette
+pluie d'injures fangeuses; il lui semblait que les mots sortant de cette
+bouche et tombant sur lui le salissaient comme des ordures, et, devant
+le scandale qui commençait, il recula, retourna sur ses pas, et
+s'accouda sur la balustrade vers le fleuve, le dos tourné aux trois
+femmes victorieuses.
+
+Il resta là, regardant l'eau, et parfois, avec un geste rapide, comme
+s'il l'eût arrachée, il enlevait d'un doigt nerveux une larme formée au
+coin de son œil.
+
+C'est qu'il aimait éperdument, sans savoir pourquoi, malgré ses
+instincts délicats, malgré sa raison, malgré sa volonté même. Il était
+tombé dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux. D'une nature
+attendrie et fine, il avait rêvé des liaisons exquises, idéales et
+passionnées; et voilà que ce petit criquet de femme, bête, comme toutes
+les filles, d'une bêtise exaspérante, pas jolie même, maigre et rageuse,
+l'avait pris, captivé, possédé des pieds à la tête, corps et âme. Il
+subissait cet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant,
+cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait
+d'où, du démon de la chair, et qui jette l'homme le plus sensé aux pieds
+d'une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal
+et souverain.
+
+Et là, derrière son dos, il sentait qu'une chose infâme s'apprêtait. Des
+rires lui entraient au cœur. Que faire? Il le savait bien, mais ne le
+pouvait pas.
+
+Il regardait fixement, sur la berge en face, un pêcheur à la ligne
+immobile.
+
+Soudain le bonhomme enleva brusquement du fleuve un petit poisson
+d'argent qui frétillait au bout du fil. Puis il essaya de retirer son
+hameçon, le tordit, le tourna, mais en vain; alors, pris d'impatience,
+il se mit à tirer, et tout le gosier saignant de la bête sortit avec un
+paquet d'entrailles. Et Paul frémit, déchiré lui-même jusqu'au cœur; il
+lui sembla que cet hameçon c'était son amour, et que, s'il fallait
+l'arracher, tout ce qu'il avait dans la poitrine sortirait ainsi au bout
+d'un fer recourbé, accroché au fond de lui, et dont Madeleine tenait le
+fil.
+
+Une main se posa sur son épaule; il eut un sursaut, se tourna; sa
+maîtresse était à son côté. Ils ne se parlèrent pas; et elle s'accouda
+comme lui à la balustrade, les yeux fixés sur la rivière.
+
+Il cherchait ce qu'il devait dire, et ne trouvait rien. Il ne parvenait
+même pas à démêler ce qui se passait en lui; tout ce qu'il éprouvait,
+c'était une joie de la sentir là, près de lui, revenue, et une lâcheté
+honteuse, un besoin de pardonner tout, de tout permettre pourvu qu'elle
+ne le quittât point.
+
+Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d'une voix très
+douce:--«Veux-tu que nous nous en allions? il ferait meilleur dans le
+bateau.»
+
+Elle répondit:--«Oui, mon chat.»
+
+Et il l'aida à descendre dans la yole, la soutenant, lui serrant les
+mains, tout attendri, avec quelques larmes encore dans les yeux. Alors
+elle le regarda en souriant et ils s'embrassèrent de nouveau.
+
+Ils remontèrent le fleuve tout doucement, longeant la rive plantée de
+saules, couverte d'herbes, baignée et tranquille dans la tiédeur de
+l'après-midi.
+
+Lorsqu'ils furent revenus au restaurant Grillon, il était à peine six
+heures; alors, laissant leur yole, ils partirent à pied dans l'île, vers
+Bezons, à travers les prairies, le long des hauts peupliers qui bordent
+le fleuve.
+
+Les grands foins, prêts à être fauchés, étaient remplis de fleurs. Le
+soleil qui baissait étalait dessus une nappe de lumière rousse, et, dans
+la chaleur adoucie du jour finissant, les flottantes exhalaisons de
+l'herbe se mêlaient aux humides senteurs du fleuve, imprégnaient l'air
+d'une langueur tendre, d'un bonheur léger, comme d'une vapeur de
+bien-être.
+
+Une molle défaillance venait aux cœurs et une espèce de communion avec
+cette splendeur calme du soir, avec ce vague et mystérieux frisson de
+vie épandue, avec cette poésie pénétrante, mélancolique, qui semblait
+sortir des plantes, des choses, s'épanouir, révélée aux sens en cette
+heure douce et recueillie.
+
+Il sentait tout cela, lui; mais elle ne le comprenait pas, elle. Ils
+marchaient côte à côte; et soudain, lasse de se taire, elle chanta. Elle
+chanta de sa voix aigrelette et fausse quelque chose qui courait dans
+les rues, un air traînant dans les mémoires, qui déchira brusquement la
+profonde et sereine harmonie du soir.
+
+Alors il la regarda, et il sentit entre eux un infranchissable abîme.
+Elle battait les herbes de son ombrelle, la tête un peu baissée,
+contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons, essayant des
+roulades, osant des trilles.
+
+Son petit front, étroit, qu'il aimait tant, était donc vide, vide! Il
+n'y avait là-dedans que cette musique de serinette; et les pensées qui
+s'y formaient par hasard étaient pareilles à cette musique. Elle ne
+comprenait rien de lui; ils étaient plus séparés que s'ils ne vivaient
+pas ensemble. Ses baisers n'allaient donc jamais plus loin que les
+lèvres?
+
+Alors elle releva les yeux vers lui et sourit encore. Il fut remué
+jusqu'aux moelles, et, ouvrant les bras, dans un redoublement d'amour,
+il l'étreignit passionnément.
+
+Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se dégager, en murmurant
+par compensation:--«Va, je t'aime bien, mon chat.»
+
+Mais il la saisit par la taille, et, pris de folie, l'entraîna en
+courant; et il l'embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou, en
+sautant d'allégresse. Ils s'abattirent, haletants, au pied d'un buisson
+incendié par les rayons du soleil couchant, et, avant d'avoir repris
+haleine, ils s'unirent, sans qu'elle comprît son exaltation.
+
+Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, à travers les
+arbres, ils aperçurent sur la rivière le canot monté par les quatre
+femmes. La grosse Pauline aussi les vit, car elle se redressa, envoyant
+à Madeleine des baisers. Puis elle cria:
+
+--«A ce soir!»
+
+Madeleine répondit:--«A ce soir!»
+
+Paul crut sentir soudain son cœur enveloppé de glace.
+
+Et ils rentrèrent pour dîner.
+
+Ils s'installèrent sous une des tonnelles au bord de l'eau et se mirent
+à manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta une bougie,
+enfermée dans un globe de verre, qui les éclairait d'une lueur faible et
+vacillante: et l'on entendait à tout moment les explosions de cris des
+canotiers dans la grande salle du premier.
+
+Vers le dessert, Paul, prenant tendrement la main de Madeleine, lui
+dit:--«Je me sens très fatigué, ma mignonne; si tu veux, nous nous
+coucherons de bonne heure.»
+
+Mais elle avait compris la ruse, et elle lui lança ce regard
+énigmatique, ce regard à perfidies qui apparaît si vite au fond de l'œil
+de la femme. Puis, après avoir réfléchi, elle répondit:--«Tu te
+coucheras si tu veux, moi j'ai promis d'aller au bal de la
+Grenouillère.»
+
+Il eut un sourire lamentable, un de ces sourires dont on voile les plus
+horribles souffrances, mais il répondit d'un ton caressant et
+navré:--«Si tu étais bien gentille, nous resterions tous les deux.» Elle
+fit «non» de la tête sans ouvrir la bouche. Il insista:--«T'en prie! ma
+bichette.» Alors elle rompit brusquement:--«Tu sais ce que je t'ai dit.
+Si tu n'es pas content, la porte est ouverte. On ne te retient pas.
+Quant à moi, j'ai promis: j'irai.»
+
+Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans ses mains,
+et resta là, rêvant douloureusement.
+
+Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ils repartaient dans
+leurs yoles pour le bal de la Grenouillère.
+
+Madeleine dit à Paul:--«Si tu ne viens pas, décide-toi, je demanderai à
+un de ces messieurs de me conduire.»
+
+Paul se leva:--«Allons!» murmura-t-il.
+
+Et ils partirent.
+
+La nuit était noire, pleine d'astres, parcourue par une haleine
+embrasée, par un souffle pesant, chargé d'ardeurs, de fermentations, de
+germes vifs qui, mêlés à la brise, l'alentissaient. Elle promenait sur
+les visages une caresse chaude, faisait respirer plus vite, haleter un
+peu, tant elle semblait épaissie et lourde.
+
+Les yoles se mettaient en route, portant à l'avant une lanterne
+vénitienne. On ne distinguait point les embarcations, mais seulement ces
+petits falots de couleur, rapides et dansants, pareils à des lucioles
+en délire; et des voix couraient dans l'ombre de tous côtés.
+
+La yole des deux jeunes gens glissait doucement. Parfois, quand un
+bateau lancé passait près d'eux, ils apercevaient soudain le dos blanc
+du canotier éclairé par une lanterne.
+
+Lorsqu'ils eurent tourné le coude de la rivière, la Grenouillère leur
+apparut dans le lointain. L'établissement en fête était orné de
+girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappes de
+lumières. Sur la Seine circulaient lentement quelques gros bachots
+représentant des dômes, des pyramides, des monuments compliqués en feux
+de toutes nuances. Des festons enflammés traînaient jusqu'à l'eau; et
+quelquefois un falot rouge ou bleu, au bout d'une immense canne à pêche
+invisible, semblait une grosse étoile balancée.
+
+Toute cette illumination répandait une lueur alentour du café, éclairait
+de bas en haut les grands arbres de la berge dont le tronc se détachait
+en gris pâle, et les feuilles en vert laiteux, sur le noir profond des
+champs et du ciel.
+
+L'orchestre, composé de cinq artistes de banlieue, jetait au loin sa
+musique de bastringue, maigre et sautillante, qui fit de nouveau chanter
+Madeleine.
+
+Elle voulut tout de suite entrer. Paul désirait auparavant faire un tour
+dans l'île; mais il dut céder.
+
+L'assistance s'était épurée. Les canotiers presque seuls restaient avec
+quelques bourgeois clairsemés et quelques jeunes gens flanqués de
+filles. Le directeur et organisateur de ce cancan, majestueux dans un
+habit noir fatigué, promenait en tous sens sa tête ravagée de vieux
+marchand de plaisirs publics à bon marché.
+
+La grosse Pauline et ses compagnes n'étaient pas là; et Paul respira.
+
+On dansait: les couples face à face cabriolaient éperdument, jetaient
+leurs jambes en l'air jusqu'au nez des vis-à-vis.
+
+Les femelles, désarticulées des cuisses, bondissaient dans un envolement
+de jupes révélant leurs dessous. Leurs pieds s'élevaient au-dessus de
+leurs têtes avec une facilité surprenante, et elles balançaient leurs
+ventres, frétillaient de la croupe, secouaient leurs seins, répandant
+autour d'elles une senteur énergique de femmes en sueur.
+
+Les mâles s'accroupissaient comme des crapauds avec des gestes obscènes,
+se contorsionnaient, grimaçants et hideux, faisaient la roue sur les
+mains, ou bien, s'efforçant d'être drôles, esquissaient des manières
+avec une grâce ridicule.
+
+Une grosse bonne et deux garçons servaient les consommations.
+
+Ce café-bateau, couvert seulement d'un toit, n'ayant aucune cloison qui
+le séparât du dehors, la danse échevelée s'étalait en face de la nuit
+pacifique et du firmament poudré d'astres.
+
+Tout à coup le Mont-Valérien, là-bas, en face, sembla s'éclairer comme
+si un incendie se fût allumé derrière. La lueur s'étendit, s'accentua,
+envahissant peu à peu le ciel, décrivant un grand cercle lumineux, d'une
+lumière pâle et blanche. Puis quelque chose de rouge apparut, grandit,
+d'un rouge ardent comme un métal sur l'enclume. Cela se développait
+lentement en rond, semblait sortir de terre; et la lune, se détachant
+bientôt de l'horizon, monta doucement dans l'espace. A mesure qu'elle
+s'élevait, sa nuance pourpre s'atténuait, devenait jaune, d'un jaune
+clair, éclatant; et l'astre paraissait diminuer à mesure qu'il
+s'éloignait.
+
+Paul le regardait longtemps, perdu dans cette contemplation, oubliant sa
+maîtresse. Quand il se retourna, elle avait disparu.
+
+Il la chercha, mais ne la trouva pas. Il parcourait les tables d'un œil
+anxieux, allant et revenant sans cesse, interrogeant l'un et l'autre.
+Personne ne l'avait vue.
+
+Il errait ainsi, martyrisé d'inquiétude, quand un des garçons lui
+dit:--«C'est Mme Madeleine que vous cherchez. Elle vient de partir
+tout à l'heure en compagnie de Mme Pauline.» Et, au même moment, Paul
+apercevait, debout à l'autre extrémité du café, le mousse et les deux
+belles filles, toutes trois liées par la taille, et qui le guettaient en
+chuchotant.
+
+Il comprit, et, comme un fou, s'élança dans l'île.
+
+Il courut d'abord vers Chatou; mais, devant la plaine, il retourna sur
+ses pas. Alors il se mit à fouiller l'épaisseur des taillis, à
+vagabonder éperdument, s'arrêtant parfois pour écouter.
+
+Les crapauds, par tout l'horizon, lançaient leur note métallique et
+courte.
+
+Vers Bougival, un oiseau inconnu modulait quelques sons qui arrivaient
+affaiblis par la distance. Sur les larges gazons la lune versait une
+molle clarté, comme une poussière de ouate; elle pénétrait les
+feuillages, faisait couler sa lumière sur l'écorce argentée des
+peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommets frémissants des
+grands arbres. La grisante poésie de cette soirée d'été entrait dans
+Paul malgré lui, traversait son angoisse affolée, remuait son cœur avec
+une ironie féroce, développant jusqu'à la rage en son âme douce et
+contemplative ses besoins d'idéale tendresse, d'épanchements passionnés
+dans le sein d'une femme adorée et fidèle.
+
+Il fut contraint de s'arrêter, étranglé par des sanglots précipités,
+déchirants.
+
+La crise passée, il repartit.
+
+Soudain il reçut comme un coup de couteau; on s'embrassait, là, derrière
+ce buisson. Il y courut; c'était un couple amoureux, dont les deux
+silhouettes s'éloignèrent vivement à son approche, enlacées, unies dans
+un baiser sans fin.
+
+Il n'osait pas appeler, sachant bien qu'Elle ne répondrait point; et il
+avait aussi une peur affreuse de les découvrir tout à coup.
+
+Les ritournelles des quadrilles avec les solos déchirants du piston, les
+rires faux de la flûte, les rages aiguës du violon lui tiraillaient le
+cœur exaspérant sa souffrance. La musique enragée, boitillante, courait
+sous les arbres, tantôt affaiblie, tantôt grossie dans un souffle
+passager de brise.
+
+Tout à coup il se dit qu'Elle était revenue peut-être? Oui! elle était
+revenue! pourquoi pas? Il avait perdu la tête sans raison, stupidement,
+emporté par ses terreurs, par les soupçons désordonnés qui
+l'envahissaient depuis quelque temps.
+
+Et, saisi par une de ces accalmies singulières qui traversent parfois
+les plus grands désespoirs, il retourna vers le bal.
+
+D'un coup d'œil il parcourut la salle. Elle n'était pas là. Il fit le
+tour des tables, et brusquement se trouva de nouveau avec les trois
+femmes. Il avait apparemment une figure désespérée et drôle, car toutes
+trois ensemble éclatèrent de gaieté.
+
+Il se sauva, repartit dans l'île, se rua à travers les taillis,
+haletant.--Puis il écouta de nouveau,--il écouta longtemps, car ses
+oreilles bourdonnaient; mais, enfin, il crut entendre un peu plus loin
+un petit rire perçant qu'il connaissait bien; et il avança tout
+doucement, rampant, écartant les branches, la poitrine tellement secouée
+par son cœur qu'il ne pouvait plus respirer.
+
+Deux voix murmuraient des paroles qu'il n'entendait pas encore. Puis
+elles se turent.
+
+Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de ne pas
+savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passion furieuse qui
+le ravageait. Il allait retourner à Chatou, prendre le train, et ne
+reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Mais son image
+brusquement l'envahit, et il l'aperçut en sa pensée quand elle
+s'éveillait au matin, dans leur lit tiède, se pressait câline contre
+lui, jetant ses bras à son cou, avec ses cheveux répandus, un peu mêlés
+sur le front, avec ses yeux fermés encore et ses lèvres ouvertes pour le
+premier baiser; et le souvenir subit de cette caresse matinale l'emplit
+d'un regret frénétique et d'un désir forcené.
+
+On parlait de nouveau; et il s'approcha, courbé en deux. Puis un léger
+cri courut sous les branches tout près de lui. Un cri! Un de ces cris
+d'amour qu'il avait appris à connaître aux heures éperdues de leur
+tendresse. Il avançait encore, toujours, comme malgré lui, attiré
+invinciblement, sans avoir conscience de rien... et il les vit.
+
+Oh! si c'eût été un homme, l'autre! mais cela! cela! Il se sentait
+enchaîné par leur infamie même. Et il restait là, anéanti, bouleversé,
+comme s'il eût découvert tout à coup un cadavre cher et mutilé, un crime
+contre nature, monstrueux, une immonde profanation.
+
+Alors, dans un éclair de pensée involontaire, il songea au petit poisson
+dont il avait senti arracher les entrailles... Mais Madeleine murmura:
+«Pauline!» du même ton passionné qu'elle disait: «Paul!» et il fut
+traversé d'une telle douleur qu'il s'enfuit de toutes ses forces.
+
+Il heurta deux arbres, tomba sur une racine, repartit, et se trouva
+soudain devant le fleuve, devant le bras rapide éclairé par la lune. Le
+courant torrentueux faisait de grands tourbillons où se jouait la
+lumière. La berge haute dominait l'eau comme une falaise, laissant à son
+pied une large bande obscure, où les remous s'entendaient dans l'ombre.
+
+Sur l'autre rive, les maisons de campagne de Croissy s'étageaient en
+pleine clarté.
+
+Paul vit tout cela comme dans un songe, comme à travers un souvenir; il
+ne songeait à rien, ne comprenait rien, et toutes les choses, son
+existence même, lui apparaissaient vaguement, lointaines, oubliées,
+finies.
+
+Le fleuve était là. Comprit-il ce qu'il faisait? Voulut-il mourir? Il
+était fou. Il se retourna cependant vers l'île, vers Elle; et, dans
+l'air calme de la nuit où dansaient toujours les refrains affaiblis et
+obstinés du bastringue, il lança d'une voix désespérée, suraiguë,
+surhumaine, un effroyable cri:--«Madeleine!»
+
+Son appel déchirant traversa le large silence du ciel, courut par tout
+l'horizon.
+
+Puis, d'un bond formidable, d'un bond de bête, il sauta dans la rivière.
+L'eau jaillit, se referma, et de la place où il avait disparu, une
+succession de grands cercles partit, élargissant jusqu'à l'autre berge
+leurs ondulations brillantes.
+
+Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa:--«C'est Paul.»--Un
+soupçon surgit en son âme. «Il s'est noyé,» dit-elle. Et elle s'élança
+vers la rive où la grosse Pauline la rejoignit.
+
+Un lourd bachot monté par deux hommes tournait et retournait sur place.
+Un des bateliers ramait, l'autre enfonçait dans l'eau un grand bâton et
+semblait chercher quelque chose. Pauline cria:--«Que faites-vous? Qu'y
+a-t-il?» Une voix inconnue répondit:--«C'est un homme qui vient de se
+noyer.»
+
+Les deux femmes, pressées l'une contre l'autre, hagardes, suivaient les
+évolutions de la barque. La musique de la Grenouillère folâtrait
+toujours au loin, semblait accompagner en cadence les mouvements des
+sombres pêcheurs; et la rivière, qui cachait maintenant un cadavre,
+tournoyait, illuminée.
+
+Les recherches se prolongeaient. L'attente horrible faisait grelotter
+Madeleine. Enfin, après une demi-heure au moins, un des hommes
+annonça:--«Je le tiens!» Et il fit remonter sa longue gaffe doucement,
+tout doucement. Puis quelque chose de gros apparut à la surface de
+l'eau. L'autre marinier quitta ses rames, et tous deux, unissant leurs
+forces, halant sur la masse inerte, la firent culbuter dans leur
+bateau.
+
+Ensuite ils gagnèrent la terre, en cherchant une place éclairée et
+basse. Au moment où ils abordaient, les femmes arrivaient aussi.
+
+Dès qu'elle le vit, Madeleine recula d'horreur. Sous la lumière de la
+lune, il semblait vert déjà, avec sa bouche, ses yeux, son nez, ses
+habits pleins de vase. Ses doigts fermés et raidis étaient affreux. Une
+espèce d'enduit noirâtre et liquide couvrait tout son corps. La figure
+paraissait enflée, et de ses cheveux collés par le limon une eau sale
+coulait sans cesse.
+
+Les deux hommes l'examinèrent.
+
+--Tu le connais? dit l'un.
+
+L'autre, le passeur de Croissy, hésitait: «Oui,--il me semble bien que
+j'ai vu cette tête-là; mais tu sais, comme ça, on ne reconnaît pas
+bien.»--Puis, soudain:--«Mais c'est monsieur Paul!
+
+--Qui ça, monsieur Paul?» demanda son camarade. Le premier reprit:
+
+--Mais monsieur Paul Baron, le fils du sénateur, ce p'tit qu'était si
+amoureux.
+
+L'autre ajouta philosophiquement.
+
+--Eh bien, il a fini de rigoler maintenant; c'est dommage tout de même
+quand on est riche!
+
+Madeleine sanglotait, tombée par terre. Pauline s'approcha du corps et
+demanda:--«Est-ce qu'il est bien mort?--tout à fait?»
+
+Les hommes haussèrent les épaules:--«Oh! après ce temps-là! pour sûr.»
+
+Puis l'un d'eux interrogea:--«C'est chez Grillon qu'il logeait?»--«Oui,
+reprit l'autre; faut le reconduire, y aura de la braise.»
+
+Ils remontèrent dans leur bateau et repartirent, s'éloignant lentement à
+cause du courant rapide; et longtemps encore après qu'on ne les vit plus
+de la place où les femmes étaient restées, on entendit tomber dans l'eau
+les coups réguliers des avirons.
+
+Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine éplorée, la câlina,
+l'embrassa longtemps, la consola:--«Que veux-tu, ce n'est point ta
+faute, n'est-ce pas? On ne peut pourtant pas empêcher les hommes de
+faire des bêtises. Il l'a voulu, tant pis pour lui, après tout!»--Puis,
+la relevant:--«Allons, ma chérie, viens-t'en coucher à la maison; tu ne
+peux pas rentrer chez Grillon ce soir.»--Elle l'embrassa de
+nouveau:--«Va, nous te guérirons,» dit-elle.
+
+Madeleine se releva, et, pleurant toujours, mais avec des sanglots
+affaiblis, la tête sur l'épaule de Pauline, comme réfugiée dans une
+tendresse plus intime et plus sûre, plus familière et plus confiante,
+elle partit à tout petits pas.
+
+
+
+
+LES BIJOUX
+
+
+M. Lantin ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son
+sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet.
+
+C'était la fille d'un percepteur de province, mort depuis quelques
+années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait
+quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la
+jeune personne. Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et
+douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnête femme à
+laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste
+avait un charme de pudeur angélique, et l'imperceptible sourire qui ne
+quittait point ses lèvres semblait un reflet de son cœur.
+
+Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient
+répétaient sans fin: «Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait
+trouver mieux.»
+
+M. Lantin, alors commis principal au ministère de l'intérieur, aux
+appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en
+mariage et l'épousa.
+
+Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison
+avec une économie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il
+n'était point d'attentions, de délicatesses, de chatteries qu'elle n'eût
+pour son mari; et la séduction de sa personne était si grande que, six
+ans après leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours.
+
+Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et des
+bijouteries fausses.
+
+Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires)
+lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même
+pour les premières représentations; et elle traînait, bon gré, mal gré,
+son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa
+journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au
+spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait
+ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette
+manière d'agir. Elle s'y décida enfin par complaisance, et il lui en sut
+un gré infini.
+
+Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se
+parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon
+goût toujours, mais modestes; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible,
+humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la
+simplicité de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre à ses
+oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle
+portait des colliers de perles fausses, de bracelets en similor, des
+peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines.
+
+Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent:
+«Ma chère, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux véritables,
+on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les
+plus rares joyaux.»
+
+Mais elle souriait doucement et répétait: «Que veux-tu? J'aime ça. C'est
+mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas.
+J'aurais adoré les bijoux, moi!»
+
+Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter
+les facettes des cristaux taillés en répétant: «Mais regarde donc comme
+c'est bien fait. On jurerait du vrai.»
+
+Il souriait en déclarant: «Tu as des goûts de Bohémienne.»
+
+Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête à tête au coin du
+feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de
+maroquin où elle enfermait la «pacotille», selon le mot de M. Lantin; et
+elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention
+passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et
+profonde; et elle s'obstinait à passer un collier au cou de son mari
+pour rire ensuite de tout son cœur en s'écriant: «Comme tu es drôle!»
+Puis elle se jetait dans ses bras et l'embrassait éperdument.
+
+Comme elle avait été à l'Opéra, une nuit d'hiver, elle rentra toute
+frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard
+elle mourait d'une fluxion de poitrine.
+
+Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible
+que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au
+soir, l'âme déchirée d'une souffrance intolérable, hanté par le
+souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte.
+
+Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du
+bureau, alors que les collègues s'en venaient causer un peu des choses
+du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser,
+ses yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait à
+sangloter.
+
+Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s'enfermait tous
+les jours pour penser à elle; et tous les meubles, ses vêtements mêmes
+demeuraient à leur place comme ils se trouvaient au dernier jour.
+
+Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements, qui, entre les
+mains de sa femme, suffisaient à tous les besoins du ménage, devenaient,
+à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec
+stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire boire toujours
+des vins excellents et manger des nourritures délicates qu'il ne pouvait
+plus se procurer avec ses modestes ressources.
+
+Il fit quelques dettes et courut après l'argent à la façon des gens
+réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un
+sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre
+quelque chose; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la
+«pacotille» de sa femme, car il avait gardé au fond du cœur une sorte de
+rancune contre ces «trompe-l'œil» qui l'irritaient autrefois. Leur vue
+même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée.
+
+Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laissé, car
+jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté obstinément,
+rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se décida pour le
+grand collier qu'elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir,
+pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d'un travail très
+soigné pour du faux.
+
+Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministère en suivant les
+boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât
+confiance.
+
+Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'étaler ainsi sa misère et
+de chercher à vendre une chose de si peu de prix.
+
+--Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous
+estimez ce morceau.
+
+L'homme reçut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une
+loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le
+collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de
+l'effet.
+
+M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour
+déclarer: «Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur.»--Quand le
+bijoutier prononça:
+
+--Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs; mais je ne
+pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaître la provenance.
+
+Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas. Il
+balbutia enfin: «Vous dites?... Vous êtes sûr.» L'autre se méprit sur
+son étonnement, et d'un ton sec: «Vous pouvez chercher ailleurs si on
+vous en donne davantage. Pour moi cela vaut, au plus, quinze mille. Vous
+reviendrez me trouver si vous ne trouvez pas mieux.»
+
+M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s'en alla, obéissant
+à un confus besoin de se trouver seul et de réfléchir.
+
+Mais, dès qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il
+pensa: «L'imbécile! oh! l'imbécile! Si je l'avais pris au mot tout de
+même! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!»
+
+Et il pénétra chez un autre marchand, à l'entrée de la rue de la Paix.
+Dès qu'il eut aperçu le bijou, l'orfèvre s'écria:
+
+--Ah! parbleu; je le connais bien, ce collier; il vient de chez moi.
+
+M. Lantin, fort troublé, demanda:
+
+--Combien vaut-il?
+
+--Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre
+pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indiqué, pour obéir aux
+prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur. Cette fois M.
+Lantin s'assit perclus d'étonnement. Il reprit:--Mais... mais,
+examinez-le bien attentivement, monsieur, j'avais cru jusqu'ici qu'il
+était en... faux.
+
+Le joaillier reprit:--Voulez-vous me dire votre nom, monsieur?
+
+--Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employé au ministère de
+l'intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs.
+
+Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça: «Ce collier a
+été envoyé en effet à l'adresse de M^me Lantin, 16, rue des Martyrs, le
+20 juillet 1876.»
+
+Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l'employé éperdu de
+surprise, l'orfèvre flairant un voleur.
+
+Celui-ci reprit:--Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre
+heures seulement, je vais vous en donner un reçu?
+
+M. Lantin balbutia:--Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le
+papier qu'il mit dans sa poche.
+
+Puis il traversa la rue, la remonta, s'aperçut qu'il se trompait de
+route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son
+erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nette dans la tête. Il
+s'efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un
+objet d'une pareille valeur.--Non, certes.--Mais alors, c'était un
+cadeau! Un cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi?
+
+Il s'était arrêté, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le
+doute horrible l'effleura.--Elle?--Mais alors tous les autres bijoux
+étaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un
+arbre, devant lui, s'abattait; il étendit les bras et s'écroula, privé
+de sentiment.
+
+Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien où les passants
+l'avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma.
+
+Jusqu'à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas
+crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il
+dormit d'un pesant sommeil.
+
+Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à son
+ministère. C'était dur de travailler après de pareilles secousses. Il
+réfléchit alors qu'il pouvait s'excuser auprès de son chef; et il lui
+écrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier, et
+une honte l'empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait
+pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et sortit.
+
+Il faisait beau, le ciel bleu s'étendait sur la ville qui semblait
+sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches.
+
+Lantin se dit, en les regardant passer: «Comme on est heureux quand on a
+de la fortune! Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on
+va où l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'étais riche!»
+
+Il s'aperçut qu'il avait faim, n'ayant pas mangé depuis l'avant-veille.
+Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille
+francs! Dix-huit mille francs! c'était une somme, cela!
+
+Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long en large
+sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt
+fois il faillit entrer; mais la honte l'arrêtait toujours.
+
+Il avait faim pourtant, grand'faim, et pas un sou. Il se décida
+brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps
+de réfléchir, et il se précipita chez l'orfèvre.
+
+Dès qu'il l'aperçut, le marchand s'empressa, offrit un siège avec une
+politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardaient de
+côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres.
+
+Le bijoutier déclara:--Je me suis renseigné, Monsieur, et si vous êtes
+toujours dans les mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la
+somme que je vous ai proposée.
+
+L'employé balbutia:--Mais certainement.
+
+L'orfèvre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les
+tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d'une main frémissante
+l'argent dans sa poche.
+
+Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait
+toujours, et, baissant les yeux:--J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me
+viennent... de la même succession. Vous conviendrait-il de me les
+acheter aussi?
+
+Le marchand s'inclina:--Mais certainement, Monsieur. Un des commis
+sortit pour rire à son aise; un autre se mouchait avec force.
+
+Lantin impassible, rouge et grave, annonça:--Je vais vous les apporter.
+
+Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.
+
+Quant il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas
+encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets pièce à pièce,
+évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison.
+
+Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait
+qu'on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut à
+mesure que s'élevait la somme.
+
+Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets
+trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une
+parure d'émeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu à
+une chaîne d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le
+chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs.
+
+Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse:--Cela vient d'une
+personne qui mettait toutes ses économies en bijoux.
+
+Lantin prononça gravement:--C'est une manière comme une autre de placer
+son argent. Et il s'en alla après avoir décidé avec l'acquéreur qu'une
+contre-expertise aurait lieu le lendemain.
+
+Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme avec
+l'envie d'y grimper, comme si c'eût été un mât de cocagne. Il se sentait
+léger à jouer à saute-mouton par-dessus la statue de l'Empereur perché
+là-haut dans le ciel.
+
+Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille.
+
+Puis il prit un fiacre et fit un tour au Bois. Il regardait les
+équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux
+passants: «Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!»
+
+Le souvenir de son ministère lui revint. Il s'y fit conduire, entra
+délibérément chez son chef et annonça:--Je viens, Monsieur, vous donner
+ma démission. J'ai fait un héritage de trois cent mille francs. Il alla
+serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses projets
+d'existence nouvelle; puis il dîna au café Anglais.
+
+Se trouvant à côté d'un monsieur qui lui parut distingué, il ne put
+résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine
+coquetterie, qu'il venait d'hériter de quatre cent mille francs.
+
+Pour la première fois de sa vie il ne s'ennuya pas au théâtre, et il
+passa sa nuit avec des filles.
+
+Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très honnête,
+mais d'un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir.
+
+
+
+
+UN NORMAND
+
+
+_A Paul Alexis._
+
+Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route
+de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies; puis le
+cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.
+
+C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde.
+Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques,
+travaillés comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le
+faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le
+grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.
+
+Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments
+humains; et là-bas, la «Pompe à feu» de la «Foudre», sa rivale presque
+aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides
+d'Égypte.
+
+Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à
+droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de
+prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.
+
+De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du
+large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu,
+vers le Havre; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de
+deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit
+remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.
+
+Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant
+paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-même. Tout
+à coup, il éclata: «Ah! vous allez voir quelque chose de drôle: la
+chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon.»
+
+Je le regardai d'un œil étonné. Il reprit:
+
+--Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans
+le nez. Le père Mathieu est le plus Normand de la province, et sa
+chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais
+vous donner d'abord quelques mots d'explication.
+
+Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père «La Boisson», est un ancien
+sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions
+admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la
+malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à des
+protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien d'une
+chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et fréquentée
+principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa statue
+merveilleuse: «Notre-Dame du Gros-Ventre», et il la traite avec une
+certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a
+composé lui-même et fait imprimer une prière spéciale pour sa BONNE
+VIERGE. Cette prière est un chef-d'œuvre d'ironie involontaire, d'esprit
+normand où la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peur
+superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas
+beaucoup à sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il
+la ménage, par politique.
+
+ * * * * *
+
+Voici le début de cette étonnante oraison:
+
+«Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne des filles-mères en ce
+pays et par toute la terre, protégez votre servante qui a fauté dans un
+moment d'oubli.»
+
+ * * * * *
+
+Cette supplique se termine ainsi:
+
+«Ne m'oubliez surtout pas auprès de votre saint Époux et intercédez
+auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au
+vôtre.»
+
+Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui
+sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent
+avec onction.
+
+En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le
+valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits
+secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes,
+qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.
+
+Mais vous verrez par vous-même.
+
+Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point
+suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de
+Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la
+chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un
+fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois,
+invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine
+couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les
+Saints guérissent les maladies; mais chacun a sa spécialité; et il ne
+faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns
+des autres comme des cabotins.
+
+Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter
+Mathieu.
+
+--Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur?
+
+--Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas
+mauvais.
+
+Ce n'est pas tout.
+
+Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en
+convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est
+gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le
+degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation; la
+chapelle ne vient qu'après.
+
+Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le
+saoulomètre.
+
+L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi
+précises que celles d'un mathématicien.
+
+Vous l'entendez dire sans cesse:--«D'puis lundi, j'ai passé
+quarante-cinq.»
+
+Ou bien:--«J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.»
+
+Ou bien:--«J'en avais bien soixante-six à soixante-dix.»
+
+Ou bien:--«Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que
+j'm'aperçois qu'j'étais dans soixante-quinze!»
+
+Jamais il ne se trompe.
+
+Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses
+observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix,
+on ne peut se fier absolument à son affirmation.
+
+Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille,
+il était crânement gris.
+
+Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en
+des colères folles. Elle l'attend sur la porte, quand il rentre, et elle
+hurle:--«Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne!»
+
+Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton
+sévère:--«Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à
+d'main.»
+
+Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix
+tremblante:--«Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; j'ne mesure
+plus; j'vas cogner, prends garde!»
+
+Alors, Mélie bat en retraite.
+
+Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et
+répond:--«Allons, allons! assez causé; c'est passé. Tant qu'j'aurai pas
+atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te
+permets de m'corriger, ma parole!»
+
+ * * * * *
+
+Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans
+l'admirable forêt de Roumare.
+
+L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux
+dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu
+avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois.
+
+On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami
+tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans
+le taillis.
+
+Et bientôt, du sommet d'une grande côte, nous découvrions de nouveau la
+magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos
+pieds.
+
+Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté
+d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison
+aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.
+
+Une grosse voix cria: «V'là des amis!» Et Mathieu parut sur le seuil.
+C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de
+longues moustaches blanches.
+
+Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer
+dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait:
+
+«Moi, monsieur, j'n'ai pas d'appartement distingué. J'aime bien à
+n'point m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient
+compagnie.»
+
+Puis, se tournant vers mon ami:
+
+«Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de
+consultation d'ma patronne. J'veux pas sortir c't'après-midi.»
+
+Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement: «Mélie-e-e!»
+qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou
+remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée.
+
+Mélie ne répondit point.
+
+Alors Mathieu cligna de l'œil avec malice.
+
+--«A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je me suis
+trouvé dans les quatre-vingt-dix.»
+
+Mon voisin se mit à rire:--«Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment
+avez-vous fait?»
+
+Mathieu répondit:
+
+--«J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières
+d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a
+qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar
+c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte;
+j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier
+(on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens
+une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte: «Si on buvait un verre de
+fine pour se réchauffer!» Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu
+dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que
+d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'm'aperçois que
+j'suis dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre.»
+
+La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir
+dit bonjour: «...Crés cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux.»
+
+Alors Mathieu se fâcha:--«Dis pas ça, Mélie, dis pas ça; j'ai jamais été
+au mètre.»
+
+On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à
+côté de la petite chapelle de «Notre-Dame du Gros-Ventre» et en face de
+l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de
+crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.
+
+Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et
+grisant qu'il préférait à tous les liquides et nous fumions nos pipes, à
+cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent.
+
+Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles
+demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'œil vers nous et répondit:
+
+--J'vas vous donner ça.
+
+Et il disparut dans son bûcher.
+
+Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure consternée.
+Il levait les bras:
+
+--J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sûr que je
+l'avais.
+
+Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau:
+«Mélie-e-e!» Du fond de la cour sa femme répondit:
+
+--«Qué qu'y a?
+
+--Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bûcher.»
+
+Alors, Mélie jeta cette explication:
+
+«C'est-y pas celui qu't'as pris l'aut'e semaine pour boucher l'trou d'la
+cabine à lapins?»
+
+Mathieu tressaillit:--«Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien!»
+
+Alors il dit aux deux femmes:--«Suivez-moi.»
+
+Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.
+
+En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de
+boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins.
+
+Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se
+signèrent et se mirent à murmurer des _Oremus_. Mais Mathieu se
+précipita: «Attendez, vous v'là dans la crotte; j'vas vous donner une
+botte de paille.»
+
+Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis,
+considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit
+pour son commerce, il ajouta:
+
+--«J'vas vous l'débrouiller un brin.»
+
+Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le
+bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.
+
+Puis, quand il eut fini, il ajouta:--«Maintenant, il n'y a plus d'mal.»
+Et il nous ramena boire un coup.
+
+Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu
+confus:--«C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais
+bien qui n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait
+plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais.»
+
+Il but et reprit:
+
+--«Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à
+moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit.»
+
+
+
+
+AU BOIS
+
+
+Le maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que
+le garde champêtre l'attendait à la mairie avec deux prisonniers.
+
+Il s'y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre, le
+père Hochedur, debout et surveillant d'un air sévère un couple de
+bourgeois mûrs.
+
+L'homme, un gros père, à nez rouge et à cheveux blancs, semblait
+accablé; tandis que la femme, une petite mère endimanchée très ronde,
+très grasse, aux joues luisantes, regardait d'un œil de défi l'agent de
+l'autorité qui les avait capturés.
+
+Le maire demanda:
+
+--Qu'est-ce que c'est, père Hochedur?
+
+Le garde champêtre fit sa déposition.
+
+Il était sorti le matin, à l'heure ordinaire, pour accomplir sa tournée
+du côté des bois Champioux jusqu'à la frontière d'Argenteuil. Il n'avait
+rien remarqué d'insolite dans la campagne sinon qu'il faisait beau temps
+et que les blés allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui binait sa
+vigne, avait crié:
+
+--Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis,
+vous y trouverez un couple de pigeons qu'ont bien cent trente ans à eux
+deux.
+
+Il était parti dans la direction indiquée; il était entré dans le fourré
+et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent supposer
+un flagrant délit de mauvaises mœurs.
+
+Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre un
+braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il
+s'abandonnait à son instinct.
+
+Le maire stupéfait considéra les coupables. L'homme comptait bien
+soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq.
+
+Il se mit à les interroger, en commençant par le mâle, qui répondait
+d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine.
+
+--Votre nom.
+
+--Nicolas Beaurain.
+
+--Votre profession.
+
+--Mercier, rue des Martyrs, à Paris.
+
+--Qu'est-ce que vous faisiez dans ce bois?
+
+Le mercier demeura muet, la tête baissée sur son gros ventre, les mains
+à plat sur ses cuisses.
+
+Le maire reprit:
+
+--Niez-vous ce qu'affirme l'agent de l'autorité municipale?
+
+--Non, monsieur.
+
+--Alors, vous avouez?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Qu'avez-vous à dire pour votre défense?
+
+--Rien, monsieur.
+
+--Où avez-vous rencontré votre complice?
+
+--C'est ma femme, monsieur.
+
+--Votre femme?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris?
+
+--Pardon, monsieur, nous vivons ensemble!
+
+--Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher monsieur, de
+venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin.
+
+Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il murmura:
+
+--C'est elle qui a voulu ça! Je lui disais hier que c'était stupide.
+Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous savez... elle
+ne l'a pas ailleurs.
+
+Le maire, qui aimait l'esprit gaulois, sourit et répliqua:
+
+--Dans votre cas, c'est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne
+seriez pas ici si elle ne l'avait eu que dans la tête.
+
+Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme:
+
+--Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie? Hein, y sommes-nous? Et
+nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat
+aux mœurs! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et
+changer de quartier. Y sommes-nous?
+
+Mme Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s'expliqua
+sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation.
+
+--Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules.
+Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux
+comme une pauvre femme; et j'espère que vous voudrez bien nous renvoyer
+chez nous, et nous épargner la honte des poursuites.
+
+Autrefois, quand j'étais jeune, j'ai fait la connaissance de M. Beaurain
+dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un magasin de
+mercerie; moi j'étais demoiselle dans un magasin de confections. Je me
+rappelle de ça comme d'hier. Je venais passer les dimanches ici, de
+temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec qui j'habitais rue
+Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C'est lui qui nous
+conduisait ici. Un samedi, il m'annonça en riant, qu'il amènerait un
+camarade le lendemain. Je compris bien ce qu'il voulait; mais je
+répondis que c'était inutile. J'étais sage, monsieur.
+
+«Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer M. Beaurain. Il
+était bien de sa personne à cette époque-là. Mais j'étais décidée à ne
+pas céder, et je ne cédai pas non plus.
+
+«Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces
+temps qui vous chatouillent le cœur. Moi, quand il fait beau, aussi bien
+maintenant qu'autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand je suis à
+la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui chantent, les
+blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si vite, l'odeur de
+l'herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me rend folle! C'est
+comme le champagne quand on n'en a pas l'habitude!
+
+«Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait
+dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant.
+Rose et Simon s'embrassaient toutes les minutes! Ça me faisait quelque
+chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derrière eux, sans
+guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se dire. Il
+avait l'air timide, ce garçon, et ça me plaisait de le voir embarrassé.
+Nous voici arrivés dans le petit bois. Il y faisait frais comme dans un
+bain, et tout le monde s'assit sur l'herbe. Rose et son ami me
+plaisantaient sur ce que j'avais l'air sévère; vous comprenez bien que
+je ne pouvais pas être autrement. Et puis voilà qu'ils recommencent à
+s'embrasser sans plus se gêner que si nous n'étions pas là; et puis ils
+se sont parlé tout bas; et puis ils se sont levés et ils sont partis
+dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle sotte figure je faisais,
+moi, en face de ce garçon que je voyais pour la première fois. Je me
+sentais tellement confuse de les voir partir ainsi que ça me donna du
+courage; et je me suis mise à parler. Je lui demandai ce qu'il faisait;
+il était commis de mercerie, comme je vous l'ai appris tout à l'heure.
+Nous causâmes donc quelques instants; ça l'enhardit, lui, et il voulut
+prendre des privautés, mais je le remis à sa place, et roide, encore.
+Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain?»
+
+M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas.
+
+Elle reprit: «Alors il a compris que j'étais sage, ce garçon, et il
+s'est mis à me faire la cour, gentiment, en honnête homme. Depuis ce
+jour il est revenu tous les dimanches. Il était très amoureux de moi,
+Monsieur. Et moi aussi je l'aimais beaucoup, mais là, beaucoup! c'était
+un beau garçon, autrefois.
+
+«Bref, il m'épousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des
+Martyrs.
+
+«Ce fut dur pendant des années, Monsieur. Les affaires n'allaient pas;
+et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis,
+nous en avions perdu l'habitude. On a autre chose en tête, on pense à la
+caisse plus qu'aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, peu
+à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent guère
+à l'amour. On ne regrette rien tant qu'on ne s'aperçoit pas que ça vous
+manque.
+
+Et puis, Monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes rassurés
+sur l'avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s'est passé
+en moi, non, vraiment, je ne sais pas!
+
+«Voilà que je me suis mise à rêver comme une petite pensionnaire. La vue
+des voiturettes de fleurs qu'on traîne dans les rues me tirait les
+larmes. L'odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil,
+derrière ma caisse, et me faisait battre le cœur! Alors je me levais et
+je m'en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel
+entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a l'air d'une
+rivière, d'une longue rivière qui descend sur Paris en se tortillant; et
+les hirondelles passent dedans comme des poissons. C'est bête comme
+tout, ces choses-là, à mon âge! Que voulez-vous, Monsieur, quand on a
+travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s'aperçoit qu'on aurait
+pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh! oui, on regrette!
+Songez donc que, pendant vingt ans, j'aurais pu aller cueillir des
+baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres femmes. Je
+songeais comme c'est bon d'être couché sous les feuilles en aimant
+quelqu'un! Et j'y pensais tous les jours, toutes les nuits! Je rêvais de
+clairs de lune sur l'eau jusqu'à avoir envie de me noyer.
+
+«Je n'osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je
+savais bien qu'il se moquerait de moi et qu'il me renverrait vendre mon
+fil et mes aiguilles! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me disait
+plus grand'chose; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais bien
+aussi que je ne disais plus rien à personne, moi!
+
+«Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays
+où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici
+arrivés, ce matin, vers les neuf heures.
+
+«Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça
+ne vieillit pas, le cœur des femmes! Et, vrai, je ne voyais plus mon
+mari tel qu'il est, mais bien tel qu'il était autrefois! Ça, je vous le
+jure, Monsieur. Vrai de vrai, j'étais grise. Je me mis à l'embrasser; il
+en fut plus étonné que si j'avais voulu l'assassiner. Il me répétait:
+«Mais tu es folle. Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin.
+Qu'est-ce qui te prend?...» Je ne l'écoutais pas, moi, je n'écoutais que
+mon cœur. Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà!... J'ai dit la
+vérité, monsieur le maire, toute la vérité.»
+
+Le maire était un homme d'esprit. Il se leva, sourit, et dit: «Allez en
+paix, Madame, et ne péchez plus... sous les feuilles.»
+
+
+
+
+LE LOUP
+
+
+Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville à la fin du dîner
+de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels.
+
+On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des
+convives qui n'eût point pris part à cette poursuite, car il ne chassait
+jamais.
+
+Pendant toute la durée du grand repas, on n'avait guère parlé que de
+massacres d'animaux. Les femmes elles-mêmes s'intéressaient aux récits
+sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les
+attaques et les combats d'hommes contre les bêtes, levaient les bras,
+contaient d'une voix tonnante.
+
+M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante,
+mais pleine d'effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car il
+la disait couramment, n'hésitant pas sur les mots choisis avec habileté
+pour faire image.
+
+--Messieurs, je n'ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père
+non plus, et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils
+d'un homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous
+dirai comment.
+
+Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon
+trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d'Arville,
+notre château de Lorraine, en pleine forêt.
+
+François d'Arville était resté garçon par amour de la chasse.
+
+Ils chassaient tous deux d'un bout à l'autre de l'année, sans repos,
+sans arrêt, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas
+autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela.
+
+Ils avaient au cœur cette passion terrible, inexorable. Elle les
+brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien
+autre.
+
+Ils avaient défendu qu'on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune
+raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et
+Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: «Nom d'un
+nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l'hallali!»
+
+Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès le
+lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des
+oiseaux autour du château jusqu'au moment de partir pour forcer quelque
+grosse bête.
+
+On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles
+d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps,
+qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante; car le fils
+d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le
+fils d'un général n'est colonel de naissance. Mais la vanité mesquine du
+jour trouve profit à cet arrangement.
+
+Je reviens à mes ancêtres.
+
+Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et
+vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aîné, avait une voix
+tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les
+feuilles de la forêt s'agitaient quand il criait.
+
+Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce
+devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher
+leurs grands chevaux.
+
+Or, vers le milieu de l'hiver de cette année 1764, les froids furent
+excessifs et les loups devinrent féroces.
+
+Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des
+maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les
+étables.
+
+Et bientôt une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage
+gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d'une
+femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans
+peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les
+habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la
+flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la
+province. Personne n'osait plus sortir dès que tombait le soir. Les
+ténèbres semblaient hantées par l'image de cette bête.
+
+Les frères d'Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils
+convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays.
+
+Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons,
+on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là. Et,
+chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger,
+attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du
+lieu où on l'avait cherché.
+
+Une nuit enfin, il pénétra dans l'étable aux porcs du château d'Arville
+et mangea les deux plus beaux élèves.
+
+Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque
+comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent
+tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables, et
+ils se mirent en chasse, le cœur soulevé de fureur.
+
+Depuis l'aurore jusqu'à l'heure où le soleil empourpré descendit
+derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien
+trouver.
+
+Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux
+par une allée bordée de broussailles, et s'étonnaient de leur science
+déjouée par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mystérieuse.
+
+L'aîné disait:
+
+--Cette bête-là n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un
+homme.
+
+Le cadet répondit:
+
+--On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l'évêque,
+ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu'il faut.
+
+Puis ils se turent.
+
+Jean reprit:
+
+--Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque
+malheur cette nuit.
+
+Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra: celui de
+François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes
+s'ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui
+détala à travers le bois.
+
+Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant
+sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant d'une
+poussée de tout leur corps, les lançant d'une telle allure, les
+excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de
+l'éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes
+entre leurs cuisses et les enlever comme s'ils s'envolaient.
+
+Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les
+ravins, grimpant les côtes, dévalant les gorges, et sonnant du cor à
+pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens.
+
+Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du
+front une branche énorme qui lui fendit le crâne; et il tomba raide sur
+le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait, disparaissait dans
+l'ombre enveloppant les bois.
+
+Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras
+son frère, il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang.
+
+Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée
+et rouge, et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné.
+Peu à peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait
+jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la
+peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de
+tuer son frère pour se venger d'eux.
+
+Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les arbres.
+François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus longtemps, se
+sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni la voix des
+chiens ni le son des cors, tout était muet par l'invisible horizon; et
+ce silence morne du soir glacé avait quelque chose d'effrayant et
+d'étrange.
+
+Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et
+le coucha en travers sur la selle pour le reporter au château; puis il
+se remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était gris,
+poursuivi par des images horribles et surprenantes.
+
+Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande
+forme passa. C'était la bête. Une secousse d'épouvante agita le
+chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le
+long des reins, et il fit, ainsi qu'un moine hanté du diable, un grand
+signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l'effrayant rôdeur. Mais
+ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et soudain,
+passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d'une rage
+désordonnée.
+
+Alors il piqua son cheval et s'élança derrière le loup.
+
+Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant
+des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'œil fixé sur la tache blanche
+qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre.
+
+Son cheval aussi semblait animé d'une force et d'une ardeur inconnues.
+Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux
+rochers, la tête et les pieds du mort jeté en travers sur la selle. Les
+ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs énormes,
+les éclaboussait de sang; les éperons déchiraient des lambeaux d'écorce.
+
+Et soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la forêt et se ruèrent
+dans un vallon, comme la lune apparaissait au-dessus des monts. Ce
+vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue
+possible; et le loup acculé se retourna.
+
+François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent
+comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à la
+main.
+
+La bête hérissée, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme
+deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur,
+empoignant son frère, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des
+pierres sa tête qui n'était plus qu'une tache de sang, il lui cria dans
+les oreilles, comme s'il eût été sourd: «Regarde, Jean, regarde ça!»
+
+Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une
+montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre,
+cherchant à fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par le cou, sans
+même se servir de son arme, et il l'étranglait doucement, écoutant
+s'arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son cœur. Et il
+riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable
+étreinte, criant dans un délire de joie: «Regarde, Jean, regarde!» Toute
+résistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il était mort.
+
+Alors François, le prenant à pleins bras, l'emporta et le vint jeter aux
+pieds de l'aîné en répétant d'une voix attendrie: «Tiens, tiens, tiens,
+mon petit Jean, le voilà!»
+
+Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il
+se remit en route.
+
+Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance
+de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d'allégresse
+en racontant la mort de l'animal, et gémissant et s'arrachant la barbe
+en disant celle de son frère.
+
+Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les
+larmes aux yeux: «Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler
+l'autre, il serait mort content, j'en suis sûr!»
+
+La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l'horreur de la
+chasse, qui s'est transmise de père en fils jusqu'à moi.
+
+Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda:
+
+--Cette histoire est une légende, n'est-ce pas?
+
+Et le conteur répondit:
+
+--Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout à l'autre.
+
+Alors une femme déclara d'une petite voix douce:
+
+--C'est égal, c'est beau d'avoir des passions pareilles.
+
+
+
+
+UN FILS
+
+
+_A René Maizeroy._
+
+Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où
+le gai Printemps remuait de la vie.
+
+L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous
+deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de
+marque et de réputation.
+
+Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas
+sur des Idées, mais sur des hommes: les personnalités, en cette matière,
+primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs;
+puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par
+la tiédeur de l'air.
+
+Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et
+délicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient
+leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes
+jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui
+sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des
+parfumeurs, sa semence embaumée à travers l'espace.
+
+Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra
+l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes
+s'envolaient. Et il dit: «Quand on songe que ces imperceptibles atomes,
+qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues
+d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles
+et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous, mortels
+comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même essence,
+comme nous toujours!»
+
+Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se
+détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta: «Ah!
+mon gaillard s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais
+bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les
+lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère.»
+
+L'académicien ajouta: «Nous en faisons autant, mon ami.»
+
+Le sénateur reprit: «Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons
+quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre
+supériorité.»
+
+Mais l'autre secoua la tête: «Non, ce n'est pas là ce que je veux dire;
+voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants
+ignorés, ces enfants dits _de père inconnu_, qu'il a faits, comme cet
+arbre reproduit, presque inconsciemment.
+
+S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous
+serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous
+interpelliez le serait pour numéroter ses descendants.
+
+De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les
+rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre
+que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents
+femmes.
+
+Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas
+fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au
+bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens,
+c'est-à-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou
+peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère,
+cuisinière en quelque famille.
+
+Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons
+_publiques_ possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père,
+enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt
+francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces
+rejetons-là constituent les «pertes» de leur profession. Quels sont les
+générateurs?--Vous,--moi--nous tous, les hommes dits _comme il faut_! Ce
+sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs de gaîté,
+de ces heures où notre chair contente nous pousse aux accouplements
+d'aventure.
+
+Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants.
+Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car
+ils reproduisent aussi, ces gredins-là!
+
+Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience, une très vilaine histoire
+que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que
+cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui,
+parfois, me torture horriblement.
+
+A l'âge de vingt-cinq ans, j'avais entrepris avec un de mes amis,
+aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied.
+
+Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les
+Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez;
+de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des
+Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait
+en _of_; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon
+camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait
+simplement de deux bottes de paille.
+
+Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et
+nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.
+
+Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il
+fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous pûmes
+atteindre Pont-Labbé.
+
+Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha et le médecin,
+qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en
+déterminer la nature.
+
+Connaissez-vous Pont-Labbé?--Non.--Eh bien, c'est la ville la plus
+bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz
+au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des mœurs, des
+légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays
+n'a presque pas changé. Je dis: _encore aujourd'hui_, car j'y retourne à
+présent tous les ans, hélas!
+
+Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste,
+triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que les
+caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les rues étroites
+aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, la gilet
+brodé et les quatre vestes superposées: la première, grande comme la
+main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s'arrêtant juste
+au-dessus du fond de culotte.
+
+Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un
+gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas
+deviner leur gorge puissante et martyrisée; et elles sont coiffées d'une
+étrange façon: sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent
+le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête,
+puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet,
+tissu souvent d'or ou d'argent.
+
+La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout
+bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la
+pupille; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en
+riant, semblaient faites pour broyer du granit.
+
+Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme
+la plupart de ses compatriotes.
+
+Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se
+déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos
+complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la
+petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane.
+
+Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions
+pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.
+
+Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je
+croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la
+sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement,
+sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie
+qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût
+revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me
+regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un
+scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et
+peut-être par son père ensuite.
+
+J'avais fait cela en riant; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir de
+la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte
+corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés,
+tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh! elle
+se débattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une
+cloison, une chaise; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles
+plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé quelqu'un;
+puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi l'attaquant, elle
+résistant.
+
+Épuisée enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le
+pavé.
+
+Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit.
+
+Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point
+l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions
+reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à
+minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me
+retirer.
+
+Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au
+jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin
+toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme peut
+nous donner quand elle ne sait pas notre langue.
+
+Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente
+quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à
+distraire ainsi les voyageurs.
+
+Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé.
+
+Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en
+Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour bien me pénétrer
+des paysages.
+
+Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs
+grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville; et l'auberge
+était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne.
+En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans,
+fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap,
+casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles.
+
+Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et,
+comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans
+doute me fit dire: «Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison?
+J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je
+vous parle de loin.»
+
+Il répondit: «C'étaient mes parents, monsieur».
+
+Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment
+j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa
+pas achever.
+
+«--Oh! je me rappelle parfaitement. J'avais alors quinze ou seize ans.
+Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai
+fait la mienne, sur la rue.»
+
+C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me
+revint. Je demandai: «--Vous rappelez-vous une gentille petite servante
+qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me trompe,
+de jolis yeux bleus et des dents fraîches?»
+
+Il reprit: «--Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps
+après.»
+
+Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boîteux remuait
+du fumier, il ajouta: «--Voilà son fils.»
+
+Je me mis à rire. «--Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère.
+Il tient du père sans doute.»
+
+L'aubergiste reprit: «--Ça se peut bien; mais on n'a jamais su à qui
+c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait
+de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était
+enceinte. Personne ne voulait le croire.»
+
+J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles
+qui nous touchent le cœur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je
+regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau
+pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort
+douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement
+sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils lui tombaient
+comme des cordes sur les joues.
+
+L'aubergiste ajouta: «--Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par
+charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on
+l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas
+de père, pas de mère, pas d'argent! Mes parents ont eu pitié de
+l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez.»
+
+Je ne dis rien.
+
+Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai à
+cet affreux valet d'écurie en me répétant: «--Si c'était mon fils,
+pourtant? Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet
+être?»--C'était possible, enfin!
+
+Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de
+sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes.
+
+Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non
+plus, il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant
+absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se
+tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes
+noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire
+ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux.
+
+Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du misérable.
+Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon
+passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à
+Lorient le 15 août. L'acte portait la mention: «Père inconnu». La mère
+s'était appelée Jeanne Kerradec.
+
+Alors mon cœur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus
+parler tant je me sentais suffoqué; et je regardais cette brute dont les
+grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des
+bêtes; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la
+tête, cherchait à s'en aller.
+
+Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant
+douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir? Rien ne pouvait me fixer.
+Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou
+mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des
+suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible
+incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était
+mon fils.
