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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 19:54:03 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La Femme de Paul + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: December 2, 2009 [EBook #30587] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DE PAUL *** + + + + +Produced by Hélène de Mink, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +La Femme de Paul + +_Å’UVRES COMPLÈTES ILLUSTRÉES_ + +DE + +GUY DE MAUPASSANT + +ÉDITION DE LUXE + +(_Voir Catalogue à la fin du volume._) + + + + +GUY DE MAUPASSANT + +La Femme de Paul + + LA FEMME DE PAUL.--LES BIJOUX. + UN NORMAND.--AU BOIS.--LE LOUP.--UN FILS. + CORRESPONDANCE.--LUI. + TOMBOUCTOU.--UN DUEL.--MES 25 JOURS. + LA MORTE. + +PARIS + +_Société d'Éditions Littéraires et Artistiques_ + +LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF + +50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50 + +Tous droits réservés. + + + + +TABLE DES MATIÈRES. + + +La Femme de Paul. + +Les Bijoux. + +Un Normand. + +Au Bois. + +Le Loup. + +Un Fils. + +Correspondance. + +Lui? + +Tombouctou. + +Un Duel. + +Mes 25 jours. + +La Morte. + + + + +La Femme de Paul + + +Le restaurant Grillon, ce phalanstère des canotiers, se vidait +lentement. C'était, devant la porte, un tumulte de cris, d'appels; et +les grands gaillards en maillot blanc gesticulaient avec des avirons sur +l'épaule. + +Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avec +précaution dans les yoles, et s'asseyant à la barre, disposaient leurs +robes, tandis que le maître de l'établissement, un fort garçon à barbe +rousse, d'une vigueur célèbre, donnait la main aux belles-petites en +maintenant d'aplomb les frêles embarcations. + +Les rameurs prenaient place à leur tour, bras nus et la poitrine bombée, +posant pour la galerie, une galerie composée de bourgeois endimanchés, +d'ouvriers et de soldats accoudés sur la balustrade du pont et très +attentifs à ce spectacle. + +Les bateaux, un à un, se détachaient du ponton. Les tireurs se +penchaient en avant, puis se renversaient d'un mouvement régulier; et, +sous l'impulsion des longues rames recourbées, les yoles rapides +glissaient sur la rivière, s'éloignaient, diminuaient, disparaissaient +enfin sous l'autre pont, celui du chemin de fer, en descendant vers la +_Grenouillère_. + +Un couple seul était resté. Le jeune homme, presque imberbe encore, +mince, le visage pâle, tenait par la taille sa maîtresse, une petite +brune maigre avec des allures de sauterelle; et ils se regardaient +parfois au fond des yeux. + +Le patron cria:--«Allons, monsieur Paul, dépêchez-vous.» Et ils +s'approchèrent. + +De tous les clients de la maison, M. Paul était le plus aimé et le plus +respecté. Il payait bien et régulièrement, tandis que les autres se +faisaient longtemps tirer l'oreille, à moins qu'ils ne disparussent, +insolvables. Puis il constituait pour l'établissement une sorte de +réclame vivante, car son père était sénateur. Et quand un étranger +demandait:--«Qui est-ce donc ce petit-là , qui en tient si fort pour sa +donzelle?» quelque habitué répondait à mi-voix, d'un air important et +mystérieux:--C'est Paul Baron, vous savez? le fils du sénateur.»--Et +l'autre, invariablement, ne pouvait s'empêcher de dire:--«Le pauvre +diable! il n'est pas à moitié pincé.» + +La mère Grillon, une brave femme, entendue au commerce, appelait le +jeune homme et sa compagne: «ses deux tourtereaux», et semblait tout +attendrie par cet amour avantageux pour sa maison. + +Le couple s'en venait à petits pas; la yole _Madeleine_ était prête; +mais, au moment de monter dedans, ils s'embrassèrent, ce qui fit rire le +public amassé sur le pont. Et M. Paul, prenant ses rames, partit aussi +pour la Grenouillère. + +Quand ils arrivèrent, il allait être trois heures, et le grand café +flottant regorgeait de monde. + +L'immense radeau, couvert d'un toit goudronné que supportent des +colonnes de bois, est relié à l'île charmante de Croissy par deux +passerelles dont l'une pénètre au milieu de cet établissement aquatique, +tandis que l'autre en fait communiquer l'extrémité avec un îlot +minuscule planté d'un arbre et surnommé le «Pot-à -Fleurs» et, de là , +gagne la terre auprès du bureau des bains. + +M. Paul attacha son embarcation le long de l'établissement, il escalada +la balustrade du café, puis, prenant les mains de sa maîtresse, il +l'enleva, et tous deux s'assirent au bout d'une table, face à face. + +De l'autre côté du fleuve, sur le chemin de halage, une longue file +d'équipages s'alignait. Les fiacres alternaient avec de fines voitures +de gommeux: les uns lourds, au ventre énorme, écrasant les ressorts, +attelés d'une rosse au cou tombant, aux genoux cassés; les autres +sveltes, élancées sur des roues minces, avec des chevaux aux jambes +grêles et tendues, au cou dressé, au mors neigeux d'écume, tandis que le +cocher, gourmé dans sa livrée, la tête raide en son grand col, demeurait +les reins inflexibles et le fouet posé sur un genou. + +La berge était couverte de gens qui s'en venaient par familles, ou par +bandes, ou deux par deux, ou solitaires. Ils arrachaient des brins +d'herbe, descendaient jusqu'à l'eau, remontaient sur le chemin, et tous, +arrivés au même endroit, s'arrêtaient, attendant le passeur. Le lourd +bachot allait sans fin d'une rive à l'autre, déchargeant dans l'île ses +voyageurs. + +Le bras de la rivière (qu'on appelle le bras mort), sur lequel donne ce +ponton à consommations, semblait dormir, tant le courant était faible. +Des flottes de yoles, de skifs, de périssoires, de podoscaphes, de gigs, +d'embarcations de toute forme et de toute nature, filaient sur l'onde +immobile, se croisant, se mêlant, s'abordant, s'arrêtant brusquement +d'une secousse des bras pour s'élancer de nouveau sous une brusque +tension des muscles, et glisser vivement comme de longs poissons jaunes +ou rouges. + +Il en arrivait d'autres sans cesse: les unes de Chatou, en amont; les +autres de Bougival, en aval; et des rires allaient sur l'eau d'une +barque à l'autre, des appels, des interpellations ou des engueulades. +Les canotiers exposaient à l'ardeur du jour la chair brunie et bosselée +de leurs biceps; et, pareilles à des fleurs étranges, à des fleurs qui +nageraient, les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des +barreuses s'épanouissaient à l'arrière des canots. + +Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel; l'air semblait plein +d'une gaieté brûlante; aucun frisson de brise ne remuait les feuilles +des saules et des peupliers. + +Là -bas, en face, l'inévitable Mont-Valérien étageait dans la lumière +crue ses talus fortifiés; tandis qu'à droite, l'adorable coteau de +Louveciennes, tournant avec le fleuve, s'arrondissait en demi-cercle, +laissant passer par places, à travers la verdure puissante et sombre +des grands jardins, les blanches murailles des maisons de campagne. + +Aux abords de la Grenouillère, une foule de promeneurs circulait sous +les arbres géants qui font de ce coin d'île le plus délicieux parc du +monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seins démesurément +rebondis, à la croupe exagérée, au teint plâtré de fard, aux yeux +charbonnés, aux lèvres sanguinolentes, lacées, sanglées en des robes +extravagantes, traînaient sur les frais gazons le mauvais goût criard de +leurs toilettes; tandis qu'à côté d'elles des jeunes gens posaient en +leurs accoutrements de gravures de modes, avec des gants clairs, des +bottes vernies, des badines grosses comme un fil et des monocles +ponctuant la niaiserie de leur sourire. + +L'île est étranglée juste à la Grenouillère, et sur l'autre bord, où un +bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens de Croissy, le bras +rapide, plein de tourbillons, de remous, d'écume, roule avec des allures +de torrent. Un détachement de pontonniers, en uniforme d'artilleurs, est +campé sur cette berge, et les soldats, assis en ligne sur une longue +poutre, regardaient couler l'eau. + +Dans l'établissement flottant, c'était une cohue furieuse et hurlante. +Les tables de bois, où les consommations répandues faisaient de minces +ruisseaux poisseux, étaient couvertes de verres à moitié vides et +entourées de gens à moitié gris. Toute cette foule criait, chantait, +braillait. Les hommes, le chapeau en arrière, la face rougie, avec des +yeux luisants d'ivrognes, s'agitaient en vociférant par un besoin de +tapage naturel aux brutes, les femmes, cherchant une proie pour le soir, +se faisaient payer à boire en attendant; et, dans l'espace libre entre +les tables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon de +canotiers _chahuteurs_ avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle. + +Un d'eux se démenait au piano et semblait jouer des pieds et des mains; +quatre couples bondissaient un quadrille; et des jeunes gens les +regardaient, élégants, corrects, qui auraient semblé comme il faut si la +tare, malgré tout, n'eût apparu. + +Car on sent là , à pleines narines, toute l'écume du monde, toute la +crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne: +mélange de calicots, de cabotins, d'infimes journalistes, de +gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés, +de vieux viveurs pourris; cohue interlope de tous les êtres suspects, à +moitié connus, à moitié perdus, à moitié salués, à moitié déshonorés, +filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d'industrie à l'allure +digne, à l'air matamore qui semble dire: «Le premier qui me traite de +gredin, je le crève.» + +Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar. +Mâles et femelles s'y valent. Il y flotte une odeur d'amour, et l'on s'y +bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des réputations +vermoulues que les coups d'épée et les balles de pistolet ne font que +crever davantage. + +Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaque dimanche; +quelques jeunes gens, très jeunes, y apparaissent chaque année, +apprenant à vivre. Des promeneurs, flânant, s'y montrent; quelques naïfs +s'y égarent. + +C'est, avec raison, nommé la _Grenouillère_. A côté du radeau couvert où +l'on boit, et tout près du «Pot-à -Fleurs», on se baigne. Celles des +femmes dont les rondeurs sont suffisantes viennent là montrer à nu leur +étalage et faire le client. Les autres, dédaigneuses, bien qu'amplifiées +par le coton, étayées de ressorts, redressées par-ci, modifiées par-là , +regardent d'un air méprisant barboter leurs sÅ“urs. + +Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquer leur +tête. Ils sont longs comme des échalas, ronds comme des citrouilles, +noueux comme des branches d'olivier, courbés en avant ou rejetés en +arrière par l'ampleur du ventre, et, invariablement laids, ils sautent +dans l'eau qui rejaillit jusque sur les buveurs du café. + +Malgré les arbres immenses penchés sur la maison flottante et malgré le +voisinage de l'eau, une chaleur suffocante emplissait ce lieu. Les +émanations des liqueurs répandues se mêlaient à l'odeur des corps et à +celle des parfums violents dont la peau des marchandes d'amour est +pénétrée et qui s'évaporaient dans cette fournaise. Mais sous toutes ces +senteurs diverses flottait un arôme léger de poudre de riz qui parfois +disparaissait, reparaissait, qu'on retrouvait toujours comme si quelque +main cachée avait secoué dans l'air une houppe invisible. + +Le spectacle était sur le fleuve, où le va-et-vient incessant des +barques tirait les yeux. Les canotières s'étalaient dans leur fauteuil +en face de leurs mâles aux forts poignets, et elles considéraient avec +mépris les quêteuses de dîners rôdant par l'île. + +Quelquefois, quand une équipe lancée passait à toute vitesse, les amis +descendus à terre poussaient des cris, et tout le public subitement pris +de folie, se mettait à hurler. + +Au coude de la rivière, vers Chatou, se montraient sans cesse des +barques nouvelles. Elles approchaient, grandissaient, et, à mesure qu'on +reconnaissait les visages, d'autres vociférations partaient. + +Un canot couvert d'une tente et monté par quatre femmes descendait +lentement le courant. Celle qui ramait était petite, maigre, fanée, +vêtue d'un costume de mousse avec ses cheveux relevés sous un chapeau +ciré. En face d'elle, une grosse blondasse habillée en homme, avec un +veston de flanelle blanche, se tenait couchée sur le dos au fond du +bateau, les jambes en l'air sur le banc des deux côtés de la rameuse, et +elle fumait une cigarette, tandis qu'à chaque effort des avirons sa +poitrine et son ventre frémissaient, ballottés par la secousse. Tout à +l'arrière, sous la tente, deux belles filles grandes et minces, l'une +brune et l'autre blonde, se tenaient par la taille en regardant sans +cesse leurs compagnes. + +Un cri partit de la Grenouillère: «V'là Lesbos!» et, tout à coup, ce fut +une clameur furieuse; une bousculade effrayante eut lieu; les verres +tombaient; on montait sur les tables; tous, dans un délire de bruit, +vociféraient: «Lesbos! Lesbos! Lesbos!» Le cri roulait, devenait +indistinct, ne formait plus qu'une sorte de hurlement effroyable, puis, +soudain, il semblait s'élancer de nouveau, monter par l'espace, couvrir +la plaine, emplir le feuillage épais des grands arbres, s'étendre aux +lointains coteaux, aller jusqu'au soleil. + +La rameuse, devant cette ovation, s'était arrêtée, tranquillement. La +grosse blonde étendue au fond du canot tourna la tête d'un air +nonchalant, se soulevant sur les coudes; et les deux belles filles, à +l'arrière, se mirent à rire en saluant la foule. + +Alors la vocifération redoubla, faisant trembler l'établissement +flottant. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes agitaient leurs +mouchoirs, et toutes les voix, aiguës ou graves, criaient ensemble: +«Lesbos!» On eût dit que ce peuple, ce ramassis de corrompus, saluait un +chef, comme ces escadres qui tirent le canon quand un amiral passe sur +leur front. + +La flotte nombreuse des barques acclamait aussi le canot des femmes, qui +repartit de son allure somnolente pour aborder un peu plus loin. + +M. Paul, au contraire des autres, avait tiré une clef de sa poche, et, +de toute sa force, il sifflait. Sa maîtresse, nerveuse, pâlie encore, +lui tenait le bras pour le faire taire et elle le regardait cette fois +avec une rage dans les yeux. Mais lui, semblait exaspéré, comme soulevé +par une jalousie d'homme, par une fureur profonde, instinctive, +désordonnée. Il balbutia, les lèvres tremblantes d'indignation: + +--C'est honteux! on devrait les noyer comme des chiennes avec une pierre +au cou. + +Mais Madeleine, brusquement, s'emporta; sa petite voix aigre devint +sifflante, et elle parlait avec volubilité, comme pour plaider sa propre +cause: + +--Est-ce que ça te regarde, toi? Sont-elles pas libres de faire ce +qu'elles veulent, puisqu'elles ne doivent rien à personne? Fiche-nous la +paix avec tes manières et mêle-toi de tes affaires... + +Mais il lui coupa la parole. + +--C'est la police que ça regarde, et je les ferai flanquer à +Saint-Lazare, moi! + +Elle eut un soubresaut: + +--Toi? + +--Oui, moi! Et, en attendant, je te défends de leur parler, tu entends, +je te le défends. + +Alors elle haussa les épaules, et calmée tout à coup: + +--Mon petit, je ferai ce qui me plaira; si tu n'es pas content, file, et +tout de suite. Je ne suis pas ta femme, n'est-ce pas? Alors tais-toi. + +Il ne répondit pas et ils restèrent face à face, avec la bouche crispée +et la respiration rapide. + +A l'autre bout du grand café de bois, les quatre femmes faisaient leur +entrée. Les deux costumées en hommes marchaient devant: l'une maigre, +pareille à un garçonnet vieillot avec des teintes jaunes sur les tempes; +l'autre, emplissant de sa graisse ses vêtements de flanelle blanche, +bombant de sa croupe le large pantalon, se balançant comme une oie +grasse, ayant les cuisses énormes et les genoux rentrés. Leurs deux +amies les suivaient et la foule des canotiers venait leur serrer les +mains. + +Elles avaient loué toutes les quatre un petit chalet au bord de l'eau, +et elles vivaient là , comme auraient vécu deux ménages. + +Leur vice était public, officiel, patent. On en parlait comme d'une +chose naturelle, qui les rendait presque sympathiques, et l'on +chuchotait tout bas des histoires étranges, des drames nés de furieuses +jalousies féminines, et des visites secrètes de femmes connues, +d'actrices, à la petite maison du bord de l'eau. + +Un voisin, révolté de ces bruits scandaleux, avait prévenu la +gendarmerie, et le brigadier, suivi d'un homme, était venu faire une +enquête. La mission était délicate; on ne pouvait, en somme, rien +reprocher à ces femmes, qui ne se livraient point à la prostitution. Le +brigadier, fort perplexe, ignorant même à peu près la nature des délits +soupçonnés, avait interrogé à l'aventure, et fait un rapport monumental +concluant à l'innocence. + +On en avait ri jusqu'à Saint-Germain. + +Elles traversaient à petits pas, comme des reines, l'établissement de la +Grenouillère; et elles semblaient fières de leur célébrité, heureuses +des regards fixés sur elles, supérieures à cette foule, à cette tourbe, +à cette plèbe. + +Madeleine et son amant les regardaient venir, et dans l'Å“il de la fille +une flamme s'allumait. + +Lorsque les deux premières furent au bout de la table, Madeleine +cria:--«Pauline!» La grosse se retourna, s'arrêta, tenant toujours le +bras de son moussaillon femelle: + +--Tiens! Madeleine... Viens donc me parler, ma chérie. + +Paul crispa ses doigts sur le poignet de sa maîtresse; mais elle lui dit +d'un tel air:--«Tu sais, mon p'tit, tu peux filer,» qu'il se tut et +resta seul. + +Alors elles causèrent tout bas, debout, toutes les trois. Des gaietés +heureuses passaient sur leurs lèvres; elles parlaient vite; et Pauline, +par instants, regardait Paul à la dérobée avec un sourire narquois et +méchant. + +A la fin, n'y tenant plus, il se leva soudain et fut près d'elles d'un +élan tremblant de tous ses membres. Il saisit Madeleine par les +épaules:--«Viens, je le veux, dit-il, je t'ai défendu de parler à ces +gueuses.» + +Mais Pauline éleva la voix et se mit à l'engueuler avec son répertoire +de poissarde. On riait alentour; on s'approchait; on se haussait sur le +bout des pieds afin de mieux voir. Et lui restait interdit sous cette +pluie d'injures fangeuses; il lui semblait que les mots sortant de cette +bouche et tombant sur lui le salissaient comme des ordures, et, devant +le scandale qui commençait, il recula, retourna sur ses pas, et +s'accouda sur la balustrade vers le fleuve, le dos tourné aux trois +femmes victorieuses. + +Il resta là , regardant l'eau, et parfois, avec un geste rapide, comme +s'il l'eût arrachée, il enlevait d'un doigt nerveux une larme formée au +coin de son Å“il. + +C'est qu'il aimait éperdument, sans savoir pourquoi, malgré ses +instincts délicats, malgré sa raison, malgré sa volonté même. Il était +tombé dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux. D'une nature +attendrie et fine, il avait rêvé des liaisons exquises, idéales et +passionnées; et voilà que ce petit criquet de femme, bête, comme toutes +les filles, d'une bêtise exaspérante, pas jolie même, maigre et rageuse, +l'avait pris, captivé, possédé des pieds à la tête, corps et âme. Il +subissait cet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant, +cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait +d'où, du démon de la chair, et qui jette l'homme le plus sensé aux pieds +d'une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal +et souverain. + +Et là , derrière son dos, il sentait qu'une chose infâme s'apprêtait. Des +rires lui entraient au cÅ“ur. Que faire? Il le savait bien, mais ne le +pouvait pas. + +Il regardait fixement, sur la berge en face, un pêcheur à la ligne +immobile. + +Soudain le bonhomme enleva brusquement du fleuve un petit poisson +d'argent qui frétillait au bout du fil. Puis il essaya de retirer son +hameçon, le tordit, le tourna, mais en vain; alors, pris d'impatience, +il se mit à tirer, et tout le gosier saignant de la bête sortit avec un +paquet d'entrailles. Et Paul frémit, déchiré lui-même jusqu'au cÅ“ur; il +lui sembla que cet hameçon c'était son amour, et que, s'il fallait +l'arracher, tout ce qu'il avait dans la poitrine sortirait ainsi au bout +d'un fer recourbé, accroché au fond de lui, et dont Madeleine tenait le +fil. + +Une main se posa sur son épaule; il eut un sursaut, se tourna; sa +maîtresse était à son côté. Ils ne se parlèrent pas; et elle s'accouda +comme lui à la balustrade, les yeux fixés sur la rivière. + +Il cherchait ce qu'il devait dire, et ne trouvait rien. Il ne parvenait +même pas à démêler ce qui se passait en lui; tout ce qu'il éprouvait, +c'était une joie de la sentir là , près de lui, revenue, et une lâcheté +honteuse, un besoin de pardonner tout, de tout permettre pourvu qu'elle +ne le quittât point. + +Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d'une voix très +douce:--«Veux-tu que nous nous en allions? il ferait meilleur dans le +bateau.» + +Elle répondit:--«Oui, mon chat.» + +Et il l'aida à descendre dans la yole, la soutenant, lui serrant les +mains, tout attendri, avec quelques larmes encore dans les yeux. Alors +elle le regarda en souriant et ils s'embrassèrent de nouveau. + +Ils remontèrent le fleuve tout doucement, longeant la rive plantée de +saules, couverte d'herbes, baignée et tranquille dans la tiédeur de +l'après-midi. + +Lorsqu'ils furent revenus au restaurant Grillon, il était à peine six +heures; alors, laissant leur yole, ils partirent à pied dans l'île, vers +Bezons, à travers les prairies, le long des hauts peupliers qui bordent +le fleuve. + +Les grands foins, prêts à être fauchés, étaient remplis de fleurs. Le +soleil qui baissait étalait dessus une nappe de lumière rousse, et, dans +la chaleur adoucie du jour finissant, les flottantes exhalaisons de +l'herbe se mêlaient aux humides senteurs du fleuve, imprégnaient l'air +d'une langueur tendre, d'un bonheur léger, comme d'une vapeur de +bien-être. + +Une molle défaillance venait aux cÅ“urs et une espèce de communion avec +cette splendeur calme du soir, avec ce vague et mystérieux frisson de +vie épandue, avec cette poésie pénétrante, mélancolique, qui semblait +sortir des plantes, des choses, s'épanouir, révélée aux sens en cette +heure douce et recueillie. + +Il sentait tout cela, lui; mais elle ne le comprenait pas, elle. Ils +marchaient côte à côte; et soudain, lasse de se taire, elle chanta. Elle +chanta de sa voix aigrelette et fausse quelque chose qui courait dans +les rues, un air traînant dans les mémoires, qui déchira brusquement la +profonde et sereine harmonie du soir. + +Alors il la regarda, et il sentit entre eux un infranchissable abîme. +Elle battait les herbes de son ombrelle, la tête un peu baissée, +contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons, essayant des +roulades, osant des trilles. + +Son petit front, étroit, qu'il aimait tant, était donc vide, vide! Il +n'y avait là -dedans que cette musique de serinette; et les pensées qui +s'y formaient par hasard étaient pareilles à cette musique. Elle ne +comprenait rien de lui; ils étaient plus séparés que s'ils ne vivaient +pas ensemble. Ses baisers n'allaient donc jamais plus loin que les +lèvres? + +Alors elle releva les yeux vers lui et sourit encore. Il fut remué +jusqu'aux moelles, et, ouvrant les bras, dans un redoublement d'amour, +il l'étreignit passionnément. + +Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se dégager, en murmurant +par compensation:--«Va, je t'aime bien, mon chat.» + +Mais il la saisit par la taille, et, pris de folie, l'entraîna en +courant; et il l'embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou, en +sautant d'allégresse. Ils s'abattirent, haletants, au pied d'un buisson +incendié par les rayons du soleil couchant, et, avant d'avoir repris +haleine, ils s'unirent, sans qu'elle comprît son exaltation. + +Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, à travers les +arbres, ils aperçurent sur la rivière le canot monté par les quatre +femmes. La grosse Pauline aussi les vit, car elle se redressa, envoyant +à Madeleine des baisers. Puis elle cria: + +--«A ce soir!» + +Madeleine répondit:--«A ce soir!» + +Paul crut sentir soudain son cÅ“ur enveloppé de glace. + +Et ils rentrèrent pour dîner. + +Ils s'installèrent sous une des tonnelles au bord de l'eau et se mirent +à manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta une bougie, +enfermée dans un globe de verre, qui les éclairait d'une lueur faible et +vacillante: et l'on entendait à tout moment les explosions de cris des +canotiers dans la grande salle du premier. + +Vers le dessert, Paul, prenant tendrement la main de Madeleine, lui +dit:--«Je me sens très fatigué, ma mignonne; si tu veux, nous nous +coucherons de bonne heure.» + +Mais elle avait compris la ruse, et elle lui lança ce regard +énigmatique, ce regard à perfidies qui apparaît si vite au fond de l'Å“il +de la femme. Puis, après avoir réfléchi, elle répondit:--«Tu te +coucheras si tu veux, moi j'ai promis d'aller au bal de la +Grenouillère.» + +Il eut un sourire lamentable, un de ces sourires dont on voile les plus +horribles souffrances, mais il répondit d'un ton caressant et +navré:--«Si tu étais bien gentille, nous resterions tous les deux.» Elle +fit «non» de la tête sans ouvrir la bouche. Il insista:--«T'en prie! ma +bichette.» Alors elle rompit brusquement:--«Tu sais ce que je t'ai dit. +Si tu n'es pas content, la porte est ouverte. On ne te retient pas. +Quant à moi, j'ai promis: j'irai.» + +Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans ses mains, +et resta là , rêvant douloureusement. + +Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ils repartaient dans +leurs yoles pour le bal de la Grenouillère. + +Madeleine dit à Paul:--«Si tu ne viens pas, décide-toi, je demanderai à +un de ces messieurs de me conduire.» + +Paul se leva:--«Allons!» murmura-t-il. + +Et ils partirent. + +La nuit était noire, pleine d'astres, parcourue par une haleine +embrasée, par un souffle pesant, chargé d'ardeurs, de fermentations, de +germes vifs qui, mêlés à la brise, l'alentissaient. Elle promenait sur +les visages une caresse chaude, faisait respirer plus vite, haleter un +peu, tant elle semblait épaissie et lourde. + +Les yoles se mettaient en route, portant à l'avant une lanterne +vénitienne. On ne distinguait point les embarcations, mais seulement ces +petits falots de couleur, rapides et dansants, pareils à des lucioles +en délire; et des voix couraient dans l'ombre de tous côtés. + +La yole des deux jeunes gens glissait doucement. Parfois, quand un +bateau lancé passait près d'eux, ils apercevaient soudain le dos blanc +du canotier éclairé par une lanterne. + +Lorsqu'ils eurent tourné le coude de la rivière, la Grenouillère leur +apparut dans le lointain. L'établissement en fête était orné de +girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappes de +lumières. Sur la Seine circulaient lentement quelques gros bachots +représentant des dômes, des pyramides, des monuments compliqués en feux +de toutes nuances. Des festons enflammés traînaient jusqu'à l'eau; et +quelquefois un falot rouge ou bleu, au bout d'une immense canne à pêche +invisible, semblait une grosse étoile balancée. + +Toute cette illumination répandait une lueur alentour du café, éclairait +de bas en haut les grands arbres de la berge dont le tronc se détachait +en gris pâle, et les feuilles en vert laiteux, sur le noir profond des +champs et du ciel. + +L'orchestre, composé de cinq artistes de banlieue, jetait au loin sa +musique de bastringue, maigre et sautillante, qui fit de nouveau chanter +Madeleine. + +Elle voulut tout de suite entrer. Paul désirait auparavant faire un tour +dans l'île; mais il dut céder. + +L'assistance s'était épurée. Les canotiers presque seuls restaient avec +quelques bourgeois clairsemés et quelques jeunes gens flanqués de +filles. Le directeur et organisateur de ce cancan, majestueux dans un +habit noir fatigué, promenait en tous sens sa tête ravagée de vieux +marchand de plaisirs publics à bon marché. + +La grosse Pauline et ses compagnes n'étaient pas là ; et Paul respira. + +On dansait: les couples face à face cabriolaient éperdument, jetaient +leurs jambes en l'air jusqu'au nez des vis-à -vis. + +Les femelles, désarticulées des cuisses, bondissaient dans un envolement +de jupes révélant leurs dessous. Leurs pieds s'élevaient au-dessus de +leurs têtes avec une facilité surprenante, et elles balançaient leurs +ventres, frétillaient de la croupe, secouaient leurs seins, répandant +autour d'elles une senteur énergique de femmes en sueur. + +Les mâles s'accroupissaient comme des crapauds avec des gestes obscènes, +se contorsionnaient, grimaçants et hideux, faisaient la roue sur les +mains, ou bien, s'efforçant d'être drôles, esquissaient des manières +avec une grâce ridicule. + +Une grosse bonne et deux garçons servaient les consommations. + +Ce café-bateau, couvert seulement d'un toit, n'ayant aucune cloison qui +le séparât du dehors, la danse échevelée s'étalait en face de la nuit +pacifique et du firmament poudré d'astres. + +Tout à coup le Mont-Valérien, là -bas, en face, sembla s'éclairer comme +si un incendie se fût allumé derrière. La lueur s'étendit, s'accentua, +envahissant peu à peu le ciel, décrivant un grand cercle lumineux, d'une +lumière pâle et blanche. Puis quelque chose de rouge apparut, grandit, +d'un rouge ardent comme un métal sur l'enclume. Cela se développait +lentement en rond, semblait sortir de terre; et la lune, se détachant +bientôt de l'horizon, monta doucement dans l'espace. A mesure qu'elle +s'élevait, sa nuance pourpre s'atténuait, devenait jaune, d'un jaune +clair, éclatant; et l'astre paraissait diminuer à mesure qu'il +s'éloignait. + +Paul le regardait longtemps, perdu dans cette contemplation, oubliant sa +maîtresse. Quand il se retourna, elle avait disparu. + +Il la chercha, mais ne la trouva pas. Il parcourait les tables d'un Å“il +anxieux, allant et revenant sans cesse, interrogeant l'un et l'autre. +Personne ne l'avait vue. + +Il errait ainsi, martyrisé d'inquiétude, quand un des garçons lui +dit:--«C'est Mme Madeleine que vous cherchez. Elle vient de partir +tout à l'heure en compagnie de Mme Pauline.» Et, au même moment, Paul +apercevait, debout à l'autre extrémité du café, le mousse et les deux +belles filles, toutes trois liées par la taille, et qui le guettaient en +chuchotant. + +Il comprit, et, comme un fou, s'élança dans l'île. + +Il courut d'abord vers Chatou; mais, devant la plaine, il retourna sur +ses pas. Alors il se mit à fouiller l'épaisseur des taillis, à +vagabonder éperdument, s'arrêtant parfois pour écouter. + +Les crapauds, par tout l'horizon, lançaient leur note métallique et +courte. + +Vers Bougival, un oiseau inconnu modulait quelques sons qui arrivaient +affaiblis par la distance. Sur les larges gazons la lune versait une +molle clarté, comme une poussière de ouate; elle pénétrait les +feuillages, faisait couler sa lumière sur l'écorce argentée des +peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommets frémissants des +grands arbres. La grisante poésie de cette soirée d'été entrait dans +Paul malgré lui, traversait son angoisse affolée, remuait son cÅ“ur avec +une ironie féroce, développant jusqu'à la rage en son âme douce et +contemplative ses besoins d'idéale tendresse, d'épanchements passionnés +dans le sein d'une femme adorée et fidèle. + +Il fut contraint de s'arrêter, étranglé par des sanglots précipités, +déchirants. + +La crise passée, il repartit. + +Soudain il reçut comme un coup de couteau; on s'embrassait, là , derrière +ce buisson. Il y courut; c'était un couple amoureux, dont les deux +silhouettes s'éloignèrent vivement à son approche, enlacées, unies dans +un baiser sans fin. + +Il n'osait pas appeler, sachant bien qu'Elle ne répondrait point; et il +avait aussi une peur affreuse de les découvrir tout à coup. + +Les ritournelles des quadrilles avec les solos déchirants du piston, les +rires faux de la flûte, les rages aiguës du violon lui tiraillaient le +cÅ“ur exaspérant sa souffrance. La musique enragée, boitillante, courait +sous les arbres, tantôt affaiblie, tantôt grossie dans un souffle +passager de brise. + +Tout à coup il se dit qu'Elle était revenue peut-être? Oui! elle était +revenue! pourquoi pas? Il avait perdu la tête sans raison, stupidement, +emporté par ses terreurs, par les soupçons désordonnés qui +l'envahissaient depuis quelque temps. + +Et, saisi par une de ces accalmies singulières qui traversent parfois +les plus grands désespoirs, il retourna vers le bal. + +D'un coup d'Å“il il parcourut la salle. Elle n'était pas là . Il fit le +tour des tables, et brusquement se trouva de nouveau avec les trois +femmes. Il avait apparemment une figure désespérée et drôle, car toutes +trois ensemble éclatèrent de gaieté. + +Il se sauva, repartit dans l'île, se rua à travers les taillis, +haletant.--Puis il écouta de nouveau,--il écouta longtemps, car ses +oreilles bourdonnaient; mais, enfin, il crut entendre un peu plus loin +un petit rire perçant qu'il connaissait bien; et il avança tout +doucement, rampant, écartant les branches, la poitrine tellement secouée +par son cÅ“ur qu'il ne pouvait plus respirer. + +Deux voix murmuraient des paroles qu'il n'entendait pas encore. Puis +elles se turent. + +Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de ne pas +savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passion furieuse qui +le ravageait. Il allait retourner à Chatou, prendre le train, et ne +reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Mais son image +brusquement l'envahit, et il l'aperçut en sa pensée quand elle +s'éveillait au matin, dans leur lit tiède, se pressait câline contre +lui, jetant ses bras à son cou, avec ses cheveux répandus, un peu mêlés +sur le front, avec ses yeux fermés encore et ses lèvres ouvertes pour le +premier baiser; et le souvenir subit de cette caresse matinale l'emplit +d'un regret frénétique et d'un désir forcené. + +On parlait de nouveau; et il s'approcha, courbé en deux. Puis un léger +cri courut sous les branches tout près de lui. Un cri! Un de ces cris +d'amour qu'il avait appris à connaître aux heures éperdues de leur +tendresse. Il avançait encore, toujours, comme malgré lui, attiré +invinciblement, sans avoir conscience de rien... et il les vit. + +Oh! si c'eût été un homme, l'autre! mais cela! cela! Il se sentait +enchaîné par leur infamie même. Et il restait là , anéanti, bouleversé, +comme s'il eût découvert tout à coup un cadavre cher et mutilé, un crime +contre nature, monstrueux, une immonde profanation. + +Alors, dans un éclair de pensée involontaire, il songea au petit poisson +dont il avait senti arracher les entrailles... Mais Madeleine murmura: +«Pauline!» du même ton passionné qu'elle disait: «Paul!» et il fut +traversé d'une telle douleur qu'il s'enfuit de toutes ses forces. + +Il heurta deux arbres, tomba sur une racine, repartit, et se trouva +soudain devant le fleuve, devant le bras rapide éclairé par la lune. Le +courant torrentueux faisait de grands tourbillons où se jouait la +lumière. La berge haute dominait l'eau comme une falaise, laissant à son +pied une large bande obscure, où les remous s'entendaient dans l'ombre. + +Sur l'autre rive, les maisons de campagne de Croissy s'étageaient en +pleine clarté. + +Paul vit tout cela comme dans un songe, comme à travers un souvenir; il +ne songeait à rien, ne comprenait rien, et toutes les choses, son +existence même, lui apparaissaient vaguement, lointaines, oubliées, +finies. + +Le fleuve était là . Comprit-il ce qu'il faisait? Voulut-il mourir? Il +était fou. Il se retourna cependant vers l'île, vers Elle; et, dans +l'air calme de la nuit où dansaient toujours les refrains affaiblis et +obstinés du bastringue, il lança d'une voix désespérée, suraiguë, +surhumaine, un effroyable cri:--«Madeleine!» + +Son appel déchirant traversa le large silence du ciel, courut par tout +l'horizon. + +Puis, d'un bond formidable, d'un bond de bête, il sauta dans la rivière. +L'eau jaillit, se referma, et de la place où il avait disparu, une +succession de grands cercles partit, élargissant jusqu'à l'autre berge +leurs ondulations brillantes. + +Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa:--«C'est Paul.»--Un +soupçon surgit en son âme. «Il s'est noyé,» dit-elle. Et elle s'élança +vers la rive où la grosse Pauline la rejoignit. + +Un lourd bachot monté par deux hommes tournait et retournait sur place. +Un des bateliers ramait, l'autre enfonçait dans l'eau un grand bâton et +semblait chercher quelque chose. Pauline cria:--«Que faites-vous? Qu'y +a-t-il?» Une voix inconnue répondit:--«C'est un homme qui vient de se +noyer.» + +Les deux femmes, pressées l'une contre l'autre, hagardes, suivaient les +évolutions de la barque. La musique de la Grenouillère folâtrait +toujours au loin, semblait accompagner en cadence les mouvements des +sombres pêcheurs; et la rivière, qui cachait maintenant un cadavre, +tournoyait, illuminée. + +Les recherches se prolongeaient. L'attente horrible faisait grelotter +Madeleine. Enfin, après une demi-heure au moins, un des hommes +annonça:--«Je le tiens!» Et il fit remonter sa longue gaffe doucement, +tout doucement. Puis quelque chose de gros apparut à la surface de +l'eau. L'autre marinier quitta ses rames, et tous deux, unissant leurs +forces, halant sur la masse inerte, la firent culbuter dans leur +bateau. + +Ensuite ils gagnèrent la terre, en cherchant une place éclairée et +basse. Au moment où ils abordaient, les femmes arrivaient aussi. + +Dès qu'elle le vit, Madeleine recula d'horreur. Sous la lumière de la +lune, il semblait vert déjà , avec sa bouche, ses yeux, son nez, ses +habits pleins de vase. Ses doigts fermés et raidis étaient affreux. Une +espèce d'enduit noirâtre et liquide couvrait tout son corps. La figure +paraissait enflée, et de ses cheveux collés par le limon une eau sale +coulait sans cesse. + +Les deux hommes l'examinèrent. + +--Tu le connais? dit l'un. + +L'autre, le passeur de Croissy, hésitait: «Oui,--il me semble bien que +j'ai vu cette tête-là ; mais tu sais, comme ça, on ne reconnaît pas +bien.»--Puis, soudain:--«Mais c'est monsieur Paul! + +--Qui ça, monsieur Paul?» demanda son camarade. Le premier reprit: + +--Mais monsieur Paul Baron, le fils du sénateur, ce p'tit qu'était si +amoureux. + +L'autre ajouta philosophiquement. + +--Eh bien, il a fini de rigoler maintenant; c'est dommage tout de même +quand on est riche! + +Madeleine sanglotait, tombée par terre. Pauline s'approcha du corps et +demanda:--«Est-ce qu'il est bien mort?--tout à fait?» + +Les hommes haussèrent les épaules:--«Oh! après ce temps-là ! pour sûr.» + +Puis l'un d'eux interrogea:--«C'est chez Grillon qu'il logeait?»--«Oui, +reprit l'autre; faut le reconduire, y aura de la braise.» + +Ils remontèrent dans leur bateau et repartirent, s'éloignant lentement à +cause du courant rapide; et longtemps encore après qu'on ne les vit plus +de la place où les femmes étaient restées, on entendit tomber dans l'eau +les coups réguliers des avirons. + +Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine éplorée, la câlina, +l'embrassa longtemps, la consola:--«Que veux-tu, ce n'est point ta +faute, n'est-ce pas? On ne peut pourtant pas empêcher les hommes de +faire des bêtises. Il l'a voulu, tant pis pour lui, après tout!»--Puis, +la relevant:--«Allons, ma chérie, viens-t'en coucher à la maison; tu ne +peux pas rentrer chez Grillon ce soir.»--Elle l'embrassa de +nouveau:--«Va, nous te guérirons,» dit-elle. + +Madeleine se releva, et, pleurant toujours, mais avec des sanglots +affaiblis, la tête sur l'épaule de Pauline, comme réfugiée dans une +tendresse plus intime et plus sûre, plus familière et plus confiante, +elle partit à tout petits pas. + + + + +LES BIJOUX + + +M. Lantin ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son +sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet. + +C'était la fille d'un percepteur de province, mort depuis quelques +années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait +quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la +jeune personne. Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et +douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnête femme à +laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste +avait un charme de pudeur angélique, et l'imperceptible sourire qui ne +quittait point ses lèvres semblait un reflet de son cÅ“ur. + +Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient +répétaient sans fin: «Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait +trouver mieux.» + +M. Lantin, alors commis principal au ministère de l'intérieur, aux +appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en +mariage et l'épousa. + +Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison +avec une économie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il +n'était point d'attentions, de délicatesses, de chatteries qu'elle n'eût +pour son mari; et la séduction de sa personne était si grande que, six +ans après leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours. + +Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et des +bijouteries fausses. + +Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires) +lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même +pour les premières représentations; et elle traînait, bon gré, mal gré, +son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa +journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au +spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait +ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette +manière d'agir. Elle s'y décida enfin par complaisance, et il lui en sut +un gré infini. + +Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se +parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon +goût toujours, mais modestes; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible, +humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la +simplicité de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre à ses +oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle +portait des colliers de perles fausses, de bracelets en similor, des +peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines. + +Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent: +«Ma chère, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux véritables, +on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les +plus rares joyaux.» + +Mais elle souriait doucement et répétait: «Que veux-tu? J'aime ça. C'est +mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas. +J'aurais adoré les bijoux, moi!» + +Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter +les facettes des cristaux taillés en répétant: «Mais regarde donc comme +c'est bien fait. On jurerait du vrai.» + +Il souriait en déclarant: «Tu as des goûts de Bohémienne.» + +Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête à tête au coin du +feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de +maroquin où elle enfermait la «pacotille», selon le mot de M. Lantin; et +elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention +passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et +profonde; et elle s'obstinait à passer un collier au cou de son mari +pour rire ensuite de tout son cÅ“ur en s'écriant: «Comme tu es drôle!» +Puis elle se jetait dans ses bras et l'embrassait éperdument. + +Comme elle avait été à l'Opéra, une nuit d'hiver, elle rentra toute +frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard +elle mourait d'une fluxion de poitrine. + +Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible +que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au +soir, l'âme déchirée d'une souffrance intolérable, hanté par le +souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte. + +Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du +bureau, alors que les collègues s'en venaient causer un peu des choses +du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, +ses yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait à +sangloter. + +Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s'enfermait tous +les jours pour penser à elle; et tous les meubles, ses vêtements mêmes +demeuraient à leur place comme ils se trouvaient au dernier jour. + +Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements, qui, entre les +mains de sa femme, suffisaient à tous les besoins du ménage, devenaient, +à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec +stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire boire toujours +des vins excellents et manger des nourritures délicates qu'il ne pouvait +plus se procurer avec ses modestes ressources. + +Il fit quelques dettes et courut après l'argent à la façon des gens +réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un +sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre +quelque chose; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la +«pacotille» de sa femme, car il avait gardé au fond du cÅ“ur une sorte de +rancune contre ces «trompe-l'Å“il» qui l'irritaient autrefois. Leur vue +même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée. + +Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laissé, car +jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté obstinément, +rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se décida pour le +grand collier qu'elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir, +pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d'un travail très +soigné pour du faux. + +Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministère en suivant les +boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât +confiance. + +Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'étaler ainsi sa misère et +de chercher à vendre une chose de si peu de prix. + +--Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous +estimez ce morceau. + +L'homme reçut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une +loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le +collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de +l'effet. + +M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour +déclarer: «Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur.»--Quand le +bijoutier prononça: + +--Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs; mais je ne +pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaître la provenance. + +Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas. Il +balbutia enfin: «Vous dites?... Vous êtes sûr.» L'autre se méprit sur +son étonnement, et d'un ton sec: «Vous pouvez chercher ailleurs si on +vous en donne davantage. Pour moi cela vaut, au plus, quinze mille. Vous +reviendrez me trouver si vous ne trouvez pas mieux.» + +M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s'en alla, obéissant +à un confus besoin de se trouver seul et de réfléchir. + +Mais, dès qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il +pensa: «L'imbécile! oh! l'imbécile! Si je l'avais pris au mot tout de +même! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!» + +Et il pénétra chez un autre marchand, à l'entrée de la rue de la Paix. +Dès qu'il eut aperçu le bijou, l'orfèvre s'écria: + +--Ah! parbleu; je le connais bien, ce collier; il vient de chez moi. + +M. Lantin, fort troublé, demanda: + +--Combien vaut-il? + +--Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre +pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indiqué, pour obéir aux +prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur. Cette fois M. +Lantin s'assit perclus d'étonnement. Il reprit:--Mais... mais, +examinez-le bien attentivement, monsieur, j'avais cru jusqu'ici qu'il +était en... faux. + +Le joaillier reprit:--Voulez-vous me dire votre nom, monsieur? + +--Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employé au ministère de +l'intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs. + +Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça: «Ce collier a +été envoyé en effet à l'adresse de M^me Lantin, 16, rue des Martyrs, le +20 juillet 1876.» + +Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l'employé éperdu de +surprise, l'orfèvre flairant un voleur. + +Celui-ci reprit:--Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre +heures seulement, je vais vous en donner un reçu? + +M. Lantin balbutia:--Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le +papier qu'il mit dans sa poche. + +Puis il traversa la rue, la remonta, s'aperçut qu'il se trompait de +route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son +erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nette dans la tête. Il +s'efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un +objet d'une pareille valeur.