+
+Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans
+parvenir à dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions
+insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait
+«papa»; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et,
+j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il
+parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collègues de
+l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père; et l'un d'eux
+s'écriait: «C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble.» Et
+en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me
+réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de
+revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits
+communs.
+
+Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je lui
+donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire
+d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon œil,
+il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui
+voulait dire «merci», sans doute.
+
+La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille.
+Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions,
+d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre
+être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire
+quelque chose pour lui.
+
+Mais l'homme répliqua: «Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien,
+vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie,
+et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche
+avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille
+culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours.»
+
+Je n'insistai pas, me réservant d'aviser.
+
+Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la
+maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte,
+s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses.
+
+On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de vie le
+rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait.
+L'aubergiste ajouta: «Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.» Cet
+homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes
+jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination à
+ce métal que le cabaret.
+
+Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je
+semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute,
+mon fils! mon fils! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de
+moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans
+le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une
+ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière
+hideuse de l'homme.
+
+Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je
+partis, le cœur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque argent
+pour adoucir l'existence de son valet.
+
+Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible
+incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible
+me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de
+voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me
+ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et
+chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux.
+
+J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot, sans ressource.
+
+J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement
+ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait
+fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.
+
+J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en
+offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a répondu
+fort sagement: «Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira
+qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu'il a du
+temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du
+bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais
+choisissez-en un qui réponde à votre peine.»
+
+Que dire à cela?
+
+Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce
+crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me
+perdre. Il me crierait «papa» comme dans mon rêve.
+
+Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve
+d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme
+d'autres, aurait été pareil aux autres.
+
+Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable
+que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi,
+qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce
+aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille choses, par son
+sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes de maladies, aux
+mêmes ferments de passions.
+
+Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa
+vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenêtre, là-bas, je le
+regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en
+me répétant: «C'est mon fils.»
+
+Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même
+jamais touché sa main sordide.
+
+L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura:
+«Oui, vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants
+qui n'ont pas de père.»
+
+ * * * * *
+
+Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses
+grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui
+la respirèrent à longs traits.
+
+Et le sénateur ajouta: «C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et
+même de faire des enfants comme ça.»
+
+
+
+
+CORRESPONDANCE
+
+Mme DE X... A Mme DE Z...
+
+
+_Étretat, vendredi._
+
+Ma chère tante,
+
+Je viens vers vous tout doucement. Je serai aux Fresnes le 2 septembre,
+veille de l'ouverture de la chasse que je tiens à ne pas manquer, pour
+taquiner ces messieurs. Vous êtes trop bonne, ma tante, et vous leur
+permettez ce jour-là, quand vous êtes seule avec eux, de dîner sans
+habit et sans s'être rasés en rentrant, sous prétexte de fatigue.
+
+Aussi sont-ils enchantés quand je ne suis pas là. Mais j'y serai, et je
+passerai la revue, comme un général, à l'heure du dîner; et si j'en
+trouve un seul un peu négligé, rien qu'un peu, je l'enverrai à la
+cuisine, avec les bonnes.
+
+Les hommes d'aujourd'hui ont si peu d'égards et de savoir-vivre qu'il
+faut se montrer toujours sévère. C'est vraiment le règne de la
+goujaterie. Quand ils se querellent entre eux, ils se provoquent avec
+des injures de portefaix, et, devant nous, ils se tiennent beaucoup
+moins bien que nos domestiques. C'est aux bains de mer qu'il faut voir
+cela. Ils s'y trouvent en bataillons serrés et on peut les juger en
+masse. Oh! les êtres grossiers qu'ils sont!
+
+Figurez-vous qu'en chemin de fer, un d'eux, un monsieur qui semblait
+bien, au premier abord, grâce à son tailleur, a retiré délicatement ses
+bottes pour les remplacer par des savates. Un autre, un vieux qui doit
+être un riche parvenu (ce sont les plus mal élevés), assis en face de
+moi, a posé délicatement ses deux pieds sur la banquette, à mon côté.
+C'est admis.
+
+Dans les villes d'eaux, c'est un déchaînement de grossièreté. Je dois
+ajouter une chose: ma révolte tient peut-être à ce que je ne suis point
+habituée à fréquenter communément les gens qu'on coudoie ici, car leur
+genre me choquerait moins si je l'observais plus souvent.
+
+Dans le bureau de l'hôtel, je fus presque renversée par un jeune homme
+qui prenait sa clef par-dessus ma tête. Un autre me heurta si fort, sans
+dire «pardon», ni se découvrir, en sortant d'un bal au Casino, que j'en
+eus mal dans la poitrine. Voilà comme ils sont tous. Regardons-les
+aborder les femmes sur la terrasse, c'est à peine s'ils saluent, ils
+portent simplement la main à leur couvre-chef. Du reste, comme ils sont
+tous chauves, cela vaut mieux.
+
+Mais il est une chose qui m'exaspère et me choque par-dessus tout, c'est
+la liberté qu'ils prennent de parler en public, sans aucune espèce de
+précaution, des aventures les plus révoltantes. Quand deux hommes sont
+ensemble, ils se racontent, avec les mots les plus crus et les
+réflexions les plus abominables, des histoires vraiment horribles, sans
+s'inquiéter le moins du monde si quelque oreille de femme est à portée
+de leur voix. Hier, sur la plage, je fus contrainte de changer de place
+pour ne pas être plus longtemps la confidente involontaire d'une
+anecdote graveleuse, dite en termes si violents que je me sentais
+humiliée autant qu'indignée d'avoir pu entendre cela. Le plus
+élémentaire savoir-vivre ne devrait-il pas leur apprendre à parler bas
+de ces choses de notre voisinage?
+
+Étretat est, en outre, le pays des cancans et, partant, la patrie des
+commères. De cinq à sept heures on les voit errer en quête de médisances
+qu'elles transportent de groupe en groupe. Comme vous me le disiez, ma
+chère tante, le _potin_ est un signe de race des petites gens et des
+petits esprits. Il est aussi la consolation des femmes qui ne sont plus
+aimées ni courtisées. Il me suffit de regarder celles qu'on désigne
+comme les plus cancanières pour être persuadée que vous ne vous trompez
+pas.
+
+L'autre jour j'assistai à une soirée musicale au Casino, donnée par une
+remarquable artiste, Mme Masson, qui chante vraiment à ravir. J'eus
+l'occasion d'applaudir encore l'admirable Coquelin, ainsi que deux
+charmants pensionnaires du Vaudeville, M... et Meillet. Je pus, en cette
+circonstance, voir tous les baigneurs réunis cette année sur cette
+plage. Il n'en est pas beaucoup de marque.
+
+Le lendemain, j'allai déjeuner à Yport. J'aperçus un homme barbu qui
+sortait d'une grande maison en forme de citadelle. C'était le peintre
+Jean-Paul Laurens. Il ne lui suffit pas, paraît-il d'emmurer ses
+personnages, il tient à s'emmurer lui-même.
+
+Puis je me trouvai assise sur le galet à côté d'un homme encore jeune,
+d'aspect doux et fin, d'allure calme, qui lisait des vers. Mais il les
+lisait avec une telle attention, une telle passion, dirai-je, qu'il ne
+leva pas une seule fois les yeux sur moi. Je fus un peu choquée; et je
+demandai au maître baigneur, sans paraître y prendre garde, le nom de ce
+monsieur. En moi je riais un peu de ce liseur de rimes; il me semblait
+attardé, pour un homme. C'est là, pensai-je, un naïf. Eh bien, ma tante,
+à présent, je raffole de mon inconnu. Figure-toi qu'il s'appelle Sully
+Prudhomme. Je retournai m'asseoir auprès de lui pour le considérer tout
+à mon aise. Sa figure a surtout un grand caractère de tranquillité et de
+finesse. Quelqu'un étant venu le trouver, j'entendis sa voix qui est
+douce, presque timide. Celui-là, certes, ne doit pas crier de
+grossièretés en public, ni heurter des femmes sans s'excuser. Il doit
+être un délicat, mais un délicat presque maladif, un vibrant. Je
+tâcherai, cet hiver, qu'il me soit présenté.
+
+Je ne sais plus rien, ma chère tante, et je vous quitte en hâte, l'heure
+de la poste me pressant. Je baise vos mains et vos joues.
+
+Votre nièce dévouée,
+
+BERTHE DE X...
+
+_P.-S._--Je dois cependant ajouter, pour la justification de la
+politesse française, que nos compatriotes sont en voyage des modèles de
+savoir-vivre en comparaison des abominables Anglais qui semblent avoir
+été élevés par des valets d'écurie, tant ils prennent soin de ne se
+gêner en rien et de toujours gêner leurs voisins.
+
+ * * * * *
+
+MADAME DE Z... A MADAME DE X...
+
+_Les Fresnes, samedi._
+
+Ma chère petite, tu me dis beaucoup de choses pleines de raison, ce qui
+n'empêche que tu as tort. Je fus, comme toi, très indignée autrefois de
+l'impolitesse des hommes que j'estimais me manquer sans cesse; mais en
+vieillissant et en songeant à tout, et en observant sans y mêler du
+mien, je me suis aperçue de ceci: que si les hommes ne sont pas toujours
+polis, les femmes, par contre, sont toujours d'une inqualifiable
+grossièreté.
+
+Nous nous croyons tout permis, ma chérie, et estimons en même temps que
+tout nous est dû, et nous commettons à cœur joie des actes dépourvus de
+ce savoir-vivre élémentaire dont tu parles avec passion.
+
+Je trouve maintenant, au contraire, que les hommes ont pour nous
+beaucoup d'égards, relativement à nos allures envers eux. Du reste,
+mignonne, les hommes doivent être, et sont, ce que nous les faisons.
+Dans une société où les femmes seraient toutes de vraies grandes dames,
+tous les hommes deviendraient des gentilshommes.
+
+Voyons, observe et réfléchis.
+
+Vois deux femmes qui se rencontrent dans la rue; quelle attitude! quels
+regards de dénigrement, quels mépris dans le coup d'œil! Quel coup de
+tête de haut en bas pour toiser et condamner! Et si le trottoir est
+étroit, crois-tu que l'une cédera le pas, demandera pardon? Jamais!
+Quand deux hommes se heurtent en une ruelle insuffisante, tous deux
+saluent et s'effacent en même temps; tandis que, nous autres, nous nous
+précipitons ventre à ventre, nez à nez, en nous dévisageant avec
+insolence.
+
+Vois deux femmes se connaissant qui se rencontrent dans un escalier
+devant la porte d'une amie que l'une vient de voir et que l'autre va
+visiter. Elles se mettent à causer en obstruant toute la largeur du
+passage. Si quelqu'un monte derrière elles, homme ou femme, crois-tu
+qu'elles se dérangeront d'un demi-pied? Jamais! jamais!
+
+J'attendis, l'hiver dernier, vingt-deux minutes, montre en main, à la
+porte d'un salon. Et derrière moi deux messieurs attendaient aussi sans
+paraître prêts à devenir enragés, comme moi. C'est qu'ils étaient
+habitués depuis longtemps à nos inconscientes insolences.
+
+L'autre jour, avant de quitter Paris, j'allai dîner, avec ton mari
+justement, dans un restaurant des Champs-Élysées pour prendre le frais.
+Toutes les tables étaient occupées. Le garçon nous pria d'attendre.
+
+J'aperçus alors une vieille dame de noble tournure qui venait de payer
+sa carte et qui semblait prête à partir. Elle me vit, me toisa et ne
+bougea point. Pendant plus d'un quart d'heure elle resta là, immobile,
+mettant ses gants, parcourant du regard toutes les tables, considérant
+avec quiétude ceux qui attendaient comme moi. Or, deux jeunes gens qui
+achevaient leur repas m'ayant vue à leur tour, appelèrent en hâte le
+garçon pour régler leur note et m'offrirent leur place tout de suite,
+s'obstinant même à attendre debout leur monnaie. Et songe, ma belle, que
+je ne suis plus jolie, comme toi, mais vieille et blanche.
+
+C'est à nous, vois-tu, qu'il faudrait enseigner la politesse; et la
+besogne serait si rude qu'Hercule n'y suffirait pas.
+
+Tu me parles d'Étretat et des gens qui _potinent_ sur cette gentille
+plage. C'est un pays fini, perdu pour moi, mais dans lequel je me suis
+autrefois bien amusée.
+
+Nous étions là quelques-uns seulement, des gens du monde, du vrai monde,
+et des artistes, fraternisant. On ne cancanait pas, alors.
+
+Or, comme nous n'avions point l'insipide Casino où l'on pose, où l'on
+chuchote, où l'on danse bêtement, où l'on s'ennuie à profusion, nous
+cherchions de quelle manière passer gaiement nos soirées. Or, devine ce
+qu'imagina l'un de nos maris? Ce fut d'aller danser, chaque nuit, dans
+l'une des fermes des environs.
+
+On partait en bande avec un orgue de Barbarie dont jouait d'ordinaire le
+peintre Le Poittevin, coiffé d'un bonnet de coton. Deux hommes portaient
+des lanternes. Nous suivions en procession, riant et bavardant comme des
+folles.
+
+On réveillait le fermier, les servantes, les valets. On se faisait même
+faire de la soupe à l'oignon, (horreur!) et l'on dansait sous les
+pommiers, au son de la boîte à musique. Les coqs réveillés chantaient
+dans la profondeur des bâtiments; les chevaux s'agitaient dans la
+litière des écuries. Le vent frais de la campagne nous caressait les
+joues, plein d'odeurs d'herbes et de moissons coupées.
+
+Que c'est loin! que c'est loin! voilà trente ans de cela!
+
+Je ne veux pas, ma chérie, que tu viennes pour l'ouverture de la chasse.
+Pourquoi gâter la joie de nos amis, en leur imposant des toilettes
+mondaines en ce jour de plaisir campagnard et violent? C'est ainsi qu'on
+gâte les hommes, petite.
+
+Je t'embrasse.
+
+Ta vieille tante,
+
+GENEVIÈVE DE Z...
+
+
+
+
+LUI?
+
+
+_A Pierre Decourcelle._
+
+Mon cher ami, tu n'y comprends rien? et je le conçois. Tu me crois
+devenu fou? Je le suis peut-être un peu, mais non pas pour les raisons
+que tu supposes.
+
+Oui. Je me marie. Voilà.
+
+Et pourtant mes idées et mes convictions n'ont pas changé. Je considère
+l'accouplement légal comme une bêtise. Je suis certain que huit maris
+sur dix sont cocus. Et ils ne méritent pas moins pour avoir eu
+l'imbécillité d'enchaîner leur vie, de renoncer à l'amour libre, la
+seule chose gaie et bonne au monde, de couper l'aile à la fantaisie qui
+nous pousse sans cesse à toutes les femmes, etc., etc. Plus que jamais
+je me sens incapable d'aimer une femme parce que j'aimerai toujours trop
+toutes les autres. Je voudrais avoir mille bras, mille lèvres et
+mille... tempéraments pour pouvoir étreindre en même temps une armée de
+ces êtres charmants et sans importance.
+
+Et cependant je me marie.
+
+J'ajoute que je ne connais guère ma femme de demain. Je l'ai vue
+seulement quatre ou cinq fois. Je sais qu'elle ne me déplaît point; cela
+me suffit pour ce que j'en veux faire. Elle est petite, blonde et
+grasse. Après-demain, je désirerai ardemment une femme grande, brune et
+mince.
+
+Elle n'est pas riche. Elle appartient à une famille moyenne. C'est une
+jeune fille comme on en trouve à la grosse, bonnes à marier, sans
+qualités et sans défauts apparents, dans la bourgeoisie ordinaire. On
+dit d'elle: «Mlle Lajolle est bien gentille.» On dira demain: «Elle
+est fort gentille, Mme Raymon». Elle appartient enfin à la légion des
+jeunes filles honnêtes «dont on est heureux de faire sa femme» jusqu'au
+jour où on découvre qu'on préfère justement toutes les autres femmes à
+celle qu'on a choisie.
+
+Alors pourquoi me marier, diras-tu?
+
+J'ose à peine t'avouer l'étrange et invraisemblable raison qui me
+pousse à cet acte insensé.
+
+Je me marie pour n'être pas seul!
+
+Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tu as pitié
+de moi, et tu me mépriseras, tant mon état d'esprit est misérable.
+
+Je ne veux plus être seul, la nuit. Je veux sentir un être près de moi,
+contre moi, un être qui peut parler, dire quelque chose, n'importe quoi.
+
+Je veux pouvoir briser son sommeil; lui poser une question quelconque
+brusquement, une question stupide pour entendre une voix, pour sentir
+habitée ma demeure, pour sentir une âme en éveil, un raisonnement en
+travail, pour voir, allumant brusquement ma bougie, une figure humaine à
+mon côté... parce que... (je n'ose pas avouer cette honte)... parce que
+j'ai peur, tout seul.
+
+Oh! tu ne me comprends pas encore.
+
+Je n'ai pas peur d'un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans
+frissonner. Je n'ai pas peur des morts; je crois à l'anéantissement
+définitif de chaque être qui disparaît!
+
+Alors!... oui. Alors!... Eh bien! j'ai peur de moi! j'ai peur de la
+peur; peur des spasmes de mon esprit qui s'affole, peur de cette
+horrible sensation de la terreur incompréhensible.
+
+Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J'ai peur des murs,
+des meubles, des objets familiers qui s'animent, pour moi, d'une sorte
+de vie animale. J'ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de
+ma raison qui m'échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et
+invisible angoisse.
+
+Je sens d'abord une vague inquiétude qui me passe dans l'âme et me fait
+courir un frisson sur la peau. Je regarde autour de moi. Rien! Et je
+voudrais quelque chose! Quoi? Quelque chose de compréhensible. Puisque
+j'ai peur uniquement parce que je ne comprends pas ma peur.
+
+Je parle! j'ai peur de ma voix. Je marche! j'ai peur de l'inconnu de
+derrière la porte, de derrière le rideau, de dans l'armoire, de sous le
+lit. Et pourtant je sais qu'il n'y a rien nulle part.
+
+Je me retourne brusquement parce que j'ai peur de ce qui est derrière
+moi, bien qu'il n'y ait rien et que je le sache.
+
+Je m'agite, je sens mon effarement grandir; et je m'enferme dans ma
+chambre; et je m'enfonce dans mon lit, et je me cache sous mes draps; et
+blotti, roulé comme une boule, je ferme les yeux désespérément, et je
+demeure ainsi pendant un temps infini avec cette pensée que ma bougie
+demeure allumée sur ma table de nuit et qu'il faudrait pourtant
+l'éteindre. Et je n'ose pas.
+
+N'est-ce pas affreux d'être ainsi!
+
+Autrefois je n'éprouvais rien de cela. Je rentrais tranquillement.
+J'allais et je venais en mon logis sans que rien troublât la sérénité de
+mon âme. Si l'on m'avait dit quelle maladie de peur invraisemblable,
+stupide et terrible, devait me saisir un jour, j'aurais bien ri;
+j'ouvrais les portes dans l'ombre avec assurance; je me couchais
+lentement, sans pousser les verrous, et je ne me relevais jamais au
+milieu des nuits pour m'assurer que toutes les issues de ma chambre
+étaient fortement closes.
+
+Cela a commencé l'an dernier d'une singulière façon.
+
+C'était en automne, par un soir humide. Quand ma bonne fut partie, après
+mon dîner, je me demandai ce que j'allais faire. Je marchai quelque
+temps à travers ma chambre. Je me sentais las, accablé sans raison,
+incapable de travailler, sans force même pour lire. Une pluie fine
+mouillait les vitres; j'étais triste, tout pénétré par une de ces
+tristesses sans causes qui vous donnent envie de pleurer, qui vous font
+désirer de parler à n'importe qui pour secouer la lourdeur de notre
+pensée.
+
+Je me sentais seul. Mon logis me paraissait vide comme il n'avait jamais
+été. Une solitude infinie et navrante m'entourait. Que faire? Je
+m'assis. Alors une impatience nerveuse me courut dans les jambes. Je me
+relevai, et je me remis à marcher. J'avais peut-être aussi un peu de
+fièvre, car mes mains, que je tenais rejointes derrière mon dos, comme
+on fait souvent quand on se promène avec lenteur, se brûlaient l'une à
+l'autre, et je le remarquai. Puis soudain un frisson de froid me courut
+dans le dos. Je pensai que l'humidité du dehors entrait chez moi, et
+l'idée de faire du feu me vint. J'en allumai; c'était la première fois
+de l'année. Et je m'assis de nouveau en regardant la flamme. Mais
+bientôt l'impossibilité de rester en place me fit encore me relever, et
+je sentis qu'il fallait m'en aller, me secouer, trouver un ami.
+
+Je sortis. J'allai chez trois camarades que je ne rencontrai pas; puis,
+je gagnai le boulevard, décidé à découvrir une personne de connaissance.
+
+Il faisait triste partout. Les trottoirs trempés luisaient. Une tiédeur
+d'eau, une de ces tiédeurs qui vous glacent par frissons brusques, une
+tiédeur pesante de pluie impalpable accablait la rue, semblait lasser et
+obscurcir la flamme du gaz.
+
+J'allais d'un pas mou, me répétant: «Je ne trouverai personne avec qui
+causer.»
+
+J'inspectai plusieurs fois les cafés, depuis la Madeleine jusqu'au
+faubourg Poissonnière. Des gens tristes, assis devant des tables,
+semblaient n'avoir pas même la force de finir leurs consommations.
+
+J'errai longtemps ainsi, et vers minuit, je me mis en route pour rentrer
+chez moi. J'étais fort calme, mais fort las. Mon concierge, qui se
+couche avant onze heures, m'ouvrit tout de suite, contrairement à son
+habitude; et je pensai: «Tiens, un autre locataire vient sans doute de
+remonter.»
+
+Quand je sors de chez moi, je donne toujours à ma porte deux tours de
+clef. Je la trouvai simplement tirée, et cela me frappa. Je supposai
+qu'on m'avait monté des lettres dans la soirée.
+
+J'entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peu l'appartement.
+Je pris une bougie pour aller l'allumer au foyer, lorsqu'en jetant les
+yeux devant moi, j'aperçus quelqu'un assis dans mon fauteuil, et qui se
+chauffait les pieds en me tournant le dos.
+
+Je n'eus pas peur, oh! non, pas le moins du monde. Une supposition très
+vraisemblable me traversa l'esprit; celle qu'un de mes amis était venu
+pour me voir. La concierge, prévenue par moi à ma sortie, avait dit que
+j'allais rentrer, avait prêté sa clef. Et toutes les circonstances de
+mon retour, en une seconde, me revinrent à la pensée: le cordon tiré
+tout de suite, ma porte seulement poussée.
+
+Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s'était endormi devant mon
+feu en m'attendant, et je m'avançai pour le réveiller. Je le voyais
+parfaitement, un de ses bras pendant à droite; ses pieds étaient croisés
+l'un sur l'autre; sa tête, penchée un peu sur le côté gauche du
+fauteuil, indiquait bien le sommeil. Je me demandais: Qui est-ce? On y
+voyait peu d'ailleurs dans la pièce. J'avançai la main pour lui toucher
+l'épaule!...
+
+Je rencontrai le bois du siège! Il n'y avait plus personne. Le fauteuil
+était vide!
+
+Quel sursaut, miséricorde!
+
+Je reculai d'abord comme si un danger terrible eût apparu devant moi.
+
+Puis je me retournai, sentant quelqu'un derrière mon dos; puis,
+aussitôt, un impérieux besoin de revoir le fauteuil me fit pivoter
+encore une fois. Et je demeurai debout, haletant d'épouvante, tellement
+éperdu que je n'avais plus une pensée, prêt à tomber.
+
+Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raison me
+revint. Je songeai: «Je viens d'avoir une hallucination, voilà tout.» Et
+je réfléchis immédiatement sur ce phénomène. La pensée va vite dans ces
+moments-là.
+
+J'avais eu une hallucination--c'était là un fait incontestable. Or, mon
+esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnant régulièrement et
+logiquement. Il n'y avait donc aucun trouble du côté du cerveau. Les
+yeux seuls s'étaient trompés, avaient trompé ma pensée. Les yeux
+avaient eu une vision, une de ces visions qui font croire aux miracles
+les gens naïfs. C'était là un accident nerveux de l'appareil optique,
+rien de plus, un peu de congestion peut-être.
+
+Et j'allumai ma bougie. Je m'aperçus, en me baissant vers le feu, que je
+tremblais, et je me relevai d'une secousse, comme si on m'eût touché par
+derrière.
+
+Je n'étais point tranquille assurément.
+
+Je fis quelques pas; je parlai haut. Je chantai à mi-voix quelques
+refrains.
+
+Puis je fermai la porte de ma chambre à double tour, et je me sentis un
+peu rassuré. Personne ne pouvait entrer, au moins.
+
+Je m'assis encore et je réfléchis longtemps à mon aventure; puis je me
+couchai, et je soufflai ma lumière.
+
+Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos, assez
+paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans ma chambre; et je
+me mis sur le côté.
+
+Mon feu n'avait plus que deux ou trois tisons rouges qui éclairaient
+juste les pieds du fauteuil; et je crus revoir l'homme assis dessus.
+
+J'enflammai une allumette d'un mouvement rapide. Je m'étais trompé, je
+ne voyais plus rien.
+
+Je me levai, cependant, et j'allai cacher le fauteuil derrière mon lit.
+
+Puis je refis l'obscurité et tâchai de m'endormir. Je n'avais pas perdu
+connaissance depuis plus de cinq minutes, quand j'aperçus en songe, et
+nettement comme dans la réalité, toute la scène de la soirée. Je me
+réveillai éperdûment, et, ayant éclairé mon logis, je demeurai assis
+dans mon lit, sans oser même essayer de redormir.
+
+Deux fois cependant le sommeil m'envahit, malgré moi, pendant quelques
+secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyais devenu fou.
+
+Quand le jour parut, je me sentis guéri et je sommeillai paisiblement
+jusqu'à midi.
+
+C'était fini, bien fini. J'avais eu la fièvre, le cauchemar, que
+sais-je? J'avais été malade, enfin. Je me trouvai néanmoins fort bête.
+
+Je fus très gai ce jour-là. Je dînai au cabaret; j'allai voir le
+spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Mais voilà qu'en
+approchant de ma maison une inquiétude étrange me saisit. J'avais peur
+de le revoir, lui. Non pas peur de lui, non pas peur de sa présence, à
+laquelle je ne croyais point, mais j'avais peur d'un trouble nouveau de
+mes yeux, peur de l'hallucination, peur de l'épouvante qui me saisirait.
+
+Pendant plus d'une heure, j'errai de long en large sur le trottoir;
+puis je me trouvai trop imbécile à la fin et j'entrai. Je haletais
+tellement que je ne pouvais plus monter mon escalier. Je resta encore
+plus de dix minutes devant mon logement sur le palier, puis,
+brusquement, j'eus un élan de courage, un roidissement de volonté.
+J'enfonçai ma clef; je me précipitai en avant une bougie à la main, je
+poussai d'un coup de pied la porte entrebâillée de ma chambre et je
+jetai un regard effaré vers la cheminée. Je ne vis rien.--Ah!...
+
+Quel soulagement! Quelle joie! Quelle délivrance! J'allais et je venais
+d'un air gaillard. Mais je ne me sentais pas rassuré; je me retournais
+par sursauts; l'ombre des coins m'inquiétait.
+
+Je dormis mal, réveillé sans cesse par des bruits imaginaires. Mais je
+ne le vis pas. Non. C'était fini!
+
+ * * * * *
+
+Depuis ce jour-là j'ai peur tout seul, la nuit. Je la sens là, près de
+moi, autour de moi, la vision. Elle ne m'est point apparue de nouveau.
+Oh non! Et qu'importe, d'ailleurs, puisque je n'y crois pas, puisque je
+sais que ce n'est rien!
+
+Elle me gêne cependant parce que j'y pense sans cesse.--Une main pendait
+du côté droit, sa tête était penchée du côté gauche comme celle d'un
+homme qui dort... Allons, assez, nom de Dieu! je n'y veux plus songer!
+
+Qu'est-ce que cette obsession, pourtant? Pourquoi cette persistance? Ses
+pieds étaient tout près du feu!
+
+Il me hante, c'est fou, mais c'est ainsi. Qui, Il? Je sais bien qu'il
+n'existe pas, que ce n'est rien! Il n'existe que dans mon appréhension,
+que dans ma crainte, que dans mon angoisse! Allons, assez!...
+
+Oui, mais j'ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plus rester seul
+chez moi, parce qu'il y est. Je ne le verrai plus, je le sais, il ne se
+montrera plus, c'est fini cela. Mais il y est tout de même, dans ma
+pensée. Il demeure invisible, cela n'empêche qu'il y soit. Il est
+derrière les portes, dans l'armoire fermée, sous le lit, dans tous les
+coins obscurs, dans toutes les ombres. Si je tourne la porte, si j'ouvre
+l'armoire, si je baisse ma lumière sous le lit, si j'éclaire les coins,
+les ombres, il n'y est plus; mais alors je le sens derrière moi. Je me
+retourne, certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verrai
+plus. Il n'en est pas moins derrière moi, encore.
+
+C'est stupide, mais c'est atroce. Que veux-tu? Je n'y peux rien.
+
+Mais si nous étions deux chez moi, je sens, oui, je sens assurément
+qu'il n'y serait plus! Car il est là parce que je suis seul, uniquement
+parce que je suis seul!
+
+
+
+
+TOMBOUCTOU
+
+
+Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre d'or du soleil
+couchant. Tout le ciel était rouge, aveuglant; et, derrière la
+Madeleine, une immense nuée flamboyante jetait dans toute la longue
+avenue une oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de brasier.
+
+La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflammée et semblait
+dans une apothéose. Les visages étaient dorés; les chapeaux noirs et les
+habits avaient des reflets de pourpre; le vernis des chaussures jetait
+des flammes sur l'asphalte des trottoirs.
+
+Devant les cafés, un peuple d'hommes buvait des boissons brillantes et
+colorées qu'on aurait prises pour des pierres précieuses fondues dans le
+cristal.
+
+Au milieu des consommateurs aux légers vêtements plus foncés, deux
+officiers en grande tenue faisaient baisser tous les yeux par
+l'éblouissement de leurs dorures. Ils causaient, joyeux sans motif, dans
+cette gloire de vie, dans ce rayonnement radieux du soir; et ils
+regardaient la foule, les hommes lents et les femmes pressées qui
+laissaient derrière elles une odeur savoureuse et troublante.
+
+Tout à coup un nègre énorme, vêtu de noir, ventru, chamarré de breloques
+sur un gilet de coutil, la face luisante comme si elle eût été cirée,
+passa devant eux, avec un air de triomphe. Il riait aux vendeurs de
+journaux, il riait au ciel éclatant, il riait à Paris entier. Il était
+si grand qu'il dépassait toutes les têtes; et, derrière lui, tous les
+badauds se retournaient pour le contempler de dos.
+
+Mais soudain il aperçut les officiers, et, culbutant les buveurs, il
+s'élança. Dès qu'il fut devant leur table, il planta sur eux ses yeux
+luisants et ravis, et les coins de sa bouche lui montèrent jusqu'aux
+oreilles, découvrant ses dents blanches, claires comme un croissant de
+lune dans un ciel noir. Les deux hommes, stupéfaits, contemplaient ce
+géant d'ébène, sans rien comprendre à sa gaieté.
+
+Et il s'écria, d'une voix qui fit rire toutes les tables:
+
+--Bonjou, mon lieutenant.
+
+Un des officiers était chef de bataillon, l'autre colonel. Le premier
+dit:
+
+--Je ne vous connais pas, monsieur; j'ignore ce que vous me voulez.
+
+Le nègre reprit:
+
+--Moi aimé beaucoup toi, lieutenant Védié, siège Bézi, beaucoup raisin,
+cherché moi.
+
+L'officier, tout à fait éperdu, regardait fixement l'homme, cherchant au
+fond de ses souvenirs; mais brusquement il s'écria:
+
+--Tombouctou?
+
+Le nègre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un rire d'une
+invraisemblable violence et beuglant:
+
+--Si, si, ya, mon lieutenant, reconné Tombouctou, ya, bonjou.
+
+Le commandant lui tendit la main en riant lui-même de tout son cœur.
+Alors Tombouctou redevint grave. Il saisit la main de l'officier, et, si
+vite que l'autre ne put l'empêcher, il la baisa, selon la coutume nègre
+et arabe. Confus, le militaire lui dit d'une voix sévère:
+
+--Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique. Assieds-toi là et
+dis-moi comment je te trouve ici.
+
+Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant il parlait vite:
+
+--Gagné beaucoup d'agent, beaucoup, grand'estaurant, bon mangé,
+Prussiens, moi, beaucoup volé, beaucoup, cuisine française, Tombouctou,
+cuisinié de l'Empéeu, deux cent mille francs à moi. Ah! ah! ah! ah!
+
+Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le regard.
+
+Quand l'officier, qui comprenait son étrange langage, l'eut interrogé
+quelque temps, il lui dit:
+
+--Eh bien, au revoir, Tombouctou; à bientôt.
+
+Le nègre aussitôt se leva, serra, cette fois, la main qu'on lui tendait,
+et, riant toujours, cria:
+
+--Bonjou, bonjou, mon lieutenant!
+
+Il s'en alla, si content, qu'il gesticulait en marchant, et qu'on le
+prenait pour un fou.
+
+Le colonel demanda:
+
+--Qu'est-ce que cette brute?
+
+--Un brave garçon et un brave soldat: Je vais vous dire ce que je sais
+de lui; c'est assez drôle.
+
+ * * * * *
+
+Vous savez qu'au commencement de la guerre de 1870 je fus enfermé dans
+Bézières, que ce nègre appelle Bézi. Nous n'étions point assiégés, mais
+bloqués. Les lignes prussiennes nous entouraient de partout, hors de
+portée des canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant
+peu à peu.
+
+J'étais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait composée de troupes
+de toute nature, débris de régiments écharpés, fuyards, maraudeurs
+séparés des corps d'armée. Nous avions de tout enfin, même onze turcos
+arrivés un soir on ne sait comment, on ne sait par où. Ils s'étaient
+présentés aux portes de la ville, harassés, déguenillés, affamés et
+saouls. On me les donna.
+
+Je reconnus bientôt qu'ils étaient rebelles à toute discipline, toujours
+dehors et toujours gris. J'essayai de la salle de police, même de la
+prison, rien n'y fit. Mes hommes disparaissaient des jours entiers,
+comme s'ils se fussent enfoncés sous terre, puis reparaissaient ivres à
+tomber. Ils n'avaient pas d'argent. Où buvaient-ils? Et comment, et avec
+quoi?
+
+Cela commençait à m'intriguer vivement, d'autant plus que ces sauvages
+m'intéressaient avec leur rire éternel et leur caractère de grands
+enfants espiègles.
+
+Je m'aperçus alors qu'ils obéissaient aveuglément au plus grand d'eux
+tous, celui que vous venez de voir. Il les gouvernait à son gré,
+préparait leurs mystérieuses entreprises en chef tout-puissant et
+incontesté. Je le fis venir chez moi et je l'interrogeai. Notre
+conversation dura bien trois heures, tant j'avais de peine à pénétrer
+son surprenant charabia. Quant à lui, le pauvre diable, il faisait des
+efforts inouïs pour être compris, inventait des mots, gesticulait, suait
+de peine, s'essuyait le front, soufflait, s'arrêtait et repartait
+brusquement quand il croyait avoir trouvé un nouveau moyen de
+s'expliquer.
+
+Je devinai enfin qu'il était fils d'un grand chef, d'une sorte de roi
+nègre des environs de Tombouctou. Je lui demandai son nom. Il répondit
+quelque chose comme Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus
+simple de lui donner le nom de son pays: «Tombouctou». Et, huit jours
+plus tard, toute la garnison ne le nommait plus autrement.
+
+Mais une envie folle nous tenait de savoir où cet ex-prince africain
+trouvait à boire. Je le découvris d'une singulière façon.
+
+J'étais un matin sur les remparts, étudiant l'horizon, quand j'aperçus
+dans une vigne quelque chose qui remuait. On arrivait au temps des
+vendanges, les raisins étaient mûrs, mais je ne songeais guère à cela.
+Je pensai qu'un espion s'approchait de la ville, et j'organisai une
+expédition complète pour saisir le rôdeur. Je pris moi-même le
+commandement, après avoir obtenu l'autorisation du général.
+
+J'avais fait sortir, par trois portes différentes, trois petites troupes
+qui devaient se rejoindre auprès de la vigne suspecte et la cerner. Pour
+couper la retraite à l'espion, un de ces détachements avait à faire une
+marche d'une heure au moins. Un homme resté en observation sur les murs
+m'indiqua par signe que l'être aperçu n'avait point quitté le champ.
+Nous allions en grand silence, rampant, presque couchés dans les
+ornières. Enfin, nous touchons au point désigné; je déploie brusquement
+mes soldats, qui s'élancent dans la vigne, et trouvent... Tombouctou
+voyageant à quatre pattes au milieu des ceps et mangeant du raisin, ou
+plutôt happant du raisin comme un chien qui mange sa soupe, à pleine
+bouche, à la plante même, en arrachant la grappe d'un coup de dent.
+
+Je voulus le faire relever; il n'y fallait pas songer, et je compris
+alors pourquoi il se traînait ainsi sur les mains et sur les genoux. Dès
+qu'on l'eût planté sur ses jambes, il oscilla quelques secondes, tendit
+les bras et s'abattit sur le nez. Il était gris comme je n'ai jamais vu
+un homme être gris.
+
+On le rapporta sur deux échalas. Il ne cessa de rire tout le long de la
+route en gesticulant des bras et des jambes.
+
+C'était là tout le mystère. Mes gaillards buvaient au raisin lui-même.
+Puis, lorsqu'ils étaient saouls à ne plus bouger, ils dormaient sur
+place.
+
+Quant à Tombouctou, son amour de la vigne passait toute croyance et
+toute mesure. Il vivait là-dedans à la façon des grives, qu'il haïssait
+d'ailleurs d'une haine de rival jaloux. Il répétait sans cesse:
+
+--Les gives mangé tout le raisin, capules!
+
+ * * * * *
+
+Un soir on vint me chercher. On apercevait par la plaine quelque chose
+arrivant vers nous. Je n'avais point pris ma lunette, et je distinguais
+fort mal. On eût dit un grand serpent qui se déroulait, un convoi, que
+sais-je?
+
+J'envoyai quelques hommes au-devant de cette étrange caravane qui fit
+bientôt son entrée triomphale. Tombouctou et neuf de ses compagnons
+portaient sur une sorte d'autel, fait avec des chaises de campagne, huit
+têtes coupées, sanglantes et grimaçantes. Le dixième turco traînait un
+cheval à la queue duquel un autre était attaché et six autres bêtes
+suivaient encore, retenues de la même façon.
+
+Voici ce que j'appris. Étant partis aux vignes, mes Africains avaient
+aperçu tout à coup un détachement prussien s'approchant d'un village. Au
+lieu de fuir, ils s'étaient cachés; puis, lorsque les officiers eurent
+mis pied à terre devant une auberge pour se rafraîchir, les onze
+gaillards s'élancèrent, mirent en fuite les uhlans qui se crurent
+attaqués, tuèrent les deux sentinelles, plus le colonel et les cinq
+officiers de son escorte.
+
+Ce jour-là, j'embrassai Tombouctou. Mais je m'aperçus qu'il marchait,
+avec peine. Je le crus blessé; il se mit à rire et me dit:
+
+--Moi, povisions pou pays.
+
+C'est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour l'honneur, mais
+bien pour le gain. Tout ce qu'il trouvait, tout ce qui lui paraissait
+avoir une valeur quelconque, tout ce qui brillait surtout, il le
+plongeait dans sa poche! Quelle poche! un gouffre qui commençait à la
+hanche et finissait aux chevilles. Ayant retenu un terme de troupier, il
+l'appelait sa «profonde», et c'était sa profonde, en effet!
+
+Donc il avait détaché l'or des uniformes-prussiens, le cuivre des
+casques, les boutons, etc., et jeté le tout dans sa «profonde» qui
+était pleine à déborder.
+
+Chaque jour, il précipitait là-dedans tout objet luisant qui lui tombait
+sous les yeux, morceaux d'étain ou pièces d'argent, ce qui lui donnait
+parfois une tournure infiniment drôle.
+
+Il comptait remporter cela au pays des autruches, dont il semblait bien
+frère, ce fils de roi torturé par ce besoin d'engloutir les corps
+brillants. S'il n'avait pas eu sa profonde, qu'aurait-il fait? Il les
+aurait sans doute avalés.
+
+Chaque matin sa poche était vide. Il avait donc un magasin général où
+s'entassaient ses richesses. Mais où? Je ne l'ai pu découvrir.
+
+Le général, prévenu du haut fait de Tombouctou, fit bien vite enterrer
+les corps demeurés au village voisin, pour qu'on ne découvrît point
+qu'ils avaient été décapités. Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le
+maire et sept habitants notables furent fusillés sur-le-champ, par
+représailles, comme ayant dénoncé la présence des Allemands.
+
+ * * * * *
+
+L'hiver était venu. Nous étions harassés et désespérés. On se battait
+maintenant tous les jours. Les hommes affamés ne marchaient plus. Seuls
+les huit turcos (trois avaient été tués) demeuraient gras et luisants,
+vigoureux et toujours prêts à se battre. Tombouctou engraissait même. Il
+me dit un jour:
+
+--Toi beaucoup faim, moi bon viande.
+
+Et il m'apporta en effet un excellent filet. Mais de quoi? Nous n'avions
+plus ni bœufs, ni moutons, ni chèvres, ni ânes, ni porcs. Il était
+impossible de se procurer du cheval, je réfléchis à tout cela après
+avoir dévoré ma viande. Alors une pensée horrible me vint. Ces nègres
+étaient nés bien près du pays où l'on mange des hommes! Et chaque jour
+tant de soldats tombaient autour de la ville! J'interrogeai Tombouctou.
+Il ne voulut pas répondre. Je n'insistai point, mais je refusai
+désormais ses présents.
+
+Il m'adorait. Une nuit, la neige nous surprit aux avant-postes. Nous
+étions assis par terre. Je regardais avec pitié les pauvres nègres
+grelottant sous cette poussière blanche et glacée. Comme j'avais grand
+froid, je me mis à tousser. Je sentis aussitôt quelque chose s'abattre
+sur moi, comme une grande et chaude couverture. C'était le manteau de
+Tombouctou qu'il me jetait sur les épaules.
+
+Je me levai et, lui rendant son vêtement:
+
+--Garde ça, mon garçon; tu en as plus besoin que moi.
+
+Il répondit:
+
+--Non, mon lieutenant, pou toi, moi pas besoin, moi chaud, chaud.
+
+Et il me contemplait avec des yeux suppliants.
+
+Je repris:
+
+--Allons, obéis, garde ton manteau, je le veux.
+
+Le nègre alors se leva, tira son sabre qu'il savait rendre coupant comme
+une faulx, et tenant de l'autre main sa large capote que je refusais:
+
+--Si toi pas gadé manteau moi coupé; pésonne manteau.
+
+Il l'aurait fait. Je cédai.
+
+ * * * * *
+
+Huit jours plus tard, nous avions capitulé. Quelques-uns d'entre nous
+avaient pu s'enfuir. Les autres allaient sortir de la ville et se rendre
+aux vainqueurs.
+
+Je me dirigeais vers la place d'Armes où nous devions nous réunir, quand
+je demeurai stupide d'étonnement devant un nègre géant vêtu de coutil
+blanc et coiffé d'un chapeau de paille. C'était Tombouctou. Il semblait
+radieux et se promenait, les mains dans ses poches, devant une petite
+boutique où l'on voyait en montre deux assiettes et deux verres.
+
+Je lui dis:
+
+--Qu'est-ce que tu fais?
+
+Il répondit:
+
+--Moi pas pati, moi bon cuisinié, moi fait mangé colonel, Algéie; moi
+mangé Pussiens, beaucoup volé, beaucoup.
+
+Il gelait à dix degrés. Je grelottais devant ce nègre en coutil. Alors
+il me prit par le bras et me fit entrer. J'aperçus une enseigne
+démesurée qu'il allait pendre devant sa porte sitôt que nous serions
+partis, car il avait quelque pudeur.
+
+Et je lus, tracé par la main de quelque complice, cet appel:
+
+CUISINE MILITAIRE DE M. TOMBOUCTOU
+
+ANCIEN CUISINIER DE S. M. L'EMPEREUR
+
+_Artiste de Paris.--Prix modérés._
+
+Malgré le désespoir qui me rongeait le cœur, je ne pus m'empêcher de
+rire, et je laissai mon nègre à son nouveau commerce.
+
+Cela ne valait-il pas mieux que de le faire emmener prisonnier?
+
+Vous venez de voir qu'il a réussi, le gaillard.
+
+Bézières, aujourd'hui, appartient à l'Allemagne. Le restaurant
+Tombouctou est un commencement de revanche.
+
+
+
+
+UN DUEL
+
+
+La guerre était finie; les Allemands occupaient la France; le pays
+palpitait comme un lutteur vaincu tombé sous le genou du vainqueur.
+
+De Paris affolé, affamé, désespéré, les premiers trains sortaient,
+allant aux frontières nouvelles, traversant avec lenteur les campagnes
+et les villages. Les premiers voyageurs regardaient par les portières
+les plaines ruinées et les hameaux incendiés. Devant les portes des
+maisons restées debout, des soldats prussiens, coiffés du casque noir à
+la pointe de cuivre, fumaient leur pipe, à cheval sur des chaises.
+D'autres travaillaient ou causaient comme s'ils eussent fait partie des
+familles. Quand on passait les villes, on voyait des régiments entiers
+manœuvrant sur les places, et, malgré le bruit des roues, les
+commandements rauques arrivaient par instants.
+
+M. Dubuis, qui avait fait partie de la garde nationale de Paris pendant
+toute la durée du siège, allait rejoindre en Suisse sa femme et sa
+fille, envoyées par prudence à l'étranger, avant l'invasion.
+
+La famine et les fatigues n'avaient point diminué son gros ventre de
+marchand riche et pacifique. Il avait subi les événements terribles avec
+une résignation désolée et des phrases amères sur la sauvagerie des
+hommes. Maintenant qu'il gagnait la frontière, la guerre finie, il
+voyait pour la première fois des Prussiens, bien qu'il eût fait son
+devoir sur les remparts et monté bien des gardes par les nuits froides.
+
+Il regardait avec une terreur irritée ces hommes armés et barbus
+installés comme chez eux sur la terre de France, et il se sentait à
+l'âme une sorte de fièvre de patriotisme impuissant, en même temps que
+ce grand besoin, que cet instinct nouveau de prudence qui ne nous a plus
+quittés.
+
+Dans son compartiment, deux Anglais, venus pour voir, regardaient de
+leurs yeux tranquilles et curieux. Ils étaient gros aussi tous deux et
+causaient en leur langue, parcourant parfois leur guide, qu'ils lisaient
+à haute voix en cherchant à bien reconnaître les lieux indiqués.
+
+Tout à coup, le train s'étant arrêté à la gare d'une petite ville, un
+officier prussien monta avec son grand bruit de sabre sur le double
+marche-pied du wagon. Il était grand, serré dans son uniforme et barbu
+jusqu'aux yeux. Son poil roux semblait flamber, et ses longues
+moustaches, plus pâles, s'élançaient des deux côtés du visage, qu'elles
+coupaient en travers.
+
+Les Anglais aussitôt se mirent à le contempler avec des sourires de
+curiosité satisfaite, tandis que M. Dubuis faisait semblant de lire un
+journal. Il se tenait blotti dans son coin, comme un voleur en face d'un
+gendarme.
+
+Le train se remit en marche. Les Anglais continuaient à causer, à
+chercher les lieux précis des batailles; et soudain, comme l'un d'eux
+tendait le bras vers l'horizon en indiquant un village, l'officier
+prussien prononça en français, en étendant ses longues jambes et se
+renversant sur le dos:
+
+--Ché tué touze Français tans ce fillage. Ché bris plus te cent
+brisonniers.
+
+Les Anglais, tout à fait intéressés, demandèrent aussitôt:
+
+--Aoh! comment s'appelé, cette village?
+
+Le Prussien répondit: «Pharsbourg.»
+
+Il reprit:
+
+--Ché bris ces bolissons de Français par les oreilles.
+
+Et il regardait M. Dubuis en riant orgueilleusement dans son poil.
+
+Le train roulait, traversant toujours des hameaux occupés. On voyait les
+soldats allemands le long des routes, au bord des champs, debout au coin
+des barrières, ou causant devant les cafés. Ils couvraient la terre
+comme les sauterelles d'Afrique.
+
+L'officier tendit la main:
+
+--Si c'hafrais le gommandement, ch'aurais bris Paris, et brûlé tout, et
+tué tout le monde. Blus de France!
+
+Les Anglais, par politesse, répondirent simplement:
+
+--Aoh! yes.
+
+Il continua:
+
+--Tans vingt ans, toute l'Europe, toute, abartiendra à nous. La Brusse
+blus forte que tous.
+
+Les Anglais, inquiets, ne répondaient plus. Leurs faces, devenues
+impassibles, semblaient de cire entre leurs longs favoris. Alors
+l'officier prussien se mit à rire. Et, toujours renversé sur le dos, il
+blagua. Il blaguait la France écrasée, insultait les ennemis à terre; il
+blaguait l'Autriche, vaincue naguère; il blaguait la défense acharnée
+et impuissante des départements; il blaguait les mobiles, l'artillerie
+inutile. Il annonça que Bismarck allait bâtir une ville de fer avec les
+canons capturés. Et soudain il mit ses bottes contre la cuisse de M.
+Dubuis qui détournait les yeux, rouge jusqu'aux oreilles.
+
+Les Anglais semblaient devenus indifférents, tout comme s'ils s'étaient
+trouvés brusquement renfermés dans leur île, loin des bruits du monde.
+
+L'officier tira sa pipe et, regardant fixement le Français:
+
+--Vous n'auriez bas de tabac?
+
+M. Dubuis répondit:
+
+--Non, monsieur!
+
+L'Allemand reprit:
+
+--Je fous brie t'aller en acheter gand le gonvoi s'arrêtera.
+
+Et il se mit à rire de nouveau:
+
+--Je vous tonnerai un bourboire.
+
+Le train siffla, ralentissant sa marche. On passait devant les bâtiments
+incendiés d'une gare; puis on s'arrêta tout à fait.
+
+L'Allemand ouvrit la portière et, prenant par le bras M. Dubuis:
+
+--Allez faire ma gommission, fite, fite!
+
+Un détachement prussien occupait la station. D'autres soldats
+regardaient, debout, le long des grilles de bois. La machine déjà
+sifflait pour repartir. Alors, brusquement, M. Dubuis s'élança sur le
+quai et, malgré les gestes du chef de gare, il se précipita dans le
+compartiment voisin.
+
+Il était seul! Il ouvrit son gilet, tant son cœur battait, et il
+s'essuya le front, haletant.
+
+Le train s'arrêta de nouveau dans une station. Et tout à coup l'officier
+parut à la portière et monta, suivi bientôt des deux Anglais que la
+curiosité poussait. L'Allemand s'assit en face du Français et, riant
+toujours:
+
+--Fous n'afez pas foulu faire ma gommission.
+
+M. Dubuis répondit:
+
+--Non, monsieur!
+
+Le train venait de repartir.
+
+L'officier dit:
+
+--Che fais gouper fotre moustache pour bourrer ma pipe.
+
+Et il avança la main vers la figure de son voisin.
+
+Les Anglais, toujours impassibles, regardaient de leurs yeux fixes.
+
+Déjà, l'Allemand avait pris une pincée de poils et tirait dessus, quand
+M. Dubuis, d'un revers de main, lui releva le bras et, le saisissant au
+collet, le rejeta sur la banquette. Puis, fou de colère, les tempes
+gonflées, les yeux pleins de sang, l'étranglant toujours d'un main, il
+se mit avec l'autre, fermée, à lui taper furieusement des coups de poing
+par la figure. Le Prussien se débattait, tâchait de tirer son sabre,
+d'étreindre son adversaire couché sur lui. Mais M. Dubuis l'écrasait du
+poids énorme de son ventre, et tapait, tapait sans repos, sans prendre
+haleine, sans savoir où tombaient ses coups. Le sang coulait;
+l'Allemand, étranglé, râlait, crachait ses dents, essayait, mais en
+vain, de rejeter ce gros homme exaspéré, qui l'assommait.
+
+Les Anglais s'étaient levés et rapprochés pour mieux voir. Ils se
+tenaient debout, pleins de joie et de curiosité, prêts à parier pour ou
+contre chacun des combattants.
+
+Et soudain M. Dubuis, épuisé par un pareil effort, se releva et se
+rassit sans dire un mot.
+
+Le Prussien ne se jeta pas sur lui, tant il demeurait effaré, stupide
+d'étonnement et de douleur. Quand il eut repris haleine, il prononça:
+
+--Si fous ne foulez pas me rentre raison avec le bistolet, che vous
+tuerai!
+
+M. Dubuis répondit:
+
+--Quand vous voudrez. Je veux bien.
+
+L'Allemand reprit:
+
+--Foici la ville de Strasbourg, che brendrai deux officiers bour
+témoins, ché le temps avant que le train rebarte.
+
+M. Dubuis, qui soufflait autant que la machine, dit aux Anglais:
+
+--Voulez-vous être mes témoins?
+
+Tous deux répondirent ensemble:
+
+--Aoh! yes!
+
+Et le train s'arrêta.
+
+En une minute, le Prussien avait trouvé deux camarades qui apportèrent
+des pistolets, et on gagna les remparts.
+
+Les Anglais sans cesse tiraient leur montre, pressant le pas, hâtant les
+préparatifs, inquiets de l'heure pour ne point manquer le départ.
+
+M. Dubuis n'avait jamais tenu un pistolet. On le plaça à vingt pas de
+son ennemi. On lui demanda:
+
+--Êtes-vous prêt?
+
+En répondant «oui, monsieur!», il s'aperçut qu'un des Anglais avait
+ouvert son parapluie pour se garantir du soleil.
+
+Une voix commanda:
+
+--Feu!
+
+M. Dubuis tira, au hasard, sans attendre, et il aperçut avec stupeur le
+Prussien, debout en face de lui, qui chancelait, levait les bras et
+tombait raide sur le nez. Il l'avait tué.
+
+Un Anglais cria un «Aoh!» vibrant de joie, de curiosité satisfaite et
+d'impatience heureuse. L'autre, qui tenait toujours sa montre à la main,
+saisit M. Dubuis par le bras, et l'entraîna, au pas gymnastique, vers la
+gare.
+
+Le premier Anglais marquait le pas, tout en courant, les poings fermés,
+les coudes au corps.
+
+--Une, deux! une, deux!
+
+Et tous trois de front trottaient, malgré leurs ventres, comme trois
+grotesques d'un journal pour rire.
+
+Le train partait. Ils sautèrent dans leur voiture. Alors, les Anglais,
+ôtant leurs toques de voyage, les levèrent en les agitant, puis, trois
+fois de suite, ils crièrent.
+
+--Hip, hip, hip, hurrah!
+
+Puis ils tendirent gravement, l'un après l'autre, la main droite à M.
+Dubuis, et ils retournèrent s'asseoir côte à côte dans leur coin.
+
+
+
+
+MES 25 JOURS
+
+
+Je venais de prendre possession de ma chambre d'hôtel, case étroite,
+entre deux cloisons de papier qui laissent passer tous les bruits des
+voisins; et je commençais à ranger dans l'armoire à glace mes vêtements
+et mon linge quand j'ouvris le tiroir qui se trouve au milieu de ce
+meuble. J'aperçus aussitôt un cahier de papier roulé. L'ayant déplié, je
+l'ouvris et je lus ce titre:
+
+_Mes vingt-cinq jours._
+
+C'était le journal d'un baigneur, du dernier occupant de ma cabine,
+oublié là à l'heure du départ.
+
+Ces notes peuvent être de quelque intérêt pour les gens sages et bien
+portants qui ne quittent jamais leur demeure. C'est pour eux que je les
+transcris ici sans en changer une lettre.
+
+ * * * * *
+
+_Châtel-Guyon, 15 juillet._
+
+Au premier coup d'œil, il n'est pas gai, ce pays. Donc, je vais y passer
+vingt-cinq jours pour soigner mon foie, mon estomac et maigrir un peu.
+Les vingt-cinq jours d'un baigneur ressemblent beaucoup aux vingt-huit
+jours d'un réserviste; ils ne sont faits que de corvées, de dures
+corvées. Aujourd'hui, rien encore, je me suis installé, j'ai fait
+connaissance avec les lieux et avec le médecin. Châtel-Guyon se compose
+d'un ruisseau où coule de l'eau jaune, entre plusieurs mamelons, où sont
+plantés un casino, des maisons et des croix de pierre.
+
+Au bord du ruisseau, au fond du vallon, on voit un bâtiment carré
+entouré d'un petit jardin; c'est l'établissement de bains. Des gens
+tristes errent autour de cette bâtisse: les malades. Un grand silence
+règne dans les allées ombragées d'arbres, car ce n'est pas ici une
+station de plaisir, mais une vraie station de santé; on s'y soigne avec
+conviction; et on y guérit, paraît-il.
+
+Des gens compétents affirment même que les sources minérales y font de
+vrais miracles. Cependant aucun _ex-voto_ n'est suspendu autour du
+bureau du caissier.
+
+De temps en temps, un monsieur ou une dame s'approche d'un kiosque,
+coiffé d'ardoises, qui abrite une femme de mine souriante et douce, et
+une source qui bouillonne dans une vasque de ciment. Pas un mot n'est
+échangé entre le malade et la gardienne de l'eau guérisseuse. Celle-ci
+tend à l'arrivant un petit verre où tremblotent des bulles d'air dans le
+liquide transparent. L'autre boit et s'éloigne d'un pas grave, pour
+reprendre sous les arbres sa promenade interrompue.
+
+Aucun bruit dans ce petit parc, aucun souffle d'air dans les feuilles,
+aucune voix ne passe dans ce silence. On devrait écrire à l'entrée du
+pays: «Ici on ne rit plus, on se soigne.»
+
+Les gens qui causent ressemblent à des muets qui ouvriraient la bouche
+pour simuler des sons, tant ils ont peur de laisser s'échapper leur
+voix.
+
+Dans l'hôtel, même silence. C'est un grand hôtel où l'on dîne avec
+gravité entre gens comme il faut qui n'ont rien à se dire. Leurs
+manières révèlent le savoir-vivre, et leurs visages reflètent la
+conviction d'une supériorité dont il serait peut-être difficile à
+quelques-uns de donner des preuves effectives.
+
+A deux heures, je fais l'ascension du Casino, petite cabane de bois
+perchée sur un monticule où l'on grimpe par des sentiers de chèvre. Mais
+la vue, de là-haut, est admirable. Châtel-Guyon se trouve placé dans un
+vallon très étroit, juste entre la plaine et la montagne. J'aperçois
+donc à gauche les premières grandes vagues des monts auvergnats couverts
+de bois, et montrant, par places, de grandes taches grises, leurs durs
+ossements de laves, car nous sommes au pied des anciens volcans. A
+droite, par l'étroite échancrure du vallon, je découvre une plaine
+infinie comme la mer noyée dans une brume bleuâtre qui laisse seulement
+deviner les villages, les villes, les champs jaunes de blé mûr et les
+carrés verts des prairies ombragés de pommiers. C'est la Limagne immense
+et plate, toujours enveloppée dans un léger voile de vapeurs.
+
+ * * * * *
+
+Le soir est venu. Et maintenant, après avoir dîné solitaire, j'écris ces
+lignes auprès de ma fenêtre ouverte. J'entends là-bas, en face, le petit
+orchestre du Casino qui joue des airs, comme un oiseau fou qui
+chanterait, tout seul, dans le désert.
+
+Un chien aboie de temps en temps. Ce grand calme fait du bien. Bonsoir.
+
+ * * * * *
+
+_16 juillet._--Rien. J'ai pris un bain, plus une douche. J'ai bu trois
+verres d'eau et j'ai marché dans les allées du parc, un quart d'heure
+entre chaque verre, plus une demi-heure après le dernier. J'ai commencé
+mes vingt-cinq jours.
+
+_17 juillet._--Remarqué deux jolies femmes mystérieuses qui prennent
+leurs bains et leurs repas après tout le monde.
+
+_18 juillet._--Rien.
+
+_19 juillet._--Revu les deux jolies femmes. Elles ont du chic et un
+petit air je ne sais quoi qui me plaît beaucoup.
+
+_20 juillet._--Longue promenade dans un charmant vallon boisé jusqu'à
+l'Ermitage de Sans-Souci. Ce pays est délicieux, bien que triste, mais
+si calme, si doux, si vert. On rencontre par les chemins de montagne les
+voitures étroites chargées de foin que deux vaches traînent d'un pas
+lent, ou retiennent dans les descentes, avec un grand effort de leurs
+têtes liées ensemble. Un homme coiffé d'un grand chapeau noir les dirige
+avec une mince baguette en les touchant au flanc ou sur le front: et
+souvent d'un simple geste, d'un geste énergique et grave, il les arrête
+brusquement quand la charge trop lourde précipite leur marche dans les
+descentes trop dures.
+
+L'air est bon à boire dans ces vallons. Et s'il fait très chaud, la
+poussière porte une légère et vague odeur de vanille et d'étable; car
+tant de vaches passent sur ces routes qu'elles y laissent partout un peu
+d'elles. Et cette odeur est un parfum, alors qu'elle serait une
+puanteur, venue d'autres animaux.
+
+_21 juillet._--Excursion au vallon d'Enval. C'est une gorge étroite
+enfermée en des rochers superbes au pied même de la montagne. Un
+ruisseau coule au milieu des rocs amoncelés.
+
+Comme j'arrivais au fond de ce ravin, j'entendis des voix de femmes, et
+j'aperçus bientôt les deux dames mystérieuses de mon hôtel, qui
+causaient assises sur une pierre.
+
+L'occasion me parut bonne et je me présentai sans hésitation. Mes
+ouvertures furent reçues sans embarras. Nous avons fait route ensemble
+pour revenir. Et nous avons parlé de Paris; elles connaissent,
+paraît-il, beaucoup de gens que je connais aussi. Qui est-ce?
+
+Je les reverrai demain. Rien de plus amusant que ces rencontres-là.
+
+_22 juillet._--Journée passée presque entière avec les deux inconnues.
+Elles sont, ma foi, fort jolies, l'une brune et l'autre blonde. Elles
+se disent veuves. Hum?...
+
+Je leur ai proposé de les conduire à Royat demain, et elles ont accepté.
+
+Châtel-Guyon est moins triste que je n'avais pensé en arrivant.
+
+_23 juillet._--Journée passée à Royat. Royat est un pâté d'hôtels au
+fond d'une vallée, à la porte de Clermont-Ferrand. Beaucoup de monde.
+Grand parc plein de mouvement. Superbe vue du Puy-de-Dôme aperçu au bout
+d'une perspective de vallons.
+
+On s'occupe beaucoup de mes compagnes, ce qui me flatte. L'homme qui
+escorte une jolie femme se croit toujours coiffé d'une auréole; à plus
+forte raison celui qui passe, entre deux jolies femmes. Rien ne plaît
+autant que de dîner dans un restaurant bien fréquenté, avec une amie que
+tout le monde regarde; et rien d'ailleurs n'est plus propre à poser un
+homme dans l'estime de ses voisins.
+
+Aller au Bois, traîné par une rosse, ou sortir sur le boulevard, escorté
+par un laideron, sont les deux accidents les plus humiliants qui
+puissent frapper un cœur délicat, préoccupé de l'opinion des autres. De
+tous les luxes, la femme est le plus rare et le plus distingué, elle est
+celui qui coûte le plus cher, et qu'on nous envie le plus; elle est
+donc aussi celui que nous devons aimer le mieux à étaler sous les yeux
+jaloux du public.
+
+Montrer au monde une jolie femme à son bras, c'est exciter, d'un seul
+coup, toutes les jalousies; c'est dire:--Voyez, je suis riche, puisque
+je possède cet objet rare et coûteux; j'ai du goût, puisque j'ai su
+trouver cette perle; peut-être même en suis-je aimé, à moins que je ne
+sois trompé par elle, ce qui prouverait encore que d'autres aussi la
+jugent charmante.
+
+Mais quelle honte que de promener par la ville une femme laide!
+
+Et que de choses humiliantes cela laisse entendre!
+
+En principe, on la suppose votre femme légitime, car comment admettre
+qu'on possède une vilaine maîtresse? Une vraie femme peut être
+disgracieuse, mais sa laideur signifie alors mille choses désagréables
+pour vous. On vous croit d'abord notaire ou magistrat, ces deux
+professions ayant le monopole des épouses grotesques et bien dotées. Or,
+n'est-ce point pénible pour un homme? Et puis cela semble crier au
+public que vous avez l'odieux courage et même l'obligation légale de
+caresser cette face ridicule et ce corps mal bâti, et que vous aurez
+sans doute l'impudeur de rendre mère cet être peu désirable, ce qui est
+bien le comble du ridicule.
+
+_24 juillet._--Je ne quitte plus les deux veuves inconnues que je
+commence à bien connaître. Ce pays est délicieux et notre hôtel
+excellent. Bonne saison. Le traitement me fait un bien infini.
+
+_25 juillet._--Promenade en landau au lac de Tazenat. Partie exquise et
+inattendue, décidée en déjeunant. Départ brusque en sortant de table.
+Après une longue route dans les montagnes, nous apercevons soudain un
+admirable petit lac, tout rond, tout bleu, clair comme du verre, et gîté
+dans le fond d'un ancien cratère. Un côté de cette cuve immense est
+aride, l'autre est boisé. Au milieu des arbres une maisonnette où dort
+un homme aimable et spirituel, un sage qui passe ses jours dans ce lieu
+virgilien. Il nous ouvre sa demeure. Une idée me vient. Je crie: Si on
+se baignait!... «Oui, dit-on, mais... des costumes!»
+
+--Bah! nous sommes au désert.
+
+Et on se baigne--.....--!
+
+Si j'étais poète, comme je dirais cette vision inoubliable des corps
+jeunes et nus dans la transparence de l'eau! La côte inclinée et haute
+enferme le lac immobile, luisant et rond comme une pièce d'argent; le
+soleil y verse en pluie sa lumière chaude; et le long des rochers, la
+chair blonde glisse dans l'onde presque invisible où les nageuses
+semblent suspendues. Sur le sable du fond on voit passer l'ombre de
+leurs mouvements!
+
+_26 juillet._--Quelques personnes semblent voir d'un œil choqué et
+mécontent mon intimité rapide avec les deux veuves.
+
+Il existe donc des gens ainsi constitués qu'ils s'imaginent la vie faite
+pour s'embêter. Tout ce qui paraît être amusement devient aussitôt une
+faute de savoir-vivre ou de morale. Pour eux, le devoir a des règles
+inflexibles et mortellement tristes.
+
+Je leur ferai observer avec humilité que le devoir n'est pas le même
+pour les Mormons, les Arabes, les Zoulous, les Anglais ou les Français.
+Et qu'il se trouve des gens fort honnêtes chez tous ces peuples.
+
+Je citerai un seul exemple. Au point de vue des femmes, le devoir
+anglais est fixé à neuf ans, tandis que le devoir français ne commence
+qu'à quinze ans. Quant à moi je prends un peu du devoir de chaque peuple
+et j'en fais un tout comparable à la morale du saint roi Salomon.
+
+_27 juillet._--Bonne nouvelle. J'ai maigri de six cent vingt grammes.
+Excellente, cette eau de Châtel-Guyon! J'emmène les veuves dîner à Riom.
+Triste ville dont l'anagramme constitue un fâcheux voisinage pour des
+sources guérisseuses: Riom, Mori.
+
+_28 juillet._--Patatras! Mes deux veuves ont reçu la visite de deux
+messieurs qui viennent les chercher.--Deux veufs sans doute.--Elles
+partent ce soir. Elles m'ont écrit sur un petit papier.
+
+_29 juillet._--Seul! Longue excursion à pied à l'ancien cratère de la
+Nachère. Vue superbe.
+
+_30 juillet._--Rien.--Je fais le traitement.
+
+_31 juillet._--Dito. Dito.
+
+Ce joli pays est plein de ruisseaux infects. Je signale à la
+municipalité si négligente l'abominable cloaque qui empoisonne la route
+en face du grand hôtel. On y jette tous les débris de cuisine de cet
+établissement. C'est là un bon foyer de choléra.
+
+_1er août._--Rien. Le traitement.
+
+_2 août._--Admirable promenade à Châteauneuf, station de rhumatisants où
+tout le monde boite. Rien de plus drôle que cette population de
+béquillards!
+
+_3 août._--Rien. Le traitement.
+
+_4 août._--Dito. Dito.
+
+_5 août._--Dito. Dito.
+
+_6 août._--Désespoir!... Je viens de me peser. J'ai engraissé de trois
+cent dix grammes. Mais alors?...
+
+_7 août._--Soixante-six kilomètres en voiture dans la montagne. Je ne
+dirai pas le nom du pays par respect pour ses femmes.
+
+On m'avait indiqué cette excursion comme belle et rarement faite. Après
+quatre heures de chemin, j'arrive à un village assez joli, au bord d'une
+rivière, au milieu d'un admirable bois de noyers. Je n'avais pas encore
+vu en Auvergne une forêt de noyers aussi importante.
+
+Elle constitue d'ailleurs toute la richesse du pays, car elle est
+plantée sur le communal. Ce communal, autrefois, n'était qu'une côte nue
+couverte de broussailles. Les autorités essayèrent en vain de le faire
+cultiver; c'est à peine s'il servait à nourrir quelques moutons.
+
+C'est aujourd'hui un superbe bois, grâce aux femmes, et il porte un nom
+bizarre: on le nomme «les péchés de M. le curé».
+
+Or, il faut dire que les femmes de la montagne ont la réputation d'être
+légères, plus légères que dans la plaine. Un garçon qui les rencontre
+leur doit au moins un baiser; et s'il ne prend pas plus, il n'est qu'un
+sot. A penser juste, cette manière de voir est la seule logique et
+raisonnable. Du moment que la femme, qu'elle soit de la ville ou des
+champs, a pour mission naturelle de plaire à l'homme, l'homme doit
+toujours lui prouver qu'elle lui plaît. S'il s'abstient de toute
+démonstration, cela signifie donc qu'il la trouve laide; c'est presque
+injurieux pour elle. Si j'étais femme, je ne recevrais pas une seconde
+fois un homme qui ne m'aurait point manqué de respect à notre première
+rencontre, car j'estimerais qu'il a manqué d'égards pour ma beauté, pour
+mon charme, et pour ma qualité de femme.
+
+Donc les garçons du village X... prouvaient souvent aux femmes du pays
+qu'ils les trouvaient de leur goût, et le curé ne pouvant parvenir à
+empêcher ces démonstrations aussi galantes que naturelles, résolut de
+les autoriser au profit de la prospérité générale. Il imposa donc comme
+pénitence à toute femme qui avait failli de planter un noyer sur le
+communal. Et l'on vit chaque nuit des lanternes errer comme des feux
+follets sur la colline, car les coupables ne tenaient guère à faire en
+plein jour leur pénitence.
+
+En deux ans il n'y eut plus de place sur les terrains appartenant au
+village; et on compte aujourd'hui plus de trois mille arbres magnifiques
+autour du clocher qui sonne les offices dans leur feuillage. Ce sont là
+les péchés de M. le curé.
+
+Puisqu'on cherche tant les moyens de reboiser la France,
+l'administration des forêts ne pourrait-elle s'entendre avec le clergé
+pour employer le procédé qu'inventa cet humble curé?
+
+_7 août._--Traitement.
+
+_8 août._--Je fais mes malles et mes adieux au charmant petit pays
+tranquille et silencieux, à la montagne verte, aux vallons calmes, au
+casino désert d'où l'on voit, toujours voilée de sa brume légère et
+bleuâtre, l'immense plaine de la Limagne.
+
+Je partirai demain matin.
+
+ * * * * *
+
+Le manuscrit s'arrêtait là. Je n'y veux rien ajouter, mes impressions
+sur le pays n'ayant pas été tout à fait les mêmes que celles de mon
+prédécesseur. Car je n'y ai pas trouvé les deux veuves!
+
+
+
+
+LA MORTE
+
+
+Je l'avais aimée éperdument! Pourquoi aime-t-on? Est-ce bizarre de ne
+plus voir dans le monde qu'un être, de n'avoir plus dans l'esprit qu'une
+pensée, dans le cœur qu'un désir, et dans la bouche qu'un nom: un nom
+qui monte incessamment, qui monte, comme l'eau d'une source, des
+profondeurs de l'âme, qui monte aux lèvres, et qu'on dit, qu'on redit,
+qu'on murmure sans cesse, partout, ainsi qu'une prière.
+
+Je ne conterai point notre histoire. L'amour n'en a qu'une, toujours la
+même. Je l'avais rencontrée et aimée. Voilà tout. Et j'avais vécu
+pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans
+son regard, dans ses robes, dans sa parole, enveloppé, lié, emprisonné
+dans tout ce qui venait d'elle, d'une façon si complète que je ne savais
+plus s'il faisait jour ou nuit, si j'étais mort ou vivant, sur la
+vieille terre ou ailleurs.
+
+Et voilà qu'elle mourut. Comment? Je ne sais pas, je ne sais plus.
+
+Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait.
+Elle toussa pendant une semaine environ et prit le lit.
+
+Que s'est-il passé? Je ne sais plus.
+
+Des médecins venaient, écrivaient, s'en allaient. On apportait des
+remèdes; une femme les lui faisait boire. Ses mains étaient chaudes, son
+front brûlant et humide, son regard brillant et triste. Je lui parlais,
+elle me répondait. Que nous sommes-nous dit? Je ne sais plus. J'ai tout
+oublié, tout, tout! Elle mourut, je me rappelle très bien son petit
+soupir, son petit soupir si faible, le dernier. La garde dit: «Ah!» Je
+compris, je compris!
+
+Je n'ai plus rien su. Rien. Je vis un prêtre qui prononça ce mot: «Votre
+maîtresse». Il me sembla qu'il l'insultait. Puisqu'elle était morte on
+n'avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai. Un autre vint qui
+fut très bon, très doux. Je pleurai quand il me parla d'elle.
+
+On me consulta sur mille choses pour l'enterrement. Je ne sais plus. Je
+me rappelle cependant très bien le cercueil, les coups de marteau quand
+on la cloua dedans. Ah! mon Dieu!
+
+Elle fut enterrée! Enterrée! Elle! dans ce trou! Quelques personnes
+étaient venues, des amies. Je me sauvai. Je courus. Je marchai longtemps
+à travers des rues. Puis je rentrai chez moi. Le lendemain je partis
+pour un voyage.
+
+ * * * * *
+
+Hier, je suis rentré à Paris.
+
+Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles, toute
+cette maison où était resté tout ce qui reste de la vie d'un être après
+sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent que je faillis
+ouvrir la fenêtre et me jeter dans la rue. Ne pouvant plus demeurer au
+milieu de ces choses, de ces murs qui l'avaient enfermée, abritée, et
+qui devaient garder dans leurs imperceptibles fissures mille atomes
+d'elle, de sa chair et de son souffle, je pris mon chapeau, afin de me
+sauver. Tout à coup, au moment d'atteindre la porte, je passai devant la
+grande glace du vestibule qu'elle avait fait poser là pour se voir, des
+pieds à la tête, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toilette
+allait bien, était correcte et jolie, des bottines à la coiffure.
+
+Et je m'arrêtai net en face de ce miroir qui l'avait si souvent
+reflétée. Si souvent, si souvent, qu'il avait dû garder aussi son image.
+
+J'étais là debout, frémissant, les yeux fixés sur le verre, sur le verre
+plat, profond, vide, mais qui l'avait contenue tout entière, possédée
+autant que moi, autant que mon regard passionné. Il me sembla que
+j'aimais cette glace,--je la touchai,--elle était froide! Oh! le
+souvenir! le souvenir! miroir douloureux, miroir brûlant, miroir vivant,
+miroir horrible, qui fait souffrir toutes les tortures! Heureux les
+hommes dont le cœur, comme une glace où glissent et s'effacent les
+reflets, oublie tout ce qu'il a contenu, tout ce qui a passé devant lui,
+tout ce qui s'est contemplé, miré, dans son affection, dans son amour!
+Comme je souffre!
+
+Je sortis et, malgré moi, sans savoir, sans le vouloir, j'allai vers le
+cimetière. Je trouvai sa tombe toute simple, une croix de marbre avec
+ces quelques mots:
+
+«Elle aima, fut aimée, et mourut.»
+
+Elle était là, là-dessous, pourrie! Quelle horreur! Je sanglotais, le
+front sur le sol.
+
+J'y restai longtemps, longtemps. Puis je m'aperçus que le soir venait.
+Alors un désir bizarre, fou, un désir d'amant désespéré s'empara de moi.
+Je voulus passer la nuit près d'elle, dernière nuit, à pleurer sur sa
+tombe. Mais on me verrait, on me chasserait. Comment faire? Je fus
+rusé. Je me levai et me mis à errer dans cette ville des disparus.
+J'allais, j'allais. Comme elle est petite cette ville à côté de l'autre,
+celle où l'on vit! Et pourtant comme ils sont plus nombreux que les
+vivants, ces morts! Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de
+place, pour les quatre générations qui regardent le jour en même temps,
+boivent l'eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain des
+plaines.
+
+Et pour toutes les générations des morts, pour toute l'échelle de
+l'humanité descendue jusqu'à nous, presque rien, un champ, presque rien!
+La terre les reprend, l'oubli les efface. Adieu!
+
+Au bout du cimetière habité, j'aperçus tout à coup le cimetière
+abandonné, celui où les vieux défunts achèvent de se mêler au sol, où
+les croix elles-mêmes pourrissent, où l'on mettra demain les derniers
+venus. Il est plein de roses libres, de cyprès vigoureux et noirs, un
+jardin triste et superbe, nourri de chair humaine.
+
+J'étais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Je m'y cachai
+tout entier, entre ces branches grasses et sombres.
+
+Et j'attendis, cramponné au tronc comme un naufragé sur une épave.
+
+Quand la nuit fut noire, très noire, je quittai mon refuge et me mis à
+marcher doucement, à pas lents, à pas sourds, sur cette terre pleine de
+morts.
+
+J'errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvais pas. Les
+bras étendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes mains, avec
+mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avec ma tête elle-même,
+j'allais sans la trouver. Je touchais, je palpais comme un aveugle qui
+cherche sa route, je palpais des pierres, des croix, des grilles de fer,
+des couronnes de verre, des couronnes de fleurs fanées! Je lisais les
+noms avec mes doigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit!
+quelle nuit! Je ne la retrouvais pas!
+
+Pas de lune! Quelle nuit! J'avais peur, une peur affreuse dans ces
+étroits sentiers, entre deux lignes de tombes! Des tombes! des tombes!
+des tombes! Toujours des tombes! A droite, à gauche, devant moi, autour
+de moi, partout, des tombes! Je m'assis sur une d'elles, car je ne
+pouvais plus marcher tant mes genoux fléchissaient. J'entendais battre
+mon cœur! Et j'entendais autre chose aussi! Quoi? un bruit confus
+innommable! Était-ce dans ma tête affolée, dans la nuit impénétrable, ou
+sous la terre mystérieuse, sous la terre ensemencée de cadavres humains,
+ce bruit? Je regardais autour de moi!
+
+Combien de temps suis-je resté là? Je ne sais pas. J'étais paralysé par
+la terreur, j'étais ivre d'épouvante, prêt à hurler, prêt à mourir.
+
+Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquelle j'étais
+assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l'eût soulevée. D'un
+bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis, oui, je vis la pierre
+que je venais de quitter se dresser toute droite; et le mort apparut, un
+squelette nu qui, de son dos courbé, la rejetait. Je voyais très bien,
+quoique la nuit fût profonde. Sur la croix je pus lire:
+
+«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il
+aimait les siens, fut honnête et bon, et mourut dans la paix du
+Seigneur.»
+
+ * * * * *
+
+Maintenant le mort aussi lisait les choses écrites sur son tombeau. Puis
+il ramassa une pierre dans le chemin, une petite pierre aiguë, et se mit
+à les gratter avec soin, ces choses. Il les effaça tout à fait,
+lentement, regardant de ses yeux vides la place où tout à l'heure elles
+étaient gravées; et, du bout de l'os qui avait été son index, il écrivit
+en lettres lumineuses comme ces lignes qu'on trace aux murs avec le bout
+d'une allumette:
+
+ * * * * *
+
+«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il
+hâta par ses duretés la mort de son père dont il désirait hériter, il
+tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa ses voisins, vola quand
+il le put et mourut misérable.»
+
+ * * * * *
+
+Quand il eut achevé d'écrire, le mort immobile contempla son œuvre. Et
+je m'aperçus, en me retournant, que toutes les tombes étaient ouvertes,
+que tous les cadavres en étaient sortis, que tous avaient effacé les
+mensonges inscrits par les parents sur la pierre funéraire, pour y
+rétablir la vérité.
+
+Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leurs proches,
+haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs,
+envieux, qu'ils avaient volé, trompé, accompli tous les actes honteux,
+tous les actes abominables, ces bons pères, ces épouses fidèles, ces
+fils dévoués, ces jeunes filles chastes, ces commerçants probes, ces
+hommes et ces femmes dits irréprochables.
+
+Ils écrivaient tous en même temps, sur le seuil de leur demeure
+éternelle, la cruelle, la terrible et sainte vérité que tout le monde
+ignore ou feint d'ignorer sur la terre.
+
+Je pensai qu'_elle_ aussi avait dû la tracer sur sa tombe. Et sans peur
+maintenant, courant au milieu des cercueils entr'ouverts, au milieu des
+cadavres, au milieu des squelettes, j'allai vers elle, sûr que je la
+trouverais aussitôt.
+
+Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppé du suaire.
+
+Et sur la croix de marbre où tout à l'heure j'avais lu:
+
+«Elle aima, fut aimée, et mourut.»
+
+J'aperçus:
+
+«Étant sortie un jour pour tromper son amant elle eut froid sous la
+pluie, et mourut.»
+
+Il paraît qu'on me ramassa, inanimé, au jour levant, auprès d'une
+tombe.
+
+
+Saint Denis.--Imp. Ve BOUILLANT et J. DARDAILLON
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La Femme de Paul, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DE PAUL ***
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+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
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+The Project Gutenberg EBook of La Femme de Paul, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: La Femme de Paul
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: December 2, 2009 [EBook #30587]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DE PAUL ***
+
+
+
+
+Produced by Hélène de Mink, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+La Femme de Paul
+
+_OEUVRES COMPLÈTES ILLUSTRÉES_
+
+DE
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+ÉDITION DE LUXE
+
+(_Voir Catalogue à la fin du volume._)
+
+
+
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+La Femme de Paul
+
+ LA FEMME DE PAUL.--LES BIJOUX.
+ UN NORMAND.--AU BOIS.--LE LOUP.--UN FILS.
+ CORRESPONDANCE.--LUI.
+ TOMBOUCTOU.--UN DUEL.--MES 25 JOURS.
+ LA MORTE.
+
+PARIS
+
+_Société d'Éditions Littéraires et Artistiques_
+
+LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
+
+50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50
+
+Tous droits réservés.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES.
+
+
+La Femme de Paul.
+
+Les Bijoux.
+
+Un Normand.
+
+Au Bois.
+
+Le Loup.
+
+Un Fils.
+
+Correspondance.
+
+Lui?
+
+Tombouctou.
+
+Un Duel.
+
+Mes 25 jours.
+
+La Morte.
+
+
+
+
+La Femme de Paul
+
+
+Le restaurant Grillon, ce phalanstère des canotiers, se vidait
+lentement. C'était, devant la porte, un tumulte de cris, d'appels; et
+les grands gaillards en maillot blanc gesticulaient avec des avirons sur
+l'épaule.
+
+Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avec
+précaution dans les yoles, et s'asseyant à la barre, disposaient leurs
+robes, tandis que le maître de l'établissement, un fort garçon à barbe
+rousse, d'une vigueur célèbre, donnait la main aux belles-petites en
+maintenant d'aplomb les frêles embarcations.
+
+Les rameurs prenaient place à leur tour, bras nus et la poitrine bombée,
+posant pour la galerie, une galerie composée de bourgeois endimanchés,
+d'ouvriers et de soldats accoudés sur la balustrade du pont et très
+attentifs à ce spectacle.
+
+Les bateaux, un à un, se détachaient du ponton. Les tireurs se
+penchaient en avant, puis se renversaient d'un mouvement régulier; et,
+sous l'impulsion des longues rames recourbées, les yoles rapides
+glissaient sur la rivière, s'éloignaient, diminuaient, disparaissaient
+enfin sous l'autre pont, celui du chemin de fer, en descendant vers la
+_Grenouillère_.
+
+Un couple seul était resté. Le jeune homme, presque imberbe encore,
+mince, le visage pâle, tenait par la taille sa maîtresse, une petite
+brune maigre avec des allures de sauterelle; et ils se regardaient
+parfois au fond des yeux.
+
+Le patron cria:--«Allons, monsieur Paul, dépêchez-vous.» Et ils
+s'approchèrent.
+
+De tous les clients de la maison, M. Paul était le plus aimé et le plus
+respecté. Il payait bien et régulièrement, tandis que les autres se
+faisaient longtemps tirer l'oreille, à moins qu'ils ne disparussent,
+insolvables. Puis il constituait pour l'établissement une sorte de
+réclame vivante, car son père était sénateur. Et quand un étranger
+demandait:--«Qui est-ce donc ce petit-là, qui en tient si fort pour sa
+donzelle?» quelque habitué répondait à mi-voix, d'un air important et
+mystérieux:--C'est Paul Baron, vous savez? le fils du sénateur.»--Et
+l'autre, invariablement, ne pouvait s'empêcher de dire:--«Le pauvre
+diable! il n'est pas à moitié pincé.»
+
+La mère Grillon, une brave femme, entendue au commerce, appelait le
+jeune homme et sa compagne: «ses deux tourtereaux», et semblait tout
+attendrie par cet amour avantageux pour sa maison.
+
+Le couple s'en venait à petits pas; la yole _Madeleine_ était prête;
+mais, au moment de monter dedans, ils s'embrassèrent, ce qui fit rire le
+public amassé sur le pont. Et M. Paul, prenant ses rames, partit aussi
+pour la Grenouillère.
+
+Quand ils arrivèrent, il allait être trois heures, et le grand café
+flottant regorgeait de monde.
+
+L'immense radeau, couvert d'un toit goudronné que supportent des
+colonnes de bois, est relié à l'île charmante de Croissy par deux
+passerelles dont l'une pénètre au milieu de cet établissement aquatique,
+tandis que l'autre en fait communiquer l'extrémité avec un îlot
+minuscule planté d'un arbre et surnommé le «Pot-à-Fleurs» et, de là,
+gagne la terre auprès du bureau des bains.
+
+M. Paul attacha son embarcation le long de l'établissement, il escalada
+la balustrade du café, puis, prenant les mains de sa maîtresse, il
+l'enleva, et tous deux s'assirent au bout d'une table, face à face.
+
+De l'autre côté du fleuve, sur le chemin de halage, une longue file
+d'équipages s'alignait. Les fiacres alternaient avec de fines voitures
+de gommeux: les uns lourds, au ventre énorme, écrasant les ressorts,
+attelés d'une rosse au cou tombant, aux genoux cassés; les autres
+sveltes, élancées sur des roues minces, avec des chevaux aux jambes
+grêles et tendues, au cou dressé, au mors neigeux d'écume, tandis que le
+cocher, gourmé dans sa livrée, la tête raide en son grand col, demeurait
+les reins inflexibles et le fouet posé sur un genou.
+
+La berge était couverte de gens qui s'en venaient par familles, ou par
+bandes, ou deux par deux, ou solitaires. Ils arrachaient des brins
+d'herbe, descendaient jusqu'à l'eau, remontaient sur le chemin, et tous,
+arrivés au même endroit, s'arrêtaient, attendant le passeur. Le lourd
+bachot allait sans fin d'une rive à l'autre, déchargeant dans l'île ses
+voyageurs.
+
+Le bras de la rivière (qu'on appelle le bras mort), sur lequel donne ce
+ponton à consommations, semblait dormir, tant le courant était faible.
+Des flottes de yoles, de skifs, de périssoires, de podoscaphes, de gigs,
+d'embarcations de toute forme et de toute nature, filaient sur l'onde
+immobile, se croisant, se mêlant, s'abordant, s'arrêtant brusquement
+d'une secousse des bras pour s'élancer de nouveau sous une brusque
+tension des muscles, et glisser vivement comme de longs poissons jaunes
+ou rouges.
+
+Il en arrivait d'autres sans cesse: les unes de Chatou, en amont; les
+autres de Bougival, en aval; et des rires allaient sur l'eau d'une
+barque à l'autre, des appels, des interpellations ou des engueulades.
+Les canotiers exposaient à l'ardeur du jour la chair brunie et bosselée
+de leurs biceps; et, pareilles à des fleurs étranges, à des fleurs qui
+nageraient, les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des
+barreuses s'épanouissaient à l'arrière des canots.
+
+Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel; l'air semblait plein
+d'une gaieté brûlante; aucun frisson de brise ne remuait les feuilles
+des saules et des peupliers.
+
+Là-bas, en face, l'inévitable Mont-Valérien étageait dans la lumière
+crue ses talus fortifiés; tandis qu'à droite, l'adorable coteau de
+Louveciennes, tournant avec le fleuve, s'arrondissait en demi-cercle,
+laissant passer par places, à travers la verdure puissante et sombre
+des grands jardins, les blanches murailles des maisons de campagne.
+
+Aux abords de la Grenouillère, une foule de promeneurs circulait sous
+les arbres géants qui font de ce coin d'île le plus délicieux parc du
+monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seins démesurément
+rebondis, à la croupe exagérée, au teint plâtré de fard, aux yeux
+charbonnés, aux lèvres sanguinolentes, lacées, sanglées en des robes
+extravagantes, traînaient sur les frais gazons le mauvais goût criard de
+leurs toilettes; tandis qu'à côté d'elles des jeunes gens posaient en
+leurs accoutrements de gravures de modes, avec des gants clairs, des
+bottes vernies, des badines grosses comme un fil et des monocles
+ponctuant la niaiserie de leur sourire.
+
+L'île est étranglée juste à la Grenouillère, et sur l'autre bord, où un
+bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens de Croissy, le bras
+rapide, plein de tourbillons, de remous, d'écume, roule avec des allures
+de torrent. Un détachement de pontonniers, en uniforme d'artilleurs, est
+campé sur cette berge, et les soldats, assis en ligne sur une longue
+poutre, regardaient couler l'eau.
+
+Dans l'établissement flottant, c'était une cohue furieuse et hurlante.
+Les tables de bois, où les consommations répandues faisaient de minces
+ruisseaux poisseux, étaient couvertes de verres à moitié vides et
+entourées de gens à moitié gris. Toute cette foule criait, chantait,
+braillait. Les hommes, le chapeau en arrière, la face rougie, avec des
+yeux luisants d'ivrognes, s'agitaient en vociférant par un besoin de
+tapage naturel aux brutes, les femmes, cherchant une proie pour le soir,
+se faisaient payer à boire en attendant; et, dans l'espace libre entre
+les tables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon de
+canotiers _chahuteurs_ avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle.
+
+Un d'eux se démenait au piano et semblait jouer des pieds et des mains;
+quatre couples bondissaient un quadrille; et des jeunes gens les
+regardaient, élégants, corrects, qui auraient semblé comme il faut si la
+tare, malgré tout, n'eût apparu.
+
+Car on sent là, à pleines narines, toute l'écume du monde, toute la
+crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne:
+mélange de calicots, de cabotins, d'infimes journalistes, de
+gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés,
+de vieux viveurs pourris; cohue interlope de tous les êtres suspects, à
+moitié connus, à moitié perdus, à moitié salués, à moitié déshonorés,
+filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d'industrie à l'allure
+digne, à l'air matamore qui semble dire: «Le premier qui me traite de
+gredin, je le crève.»
+
+Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar.
+Mâles et femelles s'y valent. Il y flotte une odeur d'amour, et l'on s'y
+bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des réputations
+vermoulues que les coups d'épée et les balles de pistolet ne font que
+crever davantage.
+
+Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaque dimanche;
+quelques jeunes gens, très jeunes, y apparaissent chaque année,
+apprenant à vivre. Des promeneurs, flânant, s'y montrent; quelques naïfs
+s'y égarent.
+
+C'est, avec raison, nommé la _Grenouillère_. A côté du radeau couvert où
+l'on boit, et tout près du «Pot-à-Fleurs», on se baigne. Celles des
+femmes dont les rondeurs sont suffisantes viennent là montrer à nu leur
+étalage et faire le client. Les autres, dédaigneuses, bien qu'amplifiées
+par le coton, étayées de ressorts, redressées par-ci, modifiées par-là,
+regardent d'un air méprisant barboter leurs soeurs.
+
+Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquer leur
+tête. Ils sont longs comme des échalas, ronds comme des citrouilles,
+noueux comme des branches d'olivier, courbés en avant ou rejetés en
+arrière par l'ampleur du ventre, et, invariablement laids, ils sautent
+dans l'eau qui rejaillit jusque sur les buveurs du café.
+
+Malgré les arbres immenses penchés sur la maison flottante et malgré le
+voisinage de l'eau, une chaleur suffocante emplissait ce lieu. Les
+émanations des liqueurs répandues se mêlaient à l'odeur des corps et à
+celle des parfums violents dont la peau des marchandes d'amour est
+pénétrée et qui s'évaporaient dans cette fournaise. Mais sous toutes ces
+senteurs diverses flottait un arôme léger de poudre de riz qui parfois
+disparaissait, reparaissait, qu'on retrouvait toujours comme si quelque
+main cachée avait secoué dans l'air une houppe invisible.
+
+Le spectacle était sur le fleuve, où le va-et-vient incessant des
+barques tirait les yeux. Les canotières s'étalaient dans leur fauteuil
+en face de leurs mâles aux forts poignets, et elles considéraient avec
+mépris les quêteuses de dîners rôdant par l'île.
+
+Quelquefois, quand une équipe lancée passait à toute vitesse, les amis
+descendus à terre poussaient des cris, et tout le public subitement pris
+de folie, se mettait à hurler.
+
+Au coude de la rivière, vers Chatou, se montraient sans cesse des
+barques nouvelles. Elles approchaient, grandissaient, et, à mesure qu'on
+reconnaissait les visages, d'autres vociférations partaient.
+
+Un canot couvert d'une tente et monté par quatre femmes descendait
+lentement le courant. Celle qui ramait était petite, maigre, fanée,
+vêtue d'un costume de mousse avec ses cheveux relevés sous un chapeau
+ciré. En face d'elle, une grosse blondasse habillée en homme, avec un
+veston de flanelle blanche, se tenait couchée sur le dos au fond du
+bateau, les jambes en l'air sur le banc des deux côtés de la rameuse, et
+elle fumait une cigarette, tandis qu'à chaque effort des avirons sa
+poitrine et son ventre frémissaient, ballottés par la secousse. Tout à
+l'arrière, sous la tente, deux belles filles grandes et minces, l'une
+brune et l'autre blonde, se tenaient par la taille en regardant sans
+cesse leurs compagnes.
+
+Un cri partit de la Grenouillère: «V'là Lesbos!» et, tout à coup, ce fut
+une clameur furieuse; une bousculade effrayante eut lieu; les verres
+tombaient; on montait sur les tables; tous, dans un délire de bruit,
+vociféraient: «Lesbos! Lesbos! Lesbos!» Le cri roulait, devenait
+indistinct, ne formait plus qu'une sorte de hurlement effroyable, puis,
+soudain, il semblait s'élancer de nouveau, monter par l'espace, couvrir
+la plaine, emplir le feuillage épais des grands arbres, s'étendre aux
+lointains coteaux, aller jusqu'au soleil.
+
+La rameuse, devant cette ovation, s'était arrêtée, tranquillement. La
+grosse blonde étendue au fond du canot tourna la tête d'un air
+nonchalant, se soulevant sur les coudes; et les deux belles filles, à
+l'arrière, se mirent à rire en saluant la foule.
+
+Alors la vocifération redoubla, faisant trembler l'établissement
+flottant. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes agitaient leurs
+mouchoirs, et toutes les voix, aiguës ou graves, criaient ensemble:
+«Lesbos!» On eût dit que ce peuple, ce ramassis de corrompus, saluait un
+chef, comme ces escadres qui tirent le canon quand un amiral passe sur
+leur front.
+
+La flotte nombreuse des barques acclamait aussi le canot des femmes, qui
+repartit de son allure somnolente pour aborder un peu plus loin.
+
+M. Paul, au contraire des autres, avait tiré une clef de sa poche, et,
+de toute sa force, il sifflait. Sa maîtresse, nerveuse, pâlie encore,
+lui tenait le bras pour le faire taire et elle le regardait cette fois
+avec une rage dans les yeux. Mais lui, semblait exaspéré, comme soulevé
+par une jalousie d'homme, par une fureur profonde, instinctive,
+désordonnée. Il balbutia, les lèvres tremblantes d'indignation:
+
+--C'est honteux! on devrait les noyer comme des chiennes avec une pierre
+au cou.
+
+Mais Madeleine, brusquement, s'emporta; sa petite voix aigre devint
+sifflante, et elle parlait avec volubilité, comme pour plaider sa propre
+cause:
+
+--Est-ce que ça te regarde, toi? Sont-elles pas libres de faire ce
+qu'elles veulent, puisqu'elles ne doivent rien à personne? Fiche-nous la
+paix avec tes manières et mêle-toi de tes affaires...
+
+Mais il lui coupa la parole.
+
+--C'est la police que ça regarde, et je les ferai flanquer à
+Saint-Lazare, moi!
+
+Elle eut un soubresaut:
+
+--Toi?
+
+--Oui, moi! Et, en attendant, je te défends de leur parler, tu entends,
+je te le défends.
+
+Alors elle haussa les épaules, et calmée tout à coup:
+
+--Mon petit, je ferai ce qui me plaira; si tu n'es pas content, file, et
+tout de suite. Je ne suis pas ta femme, n'est-ce pas? Alors tais-toi.
+
+Il ne répondit pas et ils restèrent face à face, avec la bouche crispée
+et la respiration rapide.
+
+A l'autre bout du grand café de bois, les quatre femmes faisaient leur
+entrée. Les deux costumées en hommes marchaient devant: l'une maigre,
+pareille à un garçonnet vieillot avec des teintes jaunes sur les tempes;
+l'autre, emplissant de sa graisse ses vêtements de flanelle blanche,
+bombant de sa croupe le large pantalon, se balançant comme une oie
+grasse, ayant les cuisses énormes et les genoux rentrés. Leurs deux
+amies les suivaient et la foule des canotiers venait leur serrer les
+mains.
+
+Elles avaient loué toutes les quatre un petit chalet au bord de l'eau,
+et elles vivaient là, comme auraient vécu deux ménages.
+
+Leur vice était public, officiel, patent. On en parlait comme d'une
+chose naturelle, qui les rendait presque sympathiques, et l'on
+chuchotait tout bas des histoires étranges, des drames nés de furieuses
+jalousies féminines, et des visites secrètes de femmes connues,
+d'actrices, à la petite maison du bord de l'eau.
+
+Un voisin, révolté de ces bruits scandaleux, avait prévenu la
+gendarmerie, et le brigadier, suivi d'un homme, était venu faire une
+enquête. La mission était délicate; on ne pouvait, en somme, rien
+reprocher à ces femmes, qui ne se livraient point à la prostitution. Le
+brigadier, fort perplexe, ignorant même à peu près la nature des délits
+soupçonnés, avait interrogé à l'aventure, et fait un rapport monumental
+concluant à l'innocence.
+
+On en avait ri jusqu'à Saint-Germain.
+
+Elles traversaient à petits pas, comme des reines, l'établissement de la
+Grenouillère; et elles semblaient fières de leur célébrité, heureuses
+des regards fixés sur elles, supérieures à cette foule, à cette tourbe,
+à cette plèbe.
+
+Madeleine et son amant les regardaient venir, et dans l'oeil de la fille
+une flamme s'allumait.
+
+Lorsque les deux premières furent au bout de la table, Madeleine
+cria:--«Pauline!» La grosse se retourna, s'arrêta, tenant toujours le
+bras de son moussaillon femelle:
+
+--Tiens! Madeleine... Viens donc me parler, ma chérie.
+
+Paul crispa ses doigts sur le poignet de sa maîtresse; mais elle lui dit
+d'un tel air:--«Tu sais, mon p'tit, tu peux filer,» qu'il se tut et
+resta seul.
+
+Alors elles causèrent tout bas, debout, toutes les trois. Des gaietés
+heureuses passaient sur leurs lèvres; elles parlaient vite; et Pauline,
+par instants, regardait Paul à la dérobée avec un sourire narquois et
+méchant.
+
+A la fin, n'y tenant plus, il se leva soudain et fut près d'elles d'un
+élan tremblant de tous ses membres. Il saisit Madeleine par les
+épaules:--«Viens, je le veux, dit-il, je t'ai défendu de parler à ces
+gueuses.»
+
+Mais Pauline éleva la voix et se mit à l'engueuler avec son répertoire
+de poissarde. On riait alentour; on s'approchait; on se haussait sur le
+bout des pieds afin de mieux voir. Et lui restait interdit sous cette
+pluie d'injures fangeuses; il lui semblait que les mots sortant de cette
+bouche et tombant sur lui le salissaient comme des ordures, et, devant
+le scandale qui commençait, il recula, retourna sur ses pas, et
+s'accouda sur la balustrade vers le fleuve, le dos tourné aux trois
+femmes victorieuses.
+
+Il resta là, regardant l'eau, et parfois, avec un geste rapide, comme
+s'il l'eût arrachée, il enlevait d'un doigt nerveux une larme formée au
+coin de son oeil.
+
+C'est qu'il aimait éperdument, sans savoir pourquoi, malgré ses
+instincts délicats, malgré sa raison, malgré sa volonté même. Il était
+tombé dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux. D'une nature
+attendrie et fine, il avait rêvé des liaisons exquises, idéales et
+passionnées; et voilà que ce petit criquet de femme, bête, comme toutes
+les filles, d'une bêtise exaspérante, pas jolie même, maigre et rageuse,
+l'avait pris, captivé, possédé des pieds à la tête, corps et âme. Il
+subissait cet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant,
+cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait
+d'où, du démon de la chair, et qui jette l'homme le plus sensé aux pieds
+d'une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal
+et souverain.
+
+Et là, derrière son dos, il sentait qu'une chose infâme s'apprêtait. Des
+rires lui entraient au coeur. Que faire? Il le savait bien, mais ne le
+pouvait pas.
+
+Il regardait fixement, sur la berge en face, un pêcheur à la ligne
+immobile.
+
+Soudain le bonhomme enleva brusquement du fleuve un petit poisson
+d'argent qui frétillait au bout du fil. Puis il essaya de retirer son
+hameçon, le tordit, le tourna, mais en vain; alors, pris d'impatience,
+il se mit à tirer, et tout le gosier saignant de la bête sortit avec un
+paquet d'entrailles. Et Paul frémit, déchiré lui-même jusqu'au coeur; il
+lui sembla que cet hameçon c'était son amour, et que, s'il fallait
+l'arracher, tout ce qu'il avait dans la poitrine sortirait ainsi au bout
+d'un fer recourbé, accroché au fond de lui, et dont Madeleine tenait le
+fil.
+
+Une main se posa sur son épaule; il eut un sursaut, se tourna; sa
+maîtresse était à son côté. Ils ne se parlèrent pas; et elle s'accouda
+comme lui à la balustrade, les yeux fixés sur la rivière.
+
+Il cherchait ce qu'il devait dire, et ne trouvait rien. Il ne parvenait
+même pas à démêler ce qui se passait en lui; tout ce qu'il éprouvait,
+c'était une joie de la sentir là, près de lui, revenue, et une lâcheté
+honteuse, un besoin de pardonner tout, de tout permettre pourvu qu'elle
+ne le quittât point.
+
+Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d'une voix très
+douce:--«Veux-tu que nous nous en allions? il ferait meilleur dans le
+bateau.»
+
+Elle répondit:--«Oui, mon chat.»
+
+Et il l'aida à descendre dans la yole, la soutenant, lui serrant les
+mains, tout attendri, avec quelques larmes encore dans les yeux. Alors
+elle le regarda en souriant et ils s'embrassèrent de nouveau.
+
+Ils remontèrent le fleuve tout doucement, longeant la rive plantée de
+saules, couverte d'herbes, baignée et tranquille dans la tiédeur de
+l'après-midi.
+
+Lorsqu'ils furent revenus au restaurant Grillon, il était à peine six
+heures; alors, laissant leur yole, ils partirent à pied dans l'île, vers
+Bezons, à travers les prairies, le long des hauts peupliers qui bordent
+le fleuve.
+
+Les grands foins, prêts à être fauchés, étaient remplis de fleurs. Le
+soleil qui baissait étalait dessus une nappe de lumière rousse, et, dans
+la chaleur adoucie du jour finissant, les flottantes exhalaisons de
+l'herbe se mêlaient aux humides senteurs du fleuve, imprégnaient l'air
+d'une langueur tendre, d'un bonheur léger, comme d'une vapeur de
+bien-être.
+
+Une molle défaillance venait aux coeurs et une espèce de communion avec
+cette splendeur calme du soir, avec ce vague et mystérieux frisson de
+vie épandue, avec cette poésie pénétrante, mélancolique, qui semblait
+sortir des plantes, des choses, s'épanouir, révélée aux sens en cette
+heure douce et recueillie.
+
+Il sentait tout cela, lui; mais elle ne le comprenait pas, elle. Ils
+marchaient côte à côte; et soudain, lasse de se taire, elle chanta. Elle
+chanta de sa voix aigrelette et fausse quelque chose qui courait dans
+les rues, un air traînant dans les mémoires, qui déchira brusquement la
+profonde et sereine harmonie du soir.
+
+Alors il la regarda, et il sentit entre eux un infranchissable abîme.
+Elle battait les herbes de son ombrelle, la tête un peu baissée,
+contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons, essayant des
+roulades, osant des trilles.
+
+Son petit front, étroit, qu'il aimait tant, était donc vide, vide! Il
+n'y avait là-dedans que cette musique de serinette; et les pensées qui
+s'y formaient par hasard étaient pareilles à cette musique. Elle ne
+comprenait rien de lui; ils étaient plus séparés que s'ils ne vivaient
+pas ensemble. Ses baisers n'allaient donc jamais plus loin que les
+lèvres?
+
+Alors elle releva les yeux vers lui et sourit encore. Il fut remué
+jusqu'aux moelles, et, ouvrant les bras, dans un redoublement d'amour,
+il l'étreignit passionnément.
+
+Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se dégager, en murmurant
+par compensation:--«Va, je t'aime bien, mon chat.»
+
+Mais il la saisit par la taille, et, pris de folie, l'entraîna en
+courant; et il l'embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou, en
+sautant d'allégresse. Ils s'abattirent, haletants, au pied d'un buisson
+incendié par les rayons du soleil couchant, et, avant d'avoir repris
+haleine, ils s'unirent, sans qu'elle comprît son exaltation.
+
+Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, à travers les
+arbres, ils aperçurent sur la rivière le canot monté par les quatre
+femmes. La grosse Pauline aussi les vit, car elle se redressa, envoyant
+à Madeleine des baisers. Puis elle cria:
+
+--«A ce soir!»
+
+Madeleine répondit:--«A ce soir!»
+
+Paul crut sentir soudain son coeur enveloppé de glace.
+
+Et ils rentrèrent pour dîner.
+
+Ils s'installèrent sous une des tonnelles au bord de l'eau et se mirent
+à manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta une bougie,
+enfermée dans un globe de verre, qui les éclairait d'une lueur faible et
+vacillante: et l'on entendait à tout moment les explosions de cris des
+canotiers dans la grande salle du premier.
+
+Vers le dessert, Paul, prenant tendrement la main de Madeleine, lui
+dit:--«Je me sens très fatigué, ma mignonne; si tu veux, nous nous
+coucherons de bonne heure.»
+
+Mais elle avait compris la ruse, et elle lui lança ce regard
+énigmatique, ce regard à perfidies qui apparaît si vite au fond de l'oeil
+de la femme. Puis, après avoir réfléchi, elle répondit:--«Tu te
+coucheras si tu veux, moi j'ai promis d'aller au bal de la
+Grenouillère.»
+
+Il eut un sourire lamentable, un de ces sourires dont on voile les plus
+horribles souffrances, mais il répondit d'un ton caressant et
+navré:--«Si tu étais bien gentille, nous resterions tous les deux.» Elle
+fit «non» de la tête sans ouvrir la bouche. Il insista:--«T'en prie! ma
+bichette.» Alors elle rompit brusquement:--«Tu sais ce que je t'ai dit.
+Si tu n'es pas content, la porte est ouverte. On ne te retient pas.
+Quant à moi, j'ai promis: j'irai.»
+
+Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans ses mains,
+et resta là, rêvant douloureusement.
+
+Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ils repartaient dans
+leurs yoles pour le bal de la Grenouillère.
+
+Madeleine dit à Paul:--«Si tu ne viens pas, décide-toi, je demanderai à
+un de ces messieurs de me conduire.»
+
+Paul se leva:--«Allons!» murmura-t-il.
+
+Et ils partirent.
+
+La nuit était noire, pleine d'astres, parcourue par une haleine
+embrasée, par un souffle pesant, chargé d'ardeurs, de fermentations, de
+germes vifs qui, mêlés à la brise, l'alentissaient. Elle promenait sur
+les visages une caresse chaude, faisait respirer plus vite, haleter un
+peu, tant elle semblait épaissie et lourde.
+
+Les yoles se mettaient en route, portant à l'avant une lanterne
+vénitienne. On ne distinguait point les embarcations, mais seulement ces
+petits falots de couleur, rapides et dansants, pareils à des lucioles
+en délire; et des voix couraient dans l'ombre de tous côtés.
+
+La yole des deux jeunes gens glissait doucement. Parfois, quand un
+bateau lancé passait près d'eux, ils apercevaient soudain le dos blanc
+du canotier éclairé par une lanterne.
+
+Lorsqu'ils eurent tourné le coude de la rivière, la Grenouillère leur
+apparut dans le lointain. L'établissement en fête était orné de
+girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappes de
+lumières. Sur la Seine circulaient lentement quelques gros bachots
+représentant des dômes, des pyramides, des monuments compliqués en feux
+de toutes nuances. Des festons enflammés traînaient jusqu'à l'eau; et
+quelquefois un falot rouge ou bleu, au bout d'une immense canne à pêche
+invisible, semblait une grosse étoile balancée.
+
+Toute cette illumination répandait une lueur alentour du café, éclairait
+de bas en haut les grands arbres de la berge dont le tronc se détachait
+en gris pâle, et les feuilles en vert laiteux, sur le noir profond des
+champs et du ciel.
+
+L'orchestre, composé de cinq artistes de banlieue, jetait au loin sa
+musique de bastringue, maigre et sautillante, qui fit de nouveau chanter
+Madeleine.
+
+Elle voulut tout de suite entrer. Paul désirait auparavant faire un tour
+dans l'île; mais il dut céder.
+
+L'assistance s'était épurée. Les canotiers presque seuls restaient avec
+quelques bourgeois clairsemés et quelques jeunes gens flanqués de
+filles. Le directeur et organisateur de ce cancan, majestueux dans un
+habit noir fatigué, promenait en tous sens sa tête ravagée de vieux
+marchand de plaisirs publics à bon marché.
+
+La grosse Pauline et ses compagnes n'étaient pas là; et Paul respira.
+
+On dansait: les couples face à face cabriolaient éperdument, jetaient
+leurs jambes en l'air jusqu'au nez des vis-à-vis.
+
+Les femelles, désarticulées des cuisses, bondissaient dans un envolement
+de jupes révélant leurs dessous. Leurs pieds s'élevaient au-dessus de
+leurs têtes avec une facilité surprenante, et elles balançaient leurs
+ventres, frétillaient de la croupe, secouaient leurs seins, répandant
+autour d'elles une senteur énergique de femmes en sueur.
+
+Les mâles s'accroupissaient comme des crapauds avec des gestes obscènes,
+se contorsionnaient, grimaçants et hideux, faisaient la roue sur les
+mains, ou bien, s'efforçant d'être drôles, esquissaient des manières
+avec une grâce ridicule.
+
+Une grosse bonne et deux garçons servaient les consommations.
+
+Ce café-bateau, couvert seulement d'un toit, n'ayant aucune cloison qui
+le séparât du dehors, la danse échevelée s'étalait en face de la nuit
+pacifique et du firmament poudré d'astres.
+
+Tout à coup le Mont-Valérien, là-bas, en face, sembla s'éclairer comme
+si un incendie se fût allumé derrière. La lueur s'étendit, s'accentua,
+envahissant peu à peu le ciel, décrivant un grand cercle lumineux, d'une
+lumière pâle et blanche. Puis quelque chose de rouge apparut, grandit,
+d'un rouge ardent comme un métal sur l'enclume. Cela se développait
+lentement en rond, semblait sortir de terre; et la lune, se détachant
+bientôt de l'horizon, monta doucement dans l'espace. A mesure qu'elle
+s'élevait, sa nuance pourpre s'atténuait, devenait jaune, d'un jaune
+clair, éclatant; et l'astre paraissait diminuer à mesure qu'il
+s'éloignait.
+
+Paul le regardait longtemps, perdu dans cette contemplation, oubliant sa
+maîtresse. Quand il se retourna, elle avait disparu.
+
+Il la chercha, mais ne la trouva pas. Il parcourait les tables d'un oeil
+anxieux, allant et revenant sans cesse, interrogeant l'un et l'autre.
+Personne ne l'avait vue.
+
+Il errait ainsi, martyrisé d'inquiétude, quand un des garçons lui
+dit:--«C'est Mme Madeleine que vous cherchez. Elle vient de partir
+tout à l'heure en compagnie de Mme Pauline.» Et, au même moment, Paul
+apercevait, debout à l'autre extrémité du café, le mousse et les deux
+belles filles, toutes trois liées par la taille, et qui le guettaient en
+chuchotant.
+
+Il comprit, et, comme un fou, s'élança dans l'île.
+
+Il courut d'abord vers Chatou; mais, devant la plaine, il retourna sur
+ses pas. Alors il se mit à fouiller l'épaisseur des taillis, à
+vagabonder éperdument, s'arrêtant parfois pour écouter.
+
+Les crapauds, par tout l'horizon, lançaient leur note métallique et
+courte.
+
+Vers Bougival, un oiseau inconnu modulait quelques sons qui arrivaient
+affaiblis par la distance. Sur les larges gazons la lune versait une
+molle clarté, comme une poussière de ouate; elle pénétrait les
+feuillages, faisait couler sa lumière sur l'écorce argentée des
+peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommets frémissants des
+grands arbres. La grisante poésie de cette soirée d'été entrait dans
+Paul malgré lui, traversait son angoisse affolée, remuait son coeur avec
+une ironie féroce, développant jusqu'à la rage en son âme douce et
+contemplative ses besoins d'idéale tendresse, d'épanchements passionnés
+dans le sein d'une femme adorée et fidèle.
+
+Il fut contraint de s'arrêter, étranglé par des sanglots précipités,
+déchirants.
+
+La crise passée, il repartit.
+
+Soudain il reçut comme un coup de couteau; on s'embrassait, là, derrière
+ce buisson. Il y courut; c'était un couple amoureux, dont les deux
+silhouettes s'éloignèrent vivement à son approche, enlacées, unies dans
+un baiser sans fin.
+
+Il n'osait pas appeler, sachant bien qu'Elle ne répondrait point; et il
+avait aussi une peur affreuse de les découvrir tout à coup.
+
+Les ritournelles des quadrilles avec les solos déchirants du piston, les
+rires faux de la flûte, les rages aiguës du violon lui tiraillaient le
+coeur exaspérant sa souffrance. La musique enragée, boitillante, courait
+sous les arbres, tantôt affaiblie, tantôt grossie dans un souffle
+passager de brise.
+
+Tout à coup il se dit qu'Elle était revenue peut-être? Oui! elle était
+revenue! pourquoi pas? Il avait perdu la tête sans raison, stupidement,
+emporté par ses terreurs, par les soupçons désordonnés qui
+l'envahissaient depuis quelque temps.
+
+Et, saisi par une de ces accalmies singulières qui traversent parfois
+les plus grands désespoirs, il retourna vers le bal.
+
+D'un coup d'oeil il parcourut la salle. Elle n'était pas là. Il fit le
+tour des tables, et brusquement se trouva de nouveau avec les trois
+femmes. Il avait apparemment une figure désespérée et drôle, car toutes
+trois ensemble éclatèrent de gaieté.
+
+Il se sauva, repartit dans l'île, se rua à travers les taillis,
+haletant.--Puis il écouta de nouveau,--il écouta longtemps, car ses
+oreilles bourdonnaient; mais, enfin, il crut entendre un peu plus loin
+un petit rire perçant qu'il connaissait bien; et il avança tout
+doucement, rampant, écartant les branches, la poitrine tellement secouée
+par son coeur qu'il ne pouvait plus respirer.
+
+Deux voix murmuraient des paroles qu'il n'entendait pas encore. Puis
+elles se turent.
+
+Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de ne pas
+savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passion furieuse qui
+le ravageait. Il allait retourner à Chatou, prendre le train, et ne
+reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Mais son image
+brusquement l'envahit, et il l'aperçut en sa pensée quand elle
+s'éveillait au matin, dans leur lit tiède, se pressait câline contre
+lui, jetant ses bras à son cou, avec ses cheveux répandus, un peu mêlés
+sur le front, avec ses yeux fermés encore et ses lèvres ouvertes pour le
+premier baiser; et le souvenir subit de cette caresse matinale l'emplit
+d'un regret frénétique et d'un désir forcené.
+
+On parlait de nouveau; et il s'approcha, courbé en deux. Puis un léger
+cri courut sous les branches tout près de lui. Un cri! Un de ces cris
+d'amour qu'il avait appris à connaître aux heures éperdues de leur
+tendresse. Il avançait encore, toujours, comme malgré lui, attiré
+invinciblement, sans avoir conscience de rien... et il les vit.
+
+Oh! si c'eût été un homme, l'autre! mais cela! cela! Il se sentait
+enchaîné par leur infamie même. Et il restait là, anéanti, bouleversé,
+comme s'il eût découvert tout à coup un cadavre cher et mutilé, un crime
+contre nature, monstrueux, une immonde profanation.
+
+Alors, dans un éclair de pensée involontaire, il songea au petit poisson
+dont il avait senti arracher les entrailles... Mais Madeleine murmura:
+«Pauline!» du même ton passionné qu'elle disait: «Paul!» et il fut
+traversé d'une telle douleur qu'il s'enfuit de toutes ses forces.
+
+Il heurta deux arbres, tomba sur une racine, repartit, et se trouva
+soudain devant le fleuve, devant le bras rapide éclairé par la lune. Le
+courant torrentueux faisait de grands tourbillons où se jouait la
+lumière. La berge haute dominait l'eau comme une falaise, laissant à son
+pied une large bande obscure, où les remous s'entendaient dans l'ombre.
+
+Sur l'autre rive, les maisons de campagne de Croissy s'étageaient en
+pleine clarté.
+
+Paul vit tout cela comme dans un songe, comme à travers un souvenir; il
+ne songeait à rien, ne comprenait rien, et toutes les choses, son
+existence même, lui apparaissaient vaguement, lointaines, oubliées,
+finies.
+
+Le fleuve était là. Comprit-il ce qu'il faisait? Voulut-il mourir? Il
+était fou. Il se retourna cependant vers l'île, vers Elle; et, dans
+l'air calme de la nuit où dansaient toujours les refrains affaiblis et
+obstinés du bastringue, il lança d'une voix désespérée, suraiguë,
+surhumaine, un effroyable cri:--«Madeleine!»
+
+Son appel déchirant traversa le large silence du ciel, courut par tout
+l'horizon.
+
+Puis, d'un bond formidable, d'un bond de bête, il sauta dans la rivière.
+L'eau jaillit, se referma, et de la place où il avait disparu, une
+succession de grands cercles partit, élargissant jusqu'à l'autre berge
+leurs ondulations brillantes.