--Non, certes.--Mais alors, c'était un +cadeau! Un cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi? + +Il s'était arrêté, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le +doute horrible l'effleura.--Elle?--Mais alors tous les autres bijoux +étaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un +arbre, devant lui, s'abattait; il étendit les bras et s'écroula, privé +de sentiment. + +Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien où les passants +l'avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma. + +Jusqu'à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas +crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il +dormit d'un pesant sommeil. + +Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à son +ministère. C'était dur de travailler après de pareilles secousses. Il +réfléchit alors qu'il pouvait s'excuser auprès de son chef; et il lui +écrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier, et +une honte l'empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait +pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et sortit. + +Il faisait beau, le ciel bleu s'étendait sur la ville qui semblait +sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches. + +Lantin se dit, en les regardant passer: «Comme on est heureux quand on a +de la fortune! Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on +va où l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'étais riche!» + +Il s'aperçut qu'il avait faim, n'ayant pas mangé depuis l'avant-veille. +Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille +francs! Dix-huit mille francs! c'était une somme, cela! + +Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long en large +sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt +fois il faillit entrer; mais la honte l'arrêtait toujours. + +Il avait faim pourtant, grand'faim, et pas un sou. Il se décida +brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps +de réfléchir, et il se précipita chez l'orfèvre. + +Dès qu'il l'aperçut, le marchand s'empressa, offrit un siège avec une +politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardaient de +côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres. + +Le bijoutier déclara:--Je me suis renseigné, Monsieur, et si vous êtes +toujours dans les mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la +somme que je vous ai proposée. + +L'employé balbutia:--Mais certainement. + +L'orfèvre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les +tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d'une main frémissante +l'argent dans sa poche. + +Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait +toujours, et, baissant les yeux:--J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me +viennent... de la même succession. Vous conviendrait-il de me les +acheter aussi? + +Le marchand s'inclina:--Mais certainement, Monsieur. Un des commis +sortit pour rire à son aise; un autre se mouchait avec force. + +Lantin impassible, rouge et grave, annonça:--Je vais vous les apporter. + +Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux. + +Quant il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas +encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets pièce à pièce, +évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison. + +Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait +qu'on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut à +mesure que s'élevait la somme. + +Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets +trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une +parure d'émeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu à +une chaîne d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le +chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs. + +Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse:--Cela vient d'une +personne qui mettait toutes ses économies en bijoux. + +Lantin prononça gravement:--C'est une manière comme une autre de placer +son argent. Et il s'en alla après avoir décidé avec l'acquéreur qu'une +contre-expertise aurait lieu le lendemain. + +Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme avec +l'envie d'y grimper, comme si c'eût été un mât de cocagne. Il se sentait +léger à jouer à saute-mouton par-dessus la statue de l'Empereur perché +là -haut dans le ciel. + +Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille. + +Puis il prit un fiacre et fit un tour au Bois. Il regardait les +équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux +passants: «Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!» + +Le souvenir de son ministère lui revint. Il s'y fit conduire, entra +délibérément chez son chef et annonça:--Je viens, Monsieur, vous donner +ma démission. J'ai fait un héritage de trois cent mille francs. Il alla +serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses projets +d'existence nouvelle; puis il dîna au café Anglais. + +Se trouvant à côté d'un monsieur qui lui parut distingué, il ne put +résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine +coquetterie, qu'il venait d'hériter de quatre cent mille francs. + +Pour la première fois de sa vie il ne s'ennuya pas au théâtre, et il +passa sa nuit avec des filles. + +Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très honnête, +mais d'un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir. + + + + +UN NORMAND + + +_A Paul Alexis._ + +Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route +de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies; puis le +cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu. + +C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. +Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, +travaillés comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le +faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le +grand ciel vis-à -vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité. + +Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments +humains; et là -bas, la «Pompe à feu» de la «Foudre», sa rivale presque +aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides +d'Égypte. + +Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à +droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de +prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là -bas, tout là -bas. + +De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du +large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu, +vers le Havre; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de +deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit +remorqueur vomissant un nuage de fumée noire. + +Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant +paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-même. Tout +à coup, il éclata: «Ah! vous allez voir quelque chose de drôle: la +chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon.» + +Je le regardai d'un Å“il étonné. Il reprit: + +--Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans +le nez. Le père Mathieu est le plus Normand de la province, et sa +chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais +vous donner d'abord quelques mots d'explication. + +Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père «La Boisson», est un ancien +sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions +admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la +malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à des +protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien d'une +chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et fréquentée +principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa statue +merveilleuse: «Notre-Dame du Gros-Ventre», et il la traite avec une +certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a +composé lui-même et fait imprimer une prière spéciale pour sa BONNE +VIERGE. Cette prière est un chef-d'Å“uvre d'ironie involontaire, d'esprit +normand où la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peur +superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas +beaucoup à sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il +la ménage, par politique. + + * * * * * + +Voici le début de cette étonnante oraison: + +«Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne des filles-mères en ce +pays et par toute la terre, protégez votre servante qui a fauté dans un +moment d'oubli.» + + * * * * * + +Cette supplique se termine ainsi: + +«Ne m'oubliez surtout pas auprès de votre saint Époux et intercédez +auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au +vôtre.» + +Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui +sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent +avec onction. + +En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le +valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits +secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, +qu'il dit tout bas, entre amis, après boire. + +Mais vous verrez par vous-même. + +Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point +suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de +Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la +chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un +fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois, +invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine +couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les +Saints guérissent les maladies; mais chacun a sa spécialité; et il ne +faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns +des autres comme des cabotins. + +Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter +Mathieu. + +--Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur? + +--Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas +mauvais. + +Ce n'est pas tout. + +Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en +convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est +gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le +degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation; la +chapelle ne vient qu'après. + +Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le +saoulomètre. + +L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi +précises que celles d'un mathématicien. + +Vous l'entendez dire sans cesse:--«D'puis lundi, j'ai passé +quarante-cinq.» + +Ou bien:--«J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.» + +Ou bien:--«J'en avais bien soixante-six à soixante-dix.» + +Ou bien:--«Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que +j'm'aperçois qu'j'étais dans soixante-quinze!» + +Jamais il ne se trompe. + +Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses +observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix, +on ne peut se fier absolument à son affirmation. + +Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, +il était crânement gris. + +Dans ces occasions-là , sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en +des colères folles. Elle l'attend sur la porte, quand il rentre, et elle +hurle:--«Te voilà , salaud, cochon, bougre d'ivrogne!» + +Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton +sévère:--«Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à +d'main.» + +Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix +tremblante:--«Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; j'ne mesure +plus; j'vas cogner, prends garde!» + +Alors, Mélie bat en retraite. + +Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et +répond:--«Allons, allons! assez causé; c'est passé. Tant qu'j'aurai pas +atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te +permets de m'corriger, ma parole!» + + * * * * * + +Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans +l'admirable forêt de Roumare. + +L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux +dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu +avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois. + +On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami +tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans +le taillis. + +Et bientôt, du sommet d'une grande côte, nous découvrions de nouveau la +magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos +pieds. + +Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté +d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison +aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers. + +Une grosse voix cria: «V'là des amis!» Et Mathieu parut sur le seuil. +C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de +longues moustaches blanches. + +Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer +dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait: + +«Moi, monsieur, j'n'ai pas d'appartement distingué. J'aime bien à +n'point m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient +compagnie.» + +Puis, se tournant vers mon ami: + +«Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de +consultation d'ma patronne. J'veux pas sortir c't'après-midi.» + +Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement: «Mélie-e-e!» +qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou +remontaient le fleuve, là -bas, tout au fond de la creuse vallée. + +Mélie ne répondit point. + +Alors Mathieu cligna de l'Å“il avec malice. + +--«A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je me suis +trouvé dans les quatre-vingt-dix.» + +Mon voisin se mit à rire:--«Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment +avez-vous fait?» + +Mathieu répondit: + +--«J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières +d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a +qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar +c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte; +j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier +(on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens +une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte: «Si on buvait un verre de +fine pour se réchauffer!» Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu +dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que +d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'm'aperçois que +j'suis dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre.» + +La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir +dit bonjour: «...Crés cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux.» + +Alors Mathieu se fâcha:--«Dis pas ça, Mélie, dis pas ça; j'ai jamais été +au mètre.» + +On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à +côté de la petite chapelle de «Notre-Dame du Gros-Ventre» et en face de +l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de +crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles. + +Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et +grisant qu'il préférait à tous les liquides et nous fumions nos pipes, à +cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent. + +Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles +demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'Å“il vers nous et répondit: + +--J'vas vous donner ça. + +Et il disparut dans son bûcher. + +Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure consternée. +Il levait les bras: + +--J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sûr que je +l'avais. + +Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau: +«Mélie-e-e!» Du fond de la cour sa femme répondit: + +--«Qué qu'y a? + +--Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bûcher.» + +Alors, Mélie jeta cette explication: + +«C'est-y pas celui qu't'as pris l'aut'e semaine pour boucher l'trou d'la +cabine à lapins?» + +Mathieu tressaillit:--«Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien!» + +Alors il dit aux deux femmes:--«Suivez-moi.» + +Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés. + +En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de +boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins. + +Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se +signèrent et se mirent à murmurer des _Oremus_. Mais Mathieu se +précipita: «Attendez, vous v'là dans la crotte; j'vas vous donner une +botte de paille.» + +Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis, +considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit +pour son commerce, il ajouta: + +--«J'vas vous l'débrouiller un brin.» + +Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le +bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours. + +Puis, quand il eut fini, il ajouta:--«Maintenant, il n'y a plus d'mal.» +Et il nous ramena boire un coup. + +Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu +confus:--«C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais +bien qui n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait +plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais.» + +Il but et reprit: + +--«Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à +moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit.» + + + + +AU BOIS + + +Le maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que +le garde champêtre l'attendait à la mairie avec deux prisonniers. + +Il s'y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre, le +père Hochedur, debout et surveillant d'un air sévère un couple de +bourgeois mûrs. + +L'homme, un gros père, à nez rouge et à cheveux blancs, semblait +accablé; tandis que la femme, une petite mère endimanchée très ronde, +très grasse, aux joues luisantes, regardait d'un Å“il de défi l'agent de +l'autorité qui les avait capturés. + +Le maire demanda: + +--Qu'est-ce que c'est, père Hochedur? + +Le garde champêtre fit sa déposition. + +Il était sorti le matin, à l'heure ordinaire, pour accomplir sa tournée +du côté des bois Champioux jusqu'à la frontière d'Argenteuil. Il n'avait +rien remarqué d'insolite dans la campagne sinon qu'il faisait beau temps +et que les blés allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui binait sa +vigne, avait crié: + +--Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis, +vous y trouverez un couple de pigeons qu'ont bien cent trente ans à eux +deux. + +Il était parti dans la direction indiquée; il était entré dans le fourré +et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent supposer +un flagrant délit de mauvaises mÅ“urs. + +Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre un +braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il +s'abandonnait à son instinct. + +Le maire stupéfait considéra les coupables. L'homme comptait bien +soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq. + +Il se mit à les interroger, en commençant par le mâle, qui répondait +d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine. + +--Votre nom. + +--Nicolas Beaurain. + +--Votre profession. + +--Mercier, rue des Martyrs, à Paris. + +--Qu'est-ce que vous faisiez dans ce bois? + +Le mercier demeura muet, la tête baissée sur son gros ventre, les mains +à plat sur ses cuisses. + +Le maire reprit: + +--Niez-vous ce qu'affirme l'agent de l'autorité municipale? + +--Non, monsieur. + +--Alors, vous avouez? + +--Oui, monsieur. + +--Qu'avez-vous à dire pour votre défense? + +--Rien, monsieur. + +--Où avez-vous rencontré votre complice? + +--C'est ma femme, monsieur. + +--Votre femme? + +--Oui, monsieur. + +--Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris? + +--Pardon, monsieur, nous vivons ensemble! + +--Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher monsieur, de +venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin. + +Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il murmura: + +--C'est elle qui a voulu ça! Je lui disais hier que c'était stupide. +Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous savez... elle +ne l'a pas ailleurs. + +Le maire, qui aimait l'esprit gaulois, sourit et répliqua: + +--Dans votre cas, c'est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne +seriez pas ici si elle ne l'avait eu que dans la tête. + +Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme: + +--Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie? Hein, y sommes-nous? Et +nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat +aux mÅ“urs! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et +changer de quartier. Y sommes-nous? + +Mme Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s'expliqua +sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation. + +--Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules. +Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux +comme une pauvre femme; et j'espère que vous voudrez bien nous renvoyer +chez nous, et nous épargner la honte des poursuites. + +Autrefois, quand j'étais jeune, j'ai fait la connaissance de M. Beaurain +dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un magasin de +mercerie; moi j'étais demoiselle dans un magasin de confections. Je me +rappelle de ça comme d'hier. Je venais passer les dimanches ici, de +temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec qui j'habitais rue +Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C'est lui qui nous +conduisait ici. Un samedi, il m'annonça en riant, qu'il amènerait un +camarade le lendemain. Je compris bien ce qu'il voulait; mais je +répondis que c'était inutile. J'étais sage, monsieur. + +«Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer M. Beaurain. Il +était bien de sa personne à cette époque-là . Mais j'étais décidée à ne +pas céder, et je ne cédai pas non plus. + +«Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces +temps qui vous chatouillent le cÅ“ur. Moi, quand il fait beau, aussi bien +maintenant qu'autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand je suis à +la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui chantent, les +blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si vite, l'odeur de +l'herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me rend folle! C'est +comme le champagne quand on n'en a pas l'habitude! + +«Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait +dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant. +Rose et Simon s'embrassaient toutes les minutes! Ça me faisait quelque +chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derrière eux, sans +guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se dire. Il +avait l'air timide, ce garçon, et ça me plaisait de le voir embarrassé. +Nous voici arrivés dans le petit bois. Il y faisait frais comme dans un +bain, et tout le monde s'assit sur l'herbe. Rose et son ami me +plaisantaient sur ce que j'avais l'air sévère; vous comprenez bien que +je ne pouvais pas être autrement. Et puis voilà qu'ils recommencent à +s'embrasser sans plus se gêner que si nous n'étions pas là ; et puis ils +se sont parlé tout bas; et puis ils se sont levés et ils sont partis +dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle sotte figure je faisais, +moi, en face de ce garçon que je voyais pour la première fois. Je me +sentais tellement confuse de les voir partir ainsi que ça me donna du +courage; et je me suis mise à parler. Je lui demandai ce qu'il faisait; +il était commis de mercerie, comme je vous l'ai appris tout à l'heure. +Nous causâmes donc quelques instants; ça l'enhardit, lui, et il voulut +prendre des privautés, mais je le remis à sa place, et roide, encore. +Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain?» + +M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas. + +Elle reprit: «Alors il a compris que j'étais sage, ce garçon, et il +s'est mis à me faire la cour, gentiment, en honnête homme. Depuis ce +jour il est revenu tous les dimanches. Il était très amoureux de moi, +Monsieur. Et moi aussi je l'aimais beaucoup, mais là , beaucoup! c'était +un beau garçon, autrefois. + +«Bref, il m'épousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des +Martyrs. + +«Ce fut dur pendant des années, Monsieur. Les affaires n'allaient pas; +et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis, +nous en avions perdu l'habitude. On a autre chose en tête, on pense à la +caisse plus qu'aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, peu +à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent guère +à l'amour. On ne regrette rien tant qu'on ne s'aperçoit pas que ça vous +manque. + +Et puis, Monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes rassurés +sur l'avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s'est passé +en moi, non, vraiment, je ne sais pas! + +«Voilà que je me suis mise à rêver comme une petite pensionnaire. La vue +des voiturettes de fleurs qu'on traîne dans les rues me tirait les +larmes. L'odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil, +derrière ma caisse, et me faisait battre le cÅ“ur! Alors je me levais et +je m'en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel +entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a l'air d'une +rivière, d'une longue rivière qui descend sur Paris en se tortillant; et +les hirondelles passent dedans comme des poissons. C'est bête comme +tout, ces choses-là , à mon âge! Que voulez-vous, Monsieur, quand on a +travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s'aperçoit qu'on aurait +pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh! oui, on regrette! +Songez donc que, pendant vingt ans, j'aurais pu aller cueillir des +baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres femmes. Je +songeais comme c'est bon d'être couché sous les feuilles en aimant +quelqu'un! Et j'y pensais tous les jours, toutes les nuits! Je rêvais de +clairs de lune sur l'eau jusqu'à avoir envie de me noyer. + +«Je n'osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je +savais bien qu'il se moquerait de moi et qu'il me renverrait vendre mon +fil et mes aiguilles! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me disait +plus grand'chose; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais bien +aussi que je ne disais plus rien à personne, moi! + +«Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays +où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici +arrivés, ce matin, vers les neuf heures. + +«Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça +ne vieillit pas, le cÅ“ur des femmes! Et, vrai, je ne voyais plus mon +mari tel qu'il est, mais bien tel qu'il était autrefois! Ça, je vous le +jure, Monsieur. Vrai de vrai, j'étais grise. Je me mis à l'embrasser; il +en fut plus étonné que si j'avais voulu l'assassiner. Il me répétait: +«Mais tu es folle. Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. +Qu'est-ce qui te prend?...» Je ne l'écoutais pas, moi, je n'écoutais que +mon cÅ“ur. Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà !... J'ai dit la +vérité, monsieur le maire, toute la vérité.» + +Le maire était un homme d'esprit. Il se leva, sourit, et dit: «Allez en +paix, Madame, et ne péchez plus... sous les feuilles.» + + + + +LE LOUP + + +Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville à la fin du dîner +de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels. + +On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des +convives qui n'eût point pris part à cette poursuite, car il ne chassait +jamais. + +Pendant toute la durée du grand repas, on n'avait guère parlé que de +massacres d'animaux. Les femmes elles-mêmes s'intéressaient aux récits +sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les +attaques et les combats d'hommes contre les bêtes, levaient les bras, +contaient d'une voix tonnante. + +M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante, +mais pleine d'effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car il +la disait couramment, n'hésitant pas sur les mots choisis avec habileté +pour faire image. + +--Messieurs, je n'ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père +non plus, et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils +d'un homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous +dirai comment. + +Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon +trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d'Arville, +notre château de Lorraine, en pleine forêt. + +François d'Arville était resté garçon par amour de la chasse. + +Ils chassaient tous deux d'un bout à l'autre de l'année, sans repos, +sans arrêt, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas +autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela. + +Ils avaient au cÅ“ur cette passion terrible, inexorable. Elle les +brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien +autre. + +Ils avaient défendu qu'on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune +raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et +Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: «Nom d'un +nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l'hallali!» + +Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès le +lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des +oiseaux autour du château jusqu'au moment de partir pour forcer quelque +grosse bête. + +On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles +d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps, +qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante; car le fils +d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le +fils d'un général n'est colonel de naissance. Mais la vanité mesquine du +jour trouve profit à cet arrangement. + +Je reviens à mes ancêtres. + +Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et +vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aîné, avait une voix +tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les +feuilles de la forêt s'agitaient quand il criait. + +Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce +devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher +leurs grands chevaux. + +Or, vers le milieu de l'hiver de cette année 1764, les froids furent +excessifs et les loups devinrent féroces. + +Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des +maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les +étables. + +Et bientôt une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage +gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d'une +femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans +peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les +habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la +flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la +province. Personne n'osait plus sortir dès que tombait le soir. Les +ténèbres semblaient hantées par l'image de cette bête. + +Les frères d'Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils +convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays. + +Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons, +on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là . Et, +chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger, +attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du +lieu où on l'avait cherché. + +Une nuit enfin, il pénétra dans l'étable aux porcs du château d'Arville +et mangea les deux plus beaux élèves. + +Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque +comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent +tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables, et +ils se mirent en chasse, le cÅ“ur soulevé de fureur. + +Depuis l'aurore jusqu'à l'heure où le soleil empourpré descendit +derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien +trouver. + +Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux +par une allée bordée de broussailles, et s'étonnaient de leur science +déjouée par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mystérieuse. + +L'aîné disait: + +--Cette bête-là n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un +homme. + +Le cadet répondit: + +--On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l'évêque, +ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu'il faut. + +Puis ils se turent. + +Jean reprit: + +--Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque +malheur cette nuit. + +Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra: celui de +François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes +s'ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui +détala à travers le bois. + +Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant +sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant d'une +poussée de tout leur corps, les lançant d'une telle allure, les +excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de +l'éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes +entre leurs cuisses et les enlever comme s'ils s'envolaient. + +Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les +ravins, grimpant les côtes, dévalant les gorges, et sonnant du cor à +pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens. + +Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du +front une branche énorme qui lui fendit le crâne; et il tomba raide sur +le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait, disparaissait dans +l'ombre enveloppant les bois. + +Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras +son frère, il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang. + +Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée +et rouge, et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné. +Peu à peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait +jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la +peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de +tuer son frère pour se venger d'eux. + +Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les arbres. +François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus longtemps, se +sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni la voix des +chiens ni le son des cors, tout était muet par l'invisible horizon; et +ce silence morne du soir glacé avait quelque chose d'effrayant et +d'étrange. + +Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et +le coucha en travers sur la selle pour le reporter au château; puis il +se remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était gris, +poursuivi par des images horribles et surprenantes. + +Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande +forme passa. C'était la bête. Une secousse d'épouvante agita le +chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le +long des reins, et il fit, ainsi qu'un moine hanté du diable, un grand +signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l'effrayant rôdeur. Mais +ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et soudain, +passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d'une rage +désordonnée. + +Alors il piqua son cheval et s'élança derrière le loup. + +Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant +des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'Å“il fixé sur la tache blanche +qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre. + +Son cheval aussi semblait animé d'une force et d'une ardeur inconnues. +Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux +rochers, la tête et les pieds du mort jeté en travers sur la selle. Les +ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs énormes, +les éclaboussait de sang; les éperons déchiraient des lambeaux d'écorce. + +Et soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la forêt et se ruèrent +dans un vallon, comme la lune apparaissait au-dessus des monts. Ce +vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue +possible; et le loup acculé se retourna. + +François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent +comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à la +main. + +La bête hérissée, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme +deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur, +empoignant son frère, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des +pierres sa tête qui n'était plus qu'une tache de sang, il lui cria dans +les oreilles, comme s'il eût été sourd: «Regarde, Jean, regarde ça!» + +Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une +montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre, +cherchant à fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par le cou, sans +même se servir de son arme, et il l'étranglait doucement, écoutant +s'arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son cÅ“ur. Et il +riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable +étreinte, criant dans un délire de joie: «Regarde, Jean, regarde!» Toute +résistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il était mort. + +Alors François, le prenant à pleins bras, l'emporta et le vint jeter aux +pieds de l'aîné en répétant d'une voix attendrie: «Tiens, tiens, tiens, +mon petit Jean, le voilà !» + +Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il +se remit en route. + +Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance +de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d'allégresse +en racontant la mort de l'animal, et gémissant et s'arrachant la barbe +en disant celle de son frère. + +Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les +larmes aux yeux: «Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler +l'autre, il serait mort content, j'en suis sûr!» + +La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l'horreur de la +chasse, qui s'est transmise de père en fils jusqu'à moi. + +Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda: + +--Cette histoire est une légende, n'est-ce pas? + +Et le conteur répondit: + +--Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout à l'autre. + +Alors une femme déclara d'une petite voix douce: + +--C'est égal, c'est beau d'avoir des passions pareilles. + + + + +UN FILS + + +_A René Maizeroy._ + +Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où +le gai Printemps remuait de la vie. + +L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous +deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de +marque et de réputation. + +Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas +sur des Idées, mais sur des hommes: les personnalités, en cette matière, +primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs; +puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par +la tiédeur de l'air. + +Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et +délicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient +leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes +jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui +sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des +parfumeurs, sa semence embaumée à travers l'espace. + +Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra +l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes +s'envolaient. Et il dit: «Quand on songe que ces imperceptibles atomes, +qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues +d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles +et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous, mortels +comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même essence, +comme nous toujours!» + +Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se +détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta: «Ah! +mon gaillard s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais +bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les +lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère.» + +L'académicien ajouta: «Nous en faisons autant, mon ami.» + +Le sénateur reprit: «Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons +quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre +supériorité.» + +Mais l'autre secoua la tête: «Non, ce n'est pas là ce que je veux dire; +voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants +ignorés, ces enfants dits _de père inconnu_, qu'il a faits, comme cet +arbre reproduit, presque inconsciemment. + +S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous +serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous +interpelliez le serait pour numéroter ses descendants. + +De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les +rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre +que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents +femmes. + +Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas +fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au +bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens, +c'est-à -dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou +peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère, +cuisinière en quelque famille. + +Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons +_publiques_ possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père, +enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt +francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces +rejetons-là constituent les «pertes» de leur profession. Quels sont les +générateurs?--Vous,--moi--nous tous, les hommes dits _comme il faut_! Ce +sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs de gaîté, +de ces heures où notre chair contente nous pousse aux accouplements +d'aventure. + +Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants. +Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car +ils reproduisent aussi, ces gredins-là ! + +Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience, une très vilaine histoire +que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que +cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui, +parfois, me torture horriblement. + +A l'âge de vingt-cinq ans, j'avais entrepris avec un de mes amis, +aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied. + +Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les +Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez; +de là , en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des +Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait +en _of_; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon +camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait +simplement de deux bottes de paille. + +Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et +nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir. + +Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il +fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous pûmes +atteindre Pont-Labbé. + +Là , au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha et le médecin, +qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en +déterminer la nature. + +Connaissez-vous Pont-Labbé?--Non.--Eh bien, c'est la ville la plus +bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz +au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des mÅ“urs, des +légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays +n'a presque pas changé. Je dis: _encore aujourd'hui_, car j'y retourne à +présent tous les ans, hélas! + +Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste, +triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que les +caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les rues étroites +aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, la gilet +brodé et les quatre vestes superposées: la première, grande comme la +main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s'arrêtant juste +au-dessus du fond de culotte. + +Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un +gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas +deviner leur gorge puissante et martyrisée; et elles sont coiffées d'une +étrange façon: sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent +le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête, +puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet, +tissu souvent d'or ou d'argent. + +La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout +bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la +pupille; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en +riant, semblaient faites pour broyer du granit. + +Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme +la plupart de ses compatriotes. + +Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se +déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos +complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la +petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane. + +Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions +pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point. + +Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je +croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la +sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement, +sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie +qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût +revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me +regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un +scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et +peut-être par son père ensuite. + +J'avais fait cela en riant; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir de +la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte +corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés, +tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh! elle +se débattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une +cloison, une chaise; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles +plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé quelqu'un; +puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi l'attaquant, elle +résistant. + +Épuisée enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le +pavé. + +Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit. + +Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point +l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions +reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à +minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me +retirer. + +Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au +jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin +toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme peut +nous donner quand elle ne sait pas notre langue. + +Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente +quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à +distraire ainsi les voyageurs. + +Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé. + +Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en +Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour bien me pénétrer +des paysages. + +Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs +grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville; et l'auberge +était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne. +En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans, +fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap, +casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles. + +Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et, +comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans +doute me fit dire: «Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison? +J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je +vous parle de loin.» + +Il répondit: «C'étaient mes parents, monsieur». + +Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment +j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa +pas achever. + +«--Oh! je me rappelle parfaitement. J'avais alors quinze ou seize ans. +Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai +fait la mienne, sur la rue.» + +C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me +revint. Je demandai: «--Vous rappelez-vous une gentille petite servante +qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me trompe, +de jolis yeux bleus et des dents fraîches?» + +Il reprit: «--Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps +après.» + +Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boîteux remuait +du fumier, il ajouta: «--Voilà son fils.» + +Je me mis à rire. «--Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère. +Il tient du père sans doute.» + +L'aubergiste reprit: «--Ça se peut bien; mais on n'a jamais su à qui +c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait +de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était +enceinte. Personne ne voulait le croire.» + +J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles +qui nous touchent le cÅ“ur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je +regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau +pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort +douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement +sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils lui tombaient +comme des cordes sur les joues. + +L'aubergiste ajouta: «--Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par +charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on +l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas +de père, pas de mère, pas d'argent! Mes parents ont eu pitié de +l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez.» + +Je ne dis rien. + +Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai à +cet affreux valet d'écurie en me répétant: «--Si c'était mon fils, +pourtant? Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet +être?»--C'était possible, enfin! + +Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de +sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes. + +Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non +plus, il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant +absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se +tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes +noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire +ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux. + +Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du misérable. +Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon +passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à +Lorient le 15 août. L'acte portait la mention: «Père inconnu». La mère +s'était appelée Jeanne Kerradec. + +Alors mon cÅ“ur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus +parler tant je me sentais suffoqué; et je regardais cette brute dont les +grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des +bêtes; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la +tête, cherchait à s'en aller. + +Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant +douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir? Rien ne pouvait me fixer. +Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou +mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des +suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible +incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était +mon fils. + +Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans +parvenir à dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions +insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait +«papa»; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, +j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il +parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collègues de +l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père; et l'un d'eux +s'écriait: «C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble.» Et +en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me +réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de +revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits +communs. + +Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je lui +donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire +d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon Å“il, +il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui +voulait dire «merci», sans doute. + +La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille. +Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions, +d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre +être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire +quelque chose pour lui. + +Mais l'homme répliqua: «Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien, +vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie, +et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche +avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille +culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours.» + +Je n'insistai pas, me réservant d'aviser. + +Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la +maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte, +s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses. + +On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de vie le +rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait. +L'aubergiste ajouta: «Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.» Cet +homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes +jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination à +ce métal que le cabaret. + +Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je +semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute, +mon fils! mon fils! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de +moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans +le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une +ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière +hideuse de l'homme. + +Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je +partis, le cÅ“ur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque argent +pour adoucir l'existence de son valet. + +Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible +incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible +me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de +voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me +ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et +chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux. + +J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot, sans ressource. + +J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement +ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait +fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie. + +J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en +offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a répondu +fort sagement: «Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira +qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu'il a du +temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du +bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais +choisissez-en un qui réponde à votre peine.» + +Que dire à cela? + +Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce +crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me +perdre. Il me crierait «papa» comme dans mon rêve. + +Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve +d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme +d'autres, aurait été pareil aux autres. + +Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable +que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi, +qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce +aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille choses, par son +sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes de maladies, aux +mêmes ferments de passions. + +Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa +vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenêtre, là -bas, je le +regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en +me répétant: «C'est mon fils.» + +Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même +jamais touché sa main sordide. + +L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura: +«Oui, vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants +qui n'ont pas de père.» + + * * * * * + +Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses +grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui +la respirèrent à longs traits. + +Et le sénateur ajouta: «C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et +même de faire des enfants comme ça.» + + + + +CORRESPONDANCE + +Mme DE X... A Mme DE Z... + + +_Étretat, vendredi._ + +Ma chère tante, + +Je viens vers vous tout doucement. Je serai aux Fresnes le 2 septembre, +veille de l'ouverture de la chasse que je tiens à ne pas manquer, pour +taquiner ces messieurs. Vous êtes trop bonne, ma tante, et vous leur +permettez ce jour-là , quand vous êtes seule avec eux, de dîner sans +habit et sans s'être rasés en rentrant, sous prétexte de fatigue. + +Aussi sont-ils enchantés quand je ne suis pas là . Mais j'y serai, et je +passerai la revue, comme un général, à l'heure du dîner; et si j'en +trouve un seul un peu négligé, rien qu'un peu, je l'enverrai à la +cuisine, avec les bonnes. + +Les hommes d'aujourd'hui ont si peu d'égards et de savoir-vivre qu'il +faut se montrer toujours sévère. C'est vraiment le règne de la +goujaterie. Quand ils se querellent entre eux, ils se provoquent avec +des injures de portefaix, et, devant nous, ils se tiennent beaucoup +moins bien que nos domestiques. C'est aux bains de mer qu'il faut voir +cela. Ils s'y trouvent en bataillons serrés et on peut les juger en +masse. Oh! les êtres grossiers qu'ils sont! + +Figurez-vous qu'en chemin de fer, un d'eux, un monsieur qui semblait +bien, au premier abord, grâce à son tailleur, a retiré délicatement ses +bottes pour les remplacer par des savates. Un autre, un vieux qui doit +être un riche parvenu (ce sont les plus mal élevés), assis en face de +moi, a posé délicatement ses deux pieds sur la banquette, à mon côté. +C'est admis. + +Dans les villes d'eaux, c'est un déchaînement de grossièreté. Je dois +ajouter une chose: ma révolte tient peut-être à ce que je ne suis point +habituée à fréquenter communément les gens qu'on coudoie ici, car leur +genre me choquerait moins si je l'observais plus souvent. + +Dans le bureau de l'hôtel, je fus presque renversée par un jeune homme +qui prenait sa clef par-dessus ma tête. Un autre me heurta si fort, sans +dire «pardon», ni se découvrir, en sortant d'un bal au Casino, que j'en +eus mal dans la poitrine. Voilà comme ils sont tous. Regardons-les +aborder les femmes sur la terrasse, c'est à peine s'ils saluent, ils +portent simplement la main à leur couvre-chef. Du reste, comme ils sont +tous chauves, cela vaut mieux. + +Mais il est une chose qui m'exaspère et me choque par-dessus tout, c'est +la liberté qu'ils prennent de parler en public, sans aucune espèce de +précaution, des aventures les plus révoltantes. Quand deux hommes sont +ensemble, ils se racontent, avec les mots les plus crus et les +réflexions les plus abominables, des histoires vraiment horribles, sans +s'inquiéter le moins du monde si quelque oreille de femme est à portée +de leur voix. Hier, sur la plage, je fus contrainte de changer de place +pour ne pas être plus longtemps la confidente involontaire d'une +anecdote graveleuse, dite en termes si violents que je me sentais +humiliée autant qu'indignée d'avoir pu entendre cela. Le plus +élémentaire savoir-vivre ne devrait-il pas leur apprendre à parler bas +de ces choses de notre voisinage? + +Étretat est, en outre, le pays des cancans et, partant, la patrie des +commères. De cinq à sept heures on les voit errer en quête de médisances +qu'elles transportent de groupe en groupe. Comme vous me le disiez, ma +chère tante, le _potin_ est un signe de race des petites gens et des +petits esprits. Il est aussi la consolation des femmes qui ne sont plus +aimées ni courtisées. Il me suffit de regarder celles qu'on désigne +comme les plus cancanières pour être persuadée que vous ne vous trompez +pas. + +L'autre jour j'assistai à une soirée musicale au Casino, donnée par une +remarquable artiste, Mme Masson, qui chante vraiment à ravir. J'eus +l'occasion d'applaudir encore l'admirable Coquelin, ainsi que deux +charmants pensionnaires du Vaudeville, M... et Meillet. Je pus, en cette +circonstance, voir tous les baigneurs réunis cette année sur cette +plage. Il n'en est pas beaucoup de marque. + +Le lendemain, j'allai déjeuner à Yport. J'aperçus un homme barbu qui +sortait d'une grande maison en forme de citadelle. C'était le peintre +Jean-Paul Laurens. Il ne lui suffit pas, paraît-il d'emmurer ses +personnages, il tient à s'emmurer lui-même. + +Puis je me trouvai assise sur le galet à côté d'un homme encore jeune, +d'aspect doux et fin, d'allure calme, qui lisait des vers. Mais il les +lisait avec une telle attention, une telle passion, dirai-je, qu'il ne +leva pas une seule fois les yeux sur moi. Je fus un peu choquée; et je +demandai au maître baigneur, sans paraître y prendre garde, le nom de ce +monsieur. En moi je riais un peu de ce liseur de rimes; il me semblait +attardé, pour un homme. C'est là , pensai-je, un naïf. Eh bien, ma tante, +à présent, je raffole de mon inconnu. Figure-toi qu'il s'appelle Sully +Prudhomme. Je retournai m'asseoir auprès de lui pour le considérer tout +à mon aise. Sa figure a surtout un grand caractère de tranquillité et de +finesse. Quelqu'un étant venu le trouver, j'entendis sa voix qui est +douce, presque timide. Celui-là , certes, ne doit pas crier de +grossièretés en public, ni heurter des femmes sans s'excuser. Il doit +être un délicat, mais un délicat presque maladif, un vibrant. Je +tâcherai, cet hiver, qu'il me soit présenté. + +Je ne sais plus rien, ma chère tante, et je vous quitte en hâte, l'heure +de la poste me pressant. Je baise vos mains et vos joues. + +Votre nièce dévouée, + +BERTHE DE X... + +_P.-S._--Je dois cependant ajouter, pour la justification de la +politesse française, que nos compatriotes sont en voyage des modèles de +savoir-vivre en comparaison des abominables Anglais qui semblent avoir +été élevés par des valets d'écurie, tant ils prennent soin de ne se +gêner en rien et de toujours gêner leurs voisins. + + * * * * * + +MADAME DE Z... A MADAME DE X... + +_Les Fresnes, samedi._ + +Ma chère petite, tu me dis beaucoup de choses pleines de raison, ce qui +n'empêche que tu as tort. Je fus, comme toi, très indignée autrefois de +l'impolitesse des hommes que j'estimais me manquer sans cesse; mais en +vieillissant et en songeant à tout, et en observant sans y mêler du +mien, je me suis aperçue de ceci: que si les hommes ne sont pas toujours +polis, les femmes, par contre, sont toujours d'une inqualifiable +grossièreté. + +Nous nous croyons tout permis, ma chérie, et estimons en même temps que +tout nous est dû, et nous commettons à cÅ“ur joie des actes dépourvus de +ce savoir-vivre élémentaire dont tu parles avec passion. + +Je trouve maintenant, au contraire, que les hommes ont pour nous +beaucoup d'égards, relativement à nos allures envers eux. Du reste, +mignonne, les hommes doivent être, et sont, ce que nous les faisons. +Dans une société où les femmes seraient toutes de vraies grandes dames, +tous les hommes deviendraient des gentilshommes. + +Voyons, observe et réfléchis. + +Vois deux femmes qui se rencontrent dans la rue; quelle attitude! quels +regards de dénigrement, quels mépris dans le coup d'Å“il! Quel coup de +tête de haut en bas pour toiser et condamner! Et si le trottoir est +étroit, crois-tu que l'une cédera le pas, demandera pardon? Jamais! +Quand deux hommes se heurtent en une ruelle insuffisante, tous deux +saluent et s'effacent en même temps; tandis que, nous autres, nous nous +précipitons ventre à ventre, nez à nez, en nous dévisageant avec +insolence. + +Vois deux femmes se connaissant qui se rencontrent dans un escalier +devant la porte d'une amie que l'une vient de voir et que l'autre va +visiter. Elles se mettent à causer en obstruant toute la largeur du +passage. Si quelqu'un monte derrière elles, homme ou femme, crois-tu +qu'elles se dérangeront d'un demi-pied? Jamais! jamais! + +J'attendis, l'hiver dernier, vingt-deux minutes, montre en main, à la +porte d'un salon. Et derrière moi deux messieurs attendaient aussi sans +paraître prêts à devenir enragés, comme moi. C'est qu'ils étaient +habitués depuis longtemps à nos inconscientes insolences. + +L'autre jour, avant de quitter Paris, j'allai dîner, avec ton mari +justement, dans un restaurant des Champs-Élysées pour prendre le frais. +Toutes les tables étaient occupées. Le garçon nous pria d'attendre. + +J'aperçus alors une vieille dame de noble tournure qui venait de payer +sa carte et qui semblait prête à partir. Elle me vit, me toisa et ne +bougea point. Pendant plus d'un quart d'heure elle resta là , immobile, +mettant ses gants, parcourant du regard toutes les tables, considérant +avec quiétude ceux qui attendaient comme moi. Or, deux jeunes gens qui +achevaient leur repas m'ayant vue à leur tour, appelèrent en hâte le +garçon pour régler leur note et m'offrirent leur place tout de suite, +s'obstinant même à attendre debout leur monnaie. Et songe, ma belle, que +je ne suis plus jolie, comme toi, mais vieille et blanche. + +C'est à nous, vois-tu, qu'il faudrait enseigner la politesse; et la +besogne serait si rude qu'Hercule n'y suffirait pas. + +Tu me parles d'Étretat et des gens qui _potinent_ sur cette gentille +plage. C'est un pays fini, perdu pour moi, mais dans lequel je me suis +autrefois bien amusée. + +Nous étions là quelques-uns seulement, des gens du monde, du vrai monde, +et des artistes, fraternisant. On ne cancanait pas, alors. + +Or, comme nous n'avions point l'insipide Casino où l'on pose, où l'on +chuchote, où l'on danse bêtement, où l'on s'ennuie à profusion, nous +cherchions de quelle manière passer gaiement nos soirées. Or, devine ce +qu'imagina l'un de nos maris? Ce fut d'aller danser, chaque nuit, dans +l'une des fermes des environs. + +On partait en bande avec un orgue de Barbarie dont jouait d'ordinaire le +peintre Le Poittevin, coiffé d'un bonnet de coton. Deux hommes portaient +des lanternes. Nous suivions en procession, riant et bavardant comme des +folles. + +On réveillait le fermier, les servantes, les valets. On se faisait même +faire de la soupe à l'oignon, (horreur!) et l'on dansait sous les +pommiers, au son de la boîte à musique. Les coqs réveillés chantaient +dans la profondeur des bâtiments; les chevaux s'agitaient dans la +litière des écuries. Le vent frais de la campagne nous caressait les +joues, plein d'odeurs d'herbes et de moissons coupées. + +Que c'est loin! que c'est loin! voilà trente ans de cela! + +Je ne veux pas, ma chérie, que tu viennes pour l'ouverture de la chasse. +Pourquoi gâter la joie de nos amis, en leur imposant des toilettes +mondaines en ce jour de plaisir campagnard et violent? C'est ainsi qu'on +gâte les hommes, petite. + +Je t'embrasse. + +Ta vieille tante, + +GENEVIÈVE DE Z... + + + + +LUI? + + +_A Pierre Decourcelle._ + +Mon cher ami, tu n'y comprends rien? et je le conçois. Tu me crois +devenu fou? Je le suis peut-être un peu, mais non pas pour les raisons +que tu supposes. + +Oui. Je me marie. Voilà . + +Et pourtant mes idées et mes convictions n'ont pas changé. Je considère +l'accouplement légal comme une bêtise. Je suis certain que huit maris +sur dix sont cocus. Et ils ne méritent pas moins pour avoir eu +l'imbécillité d'enchaîner leur vie, de renoncer à l'amour libre, la +seule chose gaie et bonne au monde, de couper l'aile à la fantaisie qui +nous pousse sans cesse à toutes les femmes, etc., etc. Plus que jamais +je me sens incapable d'aimer une femme parce que j'aimerai toujours trop +toutes les autres. Je voudrais avoir mille bras, mille lèvres et +mille... tempéraments pour pouvoir étreindre en même temps une armée de +ces êtres charmants et sans importance. + +Et cependant je me marie. + +J'ajoute que je ne connais guère ma femme de demain. Je l'ai vue +seulement quatre ou cinq fois. Je sais qu'elle ne me déplaît point; cela +me suffit pour ce que j'en veux faire. Elle est petite, blonde et +grasse. Après-demain, je désirerai ardemment une femme grande, brune et +mince. + +Elle n'est pas riche. Elle appartient à une famille moyenne. C'est une +jeune fille comme on en trouve à la grosse, bonnes à marier, sans +qualités et sans défauts apparents, dans la bourgeoisie ordinaire. On +dit d'elle: «Mlle Lajolle est bien gentille.» On dira demain: «Elle +est fort gentille, Mme Raymon». Elle appartient enfin à la légion des +jeunes filles honnêtes «dont on est heureux de faire sa femme» jusqu'au +jour où on découvre qu'on préfère justement toutes les autres femmes à +celle qu'on a choisie. + +Alors pourquoi me marier, diras-tu? + +J'ose à peine t'avouer l'étrange et invraisemblable raison qui me +pousse à cet acte insensé. + +Je me marie pour n'être pas seul! + +Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tu as pitié +de moi, et tu me mépriseras, tant mon état d'esprit est misérable. + +Je ne veux plus être seul, la nuit. Je veux sentir un être près de moi, +contre moi, un être qui peut parler, dire quelque chose, n'importe quoi. + +Je veux pouvoir briser son sommeil; lui poser une question quelconque +brusquement, une question stupide pour entendre une voix, pour sentir +habitée ma demeure, pour sentir une âme en éveil, un raisonnement en +travail, pour voir, allumant brusquement ma bougie, une figure humaine à +mon côté... parce que... (je n'ose pas avouer cette honte)... parce que +j'ai peur, tout seul. + +Oh! tu ne me comprends pas encore. + +Je n'ai pas peur d'un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans +frissonner. Je n'ai pas peur des morts; je crois à l'anéantissement +définitif de chaque être qui disparaît! + +Alors!... oui. Alors!... Eh bien! j'ai peur de moi! j'ai peur de la +peur; peur des spasmes de mon esprit qui s'affole, peur de cette +horrible sensation de la terreur incompréhensible. + +Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J'ai peur des murs, +des meubles, des objets familiers qui s'animent, pour moi, d'une sorte +de vie animale. J'ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de +ma raison qui m'échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et +invisible angoisse. + +Je sens d'abord une vague inquiétude qui me passe dans l'âme et me fait +courir un frisson sur la peau. Je regarde autour de moi. Rien! Et je +voudrais quelque chose! Quoi? Quelque chose de compréhensible. Puisque +j'ai peur uniquement parce que je ne comprends pas ma peur. + +Je parle! j'ai peur de ma voix. Je marche! j'ai peur de l'inconnu de +derrière la porte, de derrière le rideau, de dans l'armoire, de sous le +lit. Et pourtant je sais qu'il n'y a rien nulle part. + +Je me retourne brusquement parce que j'ai peur de ce qui est derrière +moi, bien qu'il n'y ait rien et que je le sache. + +Je m'agite, je sens mon effarement grandir; et je m'enferme dans ma +chambre; et je m'enfonce dans mon lit, et je me cache sous mes draps; et +blotti, roulé comme une boule, je ferme les yeux désespérément, et je +demeure ainsi pendant un temps infini avec cette pensée que ma bougie +demeure allumée sur ma table de nuit et qu'il faudrait pourtant +l'éteindre. Et je n'ose pas. + +N'est-ce pas affreux d'être ainsi! + +Autrefois je n'éprouvais rien de cela. Je rentrais tranquillement. +J'allais et je venais en mon logis sans que rien troublât la sérénité de +mon âme. Si l'on m'avait dit quelle maladie de peur invraisemblable, +stupide et terrible, devait me saisir un jour, j'aurais bien ri; +j'ouvrais les portes dans l'ombre avec assurance; je me couchais +lentement, sans pousser les verrous, et je ne me relevais jamais au +milieu des nuits pour m'assurer que toutes les issues de ma chambre +étaient fortement closes. + +Cela a commencé l'an dernier d'une singulière façon. + +C'était en automne, par un soir humide. Quand ma bonne fut partie, après +mon dîner, je me demandai ce que j'allais faire. Je marchai quelque +temps à travers ma chambre. Je me sentais las, accablé sans raison, +incapable de travailler, sans force même pour lire. Une pluie fine +mouillait les vitres; j'étais triste, tout pénétré par une de ces +tristesses sans causes qui vous donnent envie de pleurer, qui vous font +désirer de parler à n'importe qui pour secouer la lourdeur de notre +pensée. + +Je me sentais seul. Mon logis me paraissait vide comme il n'avait jamais +été. Une solitude infinie et navrante m'entourait. Que faire? Je +m'assis. Alors une impatience nerveuse me courut dans les jambes. Je me +relevai, et je me remis à marcher. J'avais peut-être aussi un peu de +fièvre, car mes mains, que je tenais rejointes derrière mon dos, comme +on fait souvent quand on se promène avec lenteur, se brûlaient l'une à +l'autre, et je le remarquai. Puis soudain un frisson de froid me courut +dans le dos. Je pensai que l'humidité du dehors entrait chez moi, et +l'idée de faire du feu me vint. J'en allumai; c'était la première fois +de l'année. Et je m'assis de nouveau en regardant la flamme. Mais +bientôt l'impossibilité de rester en place me fit encore me relever, et +je sentis qu'il fallait m'en aller, me secouer, trouver un ami. + +Je sortis. J'allai chez trois camarades que je ne rencontrai pas; puis, +je gagnai le boulevard, décidé à découvrir une personne de connaissance. + +Il faisait triste partout. Les trottoirs trempés luisaient. Une tiédeur +d'eau, une de ces tiédeurs qui vous glacent par frissons brusques, une +tiédeur pesante de pluie impalpable accablait la rue, semblait lasser et +obscurcir la flamme du gaz. + +J'allais d'un pas mou, me répétant: «Je ne trouverai personne avec qui +causer.» + +J'inspectai plusieurs fois les cafés, depuis la Madeleine jusqu'au +faubourg Poissonnière. Des gens tristes, assis devant des tables, +semblaient n'avoir pas même