+
+Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa:--«C'est Paul.»--Un
+soupçon surgit en son âme. «Il s'est noyé,» dit-elle. Et elle s'élança
+vers la rive où la grosse Pauline la rejoignit.
+
+Un lourd bachot monté par deux hommes tournait et retournait sur place.
+Un des bateliers ramait, l'autre enfonçait dans l'eau un grand bâton et
+semblait chercher quelque chose. Pauline cria:--«Que faites-vous? Qu'y
+a-t-il?» Une voix inconnue répondit:--«C'est un homme qui vient de se
+noyer.»
+
+Les deux femmes, pressées l'une contre l'autre, hagardes, suivaient les
+évolutions de la barque. La musique de la Grenouillère folâtrait
+toujours au loin, semblait accompagner en cadence les mouvements des
+sombres pêcheurs; et la rivière, qui cachait maintenant un cadavre,
+tournoyait, illuminée.
+
+Les recherches se prolongeaient. L'attente horrible faisait grelotter
+Madeleine. Enfin, après une demi-heure au moins, un des hommes
+annonça:--«Je le tiens!» Et il fit remonter sa longue gaffe doucement,
+tout doucement. Puis quelque chose de gros apparut à la surface de
+l'eau. L'autre marinier quitta ses rames, et tous deux, unissant leurs
+forces, halant sur la masse inerte, la firent culbuter dans leur
+bateau.
+
+Ensuite ils gagnèrent la terre, en cherchant une place éclairée et
+basse. Au moment où ils abordaient, les femmes arrivaient aussi.
+
+Dès qu'elle le vit, Madeleine recula d'horreur. Sous la lumière de la
+lune, il semblait vert déjà, avec sa bouche, ses yeux, son nez, ses
+habits pleins de vase. Ses doigts fermés et raidis étaient affreux. Une
+espèce d'enduit noirâtre et liquide couvrait tout son corps. La figure
+paraissait enflée, et de ses cheveux collés par le limon une eau sale
+coulait sans cesse.
+
+Les deux hommes l'examinèrent.
+
+--Tu le connais? dit l'un.
+
+L'autre, le passeur de Croissy, hésitait: «Oui,--il me semble bien que
+j'ai vu cette tête-là; mais tu sais, comme ça, on ne reconnaît pas
+bien.»--Puis, soudain:--«Mais c'est monsieur Paul!
+
+--Qui ça, monsieur Paul?» demanda son camarade. Le premier reprit:
+
+--Mais monsieur Paul Baron, le fils du sénateur, ce p'tit qu'était si
+amoureux.
+
+L'autre ajouta philosophiquement.
+
+--Eh bien, il a fini de rigoler maintenant; c'est dommage tout de même
+quand on est riche!
+
+Madeleine sanglotait, tombée par terre. Pauline s'approcha du corps et
+demanda:--«Est-ce qu'il est bien mort?--tout à fait?»
+
+Les hommes haussèrent les épaules:--«Oh! après ce temps-là! pour sûr.»
+
+Puis l'un d'eux interrogea:--«C'est chez Grillon qu'il logeait?»--«Oui,
+reprit l'autre; faut le reconduire, y aura de la braise.»
+
+Ils remontèrent dans leur bateau et repartirent, s'éloignant lentement à
+cause du courant rapide; et longtemps encore après qu'on ne les vit plus
+de la place où les femmes étaient restées, on entendit tomber dans l'eau
+les coups réguliers des avirons.
+
+Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine éplorée, la câlina,
+l'embrassa longtemps, la consola:--«Que veux-tu, ce n'est point ta
+faute, n'est-ce pas? On ne peut pourtant pas empêcher les hommes de
+faire des bêtises. Il l'a voulu, tant pis pour lui, après tout!»--Puis,
+la relevant:--«Allons, ma chérie, viens-t'en coucher à la maison; tu ne
+peux pas rentrer chez Grillon ce soir.»--Elle l'embrassa de
+nouveau:--«Va, nous te guérirons,» dit-elle.
+
+Madeleine se releva, et, pleurant toujours, mais avec des sanglots
+affaiblis, la tête sur l'épaule de Pauline, comme réfugiée dans une
+tendresse plus intime et plus sûre, plus familière et plus confiante,
+elle partit à tout petits pas.
+
+
+
+
+LES BIJOUX
+
+
+M. Lantin ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son
+sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet.
+
+C'était la fille d'un percepteur de province, mort depuis quelques
+années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait
+quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la
+jeune personne. Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et
+douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnête femme à
+laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste
+avait un charme de pudeur angélique, et l'imperceptible sourire qui ne
+quittait point ses lèvres semblait un reflet de son coeur.
+
+Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient
+répétaient sans fin: «Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait
+trouver mieux.»
+
+M. Lantin, alors commis principal au ministère de l'intérieur, aux
+appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en
+mariage et l'épousa.
+
+Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison
+avec une économie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il
+n'était point d'attentions, de délicatesses, de chatteries qu'elle n'eût
+pour son mari; et la séduction de sa personne était si grande que, six
+ans après leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours.
+
+Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et des
+bijouteries fausses.
+
+Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires)
+lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même
+pour les premières représentations; et elle traînait, bon gré, mal gré,
+son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa
+journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au
+spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait
+ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette
+manière d'agir. Elle s'y décida enfin par complaisance, et il lui en sut
+un gré infini.
+
+Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se
+parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon
+goût toujours, mais modestes; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible,
+humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la
+simplicité de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre à ses
+oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle
+portait des colliers de perles fausses, de bracelets en similor, des
+peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines.
+
+Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent:
+«Ma chère, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux véritables,
+on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les
+plus rares joyaux.»
+
+Mais elle souriait doucement et répétait: «Que veux-tu? J'aime ça. C'est
+mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas.
+J'aurais adoré les bijoux, moi!»
+
+Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter
+les facettes des cristaux taillés en répétant: «Mais regarde donc comme
+c'est bien fait. On jurerait du vrai.»
+
+Il souriait en déclarant: «Tu as des goûts de Bohémienne.»
+
+Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête à tête au coin du
+feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de
+maroquin où elle enfermait la «pacotille», selon le mot de M. Lantin; et
+elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention
+passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et
+profonde; et elle s'obstinait à passer un collier au cou de son mari
+pour rire ensuite de tout son coeur en s'écriant: «Comme tu es drôle!»
+Puis elle se jetait dans ses bras et l'embrassait éperdument.
+
+Comme elle avait été à l'Opéra, une nuit d'hiver, elle rentra toute
+frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard
+elle mourait d'une fluxion de poitrine.
+
+Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible
+que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au
+soir, l'âme déchirée d'une souffrance intolérable, hanté par le
+souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte.
+
+Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du
+bureau, alors que les collègues s'en venaient causer un peu des choses
+du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser,
+ses yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait à
+sangloter.
+
+Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s'enfermait tous
+les jours pour penser à elle; et tous les meubles, ses vêtements mêmes
+demeuraient à leur place comme ils se trouvaient au dernier jour.
+
+Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements, qui, entre les
+mains de sa femme, suffisaient à tous les besoins du ménage, devenaient,
+à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec
+stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire boire toujours
+des vins excellents et manger des nourritures délicates qu'il ne pouvait
+plus se procurer avec ses modestes ressources.
+
+Il fit quelques dettes et courut après l'argent à la façon des gens
+réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un
+sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre
+quelque chose; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la
+«pacotille» de sa femme, car il avait gardé au fond du coeur une sorte de
+rancune contre ces «trompe-l'oeil» qui l'irritaient autrefois. Leur vue
+même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée.
+
+Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laissé, car
+jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté obstinément,
+rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se décida pour le
+grand collier qu'elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir,
+pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d'un travail très
+soigné pour du faux.
+
+Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministère en suivant les
+boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât
+confiance.
+
+Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'étaler ainsi sa misère et
+de chercher à vendre une chose de si peu de prix.
+
+--Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous
+estimez ce morceau.
+
+L'homme reçut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une
+loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le
+collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de
+l'effet.
+
+M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour
+déclarer: «Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur.»--Quand le
+bijoutier prononça:
+
+--Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs; mais je ne
+pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaître la provenance.
+
+Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas. Il
+balbutia enfin: «Vous dites?... Vous êtes sûr.» L'autre se méprit sur
+son étonnement, et d'un ton sec: «Vous pouvez chercher ailleurs si on
+vous en donne davantage. Pour moi cela vaut, au plus, quinze mille. Vous
+reviendrez me trouver si vous ne trouvez pas mieux.»
+
+M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s'en alla, obéissant
+à un confus besoin de se trouver seul et de réfléchir.
+
+Mais, dès qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il
+pensa: «L'imbécile! oh! l'imbécile! Si je l'avais pris au mot tout de
+même! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!»
+
+Et il pénétra chez un autre marchand, à l'entrée de la rue de la Paix.
+Dès qu'il eut aperçu le bijou, l'orfèvre s'écria:
+
+--Ah! parbleu; je le connais bien, ce collier; il vient de chez moi.
+
+M. Lantin, fort troublé, demanda:
+
+--Combien vaut-il?
+
+--Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre
+pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indiqué, pour obéir aux
+prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur. Cette fois M.
+Lantin s'assit perclus d'étonnement. Il reprit:--Mais... mais,
+examinez-le bien attentivement, monsieur, j'avais cru jusqu'ici qu'il
+était en... faux.
+
+Le joaillier reprit:--Voulez-vous me dire votre nom, monsieur?
+
+--Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employé au ministère de
+l'intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs.
+
+Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça: «Ce collier a
+été envoyé en effet à l'adresse de M^me Lantin, 16, rue des Martyrs, le
+20 juillet 1876.»
+
+Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l'employé éperdu de
+surprise, l'orfèvre flairant un voleur.
+
+Celui-ci reprit:--Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre
+heures seulement, je vais vous en donner un reçu?
+
+M. Lantin balbutia:--Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le
+papier qu'il mit dans sa poche.
+
+Puis il traversa la rue, la remonta, s'aperçut qu'il se trompait de
+route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son
+erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nette dans la tête. Il
+s'efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un
+objet d'une pareille valeur.--Non, certes.--Mais alors, c'était un
+cadeau! Un cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi?
+
+Il s'était arrêté, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le
+doute horrible l'effleura.--Elle?--Mais alors tous les autres bijoux
+étaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un
+arbre, devant lui, s'abattait; il étendit les bras et s'écroula, privé
+de sentiment.
+
+Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien où les passants
+l'avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma.
+
+Jusqu'à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas
+crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il
+dormit d'un pesant sommeil.
+
+Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à son
+ministère. C'était dur de travailler après de pareilles secousses. Il
+réfléchit alors qu'il pouvait s'excuser auprès de son chef; et il lui
+écrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier, et
+une honte l'empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait
+pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et sortit.
+
+Il faisait beau, le ciel bleu s'étendait sur la ville qui semblait
+sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches.
+
+Lantin se dit, en les regardant passer: «Comme on est heureux quand on a
+de la fortune! Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on
+va où l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'étais riche!»
+
+Il s'aperçut qu'il avait faim, n'ayant pas mangé depuis l'avant-veille.
+Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille
+francs! Dix-huit mille francs! c'était une somme, cela!
+
+Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long en large
+sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt
+fois il faillit entrer; mais la honte l'arrêtait toujours.
+
+Il avait faim pourtant, grand'faim, et pas un sou. Il se décida
+brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps
+de réfléchir, et il se précipita chez l'orfèvre.
+
+Dès qu'il l'aperçut, le marchand s'empressa, offrit un siège avec une
+politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardaient de
+côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres.
+
+Le bijoutier déclara:--Je me suis renseigné, Monsieur, et si vous êtes
+toujours dans les mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la
+somme que je vous ai proposée.
+
+L'employé balbutia:--Mais certainement.
+
+L'orfèvre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les
+tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d'une main frémissante
+l'argent dans sa poche.
+
+Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait
+toujours, et, baissant les yeux:--J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me
+viennent... de la même succession. Vous conviendrait-il de me les
+acheter aussi?
+
+Le marchand s'inclina:--Mais certainement, Monsieur. Un des commis
+sortit pour rire à son aise; un autre se mouchait avec force.
+
+Lantin impassible, rouge et grave, annonça:--Je vais vous les apporter.
+
+Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.
+
+Quant il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas
+encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets pièce à pièce,
+évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison.
+
+Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait
+qu'on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut à
+mesure que s'élevait la somme.
+
+Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets
+trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une
+parure d'émeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu à
+une chaîne d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le
+chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs.
+
+Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse:--Cela vient d'une
+personne qui mettait toutes ses économies en bijoux.
+
+Lantin prononça gravement:--C'est une manière comme une autre de placer
+son argent. Et il s'en alla après avoir décidé avec l'acquéreur qu'une
+contre-expertise aurait lieu le lendemain.
+
+Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme avec
+l'envie d'y grimper, comme si c'eût été un mât de cocagne. Il se sentait
+léger à jouer à saute-mouton par-dessus la statue de l'Empereur perché
+là-haut dans le ciel.
+
+Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille.
+
+Puis il prit un fiacre et fit un tour au Bois. Il regardait les
+équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux
+passants: «Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!»
+
+Le souvenir de son ministère lui revint. Il s'y fit conduire, entra
+délibérément chez son chef et annonça:--Je viens, Monsieur, vous donner
+ma démission. J'ai fait un héritage de trois cent mille francs. Il alla
+serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses projets
+d'existence nouvelle; puis il dîna au café Anglais.
+
+Se trouvant à côté d'un monsieur qui lui parut distingué, il ne put
+résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine
+coquetterie, qu'il venait d'hériter de quatre cent mille francs.
+
+Pour la première fois de sa vie il ne s'ennuya pas au théâtre, et il
+passa sa nuit avec des filles.
+
+Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très honnête,
+mais d'un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir.
+
+
+
+
+UN NORMAND
+
+
+_A Paul Alexis._
+
+Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route
+de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies; puis le
+cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.
+
+C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde.
+Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques,
+travaillés comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le
+faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le
+grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.
+
+Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments
+humains; et là-bas, la «Pompe à feu» de la «Foudre», sa rivale presque
+aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides
+d'Égypte.
+
+Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à
+droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de
+prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.
+
+De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du
+large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu,
+vers le Havre; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de
+deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit
+remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.
+
+Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant
+paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-même. Tout
+à coup, il éclata: «Ah! vous allez voir quelque chose de drôle: la
+chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon.»
+
+Je le regardai d'un oeil étonné. Il reprit:
+
+--Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans
+le nez. Le père Mathieu est le plus Normand de la province, et sa
+chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais
+vous donner d'abord quelques mots d'explication.
+
+Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père «La Boisson», est un ancien
+sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions
+admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la
+malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à des
+protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien d'une
+chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et fréquentée
+principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa statue
+merveilleuse: «Notre-Dame du Gros-Ventre», et il la traite avec une
+certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a
+composé lui-même et fait imprimer une prière spéciale pour sa BONNE
+VIERGE. Cette prière est un chef-d'oeuvre d'ironie involontaire, d'esprit
+normand où la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peur
+superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas
+beaucoup à sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il
+la ménage, par politique.
+
+ * * * * *
+
+Voici le début de cette étonnante oraison:
+
+«Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne des filles-mères en ce
+pays et par toute la terre, protégez votre servante qui a fauté dans un
+moment d'oubli.»
+
+ * * * * *
+
+Cette supplique se termine ainsi:
+
+«Ne m'oubliez surtout pas auprès de votre saint Époux et intercédez
+auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au
+vôtre.»
+
+Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui
+sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent
+avec onction.
+
+En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le
+valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits
+secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes,
+qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.
+
+Mais vous verrez par vous-même.
+
+Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point
+suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de
+Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la
+chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un
+fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois,
+invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine
+couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les
+Saints guérissent les maladies; mais chacun a sa spécialité; et il ne
+faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns
+des autres comme des cabotins.
+
+Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter
+Mathieu.
+
+--Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur?
+
+--Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas
+mauvais.
+
+Ce n'est pas tout.
+
+Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en
+convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est
+gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le
+degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation; la
+chapelle ne vient qu'après.
+
+Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le
+saoulomètre.
+
+L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi
+précises que celles d'un mathématicien.
+
+Vous l'entendez dire sans cesse:--«D'puis lundi, j'ai passé
+quarante-cinq.»
+
+Ou bien:--«J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.»
+
+Ou bien:--«J'en avais bien soixante-six à soixante-dix.»
+
+Ou bien:--«Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que
+j'm'aperçois qu'j'étais dans soixante-quinze!»
+
+Jamais il ne se trompe.
+
+Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses
+observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix,
+on ne peut se fier absolument à son affirmation.
+
+Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille,
+il était crânement gris.
+
+Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en
+des colères folles. Elle l'attend sur la porte, quand il rentre, et elle
+hurle:--«Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne!»
+
+Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton
+sévère:--«Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à
+d'main.»
+
+Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix
+tremblante:--«Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; j'ne mesure
+plus; j'vas cogner, prends garde!»
+
+Alors, Mélie bat en retraite.
+
+Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et
+répond:--«Allons, allons! assez causé; c'est passé. Tant qu'j'aurai pas
+atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te
+permets de m'corriger, ma parole!»
+
+ * * * * *
+
+Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans
+l'admirable forêt de Roumare.
+
+L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux
+dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu
+avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois.
+
+On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami
+tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans
+le taillis.
+
+Et bientôt, du sommet d'une grande côte, nous découvrions de nouveau la
+magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos
+pieds.
+
+Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté
+d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison
+aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.
+
+Une grosse voix cria: «V'là des amis!» Et Mathieu parut sur le seuil.
+C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de
+longues moustaches blanches.
+
+Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer
+dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait:
+
+«Moi, monsieur, j'n'ai pas d'appartement distingué. J'aime bien à
+n'point m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient
+compagnie.»
+
+Puis, se tournant vers mon ami:
+
+«Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de
+consultation d'ma patronne. J'veux pas sortir c't'après-midi.»
+
+Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement: «Mélie-e-e!»
+qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou
+remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée.
+
+Mélie ne répondit point.
+
+Alors Mathieu cligna de l'oeil avec malice.
+
+--«A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je me suis
+trouvé dans les quatre-vingt-dix.»
+
+Mon voisin se mit à rire:--«Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment
+avez-vous fait?»
+
+Mathieu répondit:
+
+--«J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières
+d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a
+qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar
+c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte;
+j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier
+(on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens
+une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte: «Si on buvait un verre de
+fine pour se réchauffer!» Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu
+dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que
+d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'm'aperçois que
+j'suis dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre.»
+
+La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir
+dit bonjour: «...Crés cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux.»
+
+Alors Mathieu se fâcha:--«Dis pas ça, Mélie, dis pas ça; j'ai jamais été
+au mètre.»
+
+On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à
+côté de la petite chapelle de «Notre-Dame du Gros-Ventre» et en face de
+l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de
+crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.
+
+Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et
+grisant qu'il préférait à tous les liquides et nous fumions nos pipes, à
+cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent.
+
+Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles
+demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'oeil vers nous et répondit:
+
+--J'vas vous donner ça.
+
+Et il disparut dans son bûcher.
+
+Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure consternée.
+Il levait les bras:
+
+--J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sûr que je
+l'avais.
+
+Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau:
+«Mélie-e-e!» Du fond de la cour sa femme répondit:
+
+--«Qué qu'y a?
+
+--Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bûcher.»
+
+Alors, Mélie jeta cette explication:
+
+«C'est-y pas celui qu't'as pris l'aut'e semaine pour boucher l'trou d'la
+cabine à lapins?»
+
+Mathieu tressaillit:--«Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien!»
+
+Alors il dit aux deux femmes:--«Suivez-moi.»
+
+Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.
+
+En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de
+boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins.
+
+Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se
+signèrent et se mirent à murmurer des _Oremus_. Mais Mathieu se
+précipita: «Attendez, vous v'là dans la crotte; j'vas vous donner une
+botte de paille.»
+
+Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis,
+considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit
+pour son commerce, il ajouta:
+
+--«J'vas vous l'débrouiller un brin.»
+
+Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le
+bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.
+
+Puis, quand il eut fini, il ajouta:--«Maintenant, il n'y a plus d'mal.»
+Et il nous ramena boire un coup.
+
+Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu
+confus:--«C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais
+bien qui n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait
+plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais.»
+
+Il but et reprit:
+
+--«Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à
+moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit.»
+
+
+
+
+AU BOIS
+
+
+Le maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que
+le garde champêtre l'attendait à la mairie avec deux prisonniers.
+
+Il s'y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre, le
+père Hochedur, debout et surveillant d'un air sévère un couple de
+bourgeois mûrs.
+
+L'homme, un gros père, à nez rouge et à cheveux blancs, semblait
+accablé; tandis que la femme, une petite mère endimanchée très ronde,
+très grasse, aux joues luisantes, regardait d'un oeil de défi l'agent de
+l'autorité qui les avait capturés.
+
+Le maire demanda:
+
+--Qu'est-ce que c'est, père Hochedur?
+
+Le garde champêtre fit sa déposition.
+
+Il était sorti le matin, à l'heure ordinaire, pour accomplir sa tournée
+du côté des bois Champioux jusqu'à la frontière d'Argenteuil. Il n'avait
+rien remarqué d'insolite dans la campagne sinon qu'il faisait beau temps
+et que les blés allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui binait sa
+vigne, avait crié:
+
+--Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis,
+vous y trouverez un couple de pigeons qu'ont bien cent trente ans à eux
+deux.
+
+Il était parti dans la direction indiquée; il était entré dans le fourré
+et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent supposer
+un flagrant délit de mauvaises moeurs.
+
+Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre un
+braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il
+s'abandonnait à son instinct.
+
+Le maire stupéfait considéra les coupables. L'homme comptait bien
+soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq.
+
+Il se mit à les interroger, en commençant par le mâle, qui répondait
+d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine.
+
+--Votre nom.
+
+--Nicolas Beaurain.
+
+--Votre profession.
+
+--Mercier, rue des Martyrs, à Paris.
+
+--Qu'est-ce que vous faisiez dans ce bois?
+
+Le mercier demeura muet, la tête baissée sur son gros ventre, les mains
+à plat sur ses cuisses.
+
+Le maire reprit:
+
+--Niez-vous ce qu'affirme l'agent de l'autorité municipale?
+
+--Non, monsieur.
+
+--Alors, vous avouez?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Qu'avez-vous à dire pour votre défense?
+
+--Rien, monsieur.
+
+--Où avez-vous rencontré votre complice?
+
+--C'est ma femme, monsieur.
+
+--Votre femme?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris?
+
+--Pardon, monsieur, nous vivons ensemble!
+
+--Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher monsieur, de
+venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin.
+
+Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il murmura:
+
+--C'est elle qui a voulu ça! Je lui disais hier que c'était stupide.
+Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous savez... elle
+ne l'a pas ailleurs.
+
+Le maire, qui aimait l'esprit gaulois, sourit et répliqua:
+
+--Dans votre cas, c'est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne
+seriez pas ici si elle ne l'avait eu que dans la tête.
+
+Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme:
+
+--Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie? Hein, y sommes-nous? Et
+nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat
+aux moeurs! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et
+changer de quartier. Y sommes-nous?
+
+Mme Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s'expliqua
+sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation.
+
+--Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules.
+Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux
+comme une pauvre femme; et j'espère que vous voudrez bien nous renvoyer
+chez nous, et nous épargner la honte des poursuites.
+
+Autrefois, quand j'étais jeune, j'ai fait la connaissance de M. Beaurain
+dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un magasin de
+mercerie; moi j'étais demoiselle dans un magasin de confections. Je me
+rappelle de ça comme d'hier. Je venais passer les dimanches ici, de
+temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec qui j'habitais rue
+Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C'est lui qui nous
+conduisait ici. Un samedi, il m'annonça en riant, qu'il amènerait un
+camarade le lendemain. Je compris bien ce qu'il voulait; mais je
+répondis que c'était inutile. J'étais sage, monsieur.
+
+«Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer M. Beaurain. Il
+était bien de sa personne à cette époque-là. Mais j'étais décidée à ne
+pas céder, et je ne cédai pas non plus.
+
+«Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces
+temps qui vous chatouillent le coeur. Moi, quand il fait beau, aussi bien
+maintenant qu'autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand je suis à
+la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui chantent, les
+blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si vite, l'odeur de
+l'herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me rend folle! C'est
+comme le champagne quand on n'en a pas l'habitude!
+
+«Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait
+dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant.
+Rose et Simon s'embrassaient toutes les minutes! Ça me faisait quelque
+chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derrière eux, sans
+guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se dire. Il
+avait l'air timide, ce garçon, et ça me plaisait de le voir embarrassé.
+Nous voici arrivés dans le petit bois. Il y faisait frais comme dans un
+bain, et tout le monde s'assit sur l'herbe. Rose et son ami me
+plaisantaient sur ce que j'avais l'air sévère; vous comprenez bien que
+je ne pouvais pas être autrement. Et puis voilà qu'ils recommencent à
+s'embrasser sans plus se gêner que si nous n'étions pas là; et puis ils
+se sont parlé tout bas; et puis ils se sont levés et ils sont partis
+dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle sotte figure je faisais,
+moi, en face de ce garçon que je voyais pour la première fois. Je me
+sentais tellement confuse de les voir partir ainsi que ça me donna du
+courage; et je me suis mise à parler. Je lui demandai ce qu'il faisait;
+il était commis de mercerie, comme je vous l'ai appris tout à l'heure.
+Nous causâmes donc quelques instants; ça l'enhardit, lui, et il voulut
+prendre des privautés, mais je le remis à sa place, et roide, encore.
+Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain?»
+
+M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas.
+
+Elle reprit: «Alors il a compris que j'étais sage, ce garçon, et il
+s'est mis à me faire la cour, gentiment, en honnête homme. Depuis ce
+jour il est revenu tous les dimanches. Il était très amoureux de moi,
+Monsieur. Et moi aussi je l'aimais beaucoup, mais là, beaucoup! c'était
+un beau garçon, autrefois.
+
+«Bref, il m'épousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des
+Martyrs.
+
+«Ce fut dur pendant des années, Monsieur. Les affaires n'allaient pas;
+et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis,
+nous en avions perdu l'habitude. On a autre chose en tête, on pense à la
+caisse plus qu'aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, peu
+à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent guère
+à l'amour. On ne regrette rien tant qu'on ne s'aperçoit pas que ça vous
+manque.
+
+Et puis, Monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes rassurés
+sur l'avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s'est passé
+en moi, non, vraiment, je ne sais pas!
+
+«Voilà que je me suis mise à rêver comme une petite pensionnaire. La vue
+des voiturettes de fleurs qu'on traîne dans les rues me tirait les
+larmes. L'odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil,
+derrière ma caisse, et me faisait battre le coeur! Alors je me levais et
+je m'en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel
+entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a l'air d'une
+rivière, d'une longue rivière qui descend sur Paris en se tortillant; et
+les hirondelles passent dedans comme des poissons. C'est bête comme
+tout, ces choses-là, à mon âge! Que voulez-vous, Monsieur, quand on a
+travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s'aperçoit qu'on aurait
+pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh! oui, on regrette!
+Songez donc que, pendant vingt ans, j'aurais pu aller cueillir des
+baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres femmes. Je
+songeais comme c'est bon d'être couché sous les feuilles en aimant
+quelqu'un! Et j'y pensais tous les jours, toutes les nuits! Je rêvais de
+clairs de lune sur l'eau jusqu'à avoir envie de me noyer.
+
+«Je n'osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je
+savais bien qu'il se moquerait de moi et qu'il me renverrait vendre mon
+fil et mes aiguilles! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me disait
+plus grand'chose; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais bien
+aussi que je ne disais plus rien à personne, moi!
+
+«Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays
+où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici
+arrivés, ce matin, vers les neuf heures.
+
+«Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça
+ne vieillit pas, le coeur des femmes! Et, vrai, je ne voyais plus mon
+mari tel qu'il est, mais bien tel qu'il était autrefois! Ça, je vous le
+jure, Monsieur. Vrai de vrai, j'étais grise. Je me mis à l'embrasser; il
+en fut plus étonné que si j'avais voulu l'assassiner. Il me répétait:
+«Mais tu es folle. Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin.
+Qu'est-ce qui te prend?...» Je ne l'écoutais pas, moi, je n'écoutais que
+mon coeur. Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà!... J'ai dit la
+vérité, monsieur le maire, toute la vérité.»
+
+Le maire était un homme d'esprit. Il se leva, sourit, et dit: «Allez en
+paix, Madame, et ne péchez plus... sous les feuilles.»
+
+
+
+
+LE LOUP
+
+
+Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville à la fin du dîner
+de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels.
+
+On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des
+convives qui n'eût point pris part à cette poursuite, car il ne chassait
+jamais.
+
+Pendant toute la durée du grand repas, on n'avait guère parlé que de
+massacres d'animaux. Les femmes elles-mêmes s'intéressaient aux récits
+sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les
+attaques et les combats d'hommes contre les bêtes, levaient les bras,
+contaient d'une voix tonnante.
+
+M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante,
+mais pleine d'effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car il
+la disait couramment, n'hésitant pas sur les mots choisis avec habileté
+pour faire image.
+
+--Messieurs, je n'ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père
+non plus, et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils
+d'un homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous
+dirai comment.
+
+Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon
+trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d'Arville,
+notre château de Lorraine, en pleine forêt.
+
+François d'Arville était resté garçon par amour de la chasse.
+
+Ils chassaient tous deux d'un bout à l'autre de l'année, sans repos,
+sans arrêt, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas
+autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela.
+
+Ils avaient au coeur cette passion terrible, inexorable. Elle les
+brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien
+autre.
+
+Ils avaient défendu qu'on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune
+raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et
+Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: «Nom d'un
+nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l'hallali!»
+
+Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès le
+lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des
+oiseaux autour du château jusqu'au moment de partir pour forcer quelque
+grosse bête.
+
+On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles
+d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps,
+qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante; car le fils
+d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le
+fils d'un général n'est colonel de naissance. Mais la vanité mesquine du
+jour trouve profit à cet arrangement.
+
+Je reviens à mes ancêtres.
+
+Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et
+vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aîné, avait une voix
+tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les
+feuilles de la forêt s'agitaient quand il criait.
+
+Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce
+devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher
+leurs grands chevaux.
+
+Or, vers le milieu de l'hiver de cette année 1764, les froids furent
+excessifs et les loups devinrent féroces.
+
+Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des
+maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les
+étables.
+
+Et bientôt une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage
+gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d'une
+femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans
+peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les
+habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la
+flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la
+province. Personne n'osait plus sortir dès que tombait le soir. Les
+ténèbres semblaient hantées par l'image de cette bête.
+
+Les frères d'Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils
+convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays.
+
+Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons,
+on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là. Et,
+chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger,
+attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du
+lieu où on l'avait cherché.
+
+Une nuit enfin, il pénétra dans l'étable aux porcs du château d'Arville
+et mangea les deux plus beaux élèves.
+
+Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque
+comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent
+tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables, et
+ils se mirent en chasse, le coeur soulevé de fureur.
+
+Depuis l'aurore jusqu'à l'heure où le soleil empourpré descendit
+derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien
+trouver.
+
+Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux
+par une allée bordée de broussailles, et s'étonnaient de leur science
+déjouée par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mystérieuse.
+
+L'aîné disait:
+
+--Cette bête-là n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un
+homme.
+
+Le cadet répondit:
+
+--On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l'évêque,
+ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu'il faut.
+
+Puis ils se turent.
+
+Jean reprit:
+
+--Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque
+malheur cette nuit.
+
+Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra: celui de
+François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes
+s'ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui
+détala à travers le bois.
+
+Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant
+sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant d'une
+poussée de tout leur corps, les lançant d'une telle allure, les
+excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de
+l'éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes
+entre leurs cuisses et les enlever comme s'ils s'envolaient.
+
+Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les
+ravins, grimpant les côtes, dévalant les gorges, et sonnant du cor à
+pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens.
+
+Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du
+front une branche énorme qui lui fendit le crâne; et il tomba raide sur
+le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait, disparaissait dans
+l'ombre enveloppant les bois.
+
+Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras
+son frère, il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang.
+
+Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée
+et rouge, et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné.
+Peu à peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait
+jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la
+peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de
+tuer son frère pour se venger d'eux.
+
+Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les arbres.
+François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus longtemps, se
+sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni la voix des
+chiens ni le son des cors, tout était muet par l'invisible horizon; et
+ce silence morne du soir glacé avait quelque chose d'effrayant et
+d'étrange.
+
+Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et
+le coucha en travers sur la selle pour le reporter au château; puis il
+se remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était gris,
+poursuivi par des images horribles et surprenantes.
+
+Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande
+forme passa. C'était la bête. Une secousse d'épouvante agita le
+chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le
+long des reins, et il fit, ainsi qu'un moine hanté du diable, un grand
+signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l'effrayant rôdeur. Mais
+ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et soudain,
+passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d'une rage
+désordonnée.
+
+Alors il piqua son cheval et s'élança derrière le loup.
+
+Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant
+des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'oeil fixé sur la tache blanche
+qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre.
+
+Son cheval aussi semblait animé d'une force et d'une ardeur inconnues.
+Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux
+rochers, la tête et les pieds du mort jeté en travers sur la selle. Les
+ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs énormes,
+les éclaboussait de sang; les éperons déchiraient des lambeaux d'écorce.
+
+Et soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la forêt et se ruèrent
+dans un vallon, comme la lune apparaissait au-dessus des monts. Ce
+vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue
+possible; et le loup acculé se retourna.
+
+François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent
+comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à la
+main.
+
+La bête hérissée, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme
+deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur,
+empoignant son frère, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des
+pierres sa tête qui n'était plus qu'une tache de sang, il lui cria dans
+les oreilles, comme s'il eût été sourd: «Regarde, Jean, regarde ça!»
+
+Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une
+montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre,
+cherchant à fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par le cou, sans
+même se servir de son arme, et il l'étranglait doucement, écoutant
+s'arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son coeur. Et il
+riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable
+étreinte, criant dans un délire de joie: «Regarde, Jean, regarde!» Toute
+résistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il était mort.
+
+Alors François, le prenant à pleins bras, l'emporta et le vint jeter aux
+pieds de l'aîné en répétant d'une voix attendrie: «Tiens, tiens, tiens,
+mon petit Jean, le voilà!»
+
+Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il
+se remit en route.
+
+Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance
+de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d'allégresse
+en racontant la mort de l'animal, et gémissant et s'arrachant la barbe
+en disant celle de son frère.
+
+Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les
+larmes aux yeux: «Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler
+l'autre, il serait mort content, j'en suis sûr!»
+
+La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l'horreur de la
+chasse, qui s'est transmise de père en fils jusqu'à moi.
+
+Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda:
+
+--Cette histoire est une légende, n'est-ce pas?
+
+Et le conteur répondit:
+
+--Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout à l'autre.
+
+Alors une femme déclara d'une petite voix douce:
+
+--C'est égal, c'est beau d'avoir des passions pareilles.
+
+
+
+
+UN FILS
+
+
+_A René Maizeroy._
+
+Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où
+le gai Printemps remuait de la vie.
+
+L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous
+deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de
+marque et de réputation.
+
+Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas
+sur des Idées, mais sur des hommes: les personnalités, en cette matière,
+primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs;
+puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par
+la tiédeur de l'air.
+
+Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et
+délicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient
+leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes
+jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui
+sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des
+parfumeurs, sa semence embaumée à travers l'espace.
+
+Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra
+l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes
+s'envolaient. Et il dit: «Quand on songe que ces imperceptibles atomes,
+qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues
+d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles
+et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous, mortels
+comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même essence,
+comme nous toujours!»
+
+Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se
+détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta: «Ah!
+mon gaillard s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais
+bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les
+lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère.»
+
+L'académicien ajouta: «Nous en faisons autant, mon ami.»
+
+Le sénateur reprit: «Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons
+quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre
+supériorité.»
+
+Mais l'autre secoua la tête: «Non, ce n'est pas là ce que je veux dire;
+voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants
+ignorés, ces enfants dits _de père inconnu_, qu'il a faits, comme cet
+arbre reproduit, presque inconsciemment.
+
+S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous
+serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous
+interpelliez le serait pour numéroter ses descendants.
+
+De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les
+rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre
+que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents
+femmes.
+
+Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas
+fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au
+bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens,
+c'est-à-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou
+peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère,
+cuisinière en quelque famille.
+
+Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons
+_publiques_ possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père,
+enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt
+francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces
+rejetons-là constituent les «pertes» de leur profession. Quels sont les
+générateurs?--Vous,--moi--nous tous, les hommes dits _comme il faut_! Ce
+sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs de gaîté,
+de ces heures où notre chair contente nous pousse aux accouplements
+d'aventure.
+
+Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants.
+Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car
+ils reproduisent aussi, ces gredins-là!
+
+Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience, une très vilaine histoire
+que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que
+cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui,
+parfois, me torture horriblement.
+
+A l'âge de vingt-cinq ans, j'avais entrepris avec un de mes amis,
+aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied.
+
+Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les
+Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez;
+de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des
+Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait
+en _of_; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon
+camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait
+simplement de deux bottes de paille.
+
+Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et
+nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.
+
+Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il
+fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous pûmes
+atteindre Pont-Labbé.
+
+Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha et le médecin,
+qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en
+déterminer la nature.
+
+Connaissez-vous Pont-Labbé?--Non.--Eh bien, c'est la ville la plus
+bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz
+au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des moeurs, des
+légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays
+n'a presque pas changé. Je dis: _encore aujourd'hui_, car j'y retourne à
+présent tous les ans, hélas!
+
+Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste,
+triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que les
+caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les rues étroites
+aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, la gilet
+brodé et les quatre vestes superposées: la première, grande comme la
+main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s'arrêtant juste
+au-dessus du fond de culotte.
+
+Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un
+gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas
+deviner leur gorge puissante et martyrisée; et elles sont coiffées d'une
+étrange façon: sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent
+le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête,
+puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet,
+tissu souvent d'or ou d'argent.
+
+La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout
+bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la
+pupille; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en
+riant, semblaient faites pour broyer du granit.
+
+Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme
+la plupart de ses compatriotes.
+
+Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se
+déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos
+complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la
+petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane.
+
+Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions
+pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.
+
+Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je
+croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la
+sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement,
+sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie
+qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût
+revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me
+regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un
+scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et
+peut-être par son père ensuite.
+
+J'avais fait cela en riant; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir de
+la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte
+corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés,
+tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh! elle
+se débattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une
+cloison, une chaise; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles
+plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé quelqu'un;
+puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi l'attaquant, elle
+résistant.
+
+Épuisée enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le
+pavé.
+
+Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit.
+
+Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point
+l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions
+reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à
+minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me
+retirer.
+
+Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au
+jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin
+toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme peut
+nous donner quand elle ne sait pas notre langue.
+
+Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente
+quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à
+distraire ainsi les voyageurs.
+
+Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé.
+
+Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en
+Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour bien me pénétrer
+des paysages.
+
+Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs
+grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville; et l'auberge
+était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne.
+En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans,
+fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap,
+casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles.
+
+Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et,
+comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans
+doute me fit dire: «Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison?
+J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je
+vous parle de loin.»
+
+Il répondit: «C'étaient mes parents, monsieur».
+
+Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment
+j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa
+pas achever.
+
+«--Oh! je me rappelle parfaitement. J'avais alors quinze ou seize ans.
+Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai
+fait la mienne, sur la rue.»
+
+C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me
+revint. Je demandai: «--Vous rappelez-vous une gentille petite servante
+qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me trompe,
+de jolis yeux bleus et des dents fraîches?»
+
+Il reprit: «--Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps
+après.»
+
+Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boîteux remuait
+du fumier, il ajouta: «--Voilà son fils.»
+
+Je me mis à rire. «--Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère.
+Il tient du père sans doute.»
+
+L'aubergiste reprit: «--Ça se peut bien; mais on n'a jamais su à qui
+c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait
+de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était
+enceinte. Personne ne voulait le croire.»
+
+J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles
+qui nous touchent le coeur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je
+regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau
+pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort
+douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement
+sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils lui tombaient
+comme des cordes sur les joues.
+
+L'aubergiste ajouta: «--Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par
+charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on
+l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas
+de père, pas de mère, pas d'argent! Mes parents ont eu pitié de
+l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez.»
+
+Je ne dis rien.
+
+Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai à
+cet affreux valet d'écurie en me répétant: «--Si c'était mon fils,
+pourtant? Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet
+être?»--C'était possible, enfin!
+
+Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de
+sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes.
+
+Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non
+plus, il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant
+absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se
+tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes
+noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire
+ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux.
+
+Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du misérable.
+Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon
+passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à
+Lorient le 15 août. L'acte portait la mention: «Père inconnu». La mère
+s'était appelée Jeanne Kerradec.
+
+Alors mon coeur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus
+parler tant je me sentais suffoqué; et je regardais cette brute dont les
+grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des
+bêtes; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la
+tête, cherchait à s'en aller.
+
+Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant
+douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir? Rien ne pouvait me fixer.
+Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou
+mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des
+suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible
+incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était
+mon fils.
+
+Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans
+parvenir à dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions
+insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait
+«papa»; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et,
+j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il
+parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collègues de
+l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père; et l'un d'eux
+s'écriait: «C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble.» Et
+en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me
+réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de
+revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits
+communs.
+
+Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je lui
+donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire
+d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon oeil,
+il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui
+voulait dire «merci», sans doute.
+
+La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille.
+Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions,
+d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre
+être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire
+quelque chose pour lui.
+
+Mais l'homme répliqua: «Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien,
+vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie,
+et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche
+avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille
+culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours.»
+
+Je n'insistai pas, me réservant d'aviser.
+
+Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la
+maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte,
+s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses.
+
+On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de vie le
+rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait.
+L'aubergiste ajouta: «Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.» Cet
+homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes
+jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination à
+ce métal que le cabaret.
+
+Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je
+semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute,
+mon fils! mon fils! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de
+moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans
+le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une
+ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière
+hideuse de l'homme.
+
+Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je
+partis, le coeur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque argent
+pour adoucir l'existence de son valet.
+
+Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible
+incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible
+me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de
+voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me
+ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et
+chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux.
+
+J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot, sans ressource.
+
+J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement
+ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait
+fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.
+
+J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en
+offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a répondu
+fort sagement: «Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira
+qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu'il a du
+temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du
+bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais
+choisissez-en un qui réponde à votre peine.»
+
+Que dire à cela?
+
+Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce
+crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me
+perdre. Il me crierait «papa» comme dans mon rêve.
+
+Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve
+d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme
+d'autres, aurait été pareil aux autres.
+
+Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable
+que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi,
+qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce
+aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille choses, par son
+sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes de maladies, aux
+mêmes ferments de passions.
+
+Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa
+vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenêtre, là-bas, je le
+regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en
+me répétant: «C'est mon fils.»
+
+Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même
+jamais touché sa main sordide.
+
+L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura:
+«Oui, vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants
+qui n'ont pas de père.»
+
+ * * * * *
+
+Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses
+grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui
+la respirèrent à longs traits.
+
+Et le sénateur ajouta: «C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et
+même de faire des enfants comme ça.»
+
+
+
+
+CORRESPONDANCE
+
+Mme DE X... A Mme DE Z...
+
+
+_Étretat, vendredi._
+
+Ma chère tante,
+
+Je viens vers vous tout doucement. Je serai aux Fresnes le 2 septembre,
+veille de l'ouverture de la chasse que je tiens à ne pas manquer, pour
+taquiner ces messieurs. Vous êtes trop bonne, ma tante, et vous leur
+permettez ce jour-là, quand vous êtes seule avec eux, de dîner sans
+habit et sans s'être rasés en rentrant, sous prétexte de fatigue.
+
+Aussi sont-ils enchantés quand je ne suis pas là. Mais j'y serai, et je
+passerai la revue, comme un général, à l'heure du dîner; et si j'en
+trouve un seul un peu négligé, rien qu'un peu, je l'enverrai à la
+cuisine, avec les bonnes.
+
+Les hommes d'aujourd'hui ont si peu d'égards et de savoir-vivre qu'il
+faut se montrer toujours sévère. C'est vraiment le règne de la
+goujaterie. Quand ils se querellent entre eux, ils se provoquent avec
+des injures de portefaix, et, devant nous, ils se tiennent beaucoup
+moins bien que nos domestiques. C'est aux bains de mer qu'il faut voir
+cela. Ils s'y trouvent en bataillons serrés et on peut les juger en
+masse. Oh! les êtres grossiers qu'ils sont!
+
+Figurez-vous qu'en chemin de fer, un d'eux, un monsieur qui semblait
+bien, au premier abord, grâce à son tailleur, a retiré délicatement ses
+bottes pour les remplacer par des savates. Un autre, un vieux qui doit
+être un riche parvenu (ce sont les plus mal élevés), assis en face de
+moi, a posé délicatement ses deux pieds sur la banquette, à mon côté.
+C'est admis.
+
+Dans les villes d'eaux, c'est un déchaînement de grossièreté. Je dois
+ajouter une chose: ma révolte tient peut-être à ce que je ne suis point
+habituée à fréquenter communément les gens qu'on coudoie ici, car leur
+genre me choquerait moins si je l'observais plus souvent.
+
+Dans le bureau de l'hôtel, je fus presque renversée par un jeune homme
+qui prenait sa clef par-dessus ma tête. Un autre me heurta si fort, sans
+dire «pardon», ni se découvrir, en sortant d'un bal au Casino, que j'en
+eus mal dans la poitrine. Voilà comme ils sont tous. Regardons-les
+aborder les femmes sur la terrasse, c'est à peine s'ils saluent, ils
+portent simplement la main à leur couvre-chef. Du reste, comme ils sont
+tous chauves, cela vaut mieux.
+
+Mais il est une chose qui m'exaspère et me choque par-dessus tout, c'est
+la liberté qu'ils prennent de parler en public, sans aucune espèce de
+précaution, des aventures les plus révoltantes. Quand deux hommes sont
+ensemble, ils se racontent, avec les mots les plus crus et les
+réflexions les plus abominables, des histoires vraiment horribles, sans
+s'inquiéter le moins du monde si quelque oreille de femme est à portée
+de leur voix. Hier, sur la plage, je fus contrainte de changer de place
+pour ne pas être plus longtemps la confidente involontaire d'une
+anecdote graveleuse, dite en termes si violents que je me sentais
+humiliée autant qu'indignée d'avoir pu entendre cela. Le plus
+élémentaire savoir-vivre ne devrait-il pas leur apprendre à parler bas
+de ces choses de notre voisinage?
+
+Étretat est, en outre, le pays des cancans et, partant, la patrie des
+commères. De cinq à sept heures on les voit errer en quête de médisances
+qu'elles transportent de groupe en groupe. Comme vous me le disiez, ma
+chère tante, le _potin_ est un signe de race des petites gens et des
+petits esprits. Il est aussi la consolation des femmes qui ne sont plus
+aimées ni courtisées. Il me suffit de regarder celles qu'on désigne
+comme les plus cancanières pour être persuadée que vous ne vous trompez
+pas.
+
+L'autre jour j'assistai à une soirée musicale au Casino, donnée par une
+remarquable artiste, Mme Masson, qui chante vraiment à ravir. J'eus
+l'occasion d'applaudir encore l'admirable Coquelin, ainsi que deux
+charmants pensionnaires du Vaudeville, M... et Meillet. Je pus, en cette
+circonstance, voir tous les baigneurs réunis cette année sur cette
+plage. Il n'en est pas beaucoup de marque.
+
+Le lendemain, j'allai déjeuner à Yport. J'aperçus un homme barbu qui
+sortait d'une grande maison en forme de citadelle. C'était le peintre
+Jean-Paul Laurens. Il ne lui suffit pas, paraît-il d'emmurer ses
+personnages, il tient à s'emmurer lui-même.
+
+Puis je me trouvai assise sur le galet à côté d'un homme encore jeune,
+d'aspect doux et fin, d'allure calme, qui lisait des vers. Mais il les
+lisait avec une telle attention, une telle passion, dirai-je, qu'il ne
+leva pas une seule fois les yeux sur moi. Je fus un peu choquée; et je
+demandai au maître baigneur, sans paraître y prendre garde, le nom de ce
+monsieur. En moi je riais un peu de ce liseur de rimes; il me semblait
+attardé, pour un homme. C'est là, pensai-je, un naïf. Eh bien, ma tante,
+à présent, je raffole de mon inconnu. Figure-toi qu'il s'appelle Sully
+Prudhomme. Je retournai m'asseoir auprès de lui pour le considérer tout
+à mon aise. Sa figure a surtout un grand caractère de tranquillité et de
+finesse. Quelqu'un étant venu le trouver, j'entendis sa voix qui est
+douce, presque timide. Celui-là, certes, ne doit pas crier de
+grossièretés en public, ni heurter des femmes sans s'excuser. Il doit
+être un délicat, mais un délicat presque maladif, un vibrant. Je
+tâcherai, cet hiver, qu'il me soit présenté.
+
+Je ne sais plus rien, ma chère tante, et je vous quitte en hâte, l'heure
+de la poste me pressant. Je baise vos mains et vos joues.
+
+Votre nièce dévouée,
+
+BERTHE DE X...
+
+_P.-S._--Je dois cependant ajouter, pour la justification de la
+politesse française, que nos compatriotes sont en voyage des modèles de
+savoir-vivre en comparaison des abominables Anglais qui semblent avoir
+été élevés par des valets d'écurie, tant ils prennent soin de ne se
+gêner en rien et de toujours gêner leurs voisins.
+
+ * * * * *
+
+MADAME DE Z... A MADAME DE X...
+
+_Les Fresnes, samedi._
+
+Ma chère petite, tu me dis beaucoup de choses pleines de raison, ce qui
+n'empêche que tu as tort. Je fus, comme toi, très indignée autrefois de
+l'impolitesse des hommes que j'estimais me manquer sans cesse; mais en
+vieillissant et en songeant à tout, et en observant sans y mêler du
+mien, je me suis aperçue de ceci: que si les hommes ne sont pas toujours
+polis, les femmes, par contre, sont toujours d'une inqualifiable
+grossièreté.
+
+Nous nous croyons tout permis, ma chérie, et estimons en même temps que
+tout nous est dû, et nous commettons à coeur joie des actes dépourvus de
+ce savoir-vivre élémentaire dont tu parles avec passion.
+
+Je trouve maintenant, au contraire, que les hommes ont pour nous
+beaucoup d'égards, relativement à nos allures envers eux. Du reste,
+mignonne, les hommes doivent être, et sont, ce que nous les faisons.
+Dans une société où les femmes seraient toutes de vraies grandes dames,
+tous les hommes deviendraient des gentilshommes.
+
+Voyons, observe et réfléchis.
+
+Vois deux femmes qui se rencontrent dans la rue; quelle attitude! quels
+regards de dénigrement, quels mépris dans le coup d'oeil! Quel coup de
+tête de haut en bas pour toiser et condamner! Et si le trottoir est
+étroit, crois-tu que l'une cédera le pas, demandera pardon? Jamais!
+Quand deux hommes se heurtent en une ruelle insuffisante, tous deux
+saluent et s'effacent en même temps; tandis que, nous autres, nous nous
+précipitons ventre à ventre, nez à nez, en nous dévisageant avec
+insolence.
+
+Vois deux femmes se connaissant qui se rencontrent dans un escalier
+devant la porte d'une amie que l'une vient de voir et que l'autre va
+visiter. Elles se mettent à causer en obstruant toute la largeur du
+passage. Si quelqu'un monte derrière elles, homme ou femme, crois-tu
+qu'elles se dérangeront d'un demi-pied? Jamais! jamais!
+
+J'attendis, l'hiver dernier, vingt-deux minutes, montre en main, à la
+porte d'un salon. Et derrière moi deux messieurs attendaient aussi sans
+paraître prêts à devenir enragés, comme moi. C'est qu'ils étaient
+habitués depuis longtemps à nos inconscientes insolences.
+
+L'autre jour, avant de quitter Paris, j'allai dîner, avec ton mari
+justement, dans un restaurant des Champs-Élysées pour prendre le frais.
+Toutes les tables étaient occupées. Le garçon nous pria d'attendre.
+
+J'aperçus alors une vieille dame de noble tournure qui venait de payer
+sa carte et qui semblait prête à partir. Elle me vit, me toisa et ne
+bougea point. Pendant plus d'un quart d'heure elle resta là, immobile,
+mettant ses gants, parcourant du regard toutes les tables, considérant
+avec quiétude ceux qui attendaient comme moi. Or, deux jeunes gens qui
+achevaient leur repas m'ayant vue à leur tour, appelèrent en hâte le
+garçon pour régler leur note et m'offrirent leur place tout de suite,
+s'obstinant même à attendre debout leur monnaie. Et songe, ma belle, que
+je ne suis plus jolie, comme toi, mais vieille et blanche.
+
+C'est à nous, vois-tu, qu'il faudrait enseigner la politesse; et la
+besogne serait si rude qu'Hercule n'y suffirait pas.
+
+Tu me parles d'Étretat et des gens qui _potinent_ sur cette gentille
+plage. C'est un pays fini, perdu pour moi, mais dans lequel je me suis
+autrefois bien amusée.
+
+Nous étions là quelques-uns seulement, des gens du monde, du vrai monde,
+et des artistes, fraternisant. On ne cancanait pas, alors.
+
+Or, comme nous n'avions point l'insipide Casino où l'on pose, où l'on
+chuchote, où l'on danse bêtement, où l'on s'ennuie à profusion, nous
+cherchions de quelle manière passer gaiement nos soirées. Or, devine ce
+qu'imagina l'un de nos maris? Ce fut d'aller danser, chaque nuit, dans
+l'une des fermes des environs.
+
+On partait en bande avec un orgue de Barbarie dont jouait d'ordinaire le
+peintre Le Poittevin, coiffé d'un bonnet de coton. Deux hommes portaient
+des lanternes. Nous suivions en procession, riant et bavardant comme des
+folles.
+
+On réveillait le fermier, les servantes, les valets. On se faisait même
+faire de la soupe à l'oignon, (horreur!) et l'on dansait sous les
+pommiers, au son de la boîte à musique. Les coqs réveillés chantaient
+dans la profondeur des bâtiments; les chevaux s'agitaient dans la
+litière des écuries. Le vent frais de la campagne nous caressait les
+joues, plein d'odeurs d'herbes et de moissons coupées.
+
+Que c'est loin! que c'est loin! voilà trente ans de cela!
+
+Je ne veux pas, ma chérie, que tu viennes pour l'ouverture de la chasse.
+Pourquoi gâter la joie de nos amis, en leur imposant des toilettes
+mondaines en ce jour de plaisir campagnard et violent? C'est ainsi qu'on
+gâte les hommes, petite.
+
+Je t'embrasse.
+
+Ta vieille tante,
+
+GENEVIÈVE DE Z...
+
+
+
+
+LUI?
+
+
+_A Pierre Decourcelle._
+
+Mon cher ami, tu n'y comprends rien? et je le conçois. Tu me crois
+devenu fou? Je le suis peut-être un peu, mais non pas pour les raisons
+que tu supposes.
+
+Oui. Je me marie. Voilà.
+
+Et pourtant mes idées et mes convictions n'ont pas changé. Je considère
+l'accouplement légal comme une bêtise. Je suis certain que huit maris
+sur dix sont cocus. Et ils ne méritent pas moins pour avoir eu
+l'imbécillité d'enchaîner leur vie, de renoncer à l'amour libre, la
+seule chose gaie et bonne au monde, de couper l'aile à la fantaisie qui
+nous pousse sans cesse à toutes les femmes, etc., etc. Plus que jamais
+je me sens incapable d'aimer une femme parce que j'aimerai toujours trop
+toutes les autres. Je voudrais avoir mille bras, mille lèvres et
+mille... tempéraments pour pouvoir étreindre en même temps une armée de
+ces êtres charmants et sans importance.
+
+Et cependant je me marie.
+
+J'ajoute que je ne connais guère ma femme de demain. Je l'ai vue
+seulement quatre ou cinq fois. Je sais qu'elle ne me déplaît point; cela
+me suffit pour ce que j'en veux faire. Elle est petite, blonde et
+grasse. Après-demain, je désirerai ardemment une femme grande, brune et
+mince.
+
+Elle n'est pas riche. Elle appartient à une famille moyenne. C'est une
+jeune fille comme on en trouve à la grosse, bonnes à marier, sans
+qualités et sans défauts apparents, dans la bourgeoisie ordinaire. On
+dit d'elle: «Mlle Lajolle est bien gentille.» On dira demain: «Elle
+est fort gentille, Mme Raymon». Elle appartient enfin à la légion des
+jeunes filles honnêtes «dont on est heureux de faire sa femme» jusqu'au
+jour où on découvre qu'on préfère justement toutes les autres femmes à
+celle qu'on a choisie.
+
+Alors pourquoi me marier, diras-tu?
+
+J'ose à peine t'avouer l'étrange et invraisemblable raison qui me
+pousse à cet acte insensé.
+
+Je me marie pour n'être pas seul!
+
+Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tu as pitié
+de moi, et tu me mépriseras, tant mon état d'esprit est misérable.
+
+Je ne veux plus être seul, la nuit. Je veux sentir un être près de moi,
+contre moi, un être qui peut parler, dire quelque chose, n'importe quoi.
+
+Je veux pouvoir briser son sommeil; lui poser une question quelconque
+brusquement, une question stupide pour entendre une voix, pour sentir
+habitée ma demeure, pour sentir une âme en éveil, un raisonnement en
+travail, pour voir, allumant brusquement ma bougie, une figure humaine à
+mon côté... parce que... (je n'ose pas avouer cette honte)... parce que
+j'ai peur, tout seul.
+
+Oh! tu ne me comprends pas encore.
+
+Je n'ai pas peur d'un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans
+frissonner. Je n'ai pas peur des morts; je crois à l'anéantissement
+définitif de chaque être qui disparaît!
+
+Alors!... oui. Alors!... Eh bien! j'ai peur de moi! j'ai peur de la
+peur; peur des spasmes de mon esprit qui s'affole, peur de cette
+horrible sensation de la terreur incompréhensible.
+
+Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J'ai peur des murs,
+des meubles, des objets familiers qui s'animent, pour moi, d'une sorte
+de vie animale. J'ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de
+ma raison qui m'échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et
+invisible angoisse.
+
+Je sens d'abord une vague inquiétude qui me passe dans l'âme et me fait
+courir un frisson sur la peau. Je regarde autour de moi. Rien! Et je
+voudrais quelque chose! Quoi? Quelque chose de compréhensible. Puisque
+j'ai peur uniquement parce que je ne comprends pas ma peur.
+
+Je parle! j'ai peur de ma voix. Je marche! j'ai peur de l'inconnu de
+derrière la porte, de derrière le rideau, de dans l'armoire, de sous le
+lit. Et pourtant je sais qu'il n'y a rien nulle part.
+
+Je me retourne brusquement parce que j'ai peur de ce qui est derrière
+moi, bien qu'il n'y ait rien et que je le sache.
+
+Je m'agite, je sens mon effarement grandir; et je m'enferme dans ma
+chambre; et je m'enfonce dans mon lit, et je me cache sous mes draps; et
+blotti, roulé comme une boule, je ferme les yeux désespérément, et je
+demeure ainsi pendant un temps infini avec cette pensée que ma bougie
+demeure allumée sur ma table de nuit et qu'il faudrait pourtant
+l'éteindre. Et je n'ose pas.
+
+N'est-ce pas affreux d'être ainsi!
+
+Autrefois je n'éprouvais rien de cela. Je rentrais tranquillement.
+J'allais et je venais en mon logis sans que rien troublât la sérénité de
+mon âme. Si l'on m'avait dit quelle maladie de peur invraisemblable,
+stupide et terrible, devait me saisir un jour, j'aurais bien ri;
+j'ouvrais les portes dans l'ombre avec assurance; je me couchais
+lentement, sans pousser les verrous, et je ne me relevais jamais au
+milieu des nuits pour m'assurer que toutes les issues de ma chambre
+étaient fortement closes.
+
+Cela a commencé l'an dernier d'une singulière façon.
+
+C'était en automne, par un soir humide. Quand ma bonne fut partie, après
+mon dîner, je me demandai ce que j'allais faire. Je marchai quelque
+temps à travers ma chambre. Je me sentais las, accablé sans raison,
+incapable de travailler, sans force même pour lire. Une pluie fine
+mouillait les vitres; j'étais triste, tout pénétré par une de ces
+tristesses sans causes qui vous donnent envie de pleurer, qui vous font
+désirer de parler à n'importe qui pour secouer la lourdeur de notre
+pensée.
+
+Je me sentais seul. Mon logis me paraissait vide comme il n'avait jamais
+été. Une solitude infinie et navrante m'entourait. Que faire? Je
+m'assis. Alors une impatience nerveuse me courut dans les jambes. Je me
+relevai, et je me remis à marcher. J'avais peut-être aussi un peu de
+fièvre, car mes mains, que je tenais rejointes derrière mon dos, comme
+on fait souvent quand on se promène avec lenteur, se brûlaient l'une à
+l'autre, et je le remarquai. Puis soudain un frisson de froid me courut
+dans le dos. Je pensai que l'humidité du dehors entrait chez moi, et
+l'idée de faire du feu me vint. J'en allumai; c'était la première fois
+de l'année. Et je m'assis de nouveau en regardant la flamme. Mais
+bientôt l'impossibilité de rester en place me fit encore me relever, et
+je sentis qu'il fallait m'en aller, me secouer, trouver un ami.
+
+Je sortis. J'allai chez trois camarades que je ne rencontrai pas; puis,
+je gagnai le boulevard, décidé à découvrir une personne de connaissance.
+
+Il faisait triste partout. Les trottoirs trempés luisaient. Une tiédeur
+d'eau, une de ces tiédeurs qui vous glacent par frissons brusques, une
+tiédeur pesante de pluie impalpable accablait la rue, semblait lasser et
+obscurcir la flamme du gaz.
+
+J'allais d'un pas mou, me répétant: «Je ne trouverai personne avec qui
+causer.»
+
+J'inspectai plusieurs fois les cafés, depuis la Madeleine jusqu'au
+faubourg Poissonnière. Des gens tristes, assis devant des tables,
+semblaient n'avoir pas même la force de finir leurs consommations.
+
+J'errai longtemps ainsi, et vers minuit, je me mis en route pour rentrer
+chez moi. J'étais fort calme, mais fort las. Mon concierge, qui se
+couche avant onze heures, m'ouvrit tout de suite, contrairement à son
+habitude; et je pensai: «Tiens, un autre locataire vient sans doute de
+remonter.»
+
+Quand je sors de chez moi, je donne toujours à ma porte deux tours de
+clef. Je la trouvai simplement tirée, et cela me frappa. Je supposai
+qu'on m'avait monté des lettres dans la soirée.
+
+J'entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peu l'appartement.
+Je pris une bougie pour aller l'allumer au foyer, lorsqu'en jetant les
+yeux devant moi, j'aperçus quelqu'un assis dans mon fauteuil, et qui se
+chauffait les pieds en me tournant le dos.
+
+Je n'eus pas peur, oh! non, pas le moins du monde. Une supposition très
+vraisemblable me traversa l'esprit; celle qu'un de mes amis était venu
+pour me voir. La concierge, prévenue par moi à ma sortie, avait dit que
+j'allais rentrer, avait prêté sa clef. Et toutes les circonstances de
+mon retour, en une seconde, me revinrent à la pensée: le cordon tiré
+tout de suite, ma porte seulement poussée.
+
+Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s'était endormi devant mon
+feu en m'attendant, et je m'avançai pour le réveiller. Je le voyais
+parfaitement, un de ses bras pendant à droite; ses pieds étaient croisés
+l'un sur l'autre; sa tête, penchée un peu sur le côté gauche du
+fauteuil, indiquait bien le sommeil. Je me demandais: Qui est-ce? On y
+voyait peu d'ailleurs dans la pièce. J'avançai la main pour lui toucher
+l'épaule!...
+
+Je rencontrai le bois du siège! Il n'y avait plus personne. Le fauteuil
+était vide!
+
+Quel sursaut, miséricorde!
+
+Je reculai d'abord comme si un danger terrible eût apparu devant moi.
+
+Puis je me retournai, sentant quelqu'un derrière mon dos; puis,
+aussitôt, un impérieux besoin de revoir le fauteuil me fit pivoter
+encore une fois. Et je demeurai debout, haletant d'épouvante, tellement
+éperdu que je n'avais plus une pensée, prêt à tomber.
+
+Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raison me
+revint. Je songeai: «Je viens d'avoir une hallucination, voilà tout.» Et
+je réfléchis immédiatement sur ce phénomène. La pensée va vite dans ces
+moments-là.
+
+J'avais eu une hallucination--c'était là un fait incontestable. Or, mon
+esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnant régulièrement et
+logiquement. Il n'y avait donc aucun trouble du côté du cerveau. Les
+yeux seuls s'étaient trompés, avaient trompé ma pensée. Les yeux
+avaient eu une vision, une de ces visions qui font croire aux miracles
+les gens naïfs. C'était là un accident nerveux de l'appareil optique,
+rien de plus, un peu de congestion peut-être.
+
+Et j'allumai ma bougie. Je m'aperçus, en me baissant vers le feu, que je
+tremblais, et je me relevai d'une secousse, comme si on m'eût touché par
+derrière.
+
+Je n'étais point tranquille assurément.
+
+Je fis quelques pas; je parlai haut. Je chantai à mi-voix quelques
+refrains.
+
+Puis je fermai la porte de ma chambre à double tour, et je me sentis un
+peu rassuré. Personne ne pouvait entrer, au moins.
+
+Je m'assis encore et je réfléchis longtemps à mon aventure; puis je me
+couchai, et je soufflai ma lumière.
+
+Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos, assez
+paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans ma chambre; et je
+me mis sur le côté.
+
+Mon feu n'avait plus que deux ou trois tisons rouges qui éclairaient
+juste les pieds du fauteuil; et je crus revoir l'homme assis dessus.
+
+J'enflammai une allumette d'un mouvement rapide. Je m'étais trompé, je
+ne voyais plus rien.
+
+Je me levai, cependant, et j'allai cacher le fauteuil derrière mon lit.
+
+Puis je refis l'obscurité et tâchai de m'endormir. Je n'avais pas perdu
+connaissance depuis plus de cinq minutes, quand j'aperçus en songe, et
+nettement comme dans la réalité, toute la scène de la soirée. Je me
+réveillai éperdûment, et, ayant éclairé mon logis, je demeurai assis
+dans mon lit, sans oser même essayer de redormir.
+
+Deux fois cependant le sommeil m'envahit, malgré moi, pendant quelques
+secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyais devenu fou.
+
+Quand le jour parut, je me sentis guéri et je sommeillai paisiblement
+jusqu'à midi.
+
+C'était fini, bien fini. J'avais eu la fièvre, le cauchemar, que
+sais-je? J'avais été malade, enfin. Je me trouvai néanmoins fort bête.
+
+Je fus très gai ce jour-là. Je dînai au cabaret; j'allai voir le
+spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Mais voilà qu'en
+approchant de ma maison une inquiétude étrange me saisit. J'avais peur
+de le revoir, lui. Non pas peur de lui, non pas peur de sa présence, à
+laquelle je ne croyais point, mais j'avais peur d'un trouble nouveau de
+mes yeux, peur de l'hallucination, peur de l'épouvante qui me saisirait.
+
+Pendant plus d'une heure, j'errai de long en large sur le trottoir;
+puis je me trouvai trop imbécile à la fin et j'entrai. Je haletais
+tellement que je ne pouvais plus monter mon escalier. Je resta encore
+plus de dix minutes devant mon logement sur le palier, puis,
+brusquement, j'eus un élan de courage, un roidissement de volonté.
+J'enfonçai ma clef; je me précipitai en avant une bougie à la main, je
+poussai d'un coup de pied la porte entrebâillée de ma chambre et je
+jetai un regard effaré vers la cheminée. Je ne vis rien.--Ah!...
+
+Quel soulagement! Quelle joie! Quelle délivrance! J'allais et je venais
+d'un air gaillard. Mais je ne me sentais pas rassuré; je me retournais
+par sursauts; l'ombre des coins m'inquiétait.
+
+Je dormis mal, réveillé sans cesse par des bruits imaginaires. Mais je
+ne le vis pas. Non. C'était fini!
+
+ * * * * *
+
+Depuis ce jour-là j'ai peur tout seul, la nuit. Je la sens là, près de
+moi, autour de moi, la vision. Elle ne m'est point apparue de nouveau.
+Oh non! Et qu'importe, d'ailleurs, puisque je n'y crois pas, puisque je
+sais que ce n'est rien!
+
+Elle me gêne cependant parce que j'y pense sans cesse.--Une main pendait
+du côté droit, sa tête était penchée du côté gauche comme celle d'un
+homme qui dort... Allons, assez, nom de Dieu! je n'y veux plus songer!
+
+Qu'est-ce que cette obsession, pourtant? Pourquoi cette persistance? Ses
+pieds étaient tout près du feu!
+
+Il me hante, c'est fou, mais c'est ainsi. Qui, Il? Je sais bien qu'il
+n'existe pas, que ce n'est rien! Il n'existe que dans mon appréhension,
+que dans ma crainte, que dans mon angoisse! Allons, assez!...
+
+Oui, mais j'ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plus rester seul
+chez moi, parce qu'il y est. Je ne le verrai plus, je le sais, il ne se
+montrera plus, c'est fini cela. Mais il y est tout de même, dans ma
+pensée. Il demeure invisible, cela n'empêche qu'il y soit. Il est
+derrière les portes, dans l'armoire fermée, sous le lit, dans tous les
+coins obscurs, dans toutes les ombres. Si je tourne la porte, si j'ouvre
+l'armoire, si je baisse ma lumière sous le lit, si j'éclaire les coins,
+les ombres, il n'y est plus; mais alors je le sens derrière moi. Je me
+retourne, certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verrai
+plus. Il n'en est pas moins derrière moi, encore.
+
+C'est stupide, mais c'est atroce. Que veux-tu? Je n'y peux rien.
+
+Mais si nous étions deux chez moi, je sens, oui, je sens assurément
+qu'il n'y serait plus! Car il est là parce que je suis seul, uniquement
+parce que je suis seul!
+
+
+
+
+TOMBOUCTOU
+
+
+Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre d'or du soleil
+couchant. Tout le ciel était rouge, aveuglant; et, derrière la
+Madeleine, une immense nuée flamboyante jetait dans toute la longue
+avenue une oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de brasier.
+
+La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflammée et semblait
+dans une apothéose. Les visages étaient dorés; les chapeaux noirs et les
+habits avaient des reflets de pourpre; le vernis des chaussures jetait
+des flammes sur l'asphalte des trottoirs.
+
+Devant les cafés, un peuple d'hommes buvait des boissons brillantes et
+colorées qu'on aurait prises pour des pierres précieuses fondues dans le
+cristal.
+
+Au milieu des consommateurs aux légers vêtements plus foncés, deux
+officiers en grande tenue faisaient baisser tous les yeux par
+l'éblouissement de leurs dorures. Ils causaient, joyeux sans motif, dans
+cette gloire de vie, dans ce rayonnement radieux du soir; et ils
+regardaient la foule, les hommes lents et les femmes pressées qui
+laissaient derrière elles une odeur savoureuse et troublante.
+
+Tout à coup un nègre énorme, vêtu de noir, ventru, chamarré de breloques
+sur un gilet de coutil, la face luisante comme si elle eût été cirée,
+passa devant eux, avec un air de triomphe. Il riait aux vendeurs de
+journaux, il riait au ciel éclatant, il riait à Paris entier. Il était
+si grand qu'il dépassait toutes les têtes; et, derrière lui, tous les
+badauds se retournaient pour le contempler de dos.
+
+Mais soudain il aperçut les officiers, et, culbutant les buveurs, il
+s'élança. Dès qu'il fut devant leur table, il planta sur eux ses yeux
+luisants et ravis, et les coins de sa bouche lui montèrent jusqu'aux
+oreilles, découvrant ses dents blanches, claires comme un croissant de
+lune dans un ciel noir. Les deux hommes, stupéfaits, contemplaient ce
+géant d'ébène, sans rien comprendre à sa gaieté.
+
+Et il s'écria, d'une voix qui fit rire toutes les tables:
+
+--Bonjou, mon lieutenant.
+
+Un des officiers était chef de bataillon, l'autre colonel. Le premier
+dit:
+
+--Je ne vous connais pas, monsieur; j'ignore ce que vous me voulez.
+
+Le nègre reprit:
+
+--Moi aimé beaucoup toi, lieutenant Védié, siège Bézi, beaucoup raisin,
+cherché moi.
+
+L'officier, tout à fait éperdu, regardait fixement l'homme, cherchant au
+fond de ses souvenirs; mais brusquement il s'écria:
+
+--Tombouctou?
+
+Le nègre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un rire d'une
+invraisemblable violence et beuglant:
+
+--Si, si, ya, mon lieutenant, reconné Tombouctou, ya, bonjou.
+
+Le commandant lui tendit la main en riant lui-même de tout son coeur.
+Alors Tombouctou redevint grave. Il saisit la main de l'officier, et, si
+vite que l'autre ne put l'empêcher, il la baisa, selon la coutume nègre
+et arabe. Confus, le militaire lui dit d'une voix sévère:
+
+--Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique. Assieds-toi là et
+dis-moi comment je te trouve ici.
+
+Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant il parlait vite:
+
+--Gagné beaucoup d'agent, beaucoup, grand'estaurant, bon mangé,
+Prussiens, moi, beaucoup volé, beaucoup, cuisine française, Tombouctou,
+cuisinié de l'Empéeu, deux cent mille francs à moi. Ah! ah! ah! ah!
+
+Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le regard.
+
+Quand l'officier, qui comprenait son étrange langage, l'eut interrogé
+quelque temps, il lui dit:
+
+--Eh bien, au revoir, Tombouctou; à bientôt.
+
+Le nègre aussitôt se leva, serra, cette fois, la main qu'on lui tendait,
+et, riant toujours, cria:
+
+--Bonjou, bonjou, mon lieutenant!
+
+Il s'en alla, si content, qu'il gesticulait en marchant, et qu'on le
+prenait pour un fou.
+
+Le colonel demanda:
+
+--Qu'est-ce que cette brute?
+
+--Un brave garçon et un brave soldat: Je vais vous dire ce que je sais
+de lui; c'est assez drôle.
+
+ * * * * *
+
+Vous savez qu'au commencement de la guerre de 1870 je fus enfermé dans
+Bézières, que ce nègre appelle Bézi. Nous n'étions point assiégés, mais
+bloqués. Les lignes prussiennes nous entouraient de partout, hors de
+portée des canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant
+peu à peu.
+
+J'étais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait composée de troupes
+de toute nature, débris de régiments écharpés, fuyards, maraudeurs
+séparés des corps d'armée. Nous avions de tout enfin, même onze turcos
+arrivés un soir on ne sait comment, on ne sait par où. Ils s'étaient
+présentés aux portes de la ville, harassés, déguenillés, affamés et
+saouls. On me les donna.
+
+Je reconnus bientôt qu'ils étaient rebelles à toute discipline, toujours
+dehors et toujours gris. J'essayai de la salle de police, même de la
+prison, rien n'y fit. Mes hommes disparaissaient des jours entiers,
+comme s'ils se fussent enfoncés sous terre, puis reparaissaient ivres à
+tomber. Ils n'avaient pas d'argent. Où buvaient-ils? Et comment, et avec
+quoi?
+
+Cela commençait à m'intriguer vivement, d'autant plus que ces sauvages
+m'intéressaient avec leur rire éternel et leur caractère de grands
+enfants espiègles.
+
+Je m'aperçus alors qu'ils obéissaient aveuglément au plus grand d'eux
+tous, celui que vous venez de voir. Il les gouvernait à son gré,
+préparait leurs mystérieuses entreprises en chef tout-puissant et
+incontesté. Je le fis venir chez moi et je l'interrogeai. Notre
+conversation dura bien trois heures, tant j'avais de peine à pénétrer
+son surprenant charabia. Quant à lui, le pauvre diable, il faisait des
+efforts inouïs pour être compris, inventait des mots, gesticulait, suait
+de peine, s'essuyait le front, soufflait, s'arrêtait et repartait
+brusquement quand il croyait avoir trouvé un nouveau moyen de
+s'expliquer.
+
+Je devinai enfin qu'il était fils d'un grand chef, d'une sorte de roi
+nègre des environs de Tombouctou. Je lui demandai son nom. Il répondit
+quelque chose comme Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus
+simple de lui donner le nom de son pays: «Tombouctou». Et, huit jours
+plus tard, toute la garnison ne le nommait plus autrement.
+
+Mais une envie folle nous tenait de savoir où cet ex-prince africain
+trouvait à boire. Je le découvris d'une singulière façon.
+
+J'étais un matin sur les remparts, étudiant l'horizon, quand j'aperçus
+dans une vigne quelque chose qui remuait. On arrivait au temps des
+vendanges, les raisins étaient mûrs, mais je ne songeais guère à cela.
+Je pensai qu'un espion s'approchait de la ville, et j'organisai une
+expédition complète pour saisir le rôdeur. Je pris moi-même le
+commandement, après avoir obtenu l'autorisation du général.
+
+J'avais fait sortir, par trois portes différentes, trois petites troupes
+qui devaient se rejoindre auprès de la vigne suspecte et la cerner. Pour
+couper la retraite à l'espion, un de ces détachements avait à faire une
+marche d'une heure au moins. Un homme resté en observation sur les murs
+m'indiqua par signe que l'être aperçu n'avait point quitté le champ.
+Nous allions en grand silence, rampant, presque couchés dans les
+ornières. Enfin, nous touchons au point désigné; je déploie brusquement
+mes soldats, qui s'élancent dans la vigne, et trouvent... Tombouctou
+voyageant à quatre pattes au milieu des ceps et mangeant du raisin, ou
+plutôt happant du raisin comme un chien qui mange sa soupe, à pleine
+bouche, à la plante même, en arrachant la grappe d'un coup de dent.
+
+Je voulus le faire relever; il n'y fallait pas songer, et je compris
+alors pourquoi il se traînait ainsi sur les mains et sur les genoux. Dès
+qu'on l'eût planté sur ses jambes, il oscilla quelques secondes, tendit
+les bras et s'abattit sur le nez. Il était gris comme je n'ai jamais vu
+un homme être gris.
+
+On le rapporta sur deux échalas. Il ne cessa de rire tout le long de la
+route en gesticulant des bras et des jambes.
+
+C'était là tout le mystère. Mes gaillards buvaient au raisin lui-même.
+Puis, lorsqu'ils étaient saouls à ne plus bouger, ils dormaient sur
+place.
+
+Quant à Tombouctou, son amour de la vigne passait toute croyance et
+toute mesure. Il vivait là-dedans à la façon des grives, qu'il haïssait
+d'ailleurs d'une haine de rival jaloux. Il répétait sans cesse:
+
+--Les gives mangé tout le raisin, capules!
+
+ * * * * *
+
+Un soir on vint me chercher. On apercevait par la plaine quelque chose
+arrivant vers nous. Je n'avais point pris ma lunette, et je distinguais
+fort mal. On eût dit un grand serpent qui se déroulait, un convoi, que
+sais-je?
+
+J'envoyai quelques hommes au-devant de cette étrange caravane qui fit
+bientôt son entrée triomphale. Tombouctou et neuf de ses compagnons
+portaient sur une sorte d'autel, fait avec des chaises de campagne, huit
+têtes coupées, sanglantes et grimaçantes. Le dixième turco traînait un
+cheval à la queue duquel un autre était attaché et six autres bêtes
+suivaient encore, retenues de la même façon.
+
+Voici ce que j'appris. Étant partis aux vignes, mes Africains avaient
+aperçu tout à coup un détachement prussien s'approchant d'un village. Au
+lieu de fuir, ils s'étaient cachés; puis, lorsque les officiers eurent
+mis pied à terre devant une auberge pour se rafraîchir, les onze
+gaillards s'élancèrent, mirent en fuite les uhlans qui se crurent
+attaqués, tuèrent les deux sentinelles, plus le colonel et les cinq
+officiers de son escorte.
+
+Ce jour-là, j'embrassai Tombouctou. Mais je m'aperçus qu'il marchait,
+avec peine. Je le crus blessé; il se mit à rire et me dit:
+
+--Moi, povisions pou pays.
+
+C'est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour l'honneur, mais
+bien pour le gain. Tout ce qu'il trouvait, tout ce qui lui paraissait
+avoir une valeur quelconque, tout ce qui brillait surtout, il le
+plongeait dans sa poche! Quelle poche! un gouffre qui commençait à la
+hanche et finissait aux chevilles. Ayant retenu un terme de troupier, il
+l'appelait sa «profonde», et c'était sa profonde, en effet!
+
+Donc il avait détaché l'or des uniformes-prussiens, le cuivre des
+casques, les boutons, etc., et jeté le tout dans sa «profonde» qui
+était pleine à déborder.
+
+Chaque jour, il précipitait là-dedans tout objet luisant qui lui tombait
+sous les yeux, morceaux d'étain ou pièces d'argent, ce qui lui donnait
+parfois une tournure infiniment drôle.
+
+Il comptait remporter cela au pays des autruches, dont il semblait bien
+frère, ce fils de roi torturé par ce besoin d'engloutir les corps
+brillants. S'il n'avait pas eu sa profonde, qu'aurait-il fait? Il les
+aurait sans doute avalés.
+
+Chaque matin sa poche était vide. Il avait donc un magasin général où
+s'entassaient ses richesses. Mais où? Je ne l'ai pu découvrir.
+
+Le général, prévenu du haut fait de Tombouctou, fit bien vite enterrer
+les corps demeurés au village voisin, pour qu'on ne découvrît point
+qu'ils avaient été décapités. Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le
+maire et sept habitants notables furent fusillés sur-le-champ, par
+représailles, comme ayant dénoncé la présence des Allemands.
+
+ * * * * *
+
+L'hiver était venu. Nous étions harassés et désespérés. On se battait
+maintenant tous les jours. Les hommes affamés ne marchaient plus. Seuls
+les huit turcos (trois avaient été tués) demeuraient gras et luisants,
+vigoureux et toujours prêts à se battre. Tombouctou engraissait même. Il
+me dit un jour:
+
+--Toi beaucoup faim, moi bon viande.
+
+Et il m'apporta en effet un excellent filet. Mais de quoi? Nous n'avions
+plus ni boeufs, ni moutons, ni chèvres, ni ânes, ni porcs. Il était
+impossible de se procurer du cheval, je réfléchis à tout cela après
+avoir dévoré ma viande. Alors une pensée horrible me vint. Ces nègres
+étaient nés bien près du pays où l'on mange des hommes! Et chaque jour
+tant de soldats tombaient autour de la ville! J'interrogeai Tombouctou.
+Il ne voulut pas répondre. Je n'insistai point, mais je refusai
+désormais ses présents.
+
+Il m'adorait. Une nuit, la neige nous surprit aux avant-postes. Nous
+étions assis par terre. Je regardais avec pitié les pauvres nègres
+grelottant sous cette poussière blanche et glacée. Comme j'avais grand
+froid, je me mis à tousser. Je sentis aussitôt quelque chose s'abattre
+sur moi, comme une grande et chaude couverture. C'était le manteau de
+Tombouctou qu'il me jetait sur les épaules.
+
+Je me levai et, lui rendant son vêtement:
+
+--Garde ça, mon garçon; tu en as plus besoin que moi.
+
+Il répondit:
+
+--Non, mon lieutenant, pou toi, moi pas besoin, moi chaud, chaud.
+
+Et il me contemplait avec des yeux suppliants.
+
+Je repris:
+
+--Allons, obéis, garde ton manteau, je le veux.
+
+Le nègre alors se leva, tira son sabre qu'il savait rendre coupant comme
+une faulx, et tenant de l'autre main sa large capote que je refusais:
+
+--Si toi pas gadé manteau moi coupé; pésonne manteau.
+
+Il l'aurait fait. Je cédai.
+
+ * * * * *
+
+Huit jours plus tard, nous avions capitulé. Quelques-uns d'entre nous
+avaient pu s'enfuir. Les autres allaient sortir de la ville et se rendre
+aux vainqueurs.
+
+Je me dirigeais vers la place d'Armes où nous devions nous réunir, quand
+je demeurai stupide d'étonnement devant un nègre géant vêtu de coutil
+blanc et coiffé d'un chapeau de paille. C'était Tombouctou. Il semblait
+radieux et se promenait, les mains dans ses poches, devant une petite
+boutique où l'on voyait en montre deux assiettes et deux verres.
+
+Je lui dis:
+
+--Qu'est-ce que tu fais?
+
+Il répondit:
+
+--Moi pas pati, moi bon cuisinié, moi fait mangé colonel, Algéie; moi
+mangé Pussiens, beaucoup volé, beaucoup.
+
+Il gelait à dix degrés. Je grelottais devant ce nègre en coutil. Alors
+il me prit par le bras et me fit entrer. J'aperçus une enseigne
+démesurée qu'il allait pendre devant sa porte sitôt que nous serions
+partis, car il avait quelque pudeur.
+
+Et je lus, tracé par la main de quelque complice, cet appel:
+
+CUISINE MILITAIRE DE M. TOMBOUCTOU
+
+ANCIEN CUISINIER DE S. M. L'EMPEREUR
+
+_Artiste de Paris.--Prix modérés._
+
+Malgré le désespoir qui me rongeait le coeur, je ne pus m'empêcher de
+rire, et je laissai mon nègre à son nouveau commerce.
+
+Cela ne valait-il pas mieux que de le faire emmener prisonnier?
+
+Vous venez de voir qu'il a réussi, le gaillard.
+
+Bézières, aujourd'hui, appartient à l'Allemagne. Le restaurant
+Tombouctou est un commencement de revanche.
+
+
+
+
+UN DUEL
+
+
+La guerre était finie; les Allemands occupaient la France; le pays
+palpitait comme un lutteur vaincu tombé sous le genou du vainqueur.
+
+De Paris affolé, affamé, désespéré, les premiers trains sortaient,
+allant aux frontières nouvelles, traversant avec lenteur les campagnes
+et les villages. Les premiers voyageurs regardaient par les portières
+les plaines ruinées et les hameaux incendiés. Devant les portes des
+maisons restées debout, des soldats prussiens, coiffés du casque noir à
+la pointe de cuivre, fumaient leur pipe, à cheval sur des chaises.
+D'autres travaillaient ou causaient comme s'ils eussent fait partie des
+familles. Quand on passait les villes, on voyait des régiments entiers
+manoeuvrant sur les places, et, malgré le bruit des roues, les
+commandements rauques arrivaient par instants.
+
+M. Dubuis, qui avait fait partie de la garde nationale de Paris pendant
+toute la durée du siège, allait rejoindre en Suisse sa femme et sa
+fille, envoyées par prudence à l'étranger, avant l'invasion.
+
+La famine et les fatigues n'avaient point diminué son gros ventre de
+marchand riche et pacifique. Il avait subi les événements terribles avec
+une résignation désolée et des phrases amères sur la sauvagerie des
+hommes. Maintenant qu'il gagnait la frontière, la guerre finie, il
+voyait pour la première fois des Prussiens, bien qu'il eût fait son
+devoir sur les remparts et monté bien des gardes par les nuits froides.
+
+Il regardait avec une terreur irritée ces hommes armés et barbus
+installés comme chez eux sur la terre de France, et il se sentait à
+l'âme une sorte de fièvre de patriotisme impuissant, en même temps que
+ce grand besoin, que cet instinct nouveau de prudence qui ne nous a plus
+quittés.
+
+Dans son compartiment, deux Anglais, venus pour voir, regardaient de
+leurs yeux tranquilles et curieux. Ils étaient gros aussi tous deux et
+causaient en leur langue, parcourant parfois leur guide, qu'ils lisaient
+à haute voix en cherchant à bien reconnaître les lieux indiqués.
+
+Tout à coup, le train s'étant arrêté à la gare d'une petite ville, un
+officier prussien monta avec son grand bruit de sabre sur le double
+marche-pied du wagon. Il était grand, serré dans son uniforme et barbu
+jusqu'aux yeux. Son poil roux semblait flamber, et ses longues
+moustaches, plus pâles, s'élançaient des deux côtés du visage, qu'elles
+coupaient en travers.
+
+Les Anglais aussitôt se mirent à le contempler avec des sourires de
+curiosité satisfaite, tandis que M. Dubuis faisait semblant de lire un
+journal. Il se tenait blotti dans son coin, comme un voleur en face d'un
+gendarme.
+
+Le train se remit en marche. Les Anglais continuaient à causer, à
+chercher les lieux précis des batailles; et soudain, comme l'un d'eux
+tendait le bras vers l'horizon en indiquant un village, l'officier
+prussien prononça en français, en étendant ses longues jambes et se
+renversant sur le dos:
+
+--Ché tué touze Français tans ce fillage. Ché bris plus te cent
+brisonniers.
+
+Les Anglais, tout à fait intéressés, demandèrent aussitôt:
+
+--Aoh! comment s'appelé, cette village?
+
+Le Prussien répondit: «Pharsbourg.»
+
+Il reprit:
+
+--Ché bris ces bolissons de Français par les oreilles.
+
+Et il regardait M. Dubuis en riant orgueilleusement dans son poil.
+
+Le train roulait, traversant toujours des hameaux occupés. On voyait les
+soldats allemands le long des routes, au bord des champs, debout au coin
+des barrières, ou causant devant les cafés. Ils couvraient la terre
+comme les sauterelles d'Afrique.
+
+L'officier tendit la main:
+
+--Si c'hafrais le gommandement, ch'aurais bris Paris, et brûlé tout, et
+tué tout le monde. Blus de France!
+
+Les Anglais, par politesse, répondirent simplement:
+
+--Aoh! yes.
+
+Il continua:
+
+--Tans vingt ans, toute l'Europe, toute, abartiendra à nous. La Brusse
+blus forte que tous.
+
+Les Anglais, inquiets, ne répondaient plus. Leurs faces, devenues
+impassibles, semblaient de cire entre leurs longs favoris. Alors
+l'officier prussien se mit à rire. Et, toujours renversé sur le dos, il
+blagua. Il blaguait la France écrasée, insultait les ennemis à terre; il
+blaguait l'Autriche, vaincue naguère; il blaguait la défense acharnée
+et impuissante des départements; il blaguait les mobiles, l'artillerie
+inutile. Il annonça que Bismarck allait bâtir une ville de fer avec les
+canons capturés. Et soudain il mit ses bottes contre la cuisse de M.
+Dubuis qui détournait les yeux, rouge jusqu'aux oreilles.
+
+Les Anglais semblaient devenus indifférents, tout comme s'ils s'étaient
+trouvés brusquement renfermés dans leur île, loin des bruits du monde.
+
+L'officier tira sa pipe et, regardant fixement le Français:
+
+--Vous n'auriez bas de tabac?
+
+M. Dubuis répondit:
+
+--Non, monsieur!
+
+L'Allemand reprit:
+
+--Je fous brie t'aller en acheter gand le gonvoi s'arrêtera.
+
+Et il se mit à rire de nouveau:
+
+--Je vous tonnerai un bourboire.
+
+Le train siffla, ralentissant sa marche. On passait devant les bâtiments
+incendiés d'une gare; puis on s'arrêta tout à fait.
+
+L'Allemand ouvrit la portière et, prenant par le bras M. Dubuis:
+
+--Allez faire ma gommission, fite, fite!
+
+Un détachement prussien occupait la station. D'autres soldats
+regardaient, debout, le long des grilles de bois. La machine déjà
+sifflait pour repartir. Alors, brusquement, M. Dubuis s'élança sur le
+quai et, malgré les gestes du chef de gare, il se précipita dans le
+compartiment voisin.
+
+Il était seul! Il ouvrit son gilet, tant son coeur battait, et il
+s'essuya le front, haletant.
+
+Le train s'arrêta de nouveau dans une station. Et tout à coup l'officier
+parut à la portière et monta, suivi bientôt des deux Anglais que la
+curiosité poussait. L'Allemand s'assit en face du Français et, riant
+toujours:
+
+--Fous n'afez pas foulu faire ma gommission.
+
+M. Dubuis répondit:
+
+--Non, monsieur!
+
+Le train venait de repartir.
+
+L'officier dit:
+
+--Che fais gouper fotre moustache pour bourrer ma pipe.
+
+Et il avança la main vers la figure de son voisin.
+
+Les Anglais, toujours impassibles, regardaient de leurs yeux fixes.
+
+Déjà, l'Allemand avait pris une pincée de poils et tirait dessus, quand
+M. Dubuis, d'un revers de main, lui releva le bras et, le saisissant au
+collet, le rejeta sur la banquette. Puis, fou de colère, les tempes
+gonflées, les yeux pleins de sang, l'étranglant toujours d'un main, il
+se mit avec l'autre, fermée, à lui taper furieusement des coups de poing
+par la figure. Le Prussien se débattait, tâchait de tirer son sabre,
+d'étreindre son adversaire couché sur lui. Mais M. Dubuis l'écrasait du
+poids énorme de son ventre, et tapait, tapait sans repos, sans prendre
+haleine, sans savoir où tombaient ses coups. Le sang coulait;
+l'Allemand, étranglé, râlait, crachait ses dents, essayait, mais en
+vain, de rejeter ce gros homme exaspéré, qui l'assommait.
+
+Les Anglais s'étaient levés et rapprochés pour mieux voir. Ils se
+tenaient debout, pleins de joie et de curiosité, prêts à parier pour ou
+contre chacun des combattants.
+
+Et soudain M. Dubuis, épuisé par un pareil effort, se releva et se
+rassit sans dire un mot.
+
+Le Prussien ne se jeta pas sur lui, tant il demeurait effaré, stupide
+d'étonnement et de douleur. Quand il eut repris haleine, il prononça:
+
+--Si fous ne foulez pas me rentre raison avec le bistolet, che vous
+tuerai!
+
+M. Dubuis répondit:
+
+--Quand vous voudrez. Je veux bien.
+
+L'Allemand reprit:
+
+--Foici la ville de Strasbourg, che brendrai deux officiers bour
+témoins, ché le temps avant que le train rebarte.
+
+M. Dubuis, qui soufflait autant que la machine, dit aux Anglais:
+
+--Voulez-vous être mes témoins?
+
+Tous deux répondirent ensemble:
+
+--Aoh! yes!
+
+Et le train s'arrêta.
+
+En une minute, le Prussien avait trouvé deux camarades qui apportèrent
+des pistolets, et on gagna les remparts.
+
+Les Anglais sans cesse tiraient leur montre, pressant le pas, hâtant les
+préparatifs, inquiets de l'heure pour ne point manquer le départ.
+
+M. Dubuis n'avait jamais tenu un pistolet. On le plaça à vingt pas de
+son ennemi. On lui demanda:
+
+--Êtes-vous prêt?
+
+En répondant «oui, monsieur!», il s'aperçut qu'un des Anglais avait
+ouvert son parapluie pour se garantir du soleil.
+
+Une voix commanda:
+
+--Feu!
+
+M. Dubuis tira, au hasard, sans attendre, et il aperçut avec stupeur le
+Prussien, debout en face de lui, qui chancelait, levait les bras et
+tombait raide sur le nez. Il l'avait tué.
+
+Un Anglais cria un «Aoh!» vibrant de joie, de curiosité satisfaite et
+d'impatience heureuse. L'autre, qui tenait toujours sa montre à la main,
+saisit M. Dubuis par le bras, et l'entraîna, au pas gymnastique, vers la
+gare.
+
+Le premier Anglais marquait le pas, tout en courant, les poings fermés,
+les coudes au corps.
+
+--Une, deux! une, deux!
+
+Et tous trois de front trottaient, malgré leurs ventres, comme trois
+grotesques d'un journal pour rire.
+
+Le train partait. Ils sautèrent dans leur voiture. Alors, les Anglais,
+ôtant leurs toques de voyage, les levèrent en les agitant, puis, trois
+fois de suite, ils crièrent.
+
+--Hip, hip, hip, hurrah!
+
+Puis ils tendirent gravement, l'un après l'autre, la main droite à M.
+Dubuis, et ils retournèrent s'asseoir côte à côte dans leur coin.
+
+
+
+
+MES 25 JOURS
+
+
+Je venais de prendre possession de ma chambre d'hôtel, case étroite,
+entre deux cloisons de papier qui laissent passer tous les bruits des
+voisins; et je commençais à ranger dans l'armoire à glace mes vêtements
+et mon linge quand j'ouvris le tiroir qui se trouve au milieu de ce
+meuble. J'aperçus aussitôt un cahier de papier roulé. L'ayant déplié, je
+l'ouvris et je lus ce titre:
+
+_Mes vingt-cinq jours._
+
+C'était le journal d'un baigneur, du dernier occupant de ma cabine,
+oublié là à l'heure du départ.
+
+Ces notes peuvent être de quelque intérêt pour les gens sages et bien
+portants qui ne quittent jamais leur demeure. C'est pour eux que je les
+transcris ici sans en changer une lettre.
+
+ * * * * *
+
+_Châtel-Guyon, 15 juillet._
+
+Au premier coup d'oeil, il n'est pas gai, ce pays. Donc, je vais y passer
+vingt-cinq jours pour soigner mon foie, mon estomac et maigrir un peu.
+Les vingt-cinq jours d'un baigneur ressemblent beaucoup aux vingt-huit
+jours d'un réserviste; ils ne sont faits que de corvées, de dures
+corvées. Aujourd'hui, rien encore, je me suis installé, j'ai fait
+connaissance avec les lieux et avec le médecin. Châtel-Guyon se compose
+d'un ruisseau où coule de l'eau jaune, entre plusieurs mamelons, où sont
+plantés un casino, des maisons et des croix de pierre.
+
+Au bord du ruisseau, au fond du vallon, on voit un bâtiment carré
+entouré d'un petit jardin; c'est l'établissement de bains. Des gens
+tristes errent autour de cette bâtisse: les malades. Un grand silence
+règne dans les allées ombragées d'arbres, car ce n'est pas ici une
+station de plaisir, mais une vraie station de santé; on s'y soigne avec
+conviction; et on y guérit, paraît-il.
+
+Des gens compétents affirment même que les sources minérales y font de
+vrais miracles. Cependant aucun _ex-voto_ n'est suspendu autour du
+bureau du caissier.
+
+De temps en temps, un monsieur ou une dame s'approche d'un kiosque,
+coiffé d'ardoises, qui abrite une femme de mine souriante et douce, et
+une source qui bouillonne dans une vasque de ciment. Pas un mot n'est
+échangé entre le malade et la gardienne de l'eau guérisseuse. Celle-ci
+tend à l'arrivant un petit verre où tremblotent des bulles d'air dans le
+liquide transparent. L'autre boit et s'éloigne d'un pas grave, pour
+reprendre sous les arbres sa promenade interrompue.
+
+Aucun bruit dans ce petit parc, aucun souffle d'air dans les feuilles,
+aucune voix ne passe dans ce silence. On devrait écrire à l'entrée du
+pays: «Ici on ne rit plus, on se soigne.»
+
+Les gens qui causent ressemblent à des muets qui ouvriraient la bouche
+pour simuler des sons, tant ils ont peur de laisser s'échapper leur
+voix.
+
+Dans l'hôtel, même silence. C'est un grand hôtel où l'on dîne avec
+gravité entre gens comme il faut qui n'ont rien à se dire. Leurs
+manières révèlent le savoir-vivre, et leurs visages reflètent la
+conviction d'une supériorité dont il serait peut-être difficile à
+quelques-uns de donner des preuves effectives.
+
+A deux heures, je fais l'ascension du Casino, petite cabane de bois
+perchée sur un monticule où l'on grimpe par des sentiers de chèvre. Mais
+la vue, de là-haut, est admirable. Châtel-Guyon se trouve placé dans un
+vallon très étroit, juste entre la plaine et la montagne. J'aperçois
+donc à gauche les premières grandes vagues des monts auvergnats couverts
+de bois, et montrant, par places, de grandes taches grises, leurs durs
+ossements de laves, car nous sommes au pied des anciens volcans. A
+droite, par l'étroite échancrure du vallon, je découvre une plaine
+infinie comme la mer noyée dans une brume bleuâtre qui laisse seulement
+deviner les villages, les villes, les champs jaunes de blé mûr et les
+carrés verts des prairies ombragés de pommiers. C'est la Limagne immense
+et plate, toujours enveloppée dans un léger voile de vapeurs.
+
+ * * * * *
+
+Le soir est venu. Et maintenant, après avoir dîné solitaire, j'écris ces
+lignes auprès de ma fenêtre ouverte. J'entends là-bas, en face, le petit
+orchestre du Casino qui joue des airs, comme un oiseau fou qui
+chanterait, tout seul, dans le désert.
+
+Un chien aboie de temps en temps. Ce grand calme fait du bien. Bonsoir.
+
+ * * * * *
+
+_16 juillet._--Rien. J'ai pris un bain, plus une douche. J'ai bu trois
+verres d'eau et j'ai marché dans les allées du parc, un quart d'heure
+entre chaque verre, plus une demi-heure après le dernier. J'ai commencé
+mes vingt-cinq jours.
+
+_17 juillet._--Remarqué deux jolies femmes mystérieuses qui prennent
+leurs bains et leurs repas après tout le monde.
+
+_18 juillet._--Rien.
+
+_19 juillet._--Revu les deux jolies femmes. Elles ont du chic et un
+petit air je ne sais quoi qui me plaît beaucoup.
+
+_20 juillet._--Longue promenade dans un charmant vallon boisé jusqu'à
+l'Ermitage de Sans-Souci. Ce pays est délicieux, bien que triste, mais
+si calme, si doux, si vert. On rencontre par les chemins de montagne les
+voitures étroites chargées de foin que deux vaches traînent d'un pas
+lent, ou retiennent dans les descentes, avec un grand effort de leurs
+têtes liées ensemble. Un homme coiffé d'un grand chapeau noir les dirige
+avec une mince baguette en les touchant au flanc ou sur le front: et
+souvent d'un simple geste, d'un geste énergique et grave, il les arrête
+brusquement quand la charge trop lourde précipite leur marche dans les
+descentes trop dures.
+
+L'air est bon à boire dans ces vallons. Et s'il fait très chaud, la
+poussière porte une légère et vague odeur de vanille et d'étable; car
+tant de vaches passent sur ces routes qu'elles y laissent partout un peu
+d'elles. Et cette odeur est un parfum, alors qu'elle serait une
+puanteur, venue d'autres animaux.
+
+_21 juillet._--Excursion au vallon d'Enval. C'est une gorge étroite
+enfermée en des rochers superbes au pied même de la montagne. Un
+ruisseau coule au milieu des rocs amoncelés.
+
+Comme j'arrivais au fond de ce ravin, j'entendis des voix de femmes, et
+j'aperçus bientôt les deux dames mystérieuses de mon hôtel, qui
+causaient assises sur une pierre.
+
+L'occasion me parut bonne et je me présentai sans hésitation. Mes
+ouvertures furent reçues sans embarras. Nous avons fait route ensemble
+pour revenir. Et nous avons parlé de Paris; elles connaissent,
+paraît-il, beaucoup de gens que je connais aussi. Qui est-ce?
+
+Je les reverrai demain. Rien de plus amusant que ces rencontres-là.
+
+_22 juillet._--Journée passée presque entière avec les deux inconnues.
+Elles sont, ma foi, fort jolies, l'une brune et l'autre blonde. Elles
+se disent veuves. Hum?...
+
+Je leur ai proposé de les conduire à Royat demain, et elles ont accepté.
+
+Châtel-Guyon est moins triste que je n'avais pensé en arrivant.
+
+_23 juillet._--Journée passée à Royat. Royat est un pâté d'hôtels au
+fond d'une vallée, à la porte de Clermont-Ferrand. Beaucoup de monde.
+Grand parc plein de mouvement. Superbe vue du Puy-de-Dôme aperçu au bout
+d'une perspective de vallons.
+
+On s'occupe beaucoup de mes compagnes, ce qui me flatte. L'homme qui
+escorte une jolie femme se croit toujours coiffé d'une auréole; à plus
+forte raison celui qui passe, entre deux jolies femmes. Rien ne plaît
+autant que de dîner dans un restaurant bien fréquenté, avec une amie que
+tout le monde regarde; et rien d'ailleurs n'est plus propre à poser un
+homme dans l'estime de ses voisins.
+
+Aller au Bois, traîné par une rosse, ou sortir sur le boulevard, escorté
+par un laideron, sont les deux accidents les plus humiliants qui
+puissent frapper un coeur délicat, préoccupé de l'opinion des autres. De
+tous les luxes, la femme est le plus rare et le plus distingué, elle est
+celui qui coûte le plus cher, et qu'on nous envie le plus; elle est
+donc aussi celui que nous devons aimer le mieux à étaler sous les yeux
+jaloux du public.
+
+Montrer au monde une jolie femme à son bras, c'est exciter, d'un seul
+coup, toutes les jalousies; c'est dire:--Voyez, je suis riche, puisque
+je possède cet objet rare et coûteux; j'ai du goût, puisque j'ai su
+trouver cette perle; peut-être même en suis-je aimé, à moins que je ne
+sois trompé par elle, ce qui prouverait encore que d'autres aussi la
+jugent charmante.
+
+Mais quelle honte que de promener par la ville une femme laide!
+
+Et que de choses humiliantes cela laisse entendre!
+
+En principe, on la suppose votre femme légitime, car comment admettre
+qu'on possède une vilaine maîtresse? Une vraie femme peut être
+disgracieuse, mais sa laideur signifie alors mille choses désagréables
+pour vous. On vous croit d'abord notaire ou magistrat, ces deux
+professions ayant le monopole des épouses grotesques et bien dotées. Or,
+n'est-ce point pénible pour un homme? Et puis cela semble crier au
+public que vous avez l'odieux courage et même l'obligation légale de
+caresser cette face ridicule et ce corps mal bâti, et que vous aurez
+sans doute l'impudeur de rendre mère cet être peu désirable, ce qui est
+bien le comble du ridicule.
+
+_24 juillet._--Je ne quitte plus les deux veuves inconnues que je
+commence à bien connaître. Ce pays est délicieux et notre hôtel
+excellent. Bonne saison. Le traitement me fait un bien infini.
+
+_25 juillet._--Promenade en landau au lac de Tazenat. Partie exquise et
+inattendue, décidée en déjeunant. Départ brusque en sortant de table.
+Après une longue route dans les montagnes, nous apercevons soudain un
+admirable petit lac, tout rond, tout bleu, clair comme du verre, et gîté
+dans le fond d'un ancien cratère. Un côté de cette cuve immense est
+aride, l'autre est boisé. Au milieu des arbres une maisonnette où dort
+un homme aimable et spirituel, un sage qui passe ses jours dans ce lieu
+virgilien. Il nous ouvre sa demeure. Une idée me vient. Je crie: Si on
+se baignait!... «Oui, dit-on, mais... des costumes!»
+
+--Bah! nous sommes au désert.
+
+Et on se baigne--.....--!
+
+Si j'étais poète, comme je dirais cette vision inoubliable des corps
+jeunes et nus dans la transparence de l'eau! La côte inclinée et haute
+enferme le lac immobile, luisant et rond comme une pièce d'argent; le
+soleil y verse en pluie sa lumière chaude; et le long des rochers, la
+chair blonde glisse dans l'onde presque invisible où les nageuses
+semblent suspendues. Sur le sable du fond on voit passer l'ombre de
+leurs mouvements!
+
+_26 juillet._--Quelques personnes semblent voir d'un oeil choqué et
+mécontent mon intimité rapide avec les deux veuves.
+
+Il existe donc des gens ainsi constitués qu'ils s'imaginent la vie faite
+pour s'embêter. Tout ce qui paraît être amusement devient aussitôt une
+faute de savoir-vivre ou de morale. Pour eux, le devoir a des règles
+inflexibles et mortellement tristes.
+
+Je leur ferai observer avec humilité que le devoir n'est pas le même
+pour les Mormons, les Arabes, les Zoulous, les Anglais ou les Français.
+Et qu'il se trouve des gens fort honnêtes chez tous ces peuples.
+
+Je citerai un seul exemple. Au point de vue des femmes, le devoir
+anglais est fixé à neuf ans, tandis que le devoir français ne commence
+qu'à quinze ans. Quant à moi je prends un peu du devoir de chaque peuple
+et j'en fais un tout comparable à la morale du saint roi Salomon.
+
+_27 juillet._--Bonne nouvelle. J'ai maigri de six cent vingt grammes.
+Excellente, cette eau de Châtel-Guyon! J'emmène les veuves dîner à Riom.
+Triste ville dont l'anagramme constitue un fâcheux voisinage pour des
+sources guérisseuses: Riom, Mori.
+
+_28 juillet._--Patatras! Mes deux veuves ont reçu la visite de deux
+messieurs qui viennent les chercher.--Deux veufs sans doute.--Elles
+partent ce soir. Elles m'ont écrit sur un petit papier.
+
+_29 juillet._--Seul! Longue excursion à pied à l'ancien cratère de la
+Nachère. Vue superbe.
+
+_30 juillet._--Rien.--Je fais le traitement.
+
+_31 juillet._--Dito. Dito.
+
+Ce joli pays est plein de ruisseaux infects. Je signale à la
+municipalité si négligente l'abominable cloaque qui empoisonne la route
+en face du grand hôtel. On y jette tous les débris de cuisine de cet
+établissement. C'est là un bon foyer de choléra.
+
+_1er août._--Rien. Le traitement.
+
+_2 août._--Admirable promenade à Châteauneuf, station de rhumatisants où
+tout le monde boite. Rien de plus drôle que cette population de
+béquillards!
+
+_3 août._--Rien. Le traitement.
+
+_4 août._--Dito. Dito.
+
+_5 août._--Dito. Dito.
+
+_6 août._--Désespoir!... Je viens de me peser. J'ai engraissé de trois
+cent dix grammes. Mais alors?...
+
+_7 août._--Soixante-six kilomètres en voiture dans la montagne. Je ne
+dirai pas le nom du pays par respect pour ses femmes.
+
+On m'avait indiqué cette excursion comme belle et rarement faite. Après
+quatre heures de chemin, j'arrive à un village assez joli, au bord d'une
+rivière, au milieu d'un admirable bois de noyers. Je n'avais pas encore
+vu en Auvergne une forêt de noyers aussi importante.
+
+Elle constitue d'ailleurs toute la richesse du pays, car elle est
+plantée sur le communal. Ce communal, autrefois, n'était qu'une côte nue
+couverte de broussailles. Les autorités essayèrent en vain de le faire
+cultiver; c'est à peine s'il servait à nourrir quelques moutons.
+
+C'est aujourd'hui un superbe bois, grâce aux femmes, et il porte un nom
+bizarre: on le nomme «les péchés de M. le curé».
+
+Or, il faut dire que les femmes de la montagne ont la réputation d'être
+légères, plus légères que dans la plaine. Un garçon qui les rencontre
+leur doit au moins un baiser; et s'il ne prend pas plus, il n'est qu'un
+sot. A penser juste, cette manière de voir est la seule logique et
+raisonnable. Du moment que la femme, qu'elle soit de la ville ou des
+champs, a pour mission naturelle de plaire à l'homme, l'homme doit
+toujours lui prouver qu'elle lui plaît. S'il s'abstient de toute
+démonstration, cela signifie donc qu'il la trouve laide; c'est presque
+injurieux pour elle. Si j'étais femme, je ne recevrais pas une seconde
+fois un homme qui ne m'aurait point manqué de respect à notre première
+rencontre, car j'estimerais qu'il a manqué d'égards pour ma beauté, pour
+mon charme, et pour ma qualité de femme.
+
+Donc les garçons du village X... prouvaient souvent aux femmes du pays
+qu'ils les trouvaient de leur goût, et le curé ne pouvant parvenir à
+empêcher ces démonstrations aussi galantes que naturelles, résolut de
+les autoriser au profit de la prospérité générale. Il imposa donc comme
+pénitence à toute femme qui avait failli de planter un noyer sur le
+communal. Et l'on vit chaque nuit des lanternes errer comme des feux
+follets sur la colline, car les coupables ne tenaient guère à faire en
+plein jour leur pénitence.
+
+En deux ans il n'y eut plus de place sur les terrains appartenant au
+village; et on compte aujourd'hui plus de trois mille arbres magnifiques
+autour du clocher qui sonne les offices dans leur feuillage. Ce sont là
+les péchés de M. le curé.
+
+Puisqu'on cherche tant les moyens de reboiser la France,
+l'administration des forêts ne pourrait-elle s'entendre avec le clergé
+pour employer le procédé qu'inventa cet humble curé?
+
+_7 août._--Traitement.
+
+_8 août._--Je fais mes malles et mes adieux au charmant petit pays
+tranquille et silencieux, à la montagne verte, aux vallons calmes, au
+casino désert d'où l'on voit, toujours voilée de sa brume légère et
+bleuâtre, l'immense plaine de la Limagne.
+
+Je partirai demain matin.
+
+ * * * * *
+
+Le manuscrit s'arrêtait là. Je n'y veux rien ajouter, mes impressions
+sur le pays n'ayant pas été tout à fait les mêmes que celles de mon
+prédécesseur. Car je n'y ai pas trouvé les deux veuves!
+
+
+
+
+LA MORTE
+
+
+Je l'avais aimée éperdument! Pourquoi aime-t-on? Est-ce bizarre de ne
+plus voir dans le monde qu'un être, de n'avoir plus dans l'esprit qu'une
+pensée, dans le coeur qu'un désir, et dans la bouche qu'un nom: un nom
+qui monte incessamment, qui monte, comme l'eau d'une source, des
+profondeurs de l'âme, qui monte aux lèvres, et qu'on dit, qu'on redit,
+qu'on murmure sans cesse, partout, ainsi qu'une prière.
+
+Je ne conterai point notre histoire. L'amour n'en a qu'une, toujours la
+même. Je l'avais rencontrée et aimée. Voilà tout. Et j'avais vécu
+pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans
+son regard, dans ses robes, dans sa parole, enveloppé, lié, emprisonné
+dans tout ce qui venait d'elle, d'une façon si complète que je ne savais
+plus s'il faisait jour ou nuit, si j'étais mort ou vivant, sur la
+vieille terre ou ailleurs.
+
+Et voilà qu'elle mourut. Comment? Je ne sais pas, je ne sais plus.
+
+Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait.
+Elle toussa pendant une semaine environ et prit le lit.
+
+Que s'est-il passé? Je ne sais plus.
+
+Des médecins venaient, écrivaient, s'en allaient. On apportait des
+remèdes; une femme les lui faisait boire. Ses mains étaient chaudes, son
+front brûlant et humide, son regard brillant et triste. Je lui parlais,
+elle me répondait. Que nous sommes-nous dit? Je ne sais plus. J'ai tout
+oublié, tout, tout! Elle mourut, je me rappelle très bien son petit
+soupir, son petit soupir si faible, le dernier. La garde dit: «Ah!» Je
+compris, je compris!
+
+Je n'ai plus rien su. Rien. Je vis un prêtre qui prononça ce mot: «Votre
+maîtresse». Il me sembla qu'il l'insultait. Puisqu'elle était morte on
+n'avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai. Un autre vint qui
+fut très bon, très doux. Je pleurai quand il me parla d'elle.
+
+On me consulta sur mille choses pour l'enterrement. Je ne sais plus. Je
+me rappelle cependant très bien le cercueil, les coups de marteau quand
+on la cloua dedans. Ah! mon Dieu!
+
+Elle fut enterrée! Enterrée! Elle! dans ce trou! Quelques personnes
+étaient venues, des amies. Je me sauvai. Je courus. Je marchai longtemps
+à travers des rues. Puis je rentrai chez moi. Le lendemain je partis
+pour un voyage.
+
+ * * * * *
+
+Hier, je suis rentré à Paris.
+
+Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles, toute
+cette maison où était resté tout ce qui reste de la vie d'un être après
+sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent que je faillis
+ouvrir la fenêtre et me jeter dans la rue. Ne pouvant plus demeurer au
+milieu de ces choses, de ces murs qui l'avaient enfermée, abritée, et
+qui devaient garder dans leurs imperceptibles fissures mille atomes
+d'elle, de sa chair et de son souffle, je pris mon chapeau, afin de me
+sauver. Tout à coup, au moment d'atteindre la porte, je passai devant la
+grande glace du vestibule qu'elle avait fait poser là pour se voir, des
+pieds à la tête, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toilette
+allait bien, était correcte et jolie, des bottines à la coiffure.
+
+Et je m'arrêtai net en face de ce miroir qui l'avait si souvent
+reflétée. Si souvent, si souvent, qu'il avait dû garder aussi son image.
+
+J'étais là debout, frémissant, les yeux fixés sur le verre, sur le verre
+plat, profond, vide, mais qui l'avait contenue tout entière, possédée
+autant que moi, autant que mon regard passionné. Il me sembla que
+j'aimais cette glace,--je la touchai,--elle était froide! Oh! le
+souvenir! le souvenir! miroir douloureux, miroir brûlant, miroir vivant,
+miroir horrible, qui fait souffrir toutes les tortures! Heureux les
+hommes dont le coeur, comme une glace où glissent et s'effacent les
+reflets, oublie tout ce qu'il a contenu, tout ce qui a passé devant lui,
+tout ce qui s'est contemplé, miré, dans son affection, dans son amour!
+Comme je souffre!
+
+Je sortis et, malgré moi, sans savoir, sans le vouloir, j'allai vers le
+cimetière. Je trouvai sa tombe toute simple, une croix de marbre avec
+ces quelques mots:
+
+«Elle aima, fut aimée, et mourut.»
+
+Elle était là, là-dessous, pourrie! Quelle horreur! Je sanglotais, le
+front sur le sol.
+
+J'y restai longtemps, longtemps. Puis je m'aperçus que le soir venait.
+Alors un désir bizarre, fou, un désir d'amant désespéré s'empara de moi.
+Je voulus passer la nuit près d'elle, dernière nuit, à pleurer sur sa
+tombe. Mais on me verrait, on me chasserait. Comment faire? Je fus
+rusé. Je me levai et me mis à errer dans cette ville des disparus.
+J'allais, j'allais. Comme elle est petite cette ville à côté de l'autre,
+celle où l'on vit! Et pourtant comme ils sont plus nombreux que les
+vivants, ces morts! Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de
+place, pour les quatre générations qui regardent le jour en même temps,
+boivent l'eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain des
+plaines.
+
+Et pour toutes les générations des morts, pour toute l'échelle de
+l'humanité descendue jusqu'à nous, presque rien, un champ, presque rien!
+La terre les reprend, l'oubli les efface. Adieu!
+
+Au bout du cimetière habité, j'aperçus tout à coup le cimetière
+abandonné, celui où les vieux défunts achèvent de se mêler au sol, où
+les croix elles-mêmes pourrissent, où l'on mettra demain les derniers
+venus. Il est plein de roses libres, de cyprès vigoureux et noirs, un
+jardin triste et superbe, nourri de chair humaine.
+
+J'étais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Je m'y cachai
+tout entier, entre ces branches grasses et sombres.
+
+Et j'attendis, cramponné au tronc comme un naufragé sur une épave.
+
+Quand la nuit fut noire, très noire, je quittai mon refuge et me mis à
+marcher doucement, à pas lents, à pas sourds, sur cette terre pleine de
+morts.
+
+J'errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvais pas. Les
+bras étendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes mains, avec
+mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avec ma tête elle-même,
+j'allais sans la trouver. Je touchais, je palpais comme un aveugle qui
+cherche sa route, je palpais des pierres, des croix, des grilles de fer,
+des couronnes de verre, des couronnes de fleurs fanées! Je lisais les
+noms avec mes doigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit!
+quelle nuit! Je ne la retrouvais pas!
+
+Pas de lune! Quelle nuit! J'avais peur, une peur affreuse dans ces
+étroits sentiers, entre deux lignes de tombes! Des tombes! des tombes!
+des tombes! Toujours des tombes! A droite, à gauche, devant moi, autour
+de moi, partout, des tombes! Je m'assis sur une d'elles, car je ne
+pouvais plus marcher tant mes genoux fléchissaient. J'entendais battre
+mon coeur! Et j'entendais autre chose aussi! Quoi? un bruit confus
+innommable! Était-ce dans ma tête affolée, dans la nuit impénétrable, ou
+sous la terre mystérieuse, sous la terre ensemencée de cadavres humains,
+ce bruit? Je regardais autour de moi!