la force de finir leurs consommations. + +J'errai longtemps ainsi, et vers minuit, je me mis en route pour rentrer +chez moi. J'étais fort calme, mais fort las. Mon concierge, qui se +couche avant onze heures, m'ouvrit tout de suite, contrairement à son +habitude; et je pensai: «Tiens, un autre locataire vient sans doute de +remonter.» + +Quand je sors de chez moi, je donne toujours à ma porte deux tours de +clef. Je la trouvai simplement tirée, et cela me frappa. Je supposai +qu'on m'avait monté des lettres dans la soirée. + +J'entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peu l'appartement. +Je pris une bougie pour aller l'allumer au foyer, lorsqu'en jetant les +yeux devant moi, j'aperçus quelqu'un assis dans mon fauteuil, et qui se +chauffait les pieds en me tournant le dos. + +Je n'eus pas peur, oh! non, pas le moins du monde. Une supposition très +vraisemblable me traversa l'esprit; celle qu'un de mes amis était venu +pour me voir. La concierge, prévenue par moi à ma sortie, avait dit que +j'allais rentrer, avait prêté sa clef. Et toutes les circonstances de +mon retour, en une seconde, me revinrent à la pensée: le cordon tiré +tout de suite, ma porte seulement poussée. + +Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s'était endormi devant mon +feu en m'attendant, et je m'avançai pour le réveiller. Je le voyais +parfaitement, un de ses bras pendant à droite; ses pieds étaient croisés +l'un sur l'autre; sa tête, penchée un peu sur le côté gauche du +fauteuil, indiquait bien le sommeil. Je me demandais: Qui est-ce? On y +voyait peu d'ailleurs dans la pièce. J'avançai la main pour lui toucher +l'épaule!... + +Je rencontrai le bois du siège! Il n'y avait plus personne. Le fauteuil +était vide! + +Quel sursaut, miséricorde! + +Je reculai d'abord comme si un danger terrible eût apparu devant moi. + +Puis je me retournai, sentant quelqu'un derrière mon dos; puis, +aussitôt, un impérieux besoin de revoir le fauteuil me fit pivoter +encore une fois. Et je demeurai debout, haletant d'épouvante, tellement +éperdu que je n'avais plus une pensée, prêt à tomber. + +Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raison me +revint. Je songeai: «Je viens d'avoir une hallucination, voilà tout.» Et +je réfléchis immédiatement sur ce phénomène. La pensée va vite dans ces +moments-là . + +J'avais eu une hallucination--c'était là un fait incontestable. Or, mon +esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnant régulièrement et +logiquement. Il n'y avait donc aucun trouble du côté du cerveau. Les +yeux seuls s'étaient trompés, avaient trompé ma pensée. Les yeux +avaient eu une vision, une de ces visions qui font croire aux miracles +les gens naïfs. C'était là un accident nerveux de l'appareil optique, +rien de plus, un peu de congestion peut-être. + +Et j'allumai ma bougie. Je m'aperçus, en me baissant vers le feu, que je +tremblais, et je me relevai d'une secousse, comme si on m'eût touché par +derrière. + +Je n'étais point tranquille assurément. + +Je fis quelques pas; je parlai haut. Je chantai à mi-voix quelques +refrains. + +Puis je fermai la porte de ma chambre à double tour, et je me sentis un +peu rassuré. Personne ne pouvait entrer, au moins. + +Je m'assis encore et je réfléchis longtemps à mon aventure; puis je me +couchai, et je soufflai ma lumière. + +Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos, assez +paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans ma chambre; et je +me mis sur le côté. + +Mon feu n'avait plus que deux ou trois tisons rouges qui éclairaient +juste les pieds du fauteuil; et je crus revoir l'homme assis dessus. + +J'enflammai une allumette d'un mouvement rapide. Je m'étais trompé, je +ne voyais plus rien. + +Je me levai, cependant, et j'allai cacher le fauteuil derrière mon lit. + +Puis je refis l'obscurité et tâchai de m'endormir. Je n'avais pas perdu +connaissance depuis plus de cinq minutes, quand j'aperçus en songe, et +nettement comme dans la réalité, toute la scène de la soirée. Je me +réveillai éperdûment, et, ayant éclairé mon logis, je demeurai assis +dans mon lit, sans oser même essayer de redormir. + +Deux fois cependant le sommeil m'envahit, malgré moi, pendant quelques +secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyais devenu fou. + +Quand le jour parut, je me sentis guéri et je sommeillai paisiblement +jusqu'à midi. + +C'était fini, bien fini. J'avais eu la fièvre, le cauchemar, que +sais-je? J'avais été malade, enfin. Je me trouvai néanmoins fort bête. + +Je fus très gai ce jour-là . Je dînai au cabaret; j'allai voir le +spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Mais voilà qu'en +approchant de ma maison une inquiétude étrange me saisit. J'avais peur +de le revoir, lui. Non pas peur de lui, non pas peur de sa présence, à +laquelle je ne croyais point, mais j'avais peur d'un trouble nouveau de +mes yeux, peur de l'hallucination, peur de l'épouvante qui me saisirait. + +Pendant plus d'une heure, j'errai de long en large sur le trottoir; +puis je me trouvai trop imbécile à la fin et j'entrai. Je haletais +tellement que je ne pouvais plus monter mon escalier. Je resta encore +plus de dix minutes devant mon logement sur le palier, puis, +brusquement, j'eus un élan de courage, un roidissement de volonté. +J'enfonçai ma clef; je me précipitai en avant une bougie à la main, je +poussai d'un coup de pied la porte entrebâillée de ma chambre et je +jetai un regard effaré vers la cheminée. Je ne vis rien.--Ah!... + +Quel soulagement! Quelle joie! Quelle délivrance! J'allais et je venais +d'un air gaillard. Mais je ne me sentais pas rassuré; je me retournais +par sursauts; l'ombre des coins m'inquiétait. + +Je dormis mal, réveillé sans cesse par des bruits imaginaires. Mais je +ne le vis pas. Non. C'était fini! + + * * * * * + +Depuis ce jour-là j'ai peur tout seul, la nuit. Je la sens là , près de +moi, autour de moi, la vision. Elle ne m'est point apparue de nouveau. +Oh non! Et qu'importe, d'ailleurs, puisque je n'y crois pas, puisque je +sais que ce n'est rien! + +Elle me gêne cependant parce que j'y pense sans cesse.--Une main pendait +du côté droit, sa tête était penchée du côté gauche comme celle d'un +homme qui dort... Allons, assez, nom de Dieu! je n'y veux plus songer! + +Qu'est-ce que cette obsession, pourtant? Pourquoi cette persistance? Ses +pieds étaient tout près du feu! + +Il me hante, c'est fou, mais c'est ainsi. Qui, Il? Je sais bien qu'il +n'existe pas, que ce n'est rien! Il n'existe que dans mon appréhension, +que dans ma crainte, que dans mon angoisse! Allons, assez!... + +Oui, mais j'ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plus rester seul +chez moi, parce qu'il y est. Je ne le verrai plus, je le sais, il ne se +montrera plus, c'est fini cela. Mais il y est tout de même, dans ma +pensée. Il demeure invisible, cela n'empêche qu'il y soit. Il est +derrière les portes, dans l'armoire fermée, sous le lit, dans tous les +coins obscurs, dans toutes les ombres. Si je tourne la porte, si j'ouvre +l'armoire, si je baisse ma lumière sous le lit, si j'éclaire les coins, +les ombres, il n'y est plus; mais alors je le sens derrière moi. Je me +retourne, certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verrai +plus. Il n'en est pas moins derrière moi, encore. + +C'est stupide, mais c'est atroce. Que veux-tu? Je n'y peux rien. + +Mais si nous étions deux chez moi, je sens, oui, je sens assurément +qu'il n'y serait plus! Car il est là parce que je suis seul, uniquement +parce que je suis seul! + + + + +TOMBOUCTOU + + +Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre d'or du soleil +couchant. Tout le ciel était rouge, aveuglant; et, derrière la +Madeleine, une immense nuée flamboyante jetait dans toute la longue +avenue une oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de brasier. + +La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflammée et semblait +dans une apothéose. Les visages étaient dorés; les chapeaux noirs et les +habits avaient des reflets de pourpre; le vernis des chaussures jetait +des flammes sur l'asphalte des trottoirs. + +Devant les cafés, un peuple d'hommes buvait des boissons brillantes et +colorées qu'on aurait prises pour des pierres précieuses fondues dans le +cristal. + +Au milieu des consommateurs aux légers vêtements plus foncés, deux +officiers en grande tenue faisaient baisser tous les yeux par +l'éblouissement de leurs dorures. Ils causaient, joyeux sans motif, dans +cette gloire de vie, dans ce rayonnement radieux du soir; et ils +regardaient la foule, les hommes lents et les femmes pressées qui +laissaient derrière elles une odeur savoureuse et troublante. + +Tout à coup un nègre énorme, vêtu de noir, ventru, chamarré de breloques +sur un gilet de coutil, la face luisante comme si elle eût été cirée, +passa devant eux, avec un air de triomphe. Il riait aux vendeurs de +journaux, il riait au ciel éclatant, il riait à Paris entier. Il était +si grand qu'il dépassait toutes les têtes; et, derrière lui, tous les +badauds se retournaient pour le contempler de dos. + +Mais soudain il aperçut les officiers, et, culbutant les buveurs, il +s'élança. Dès qu'il fut devant leur table, il planta sur eux ses yeux +luisants et ravis, et les coins de sa bouche lui montèrent jusqu'aux +oreilles, découvrant ses dents blanches, claires comme un croissant de +lune dans un ciel noir. Les deux hommes, stupéfaits, contemplaient ce +géant d'ébène, sans rien comprendre à sa gaieté. + +Et il s'écria, d'une voix qui fit rire toutes les tables: + +--Bonjou, mon lieutenant. + +Un des officiers était chef de bataillon, l'autre colonel. Le premier +dit: + +--Je ne vous connais pas, monsieur; j'ignore ce que vous me voulez. + +Le nègre reprit: + +--Moi aimé beaucoup toi, lieutenant Védié, siège Bézi, beaucoup raisin, +cherché moi. + +L'officier, tout à fait éperdu, regardait fixement l'homme, cherchant au +fond de ses souvenirs; mais brusquement il s'écria: + +--Tombouctou? + +Le nègre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un rire d'une +invraisemblable violence et beuglant: + +--Si, si, ya, mon lieutenant, reconné Tombouctou, ya, bonjou. + +Le commandant lui tendit la main en riant lui-même de tout son cÅ“ur. +Alors Tombouctou redevint grave. Il saisit la main de l'officier, et, si +vite que l'autre ne put l'empêcher, il la baisa, selon la coutume nègre +et arabe. Confus, le militaire lui dit d'une voix sévère: + +--Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique. Assieds-toi là et +dis-moi comment je te trouve ici. + +Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant il parlait vite: + +--Gagné beaucoup d'agent, beaucoup, grand'estaurant, bon mangé, +Prussiens, moi, beaucoup volé, beaucoup, cuisine française, Tombouctou, +cuisinié de l'Empéeu, deux cent mille francs à moi. Ah! ah! ah! ah! + +Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le regard. + +Quand l'officier, qui comprenait son étrange langage, l'eut interrogé +quelque temps, il lui dit: + +--Eh bien, au revoir, Tombouctou; à bientôt. + +Le nègre aussitôt se leva, serra, cette fois, la main qu'on lui tendait, +et, riant toujours, cria: + +--Bonjou, bonjou, mon lieutenant! + +Il s'en alla, si content, qu'il gesticulait en marchant, et qu'on le +prenait pour un fou. + +Le colonel demanda: + +--Qu'est-ce que cette brute? + +--Un brave garçon et un brave soldat: Je vais vous dire ce que je sais +de lui; c'est assez drôle. + + * * * * * + +Vous savez qu'au commencement de la guerre de 1870 je fus enfermé dans +Bézières, que ce nègre appelle Bézi. Nous n'étions point assiégés, mais +bloqués. Les lignes prussiennes nous entouraient de partout, hors de +portée des canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant +peu à peu. + +J'étais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait composée de troupes +de toute nature, débris de régiments écharpés, fuyards, maraudeurs +séparés des corps d'armée. Nous avions de tout enfin, même onze turcos +arrivés un soir on ne sait comment, on ne sait par où. Ils s'étaient +présentés aux portes de la ville, harassés, déguenillés, affamés et +saouls. On me les donna. + +Je reconnus bientôt qu'ils étaient rebelles à toute discipline, toujours +dehors et toujours gris. J'essayai de la salle de police, même de la +prison, rien n'y fit. Mes hommes disparaissaient des jours entiers, +comme s'ils se fussent enfoncés sous terre, puis reparaissaient ivres à +tomber. Ils n'avaient pas d'argent. Où buvaient-ils? Et comment, et avec +quoi? + +Cela commençait à m'intriguer vivement, d'autant plus que ces sauvages +m'intéressaient avec leur rire éternel et leur caractère de grands +enfants espiègles. + +Je m'aperçus alors qu'ils obéissaient aveuglément au plus grand d'eux +tous, celui que vous venez de voir. Il les gouvernait à son gré, +préparait leurs mystérieuses entreprises en chef tout-puissant et +incontesté. Je le fis venir chez moi et je l'interrogeai. Notre +conversation dura bien trois heures, tant j'avais de peine à pénétrer +son surprenant charabia. Quant à lui, le pauvre diable, il faisait des +efforts inouïs pour être compris, inventait des mots, gesticulait, suait +de peine, s'essuyait le front, soufflait, s'arrêtait et repartait +brusquement quand il croyait avoir trouvé un nouveau moyen de +s'expliquer. + +Je devinai enfin qu'il était fils d'un grand chef, d'une sorte de roi +nègre des environs de Tombouctou. Je lui demandai son nom. Il répondit +quelque chose comme Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus +simple de lui donner le nom de son pays: «Tombouctou». Et, huit jours +plus tard, toute la garnison ne le nommait plus autrement. + +Mais une envie folle nous tenait de savoir où cet ex-prince africain +trouvait à boire. Je le découvris d'une singulière façon. + +J'étais un matin sur les remparts, étudiant l'horizon, quand j'aperçus +dans une vigne quelque chose qui remuait. On arrivait au temps des +vendanges, les raisins étaient mûrs, mais je ne songeais guère à cela. +Je pensai qu'un espion s'approchait de la ville, et j'organisai une +expédition complète pour saisir le rôdeur. Je pris moi-même le +commandement, après avoir obtenu l'autorisation du général. + +J'avais fait sortir, par trois portes différentes, trois petites troupes +qui devaient se rejoindre auprès de la vigne suspecte et la cerner. Pour +couper la retraite à l'espion, un de ces détachements avait à faire une +marche d'une heure au moins. Un homme resté en observation sur les murs +m'indiqua par signe que l'être aperçu n'avait point quitté le champ. +Nous allions en grand silence, rampant, presque couchés dans les +ornières. Enfin, nous touchons au point désigné; je déploie brusquement +mes soldats, qui s'élancent dans la vigne, et trouvent... Tombouctou +voyageant à quatre pattes au milieu des ceps et mangeant du raisin, ou +plutôt happant du raisin comme un chien qui mange sa soupe, à pleine +bouche, à la plante même, en arrachant la grappe d'un coup de dent. + +Je voulus le faire relever; il n'y fallait pas songer, et je compris +alors pourquoi il se traînait ainsi sur les mains et sur les genoux. Dès +qu'on l'eût planté sur ses jambes, il oscilla quelques secondes, tendit +les bras et s'abattit sur le nez. Il était gris comme je n'ai jamais vu +un homme être gris. + +On le rapporta sur deux échalas. Il ne cessa de rire tout le long de la +route en gesticulant des bras et des jambes. + +C'était là tout le mystère. Mes gaillards buvaient au raisin lui-même. +Puis, lorsqu'ils étaient saouls à ne plus bouger, ils dormaient sur +place. + +Quant à Tombouctou, son amour de la vigne passait toute croyance et +toute mesure. Il vivait là -dedans à la façon des grives, qu'il haïssait +d'ailleurs d'une haine de rival jaloux. Il répétait sans cesse: + +--Les gives mangé tout le raisin, capules! + + * * * * * + +Un soir on vint me chercher. On apercevait par la plaine quelque chose +arrivant vers nous. Je n'avais point pris ma lunette, et je distinguais +fort mal. On eût dit un grand serpent qui se déroulait, un convoi, que +sais-je? + +J'envoyai quelques hommes au-devant de cette étrange caravane qui fit +bientôt son entrée triomphale. Tombouctou et neuf de ses compagnons +portaient sur une sorte d'autel, fait avec des chaises de campagne, huit +têtes coupées, sanglantes et grimaçantes. Le dixième turco traînait un +cheval à la queue duquel un autre était attaché et six autres bêtes +suivaient encore, retenues de la même façon. + +Voici ce que j'appris. Étant partis aux vignes, mes Africains avaient +aperçu tout à coup un détachement prussien s'approchant d'un village. Au +lieu de fuir, ils s'étaient cachés; puis, lorsque les officiers eurent +mis pied à terre devant une auberge pour se rafraîchir, les onze +gaillards s'élancèrent, mirent en fuite les uhlans qui se crurent +attaqués, tuèrent les deux sentinelles, plus le colonel et les cinq +officiers de son escorte. + +Ce jour-là , j'embrassai Tombouctou. Mais je m'aperçus qu'il marchait, +avec peine. Je le crus blessé; il se mit à rire et me dit: + +--Moi, povisions pou pays. + +C'est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour l'honneur, mais +bien pour le gain. Tout ce qu'il trouvait, tout ce qui lui paraissait +avoir une valeur quelconque, tout ce qui brillait surtout, il le +plongeait dans sa poche! Quelle poche! un gouffre qui commençait à la +hanche et finissait aux chevilles. Ayant retenu un terme de troupier, il +l'appelait sa «profonde», et c'était sa profonde, en effet! + +Donc il avait détaché l'or des uniformes-prussiens, le cuivre des +casques, les boutons, etc., et jeté le tout dans sa «profonde» qui +était pleine à déborder. + +Chaque jour, il précipitait là -dedans tout objet luisant qui lui tombait +sous les yeux, morceaux d'étain ou pièces d'argent, ce qui lui donnait +parfois une tournure infiniment drôle. + +Il comptait remporter cela au pays des autruches, dont il semblait bien +frère, ce fils de roi torturé par ce besoin d'engloutir les corps +brillants. S'il n'avait pas eu sa profonde, qu'aurait-il fait? Il les +aurait sans doute avalés. + +Chaque matin sa poche était vide. Il avait donc un magasin général où +s'entassaient ses richesses. Mais où? Je ne l'ai pu découvrir. + +Le général, prévenu du haut fait de Tombouctou, fit bien vite enterrer +les corps demeurés au village voisin, pour qu'on ne découvrît point +qu'ils avaient été décapités. Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le +maire et sept habitants notables furent fusillés sur-le-champ, par +représailles, comme ayant dénoncé la présence des Allemands. + + * * * * * + +L'hiver était venu. Nous étions harassés et désespérés. On se battait +maintenant tous les jours. Les hommes affamés ne marchaient plus. Seuls +les huit turcos (trois avaient été tués) demeuraient gras et luisants, +vigoureux et toujours prêts à se battre. Tombouctou engraissait même. Il +me dit un jour: + +--Toi beaucoup faim, moi bon viande. + +Et il m'apporta en effet un excellent filet. Mais de quoi? Nous n'avions +plus ni bÅ“ufs, ni moutons, ni chèvres, ni ânes, ni porcs. Il était +impossible de se procurer du cheval, je réfléchis à tout cela après +avoir dévoré ma viande. Alors une pensée horrible me vint. Ces nègres +étaient nés bien près du pays où l'on mange des hommes! Et chaque jour +tant de soldats tombaient autour de la ville! J'interrogeai Tombouctou. +Il ne voulut pas répondre. Je n'insistai point, mais je refusai +désormais ses présents. + +Il m'adorait. Une nuit, la neige nous surprit aux avant-postes. Nous +étions assis par terre. Je regardais avec pitié les pauvres nègres +grelottant sous cette poussière blanche et glacée. Comme j'avais grand +froid, je me mis à tousser. Je sentis aussitôt quelque chose s'abattre +sur moi, comme une grande et chaude couverture. C'était le manteau de +Tombouctou qu'il me jetait sur les épaules. + +Je me levai et, lui rendant son vêtement: + +--Garde ça, mon garçon; tu en as plus besoin que moi. + +Il répondit: + +--Non, mon lieutenant, pou toi, moi pas besoin, moi chaud, chaud. + +Et il me contemplait avec des yeux suppliants. + +Je repris: + +--Allons, obéis, garde ton manteau, je le veux. + +Le nègre alors se leva, tira son sabre qu'il savait rendre coupant comme +une faulx, et tenant de l'autre main sa large capote que je refusais: + +--Si toi pas gadé manteau moi coupé; pésonne manteau. + +Il l'aurait fait. Je cédai. + + * * * * * + +Huit jours plus tard, nous avions capitulé. Quelques-uns d'entre nous +avaient pu s'enfuir. Les autres allaient sortir de la ville et se rendre +aux vainqueurs. + +Je me dirigeais vers la place d'Armes où nous devions nous réunir, quand +je demeurai stupide d'étonnement devant un nègre géant vêtu de coutil +blanc et coiffé d'un chapeau de paille. C'était Tombouctou. Il semblait +radieux et se promenait, les mains dans ses poches, devant une petite +boutique où l'on voyait en montre deux assiettes et deux verres. + +Je lui dis: + +--Qu'est-ce que tu fais? + +Il répondit: + +--Moi pas pati, moi bon cuisinié, moi fait mangé colonel, Algéie; moi +mangé Pussiens, beaucoup volé, beaucoup. + +Il gelait à dix degrés. Je grelottais devant ce nègre en coutil. Alors +il me prit par le bras et me fit entrer. J'aperçus une enseigne +démesurée qu'il allait pendre devant sa porte sitôt que nous serions +partis, car il avait quelque pudeur. + +Et je lus, tracé par la main de quelque complice, cet appel: + +CUISINE MILITAIRE DE M. TOMBOUCTOU + +ANCIEN CUISINIER DE S. M. L'EMPEREUR + +_Artiste de Paris.