+
+Combien de temps suis-je resté là? Je ne sais pas. J'étais paralysé par
+la terreur, j'étais ivre d'épouvante, prêt à hurler, prêt à mourir.
+
+Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquelle j'étais
+assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l'eût soulevée. D'un
+bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis, oui, je vis la pierre
+que je venais de quitter se dresser toute droite; et le mort apparut, un
+squelette nu qui, de son dos courbé, la rejetait. Je voyais très bien,
+quoique la nuit fût profonde. Sur la croix je pus lire:
+
+«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il
+aimait les siens, fut honnête et bon, et mourut dans la paix du
+Seigneur.»
+
+ * * * * *
+
+Maintenant le mort aussi lisait les choses écrites sur son tombeau. Puis
+il ramassa une pierre dans le chemin, une petite pierre aiguë, et se mit
+à les gratter avec soin, ces choses. Il les effaça tout à fait,
+lentement, regardant de ses yeux vides la place où tout à l'heure elles
+étaient gravées; et, du bout de l'os qui avait été son index, il écrivit
+en lettres lumineuses comme ces lignes qu'on trace aux murs avec le bout
+d'une allumette:
+
+ * * * * *
+
+«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il
+hâta par ses duretés la mort de son père dont il désirait hériter, il
+tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa ses voisins, vola quand
+il le put et mourut misérable.»
+
+ * * * * *
+
+Quand il eut achevé d'écrire, le mort immobile contempla son oeuvre. Et
+je m'aperçus, en me retournant, que toutes les tombes étaient ouvertes,
+que tous les cadavres en étaient sortis, que tous avaient effacé les
+mensonges inscrits par les parents sur la pierre funéraire, pour y
+rétablir la vérité.
+
+Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leurs proches,
+haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs,
+envieux, qu'ils avaient volé, trompé, accompli tous les actes honteux,
+tous les actes abominables, ces bons pères, ces épouses fidèles, ces
+fils dévoués, ces jeunes filles chastes, ces commerçants probes, ces
+hommes et ces femmes dits irréprochables.
+
+Ils écrivaient tous en même temps, sur le seuil de leur demeure
+éternelle, la cruelle, la terrible et sainte vérité que tout le monde
+ignore ou feint d'ignorer sur la terre.
+
+Je pensai qu'_elle_ aussi avait dû la tracer sur sa tombe. Et sans peur
+maintenant, courant au milieu des cercueils entr'ouverts, au milieu des
+cadavres, au milieu des squelettes, j'allai vers elle, sûr que je la
+trouverais aussitôt.
+
+Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppé du suaire.
+
+Et sur la croix de marbre où tout à l'heure j'avais lu:
+
+«Elle aima, fut aimée, et mourut.»
+
+J'aperçus:
+
+«Étant sortie un jour pour tromper son amant elle eut froid sous la
+pluie, et mourut.»
+
+Il paraît qu'on me ramassa, inanimé, au jour levant, auprès d'une
+tombe.
+
+
+Saint Denis.--Imp. Ve BOUILLANT et J. DARDAILLON
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La Femme de Paul, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DE PAUL ***
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
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+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
+
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+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+ The Project Gutenberg eBook of La femme de Paul, par Guy de Maupassant.
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: La Femme de Paul
+
+Author: Guy de Maupassant
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+Release Date: December 2, 2009 [EBook #30587]
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DE PAUL ***
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+Produced by Hélène de Mink, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
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+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+<hr class="full" />
+
+<h2 class="top15">La Femme de Paul</h2>
+<hr />
+<h3 class="top5"><i>&#338;UVRES COMPLÈTES ILLUSTRÉES</i></h3>
+<p class="c">DE</p>
+
+<h2>GUY DE MAUPASSANT</h2>
+
+<p class="c">ÉDITION DE LUXE<br />
+(<i>Voir Catalogue à la fin du volume.</i>)</p>
+
+<hr />
+
+<h3><a name="GUY_DE_MAUPASSANT" id="GUY_DE_MAUPASSANT"></a>GUY DE MAUPASSANT</h3>
+
+<h1><span style="margin-left:30%;">La Femme</span><br /><span style="margin-left:50%;">de Paul</span></h1>
+
+<div class="box"><p class="c">
+LA FEMME DE PAUL.&mdash;LES BIJOUX.<br />
+UN NORMAND.&mdash;AU BOIS.&mdash;LE LOUP.&mdash;UN FILS.<br />
+CORRESPONDANCE.&mdash;LUI.<br />
+TOMBOUCTOU.&mdash;UN DUEL.&mdash;MES 25 JOURS.<br />
+LA MORTE.<br />
+</p></div>
+
+<p class="img"><img src="images/001.jpg"
+alt="image pas disponible"
+width="100"
+height="75" /></p>
+
+<p class="c">PARIS<br /><i>Société d'Éditions Littéraires et Artistiques</i><br />
+LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF<br /><span class="sml">50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50</span></p>
+<p class="c">&mdash;</p>
+<p class="c">Tous droits réservés.</p>
+
+<hr />
+
+<h3>TABLE DES MATIÈRES.</h3>
+<hr class="body" />
+<table summary="toc"
+cellspacing="0"
+cellpadding="0">
+<tr><td><a href="#La_Femme_de_Paul"><b>La Femme de Paul</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#LES_BIJOUX"><b>Les Bijoux</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#UN_NORMAND"><b>Un Normand</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#AU_BOIS"><b>Au Bois</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#LE_LOUP"><b>Le Loup</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#UN_FILS"><b>Un Fils</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#CORRESPONDANCE"><b>Correspondance</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#LUI"><b>Lui?</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#TOMBOUCTOU"><b>Tombouctou</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#UN_DUEL"><b>Un duel</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#MES_25_JOURS"><b>Mes 25 jours</b></a></td></tr>
+<tr><td><a href="#LA_MORTE"><b>La Morte</b></a></td></tr>
+</table>
+
+
+<hr />
+<h3><a name="La_Femme_de_Paul" id="La_Femme_de_Paul"></a>La Femme de Paul</h3>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<p>Le restaurant Grillon, ce phalanstère des canotiers, se vidait
+lentement. C'était, devant la porte, un tumulte de cris, d'appels; et
+les grands gaillards en maillot blanc gesticulaient avec des avirons sur
+l'épaule.</p>
+
+<p>Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avec
+précaution dans les yoles, et s'asseyant à la barre, disposaient leurs
+robes, tandis que le maître de l'établissement, un fort garçon à barbe
+rousse, d'une vigueur célèbre, donnait la main aux belles-petites en
+maintenant d'aplomb les frêles embarcations.</p>
+
+<p>Les rameurs prenaient place à leur tour, bras nus et la poitrine bombée,
+posant pour la galerie, une galerie composée de bourgeois endimanchés,
+d'ouvriers et de soldats accoudés sur la balustrade du pont et très
+attentifs à ce spectacle.</p>
+
+<p>Les bateaux, un à un, se détachaient du ponton. Les tireurs se
+penchaient en avant, puis se renversaient d'un mouvement régulier; et,
+sous l'impulsion des longues rames recourbées, les yoles rapides
+glissaient sur la rivière, s'éloignaient, diminuaient, disparaissaient
+enfin sous l'autre pont, celui du chemin de fer, en descendant vers la
+<i>Grenouillère</i>.</p>
+
+<p>Un couple seul était resté. Le jeune homme, presque imberbe encore,
+mince, le visage pâle, tenait par la taille sa maîtresse, une petite
+brune maigre avec des allures de sauterelle; et ils se regardaient
+parfois au fond des yeux.</p>
+
+<p>Le patron cria:&mdash;«Allons, monsieur Paul, dépêchez-vous.» Et ils
+s'approchèrent.</p>
+
+<p>De tous les clients de la maison, M. Paul était le plus aimé et le plus
+respecté. Il payait bien et régulièrement, tandis que les autres se
+faisaient longtemps tirer l'oreille, à moins qu'ils ne disparussent,
+insolvables. Puis il constituait pour l'établissement une sorte de
+réclame vivante, car son père était sénateur. Et quand un étranger
+demandait:&mdash;«Qui est-ce donc ce petit-là, qui en tient si fort pour sa
+donzelle?» quelque habitué répondait à mi-voix, d'un air important et
+mystérieux:&mdash;C'est Paul Baron, vous savez? le fils du sénateur.»&mdash;Et
+l'autre, invariablement, ne pouvait s'empêcher de dire:&mdash;«Le pauvre
+diable! il n'est pas à moitié pincé.»</p>
+
+<p>La mère Grillon, une brave femme, entendue au commerce, appelait le
+jeune homme et sa compagne: «ses deux tourtereaux», et semblait tout
+attendrie par cet amour avantageux pour sa maison.</p>
+
+<p>Le couple s'en venait à petits pas; la yole <i>Madeleine</i> était prête;
+mais, au moment de monter dedans, ils s'embrassèrent, ce qui fit rire le
+public amassé sur le pont. Et M. Paul, prenant ses rames, partit aussi
+pour la Grenouillère.</p>
+
+<p>Quand ils arrivèrent, il allait être trois heures, et le grand café
+flottant regorgeait de monde.</p>
+
+<p>L'immense radeau, couvert d'un toit goudronné que supportent des
+colonnes de bois, est relié à l'île charmante de Croissy par deux
+passerelles dont l'une pénètre au milieu de cet établissement aquatique,
+tandis que l'autre en fait communiquer l'extrémité avec un îlot
+minuscule planté d'un arbre et surnommé le «Pot-à-Fleurs» et, de là,
+gagne la terre auprès du bureau des bains.</p>
+
+<p>M. Paul attacha son embarcation le long de l'établissement, il escalada
+la balustrade du café, puis, prenant les mains de sa maîtresse, il
+l'enleva, et tous deux s'assirent au bout d'une table, face à face.</p>
+
+<p>De l'autre côté du fleuve, sur le chemin de halage, une longue file
+d'équipages s'alignait. Les fiacres alternaient avec de fines voitures
+de gommeux: les uns lourds, au ventre énorme, écrasant les ressorts,
+attelés d'une rosse au cou tombant, aux genoux cassés; les autres
+sveltes, élancées sur des roues minces, avec des chevaux aux jambes
+grêles et tendues, au cou dressé, au mors neigeux d'écume, tandis que le
+cocher, gourmé dans sa livrée, la tête raide en son grand col, demeurait
+les reins inflexibles et le fouet posé sur un genou.</p>
+
+<p>La berge était couverte de gens qui s'en venaient par familles, ou par
+bandes, ou deux par deux, ou solitaires. Ils arrachaient des brins
+d'herbe, descendaient jusqu'à l'eau, remontaient sur le chemin, et tous,
+arrivés au même endroit, s'arrêtaient, attendant le passeur. Le lourd
+bachot allait sans fin d'une rive à l'autre, déchargeant dans l'île ses
+voyageurs.</p>
+
+<p>Le bras de la rivière (qu'on appelle le bras mort), sur lequel donne ce
+ponton à consommations, semblait dormir, tant le courant était faible.
+Des flottes de yoles, de skifs, de périssoires, de podoscaphes, de gigs,
+d'embarcations de toute forme et de toute nature, filaient sur l'onde
+immobile, se croisant, se mêlant, s'abordant, s'arrêtant brusquement
+d'une secousse des bras pour s'élancer de nouveau sous une brusque
+tension des muscles, et glisser vivement comme de longs poissons jaunes
+ou rouges.</p>
+
+<p>Il en arrivait d'autres sans cesse: les unes de Chatou, en amont; les
+autres de Bougival, en aval; et des rires allaient sur l'eau d'une
+barque à l'autre, des appels, des interpellations ou des engueulades.
+Les canotiers exposaient à l'ardeur du jour la chair brunie et bosselée
+de leurs biceps; et, pareilles à des fleurs étranges, à des fleurs qui
+nageraient, les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des
+barreuses s'épanouissaient à l'arrière des canots.</p>
+
+<p>Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel; l'air semblait plein
+d'une gaieté brûlante; aucun frisson de brise ne remuait les feuilles
+des saules et des peupliers.</p>
+
+<p>Là-bas, en face, l'inévitable Mont-Valérien étageait dans la lumière
+crue ses talus fortifiés; tandis qu'à droite, l'adorable coteau de
+Louveciennes, tournant avec le fleuve, s'arrondissait en demi-cercle,
+laissant passer par places, à travers la verdure puissante et sombre
+des grands jardins, les blanches murailles des maisons de campagne.</p>
+
+<p>Aux abords de la Grenouillère, une foule de promeneurs circulait sous
+les arbres géants qui font de ce coin d'île le plus délicieux parc du
+monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seins démesurément
+rebondis, à la croupe exagérée, au teint plâtré de fard, aux yeux
+charbonnés, aux lèvres sanguinolentes, lacées, sanglées en des robes
+extravagantes, traînaient sur les frais gazons le mauvais goût criard de
+leurs toilettes; tandis qu'à côté d'elles des jeunes gens posaient en
+leurs accoutrements de gravures de modes, avec des gants clairs, des
+bottes vernies, des badines grosses comme un fil et des monocles
+ponctuant la niaiserie de leur sourire.</p>
+
+<p>L'île est étranglée juste à la Grenouillère, et sur l'autre bord, où un
+bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens de Croissy, le bras
+rapide, plein de tourbillons, de remous, d'écume, roule avec des allures
+de torrent. Un détachement de pontonniers, en uniforme d'artilleurs, est
+campé sur cette berge, et les soldats, assis en ligne sur une longue
+poutre, regardaient couler l'eau.</p>
+
+<p>Dans l'établissement flottant, c'était une cohue furieuse et hurlante.
+Les tables de bois, où les consommations répandues faisaient de minces
+ruisseaux poisseux, étaient couvertes de verres à moitié vides et
+entourées de gens à moitié gris. Toute cette foule criait, chantait,
+braillait. Les hommes, le chapeau en arrière, la face rougie, avec des
+yeux luisants d'ivrognes, s'agitaient en vociférant par un besoin de
+tapage naturel aux brutes, les femmes, cherchant une proie pour le soir,
+se faisaient payer à boire en attendant; et, dans l'espace libre entre
+les tables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon de
+canotiers <i>chahuteurs</i> avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle.</p>
+
+<p>Un d'eux se démenait au piano et semblait jouer des pieds et des mains;
+quatre couples bondissaient un quadrille; et des jeunes gens les
+regardaient, élégants, corrects, qui auraient semblé comme il faut si la
+tare, malgré tout, n'eût apparu.</p>
+
+<p>Car on sent là, à pleines narines, toute l'écume du monde, toute la
+crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne:
+mélange de calicots, de cabotins, d'infimes journalistes, de
+gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés,
+de vieux viveurs pourris; cohue interlope de tous les êtres suspects, à
+moitié connus, à moitié perdus, à moitié salués, à moitié déshonorés,
+filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d'industrie à l'allure
+digne, à l'air matamore qui semble dire: «Le premier qui me traite de
+gredin, je le crève.»</p>
+
+<p>Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar.
+Mâles et femelles s'y valent. Il y flotte une odeur d'amour, et l'on s'y
+bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des réputations
+vermoulues que les coups d'épée et les balles de pistolet ne font que
+crever davantage.</p>
+
+<p>Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaque dimanche;
+quelques jeunes gens, très jeunes, y apparaissent chaque année,
+apprenant à vivre. Des promeneurs, flânant, s'y montrent; quelques naïfs
+s'y égarent.</p>
+
+<p>C'est, avec raison, nommé la <i>Grenouillère</i>. A côté du radeau couvert où
+l'on boit, et tout près du «Pot-à-Fleurs», on se baigne. Celles des
+femmes dont les rondeurs sont suffisantes viennent là montrer à nu leur
+étalage et faire le client. Les autres, dédaigneuses, bien qu'amplifiées
+par le coton, étayées de ressorts, redressées par-ci, modifiées par-là,
+regardent d'un air méprisant barboter leurs s&#339;urs.</p>
+
+<p>Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquer leur
+tête. Ils sont longs comme des échalas, ronds comme des citrouilles,
+noueux comme des branches d'olivier, courbés en avant ou rejetés en
+arrière par l'ampleur du ventre, et, invariablement laids, ils sautent
+dans l'eau qui rejaillit jusque sur les buveurs du café.</p>
+
+<p>Malgré les arbres immenses penchés sur la maison flottante et malgré le
+voisinage de l'eau, une chaleur suffocante emplissait ce lieu. Les
+émanations des liqueurs répandues se mêlaient à l'odeur des corps et à
+celle des parfums violents dont la peau des marchandes d'amour est
+pénétrée et qui s'évaporaient dans cette fournaise. Mais sous toutes ces
+senteurs diverses flottait un arôme léger de poudre de riz qui parfois
+disparaissait, reparaissait, qu'on retrouvait toujours comme si quelque
+main cachée avait secoué dans l'air une houppe invisible.</p>
+
+<p>Le spectacle était sur le fleuve, où le va-et-vient incessant des
+barques tirait les yeux. Les canotières s'étalaient dans leur fauteuil
+en face de leurs mâles aux forts poignets, et elles considéraient avec
+mépris les quêteuses de dîners rôdant par l'île.</p>
+
+<p>Quelquefois, quand une équipe lancée passait à toute vitesse, les amis
+descendus à terre poussaient des cris, et tout le public subitement pris
+de folie, se mettait à hurler.</p>
+
+<p>Au coude de la rivière, vers Chatou, se montraient sans cesse des
+barques nouvelles. Elles approchaient, grandissaient, et, à mesure qu'on
+reconnaissait les visages, d'autres vociférations partaient.</p>
+
+<p>Un canot couvert d'une tente et monté par quatre femmes descendait
+lentement le courant. Celle qui ramait était petite, maigre, fanée,
+vêtue d'un costume de mousse avec ses cheveux relevés sous un chapeau
+ciré. En face d'elle, une grosse blondasse habillée en homme, avec un
+veston de flanelle blanche, se tenait couchée sur le dos au fond du
+bateau, les jambes en l'air sur le banc des deux côtés de la rameuse, et
+elle fumait une cigarette, tandis qu'à chaque effort des avirons sa
+poitrine et son ventre frémissaient, ballottés par la secousse. Tout à
+l'arrière, sous la tente, deux belles filles grandes et minces, l'une
+brune et l'autre blonde, se tenaient par la taille en regardant sans
+cesse leurs compagnes.</p>
+
+<p>Un cri partit de la Grenouillère: «V'là Lesbos!» et, tout à coup, ce fut
+une clameur furieuse; une bousculade effrayante eut lieu; les verres
+tombaient; on montait sur les tables; tous, dans un délire de bruit,
+vociféraient: «Lesbos! Lesbos! Lesbos!» Le cri roulait, devenait
+indistinct, ne formait plus qu'une sorte de hurlement effroyable, puis,
+soudain, il semblait s'élancer de nouveau, monter par l'espace, couvrir
+la plaine, emplir le feuillage épais des grands arbres, s'étendre aux
+lointains coteaux, aller jusqu'au soleil.</p>
+
+<p>La rameuse, devant cette ovation, s'était arrêtée, tranquillement. La
+grosse blonde étendue au fond du canot tourna la tête d'un air
+nonchalant, se soulevant sur les coudes; et les deux belles filles, à
+l'arrière, se mirent à rire en saluant la foule.</p>
+
+<p>Alors la vocifération redoubla, faisant trembler l'établissement
+flottant. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes agitaient leurs
+mouchoirs, et toutes les voix, aiguës ou graves, criaient ensemble:
+«Lesbos!» On eût dit que ce peuple, ce ramassis de corrompus, saluait un
+chef, comme ces escadres qui tirent le canon quand un amiral passe sur
+leur front.</p>
+
+<p>La flotte nombreuse des barques acclamait aussi le canot des femmes, qui
+repartit de son allure somnolente pour aborder un peu plus loin.</p>
+
+<p>M. Paul, au contraire des autres, avait tiré une clef de sa poche, et,
+de toute sa force, il sifflait. Sa maîtresse, nerveuse, pâlie encore,
+lui tenait le bras pour le faire taire et elle le regardait cette fois
+avec une rage dans les yeux. Mais lui, semblait exaspéré, comme soulevé
+par une jalousie d'homme, par une fureur profonde, instinctive,
+désordonnée. Il balbutia, les lèvres tremblantes d'indignation:</p>
+
+<p>&mdash;C'est honteux! on devrait les noyer comme des chiennes avec une pierre
+au cou.</p>
+
+<p>Mais Madeleine, brusquement, s'emporta; sa petite voix aigre devint
+sifflante, et elle parlait avec volubilité, comme pour plaider sa propre
+cause:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que ça te regarde, toi? Sont-elles pas libres de faire ce
+qu'elles veulent, puisqu'elles ne doivent rien à personne? Fiche-nous la
+paix avec tes manières et mêle-toi de tes affaires...</p>
+
+<p>Mais il lui coupa la parole.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la police que ça regarde, et je les ferai flanquer à
+Saint-Lazare, moi!</p>
+
+<p>Elle eut un soubresaut:</p>
+
+<p>&mdash;Toi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, moi! Et, en attendant, je te défends de leur parler, tu entends,
+je te le défends.</p>
+
+<p>Alors elle haussa les épaules, et calmée tout à coup:</p>
+
+<p>&mdash;Mon petit, je ferai ce qui me plaira; si tu n'es pas content, file, et
+tout de suite. Je ne suis pas ta femme, n'est-ce pas? Alors tais-toi.</p>
+
+<p>Il ne répondit pas et ils restèrent face à face, avec la bouche crispée
+et la respiration rapide.</p>
+
+<p>A l'autre bout du grand café de bois, les quatre femmes faisaient leur
+entrée. Les deux costumées en hommes marchaient devant: l'une maigre,
+pareille à un garçonnet vieillot avec des teintes jaunes sur les tempes;
+l'autre, emplissant de sa graisse ses vêtements de flanelle blanche,
+bombant de sa croupe le large pantalon, se balançant comme une oie
+grasse, ayant les cuisses énormes et les genoux rentrés. Leurs deux
+amies les suivaient et la foule des canotiers venait leur serrer les
+mains.</p>
+
+<p>Elles avaient loué toutes les quatre un petit chalet au bord de l'eau,
+et elles vivaient là, comme auraient vécu deux ménages.</p>
+
+<p>Leur vice était public, officiel, patent. On en parlait comme d'une
+chose naturelle, qui les rendait presque sympathiques, et l'on
+chuchotait tout bas des histoires étranges, des drames nés de furieuses
+jalousies féminines, et des visites secrètes de femmes connues,
+d'actrices, à la petite maison du bord de l'eau.</p>
+
+<p>Un voisin, révolté de ces bruits scandaleux, avait prévenu la
+gendarmerie, et le brigadier, suivi d'un homme, était venu faire une
+enquête. La mission était délicate; on ne pouvait, en somme, rien
+reprocher à ces femmes, qui ne se livraient point à la prostitution. Le
+brigadier, fort perplexe, ignorant même à peu près la nature des délits
+soupçonnés, avait interrogé à l'aventure, et fait un rapport monumental
+concluant à l'innocence.</p>
+
+<p>On en avait ri jusqu'à Saint-Germain.</p>
+
+<p>Elles traversaient à petits pas, comme des reines, l'établissement de la
+Grenouillère; et elles semblaient fières de leur célébrité, heureuses
+des regards fixés sur elles, supérieures à cette foule, à cette tourbe,
+à cette plèbe.</p>
+
+<p>Madeleine et son amant les regardaient venir, et dans l'&#339;il de la fille
+une flamme s'allumait.</p>
+
+<p>Lorsque les deux premières furent au bout de la table, Madeleine
+cria:&mdash;«Pauline!» La grosse se retourna, s'arrêta, tenant toujours le
+bras de son moussaillon femelle:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! Madeleine... Viens donc me parler, ma chérie.</p>
+
+<p>Paul crispa ses doigts sur le poignet de sa maîtresse; mais elle lui dit
+d'un tel air:&mdash;«Tu sais, mon p'tit, tu peux filer,» qu'il se tut et
+resta seul.</p>
+
+<p>Alors elles causèrent tout bas, debout, toutes les trois. Des gaietés
+heureuses passaient sur leurs lèvres; elles parlaient vite; et Pauline,
+par instants, regardait Paul à la dérobée avec un sourire narquois et
+méchant.</p>
+
+<p>A la fin, n'y tenant plus, il se leva soudain et fut près d'elles d'un
+élan tremblant de tous ses membres. Il saisit Madeleine par les
+épaules:&mdash;«Viens, je le veux, dit-il, je t'ai défendu de parler à ces
+gueuses.»</p>
+
+<p>Mais Pauline éleva la voix et se mit à l'engueuler avec son répertoire
+de poissarde. On riait alentour; on s'approchait; on se haussait sur le
+bout des pieds afin de mieux voir. Et lui restait interdit sous cette
+pluie d'injures fangeuses; il lui semblait que les mots sortant de cette
+bouche et tombant sur lui le salissaient comme des ordures, et, devant
+le scandale qui commençait, il recula, retourna sur ses pas, et
+s'accouda sur la balustrade vers le fleuve, le dos tourné aux trois
+femmes victorieuses.</p>
+
+<p>Il resta là, regardant l'eau, et parfois, avec un geste rapide, comme
+s'il l'eût arrachée, il enlevait d'un doigt nerveux une larme formée au
+coin de son &#339;il.</p>
+
+<p>C'est qu'il aimait éperdument, sans savoir pourquoi, malgré ses
+instincts délicats, malgré sa raison, malgré sa volonté même. Il était
+tombé dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux. D'une nature
+attendrie et fine, il avait rêvé des liaisons exquises, idéales et
+passionnées; et voilà que ce petit criquet de femme, bête, comme toutes
+les filles, d'une bêtise exaspérante, pas jolie même, maigre et rageuse,
+l'avait pris, captivé, possédé des pieds à la tête, corps et âme. Il
+subissait cet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant,
+cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait
+d'où, du démon de la chair, et qui jette l'homme le plus sensé aux pieds
+d'une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal
+et souverain.</p>
+
+<p>Et là, derrière son dos, il sentait qu'une chose infâme s'apprêtait. Des
+rires lui entraient au c&#339;ur. Que faire? Il le savait bien, mais ne le
+pouvait pas.</p>
+
+<p>Il regardait fixement, sur la berge en face, un pêcheur à la ligne
+immobile.</p>
+
+<p>Soudain le bonhomme enleva brusquement du fleuve un petit poisson
+d'argent qui frétillait au bout du fil. Puis il essaya de retirer son
+hameçon, le tordit, le tourna, mais en vain; alors, pris d'impatience,
+il se mit à tirer, et tout le gosier saignant de la bête sortit avec un
+paquet d'entrailles. Et Paul frémit, déchiré lui-même jusqu'au c&#339;ur; il
+lui sembla que cet hameçon c'était son amour, et que, s'il fallait
+l'arracher, tout ce qu'il avait dans la poitrine sortirait ainsi au bout
+d'un fer recourbé, accroché au fond de lui, et dont Madeleine tenait le
+fil.</p>
+
+<p>Une main se posa sur son épaule; il eut un sursaut, se tourna; sa
+maîtresse était à son côté. Ils ne se parlèrent pas; et elle s'accouda
+comme lui à la balustrade, les yeux fixés sur la rivière.</p>
+
+<p>Il cherchait ce qu'il devait dire, et ne trouvait rien. Il ne parvenait
+même pas à démêler ce qui se passait en lui; tout ce qu'il éprouvait,
+c'était une joie de la sentir là, près de lui, revenue, et une lâcheté
+honteuse, un besoin de pardonner tout, de tout permettre pourvu qu'elle
+ne le quittât point.</p>
+
+<p>Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d'une voix très
+douce:&mdash;«Veux-tu que nous nous en allions? il ferait meilleur dans le
+bateau.»</p>
+
+<p>Elle répondit:&mdash;«Oui, mon chat.»</p>
+
+<p>Et il l'aida à descendre dans la yole, la soutenant, lui serrant les
+mains, tout attendri, avec quelques larmes encore dans les yeux. Alors
+elle le regarda en souriant et ils s'embrassèrent de nouveau.</p>
+
+<p>Ils remontèrent le fleuve tout doucement, longeant la rive plantée de
+saules, couverte d'herbes, baignée et tranquille dans la tiédeur de
+l'après-midi.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils furent revenus au restaurant Grillon, il était à peine six
+heures; alors, laissant leur yole, ils partirent à pied dans l'île, vers
+Bezons, à travers les prairies, le long des hauts peupliers qui bordent
+le fleuve.</p>
+
+<p>Les grands foins, prêts à être fauchés, étaient remplis de fleurs. Le
+soleil qui baissait étalait dessus une nappe de lumière rousse, et, dans
+la chaleur adoucie du jour finissant, les flottantes exhalaisons de
+l'herbe se mêlaient aux humides senteurs du fleuve, imprégnaient l'air
+d'une langueur tendre, d'un bonheur léger, comme d'une vapeur de
+bien-être.</p>
+
+<p>Une molle défaillance venait aux c&#339;urs et une espèce de communion avec
+cette splendeur calme du soir, avec ce vague et mystérieux frisson de
+vie épandue, avec cette poésie pénétrante, mélancolique, qui semblait
+sortir des plantes, des choses, s'épanouir, révélée aux sens en cette
+heure douce et recueillie.</p>
+
+<p>Il sentait tout cela, lui; mais elle ne le comprenait pas, elle. Ils
+marchaient côte à côte; et soudain, lasse de se taire, elle chanta. Elle
+chanta de sa voix aigrelette et fausse quelque chose qui courait dans
+les rues, un air traînant dans les mémoires, qui déchira brusquement la
+profonde et sereine harmonie du soir.</p>
+
+<p>Alors il la regarda, et il sentit entre eux un infranchissable abîme.
+Elle battait les herbes de son ombrelle, la tête un peu baissée,
+contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons, essayant des
+roulades, osant des trilles.</p>
+
+<p>Son petit front, étroit, qu'il aimait tant, était donc vide, vide! Il
+n'y avait là-dedans que cette musique de serinette; et les pensées qui
+s'y formaient par hasard étaient pareilles à cette musique. Elle ne
+comprenait rien de lui; ils étaient plus séparés que s'ils ne vivaient
+pas ensemble. Ses baisers n'allaient donc jamais plus loin que les
+lèvres?</p>
+
+<p>Alors elle releva les yeux vers lui et sourit encore. Il fut remué
+jusqu'aux moelles, et, ouvrant les bras, dans un redoublement d'amour,
+il l'étreignit passionnément.</p>
+
+<p>Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se dégager, en murmurant
+par compensation:&mdash;«Va, je t'aime bien, mon chat.»</p>
+
+<p>Mais il la saisit par la taille, et, pris de folie, l'entraîna en
+courant; et il l'embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou, en
+sautant d'allégresse. Ils s'abattirent, haletants, au pied d'un buisson
+incendié par les rayons du soleil couchant, et, avant d'avoir repris
+haleine, ils s'unirent, sans qu'elle comprît son exaltation.</p>
+
+<p>Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, à travers les
+arbres, ils aperçurent sur la rivière le canot monté par les quatre
+femmes. La grosse Pauline aussi les vit, car elle se redressa, envoyant
+à Madeleine des baisers. Puis elle cria:</p>
+
+<p>&mdash;«A ce soir!»</p>
+
+<p>Madeleine répondit:&mdash;«A ce soir!»</p>
+
+<p>Paul crut sentir soudain son c&#339;ur enveloppé de glace.</p>
+
+<p>Et ils rentrèrent pour dîner.</p>
+
+<p>Ils s'installèrent sous une des tonnelles au bord de l'eau et se mirent
+à manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta une bougie,
+enfermée dans un globe de verre, qui les éclairait d'une lueur faible et
+vacillante: et l'on entendait à tout moment les explosions de cris des
+canotiers dans la grande salle du premier.</p>
+
+<p>Vers le dessert, Paul, prenant tendrement la main de Madeleine, lui
+dit:&mdash;«Je me sens très fatigué, ma mignonne; si tu veux, nous nous
+coucherons de bonne heure.»</p>
+
+<p>Mais elle avait compris la ruse, et elle lui lança ce regard
+énigmatique, ce regard à perfidies qui apparaît si vite au fond de l'&#339;il
+de la femme. Puis, après avoir réfléchi, elle répondit:&mdash;«Tu te
+coucheras si tu veux, moi j'ai promis d'aller au bal de la
+Grenouillère.»</p>
+
+<p>Il eut un sourire lamentable, un de ces sourires dont on voile les plus
+horribles souffrances, mais il répondit d'un ton caressant et
+navré:&mdash;«Si tu étais bien gentille, nous resterions tous les deux.» Elle
+fit «non» de la tête sans ouvrir la bouche. Il insista:&mdash;«T'en prie! ma
+bichette.» Alors elle rompit brusquement:&mdash;«Tu sais ce que je t'ai dit.
+Si tu n'es pas content, la porte est ouverte. On ne te retient pas.
+Quant à moi, j'ai promis: j'irai.»</p>
+
+<p>Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans ses mains,
+et resta là, rêvant douloureusement.</p>
+
+<p>Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ils repartaient dans
+leurs yoles pour le bal de la Grenouillère.</p>
+
+<p>Madeleine dit à Paul:&mdash;«Si tu ne viens pas, décide-toi, je demanderai à
+un de ces messieurs de me conduire.»</p>
+
+<p>Paul se leva:&mdash;«Allons!» murmura-t-il.</p>
+
+<p>Et ils partirent.</p>
+
+<p>La nuit était noire, pleine d'astres, parcourue par une haleine
+embrasée, par un souffle pesant, chargé d'ardeurs, de fermentations, de
+germes vifs qui, mêlés à la brise, l'alentissaient. Elle promenait sur
+les visages une caresse chaude, faisait respirer plus vite, haleter un
+peu, tant elle semblait épaissie et lourde.</p>
+
+<p>Les yoles se mettaient en route, portant à l'avant une lanterne
+vénitienne. On ne distinguait point les embarcations, mais seulement ces
+petits falots de couleur, rapides et dansants, pareils à des lucioles
+en délire; et des voix couraient dans l'ombre de tous côtés.</p>
+
+<p>La yole des deux jeunes gens glissait doucement. Parfois, quand un
+bateau lancé passait près d'eux, ils apercevaient soudain le dos blanc
+du canotier éclairé par une lanterne.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils eurent tourné le coude de la rivière, la Grenouillère leur
+apparut dans le lointain. L'établissement en fête était orné de
+girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappes de
+lumières. Sur la Seine circulaient lentement quelques gros bachots
+représentant des dômes, des pyramides, des monuments compliqués en feux
+de toutes nuances. Des festons enflammés traînaient jusqu'à l'eau; et
+quelquefois un falot rouge ou bleu, au bout d'une immense canne à pêche
+invisible, semblait une grosse étoile balancée.</p>
+
+<p>Toute cette illumination répandait une lueur alentour du café, éclairait
+de bas en haut les grands arbres de la berge dont le tronc se détachait
+en gris pâle, et les feuilles en vert laiteux, sur le noir profond des
+champs et du ciel.</p>
+
+<p>L'orchestre, composé de cinq artistes de banlieue, jetait au loin sa
+musique de bastringue, maigre et sautillante, qui fit de nouveau chanter
+Madeleine.</p>
+
+<p>Elle voulut tout de suite entrer. Paul désirait auparavant faire un tour
+dans l'île; mais il dut céder.</p>
+
+<p>L'assistance s'était épurée. Les canotiers presque seuls restaient avec
+quelques bourgeois clairsemés et quelques jeunes gens flanqués de
+filles. Le directeur et organisateur de ce cancan, majestueux dans un
+habit noir fatigué, promenait en tous sens sa tête ravagée de vieux
+marchand de plaisirs publics à bon marché.</p>
+
+<p>La grosse Pauline et ses compagnes n'étaient pas là; et Paul respira.</p>
+
+<p>On dansait: les couples face à face cabriolaient éperdument, jetaient
+leurs jambes en l'air jusqu'au nez des vis-à-vis.</p>
+
+<p>Les femelles, désarticulées des cuisses, bondissaient dans un envolement
+de jupes révélant leurs dessous. Leurs pieds s'élevaient au-dessus de
+leurs têtes avec une facilité surprenante, et elles balançaient leurs
+ventres, frétillaient de la croupe, secouaient leurs seins, répandant
+autour d'elles une senteur énergique de femmes en sueur.</p>
+
+<p>Les mâles s'accroupissaient comme des crapauds avec des gestes obscènes,
+se contorsionnaient, grimaçants et hideux, faisaient la roue sur les
+mains, ou bien, s'efforçant d'être drôles, esquissaient des manières
+avec une grâce ridicule.</p>
+
+<p>Une grosse bonne et deux garçons servaient les consommations.</p>
+
+<p>Ce café-bateau, couvert seulement d'un toit, n'ayant aucune cloison qui
+le séparât du dehors, la danse échevelée s'étalait en face de la nuit
+pacifique et du firmament poudré d'astres.</p>
+
+<p>Tout à coup le Mont-Valérien, là-bas, en face, sembla s'éclairer comme
+si un incendie se fût allumé derrière. La lueur s'étendit, s'accentua,
+envahissant peu à peu le ciel, décrivant un grand cercle lumineux, d'une
+lumière pâle et blanche. Puis quelque chose de rouge apparut, grandit,
+d'un rouge ardent comme un métal sur l'enclume. Cela se développait
+lentement en rond, semblait sortir de terre; et la lune, se détachant
+bientôt de l'horizon, monta doucement dans l'espace. A mesure qu'elle
+s'élevait, sa nuance pourpre s'atténuait, devenait jaune, d'un jaune
+clair, éclatant; et l'astre paraissait diminuer à mesure qu'il
+s'éloignait.</p>
+
+<p>Paul le regardait longtemps, perdu dans cette contemplation, oubliant sa
+maîtresse. Quand il se retourna, elle avait disparu.</p>
+
+<p>Il la chercha, mais ne la trouva pas. Il parcourait les tables d'un &#339;il
+anxieux, allant et revenant sans cesse, interrogeant l'un et l'autre.
+Personne ne l'avait vue.</p>
+
+<p>Il errait ainsi, martyrisé d'inquiétude, quand un des garçons lui
+dit:&mdash;«C'est M<sup>me</sup> Madeleine que vous cherchez. Elle vient de partir
+tout à l'heure en compagnie de M<sup>me</sup> Pauline.» Et, au même moment, Paul
+apercevait, debout à l'autre extrémité du café, le mousse et les deux
+belles filles, toutes trois liées par la taille, et qui le guettaient en
+chuchotant.</p>
+
+<p>Il comprit, et, comme un fou, s'élança dans l'île.</p>
+
+<p>Il courut d'abord vers Chatou; mais, devant la plaine, il retourna sur
+ses pas. Alors il se mit à fouiller l'épaisseur des taillis, à
+vagabonder éperdument, s'arrêtant parfois pour écouter.</p>
+
+<p>Les crapauds, par tout l'horizon, lançaient leur note métallique et
+courte.</p>
+
+<p>Vers Bougival, un oiseau inconnu modulait quelques sons qui arrivaient
+affaiblis par la distance. Sur les larges gazons la lune versait une
+molle clarté, comme une poussière de ouate; elle pénétrait les
+feuillages, faisait couler sa lumière sur l'écorce argentée des
+peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommets frémissants des
+grands arbres. La grisante poésie de cette soirée d'été entrait dans
+Paul malgré lui, traversait son angoisse affolée, remuait son c&#339;ur avec
+une ironie féroce, développant jusqu'à la rage en son âme douce et
+contemplative ses besoins d'idéale tendresse, d'épanchements passionnés
+dans le sein d'une femme adorée et fidèle.</p>
+
+<p>Il fut contraint de s'arrêter, étranglé par des sanglots précipités,
+déchirants.</p>
+
+<p>La crise passée, il repartit.</p>
+
+<p>Soudain il reçut comme un coup de couteau; on s'embrassait, là, derrière
+ce buisson. Il y courut; c'était un couple amoureux, dont les deux
+silhouettes s'éloignèrent vivement à son approche, enlacées, unies dans
+un baiser sans fin.</p>
+
+<p>Il n'osait pas appeler, sachant bien qu'Elle ne répondrait point; et il
+avait aussi une peur affreuse de les découvrir tout à coup.</p>
+
+<p>Les ritournelles des quadrilles avec les solos déchirants du piston, les
+rires faux de la flûte, les rages aiguës du violon lui tiraillaient le
+c&#339;ur exaspérant sa souffrance. La musique enragée, boitillante, courait
+sous les arbres, tantôt affaiblie, tantôt grossie dans un souffle
+passager de brise.</p>
+
+<p>Tout à coup il se dit qu'Elle était revenue peut-être? Oui! elle était
+revenue! pourquoi pas? Il avait perdu la tête sans raison, stupidement,
+emporté par ses terreurs, par les soupçons désordonnés qui
+l'envahissaient depuis quelque temps.</p>
+
+<p>Et, saisi par une de ces accalmies singulières qui traversent parfois
+les plus grands désespoirs, il retourna vers le bal.</p>
+
+<p>D'un coup d'&#339;il il parcourut la salle. Elle n'était pas là. Il fit le
+tour des tables, et brusquement se trouva de nouveau avec les trois
+femmes. Il avait apparemment une figure désespérée et drôle, car toutes
+trois ensemble éclatèrent de gaieté.</p>
+
+<p>Il se sauva, repartit dans l'île, se rua à travers les taillis,
+haletant.&mdash;Puis il écouta de nouveau,&mdash;il écouta longtemps, car ses
+oreilles bourdonnaient; mais, enfin, il crut entendre un peu plus loin
+un petit rire perçant qu'il connaissait bien; et il avança tout
+doucement, rampant, écartant les branches, la poitrine tellement secouée
+par son c&#339;ur qu'il ne pouvait plus respirer.</p>
+
+<p>Deux voix murmuraient des paroles qu'il n'entendait pas encore. Puis
+elles se turent.</p>
+
+<p>Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de ne pas
+savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passion furieuse qui
+le ravageait. Il allait retourner à Chatou, prendre le train, et ne
+reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Mais son image
+brusquement l'envahit, et il l'aperçut en sa pensée quand elle
+s'éveillait au matin, dans leur lit tiède, se pressait câline contre
+lui, jetant ses bras à son cou, avec ses cheveux répandus, un peu mêlés
+sur le front, avec ses yeux fermés encore et ses lèvres ouvertes pour le
+premier baiser; et le souvenir subit de cette caresse matinale l'emplit
+d'un regret frénétique et d'un désir forcené.</p>
+
+<p>On parlait de nouveau; et il s'approcha, courbé en deux. Puis un léger
+cri courut sous les branches tout près de lui. Un cri! Un de ces cris
+d'amour qu'il avait appris à connaître aux heures éperdues de leur
+tendresse. Il avançait encore, toujours, comme malgré lui, attiré
+invinciblement, sans avoir conscience de rien... et il les vit.</p>
+
+<p>Oh! si c'eût été un homme, l'autre! mais cela! cela! Il se sentait
+enchaîné par leur infamie même. Et il restait là, anéanti, bouleversé,
+comme s'il eût découvert tout à coup un cadavre cher et mutilé, un crime
+contre nature, monstrueux, une immonde profanation.</p>
+
+<p>Alors, dans un éclair de pensée involontaire, il songea au petit poisson
+dont il avait senti arracher les entrailles... Mais Madeleine murmura:
+«Pauline!» du même ton passionné qu'elle disait: «Paul!» et il fut
+traversé d'une telle douleur qu'il s'enfuit de toutes ses forces.</p>
+
+<p>Il heurta deux arbres, tomba sur une racine, repartit, et se trouva
+soudain devant le fleuve, devant le bras rapide éclairé par la lune. Le
+courant torrentueux faisait de grands tourbillons où se jouait la
+lumière. La berge haute dominait l'eau comme une falaise, laissant à son
+pied une large bande obscure, où les remous s'entendaient dans l'ombre.</p>
+
+<p>Sur l'autre rive, les maisons de campagne de Croissy s'étageaient en
+pleine clarté.</p>
+
+<p>Paul vit tout cela comme dans un songe, comme à travers un souvenir; il
+ne songeait à rien, ne comprenait rien, et toutes les choses, son
+existence même, lui apparaissaient vaguement, lointaines, oubliées,
+finies.</p>
+
+<p>Le fleuve était là. Comprit-il ce qu'il faisait? Voulut-il mourir? Il
+était fou. Il se retourna cependant vers l'île, vers Elle; et, dans
+l'air calme de la nuit où dansaient toujours les refrains affaiblis et
+obstinés du bastringue, il lança d'une voix désespérée, suraiguë,
+surhumaine, un effroyable cri:&mdash;«Madeleine!»</p>
+
+<p>Son appel déchirant traversa le large silence du ciel, courut par tout
+l'horizon.</p>
+
+<p>Puis, d'un bond formidable, d'un bond de bête, il sauta dans la rivière.
+L'eau jaillit, se referma, et de la place où il avait disparu, une
+succession de grands cercles partit, élargissant jusqu'à l'autre berge
+leurs ondulations brillantes.</p>
+
+<p>Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa:&mdash;«C'est Paul.»&mdash;Un
+soupçon surgit en son âme. «Il s'est noyé,» dit-elle. Et elle s'élança
+vers la rive où la grosse Pauline la rejoignit.</p>
+
+<p>Un lourd bachot monté par deux hommes tournait et retournait sur place.
+Un des bateliers ramait, l'autre enfonçait dans l'eau un grand bâton et
+semblait chercher quelque chose. Pauline cria:&mdash;«Que faites-vous? Qu'y
+a-t-il?» Une voix inconnue répondit:&mdash;«C'est un homme qui vient de se
+noyer.»</p>
+
+<p>Les deux femmes, pressées l'une contre l'autre, hagardes, suivaient les
+évolutions de la barque. La musique de la Grenouillère folâtrait
+toujours au loin, semblait accompagner en cadence les mouvements des
+sombres pêcheurs; et la rivière, qui cachait maintenant un cadavre,
+tournoyait, illuminée.</p>
+
+<p>Les recherches se prolongeaient. L'attente horrible faisait grelotter
+Madeleine. Enfin, après une demi-heure au moins, un des hommes
+annonça:&mdash;«Je le tiens!» Et il fit remonter sa longue gaffe doucement,
+tout doucement. Puis quelque chose de gros apparut à la surface de
+l'eau. L'autre marinier quitta ses rames, et tous deux, unissant leurs
+forces, halant sur la masse inerte, la firent culbuter dans leur
+bateau.</p>
+
+<p>Ensuite ils gagnèrent la terre, en cherchant une place éclairée et
+basse. Au moment où ils abordaient, les femmes arrivaient aussi.</p>
+
+<p>Dès qu'elle le vit, Madeleine recula d'horreur. Sous la lumière de la
+lune, il semblait vert déjà, avec sa bouche, ses yeux, son nez, ses
+habits pleins de vase. Ses doigts fermés et raidis étaient affreux. Une
+espèce d'enduit noirâtre et liquide couvrait tout son corps. La figure
+paraissait enflée, et de ses cheveux collés par le limon une eau sale
+coulait sans cesse.</p>
+
+<p>Les deux hommes l'examinèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Tu le connais? dit l'un.</p>
+
+<p>L'autre, le passeur de Croissy, hésitait: «Oui,&mdash;il me semble bien que
+j'ai vu cette tête-là; mais tu sais, comme ça, on ne reconnaît pas
+bien.»&mdash;Puis, soudain:&mdash;«Mais c'est monsieur Paul!</p>
+
+<p>&mdash;Qui ça, monsieur Paul?» demanda son camarade. Le premier reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Mais monsieur Paul Baron, le fils du sénateur, ce p'tit qu'était si
+amoureux.</p>
+
+<p>L'autre ajouta philosophiquement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, il a fini de rigoler maintenant; c'est dommage tout de même
+quand on est riche!</p>
+
+<p>Madeleine sanglotait, tombée par terre. Pauline s'approcha du corps et
+demanda:&mdash;«Est-ce qu'il est bien mort?&mdash;tout à fait?»</p>
+
+<p>Les hommes haussèrent les épaules:&mdash;«Oh! après ce temps-là! pour sûr.»</p>
+
+<p>Puis l'un d'eux interrogea:&mdash;«C'est chez Grillon qu'il logeait?»&mdash;«Oui,
+reprit l'autre; faut le reconduire, y aura de la braise.»</p>
+
+<p>Ils remontèrent dans leur bateau et repartirent, s'éloignant lentement à
+cause du courant rapide; et longtemps encore après qu'on ne les vit plus
+de la place où les femmes étaient restées, on entendit tomber dans l'eau
+les coups réguliers des avirons.</p>
+
+<p>Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine éplorée, la câlina,
+l'embrassa longtemps, la consola:&mdash;«Que veux-tu, ce n'est point ta
+faute, n'est-ce pas? On ne peut pourtant pas empêcher les hommes de
+faire des bêtises. Il l'a voulu, tant pis pour lui, après tout!»&mdash;Puis,
+la relevant:&mdash;«Allons, ma chérie, viens-t'en coucher à la maison; tu ne
+peux pas rentrer chez Grillon ce soir.»&mdash;Elle l'embrassa de
+nouveau:&mdash;«Va, nous te guérirons,» dit-elle.</p>
+
+<p>Madeleine se releva, et, pleurant toujours, mais avec des sanglots
+affaiblis, la tête sur l'épaule de Pauline, comme réfugiée dans une
+tendresse plus intime et plus sûre, plus familière et plus confiante,
+elle partit à tout petits pas.</p>
+
+
+
+<h3><a name="LES_BIJOUX" id="LES_BIJOUX"></a>LES BIJOUX</h3>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<p>M. Lantin ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son
+sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet.</p>
+
+<p>C'était la fille d'un percepteur de province, mort depuis quelques
+années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait
+quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la
+jeune personne. Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et
+douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnête femme à
+laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste
+avait un charme de pudeur angélique, et l'imperceptible sourire qui ne
+quittait point ses lèvres semblait un reflet de son c&#339;ur.</p>
+
+<p>Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient
+répétaient sans fin: «Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait
+trouver mieux.»</p>
+
+<p>M. Lantin, alors commis principal au ministère de l'intérieur, aux
+appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en
+mariage et l'épousa.</p>
+
+<p>Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison
+avec une économie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il
+n'était point d'attentions, de délicatesses, de chatteries qu'elle n'eût
+pour son mari; et la séduction de sa personne était si grande que, six
+ans après leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours.</p>
+
+<p>Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et des
+bijouteries fausses.</p>
+
+<p>Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires)
+lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même
+pour les premières représentations; et elle traînait, bon gré, mal gré,
+son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa
+journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au
+spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait
+ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette
+manière d'agir. Elle s'y décida enfin par complaisance, et il lui en sut
+un gré infini.</p>
+
+<p>Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se
+parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon
+goût toujours, mais modestes; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible,
+humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la
+simplicité de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre à ses
+oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle
+portait des colliers de perles fausses, de bracelets en similor, des
+peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines.</p>
+
+<p>Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent:
+«Ma chère, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux véritables,
+on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les
+plus rares joyaux.»</p>
+
+<p>Mais elle souriait doucement et répétait: «Que veux-tu? J'aime ça. C'est
+mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas.
+J'aurais adoré les bijoux, moi!»</p>
+
+<p>Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter
+les facettes des cristaux taillés en répétant: «Mais regarde donc comme
+c'est bien fait. On jurerait du vrai.»</p>
+
+<p>Il souriait en déclarant: «Tu as des goûts de Bohémienne.»</p>
+
+<p>Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête à tête au coin du
+feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de
+maroquin où elle enfermait la «pacotille», selon le mot de M. Lantin; et
+elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention
+passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et
+profonde; et elle s'obstinait à passer un collier au cou de son mari
+pour rire ensuite de tout son c&#339;ur en s'écriant: «Comme tu es drôle!»
+Puis elle se jetait dans ses bras et l'embrassait éperdument.</p>
+
+<p>Comme elle avait été à l'Opéra, une nuit d'hiver, elle rentra toute
+frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard
+elle mourait d'une fluxion de poitrine.</p>
+
+<p>Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible
+que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au
+soir, l'âme déchirée d'une souffrance intolérable, hanté par le
+souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte.</p>
+
+<p>Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du
+bureau, alors que les collègues s'en venaient causer un peu des choses
+du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser,
+ses yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait à
+sangloter.</p>
+
+<p>Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s'enfermait tous
+les jours pour penser à elle; et tous les meubles, ses vêtements mêmes
+demeuraient à leur place comme ils se trouvaient au dernier jour.</p>
+
+<p>Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements, qui, entre les
+mains de sa femme, suffisaient à tous les besoins du ménage, devenaient,
+à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec
+stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire boire toujours
+des vins excellents et manger des nourritures délicates qu'il ne pouvait
+plus se procurer avec ses modestes ressources.</p>
+
+<p>Il fit quelques dettes et courut après l'argent à la façon des gens
+réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un
+sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre
+quelque chose; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la
+«pacotille» de sa femme, car il avait gardé au fond du c&#339;ur une sorte de
+rancune contre ces «trompe-l'&#339;il» qui l'irritaient autrefois. Leur vue
+même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée.</p>
+
+<p>Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laissé, car
+jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté obstinément,
+rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se décida pour le
+grand collier qu'elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir,
+pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d'un travail très
+soigné pour du faux.</p>
+
+<p>Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministère en suivant les
+boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât
+confiance.</p>
+
+<p>Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'étaler ainsi sa misère et
+de chercher à vendre une chose de si peu de prix.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous
+estimez ce morceau.</p>
+
+<p>L'homme reçut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une
+loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le
+collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de
+l'effet.</p>
+
+<p>M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour
+déclarer: «Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur.»&mdash;Quand le
+bijoutier prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs; mais je ne
+pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaître la provenance.</p>
+
+<p>Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas. Il
+balbutia enfin: «Vous dites?... Vous êtes sûr.» L'autre se méprit sur
+son étonnement, et d'un ton sec: «Vous pouvez chercher ailleurs si on
+vous en donne davantage. Pour moi cela vaut, au plus, quinze mille. Vous
+reviendrez me trouver si vous ne trouvez pas mieux.»</p>
+
+<p>M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s'en alla, obéissant
+à un confus besoin de se trouver seul et de réfléchir.</p>
+
+<p>Mais, dès qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il
+pensa: «L'imbécile! oh! l'imbécile! Si je l'avais pris au mot tout de
+même! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!»</p>
+
+<p>Et il pénétra chez un autre marchand, à l'entrée de la rue de la Paix.
+Dès qu'il eut aperçu le bijou, l'orfèvre s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! parbleu; je le connais bien, ce collier; il vient de chez moi.</p>
+
+<p>M. Lantin, fort troublé, demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Combien vaut-il?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre
+pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indiqué, pour obéir aux
+prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur. Cette fois M.
+Lantin s'assit perclus d'étonnement. Il reprit:&mdash;Mais... mais,
+examinez-le bien attentivement, monsieur, j'avais cru jusqu'ici qu'il
+était en... faux.</p>
+
+<p>Le joaillier reprit:&mdash;Voulez-vous me dire votre nom, monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employé au ministère de
+l'intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs.</p>
+
+<p>Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça: «Ce collier a
+été envoyé en effet à l'adresse de M^me Lantin, 16, rue des Martyrs, le
+20 juillet 1876.»</p>
+
+<p>Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l'employé éperdu de
+surprise, l'orfèvre flairant un voleur.</p>
+
+<p>Celui-ci reprit:&mdash;Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre
+heures seulement, je vais vous en donner un reçu?</p>
+
+<p>M. Lantin balbutia:&mdash;Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le
+papier qu'il mit dans sa poche.</p>
+
+<p>Puis il traversa la rue, la remonta, s'aperçut qu'il se trompait de
+route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son
+erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nette dans la tête. Il
+s'efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un
+objet d'une pareille valeur.&mdash;Non, certes.&mdash;Mais alors, c'était un
+cadeau! Un cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi?</p>
+
+<p>Il s'était arrêté, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le
+doute horrible l'effleura.&mdash;Elle?&mdash;Mais alors tous les autres bijoux
+étaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un
+arbre, devant lui, s'abattait; il étendit les bras et s'écroula, privé
+de sentiment.</p>
+
+<p>Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien où les passants
+l'avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma.</p>
+
+<p>Jusqu'à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas
+crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il
+dormit d'un pesant sommeil.</p>
+
+<p>Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à son
+ministère. C'était dur de travailler après de pareilles secousses. Il
+réfléchit alors qu'il pouvait s'excuser auprès de son chef; et il lui
+écrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier, et
+une honte l'empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait
+pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et sortit.</p>
+
+<p>Il faisait beau, le ciel bleu s'étendait sur la ville qui semblait
+sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches.</p>
+
+<p>Lantin se dit, en les regardant passer: «Comme on est heureux quand on a
+de la fortune! Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on
+va où l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'étais riche!»</p>
+
+<p>Il s'aperçut qu'il avait faim, n'ayant pas mangé depuis l'avant-veille.
+Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille
+francs! Dix-huit mille francs! c'était une somme, cela!</p>
+
+<p>Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long en large
+sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt
+fois il faillit entrer; mais la honte l'arrêtait toujours.</p>
+
+<p>Il avait faim pourtant, grand'faim, et pas un sou. Il se décida
+brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps
+de réfléchir, et il se précipita chez l'orfèvre.</p>
+
+<p>Dès qu'il l'aperçut, le marchand s'empressa, offrit un siège avec une
+politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardaient de
+côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres.</p>
+
+<p>Le bijoutier déclara:&mdash;Je me suis renseigné, Monsieur, et si vous êtes
+toujours dans les mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la
+somme que je vous ai proposée.</p>
+
+<p>L'employé balbutia:&mdash;Mais certainement.</p>
+
+<p>L'orfèvre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les
+tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d'une main frémissante
+l'argent dans sa poche.</p>
+
+<p>Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait
+toujours, et, baissant les yeux:&mdash;J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me
+viennent... de la même succession. Vous conviendrait-il de me les
+acheter aussi?</p>
+
+<p>Le marchand s'inclina:&mdash;Mais certainement, Monsieur. Un des commis
+sortit pour rire à son aise; un autre se mouchait avec force.</p>
+
+<p>Lantin impassible, rouge et grave, annonça:&mdash;Je vais vous les apporter.</p>
+
+<p>Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.</p>
+
+<p>Quant il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas
+encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets pièce à pièce,
+évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison.</p>
+
+<p>Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait
+qu'on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut à
+mesure que s'élevait la somme.</p>
+
+<p>Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets
+trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une
+parure d'émeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu à
+une chaîne d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le
+chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs.</p>
+
+<p>Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse:&mdash;Cela vient d'une
+personne qui mettait toutes ses économies en bijoux.</p>
+
+<p>Lantin prononça gravement:&mdash;C'est une manière comme une autre de placer
+son argent. Et il s'en alla après avoir décidé avec l'acquéreur qu'une
+contre-expertise aurait lieu le lendemain.</p>
+
+<p>Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme avec
+l'envie d'y grimper, comme si c'eût été un mât de cocagne. Il se sentait
+léger à jouer à saute-mouton par-dessus la statue de l'Empereur perché
+là-haut dans le ciel.</p>
+
+<p>Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille.</p>
+
+<p>Puis il prit un fiacre et fit un tour au Bois. Il regardait les
+équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux
+passants: «Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!»</p>
+
+<p>Le souvenir de son ministère lui revint. Il s'y fit conduire, entra
+délibérément chez son chef et annonça:&mdash;Je viens, Monsieur, vous donner
+ma démission. J'ai fait un héritage de trois cent mille francs. Il alla
+serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses projets
+d'existence nouvelle; puis il dîna au café Anglais.</p>
+
+<p>Se trouvant à côté d'un monsieur qui lui parut distingué, il ne put
+résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine
+coquetterie, qu'il venait d'hériter de quatre cent mille francs.</p>
+
+<p>Pour la première fois de sa vie il ne s'ennuya pas au théâtre, et il
+passa sa nuit avec des filles.</p>
+
+<p>Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très honnête,
+mais d'un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir.</p>
+
+
+
+<h3><a name="UN_NORMAND" id="UN_NORMAND"></a>UN NORMAND</h3>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<p class="add"><i>A Paul Alexis.</i></p>
+
+<p>Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route
+de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies; puis le
+cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.</p>
+
+<p>C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde.
+Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques,
+travaillés comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le
+faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le
+grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.</p>
+
+<p>Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments
+humains; et là-bas, la «Pompe à feu» de la «Foudre», sa rivale presque
+aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides
+d'Égypte.</p>
+
+<p>Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à
+droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de
+prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.</p>
+
+<p>De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du
+large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu,
+vers le Havre; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de
+deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit
+remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.</p>
+
+<p>Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant
+paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-même. Tout
+à coup, il éclata: «Ah! vous allez voir quelque chose de drôle: la
+chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon.»</p>
+
+<p>Je le regardai d'un &#339;il étonné. Il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans
+le nez. Le père Mathieu est le plus Normand de la province, et sa
+chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais
+vous donner d'abord quelques mots d'explication.</p>
+
+<p>Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père «La Boisson», est un ancien
+sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions
+admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la
+malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à des
+protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien d'une
+chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et fréquentée
+principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa statue
+merveilleuse: «Notre-Dame du Gros-Ventre», et il la traite avec une
+certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a
+composé lui-même et fait imprimer une prière spéciale pour sa <span class="smcap">BONNE
+VIERGE</span>. Cette prière est un chef-d'&#339;uvre d'ironie involontaire, d'esprit
+normand où la raillerie se mêle à la peur du <span class="smcap">Saint</span>, à la peur
+superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas
+beaucoup à sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il
+la ménage, par politique.</p>
+
+<p class="top5">Voici le début de cette étonnante oraison:</p>
+
+<p class="point">«Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne des filles-mères en ce
+pays et par toute la terre, protégez votre servante qui a fauté dans un
+moment d'oubli.»</p>
+
+<p>Cette supplique se termine ainsi:</p>
+
+<p>«Ne m'oubliez surtout pas auprès de votre saint Époux et intercédez
+auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au
+vôtre.»</p>
+
+<p>Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui
+sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent
+avec onction.</p>
+
+<p>En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le
+valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits
+secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes,
+qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.</p>
+
+<p>Mais vous verrez par vous-même.</p>
+
+<p>Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point
+suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de
+Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la
+chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un
+fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois,
+invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine
+couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les
+Saints guérissent les maladies; mais chacun a sa spécialité; et il ne
+faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns
+des autres comme des cabotins.</p>
+
+<p>Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter
+Mathieu.</p>
+
+<p>&mdash;Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur?</p>
+
+<p>&mdash;Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas
+mauvais.</p>
+
+<p>Ce n'est pas tout.</p>
+
+<p>Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en
+convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est
+gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le
+degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation; la
+chapelle ne vient qu'après.</p>
+
+<p>Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le
+saoulomètre.</p>
+
+<p>L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi
+précises que celles d'un mathématicien.</p>
+
+<p>Vous l'entendez dire sans cesse:&mdash;«D'puis lundi, j'ai passé
+quarante-cinq.»</p>
+
+<p>Ou bien:&mdash;«J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.»</p>
+
+<p>Ou bien:&mdash;«J'en avais bien soixante-six à soixante-dix.»</p>
+
+<p>Ou bien:&mdash;«Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que
+j'm'aperçois qu'j'étais dans soixante-quinze!»</p>
+
+<p>Jamais il ne se trompe.</p>
+
+<p>Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses
+observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix,
+on ne peut se fier absolument à son affirmation.</p>
+
+<p>Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille,
+il était crânement gris.</p>
+
+<p>Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en
+des colères folles. Elle l'attend sur la porte, quand il rentre, et elle
+hurle:&mdash;«Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne!»</p>
+
+<p>Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton
+sévère:&mdash;«Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à
+d'main.»</p>
+
+<p>Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix
+tremblante:&mdash;«Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; j'ne mesure
+plus; j'vas cogner, prends garde!»</p>
+
+<p>Alors, Mélie bat en retraite.</p>
+
+<p>Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et
+répond:&mdash;«Allons, allons! assez causé; c'est passé. Tant qu'j'aurai pas
+atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te
+permets de m'corriger, ma parole!»</p>
+
+<p class="top5">Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans
+l'admirable forêt de Roumare.</p>
+
+<p>L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux
+dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu
+avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois.</p>
+
+<p>On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami
+tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans
+le taillis.</p>
+
+<p>Et bientôt, du sommet d'une grande côte, nous découvrions de nouveau la
+magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos
+pieds.</p>
+
+<p>Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté
+d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison
+aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.</p>
+
+<p>Une grosse voix cria: «V'là des amis!» Et Mathieu parut sur le seuil.
+C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de
+longues moustaches blanches.</p>
+
+<p>Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer
+dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait:</p>
+
+<p>«Moi, monsieur, j'n'ai pas d'appartement distingué. J'aime bien à
+n'point m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient
+compagnie.»</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers mon ami:</p>
+
+<p>«Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de
+consultation d'ma patronne. J'veux pas sortir c't'après-midi.»</p>
+
+<p>Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement: «Mélie-e-e!»
+qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou
+remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée.</p>
+
+<p>Mélie ne répondit point.</p>
+
+<p>Alors Mathieu cligna de l'&#339;il avec malice.</p>
+
+<p>&mdash;«A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je me suis
+trouvé dans les quatre-vingt-dix.»</p>
+
+<p>Mon voisin se mit à rire:&mdash;«Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment
+avez-vous fait?»</p>
+
+<p>Mathieu répondit:</p>
+
+<p>&mdash;«J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières
+d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a
+qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar
+c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte;
+j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier
+(on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens
+une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte: «Si on buvait un verre de
+fine pour se réchauffer!» Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu
+dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que
+d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'm'aperçois que
+j'suis dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre.»</p>
+
+<p>La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir
+dit bonjour: «...Crés cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux.»</p>
+
+<p>Alors Mathieu se fâcha:&mdash;«Dis pas ça, Mélie, dis pas ça; j'ai jamais été
+au mètre.»</p>
+
+<p>On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à
+côté de la petite chapelle de «Notre-Dame du Gros-Ventre» et en face de
+l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de
+crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.</p>
+
+<p>Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et
+grisant qu'il préférait à tous les liquides et nous fumions nos pipes, à
+cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent.</p>
+
+<p>Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles
+demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'&#339;il vers nous et répondit:</p>
+
+<p>&mdash;J'vas vous donner ça.</p>
+
+<p>Et il disparut dans son bûcher.</p>
+
+<p>Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure consternée.
+Il levait les bras:</p>
+
+<p>&mdash;J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sûr que je
+l'avais.</p>
+
+<p>Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau:
+«Mélie-e-e!» Du fond de la cour sa femme répondit:</p>
+
+<p>&mdash;«Qué qu'y a?</p>
+
+<p>&mdash;Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bûcher.»</p>
+
+<p>Alors, Mélie jeta cette explication:</p>
+
+<p>«C'est-y pas celui qu't'as pris l'aut'e semaine pour boucher l'trou d'la
+cabine à lapins?»</p>
+
+<p>Mathieu tressaillit:&mdash;«Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien!»</p>
+
+<p>Alors il dit aux deux femmes:&mdash;«Suivez-moi.»</p>
+
+<p>Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.</p>
+
+<p>En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de
+boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins.</p>
+
+<p>Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se
+signèrent et se mirent à murmurer des <i>Oremus</i>. Mais Mathieu se
+précipita: «Attendez, vous v'là dans la crotte; j'vas vous donner une
+botte de paille.»</p>
+
+<p>Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis,
+considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit
+pour son commerce, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;«J'vas vous l'débrouiller un brin.»</p>
+
+<p>Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le
+bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.</p>
+
+<p>Puis, quand il eut fini, il ajouta:&mdash;«Maintenant, il n'y a plus d'mal.»
+Et il nous ramena boire un coup.</p>
+
+<p>Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu
+confus:&mdash;«C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais
+bien qui n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait
+plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais.»</p>
+
+<p>Il but et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;«Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à
+moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit.»</p>
+
+
+
+<h3><a name="AU_BOIS" id="AU_BOIS"></a>AU BOIS</h3>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<p>Le maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que
+le garde champêtre l'attendait à la mairie avec deux prisonniers.</p>
+
+<p>Il s'y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre, le
+père Hochedur, debout et surveillant d'un air sévère un couple de
+bourgeois mûrs.</p>
+
+<p>L'homme, un gros père, à nez rouge et à cheveux blancs, semblait
+accablé; tandis que la femme, une petite mère endimanchée très ronde,
+très grasse, aux joues luisantes, regardait d'un &#339;il de défi l'agent de
+l'autorité qui les avait capturés.</p>
+
+<p>Le maire demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est, père Hochedur?</p>
+
+<p>Le garde champêtre fit sa déposition.</p>
+
+<p>Il était sorti le matin, à l'heure ordinaire, pour accomplir sa tournée
+du côté des bois Champioux jusqu'à la frontière d'Argenteuil. Il n'avait
+rien remarqué d'insolite dans la campagne sinon qu'il faisait beau temps
+et que les blés allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui binait sa
+vigne, avait crié:</p>
+
+<p>&mdash;Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis,
+vous y trouverez un couple de pigeons qu'ont bien cent trente ans à eux
+deux.</p>
+
+<p>Il était parti dans la direction indiquée; il était entré dans le fourré
+et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent supposer
+un flagrant délit de mauvaises m&#339;urs.</p>
+
+<p>Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre un
+braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il
+s'abandonnait à son instinct.</p>
+
+<p>Le maire stupéfait considéra les coupables. L'homme comptait bien
+soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq.</p>
+
+<p>Il se mit à les interroger, en commençant par le mâle, qui répondait
+d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine.</p>
+
+<p>&mdash;Votre nom.</p>
+
+<p>&mdash;Nicolas Beaurain.</p>
+
+<p>&mdash;Votre profession.</p>
+
+<p>&mdash;Mercier, rue des Martyrs, à Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous faisiez dans ce bois?</p>
+
+<p>Le mercier demeura muet, la tête baissée sur son gros ventre, les mains
+à plat sur ses cuisses.</p>
+
+<p>Le maire reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Niez-vous ce qu'affirme l'agent de l'autorité municipale?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, vous avouez?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous à dire pour votre défense?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Où avez-vous rencontré votre complice?</p>
+
+<p>&mdash;C'est ma femme, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Votre femme?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris?</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur, nous vivons ensemble!</p>
+
+<p>&mdash;Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher monsieur, de
+venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin.</p>
+
+<p>Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il murmura:</p>
+
+<p>&mdash;C'est elle qui a voulu ça! Je lui disais hier que c'était stupide.
+Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous savez... elle
+ne l'a pas ailleurs.</p>
+
+<p>Le maire, qui aimait l'esprit gaulois, sourit et répliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Dans votre cas, c'est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne
+seriez pas ici si elle ne l'avait eu que dans la tête.</p>
+
+<p>Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme:</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie? Hein, y sommes-nous? Et
+nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat
+aux m&#339;urs! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et
+changer de quartier. Y sommes-nous?</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s'expliqua
+sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules.
+Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux
+comme une pauvre femme; et j'espère que vous voudrez bien nous renvoyer
+chez nous, et nous épargner la honte des poursuites.</p>
+
+<p>Autrefois, quand j'étais jeune, j'ai fait la connaissance de M. Beaurain
+dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un magasin de
+mercerie; moi j'étais demoiselle dans un magasin de confections. Je me
+rappelle de ça comme d'hier. Je venais passer les dimanches ici, de
+temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec qui j'habitais rue
+Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C'est lui qui nous
+conduisait ici. Un samedi, il m'annonça en riant, qu'il amènerait un
+camarade le lendemain. Je compris bien ce qu'il voulait; mais je
+répondis que c'était inutile. J'étais sage, monsieur.</p>
+
+<p>«Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer M. Beaurain. Il
+était bien de sa personne à cette époque-là. Mais j'étais décidée à ne
+pas céder, et je ne cédai pas non plus.</p>
+
+<p>«Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces
+temps qui vous chatouillent le c&#339;ur. Moi, quand il fait beau, aussi bien
+maintenant qu'autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand je suis à
+la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui chantent, les
+blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si vite, l'odeur de
+l'herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me rend folle! C'est
+comme le champagne quand on n'en a pas l'habitude!</p>
+
+<p>«Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait
+dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant.
+Rose et Simon s'embrassaient toutes les minutes! Ça me faisait quelque
+chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derrière eux, sans
+guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se dire. Il
+avait l'air timide, ce garçon, et ça me plaisait de le voir embarrassé.
+Nous voici arrivés dans le petit bois. Il y faisait frais comme dans un
+bain, et tout le monde s'assit sur l'herbe. Rose et son ami me
+plaisantaient sur ce que j'avais l'air sévère; vous comprenez bien que
+je ne pouvais pas être autrement. Et puis voilà qu'ils recommencent à
+s'embrasser sans plus se gêner que si nous n'étions pas là; et puis ils
+se sont parlé tout bas; et puis ils se sont levés et ils sont partis
+dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle sotte figure je faisais,
+moi, en face de ce garçon que je voyais pour la première fois. Je me
+sentais tellement confuse de les voir partir ainsi que ça me donna du
+courage; et je me suis mise à parler. Je lui demandai ce qu'il faisait;
+il était commis de mercerie, comme je vous l'ai appris tout à l'heure.
+Nous causâmes donc quelques instants; ça l'enhardit, lui, et il voulut
+prendre des privautés, mais je le remis à sa place, et roide, encore.
+Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain?»</p>
+
+<p>M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas.</p>
+
+<p>Elle reprit: «Alors il a compris que j'étais sage, ce garçon, et il
+s'est mis à me faire la cour, gentiment, en honnête homme. Depuis ce
+jour il est revenu tous les dimanches. Il était très amoureux de moi,
+Monsieur. Et moi aussi je l'aimais beaucoup, mais là, beaucoup! c'était
+un beau garçon, autrefois.</p>
+
+<p>«Bref, il m'épousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des
+Martyrs.</p>
+
+<p>«Ce fut dur pendant des années, Monsieur. Les affaires n'allaient pas;
+et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis,
+nous en avions perdu l'habitude. On a autre chose en tête, on pense à la
+caisse plus qu'aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, peu
+à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent guère
+à l'amour. On ne regrette rien tant qu'on ne s'aperçoit pas que ça vous
+manque.</p>
+
+<p>Et puis, Monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes rassurés
+sur l'avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s'est passé
+en moi, non, vraiment, je ne sais pas!</p>
+
+<p>«Voilà que je me suis mise à rêver comme une petite pensionnaire. La vue
+des voiturettes de fleurs qu'on traîne dans les rues me tirait les
+larmes. L'odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil,
+derrière ma caisse, et me faisait battre le c&#339;ur! Alors je me levais et
+je m'en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel
+entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a l'air d'une
+rivière, d'une longue rivière qui descend sur Paris en se tortillant; et
+les hirondelles passent dedans comme des poissons. C'est bête comme
+tout, ces choses-là, à mon âge! Que voulez-vous, Monsieur, quand on a
+travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s'aperçoit qu'on aurait
+pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh! oui, on regrette!
+Songez donc que, pendant vingt ans, j'aurais pu aller cueillir des
+baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres femmes. Je
+songeais comme c'est bon d'être couché sous les feuilles en aimant
+quelqu'un! Et j'y pensais tous les jours, toutes les nuits! Je rêvais de
+clairs de lune sur l'eau jusqu'à avoir envie de me noyer.</p>
+
+<p>«Je n'osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je
+savais bien qu'il se moquerait de moi et qu'il me renverrait vendre mon
+fil et mes aiguilles! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me disait
+plus grand'chose; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais bien
+aussi que je ne disais plus rien à personne, moi!</p>
+
+<p>«Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays
+où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici
+arrivés, ce matin, vers les neuf heures.</p>
+
+<p>«Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça
+ne vieillit pas, le c&#339;ur des femmes! Et, vrai, je ne voyais plus mon
+mari tel qu'il est, mais bien tel qu'il était autrefois! Ça, je vous le
+jure, Monsieur. Vrai de vrai, j'étais grise. Je me mis à l'embrasser; il
+en fut plus étonné que si j'avais voulu l'assassiner. Il me répétait:
+«Mais tu es folle. Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin.
+Qu'est-ce qui te prend?...» Je ne l'écoutais pas, moi, je n'écoutais que
+mon c&#339;ur. Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà!... J'ai dit la
+vérité, monsieur le maire, toute la vérité.»</p>
+
+<p>Le maire était un homme d'esprit. Il se leva, sourit, et dit: «Allez en
+paix, Madame, et ne péchez plus... sous les feuilles.»</p>
+
+
+
+<h3><a name="LE_LOUP" id="LE_LOUP"></a>LE LOUP</h3>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<p>Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville à la fin du dîner
+de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels.</p>
+
+<p>On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des
+convives qui n'eût point pris part à cette poursuite, car il ne chassait
+jamais.</p>
+
+<p>Pendant toute la durée du grand repas, on n'avait guère parlé que de
+massacres d'animaux. Les femmes elles-mêmes s'intéressaient aux récits
+sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les
+attaques et les combats d'hommes contre les bêtes, levaient les bras,
+contaient d'une voix tonnante.</p>
+
+<p>M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante,
+mais pleine d'effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car il
+la disait couramment, n'hésitant pas sur les mots choisis avec habileté
+pour faire image.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, je n'ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père
+non plus, et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils
+d'un homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous
+dirai comment.</p>
+
+<p>Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon
+trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d'Arville,
+notre château de Lorraine, en pleine forêt.</p>
+
+<p>François d'Arville était resté garçon par amour de la chasse.</p>
+
+<p>Ils chassaient tous deux d'un bout à l'autre de l'année, sans repos,
+sans arrêt, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas
+autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela.</p>
+
+<p>Ils avaient au c&#339;ur cette passion terrible, inexorable. Elle les
+brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien
+autre.</p>
+
+<p>Ils avaient défendu qu'on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune
+raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et
+Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: «Nom d'un
+nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l'hallali!»</p>
+
+<p>Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès le
+lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des
+oiseaux autour du château jusqu'au moment de partir pour forcer quelque
+grosse bête.</p>
+
+<p>On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles
+d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps,
+qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante; car le fils
+d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le
+fils d'un général n'est colonel de naissance. Mais la vanité mesquine du
+jour trouve profit à cet arrangement.</p>
+
+<p>Je reviens à mes ancêtres.</p>
+
+<p>Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et
+vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aîné, avait une voix
+tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les
+feuilles de la forêt s'agitaient quand il criait.</p>
+
+<p>Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce
+devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher
+leurs grands chevaux.</p>
+
+<p>Or, vers le milieu de l'hiver de cette année 1764, les froids furent
+excessifs et les loups devinrent féroces.</p>
+
+<p>Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des
+maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les
+étables.</p>
+
+<p>Et bientôt une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage
+gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d'une
+femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans
+peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les
+habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la
+flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la
+province. Personne n'osait plus sortir dès que tombait le soir. Les
+ténèbres semblaient hantées par l'image de cette bête.</p>
+
+<p>Les frères d'Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils
+convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays.</p>
+
+<p>Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons,
+on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là. Et,
+chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger,
+attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du
+lieu où on l'avait cherché.</p>
+
+<p>Une nuit enfin, il pénétra dans l'étable aux porcs du château d'Arville
+et mangea les deux plus beaux élèves.</p>
+
+<p>Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque
+comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent
+tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables, et
+ils se mirent en chasse, le c&#339;ur soulevé de fureur.</p>
+
+<p>Depuis l'aurore jusqu'à l'heure où le soleil empourpré descendit
+derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien
+trouver.</p>
+
+<p>Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux
+par une allée bordée de broussailles, et s'étonnaient de leur science
+déjouée par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mystérieuse.</p>
+
+<p>L'aîné disait:</p>
+
+<p>&mdash;Cette bête-là n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un
+homme.</p>
+
+<p>Le cadet répondit:</p>
+
+<p>&mdash;On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l'évêque,
+ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu'il faut.</p>
+
+<p>Puis ils se turent.</p>
+
+<p>Jean reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque
+malheur cette nuit.</p>
+
+<p>Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra: celui de
+François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes
+s'ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui
+détala à travers le bois.</p>
+
+<p>Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant
+sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant d'une
+poussée de tout leur corps, les lançant d'une telle allure, les
+excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de
+l'éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes
+entre leurs cuisses et les enlever comme s'ils s'envolaient.</p>
+
+<p>Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les
+ravins, grimpant les côtes, dévalant les gorges, et sonnant du cor à
+pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens.</p>
+
+<p>Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du
+front une branche énorme qui lui fendit le crâne; et il tomba raide sur
+le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait, disparaissait dans
+l'ombre enveloppant les bois.</p>
+
+<p>Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras
+son frère, il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang.</p>
+
+<p>Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée
+et rouge, et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné.
+Peu à peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait
+jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la
+peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de
+tuer son frère pour se venger d'eux.</p>
+
+<p>Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les arbres.
+François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus longtemps, se
+sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni la voix des
+chiens ni le son des cors, tout était muet par l'invisible horizon; et
+ce silence morne du soir glacé avait quelque chose d'effrayant et
+d'étrange.</p>
+
+<p>Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et
+le coucha en travers sur la selle pour le reporter au château; puis il
+se remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était gris,
+poursuivi par des images horribles et surprenantes.</p>
+
+<p>Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande
+forme passa. C'était la bête. Une secousse d'épouvante agita le
+chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le
+long des reins, et il fit, ainsi qu'un moine hanté du diable, un grand
+signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l'effrayant rôdeur. Mais
+ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et soudain,
+passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d'une rage
+désordonnée.</p>
+
+<p>Alors il piqua son cheval et s'élança derrière le loup.</p>
+
+<p>Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant
+des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'&#339;il fixé sur la tache blanche
+qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre.</p>
+
+<p>Son cheval aussi semblait animé d'une force et d'une ardeur inconnues.
+Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux
+rochers, la tête et les pieds du mort jeté en travers sur la selle. Les
+ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs énormes,
+les éclaboussait de sang; les éperons déchiraient des lambeaux d'écorce.</p>
+
+<p>Et soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la forêt et se ruèrent
+dans un vallon, comme la lune apparaissait au-dessus des monts. Ce
+vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue
+possible; et le loup acculé se retourna.</p>
+
+<p>François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent
+comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à la
+main.</p>
+
+<p>La bête hérissée, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme
+deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur,
+empoignant son frère, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des
+pierres sa tête qui n'était plus qu'une tache de sang, il lui cria dans
+les oreilles, comme s'il eût été sourd: «Regarde, Jean, regarde ça!»</p>
+
+<p>Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une
+montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre,
+cherchant à fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par le cou, sans
+même se servir de son arme, et il l'étranglait doucement, écoutant
+s'arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son c&#339;ur. Et il
+riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable
+étreinte, criant dans un délire de joie: «Regarde, Jean, regarde!» Toute
+résistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il était mort.</p>
+
+<p>Alors François, le prenant à pleins bras, l'emporta et le vint jeter aux
+pieds de l'aîné en répétant d'une voix attendrie: «Tiens, tiens, tiens,
+mon petit Jean, le voilà!»</p>
+
+<p>Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il
+se remit en route.</p>
+
+<p>Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance
+de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d'allégresse
+en racontant la mort de l'animal, et gémissant et s'arrachant la barbe
+en disant celle de son frère.</p>
+
+<p>Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les
+larmes aux yeux: «Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler
+l'autre, il serait mort content, j'en suis sûr!»</p>
+
+<p>La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l'horreur de la
+chasse, qui s'est transmise de père en fils jusqu'à moi.</p>
+
+<p>Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Cette histoire est une légende, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Et le conteur répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout à l'autre.</p>
+
+<p>Alors une femme déclara d'une petite voix douce:</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal, c'est beau d'avoir des passions pareilles.</p>
+
+
+
+<h3><a name="UN_FILS" id="UN_FILS"></a>UN FILS</h3>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<p class="add"><i>A René Maizeroy.</i></p>
+
+<p>Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où
+le gai Printemps remuait de la vie.</p>
+
+<p>L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous
+deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de
+marque et de réputation.</p>
+
+<p>Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas
+sur des Idées, mais sur des hommes: les personnalités, en cette matière,
+primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs;
+puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par
+la tiédeur de l'air.</p>
+
+<p>Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et
+délicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient
+leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes
+jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui
+sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des
+parfumeurs, sa semence embaumée à travers l'espace.</p>
+
+<p>Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra
+l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes
+s'envolaient. Et il dit: «Quand on songe que ces imperceptibles atomes,
+qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues
+d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles
+et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous, mortels
+comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même essence,
+comme nous toujours!»</p>
+
+<p>Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se
+détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta: «Ah!
+mon gaillard s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais
+bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les
+lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère.»</p>
+
+<p>L'académicien ajouta: «Nous en faisons autant, mon ami.»</p>
+
+<p>Le sénateur reprit: «Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons
+quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre
+supériorité.»</p>
+
+<p>Mais l'autre secoua la tête: «Non, ce n'est pas là ce que je veux dire;
+voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants
+ignorés, ces enfants dits <i>de père inconnu</i>, qu'il a faits, comme cet
+arbre reproduit, presque inconsciemment.</p>
+
+<p>S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous
+serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous
+interpelliez le serait pour numéroter ses descendants.</p>
+
+<p>De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les
+rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre
+que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents
+femmes.</p>
+
+<p>Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas
+fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au
+bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens,
+c'est-à-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou
+peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère,
+cuisinière en quelque famille.</p>
+
+<p>Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons
+<i>publiques</i> possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père,
+enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt
+francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces
+rejetons-là constituent les «pertes» de leur profession. Quels sont les
+générateurs?&mdash;Vous,&mdash;moi&mdash;nous tous, les hommes dits <i>comme il faut</i>! Ce
+sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs de gaîté,
+de ces heures où notre chair contente nous pousse aux accouplements
+d'aventure.</p>
+
+<p>Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants.
+Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car
+ils reproduisent aussi, ces gredins-là!</p>
+
+<p>Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience, une très vilaine histoire
+que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que
+cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui,
+parfois, me torture horriblement.</p>
+
+<p>A l'âge de vingt-cinq ans, j'avais entrepris avec un de mes amis,
+aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied.</p>
+
+<p>Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les
+Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez;
+de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des
+Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait
+en <i>of</i>; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon
+camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait
+simplement de deux bottes de paille.</p>
+
+<p>Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et
+nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.</p>
+
+<p>Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il
+fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous pûmes
+atteindre Pont-Labbé.</p>
+
+<p>Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha et le médecin,
+qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en
+déterminer la nature.</p>
+
+<p>Connaissez-vous Pont-Labbé?&mdash;Non.&mdash;Eh bien, c'est la ville la plus
+bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz
+au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des m&#339;urs, des
+légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays
+n'a presque pas changé. Je dis: <i>encore aujourd'hui</i>, car j'y retourne à
+présent tous les ans, hélas!</p>
+
+<p>Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste,
+triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que les
+caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les rues étroites
+aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, la gilet
+brodé et les quatre vestes superposées: la première, grande comme la
+main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s'arrêtant juste
+au-dessus du fond de culotte.</p>
+
+<p>Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un
+gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas
+deviner leur gorge puissante et martyrisée; et elles sont coiffées d'une
+étrange façon: sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent
+le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête,
+puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet,
+tissu souvent d'or ou d'argent.</p>
+
+<p>La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout
+bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la
+pupille; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en
+riant, semblaient faites pour broyer du granit.</p>
+
+<p>Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme
+la plupart de ses compatriotes.</p>
+
+<p>Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se
+déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos
+complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la
+petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane.</p>
+
+<p>Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions
+pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.</p>
+
+<p>Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je
+croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la
+sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement,
+sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie
+qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût
+revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me
+regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un
+scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et
+peut-être par son père ensuite.</p>
+
+<p>J'avais fait cela en riant; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir de
+la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte
+corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés,
+tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh! elle
+se débattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une
+cloison, une chaise; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles
+plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé quelqu'un;
+puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi l'attaquant, elle
+résistant.</p>
+
+<p>Épuisée enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le
+pavé.</p>
+
+<p>Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit.</p>
+
+<p>Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point
+l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions
+reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à
+minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me
+retirer.</p>
+
+<p>Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au
+jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin
+toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme peut
+nous donner quand elle ne sait pas notre langue.</p>
+
+<p>Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente
+quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à
+distraire ainsi les voyageurs.</p>
+
+<p>Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé.</p>
+
+<p>Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en
+Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour bien me pénétrer
+des paysages.</p>
+
+<p>Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs
+grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville; et l'auberge
+était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne.
+En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans,
+fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap,
+casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles.</p>
+
+<p>Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et,
+comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans
+doute me fit dire: «Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison?
+J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je
+vous parle de loin.»</p>
+
+<p>Il répondit: «C'étaient mes parents, monsieur».</p>
+
+<p>Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment
+j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa
+pas achever.</p>
+
+<p>«&mdash;Oh! je me rappelle parfaitement. J'avais alors quinze ou seize ans.
+Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai
+fait la mienne, sur la rue.»</p>
+
+<p>C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me
+revint. Je demandai: «&mdash;Vous rappelez-vous une gentille petite servante
+qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me trompe,
+de jolis yeux bleus et des dents fraîches?»</p>
+
+<p>Il reprit: «&mdash;Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps
+après.»</p>
+
+<p>Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boîteux remuait
+du fumier, il ajouta: «&mdash;Voilà son fils.»</p>
+
+<p>Je me mis à rire. «&mdash;Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère.
+Il tient du père sans doute.»</p>
+
+<p>L'aubergiste reprit: «&mdash;Ça se peut bien; mais on n'a jamais su à qui
+c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait
+de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était
+enceinte. Personne ne voulait le croire.»</p>
+
+<p>J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles
+qui nous touchent le c&#339;ur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je
+regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau
+pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort
+douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement
+sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils lui tombaient
+comme des cordes sur les joues.</p>
+
+<p>L'aubergiste ajouta: «&mdash;Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par
+charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on
+l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas
+de père, pas de mère, pas d'argent! Mes parents ont eu pitié de
+l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez.»</p>
+
+<p>Je ne dis rien.</p>
+
+<p>Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai à
+cet affreux valet d'écurie en me répétant: «&mdash;Si c'était mon fils,
+pourtant? Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet
+être?»&mdash;C'était possible, enfin!</p>
+
+<p>Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de
+sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes.</p>
+
+<p>Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non
+plus, il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant
+absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se
+tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes
+noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire
+ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux.</p>
+
+<p>Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du misérable.
+Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon
+passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à
+Lorient le 15 août. L'acte portait la mention: «Père inconnu». La mère
+s'était appelée Jeanne Kerradec.</p>
+
+<p>Alors mon c&#339;ur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus
+parler tant je me sentais suffoqué; et je regardais cette brute dont les
+grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des
+bêtes; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la
+tête, cherchait à s'en aller.</p>
+
+<p>Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant
+douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir? Rien ne pouvait me fixer.
+Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou
+mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des
+suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible
+incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était
+mon fils.</p>
+
+<p>Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans
+parvenir à dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions
+insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait
+«papa»; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et,
+j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il
+parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collègues de
+l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père; et l'un d'eux
+s'écriait: «C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble.» Et
+en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me
+réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de
+revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits
+communs.</p>
+
+<p>Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je lui
+donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire
+d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon &#339;il,
+il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui
+voulait dire «merci», sans doute.</p>
+
+<p>La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille.
+Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions,
+d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre
+être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire
+quelque chose pour lui.</p>
+
+<p>Mais l'homme répliqua: «Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien,
+vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie,
+et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche
+avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille
+culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours.»</p>
+
+<p>Je n'insistai pas, me réservant d'aviser.</p>
+
+<p>Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la
+maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte,
+s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses.</p>
+
+<p>On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de vie le
+rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait.
+L'aubergiste ajouta: «Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.» Cet
+homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes
+jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination à
+ce métal que le cabaret.</p>
+
+<p>Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je
+semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute,
+mon fils! mon fils! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de
+moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans
+le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une
+ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière
+hideuse de l'homme.</p>
+
+<p>Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je
+partis, le c&#339;ur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque argent
+pour adoucir l'existence de son valet.</p>
+
+<p>Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible
+incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible
+me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de
+voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me
+ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et
+chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux.</p>
+
+<p>J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot, sans ressource.</p>
+
+<p>J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement
+ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait
+fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.</p>
+
+<p>J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en
+offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a répondu
+fort sagement: «Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira
+qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu'il a du
+temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du
+bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais
+choisissez-en un qui réponde à votre peine.»</p>
+
+<p>Que dire à cela?</p>
+
+<p>Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce
+crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me
+perdre. Il me crierait «papa» comme dans mon rêve.</p>
+
+<p>Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve
+d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme
+d'autres, aurait été pareil aux autres.</p>
+
+<p>Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable
+que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi,
+qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce
+aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille choses, par son
+sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes de maladies, aux
+mêmes ferments de passions.</p>
+
+<p>Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa
+vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenêtre, là-bas, je le
+regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en
+me répétant: «C'est mon fils.»</p>
+
+<p>Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même
+jamais touché sa main sordide.</p>
+
+<p>L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura:
+«Oui, vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants
+qui n'ont pas de père.»</p>
+
+<p class="top5">Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses
+grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui
+la respirèrent à longs traits.</p>
+
+<p>Et le sénateur ajouta: «C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et
+même de faire des enfants comme ça.»</p>
+
+
+
+<h3><a name="CORRESPONDANCE" id="CORRESPONDANCE"></a>CORRESPONDANCE</h3>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<p class="c">M<sup>me</sup>&nbsp; <span class="smcap">de</span>&nbsp; X...&nbsp; <span class="smcap">à&nbsp;</span>&nbsp; M<sup>me</sup>&nbsp; <span class="smcap">de</span> &nbsp;Z...</p>
+
+<p class="add"><i>Étretat, vendredi.</i></p>
+
+<p class="tante">Ma chère tante,</p>
+
+<p>Je viens vers vous tout doucement. Je serai aux Fresnes le 2 septembre,
+veille de l'ouverture de la chasse que je tiens à ne pas manquer, pour
+taquiner ces messieurs. Vous êtes trop bonne, ma tante, et vous leur
+permettez ce jour-là, quand vous êtes seule avec eux, de dîner sans
+habit et sans s'être rasés en rentrant, sous prétexte de fatigue.</p>
+
+<p>Aussi sont-ils enchantés quand je ne suis pas là. Mais j'y serai, et je
+passerai la revue, comme un général, à l'heure du dîner; et si j'en
+trouve un seul un peu négligé, rien qu'un peu, je l'enverrai à la
+cuisine, avec les bonnes.</p>
+
+<p>Les hommes d'aujourd'hui ont si peu d'égards et de savoir-vivre qu'il
+faut se montrer toujours sévère. C'est vraiment le règne de la
+goujaterie. Quand ils se querellent entre eux, ils se provoquent avec
+des injures de portefaix, et, devant nous, ils se tiennent beaucoup
+moins bien que nos domestiques. C'est aux bains de mer qu'il faut voir
+cela. Ils s'y trouvent en bataillons serrés et on peut les juger en
+masse. Oh! les êtres grossiers qu'ils sont!</p>
+
+<p>Figurez-vous qu'en chemin de fer, un d'eux, un monsieur qui semblait
+bien, au premier abord, grâce à son tailleur, a retiré délicatement ses
+bottes pour les remplacer par des savates. Un autre, un vieux qui doit
+être un riche parvenu (ce sont les plus mal élevés), assis en face de
+moi, a posé délicatement ses deux pieds sur la banquette, à mon côté.
+C'est admis.</p>
+
+<p>Dans les villes d'eaux, c'est un déchaînement de grossièreté. Je dois
+ajouter une chose: ma révolte tient peut-être à ce que je ne suis point
+habituée à fréquenter communément les gens qu'on coudoie ici, car leur
+genre me choquerait moins si je l'observais plus souvent.</p>
+
+<p>Dans le bureau de l'hôtel, je fus presque renversée par un jeune homme
+qui prenait sa clef par-dessus ma tête. Un autre me heurta si fort, sans
+dire «pardon», ni se découvrir, en sortant d'un bal au Casino, que j'en
+eus mal dans la poitrine. Voilà comme ils sont tous. Regardons-les
+aborder les femmes sur la terrasse, c'est à peine s'ils saluent, ils
+portent simplement la main à leur couvre-chef. Du reste, comme ils sont
+tous chauves, cela vaut mieux.</p>
+
+<p>Mais il est une chose qui m'exaspère et me choque par-dessus tout, c'est
+la liberté qu'ils prennent de parler en public, sans aucune espèce de
+précaution, des aventures les plus révoltantes. Quand deux hommes sont
+ensemble, ils se racontent, avec les mots les plus crus et les
+réflexions les plus abominables, des histoires vraiment horribles, sans
+s'inquiéter le moins du monde si quelque oreille de femme est à portée
+de leur voix. Hier, sur la plage, je fus contrainte de changer de place
+pour ne pas être plus longtemps la confidente involontaire d'une
+anecdote graveleuse, dite en termes si violents que je me sentais
+humiliée autant qu'indignée d'avoir pu entendre cela. Le plus
+élémentaire savoir-vivre ne devrait-il pas leur apprendre à parler bas
+de ces choses de notre voisinage?</p>
+
+<p>Étretat est, en outre, le pays des cancans et, partant, la patrie des
+commères. De cinq à sept heures on les voit errer en quête de médisances
+qu'elles transportent de groupe en groupe. Comme vous me le disiez, ma
+chère tante, le <i>potin</i> est un signe de race des petites gens et des
+petits esprits. Il est aussi la consolation des femmes qui ne sont plus
+aimées ni courtisées. Il me suffit de regarder celles qu'on désigne
+comme les plus cancanières pour être persuadée que vous ne vous trompez
+pas.</p>
+
+<p>L'autre jour j'assistai à une soirée musicale au Casino, donnée par une
+remarquable artiste, M<sup>me</sup> Masson, qui chante vraiment à ravir. J'eus
+l'occasion d'applaudir encore l'admirable Coquelin, ainsi que deux
+charmants pensionnaires du Vaudeville, M... et Meillet. Je pus, en cette
+circonstance, voir tous les baigneurs réunis cette année sur cette
+plage. Il n'en est pas beaucoup de marque.</p>
+
+<p>Le lendemain, j'allai déjeuner à Yport. J'aperçus un homme barbu qui
+sortait d'une grande maison en forme de citadelle. C'était le peintre
+Jean-Paul Laurens. Il ne lui suffit pas, paraît-il d'emmurer ses
+personnages, il tient à s'emmurer lui-même.</p>
+
+<p>Puis je me trouvai assise sur le galet à côté d'un homme encore jeune,
+d'aspect doux et fin, d'allure calme, qui lisait des vers. Mais il les
+lisait avec une telle attention, une telle passion, dirai-je, qu'il ne
+leva pas une seule fois les yeux sur moi. Je fus un peu choquée; et je
+demandai au maître baigneur, sans paraître y prendre garde, le nom de ce
+monsieur. En moi je riais un peu de ce liseur de rimes; il me semblait
+attardé, pour un homme. C'est là, pensai-je, un naïf. Eh bien, ma tante,
+à présent, je raffole de mon inconnu. Figure-toi qu'il s'appelle Sully
+Prudhomme. Je retournai m'asseoir auprès de lui pour le considérer tout
+à mon aise. Sa figure a surtout un grand caractère de tranquillité et de
+finesse. Quelqu'un étant venu le trouver, j'entendis sa voix qui est
+douce, presque timide. Celui-là, certes, ne doit pas crier de
+grossièretés en public, ni heurter des femmes sans s'excuser. Il doit
+être un délicat, mais un délicat presque maladif, un vibrant. Je
+tâcherai, cet hiver, qu'il me soit présenté.</p>
+
+<p>Je ne sais plus rien, ma chère tante, et je vous quitte en hâte, l'heure
+de la poste me pressant. Je baise vos mains et vos joues.</p>
+
+<p class="niece">Votre nièce dévouée,<br />
+B<span class="smcap">erthe de</span> X...<br /></p>
+
+<p><i>P.-S.</i>&mdash;Je dois cependant ajouter, pour la justification de la
+politesse française, que nos compatriotes sont en voyage des modèles de
+savoir-vivre en comparaison des abominables Anglais qui semblent avoir
+été élevés par des valets d'écurie, tant ils prennent soin de ne se
+gêner en rien et de toujours gêner leurs voisins.</p>
+
+<p class="dot">*<br />* *</p>
+
+<p class="c"><span class="smcap">Madame de Z... a Madame de X...</span></p>
+
+<p class="add"><i>Les Fresnes, samedi.</i></p>
+
+<p>Ma chère petite, tu me dis beaucoup de choses pleines de raison, ce qui
+n'empêche que tu as tort. Je fus, comme toi, très indignée autrefois de
+l'impolitesse des hommes que j'estimais me manquer sans cesse; mais en
+vieillissant et en songeant à tout, et en observant sans y mêler du
+mien, je me suis aperçue de ceci: que si les hommes ne sont pas toujours
+polis, les femmes, par contre, sont toujours d'une inqualifiable
+grossièreté.</p>
+
+<p>Nous nous croyons tout permis, ma chérie, et estimons en même temps que
+tout nous est dû, et nous commettons à c&#339;ur joie des actes dépourvus de
+ce savoir-vivre élémentaire dont tu parles avec passion.</p>
+
+<p>Je trouve maintenant, au contraire, que les hommes ont pour nous
+beaucoup d'égards, relativement à nos allures envers eux. Du reste,
+mignonne, les hommes doivent être, et sont, ce que nous les faisons.
+Dans une société où les femmes seraient toutes de vraies grandes dames,
+tous les hommes deviendraient des gentilshommes.</p>
+
+<p>Voyons, observe et réfléchis.</p>
+
+<p>Vois deux femmes qui se rencontrent dans la rue; quelle attitude! quels
+regards de dénigrement, quels mépris dans le coup d'&#339;il! Quel coup de
+tête de haut en bas pour toiser et condamner! Et si le trottoir est
+étroit, crois-tu que l'une cédera le pas, demandera pardon? Jamais!
+Quand deux hommes se heurtent en une ruelle insuffisante, tous deux
+saluent et s'effacent en même temps; tandis que, nous autres, nous nous
+précipitons ventre à ventre, nez à nez, en nous dévisageant avec
+insolence.</p>
+
+<p>Vois deux femmes se connaissant qui se rencontrent dans un escalier
+devant la porte d'une amie que l'une vient de voir et que l'autre va
+visiter. Elles se mettent à causer en obstruant toute la largeur du
+passage. Si quelqu'un monte derrière elles, homme ou femme, crois-tu
+qu'elles se dérangeront d'un demi-pied? Jamais! jamais!</p>
+
+<p>J'attendis, l'hiver dernier, vingt-deux minutes, montre en main, à la
+porte d'un salon. Et derrière moi deux messieurs attendaient aussi sans
+paraître prêts à devenir enragés, comme moi. C'est qu'ils étaient
+habitués depuis longtemps à nos inconscientes insolences.</p>
+
+<p>L'autre jour, avant de quitter Paris, j'allai dîner, avec ton mari
+justement, dans un restaurant des Champs-Élysées pour prendre le frais.
+Toutes les tables étaient occupées. Le garçon nous pria d'attendre.</p>
+
+<p>J'aperçus alors une vieille dame de noble tournure qui venait de payer
+sa carte et qui semblait prête à partir. Elle me vit, me toisa et ne
+bougea point. Pendant plus d'un quart d'heure elle resta là, immobile,
+mettant ses gants, parcourant du regard toutes les tables, considérant
+avec quiétude ceux qui attendaient comme moi. Or, deux jeunes gens qui
+achevaient leur repas m'ayant vue à leur tour, appelèrent en hâte le
+garçon pour régler leur note et m'offrirent leur place tout de suite,
+s'obstinant même à attendre debout leur monnaie. Et songe, ma belle, que
+je ne suis plus jolie, comme toi, mais vieille et blanche.</p>
+
+<p>C'est à nous, vois-tu, qu'il faudrait enseigner la politesse; et la
+besogne serait si rude qu'Hercule n'y suffirait pas.</p>
+
+<p>Tu me parles d'Étretat et des gens qui <i>potinent</i> sur cette gentille
+plage. C'est un pays fini, perdu pour moi, mais dans lequel je me suis
+autrefois bien amusée.</p>
+
+<p>Nous étions là quelques-uns seulement, des gens du monde, du vrai monde,
+et des artistes, fraternisant. On ne cancanait pas, alors.</p>
+
+<p>Or, comme nous n'avions point l'insipide Casino où l'on pose, où l'on
+chuchote, où l'on danse bêtement, où l'on s'ennuie à profusion, nous
+cherchions de quelle manière passer gaiement nos soirées. Or, devine ce
+qu'imagina l'un de nos maris? Ce fut d'aller danser, chaque nuit, dans
+l'une des fermes des environs.</p>
+
+<p>On partait en bande avec un orgue de Barbarie dont jouait d'ordinaire le
+peintre Le Poittevin, coiffé d'un bonnet de coton. Deux hommes portaient
+des lanternes. Nous suivions en procession, riant et bavardant comme des
+folles.</p>
+
+<p>On réveillait le fermier, les servantes, les valets. On se faisait même
+faire de la soupe à l'oignon, (horreur!) et l'on dansait sous les
+pommiers, au son de la boîte à musique. Les coqs réveillés chantaient
+dans la profondeur des bâtiments; les chevaux s'agitaient dans la
+litière des écuries. Le vent frais de la campagne nous caressait les
+joues, plein d'odeurs d'herbes et de moissons coupées.</p>
+
+<p>Que c'est loin! que c'est loin! voilà trente ans de cela!</p>
+
+<p>Je ne veux pas, ma chérie, que tu viennes pour l'ouverture de la chasse.
+Pourquoi gâter la joie de nos amis, en leur imposant des toilettes
+mondaines en ce jour de plaisir campagnard et violent? C'est ainsi qu'on
+gâte les hommes, petite.</p>
+
+<p>Je t'embrasse.</p>
+
+<p class="niece">Ta vieille tante,<br />
+G<span class="smcap">eneviève de</span> Z...</p>
+
+
+
+<h3><a name="LUI" id="LUI"></a>LUI?</h3>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<p class="add"><i>A Pierre Decourcelle.</i><br />
+</p>
+
+<p>Mon cher ami, tu n'y comprends rien? et je le conçois. Tu me crois
+devenu fou? Je le suis peut-être un peu, mais non pas pour les raisons
+que tu supposes.</p>
+
+<p>Oui. Je me marie. Voilà.</p>
+
+<p>Et pourtant mes idées et mes convictions n'ont pas changé. Je considère
+l'accouplement légal comme une bêtise. Je suis certain que huit maris
+sur dix sont cocus. Et ils ne méritent pas moins pour avoir eu
+l'imbécillité d'enchaîner leur vie, de renoncer à l'amour libre, la
+seule chose gaie et bonne au monde, de couper l'aile à la fantaisie qui
+nous pousse sans cesse à toutes les femmes, etc., etc. Plus que jamais
+je me sens incapable d'aimer une femme parce que j'aimerai toujours trop
+toutes les autres. Je voudrais avoir mille bras, mille lèvres et
+mille... tempéraments pour pouvoir étreindre en même temps une armée de
+ces êtres charmants et sans importance.</p>
+
+<p>Et cependant je me marie.</p>
+
+<p>J'ajoute que je ne connais guère ma femme de demain. Je l'ai vue
+seulement quatre ou cinq fois. Je sais qu'elle ne me déplaît point; cela
+me suffit pour ce que j'en veux faire. Elle est petite, blonde et
+grasse. Après-demain, je désirerai ardemment une femme grande, brune et
+mince.</p>
+
+<p>Elle n'est pas riche. Elle appartient à une famille moyenne. C'est une
+jeune fille comme on en trouve à la grosse, bonnes à marier, sans
+qualités et sans défauts apparents, dans la bourgeoisie ordinaire. On
+dit d'elle: «M<sup>lle</sup> Lajolle est bien gentille.» On dira demain: «Elle
+est fort gentille, M<sup>me</sup> Raymon». Elle appartient enfin à la légion des
+jeunes filles honnêtes «dont on est heureux de faire sa femme» jusqu'au
+jour où on découvre qu'on préfère justement toutes les autres femmes à
+celle qu'on a choisie.</p>
+
+<p>Alors pourquoi me marier, diras-tu?</p>
+
+<p>J'ose à peine t'avouer l'étrange et invraisemblable raison qui me
+pousse à cet acte insensé.</p>
+
+<p>Je me marie pour n'être pas seul!</p>
+
+<p>Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tu as pitié
+de moi, et tu me mépriseras, tant mon état d'esprit est misérable.</p>
+
+<p>Je ne veux plus être seul, la nuit. Je veux sentir un être près de moi,
+contre moi, un être qui peut parler, dire quelque chose, n'importe quoi.</p>
+
+<p>Je veux pouvoir briser son sommeil; lui poser une question quelconque
+brusquement, une question stupide pour entendre une voix, pour sentir
+habitée ma demeure, pour sentir une âme en éveil, un raisonnement en
+travail, pour voir, allumant brusquement ma bougie, une figure humaine à
+mon côté... parce que... (je n'ose pas avouer cette honte)... parce que
+j'ai peur, tout seul.</p>
+
+<p>Oh! tu ne me comprends pas encore.</p>
+
+<p>Je n'ai pas peur d'un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans
+frissonner. Je n'ai pas peur des morts; je crois à l'anéantissement
+définitif de chaque être qui disparaît!</p>
+
+<p>Alors!... oui. Alors!... Eh bien! j'ai peur de moi! j'ai peur de la
+peur; peur des spasmes de mon esprit qui s'affole, peur de cette
+horrible sensation de la terreur incompréhensible.</p>
+
+<p>Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J'ai peur des murs,
+des meubles, des objets familiers qui s'animent, pour moi, d'une sorte
+de vie animale. J'ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de
+ma raison qui m'échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et
+invisible angoisse.</p>
+
+<p>Je sens d'abord une vague inquiétude qui me passe dans l'âme et me fait
+courir un frisson sur la peau. Je regarde autour de moi. Rien! Et je
+voudrais quelque chose! Quoi? Quelque chose de compréhensible. Puisque
+j'ai peur uniquement parce que je ne comprends pas ma peur.</p>
+
+<p>Je parle! j'ai peur de ma voix. Je marche! j'ai peur de l'inconnu de
+derrière la porte, de derrière le rideau, de dans l'armoire, de sous le
+lit. Et pourtant je sais qu'il n'y a rien nulle part.</p>
+
+<p>Je me retourne brusquement parce que j'ai peur de ce qui est derrière
+moi, bien qu'il n'y ait rien et que je le sache.</p>
+
+<p>Je m'agite, je sens mon effarement grandir; et je m'enferme dans ma
+chambre; et je m'enfonce dans mon lit, et je me cache sous mes draps; et
+blotti, roulé comme une boule, je ferme les yeux désespérément, et je
+demeure ainsi pendant un temps infini avec cette pensée que ma bougie
+demeure allumée sur ma table de nuit et qu'il faudrait pourtant
+l'éteindre. Et je n'ose pas.</p>
+
+<p>N'est-ce pas affreux d'être ainsi!</p>
+
+<p>Autrefois je n'éprouvais rien de cela. Je rentrais tranquillement.
+J'allais et je venais en mon logis sans que rien troublât la sérénité de
+mon âme. Si l'on m'avait dit quelle maladie de peur invraisemblable,
+stupide et terrible, devait me saisir un jour, j'aurais bien ri;
+j'ouvrais les portes dans l'ombre avec assurance; je me couchais
+lentement, sans pousser les verrous, et je ne me relevais jamais au
+milieu des nuits pour m'assurer que toutes les issues de ma chambre
+étaient fortement closes.</p>
+
+<p>Cela a commencé l'an dernier d'une singulière façon.</p>
+
+<p>C'était en automne, par un soir humide. Quand ma bonne fut partie, après
+mon dîner, je me demandai ce que j'allais faire. Je marchai quelque
+temps à travers ma chambre. Je me sentais las, accablé sans raison,
+incapable de travailler, sans force même pour lire. Une pluie fine
+mouillait les vitres; j'étais triste, tout pénétré par une de ces
+tristesses sans causes qui vous donnent envie de pleurer, qui vous font
+désirer de parler à n'importe qui pour secouer la lourdeur de notre
+pensée.</p>
+
+<p>Je me sentais seul. Mon logis me paraissait vide comme il n'avait jamais
+été. Une solitude infinie et navrante m'entourait. Que faire? Je
+m'assis. Alors une impatience nerveuse me courut dans les jambes. Je me
+relevai, et je me remis à marcher. J'avais peut-être aussi un peu de
+fièvre, car mes mains, que je tenais rejointes derrière mon dos, comme
+on fait souvent quand on se promène avec lenteur, se brûlaient l'une à
+l'autre, et je le remarquai. Puis soudain un frisson de froid me courut
+dans le dos. Je pensai que l'humidité du dehors entrait chez moi, et
+l'idée de faire du feu me vint. J'en allumai; c'était la première fois
+de l'année. Et je m'assis de nouveau en regardant la flamme. Mais
+bientôt l'impossibilité de rester en place me fit encore me relever, et
+je sentis qu'il fallait m'en aller, me secouer, trouver un ami.</p>
+
+<p>Je sortis. J'allai chez trois camarades que je ne rencontrai pas; puis,
+je gagnai le boulevard, décidé à découvrir une personne de connaissance.</p>
+
+<p>Il faisait triste partout. Les trottoirs trempés luisaient. Une tiédeur
+d'eau, une de ces tiédeurs qui vous glacent par frissons brusques, une
+tiédeur pesante de pluie impalpable accablait la rue, semblait lasser et
+obscurcir la flamme du gaz.</p>
+
+<p>J'allais d'un pas mou, me répétant: «Je ne trouverai personne avec qui
+causer.»</p>
+
+<p>J'inspectai plusieurs fois les cafés, depuis la Madeleine jusqu'au
+faubourg Poissonnière. Des gens tristes, assis devant des tables,
+semblaient n'avoir pas même la force de finir leurs consommations.</p>
+
+<p>J'errai longtemps ainsi, et vers minuit, je me mis en route pour rentrer
+chez moi. J'étais fort calme, mais fort las. Mon concierge, qui se
+couche avant onze heures, m'ouvrit tout de suite, contrairement à son
+habitude; et je pensai: «Tiens, un autre locataire vient sans doute de
+remonter.»</p>
+
+<p>Quand je sors de chez moi, je donne toujours à ma porte deux tours de
+clef. Je la trouvai simplement tirée, et cela me frappa. Je supposai
+qu'on m'avait monté des lettres dans la soirée.</p>
+
+<p>J'entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peu l'appartement.
+Je pris une bougie pour aller l'allumer au foyer, lorsqu'en jetant les
+yeux devant moi, j'aperçus quelqu'un assis dans mon fauteuil, et qui se
+chauffait les pieds en me tournant le dos.</p>
+
+<p>Je n'eus pas peur, oh! non, pas le moins du monde. Une supposition très
+vraisemblable me traversa l'esprit; celle qu'un de mes amis était venu
+pour me voir. La concierge, prévenue par moi à ma sortie, avait dit que
+j'allais rentrer, avait prêté sa clef. Et toutes les circonstances de
+mon retour, en une seconde, me revinrent à la pensée: le cordon tiré
+tout de suite, ma porte seulement poussée.</p>
+
+<p>Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s'était endormi devant mon
+feu en m'attendant, et je m'avançai pour le réveiller. Je le voyais
+parfaitement, un de ses bras pendant à droite; ses pieds étaient croisés
+l'un sur l'autre; sa tête, penchée un peu sur le côté gauche du
+fauteuil, indiquait bien le sommeil. Je me demandais: Qui est-ce? On y
+voyait peu d'ailleurs dans la pièce. J'avançai la main pour lui toucher
+l'épaule!...</p>
+
+<p>Je rencontrai le bois du siège! Il n'y avait plus personne. Le fauteuil
+était vide!</p>
+
+<p>Quel sursaut, miséricorde!</p>
+
+<p>Je reculai d'abord comme si un danger terrible eût apparu devant moi.</p>
+
+<p>Puis je me retournai, sentant quelqu'un derrière mon dos; puis,
+aussitôt, un impérieux besoin de revoir le fauteuil me fit pivoter
+encore une fois. Et je demeurai debout, haletant d'épouvante, tellement
+éperdu que je n'avais plus une pensée, prêt à tomber.</p>
+
+<p>Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raison me
+revint. Je songeai: «Je viens d'avoir une hallucination, voilà tout.» Et
+je réfléchis immédiatement sur ce phénomène. La pensée va vite dans ces
+moments-là.</p>
+
+<p>J'avais eu une hallucination&mdash;c'était là un fait incontestable. Or, mon
+esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnant régulièrement et
+logiquement. Il n'y avait donc aucun trouble du côté du cerveau. Les
+yeux seuls s'étaient trompés, avaient trompé ma pensée. Les yeux
+avaient eu une vision, une de ces visions qui font croire aux miracles
+les gens naïfs. C'était là un accident nerveux de l'appareil optique,
+rien de plus, un peu de congestion peut-être.</p>
+
+<p>Et j'allumai ma bougie. Je m'aperçus, en me baissant vers le feu, que je
+tremblais, et je me relevai d'une secousse, comme si on m'eût touché par
+derrière.</p>
+
+<p>Je n'étais point tranquille assurément.</p>
+
+<p>Je fis quelques pas; je parlai haut. Je chantai à mi-voix quelques
+refrains.</p>
+
+<p>Puis je fermai la porte de ma chambre à double tour, et je me sentis un
+peu rassuré. Personne ne pouvait entrer, au moins.</p>
+
+<p>Je m'assis encore et je réfléchis longtemps à mon aventure; puis je me
+couchai, et je soufflai ma lumière.</p>
+
+<p>Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos, assez
+paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans ma chambre; et je
+me mis sur le côté.</p>
+
+<p>Mon feu n'avait plus que deux ou trois tisons rouges qui éclairaient
+juste les pieds du fauteuil; et je crus revoir l'homme assis dessus.</p>
+
+<p>J'enflammai une allumette d'un mouvement rapide. Je m'étais trompé, je
+ne voyais plus rien.</p>
+
+<p>Je me levai, cependant, et j'allai cacher le fauteuil derrière mon lit.</p>
+
+<p>Puis je refis l'obscurité et tâchai de m'endormir. Je n'avais pas perdu
+connaissance depuis plus de cinq minutes, quand j'aperçus en songe, et
+nettement comme dans la réalité, toute la scène de la soirée. Je me
+réveillai éperdûment, et, ayant éclairé mon logis, je demeurai assis
+dans mon lit, sans oser même essayer de redormir.</p>
+
+<p>Deux fois cependant le sommeil m'envahit, malgré moi, pendant quelques
+secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyais devenu fou.</p>
+
+<p>Quand le jour parut, je me sentis guéri et je sommeillai paisiblement
+jusqu'à midi.</p>
+
+<p>C'était fini, bien fini. J'avais eu la fièvre, le cauchemar, que
+sais-je? J'avais été malade, enfin. Je me trouvai néanmoins fort bête.</p>
+
+<p>Je fus très gai ce jour-là. Je dînai au cabaret; j'allai voir le
+spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Mais voilà qu'en
+approchant de ma maison une inquiétude étrange me saisit. J'avais peur
+de le revoir, lui. Non pas peur de lui, non pas peur de sa présence, à
+laquelle je ne croyais point, mais j'avais peur d'un trouble nouveau de
+mes yeux, peur de l'hallucination, peur de l'épouvante qui me saisirait.</p>
+
+<p>Pendant plus d'une heure, j'errai de long en large sur le trottoir;
+puis je me trouvai trop imbécile à la fin et j'entrai. Je haletais
+tellement que je ne pouvais plus monter mon escalier. Je resta encore
+plus de dix minutes devant mon logement sur le palier, puis,
+brusquement, j'eus un élan de courage, un roidissement de volonté.
+J'enfonçai ma clef; je me précipitai en avant une bougie à la main, je
+poussai d'un coup de pied la porte entrebâillée de ma chambre et je
+jetai un regard effaré vers la cheminée. Je ne vis rien.&mdash;Ah!...</p>
+
+<p>Quel soulagement! Quelle joie! Quelle délivrance! J'allais et je venais
+d'un air gaillard. Mais je ne me sentais pas rassuré; je me retournais
+par sursauts; l'ombre des coins m'inquiétait.</p>
+
+<p>Je dormis mal, réveillé sans cesse par des bruits imaginaires. Mais je
+ne le vis pas. Non. C'était fini!</p>
+
+<p class="top5">Depuis ce jour-là j'ai peur tout seul, la nuit. Je la sens là, près de
+moi, autour de moi, la vision. Elle ne m'est point apparue de nouveau.
+Oh non! Et qu'importe, d'ailleurs, puisque je n'y crois pas, puisque je
+sais que ce n'est rien!</p>
+
+<p>Elle me gêne cependant parce que j'y pense sans cesse.&mdash;Une main pendait
+du côté droit, sa tête était penchée du côté gauche comme celle d'un
+homme qui dort... Allons, assez, nom de Dieu! je n'y veux plus songer!</p>
+
+<p>Qu'est-ce que cette obsession, pourtant? Pourquoi cette persistance? Ses
+pieds étaient tout près du feu!</p>
+
+<p>Il me hante, c'est fou, mais c'est ainsi. Qui, Il? Je sais bien qu'il
+n'existe pas, que ce n'est rien! Il n'existe que dans mon appréhension,
+que dans ma crainte, que dans mon angoisse! Allons, assez!...</p>
+
+<p>Oui, mais j'ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plus rester seul
+chez moi, parce qu'il y est. Je ne le verrai plus, je le sais, il ne se
+montrera plus, c'est fini cela. Mais il y est tout de même, dans ma
+pensée. Il demeure invisible, cela n'empêche qu'il y soit. Il est
+derrière les portes, dans l'armoire fermée, sous le lit, dans tous les
+coins obscurs, dans toutes les ombres. Si je tourne la porte, si j'ouvre
+l'armoire, si je baisse ma lumière sous le lit, si j'éclaire les coins,
+les ombres, il n'y est plus; mais alors je le sens derrière moi. Je me
+retourne, certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verrai
+plus. Il n'en est pas moins derrière moi, encore.</p>
+
+<p>C'est stupide, mais c'est atroce. Que veux-tu? Je n'y peux rien.</p>
+
+<p>Mais si nous étions deux chez moi, je sens, oui, je sens assurément
+qu'il n'y serait plus! Car il est là parce que je suis seul, uniquement
+parce que je suis seul!</p>
+
+
+
+<h3><a name="TOMBOUCTOU" id="TOMBOUCTOU"></a>TOMBOUCTOU</h3>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<p>Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre d'or du soleil
+couchant. Tout le ciel était rouge, aveuglant; et, derrière la
+Madeleine, une immense nuée flamboyante jetait dans toute la longue
+avenue une oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de brasier.</p>
+
+<p>La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflammée et semblait
+dans une apothéose. Les visages étaient dorés; les chapeaux noirs et les
+habits avaient des reflets de pourpre; le vernis des chaussures jetait
+des flammes sur l'asphalte des trottoirs.</p>
+
+<p>Devant les cafés, un peuple d'hommes buvait des boissons brillantes et
+colorées qu'on aurait prises pour des pierres précieuses fondues dans le
+cristal.</p>
+
+<p>Au milieu des consommateurs aux légers vêtements plus foncés, deux
+officiers en grande tenue faisaient baisser tous les yeux par
+l'éblouissement de leurs dorures. Ils causaient, joyeux sans motif, dans
+cette gloire de vie, dans ce rayonnement radieux du soir; et ils
+regardaient la foule, les hommes lents et les femmes pressées qui
+laissaient derrière elles une odeur savoureuse et troublante.</p>
+
+<p>Tout à coup un nègre énorme, vêtu de noir, ventru, chamarré de breloques
+sur un gilet de coutil, la face luisante comme si elle eût été cirée,
+passa devant eux, avec un air de triomphe. Il riait aux vendeurs de
+journaux, il riait au ciel éclatant, il riait à Paris entier. Il était
+si grand qu'il dépassait toutes les têtes; et, derrière lui, tous les
+badauds se retournaient pour le contempler de dos.</p>
+
+<p>Mais soudain il aperçut les officiers, et, culbutant les buveurs, il
+s'élança. Dès qu'il fut devant leur table, il planta sur eux ses yeux
+luisants et ravis, et les coins de sa bouche lui montèrent jusqu'aux
+oreilles, découvrant ses dents blanches, claires comme un croissant de
+lune dans un ciel noir. Les deux hommes, stupéfaits, contemplaient ce
+géant d'ébène, sans rien comprendre à sa gaieté.</p>
+
+<p>Et il s'écria, d'une voix qui fit rire toutes les tables:</p>
+
+<p>&mdash;Bonjou, mon lieutenant.</p>
+
+<p>Un des officiers était chef de bataillon, l'autre colonel. Le premier
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous connais pas, monsieur; j'ignore ce que vous me voulez.</p>
+
+<p>Le nègre reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Moi aimé beaucoup toi, lieutenant Védié, siège Bézi, beaucoup raisin,
+cherché moi.</p>
+
+<p>L'officier, tout à fait éperdu, regardait fixement l'homme, cherchant au
+fond de ses souvenirs; mais brusquement il s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Tombouctou?</p>
+
+<p>Le nègre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un rire d'une
+invraisemblable violence et beuglant:</p>
+
+<p>&mdash;Si, si, ya, mon lieutenant, reconné Tombouctou, ya, bonjou.</p>
+
+<p>Le commandant lui tendit la main en riant lui-même de tout son c&#339;ur.
+Alors Tombouctou redevint grave. Il saisit la main de l'officier, et, si
+vite que l'autre ne put l'empêcher, il la baisa, selon la coutume nègre
+et arabe. Confus, le militaire lui dit d'une voix sévère:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique. Assieds-toi là et
+dis-moi comment je te trouve ici.</p>
+
+<p>Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant il parlait vite:</p>
+
+<p>&mdash;Gagné beaucoup d'agent, beaucoup, grand'estaurant, bon mangé,
+Prussiens, moi, beaucoup volé, beaucoup, cuisine française, Tombouctou,
+cuisinié de l'Empéeu, deux cent mille francs à moi. Ah! ah! ah! ah!</p>
+
+<p>Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le regard.</p>
+
+<p>Quand l'officier, qui comprenait son étrange langage, l'eut interrogé
+quelque temps, il lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, au revoir, Tombouctou; à bientôt.</p>
+
+<p>Le nègre aussitôt se leva, serra, cette fois, la main qu'on lui tendait,
+et, riant toujours, cria:</p>
+
+<p>&mdash;Bonjou, bonjou, mon lieutenant!</p>
+
+<p>Il s'en alla, si content, qu'il gesticulait en marchant, et qu'on le
+prenait pour un fou.</p>
+
+<p>Le colonel demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cette brute?</p>
+
+<p>&mdash;Un brave garçon et un brave soldat: Je vais vous dire ce que je sais
+de lui; c'est assez drôle.</p>
+
+<p class="dot">*<br />* *</p>
+
+<p>Vous savez qu'au commencement de la guerre de 1870 je fus enfermé dans
+Bézières, que ce nègre appelle Bézi. Nous n'étions point assiégés, mais
+bloqués. Les lignes prussiennes nous entouraient de partout, hors de
+portée des canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant
+peu à peu.</p>
+
+<p>J'étais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait composée de troupes
+de toute nature, débris de régiments écharpés, fuyards, maraudeurs
+séparés des corps d'armée. Nous avions de tout enfin, même onze turcos
+arrivés un soir on ne sait comment, on ne sait par où. Ils s'étaient
+présentés aux portes de la ville, harassés, déguenillés, affamés et
+saouls. On me les donna.</p>
+
+<p>Je reconnus bientôt qu'ils étaient rebelles à toute discipline, toujours
+dehors et toujours gris. J'essayai de la salle de police, même de la
+prison, rien n'y fit. Mes hommes disparaissaient des jours entiers,
+comme s'ils se fussent enfoncés sous terre, puis reparaissaient ivres à
+tomber. Ils n'avaient pas d'argent. Où buvaient-ils? Et comment, et avec
+quoi?</p>
+
+<p>Cela commençait à m'intriguer vivement, d'autant plus que ces sauvages
+m'intéressaient avec leur rire éternel et leur caractère de grands
+enfants espiègles.</p>
+
+<p>Je m'aperçus alors qu'ils obéissaient aveuglément au plus grand d'eux
+tous, celui que vous venez de voir. Il les gouvernait à son gré,
+préparait leurs mystérieuses entreprises en chef tout-puissant et
+incontesté. Je le fis venir chez moi et je l'interrogeai. Notre
+conversation dura bien trois heures, tant j'avais de peine à pénétrer
+son surprenant charabia. Quant à lui, le pauvre diable, il faisait des
+efforts inouïs pour être compris, inventait des mots, gesticulait, suait
+de peine, s'essuyait le front, soufflait, s'arrêtait et repartait
+brusquement quand il croyait avoir trouvé un nouveau moyen de
+s'expliquer.</p>
+
+<p>Je devinai enfin qu'il était fils d'un grand chef, d'une sorte de roi
+nègre des environs de Tombouctou. Je lui demandai son nom. Il répondit
+quelque chose comme Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus
+simple de lui donner le nom de son pays: «Tombouctou». Et, huit jours
+plus tard, toute la garnison ne le nommait plus autrement.</p>
+
+<p>Mais une envie folle nous tenait de savoir où cet ex-prince africain
+trouvait à boire. Je le découvris d'une singulière façon.</p>
+
+<p>J'étais un matin sur les remparts, étudiant l'horizon, quand j'aperçus
+dans une vigne quelque chose qui remuait. On arrivait au temps des
+vendanges, les raisins étaient mûrs, mais je ne songeais guère à cela.
+Je pensai qu'un espion s'approchait de la ville, et j'organisai une
+expédition complète pour saisir le rôdeur. Je pris moi-même le
+commandement, après avoir obtenu l'autorisation du général.</p>
+
+<p>J'avais fait sortir, par trois portes différentes, trois petites troupes
+qui devaient se rejoindre auprès de la vigne suspecte et la cerner. Pour
+couper la retraite à l'espion, un de ces détachements avait à faire une
+marche d'une heure au moins. Un homme resté en observation sur les murs
+m'indiqua par signe que l'être aperçu n'avait point quitté le champ.
+Nous allions en grand silence, rampant, presque couchés dans les
+ornières. Enfin, nous touchons au point désigné; je déploie brusquement
+mes soldats, qui s'élancent dans la vigne, et trouvent... Tombouctou
+voyageant à quatre pattes au milieu des ceps et mangeant du raisin, ou
+plutôt happant du raisin comme un chien qui mange sa soupe, à pleine
+bouche, à la plante même, en arrachant la grappe d'un coup de dent.</p>
+
+<p>Je voulus le faire relever; il n'y fallait pas songer, et je compris
+alors pourquoi il se traînait ainsi sur les mains et sur les genoux. Dès
+qu'on l'eût planté sur ses jambes, il oscilla quelques secondes, tendit
+les bras et s'abattit sur le nez. Il était gris comme je n'ai jamais vu
+un homme être gris.</p>
+
+<p>On le rapporta sur deux échalas. Il ne cessa de rire tout le long de la
+route en gesticulant des bras et des jambes.</p>
+
+<p>C'était là tout le mystère. Mes gaillards buvaient au raisin lui-même.
+Puis, lorsqu'ils étaient saouls à ne plus bouger, ils dormaient sur
+place.</p>
+
+<p>Quant à Tombouctou, son amour de la vigne passait toute croyance et
+toute mesure. Il vivait là-dedans à la façon des grives, qu'il haïssait
+d'ailleurs d'une haine de rival jaloux. Il répétait sans cesse:</p>
+
+<p>&mdash;Les gives mangé tout le raisin, capules!</p>
+
+<p class="dot">*<br />* *</p>
+
+<p>Un soir on vint me chercher. On apercevait par la plaine quelque chose
+arrivant vers nous. Je n'avais point pris ma lunette, et je distinguais
+fort mal. On eût dit un grand serpent qui se déroulait, un convoi, que
+sais-je?</p>
+
+<p>J'envoyai quelques hommes au-devant de cette étrange caravane qui fit
+bientôt son entrée triomphale. Tombouctou et neuf de ses compagnons
+portaient sur une sorte d'autel, fait avec des chaises de campagne, huit
+têtes coupées, sanglantes et grimaçantes. Le dixième turco traînait un
+cheval à la queue duquel un autre était attaché et six autres bêtes
+suivaient encore, retenues de la même façon.</p>
+
+<p>Voici ce que j'appris. Étant partis aux vignes, mes Africains avaient
+aperçu tout à coup un détachement prussien s'approchant d'un village. Au
+lieu de fuir, ils s'étaient cachés; puis, lorsque les officiers eurent
+mis pied à terre devant une auberge pour se rafraîchir, les onze
+gaillards s'élancèrent, mirent en fuite les uhlans qui se crurent
+attaqués, tuèrent les deux sentinelles, plus le colonel et les cinq
+officiers de son escorte.</p>
+
+<p>Ce jour-là, j'embrassai Tombouctou. Mais je m'aperçus qu'il marchait,
+avec peine. Je le crus blessé; il se mit à rire et me dit:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, povisions pou pays.</p>
+
+<p>C'est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour l'honneur, mais
+bien pour le gain. Tout ce qu'il trouvait, tout ce qui lui paraissait
+avoir une valeur quelconque, tout ce qui brillait surtout, il le
+plongeait dans sa poche! Quelle poche! un gouffre qui commençait à la
+hanche et finissait aux chevilles. Ayant retenu un terme de troupier, il
+l'appelait sa «profonde», et c'était sa profonde, en effet!</p>
+
+<p>Donc il avait détaché l'or des uniformes-prussiens, le cuivre des
+casques, les boutons, etc., et jeté le tout dans sa «profonde» qui
+était pleine à déborder.</p>
+
+<p>Chaque jour, il précipitait là-dedans tout objet luisant qui lui tombait
+sous les yeux, morceaux d'étain ou pièces d'argent, ce qui lui donnait
+parfois une tournure infiniment drôle.</p>
+
+<p>Il comptait remporter cela au pays des autruches, dont il semblait bien
+frère, ce fils de roi torturé par ce besoin d'engloutir les corps
+brillants. S'il n'avait pas eu sa profonde, qu'aurait-il fait? Il les
+aurait sans doute avalés.</p>
+
+<p>Chaque matin sa poche était vide. Il avait donc un magasin général où
+s'entassaient ses richesses. Mais où? Je ne l'ai pu découvrir.</p>
+
+<p>Le général, prévenu du haut fait de Tombouctou, fit bien vite enterrer
+les corps demeurés au village voisin, pour qu'on ne découvrît point
+qu'ils avaient été décapités. Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le
+maire et sept habitants notables furent fusillés sur-le-champ, par
+représailles, comme ayant dénoncé la présence des Allemands.</p>
+
+<p class="dot">*<br />* *</p>
+
+<p>L'hiver était venu. Nous étions harassés et désespérés. On se battait
+maintenant tous les jours. Les hommes affamés ne marchaient plus. Seuls
+les huit turcos (trois avaient été tués) demeuraient gras et luisants,
+vigoureux et toujours prêts à se battre. Tombouctou engraissait même. Il
+me dit un jour:</p>
+
+<p>&mdash;Toi beaucoup faim, moi bon viande.</p>
+
+<p>Et il m'apporta en effet un excellent filet. Mais de quoi? Nous n'avions
+plus ni b&#339;ufs, ni moutons, ni chèvres, ni ânes, ni porcs. Il était
+impossible de se procurer du cheval, je réfléchis à tout cela après
+avoir dévoré ma viande. Alors une pensée horrible me vint. Ces nègres
+étaient nés bien près du pays où l'on mange des hommes! Et chaque jour
+tant de soldats tombaient autour de la ville! J'interrogeai Tombouctou.
+Il ne voulut pas répondre. Je n'insistai point, mais je refusai
+désormais ses présents.</p>
+
+<p>Il m'adorait. Une nuit, la neige nous surprit aux avant-postes. Nous
+étions assis par terre. Je regardais avec pitié les pauvres nègres
+grelottant sous cette poussière blanche et glacée. Comme j'avais grand
+froid, je me mis à tousser. Je sentis aussitôt quelque chose s'abattre
+sur moi, comme une grande et chaude couverture. C'était le manteau de
+Tombouctou qu'il me jetait sur les épaules.</p>
+
+<p>Je me levai et, lui rendant son vêtement:</p>
+
+<p>&mdash;Garde ça, mon garçon; tu en as plus besoin que moi.</p>
+
+<p>Il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon lieutenant, pou toi, moi pas besoin, moi chaud, chaud.</p>
+
+<p>Et il me contemplait avec des yeux suppliants.</p>
+
+<p>Je repris:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, obéis, garde ton manteau, je le veux.</p>
+
+<p>Le nègre alors se leva, tira son sabre qu'il savait rendre coupant comme
+une faulx, et tenant de l'autre main sa large capote que je refusais:</p>
+
+<p>&mdash;Si toi pas gadé manteau moi coupé; pésonne manteau.</p>
+
+<p>Il l'aurait fait. Je cédai.</p>
+
+<p class="dot">*<br />* *</p>
+
+<p>Huit jours plus tard, nous avions capitulé. Quelques-uns d'entre nous
+avaient pu s'enfuir. Les autres allaient sortir de la ville et se rendre
+aux vainqueurs.</p>
+
+<p>Je me dirigeais vers la place d'Armes où nous devions nous réunir, quand
+je demeurai stupide d'étonnement devant un nègre géant vêtu de coutil
+blanc et coiffé d'un chapeau de paille. C'était Tombouctou. Il semblait
+radieux et se promenait, les mains dans ses poches, devant une petite
+boutique où l'on voyait en montre deux assiettes et deux verres.</p>
+
+<p>Je lui dis:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu fais?</p>
+
+<p>Il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Moi pas pati, moi bon cuisinié, moi fait mangé colonel, Algéie; moi
+mangé Pussiens, beaucoup volé, beaucoup.</p>
+
+<p>Il gelait à dix degrés. Je grelottais devant ce nègre en coutil. Alors
+il me prit par le bras et me fit entrer. J'aperçus une enseigne
+démesurée qu'il allait pendre devant sa porte sitôt que nous serions
+partis, car il avait quelque pudeur.</p>
+
+<p>Et je lus, tracé par la main de quelque complice, cet appel:</p>
+
+<p class="cuisine">CUISINE MILITAIRE DE M. TOMBOUCTOU<br />
+<span class="sml">ANCIEN CUISINIER DE S. M. L'EMPEREUR</span><br />
+<i>Artiste de Paris.&mdash;Prix modérés.</i></p>
+
+<p>Malgré le désespoir qui me rongeait le c&#339;ur, je ne pus m'empêcher de
+rire, et je laissai mon nègre à son nouveau commerce.</p>
+
+<p>Cela ne valait-il pas mieux que de le faire emmener prisonnier?</p>
+
+<p>Vous venez de voir qu'il a réussi, le gaillard.</p>
+
+<p>Bézières, aujourd'hui, appartient à l'Allemagne. Le restaurant
+Tombouctou est un commencement de revanche.</p>
+
+
+
+<h3><a name="UN_DUEL" id="UN_DUEL"></a>UN DUEL</h3>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<p>La guerre était finie; les Allemands occupaient la France; le pays
+palpitait comme un lutteur vaincu tombé sous le genou du vainqueur.</p>
+
+<p>De Paris affolé, affamé, désespéré, les premiers trains sortaient,
+allant aux frontières nouvelles, traversant avec lenteur les campagnes
+et les villages. Les premiers voyageurs regardaient par les portières
+les plaines ruinées et les hameaux incendiés. Devant les portes des
+maisons restées debout, des soldats prussiens, coiffés du casque noir à
+la pointe de cuivre, fumaient leur pipe, à cheval sur des chaises.
+D'autres travaillaient ou causaient comme s'ils eussent fait partie des
+familles. Quand on passait les villes, on voyait des régiments entiers
+man&#339;uvrant sur les places, et, malgré le bruit des roues, les
+commandements rauques arrivaient par instants.</p>
+
+<p>M. Dubuis, qui avait fait partie de la garde nationale de Paris pendant
+toute la durée du siège, allait rejoindre en Suisse sa femme et sa
+fille, envoyées par prudence à l'étranger, avant l'invasion.</p>
+
+<p>La famine et les fatigues n'avaient point diminué son gros ventre de
+marchand riche et pacifique. Il avait subi les événements terribles avec
+une résignation désolée et des phrases amères sur la sauvagerie des
+hommes. Maintenant qu'il gagnait la frontière, la guerre finie, il
+voyait pour la première fois des Prussiens, bien qu'il eût fait son
+devoir sur les remparts et monté bien des gardes par les nuits froides.</p>
+
+<p>Il regardait avec une terreur irritée ces hommes armés et barbus
+installés comme chez eux sur la terre de France, et il se sentait à
+l'âme une sorte de fièvre de patriotisme impuissant, en même temps que
+ce grand besoin, que cet instinct nouveau de prudence qui ne nous a plus
+quittés.</p>
+
+<p>Dans son compartiment, deux Anglais, venus pour voir, regardaient de
+leurs yeux tranquilles et curieux. Ils étaient gros aussi tous deux et
+causaient en leur langue, parcourant parfois leur guide, qu'ils lisaient
+à haute voix en cherchant à bien reconnaître les lieux indiqués.</p>
+
+<p>Tout à coup, le train s'étant arrêté à la gare d'une petite ville, un
+officier prussien monta avec son grand bruit de sabre sur le double
+marche-pied du wagon. Il était grand, serré dans son uniforme et barbu
+jusqu'aux yeux. Son poil roux semblait flamber, et ses longues
+moustaches, plus pâles, s'élançaient des deux côtés du visage, qu'elles
+coupaient en travers.</p>
+
+<p>Les Anglais aussitôt se mirent à le contempler avec des sourires de
+curiosité satisfaite, tandis que M. Dubuis faisait semblant de lire un
+journal. Il se tenait blotti dans son coin, comme un voleur en face d'un
+gendarme.</p>
+
+<p>Le train se remit en marche. Les Anglais continuaient à causer, à
+chercher les lieux précis des batailles; et soudain, comme l'un d'eux
+tendait le bras vers l'horizon en indiquant un village, l'officier
+prussien prononça en français, en étendant ses longues jambes et se
+renversant sur le dos:</p>
+
+<p>&mdash;Ché tué touze Français tans ce fillage. Ché bris plus te cent
+brisonniers.</p>
+
+<p>Les Anglais, tout à fait intéressés, demandèrent aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Aoh! comment s'appelé, cette village?</p>
+
+<p>Le Prussien répondit: «Pharsbourg.»</p>
+
+<p>Il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Ché bris ces bolissons de Français par les oreilles.</p>
+
+<p>Et il regardait M. Dubuis en riant orgueilleusement dans son poil.</p>
+
+<p>Le train roulait, traversant toujours des hameaux occupés. On voyait les
+soldats allemands le long des routes, au bord des champs, debout au coin
+des barrières, ou causant devant les cafés. Ils couvraient la terre
+comme les sauterelles d'Afrique.</p>
+
+<p>L'officier tendit la main:</p>
+
+<p>&mdash;Si c'hafrais le gommandement, ch'aurais bris Paris, et brûlé tout, et
+tué tout le monde. Blus de France!</p>
+
+<p>Les Anglais, par politesse, répondirent simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Aoh! yes.</p>
+
+<p>Il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Tans vingt ans, toute l'Europe, toute, abartiendra à nous. La Brusse
+blus forte que tous.</p>
+
+<p>Les Anglais, inquiets, ne répondaient plus. Leurs faces, devenues
+impassibles, semblaient de cire entre leurs longs favoris. Alors
+l'officier prussien se mit à rire. Et, toujours renversé sur le dos, il
+blagua. Il blaguait la France écrasée, insultait les ennemis à terre; il
+blaguait l'Autriche, vaincue naguère; il blaguait la défense acharnée
+et impuissante des départements; il blaguait les mobiles, l'artillerie
+inutile. Il annonça que Bismarck allait bâtir une ville de fer avec les
+canons capturés. Et soudain il mit ses bottes contre la cuisse de M.
+Dubuis qui détournait les yeux, rouge jusqu'aux oreilles.</p>
+
+<p>Les Anglais semblaient devenus indifférents, tout comme s'ils s'étaient
+trouvés brusquement renfermés dans leur île, loin des bruits du monde.</p>
+
+<p>L'officier tira sa pipe et, regardant fixement le Français:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'auriez bas de tabac?</p>
+
+<p>M. Dubuis répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur!</p>
+
+<p>L'Allemand reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je fous brie t'aller en acheter gand le gonvoi s'arrêtera.</p>
+
+<p>Et il se mit à rire de nouveau:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous tonnerai un bourboire.</p>
+
+<p>Le train siffla, ralentissant sa marche. On passait devant les bâtiments
+incendiés d'une gare; puis on s'arrêta tout à fait.</p>
+
+<p>L'Allemand ouvrit la portière et, prenant par le bras M. Dubuis:</p>
+
+<p>&mdash;Allez faire ma gommission, fite, fite!</p>
+
+<p>Un détachement prussien occupait la station. D'autres soldats
+regardaient, debout, le long des grilles de bois. La machine déjà
+sifflait pour repartir. Alors, brusquement, M. Dubuis s'élança sur le
+quai et, malgré les gestes du chef de gare, il se précipita dans le
+compartiment voisin.</p>
+
+<p>Il était seul! Il ouvrit son gilet, tant son c&#339;ur battait, et il
+s'essuya le front, haletant.</p>
+
+<p>Le train s'arrêta de nouveau dans une station. Et tout à coup l'officier
+parut à la portière et monta, suivi bientôt des deux Anglais que la
+curiosité poussait. L'Allemand s'assit en face du Français et, riant
+toujours:</p>
+
+<p>&mdash;Fous n'afez pas foulu faire ma gommission.</p>
+
+<p>M. Dubuis répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur!</p>
+
+<p>Le train venait de repartir.</p>
+
+<p>L'officier dit:</p>
+
+<p>&mdash;Che fais gouper fotre moustache pour bourrer ma pipe.</p>
+
+<p>Et il avança la main vers la figure de son voisin.</p>
+
+<p>Les Anglais, toujours impassibles, regardaient de leurs yeux fixes.</p>
+
+<p>Déjà, l'Allemand avait pris une pincée de poils et tirait dessus, quand
+M. Dubuis, d'un revers de main, lui releva le bras et, le saisissant au
+collet, le rejeta sur la banquette. Puis, fou de colère, les tempes
+gonflées, les yeux pleins de sang, l'étranglant toujours d'un main, il
+se mit avec l'autre, fermée, à lui taper furieusement des coups de poing
+par la figure. Le Prussien se débattait, tâchait de tirer son sabre,
+d'étreindre son adversaire couché sur lui. Mais M. Dubuis l'écrasait du
+poids énorme de son ventre, et tapait, tapait sans repos, sans prendre
+haleine, sans savoir où tombaient ses coups. Le sang coulait;
+l'Allemand, étranglé, râlait, crachait ses dents, essayait, mais en
+vain, de rejeter ce gros homme exaspéré, qui l'assommait.</p>
+
+<p>Les Anglais s'étaient levés et rapprochés pour mieux voir. Ils se
+tenaient debout, pleins de joie et de curiosité, prêts à parier pour ou
+contre chacun des combattants.</p>
+
+<p>Et soudain M. Dubuis, épuisé par un pareil effort, se releva et se
+rassit sans dire un mot.</p>
+
+<p>Le Prussien ne se jeta pas sur lui, tant il demeurait effaré, stupide
+d'étonnement et de douleur. Quand il eut repris haleine, il prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Si fous ne foulez pas me rentre raison avec le bistolet, che vous
+tuerai!</p>
+
+<p>M. Dubuis répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous voudrez. Je veux bien.</p>
+
+<p>L'Allemand reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Foici la ville de Strasbourg, che brendrai deux officiers bour
+témoins, ché le temps avant que le train rebarte.</p>
+
+<p>M. Dubuis, qui soufflait autant que la machine, dit aux Anglais:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous être mes témoins?</p>
+
+<p>Tous deux répondirent ensemble:</p>
+
+<p>&mdash;Aoh! yes!</p>
+
+<p>Et le train s'arrêta.</p>
+
+<p>En une minute, le Prussien avait trouvé deux camarades qui apportèrent
+des pistolets, et on gagna les remparts.</p>
+
+<p>Les Anglais sans cesse tiraient leur montre, pressant le pas, hâtant les
+préparatifs, inquiets de l'heure pour ne point manquer le départ.</p>
+
+<p>M. Dubuis n'avait jamais tenu un pistolet. On le plaça à vingt pas de
+son ennemi. On lui demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Êtes-vous prêt?</p>
+
+<p>En répondant «oui, monsieur!», il s'aperçut qu'un des Anglais avait
+ouvert son parapluie pour se garantir du soleil.</p>
+
+<p>Une voix commanda:</p>
+
+<p>&mdash;Feu!</p>
+
+<p>M. Dubuis tira, au hasard, sans attendre, et il aperçut avec stupeur le
+Prussien, debout en face de lui, qui chancelait, levait les bras et
+tombait raide sur le nez. Il l'avait tué.</p>
+
+<p>Un Anglais cria un «Aoh!» vibrant de joie, de curiosité satisfaite et
+d'impatience heureuse. L'autre, qui tenait toujours sa montre à la main,
+saisit M. Dubuis par le bras, et l'entraîna, au pas gymnastique, vers la
+gare.</p>
+
+<p>Le premier Anglais marquait le pas, tout en courant, les poings fermés,
+les coudes au corps.</p>
+
+<p>&mdash;Une, deux! une, deux!</p>
+
+<p>Et tous trois de front trottaient, malgré leurs ventres, comme trois
+grotesques d'un journal pour rire.</p>
+
+<p>Le train partait. Ils sautèrent dans leur voiture. Alors, les Anglais,
+ôtant leurs toques de voyage, les levèrent en les agitant, puis, trois
+fois de suite, ils crièrent.</p>
+
+<p>&mdash;Hip, hip, hip, hurrah!</p>
+
+<p>Puis ils tendirent gravement, l'un après l'autre, la main droite à M.
+Dubuis, et ils retournèrent s'asseoir côte à côte dans leur coin.</p>
+
+
+
+<h3><a name="MES_25_JOURS" id="MES_25_JOURS"></a>MES 25 JOURS</h3>
+
+<hr class="body" />
+
+
+<p>Je venais de prendre possession de ma chambre d'hôtel, case étroite,
+entre deux cloisons de papier qui laissent passer tous les bruits des
+voisins; et je commençais à ranger dans l'armoire à glace mes vêtements
+et mon linge quand j'ouvris le tiroir qui se trouve au milieu de ce
+meuble. J'aperçus aussitôt un cahier de papier roulé. L'ayant déplié, je
+l'ouvris et je lus ce titre:</p>
+
+<p class="cuisine"><i>Mes vingt-cinq jours.</i></p>
+
+<p>C'était le journal d'un baigneur, du dernier occupant de ma cabine,
+oublié là à l'heure du départ.</p>
+
+<p>Ces notes peuvent être de quelque intérêt pour les gens sages et bien
+portants qui ne quittent jamais leur demeure. C'est pour eux que je les
+transcris ici sans en changer une lettre.</p>
+
+<p class="dot">*<br />* *</p>
+
+<p class="add"><i>Châtel-Guyon, 15 juillet.</i></p>
+
+<p>Au premier coup d'&#339;il, il n'est pas gai, ce pays. Donc, je vais y passer
+vingt-cinq jours pour soigner mon foie, mon estomac et maigrir un peu.
+Les vingt-cinq jours d'un baigneur ressemblent beaucoup aux vingt-huit
+jours d'un réserviste; ils ne sont faits que de corvées, de dures
+corvées. Aujourd'hui, rien encore, je me suis installé, j'ai fait
+connaissance avec les lieux et avec le médecin. Châtel-Guyon se compose
+d'un ruisseau où coule de l'eau jaune, entre plusieurs mamelons, où sont
+plantés un casino, des maisons et des croix de pierre.</p>
+
+<p>Au bord du ruisseau, au fond du vallon, on voit un bâtiment carré
+entouré d'un petit jardin; c'est l'établissement de bains. Des gens
+tristes errent autour de cette bâtisse: les malades. Un grand silence
+règne dans les allées ombragées d'arbres, car ce n'est pas ici une
+station de plaisir, mais une vraie station de santé; on s'y soigne avec
+conviction; et on y guérit, paraît-il.</p>
+
+<p>Des gens compétents affirment même que les sources minérales y font de
+vrais miracles. Cependant aucun <i>ex-voto</i> n'est suspendu autour du
+bureau du caissier.</p>
+
+<p>De temps en temps, un monsieur ou une dame s'approche d'un kiosque,
+coiffé d'ardoises, qui abrite une femme de mine souriante et douce, et
+une source qui bouillonne dans une vasque de ciment. Pas un mot n'est
+échangé entre le malade et la gardienne de l'eau guérisseuse. Celle-ci
+tend à l'arrivant un petit verre où tremblotent des bulles d'air dans le
+liquide transparent. L'autre boit et s'éloigne d'un pas grave, pour
+reprendre sous les arbres sa promenade interrompue.</p>
+
+<p>Aucun bruit dans ce petit parc, aucun souffle d'air dans les feuilles,
+aucune voix ne passe dans ce silence. On devrait écrire à l'entrée du
+pays: «Ici on ne rit plus, on se soigne.»</p>
+
+<p>Les gens qui causent ressemblent à des muets qui ouvriraient la bouche
+pour simuler des sons, tant ils ont peur de laisser s'échapper leur
+voix.</p>
+
+<p>Dans l'hôtel, même silence. C'est un grand hôtel où l'on dîne avec
+gravité entre gens comme il faut qui n'ont rien à se dire. Leurs
+manières révèlent le savoir-vivre, et leurs visages reflètent la
+conviction d'une supériorité dont il serait peut-être difficile à
+quelques-uns de donner des preuves effectives.</p>
+
+<p>A deux heures, je fais l'ascension du Casino, petite cabane de bois
+perchée sur un monticule où l'on grimpe par des sentiers de chèvre. Mais
+la vue, de là-haut, est admirable. Châtel-Guyon se trouve placé dans un
+vallon très étroit, juste entre la plaine et la montagne. J'aperçois
+donc à gauche les premières grandes vagues des monts auvergnats couverts
+de bois, et montrant, par places, de grandes taches grises, leurs durs
+ossements de laves, car nous sommes au pied des anciens volcans. A
+droite, par l'étroite échancrure du vallon, je découvre une plaine
+infinie comme la mer noyée dans une brume bleuâtre qui laisse seulement
+deviner les villages, les villes, les champs jaunes de blé mûr et les
+carrés verts des prairies ombragés de pommiers. C'est la Limagne immense
+et plate, toujours enveloppée dans un léger voile de vapeurs.</p>
+
+<p class="top5">Le soir est venu. Et maintenant, après avoir dîné solitaire, j'écris ces
+lignes auprès de ma fenêtre ouverte. J'entends là-bas, en face, le petit
+orchestre du Casino qui joue des airs, comme un oiseau fou qui
+chanterait, tout seul, dans le désert.</p>
+
+<p>Un chien aboie de temps en temps. Ce grand calme fait du bien. Bonsoir.</p>
+
+<p class="top5"><i>16 juillet.</i>&mdash;Rien. J'ai pris un bain, plus une douche. J'ai bu trois
+verres d'eau et j'ai marché dans les allées du parc, un quart d'heure
+entre chaque verre, plus une demi-heure après le dernier. J'ai commencé
+mes vingt-cinq jours.</p>
+
+<p><i>17 juillet.</i>&mdash;Remarqué deux jolies femmes mystérieuses qui prennent
+leurs bains et leurs repas après tout le monde.</p>
+
+<p><i>18 juillet.</i>&mdash;Rien.</p>
+
+<p><i>19 juillet.</i>&mdash;Revu les deux jolies femmes. Elles ont du chic et un
+petit air je ne sais quoi qui me plaît beaucoup.</p>
+
+<p><i>20 juillet.</i>&mdash;Longue promenade dans un charmant vallon boisé jusqu'à
+l'Ermitage de Sans-Souci. Ce pays est délicieux, bien que triste, mais
+si calme, si doux, si vert. On rencontre par les chemins de montagne les
+voitures étroites chargées de foin que deux vaches traînent d'un pas
+lent, ou retiennent dans les descentes, avec un grand effort de leurs
+têtes liées ensemble. Un homme coiffé d'un grand chapeau noir les dirige
+avec une mince baguette en les touchant au flanc ou sur le front: et
+souvent d'un simple geste, d'un geste énergique et grave, il les arrête
+brusquement quand la charge trop lourde précipite leur marche dans les
+descentes trop dures.</p>
+
+<p>L'air est bon à boire dans ces vallons. Et s'il fait très chaud, la
+poussière porte une légère et vague odeur de vanille et d'étable; car
+tant de vaches passent sur ces routes qu'elles y laissent partout un peu
+d'elles. Et cette odeur est un parfum, alors qu'elle serait une
+puanteur, venue d'autres animaux.</p>
+
+<p><i>21 juillet.</i>&mdash;Excursion au vallon d'Enval. C'est une gorge étroite
+enfermée en des rochers superbes au pied même de la montagne. Un
+ruisseau coule au milieu des rocs amoncelés.</p>
+
+<p>Comme j'arrivais au fond de ce ravin, j'entendis des voix de femmes, et
+j'aperçus bientôt les deux dames mystérieuses de mon hôtel, qui
+causaient assises sur une pierre.</p>
+
+<p>L'occasion me parut bonne et je me présentai sans hésitation. Mes
+ouvertures furent reçues sans embarras. Nous avons fait route ensemble
+pour revenir. Et nous avons parlé de Paris; elles connaissent,
+paraît-il, beaucoup de gens que je connais aussi. Qui est-ce?</p>
+
+<p>Je les reverrai demain. Rien de plus amusant que ces rencontres-là.</p>
+
+<p><i>22 juillet.</i>&mdash;Journée passée presque entière avec les deux inconnues.
+Elles sont, ma foi, fort jolies, l'une brune et l'autre blonde. Elles
+se disent veuves. Hum?...</p>
+
+<p>Je leur ai proposé de les conduire à Royat demain, et elles ont accepté.</p>
+
+<p>Châtel-Guyon est moins triste que je n'avais pensé en arrivant.</p>
+
+<p><i>23 juillet.</i>&mdash;Journée passée à Royat. Royat est un pâté d'hôtels au
+fond d'une vallée, à la porte de Clermont-Ferrand. Beaucoup de monde.
+Grand parc plein de mouvement. Superbe vue du Puy-de-Dôme aperçu au bout
+d'une perspective de vallons.</p>
+
+<p>On s'occupe beaucoup de mes compagnes, ce qui me flatte. L'homme qui
+escorte une jolie femme se croit toujours coiffé d'une auréole; à plus
+forte raison celui qui passe, entre deux jolies femmes. Rien ne plaît
+autant que de dîner dans un restaurant bien fréquenté, avec une amie que
+tout le monde regarde; et rien d'ailleurs n'est plus propre à poser un
+homme dans l'estime de ses voisins.</p>
+
+<p>Aller au Bois, traîné par une rosse, ou sortir sur le boulevard, escorté
+par un laideron, sont les deux accidents les plus humiliants qui
+puissent frapper un c&#339;ur délicat, préoccupé de l'opinion des autres. De
+tous les luxes, la femme est le plus rare et le plus distingué, elle est
+celui qui coûte le plus cher, et qu'on nous envie le plus; elle est
+donc aussi celui que nous devons aimer le mieux à étaler sous les yeux
+jaloux du public.</p>
+
+<p>Montrer au monde une jolie femme à son bras, c'est exciter, d'un seul
+coup, toutes les jalousies; c'est dire:&mdash;Voyez, je suis riche, puisque
+je possède cet objet rare et coûteux; j'ai du goût, puisque j'ai su
+trouver cette perle; peut-être même en suis-je aimé, à moins que je ne
+sois trompé par elle, ce qui prouverait encore que d'autres aussi la
+jugent charmante.</p>
+
+<p>Mais quelle honte que de promener par la ville une femme laide!</p>
+
+<p>Et que de choses humiliantes cela laisse entendre!</p>
+
+<p>En principe, on la suppose votre femme légitime, car comment admettre
+qu'on possède une vilaine maîtresse? Une vraie femme peut être
+disgracieuse, mais sa laideur signifie alors mille choses désagréables
+pour vous. On vous croit d'abord notaire ou magistrat, ces deux
+professions ayant le monopole des épouses grotesques et bien dotées. Or,
+n'est-ce point pénible pour un homme? Et puis cela semble crier au
+public que vous avez l'odieux courage et même l'obligation légale de
+caresser cette face ridicule et ce corps mal bâti, et que vous aurez
+sans doute l'impudeur de rendre mère cet être peu désirable, ce qui est
+bien le comble du ridicule.</p>
+
+<p><i>24 juillet.</i>&mdash;Je ne quitte plus les deux veuves inconnues que je
+commence à bien connaître. Ce pays est délicieux et notre hôtel
+excellent. Bonne saison. Le traitement me fait un bien infini.</p>
+
+<p><i>25 juillet.</i>&mdash;Promenade en landau au lac de Tazenat. Partie exquise et
+inattendue, décidée en déjeunant. Départ brusque en sortant de table.
+Après une longue route dans les montagnes, nous apercevons soudain un
+admirable petit lac, tout rond, tout bleu, clair comme du verre, et gîté
+dans le fond d'un ancien cratère. Un côté de cette cuve immense est
+aride, l'autre est boisé. Au milieu des arbres une maisonnette où dort
+un homme aimable et spirituel, un sage qui passe ses jours dans ce lieu
+virgilien. Il nous ouvre sa demeure. Une idée me vient. Je crie: Si on
+se baignait!... «Oui, dit-on, mais... des costumes!»</p>
+
+<p>&mdash;Bah! nous sommes au désert.</p>
+
+<p>Et on se baigne&mdash;.....&mdash;!</p>
+
+<p>Si j'étais poète, comme je dirais cette vision inoubliable des corps
+jeunes et nus dans la transparence de l'eau! La côte inclinée et haute
+enferme le lac immobile, luisant et rond comme une pièce d'argent; le
+soleil y verse en pluie sa lumière chaude; et le long des rochers, la
+chair blonde glisse dans l'onde presque invisible où les nageuses
+semblent suspendues. Sur le sable du fond on voit passer l'ombre de
+leurs mouvements!</p>
+
+<p><i>26 juillet.</i>&mdash;Quelques personnes semblent voir d'un &#339;il choqué et
+mécontent mon intimité rapide avec les deux veuves.</p>
+
+<p>Il existe donc des gens ainsi constitués qu'ils s'imaginent la vie faite
+pour s'embêter. Tout ce qui paraît être amusement devient aussitôt une
+faute de savoir-vivre ou de morale. Pour eux, le devoir a des règles
+inflexibles et mortellement tristes.</p>
+
+<p>Je leur ferai observer avec humilité que le devoir n'est pas le même
+pour les Mormons, les Arabes, les Zoulous, les Anglais ou les Français.
+Et qu'il se trouve des gens fort honnêtes chez tous ces peuples.</p>
+
+<p>Je citerai un seul exemple. Au point de vue des femmes, le devoir
+anglais est fixé à neuf ans, tandis que le devoir français ne commence
+qu'à quinze ans. Quant à moi je prends un peu du devoir de chaque peuple
+et j'en fais un tout comparable à la morale du saint roi Salomon.</p>
+
+<p><i>27 juillet.</i>&mdash;Bonne nouvelle. J'ai maigri de six cent vingt grammes.
+Excellente, cette eau de Châtel-Guyon! J'emmène les veuves dîner à Riom.
+Triste ville dont l'anagramme constitue un fâcheux voisinage pour des
+sources guérisseuses: Riom, Mori.</p>
+
+<p><i>28 juillet.</i>&mdash;Patatras! Mes deux veuves ont reçu la visite de deux
+messieurs qui viennent les chercher.&mdash;Deux veufs sans doute.&mdash;Elles
+partent ce soir. Elles m'ont écrit sur un petit papier.</p>
+
+<p><i>29 juillet.</i>&mdash;Seul! Longue excursion à pied à l'ancien cratère de la
+Nachère. Vue superbe.</p>
+
+<p><i>30 juillet.</i>&mdash;Rien.&mdash;Je fais le traitement.</p>
+
+<p><i>31 juillet.</i>&mdash;Dito. Dito.</p>
+
+<p>Ce joli pays est plein de ruisseaux infects. Je signale à la
+municipalité si négligente l'abominable cloaque qui empoisonne la route
+en face du grand hôtel. On y jette tous les débris de cuisine de cet
+établissement. C'est là un bon foyer de choléra.</p>
+
+<p><i>1<sup>er</sup> août.</i>&mdash;Rien. Le traitement.</p>
+
+<p><i>2 août.</i>&mdash;Admirable promenade à Châteauneuf, station de rhumatisants où
+tout le monde boite. Rien de plus drôle que cette population de
+béquillards!</p>
+
+<p><i>3 août.</i>&mdash;Rien. Le traitement.</p>
+
+<p><i>4 août.</i>&mdash;Dito. Dito.</p>
+
+<p><i>5 août.</i>&mdash;Dito. Dito.</p>
+
+<p><i>6 août.</i>&mdash;Désespoir!... Je viens de me peser. J'ai engraissé de trois
+cent dix grammes. Mais alors?...</p>
+
+<p><i>7 août.</i>&mdash;Soixante-six kilomètres en voiture dans la montagne. Je ne
+dirai pas le nom du pays par respect pour ses femmes.</p>
+
+<p>On m'avait indiqué cette excursion comme belle et rarement faite. Après
+quatre heures de chemin, j'arrive à un village assez joli, au bord d'une
+rivière, au milieu d'un admirable bois de noyers. Je n'avais pas encore
+vu en Auvergne une forêt de noyers aussi importante.</p>
+
+<p>Elle constitue d'ailleurs toute la richesse du pays, car elle est
+plantée sur le communal. Ce communal, autrefois, n'était qu'une côte nue
+couverte de broussailles. Les autorités essayèrent en vain de le faire
+cultiver; c'est à peine s'il servait à nourrir quelques moutons.</p>
+
+<p>C'est aujourd'hui un superbe bois, grâce aux femmes, et il porte un nom
+bizarre: on le nomme «les péchés de M. le curé».</p>
+
+<p>Or, il faut dire que les femmes de la montagne ont la réputation d'être
+légères, plus légères que dans la plaine. Un garçon qui les rencontre
+leur doit au moins un baiser; et s'il ne prend pas plus, il n'est qu'un
+sot. A penser juste, cette manière de voir est la seule logique et
+raisonnable. Du moment que la femme, qu'elle soit de la ville ou des
+champs, a pour mission naturelle de plaire à l'homme, l'homme doit
+toujours lui prouver qu'elle lui plaît. S'il s'abstient de toute
+démonstration, cela signifie donc qu'il la trouve laide; c'est presque
+injurieux pour elle. Si j'étais femme, je ne recevrais pas une seconde
+fois un homme qui ne m'aurait point manqué de respect à notre première
+rencontre, car j'estimerais qu'il a manqué d'égards pour ma beauté, pour
+mon charme, et pour ma qualité de femme.</p>
+
+<p>Donc les garçons du village X... prouvaient souvent aux femmes du pays
+qu'ils les trouvaient de leur goût, et le curé ne pouvant parvenir à
+empêcher ces démonstrations aussi galantes que naturelles, résolut de
+les autoriser au profit de la prospérité générale. Il imposa donc comme
+pénitence à toute femme qui avait failli de planter un noyer sur le
+communal. Et l'on vit chaque nuit des lanternes errer comme des feux
+follets sur la colline, car les coupables ne tenaient guère à faire en
+plein jour leur pénitence.</p>
+
+<p>En deux ans il n'y eut plus de place sur les terrains appartenant au
+village; et on compte aujourd'hui plus de trois mille arbres magnifiques
+autour du clocher qui sonne les offices dans leur feuillage. Ce sont là
+les péchés de M. le curé.</p>
+
+<p>Puisqu'on cherche tant les moyens de reboiser la France,
+l'administration des forêts ne pourrait-elle s'entendre avec le clergé
+pour employer le procédé qu'inventa cet humble curé?</p>
+
+<p><i>7 août.</i>&mdash;Traitement.</p>
+
+<p><i>8 août.</i>&mdash;Je fais mes malles et mes adieux au charmant petit pays
+tranquille et silencieux, à la montagne verte, aux vallons calmes, au
+casino désert d'où l'on voit, toujours voilée de sa brume légère et
+bleuâtre, l'immense plaine de la Limagne.</p>
+
+<p>Je partirai demain matin.</p>
+
+<p class="dot">*<br />* *</p>
+
+<p>Le manuscrit s'arrêtait là. Je n'y veux rien ajouter, mes impressions
+sur le pays n'ayant pas été tout à fait les mêmes que celles de mon
+prédécesseur. Car je n'y ai pas trouvé les deux veuves!</p>
+
+
+
+<h3><a name="LA_MORTE" id="LA_MORTE"></a>LA MORTE</h3>
+
+<hr class="body" />
+
+<p>Je l'avais aimée éperdument! Pourquoi aime-t-on? Est-ce bizarre de ne
+plus voir dans le monde qu'un être, de n'avoir plus dans l'esprit qu'une
+pensée, dans le c&#339;ur qu'un désir, et dans la bouche qu'un nom: un nom
+qui monte incessamment, qui monte, comme l'eau d'une source, des
+profondeurs de l'âme, qui monte aux lèvres, et qu'on dit, qu'on redit,
+qu'on murmure sans cesse, partout, ainsi qu'une prière.</p>
+
+<p>Je ne conterai point notre histoire. L'amour n'en a qu'une, toujours la
+même. Je l'avais rencontrée et aimée. Voilà tout. Et j'avais vécu
+pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans
+son regard, dans ses robes, dans sa parole, enveloppé, lié, emprisonné
+dans tout ce qui venait d'elle, d'une façon si complète que je ne savais
+plus s'il faisait jour ou nuit, si j'étais mort ou vivant, sur la
+vieille terre ou ailleurs.</p>
+
+<p>Et voilà qu'elle mourut. Comment? Je ne sais pas, je ne sais plus.</p>
+
+<p>Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait.
+Elle toussa pendant une semaine environ et prit le lit.</p>
+
+<p>Que s'est-il passé? Je ne sais plus.</p>
+
+<p>Des médecins venaient, écrivaient, s'en allaient. On apportait des
+remèdes; une femme les lui faisait boire. Ses mains étaient chaudes, son
+front brûlant et humide, son regard brillant et triste. Je lui parlais,
+elle me répondait. Que nous sommes-nous dit? Je ne sais plus. J'ai tout
+oublié, tout, tout! Elle mourut, je me rappelle très bien son petit
+soupir, son petit soupir si faible, le dernier. La garde dit: «Ah!» Je
+compris, je compris!</p>
+
+<p>Je n'ai plus rien su. Rien. Je vis un prêtre qui prononça ce mot: «Votre
+maîtresse». Il me sembla qu'il l'insultait. Puisqu'elle était morte on
+n'avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai. Un autre vint qui
+fut très bon, très doux. Je pleurai quand il me parla d'elle.</p>
+
+<p>On me consulta sur mille choses pour l'enterrement. Je ne sais plus. Je
+me rappelle cependant très bien le cercueil, les coups de marteau quand
+on la cloua dedans. Ah! mon Dieu!</p>
+
+<p>Elle fut enterrée! Enterrée! Elle! dans ce trou! Quelques personnes
+étaient venues, des amies. Je me sauvai. Je courus. Je marchai longtemps
+à travers des rues. Puis je rentrai chez moi. Le lendemain je partis
+pour un voyage.</p>
+
+<p class="top5">Hier, je suis rentré à Paris.</p>
+
+<p>Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles, toute
+cette maison où était resté tout ce qui reste de la vie d'un être après
+sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent que je faillis
+ouvrir la fenêtre et me jeter dans la rue. Ne pouvant plus demeurer au
+milieu de ces choses, de ces murs qui l'avaient enfermée, abritée, et
+qui devaient garder dans leurs imperceptibles fissures mille atomes
+d'elle, de sa chair et de son souffle, je pris mon chapeau, afin de me
+sauver. Tout à coup, au moment d'atteindre la porte, je passai devant la
+grande glace du vestibule qu'elle avait fait poser là pour se voir, des
+pieds à la tête, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toilette
+allait bien, était correcte et jolie, des bottines à la coiffure.</p>
+
+<p>Et je m'arrêtai net en face de ce miroir qui l'avait si souvent
+reflétée. Si souvent, si souvent, qu'il avait dû garder aussi son image.</p>
+
+<p>J'étais là debout, frémissant, les yeux fixés sur le verre, sur le verre
+plat, profond, vide, mais qui l'avait contenue tout entière, possédée
+autant que moi, autant que mon regard passionné. Il me sembla que
+j'aimais cette glace,&mdash;je la touchai,&mdash;elle était froide! Oh! le
+souvenir! le souvenir! miroir douloureux, miroir brûlant, miroir vivant,
+miroir horrible, qui fait souffrir toutes les tortures! Heureux les
+hommes dont le c&#339;ur, comme une glace où glissent et s'effacent les
+reflets, oublie tout ce qu'il a contenu, tout ce qui a passé devant lui,
+tout ce qui s'est contemplé, miré, dans son affection, dans son amour!
+Comme je souffre!</p>
+
+<p>Je sortis et, malgré moi, sans savoir, sans le vouloir, j'allai vers le
+cimetière. Je trouvai sa tombe toute simple, une croix de marbre avec
+ces quelques mots:</p>
+
+<p>«Elle aima, fut aimée, et mourut.»</p>
+
+<p>Elle était là, là-dessous, pourrie! Quelle horreur! Je sanglotais, le
+front sur le sol.</p>
+
+<p>J'y restai longtemps, longtemps. Puis je m'aperçus que le soir venait.
+Alors un désir bizarre, fou, un désir d'amant désespéré s'empara de moi.
+Je voulus passer la nuit près d'elle, dernière nuit, à pleurer sur sa
+tombe. Mais on me verrait, on me chasserait. Comment faire? Je fus
+rusé. Je me levai et me mis à errer dans cette ville des disparus.
+J'allais, j'allais. Comme elle est petite cette ville à côté de l'autre,
+celle où l'on vit! Et pourtant comme ils sont plus nombreux que les
+vivants, ces morts! Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de
+place, pour les quatre générations qui regardent le jour en même temps,
+boivent l'eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain des
+plaines.</p>
+
+<p>Et pour toutes les générations des morts, pour toute l'échelle de
+l'humanité descendue jusqu'à nous, presque rien, un champ, presque rien!
+La terre les reprend, l'oubli les efface. Adieu!</p>
+
+<p>Au bout du cimetière habité, j'aperçus tout à coup le cimetière
+abandonné, celui où les vieux défunts achèvent de se mêler au sol, où
+les croix elles-mêmes pourrissent, où l'on mettra demain les derniers
+venus. Il est plein de roses libres, de cyprès vigoureux et noirs, un
+jardin triste et superbe, nourri de chair humaine.</p>
+
+<p>J'étais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Je m'y cachai
+tout entier, entre ces branches grasses et sombres.</p>
+
+<p>Et j'attendis, cramponné au tronc comme un naufragé sur une épave.</p>
+
+<p>Quand la nuit fut noire, très noire, je quittai mon refuge et me mis à
+marcher doucement, à pas lents, à pas sourds, sur cette terre pleine de
+morts.</p>
+
+<p>J'errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvais pas. Les
+bras étendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes mains, avec
+mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avec ma tête elle-même,
+j'allais sans la trouver. Je touchais, je palpais comme un aveugle qui
+cherche sa route, je palpais des pierres, des croix, des grilles de fer,
+des couronnes de verre, des couronnes de fleurs fanées! Je lisais les
+noms avec mes doigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit!
+quelle nuit! Je ne la retrouvais pas!</p>
+
+<p>Pas de lune! Quelle nuit! J'avais peur, une peur affreuse dans ces
+étroits sentiers, entre deux lignes de tombes! Des tombes! des tombes!
+des tombes! Toujours des tombes! A droite, à gauche, devant moi, autour
+de moi, partout, des tombes! Je m'assis sur une d'elles, car je ne
+pouvais plus marcher tant mes genoux fléchissaient. J'entendais battre
+mon c&#339;ur! Et j'entendais autre chose aussi! Quoi? un bruit confus
+innommable! Était-ce dans ma tête affolée, dans la nuit impénétrable, ou
+sous la terre mystérieuse, sous la terre ensemencée de cadavres humains,
+ce bruit? Je regardais autour de moi!</p>
+
+<p>Combien de temps suis-je resté là? Je ne sais pas. J'étais paralysé par
+la terreur, j'étais ivre d'épouvante, prêt à hurler, prêt à mourir.</p>
+
+<p>Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquelle j'étais
+assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l'eût soulevée. D'un
+bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis, oui, je vis la pierre
+que je venais de quitter se dresser toute droite; et le mort apparut, un
+squelette nu qui, de son dos courbé, la rejetait. Je voyais très bien,
+quoique la nuit fût profonde. Sur la croix je pus lire:</p>
+
+<p>«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il
+aimait les siens, fut honnête et bon, et mourut dans la paix du
+Seigneur.»</p>
+
+<p class="top5">Maintenant le mort aussi lisait les choses écrites sur son tombeau. Puis
+il ramassa une pierre dans le chemin, une petite pierre aiguë, et se mit
+à les gratter avec soin, ces choses. Il les effaça tout à fait,
+lentement, regardant de ses yeux vides la place où tout à l'heure elles
+étaient gravées; et, du bout de l'os qui avait été son index, il écrivit
+en lettres lumineuses comme ces lignes qu'on trace aux murs avec le bout
+d'une allumette:</p>
+
+<p class="top5">«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il
+hâta par ses duretés la mort de son père dont il désirait hériter, il
+tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa ses voisins, vola quand
+il le put et mourut misérable.»</p>
+
+<p class="top5">Quand il eut achevé d'écrire, le mort immobile contempla son &#339;uvre. Et
+je m'aperçus, en me retournant, que toutes les tombes étaient ouvertes,
+que tous les cadavres en étaient sortis, que tous avaient effacé les
+mensonges inscrits par les parents sur la pierre funéraire, pour y
+rétablir la vérité.</p>
+
+<p>Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leurs proches,
+haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs,
+envieux, qu'ils avaient volé, trompé, accompli tous les actes honteux,
+tous les actes abominables, ces bons pères, ces épouses fidèles, ces
+fils dévoués, ces jeunes filles chastes, ces commerçants probes, ces
+hommes et ces femmes dits irréprochables.</p>
+
+<p>Ils écrivaient tous en même temps, sur le seuil de leur demeure
+éternelle, la cruelle, la terrible et sainte vérité que tout le monde
+ignore ou feint d'ignorer sur la terre.</p>
+
+<p>Je pensai qu'<i>elle</i> aussi avait dû la tracer sur sa tombe. Et sans peur
+maintenant, courant au milieu des cercueils entr'ouverts, au milieu des
+cadavres, au milieu des squelettes, j'allai vers elle, sûr que je la
+trouverais aussitôt.</p>
+
+<p>Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppé du suaire.</p>
+
+<p>Et sur la croix de marbre où tout à l'heure j'avais lu:</p>
+
+<p>«Elle aima, fut aimée, et mourut.»</p>
+
+<p>J'aperçus:</p>
+
+<p>«Étant sortie un jour pour tromper son amant elle eut froid sous la
+pluie, et mourut.»</p>
+
+<p class="point">Il paraît qu'on me ramassa, inanimé, au jour levant, auprès d'une
+tombe.</p>
+
+<p class="c top15">Saint Denis.&mdash;Imp. V<sup>e</sup> BOUILLANT et J. DARDAILLON</p>
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La Femme de Paul, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DE PAUL ***
+
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+Produced by Hélène de Mink, Chuck Greif and the Online
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+file was produced from images generously made available
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+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+
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+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
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+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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