--Prix modérés._ + +Malgré le désespoir qui me rongeait le cÅ“ur, je ne pus m'empêcher de +rire, et je laissai mon nègre à son nouveau commerce. + +Cela ne valait-il pas mieux que de le faire emmener prisonnier? + +Vous venez de voir qu'il a réussi, le gaillard. + +Bézières, aujourd'hui, appartient à l'Allemagne. Le restaurant +Tombouctou est un commencement de revanche. + + + + +UN DUEL + + +La guerre était finie; les Allemands occupaient la France; le pays +palpitait comme un lutteur vaincu tombé sous le genou du vainqueur. + +De Paris affolé, affamé, désespéré, les premiers trains sortaient, +allant aux frontières nouvelles, traversant avec lenteur les campagnes +et les villages. Les premiers voyageurs regardaient par les portières +les plaines ruinées et les hameaux incendiés. Devant les portes des +maisons restées debout, des soldats prussiens, coiffés du casque noir à +la pointe de cuivre, fumaient leur pipe, à cheval sur des chaises. +D'autres travaillaient ou causaient comme s'ils eussent fait partie des +familles. Quand on passait les villes, on voyait des régiments entiers +manÅ“uvrant sur les places, et, malgré le bruit des roues, les +commandements rauques arrivaient par instants. + +M. Dubuis, qui avait fait partie de la garde nationale de Paris pendant +toute la durée du siège, allait rejoindre en Suisse sa femme et sa +fille, envoyées par prudence à l'étranger, avant l'invasion. + +La famine et les fatigues n'avaient point diminué son gros ventre de +marchand riche et pacifique. Il avait subi les événements terribles avec +une résignation désolée et des phrases amères sur la sauvagerie des +hommes. Maintenant qu'il gagnait la frontière, la guerre finie, il +voyait pour la première fois des Prussiens, bien qu'il eût fait son +devoir sur les remparts et monté bien des gardes par les nuits froides. + +Il regardait avec une terreur irritée ces hommes armés et barbus +installés comme chez eux sur la terre de France, et il se sentait à +l'âme une sorte de fièvre de patriotisme impuissant, en même temps que +ce grand besoin, que cet instinct nouveau de prudence qui ne nous a plus +quittés. + +Dans son compartiment, deux Anglais, venus pour voir, regardaient de +leurs yeux tranquilles et curieux. Ils étaient gros aussi tous deux et +causaient en leur langue, parcourant parfois leur guide, qu'ils lisaient +à haute voix en cherchant à bien reconnaître les lieux indiqués. + +Tout à coup, le train s'étant arrêté à la gare d'une petite ville, un +officier prussien monta avec son grand bruit de sabre sur le double +marche-pied du wagon. Il était grand, serré dans son uniforme et barbu +jusqu'aux yeux. Son poil roux semblait flamber, et ses longues +moustaches, plus pâles, s'élançaient des deux côtés du visage, qu'elles +coupaient en travers. + +Les Anglais aussitôt se mirent à le contempler avec des sourires de +curiosité satisfaite, tandis que M. Dubuis faisait semblant de lire un +journal. Il se tenait blotti dans son coin, comme un voleur en face d'un +gendarme. + +Le train se remit en marche. Les Anglais continuaient à causer, à +chercher les lieux précis des batailles; et soudain, comme l'un d'eux +tendait le bras vers l'horizon en indiquant un village, l'officier +prussien prononça en français, en étendant ses longues jambes et se +renversant sur le dos: + +--Ché tué touze Français tans ce fillage. Ché bris plus te cent +brisonniers. + +Les Anglais, tout à fait intéressés, demandèrent aussitôt: + +--Aoh! comment s'appelé, cette village? + +Le Prussien répondit: «Pharsbourg.» + +Il reprit: + +--Ché bris ces bolissons de Français par les oreilles. + +Et il regardait M. Dubuis en riant orgueilleusement dans son poil. + +Le train roulait, traversant toujours des hameaux occupés. On voyait les +soldats allemands le long des routes, au bord des champs, debout au coin +des barrières, ou causant devant les cafés. Ils couvraient la terre +comme les sauterelles d'Afrique. + +L'officier tendit la main: + +--Si c'hafrais le gommandement, ch'aurais bris Paris, et brûlé tout, et +tué tout le monde. Blus de France! + +Les Anglais, par politesse, répondirent simplement: + +--Aoh! yes. + +Il continua: + +--Tans vingt ans, toute l'Europe, toute, abartiendra à nous. La Brusse +blus forte que tous. + +Les Anglais, inquiets, ne répondaient plus. Leurs faces, devenues +impassibles, semblaient de cire entre leurs longs favoris. Alors +l'officier prussien se mit à rire. Et, toujours renversé sur le dos, il +blagua. Il blaguait la France écrasée, insultait les ennemis à terre; il +blaguait l'Autriche, vaincue naguère; il blaguait la défense acharnée +et impuissante des départements; il blaguait les mobiles, l'artillerie +inutile. Il annonça que Bismarck allait bâtir une ville de fer avec les +canons capturés. Et soudain il mit ses bottes contre la cuisse de M. +Dubuis qui détournait les yeux, rouge jusqu'aux oreilles. + +Les Anglais semblaient devenus indifférents, tout comme s'ils s'étaient +trouvés brusquement renfermés dans leur île, loin des bruits du monde. + +L'officier tira sa pipe et, regardant fixement le Français: + +--Vous n'auriez bas de tabac? + +M. Dubuis répondit: + +--Non, monsieur! + +L'Allemand reprit: + +--Je fous brie t'aller en acheter gand le gonvoi s'arrêtera. + +Et il se mit à rire de nouveau: + +--Je vous tonnerai un bourboire. + +Le train siffla, ralentissant sa marche. On passait devant les bâtiments +incendiés d'une gare; puis on s'arrêta tout à fait. + +L'Allemand ouvrit la portière et, prenant par le bras M. Dubuis: + +--Allez faire ma gommission, fite, fite! + +Un détachement prussien occupait la station. D'autres soldats +regardaient, debout, le long des grilles de bois. La machine déjà +sifflait pour repartir. Alors, brusquement, M. Dubuis s'élança sur le +quai et, malgré les gestes du chef de gare, il se précipita dans le +compartiment voisin. + +Il était seul! Il ouvrit son gilet, tant son cÅ“ur battait, et il +s'essuya le front, haletant. + +Le train s'arrêta de nouveau dans une station. Et tout à coup l'officier +parut à la portière et monta, suivi bientôt des deux Anglais que la +curiosité poussait. L'Allemand s'assit en face du Français et, riant +toujours: + +--Fous n'afez pas foulu faire ma gommission. + +M. Dubuis répondit: + +--Non, monsieur! + +Le train venait de repartir. + +L'officier dit: + +--Che fais gouper fotre moustache pour bourrer ma pipe. + +Et il avança la main vers la figure de son voisin. + +Les Anglais, toujours impassibles, regardaient de leurs yeux fixes. + +Déjà , l'Allemand avait pris une pincée de poils et tirait dessus, quand +M. Dubuis, d'un revers de main, lui releva le bras et, le saisissant au +collet, le rejeta sur la banquette. Puis, fou de colère, les tempes +gonflées, les yeux pleins de sang, l'étranglant toujours d'un main, il +se mit avec l'autre, fermée, à lui taper furieusement des coups de poing +par la figure. Le Prussien se débattait, tâchait de tirer son sabre, +d'étreindre son adversaire couché sur lui. Mais M. Dubuis l'écrasait du +poids énorme de son ventre, et tapait, tapait sans repos, sans prendre +haleine, sans savoir où tombaient ses coups. Le sang coulait; +l'Allemand, étranglé, râlait, crachait ses dents, essayait, mais en +vain, de rejeter ce gros homme exaspéré, qui l'assommait. + +Les Anglais s'étaient levés et rapprochés pour mieux voir. Ils se +tenaient debout, pleins de joie et de curiosité, prêts à parier pour ou +contre chacun des combattants. + +Et soudain M. Dubuis, épuisé par un pareil effort, se releva et se +rassit sans dire un mot. + +Le Prussien ne se jeta pas sur lui, tant il demeurait effaré, stupide +d'étonnement et de douleur. Quand il eut repris haleine, il prononça: + +--Si fous ne foulez pas me rentre raison avec le bistolet, che vous +tuerai! + +M. Dubuis répondit: + +--Quand vous voudrez. Je veux bien. + +L'Allemand reprit: + +--Foici la ville de Strasbourg, che brendrai deux officiers bour +témoins, ché le temps avant que le train rebarte. + +M. Dubuis, qui soufflait autant que la machine, dit aux Anglais: + +--Voulez-vous être mes témoins? + +Tous deux répondirent ensemble: + +--Aoh! yes! + +Et le train s'arrêta. + +En une minute, le Prussien avait trouvé deux camarades qui apportèrent +des pistolets, et on gagna les remparts. + +Les Anglais sans cesse tiraient leur montre, pressant le pas, hâtant les +préparatifs, inquiets de l'heure pour ne point manquer le départ. + +M. Dubuis n'avait jamais tenu un pistolet. On le plaça à vingt pas de +son ennemi. On lui demanda: + +--Êtes-vous prêt? + +En répondant «oui, monsieur!», il s'aperçut qu'un des Anglais avait +ouvert son parapluie pour se garantir du soleil. + +Une voix commanda: + +--Feu! + +M. Dubuis tira, au hasard, sans attendre, et il aperçut avec stupeur le +Prussien, debout en face de lui, qui chancelait, levait les bras et +tombait raide sur le nez. Il l'avait tué. + +Un Anglais cria un «Aoh!» vibrant de joie, de curiosité satisfaite et +d'impatience heureuse. L'autre, qui tenait toujours sa montre à la main, +saisit M. Dubuis par le bras, et l'entraîna, au pas gymnastique, vers la +gare. + +Le premier Anglais marquait le pas, tout en courant, les poings fermés, +les coudes au corps. + +--Une, deux! une, deux! + +Et tous trois de front trottaient, malgré leurs ventres, comme trois +grotesques d'un journal pour rire. + +Le train partait. Ils sautèrent dans leur voiture. Alors, les Anglais, +ôtant leurs toques de voyage, les levèrent en les agitant, puis, trois +fois de suite, ils crièrent. + +--Hip, hip, hip, hurrah! + +Puis ils tendirent gravement, l'un après l'autre, la main droite à M. +Dubuis, et ils retournèrent s'asseoir côte à côte dans leur coin. + + + + +MES 25 JOURS + + +Je venais de prendre possession de ma chambre d'hôtel, case étroite, +entre deux cloisons de papier qui laissent passer tous les bruits des +voisins; et je commençais à ranger dans l'armoire à glace mes vêtements +et mon linge quand j'ouvris le tiroir qui se trouve au milieu de ce +meuble. J'aperçus aussitôt un cahier de papier roulé. L'ayant déplié, je +l'ouvris et je lus ce titre: + +_Mes vingt-cinq jours._ + +C'était le journal d'un baigneur, du dernier occupant de ma cabine, +oublié là à l'heure du départ. + +Ces notes peuvent être de quelque intérêt pour les gens sages et bien +portants qui ne quittent jamais leur demeure. C'est pour eux que je les +transcris ici sans en changer une lettre. + + * * * * * + +_Châtel-Guyon, 15 juillet._ + +Au premier coup d'Å“il, il n'est pas gai, ce pays. Donc, je vais y passer +vingt-cinq jours pour soigner mon foie, mon estomac et maigrir un peu. +Les vingt-cinq jours d'un baigneur ressemblent beaucoup aux vingt-huit +jours d'un réserviste; ils ne sont faits que de corvées, de dures +corvées. Aujourd'hui, rien encore, je me suis installé, j'ai fait +connaissance avec les lieux et avec le médecin. Châtel-Guyon se compose +d'un ruisseau où coule de l'eau jaune, entre plusieurs mamelons, où sont +plantés un casino, des maisons et des croix de pierre. + +Au bord du ruisseau, au fond du vallon, on voit un bâtiment carré +entouré d'un petit jardin; c'est l'établissement de bains. Des gens +tristes errent autour de cette bâtisse: les malades. Un grand silence +règne dans les allées ombragées d'arbres, car ce n'est pas ici une +station de plaisir, mais une vraie station de santé; on s'y soigne avec +conviction; et on y guérit, paraît-il. + +Des gens compétents affirment même que les sources minérales y font de +vrais miracles. Cependant aucun _ex-voto_ n'est suspendu autour du +bureau du caissier. + +De temps en temps, un monsieur ou une dame s'approche d'un kiosque, +coiffé d'ardoises, qui abrite une femme de mine souriante et douce, et +une source qui bouillonne dans une vasque de ciment. Pas un mot n'est +échangé entre le malade et la gardienne de l'eau guérisseuse. Celle-ci +tend à l'arrivant un petit verre où tremblotent des bulles d'air dans le +liquide transparent. L'autre boit et s'éloigne d'un pas grave, pour +reprendre sous les arbres sa promenade interrompue. + +Aucun bruit dans ce petit parc, aucun souffle d'air dans les feuilles, +aucune voix ne passe dans ce silence. On devrait écrire à l'entrée du +pays: «Ici on ne rit plus, on se soigne.» + +Les gens qui causent ressemblent à des muets qui ouvriraient la bouche +pour simuler des sons, tant ils ont peur de laisser s'échapper leur +voix. + +Dans l'hôtel, même silence. C'est un grand hôtel où l'on dîne avec +gravité entre gens comme il faut qui n'ont rien à se dire. Leurs +manières révèlent le savoir-vivre, et leurs visages reflètent la +conviction d'une supériorité dont il serait peut-être difficile à +quelques-uns de donner des preuves effectives. + +A deux heures, je fais l'ascension du Casino, petite cabane de bois +perchée sur un monticule où l'on grimpe par des sentiers de chèvre. Mais +la vue, de là -haut, est admirable. Châtel-Guyon se trouve placé dans un +vallon très étroit, juste entre la plaine et la montagne. J'aperçois +donc à gauche les premières grandes vagues des monts auvergnats couverts +de bois, et montrant, par places, de grandes taches grises, leurs durs +ossements de laves, car nous sommes au pied des anciens volcans. A +droite, par l'étroite échancrure du vallon, je découvre une plaine +infinie comme la mer noyée dans une brume bleuâtre qui laisse seulement +deviner les villages, les villes, les champs jaunes de blé mûr et les +carrés verts des prairies ombragés de pommiers. C'est la Limagne immense +et plate, toujours enveloppée dans un léger voile de vapeurs. + + * * * * * + +Le soir est venu. Et maintenant, après avoir dîné solitaire, j'écris ces +lignes auprès de ma fenêtre ouverte. J'entends là -bas, en face, le petit +orchestre du Casino qui joue des airs, comme un oiseau fou qui +chanterait, tout seul, dans le désert. + +Un chien aboie de temps en temps. Ce grand calme fait du bien. Bonsoir. + + * * * * * + +_16 juillet._--Rien. J'ai pris un bain, plus une douche. J'ai bu trois +verres d'eau et j'ai marché dans les allées du parc, un quart d'heure +entre chaque verre, plus une demi-heure après le dernier. J'ai commencé +mes vingt-cinq jours. + +_17 juillet._--Remarqué deux jolies femmes mystérieuses qui prennent +leurs bains et leurs repas après tout le monde. + +_18 juillet._--Rien. + +_19 juillet._--Revu les deux jolies femmes. Elles ont du chic et un +petit air je ne sais quoi qui me plaît beaucoup. + +_20 juillet._--Longue promenade dans un charmant vallon boisé jusqu'à +l'Ermitage de Sans-Souci. Ce pays est délicieux, bien que triste, mais +si calme, si doux, si vert. On rencontre par les chemins de montagne les +voitures étroites chargées de foin que deux vaches traînent d'un pas +lent, ou retiennent dans les descentes, avec un grand effort de leurs +têtes liées ensemble. Un homme coiffé d'un grand chapeau noir les dirige +avec une mince baguette en les touchant au flanc ou sur le front: et +souvent d'un simple geste, d'un geste énergique et grave, il les arrête +brusquement quand la charge trop lourde précipite leur marche dans les +descentes trop dures. + +L'air est bon à boire dans ces vallons. Et s'il fait très chaud, la +poussière porte une légère et vague odeur de vanille et d'étable; car +tant de vaches passent sur ces routes qu'elles y laissent partout un peu +d'elles. Et cette odeur est un parfum, alors qu'elle serait une +puanteur, venue d'autres animaux. + +_21 juillet._--Excursion au vallon d'Enval. C'est une gorge étroite +enfermée en des rochers superbes au pied même de la montagne. Un +ruisseau coule au milieu des rocs amoncelés. + +Comme j'arrivais au fond de ce ravin, j'entendis des voix de femmes, et +j'aperçus bientôt les deux dames mystérieuses de mon hôtel, qui +causaient assises sur une pierre. + +L'occasion me parut bonne et je me présentai sans hésitation. Mes +ouvertures furent reçues sans embarras. Nous avons fait route ensemble +pour revenir. Et nous avons parlé de Paris; elles connaissent, +paraît-il, beaucoup de gens que je connais aussi. Qui est-ce? + +Je les reverrai demain. Rien de plus amusant que ces rencontres-là . + +_22 juillet._--Journée passée presque entière avec les deux inconnues. +Elles sont, ma foi, fort jolies, l'une brune et l'autre blonde. Elles +se disent veuves. Hum?... + +Je leur ai proposé de les conduire à Royat demain, et elles ont accepté. + +Châtel-Guyon est moins triste que je n'avais pensé en arrivant. + +_23 juillet._--Journée passée à Royat. Royat est un pâté d'hôtels au +fond d'une vallée, à la porte de Clermont-Ferrand. Beaucoup de monde. +Grand parc plein de mouvement. Superbe vue du Puy-de-Dôme aperçu au bout +d'une perspective de vallons. + +On s'occupe beaucoup de mes compagnes, ce qui me flatte. L'homme qui +escorte une jolie femme se croit toujours coiffé d'une auréole; à plus +forte raison celui qui passe, entre deux jolies femmes. Rien ne plaît +autant que de dîner dans un restaurant bien fréquenté, avec une amie que +tout le monde regarde; et rien d'ailleurs n'est plus propre à poser un +homme dans l'estime de ses voisins. + +Aller au Bois, traîné par une rosse, ou sortir sur le boulevard, escorté +par un laideron, sont les deux accidents les plus humiliants qui +puissent frapper un cÅ“ur délicat, préoccupé de l'opinion des autres. De +tous les luxes, la femme est le plus rare et le plus distingué, elle est +celui qui coûte le plus cher, et qu'on nous envie le plus; elle est +donc aussi celui que nous devons aimer le mieux à étaler sous les yeux +jaloux du public. + +Montrer au monde une jolie femme à son bras, c'est exciter, d'un seul +coup, toutes les jalousies; c'est dire:--Voyez, je suis riche, puisque +je possède cet objet rare et coûteux; j'ai du goût, puisque j'ai su +trouver cette perle; peut-être même en suis-je aimé, à moins que je ne +sois trompé par elle, ce qui prouverait encore que d'autres aussi la +jugent charmante. + +Mais quelle honte que de promener par la ville une femme laide! + +Et que de choses humiliantes cela laisse entendre! + +En principe, on la suppose votre femme légitime, car comment admettre +qu'on possède une vilaine maîtresse? Une vraie femme peut être +disgracieuse, mais sa laideur signifie alors mille choses désagréables +pour vous. On vous croit d'abord notaire ou magistrat, ces deux +professions ayant le monopole des épouses grotesques et bien dotées. Or, +n'est-ce point pénible pour un homme? Et puis cela semble crier au +public que vous avez l'odieux courage et même l'obligation légale de +caresser cette face ridicule et ce corps mal bâti, et que vous aurez +sans doute l'impudeur de rendre mère cet être peu désirable, ce qui est +bien le comble du ridicule. + +_24 juillet._--Je ne quitte plus les deux veuves inconnues que je +commence à bien connaître. Ce pays est délicieux et notre hôtel +excellent. Bonne saison. Le traitement me fait un bien infini. + +_25 juillet._--Promenade en landau au lac de Tazenat. Partie exquise et +inattendue, décidée en déjeunant. Départ brusque en sortant de table. +Après une longue route dans les montagnes, nous apercevons soudain un +admirable petit lac, tout rond, tout bleu, clair comme du verre, et gîté +dans le fond d'un ancien cratère. Un côté de cette cuve immense est +aride, l'autre est boisé. Au milieu des arbres une maisonnette où dort +un homme aimable et spirituel, un sage qui passe ses jours dans ce lieu +virgilien. Il nous ouvre sa demeure. Une idée me vient. Je crie: Si on +se baignait!... «Oui, dit-on, mais... des costumes!» + +--Bah! nous sommes au désert. + +Et on se baigne--.....--! + +Si j'étais poète, comme je dirais cette vision inoubliable des corps +jeunes et nus dans la transparence de l'eau! La côte inclinée et haute +enferme le lac immobile, luisant et rond comme une pièce d'argent; le +soleil y verse en pluie sa lumière chaude; et le long des rochers, la +chair blonde glisse dans l'onde presque invisible où les nageuses +semblent suspendues. Sur le sable du fond on voit passer l'ombre de +leurs mouvements! + +_26 juillet._--Quelques personnes semblent voir d'un Å“il choqué et +mécontent mon intimité rapide avec les deux veuves. + +Il existe donc des gens ainsi constitués qu'ils s'imaginent la vie faite +pour s'embêter. Tout ce qui paraît être amusement devient aussitôt une +faute de savoir-vivre ou de morale. Pour eux, le devoir a des règles +inflexibles et mortellement tristes. + +Je leur ferai observer avec humilité que le devoir n'est pas le même +pour les Mormons, les Arabes, les Zoulous, les Anglais ou les Français. +Et qu'il se trouve des gens fort honnêtes chez tous ces peuples. + +Je citerai un seul exemple. Au point de vue des femmes, le devoir +anglais est fixé à neuf ans, tandis que le devoir français ne commence +qu'à quinze ans. Quant à moi je prends un peu du devoir de chaque peuple +et j'en fais un tout comparable à la morale du saint roi Salomon. + +_27 juillet._--Bonne nouvelle. J'ai maigri de six cent vingt grammes. +Excellente, cette eau de Châtel-Guyon! J'emmène les veuves dîner à Riom. +Triste ville dont l'anagramme constitue un fâcheux voisinage pour des +sources guérisseuses: Riom, Mori. + +_28 juillet._--Patatras! Mes deux veuves ont reçu la visite de deux +messieurs qui viennent les chercher.--Deux veufs sans doute.--Elles +partent ce soir. Elles m'ont écrit sur un petit papier. + +_29 juillet._--Seul! Longue excursion à pied à l'ancien cratère de la +Nachère. Vue superbe. + +_30 juillet._--Rien.--Je fais le traitement. + +_31 juillet._--Dito. Dito. + +Ce joli pays est plein de ruisseaux infects. Je signale à la +municipalité si négligente l'abominable cloaque qui empoisonne la route +en face du grand hôtel. On y jette tous les débris de cuisine de cet +établissement. C'est là un bon foyer de choléra. + +_1er août._--Rien. Le traitement. + +_2 août._--Admirable promenade à Châteauneuf, station de rhumatisants où +tout le monde boite. Rien de plus drôle que cette population de +béquillards! + +_3 août._--Rien. Le traitement. + +_4 août._--Dito. Dito. + +_5 août._--Dito. Dito. + +_6 août._--Désespoir!... Je viens de me peser. J'ai engraissé de trois +cent dix grammes. Mais alors?... + +_7 août._--Soixante-six kilomètres en voiture dans la montagne. Je ne +dirai pas le nom du pays par respect pour ses femmes. + +On m'avait indiqué cette excursion comme belle et rarement faite. Après +quatre heures de chemin, j'arrive à un village assez joli, au bord d'une +rivière, au milieu d'un admirable bois de noyers. Je n'avais pas encore +vu en Auvergne une forêt de noyers aussi importante. + +Elle constitue d'ailleurs toute la richesse du pays, car elle est +plantée sur le communal. Ce communal, autrefois, n'était qu'une côte nue +couverte de broussailles. Les autorités essayèrent en vain de le faire +cultiver; c'est à peine s'il servait à nourrir quelques moutons. + +C'est aujourd'hui un superbe bois, grâce aux femmes, et il porte un nom +bizarre: on le nomme «les péchés de M. le curé». + +Or, il faut dire que les femmes de la montagne ont la réputation d'être +légères, plus légères que dans la plaine. Un garçon qui les rencontre +leur doit au moins un baiser; et s'il ne prend pas plus, il n'est qu'un +sot. A penser juste, cette manière de voir est la seule logique et +raisonnable. Du moment que la femme, qu'elle soit de la ville ou des +champs, a pour mission naturelle de plaire à l'homme, l'homme doit +toujours lui prouver qu'elle lui plaît. S'il s'abstient de toute +démonstration, cela signifie donc qu'il la trouve laide; c'est presque +injurieux pour elle. Si j'étais femme, je ne recevrais pas une seconde +fois un homme qui ne m'aurait point manqué de respect à notre première +rencontre, car j'estimerais qu'il a manqué d'égards pour ma beauté, pour +mon charme, et pour ma qualité de femme. + +Donc les garçons du village X... prouvaient souvent aux femmes du pays +qu'ils les trouvaient de leur goût, et le curé ne pouvant parvenir à +empêcher ces démonstrations aussi galantes que naturelles, résolut de +les autoriser au profit de la prospérité générale. Il imposa donc comme +pénitence à toute femme qui avait failli de planter un noyer sur le +communal. Et l'on vit chaque nuit des lanternes errer comme des feux +follets sur la colline, car les coupables ne tenaient guère à faire en +plein jour leur pénitence. + +En deux ans il n'y eut plus de place sur les terrains appartenant au +village; et on compte aujourd'hui plus de trois mille arbres magnifiques +autour du clocher qui sonne les offices dans leur feuillage. Ce sont là +les péchés de M. le curé. + +Puisqu'on cherche tant les moyens de reboiser la France, +l'administration des forêts ne pourrait-elle s'entendre avec le clergé +pour employer le procédé qu'inventa cet humble curé? + +_7 août._--Traitement. + +_8 août._--Je fais mes malles et mes adieux au charmant petit pays +tranquille et silencieux, à la montagne verte, aux vallons calmes, au +casino désert d'où l'on voit, toujours voilée de sa brume légère et +bleuâtre, l'immense plaine de la Limagne. + +Je partirai demain matin. + + * * * * * + +Le manuscrit s'arrêtait là . Je n'y veux rien ajouter, mes impressions +sur le pays n'ayant pas été tout à fait les mêmes que celles de mon +prédécesseur. Car je n'y ai pas trouvé les deux veuves! + + + + +LA MORTE + + +Je l'avais aimée éperdument! Pourquoi aime-t-on? Est-ce bizarre de ne +plus voir dans le monde qu'un être, de n'avoir plus dans l'esprit qu'une +pensée, dans le cÅ“ur qu'un désir, et dans la bouche qu'un nom: un nom +qui monte incessamment, qui monte, comme l'eau d'une source, des +profondeurs de l'âme, qui monte aux lèvres, et qu'on dit, qu'on redit, +qu'on murmure sans cesse, partout, ainsi qu'une prière. + +Je ne conterai point notre histoire. L'amour n'en a qu'une, toujours la +même. Je l'avais rencontrée et aimée. Voilà tout. Et j'avais vécu +pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans +son regard, dans ses robes, dans sa parole, enveloppé, lié, emprisonné +dans tout ce qui venait d'elle, d'une façon si complète que je ne savais +plus s'il faisait jour ou nuit, si j'étais mort ou vivant, sur la +vieille terre ou ailleurs. + +Et voilà qu'elle mourut. Comment? Je ne sais pas, je ne sais plus. + +Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait. +Elle toussa pendant une semaine environ et prit le lit. + +Que s'est-il passé? Je ne sais plus. + +Des médecins venaient, écrivaient, s'en allaient. On apportait des +remèdes; une femme les lui faisait boire. Ses mains étaient chaudes, son +front brûlant et humide, son regard brillant et triste. Je lui parlais, +elle me répondait. Que nous sommes-nous dit? Je ne sais plus. J'ai tout +oublié, tout, tout! Elle mourut, je me rappelle très bien son petit +soupir, son petit soupir si faible, le dernier. La garde dit: «Ah!» Je +compris, je compris! + +Je n'ai plus rien su. Rien. Je vis un prêtre qui prononça ce mot: «Votre +maîtresse». Il me sembla qu'il l'insultait. Puisqu'elle était morte on +n'avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai. Un autre vint qui +fut très bon, très doux. Je pleurai quand il me parla d'elle. + +On me consulta sur mille choses pour l'enterrement. Je ne sais plus. Je +me rappelle cependant très bien le cercueil, les coups de marteau quand +on la cloua dedans. Ah! mon Dieu! + +Elle fut enterrée! Enterrée! Elle! dans ce trou! Quelques personnes +étaient venues, des amies. Je me sauvai. Je courus. Je marchai longtemps +à travers des rues. Puis je rentrai chez moi. Le lendemain je partis +pour un voyage. + + * * * * * + +Hier, je suis rentré à Paris. + +Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles, toute +cette maison où était resté tout ce qui reste de la vie d'un être après +sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent que je faillis +ouvrir la fenêtre et me jeter dans la rue. Ne pouvant plus demeurer au +milieu de ces choses, de ces murs qui l'avaient enfermée, abritée, et +qui devaient garder dans leurs imperceptibles fissures mille atomes +d'elle, de sa chair et de son souffle, je pris mon chapeau, afin de me +sauver. Tout à coup, au moment d'atteindre la porte, je passai devant la +grande glace du vestibule qu'elle avait fait poser là pour se voir, des +pieds à la tête, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toilette +allait bien, était correcte et jolie, des bottines à la coiffure. + +Et je m'arrêtai net en face de ce miroir qui l'avait si souvent +reflétée. Si souvent, si souvent, qu'il avait dû garder aussi son image. + +J'étais là debout, frémissant, les yeux fixés sur le verre, sur le verre +plat, profond, vide, mais qui l'avait contenue tout entière, possédée +autant que moi, autant que mon regard passionné. Il me sembla que +j'aimais cette glace,--je la touchai,--elle était froide! Oh! le +souvenir! le souvenir! miroir douloureux, miroir brûlant, miroir vivant, +miroir horrible, qui fait souffrir toutes les tortures! Heureux les +hommes dont le cÅ“ur, comme une glace où glissent et s'effacent les +reflets, oublie tout ce qu'il a contenu, tout ce qui a passé devant lui, +tout ce qui s'est contemplé, miré, dans son affection, dans son amour! +Comme je souffre! + +Je sortis et, malgré moi, sans savoir, sans le vouloir, j'allai vers le +cimetière. Je trouvai sa tombe toute simple, une croix de marbre avec +ces quelques mots: + +«Elle aima, fut aimée, et mourut.» + +Elle était là , là -dessous, pourrie! Quelle horreur! Je sanglotais, le +front sur le sol. + +J'y restai longtemps, longtemps. Puis je m'aperçus que le soir venait. +Alors un désir bizarre, fou, un désir d'amant désespéré s'empara de moi. +Je voulus passer la nuit près d'elle, dernière nuit, à pleurer sur sa +tombe. Mais on me verrait, on me chasserait. Comment faire? Je fus +rusé. Je me levai et me mis à errer dans cette ville des disparus. +J'allais, j'allais. Comme elle est petite cette ville à côté de l'autre, +celle où l'on vit! Et pourtant comme ils sont plus nombreux que les +vivants, ces morts! Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de +place, pour les quatre générations qui regardent le jour en même temps, +boivent l'eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain des +plaines. + +Et pour toutes les générations des morts, pour toute l'échelle de +l'humanité descendue jusqu'à nous, presque rien, un champ, presque rien! +La terre les reprend, l'oubli les efface. Adieu! + +Au bout du cimetière habité, j'aperçus tout à coup le cimetière +abandonné, celui où les vieux défunts achèvent de se mêler au sol, où +les croix elles-mêmes pourrissent, où l'on mettra demain les derniers +venus. Il est plein de roses libres, de cyprès vigoureux et noirs, un +jardin triste et superbe, nourri de chair humaine. + +J'étais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Je m'y cachai +tout entier, entre ces branches grasses et sombres. + +Et j'attendis, cramponné au tronc comme un naufragé sur une épave. + +Quand la nuit fut noire, très noire, je quittai mon refuge et me mis à +marcher doucement, à pas lents, à pas sourds, sur cette terre pleine de +morts. + +J'errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvais pas. Les +bras étendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes mains, avec +mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avec ma tête elle-même, +j'allais sans la trouver. Je touchais, je palpais comme un aveugle qui +cherche sa route, je palpais des pierres, des croix, des grilles de fer, +des couronnes de verre, des couronnes de fleurs fanées! Je lisais les +noms avec mes doigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit! +quelle nuit! Je ne la retrouvais pas! + +Pas de lune! Quelle nuit! J'avais peur, une peur affreuse dans ces +étroits sentiers, entre deux lignes de tombes! Des tombes! des tombes! +des tombes! Toujours des tombes! A droite, à gauche, devant moi, autour +de moi, partout, des tombes! Je m'assis sur une d'elles, car je ne +pouvais plus marcher tant mes genoux fléchissaient. J'entendais battre +mon cÅ“ur! Et j'entendais autre chose aussi! Quoi? un bruit confus +innommable! Était-ce dans ma tête affolée, dans la nuit impénétrable, ou +sous la terre mystérieuse, sous la terre ensemencée de cadavres humains, +ce bruit? Je regardais autour de moi! + +Combien de temps suis-je resté là ? Je ne sais pas. J'étais paralysé par +la terreur, j'étais ivre d'épouvante, prêt à hurler, prêt à mourir. + +Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquelle j'étais +assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l'eût soulevée. D'un +bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis, oui, je vis la pierre +que je venais de quitter se dresser toute droite; et le mort apparut, un +squelette nu qui, de son dos courbé, la rejetait. Je voyais très bien, +quoique la nuit fût profonde. Sur la croix je pus lire: + +«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il +aimait les siens, fut honnête et bon, et mourut dans la paix du +Seigneur.» + + * * * * * + +Maintenant le mort aussi lisait les choses écrites sur son tombeau. Puis +il ramassa une pierre dans le chemin, une petite pierre aiguë, et se mit +à les gratter avec soin, ces choses. Il les effaça tout à fait, +lentement, regardant de ses yeux vides la place où tout à l'heure elles +étaient gravées; et, du bout de l'os qui avait été son index, il écrivit +en lettres lumineuses comme ces lignes qu'on trace aux murs avec le bout +d'une allumette: + + * * * * * + +«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il +hâta par ses duretés la mort de son père dont il désirait hériter, il +tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa ses voisins, vola quand +il le put et mourut misérable.» + + * * * * * + +Quand il eut achevé d'écrire, le mort immobile contempla son Å“uvre. Et +je m'aperçus, en me retournant, que toutes les tombes étaient ouvertes, +que tous les cadavres en étaient sortis, que tous avaient effacé les +mensonges inscrits par les parents sur la pierre funéraire, pour y +rétablir la vérité. + +Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leurs proches, +haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs, +envieux, qu'ils avaient volé, trompé, accompli tous les actes honteux, +tous les actes abominables, ces bons pères, ces épouses fidèles, ces +fils dévoués, ces jeunes filles chastes, ces commerçants probes, ces +hommes et ces femmes dits irréprochables. + +Ils écrivaient tous en même temps, sur le seuil de leur demeure +éternelle, la cruelle, la terrible et sainte vérité que tout le monde +ignore ou feint d'ignorer sur la terre. + +Je pensai qu'_elle_ aussi avait dû la tracer sur sa tombe. Et sans peur +maintenant, courant au milieu des cercueils entr'ouverts, au milieu des +cadavres, au milieu des squelettes, j'allai vers elle, sûr que je la +trouverais aussitôt. + +Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppé du suaire. + +Et sur la croix de marbre où tout à l'heure j'avais lu: + +«Elle aima, fut aimée, et mourut.» + +J'aperçus: + +«Étant sortie un jour pour tromper son amant elle eut froid sous la +pluie, et mourut.» + +Il paraît qu'on me ramassa, inanimé, au jour levant, auprès d'une +tombe. + + +Saint Denis.--Imp. Ve BOUILLANT et J. DARDAILLON + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Femme de Paul, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DE PAUL *** + +***** This file should be named 30587-0.txt or 30587-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/0/5/8/30587/ + +Produced by Hélène de Mink, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La Femme de Paul + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: December 2, 2009 [EBook #30587] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DE PAUL *** + + + + +Produced by Hélène de Mink, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +La Femme de Paul + +_OEUVRES COMPLÈTES ILLUSTRÉES_ + +DE + +GUY DE MAUPASSANT + +ÉDITION DE LUXE + +(_Voir Catalogue à la fin du volume._) + + + + +GUY DE MAUPASSANT + +La Femme de Paul + + LA FEMME DE PAUL.--LES BIJOUX. + UN NORMAND.--AU BOIS.--LE LOUP.--UN FILS. + CORRESPONDANCE.--LUI. + TOMBOUCTOU.--UN DUEL.--MES 25 JOURS. + LA MORTE. + +PARIS + +_Société d'Éditions Littéraires et Artistiques_ + +LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF + +50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50 + +Tous droits réservés. + + + + +TABLE DES MATIÈRES. + + +La Femme de Paul. + +Les Bijoux. + +Un Normand. + +Au Bois. + +Le Loup. + +Un Fils. + +Correspondance. + +Lui? + +Tombouctou. + +Un Duel. + +Mes 25 jours. + +La Morte. + + + + +La Femme de Paul + + +Le restaurant Grillon, ce phalanstère des canotiers, se vidait +lentement. C'était, devant la porte, un tumulte de cris, d'appels; et +les grands gaillards en maillot blanc gesticulaient avec des avirons sur +l'épaule. + +Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avec +précaution dans les yoles, et s'asseyant à la barre, disposaient leurs +robes, tandis que le maître de l'établissement, un fort garçon à barbe +rousse, d'une vigueur célèbre, donnait la main aux belles-petites en +maintenant d'aplomb les frêles embarcations. + +Les rameurs prenaient place à leur tour, bras nus et la poitrine bombée, +posant pour la galerie, une galerie composée de bourgeois endimanchés, +d'ouvriers et de soldats accoudés sur la balustrade du pont et très +attentifs à ce spectacle. + +Les bateaux, un à un, se détachaient du ponton. Les tireurs se +penchaient en avant, puis se renversaient d'un mouvement régulier; et, +sous l'impulsion des longues rames recourbées, les yoles rapides +glissaient sur la rivière, s'éloignaient, diminuaient, disparaissaient +enfin sous l'autre pont, celui du chemin de fer, en descendant vers la +_Grenouillère_. + +Un couple seul était resté. Le jeune homme, presque imberbe encore, +mince, le visage pâle, tenait par la taille sa maîtresse, une petite +brune maigre avec des allures de sauterelle; et ils se regardaient +parfois au fond des yeux. + +Le patron cria:--«Allons, monsieur Paul, dépêchez-vous.» Et ils +s'approchèrent. + +De tous les clients de la maison, M. Paul était le plus aimé et le plus +respecté. Il payait bien et régulièrement, tandis que les autres se +faisaient longtemps tirer l'oreille, à moins qu'ils ne disparussent, +insolvables. Puis il constituait pour l'établissement une sorte de +réclame vivante, car son père était sénateur. Et quand un étranger +demandait:--«Qui est-ce donc ce petit-là, qui en tient si fort pour sa +donzelle?» quelque habitué répondait à mi-voix, d'un air important et +mystérieux:--C'est Paul Baron, vous savez? le fils du sénateur.»--Et +l'autre, invariablement, ne pouvait s'empêcher de dire:--«Le pauvre +diable! il n'est pas à moitié pincé.» + +La mère Grillon, une brave femme, entendue au commerce, appelait le +jeune homme et sa compagne: «ses deux tourtereaux», et semblait tout +attendrie par cet amour avantageux pour sa maison. + +Le couple s'en venait à petits pas; la yole _Madeleine_ était prête; +mais, au moment de monter dedans, ils s'embrassèrent, ce qui fit rire le +public amassé sur le pont. Et M. Paul, prenant ses rames, partit aussi +pour la Grenouillère. + +Quand ils arrivèrent, il allait être trois heures, et le grand café +flottant regorgeait de monde. + +L'immense radeau, couvert d'un toit goudronné que supportent des +colonnes de bois, est relié à l'île charmante de Croissy par deux +passerelles dont l'une pénètre au milieu de cet établissement aquatique, +tandis que l'autre en fait communiquer l'extrémité avec un îlot +minuscule planté d'un arbre et surnommé le «Pot-à-Fleurs» et, de là, +gagne la terre auprès du bureau des bains. + +M. Paul attacha son embarcation le long de l'établissement, il escalada +la balustrade du café, puis, prenant les mains de sa maîtresse, il +l'enleva, et tous deux s'assirent au bout d'une table, face à face. + +De l'autre côté du fleuve, sur le chemin de halage, une longue file +d'équipages s'alignait. Les fiacres alternaient avec de fines voitures +de gommeux: les uns lourds, au ventre énorme, écrasant les ressorts, +attelés d'une rosse au cou tombant, aux genoux cassés; les autres +sveltes, élancées sur des roues minces, avec des chevaux aux jambes +grêles et tendues, au cou dressé, au mors neigeux d'écume, tandis que le +cocher, gourmé dans sa livrée, la tête raide en son grand col, demeurait +les reins inflexibles et le fouet posé sur un genou. + +La berge était couverte de gens qui s'en venaient par familles, ou par +bandes, ou deux par deux, ou solitaires. Ils arrachaient des brins +d'herbe, descendaient jusqu'à l'eau, remontaient sur le chemin, et tous, +arrivés au même endroit, s'arrêtaient, attendant le passeur. Le lourd +bachot allait sans fin d'une rive à l'autre, déchargeant dans l'île ses +voyageurs. + +Le bras de la rivière (qu'on appelle le bras mort), sur lequel donne ce +ponton à consommations, semblait dormir, tant le courant était faible. +Des flottes de yoles, de skifs, de périssoires, de podoscaphes, de gigs, +d'embarcations de toute forme et de toute nature, filaient sur l'onde +immobile, se croisant, se mêlant, s'abordant, s'arrêtant brusquement +d'une secousse des bras pour s'élancer de nouveau sous une brusque +tension des muscles, et glisser vivement comme de longs poissons jaunes +ou rouges. + +Il en arrivait d'autres sans cesse: les unes de Chatou, en amont; les +autres de Bougival, en aval; et des rires allaient sur l'eau d'une +barque à l'autre, des appels, des interpellations ou des engueulades. +Les canotiers exposaient à l'ardeur du jour la chair brunie et bosselée +de leurs biceps; et, pareilles à des fleurs étranges, à des fleurs qui +nageraient, les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des +barreuses s'épanouissaient à l'arrière des canots. + +Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel; l'air semblait plein +d'une gaieté brûlante; aucun frisson de brise ne remuait les feuilles +des saules et des peupliers. + +Là-bas, en face, l'inévitable Mont-Valérien étageait dans la lumière +crue ses talus fortifiés; tandis qu'à droite, l'adorable coteau de +Louveciennes, tournant avec le fleuve, s'arrondissait en demi-cercle, +laissant passer par places, à travers la verdure puissante et sombre +des grands jardins, les blanches murailles des maisons de campagne. + +Aux abords de la Grenouillère, une foule de promeneurs circulait sous +les arbres géants qui font de ce coin d'île le plus délicieux parc du +monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seins démesurément +rebondis, à la croupe exagérée, au teint plâtré de fard, aux yeux +charbonnés, aux lèvres sanguinolentes, lacées, sanglées en des robes +extravagantes, traînaient sur les frais gazons le mauvais goût criard de +leurs toilettes; tandis qu'à côté d'elles des jeunes gens posaient en +leurs accoutrements de gravures de modes, avec des gants clairs, des +bottes vernies, des badines grosses comme un fil et des monocles +ponctuant la niaiserie de leur sourire. + +L'île est étranglée juste à la Grenouillère, et sur l'autre bord, où un +bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens de Croissy, le bras +rapide, plein de tourbillons, de remous, d'écume, roule avec des allures +de torrent. Un détachement de pontonniers, en uniforme d'artilleurs, est +campé sur cette berge, et les soldats, assis en ligne sur une longue +poutre, regardaient couler l'eau. + +Dans l'établissement flottant, c'était une cohue furieuse et hurlante. +Les tables de bois, où les consommations répandues faisaient de minces +ruisseaux poisseux, étaient couvertes de verres à moitié vides et +entourées de gens à moitié gris. Toute cette foule criait, chantait, +braillait. Les hommes, le chapeau en arrière, la face rougie, avec des +yeux luisants d'ivrognes, s'agitaient en vociférant par un besoin de +tapage naturel aux brutes, les femmes, cherchant une proie pour le soir, +se faisaient payer à boire en attendant; et, dans l'espace libre entre +les tables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon de +canotiers _chahuteurs_ avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle. + +Un d'eux se démenait au piano et semblait jouer des pieds et des mains; +quatre couples bondissaient un quadrille; et des jeunes gens les +regardaient, élégants, corrects, qui auraient semblé comme il faut si la +tare, malgré tout, n'eût apparu. + +Car on sent là, à pleines narines, toute l'écume du monde, toute la +crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne: +mélange de calicots, de cabotins, d'infimes journalistes, de +gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés, +de vieux viveurs pourris; cohue interlope de tous les êtres suspects, à +moitié connus, à moitié perdus, à moitié salués, à moitié déshonorés, +filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d'industrie à l'allure +digne, à l'air matamore qui semble dire: «Le premier qui me traite de +gredin, je le crève.» + +Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar. +Mâles et femelles s'y valent. Il y flotte une odeur d'amour, et l'on s'y +bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des réputations +vermoulues que les coups d'épée et les balles de pistolet ne font que +crever davantage. + +Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaque dimanche; +quelques jeunes gens, très jeunes, y apparaissent chaque année, +apprenant à vivre. Des promeneurs, flânant, s'y montrent; quelques naïfs +s'y égarent. + +C'est, avec raison, nommé la _Grenouillère_. A côté du radeau couvert où +l'on boit, et tout près du «Pot-à-Fleurs», on se baigne. Celles des +femmes dont les rondeurs sont suffisantes viennent là montrer à nu leur +étalage et faire le client. Les autres, dédaigneuses, bien qu'amplifiées +par le coton, étayées de ressorts, redressées par-ci, modifiées par-là, +regardent d'un air méprisant barboter leurs soeurs. + +Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquer leur +tête. Ils sont longs comme des échalas, ronds comme des citrouilles, +noueux comme des branches d'olivier, courbés en avant ou rejetés en +arrière par l'ampleur du ventre, et, invariablement laids, ils sautent +dans l'eau qui rejaillit jusque sur les buveurs du café. + +Malgré les arbres immenses penchés sur la maison flottante et malgré le +voisinage de l'eau, une chaleur suffocante emplissait ce lieu. Les +émanations des liqueurs répandues se mêlaient à l'odeur des corps et à +celle des parfums violents dont la peau des marchandes d'amour est +pénétrée et qui s'évaporaient dans cette fournaise. Mais sous toutes ces +senteurs diverses flottait un arôme léger de poudre de riz qui parfois +disparaissait, reparaissait, qu'on retrouvait toujours comme si quelque +main cachée avait secoué dans l'air une houppe invisible. + +Le spectacle était sur le fleuve, où le va-et-vient incessant des +barques tirait les yeux. Les canotières s'étalaient dans leur fauteuil +en face de leurs mâles aux forts poignets, et elles considéraient avec +mépris les quêteuses de dîners rôdant par l'île. + +Quelquefois, quand une équipe lancée passait à toute vitesse, les amis +descendus à terre poussaient des cris, et tout le public subitement pris +de folie, se mettait à hurler. + +Au coude de la rivière, vers Chatou, se montraient sans cesse des +barques nouvelles. Elles approchaient, grandissaient, et, à mesure qu'on +reconnaissait les visages, d'autres vociférations partaient. + +Un canot couvert d'une tente et monté par quatre femmes descendait +lentement le courant. Celle qui ramait était petite, maigre, fanée, +vêtue d'un costume de mousse avec ses cheveux relevés sous un chapeau +ciré. En face d'elle, une grosse blondasse habillée en homme, avec un +veston de flanelle blanche, se tenait couchée sur le dos au fond du +bateau, les jambes en l'air sur le banc des deux côtés de la rameuse, et +elle fumait une cigarette, tandis qu'à chaque effort des avirons sa +poitrine et son ventre frémissaient, ballottés par la secousse. Tout à +l'arrière, sous la tente, deux belles filles grandes et minces, l'une +brune et l'autre blonde, se tenaient par la taille en regardant sans +cesse leurs compagnes. + +Un cri partit de la Grenouillère: «V'là Lesbos!» et, tout à coup, ce fut +une clameur furieuse; une bousculade effrayante eut lieu; les verres +tombaient; on montait sur les tables; tous, dans un délire de bruit, +vociféraient: «Lesbos! Lesbos! Lesbos!» Le cri roulait, devenait +indistinct, ne formait plus qu'une sorte de hurlement effroyable, puis, +soudain, il semblait s'élancer de nouveau, monter par l'espace, couvrir +la plaine, emplir le feuillage épais des grands arbres, s'étendre aux +lointains coteaux, aller jusqu'au soleil. + +La rameuse, devant cette ovation, s'était arrêtée, tranquillement. La +grosse blonde étendue au fond du canot tourna la tête d'un air +nonchalant, se soulevant sur les coudes; et les deux belles filles, à +l'arrière, se mirent à rire en saluant la foule. + +Alors la vocifération redoubla, faisant trembler l'établissement +flottant. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes agitaient leurs +mouchoirs, et toutes les voix, aiguës ou graves, criaient ensemble: +«Lesbos!» On eût dit que ce peuple, ce ramassis de corrompus, saluait un +chef, comme ces escadres qui tirent le canon quand un amiral passe sur +leur front. + +La flotte nombreuse des barques acclamait aussi le canot des femmes, qui +repartit de son allure somnolente pour aborder un peu plus loin. + +M. Paul, au contraire des autres, avait tiré une clef de sa poche, et, +de toute sa force, il sifflait. Sa maîtresse, nerveuse, pâlie encore, +lui tenait le bras pour le faire taire et elle le regardait cette fois +avec une rage dans les yeux. Mais lui, semblait exaspéré, comme soulevé +par une jalousie d'homme, par une fureur profonde, instinctive, +désordonnée. Il balbutia, les lèvres tremblantes d'indignation: + +--C'est honteux! on devrait les noyer comme des chiennes avec une pierre +au cou. + +Mais Madeleine, brusquement, s'emporta; sa petite voix aigre devint +sifflante, et elle parlait avec volubilité, comme pour plaider sa propre +cause: + +--Est-ce que ça te regarde, toi? Sont-elles pas libres de faire ce +qu'elles veulent, puisqu'elles ne doivent rien à personne? Fiche-nous la +paix avec tes manières et mêle-toi de tes affaires... + +Mais il lui coupa la parole. + +--C'est la police que ça regarde, et je les ferai flanquer à +Saint-Lazare, moi! + +Elle eut un soubresaut: + +--Toi? + +--Oui, moi! Et, en attendant, je te défends de leur parler, tu entends, +je te le défends. + +Alors elle haussa les épaules, et calmée tout à coup: + +--Mon petit, je ferai ce qui me plaira; si tu n'es pas content, file, et +tout de suite. Je ne suis pas ta femme, n'est-ce pas? Alors tais-toi. + +Il ne répondit pas et ils restèrent face à face, avec la bouche crispée +et la respiration rapide. + +A l'autre bout du grand café de bois, les quatre femmes faisaient leur +entrée. Les deux costumées en hommes marchaient devant: l'une maigre, +pareille à un garçonnet vieillot avec des teintes jaunes sur les tempes; +l'autre, emplissant de sa graisse ses vêtements de flanelle blanche, +bombant de sa croupe le large pantalon, se balançant comme une oie +grasse, ayant les cuisses énormes et les genoux rentrés. Leurs deux +amies les suivaient et la foule des canotiers venait leur serrer les +mains. + +Elles avaient loué toutes les quatre un petit chalet au bord de l'eau, +et elles vivaient là, comme auraient vécu deux ménages. + +Leur vice était public, officiel, patent. On en parlait comme d'une +chose naturelle, qui les rendait presque sympathiques, et l'on +chuchotait tout bas des histoires étranges, des drames nés de furieuses +jalousies féminines, et des visites secrètes de femmes connues, +d'actrices, à la petite maison du bord de l'eau. + +Un voisin, révolté de ces bruits scandaleux, avait prévenu la +gendarmerie, et le brigadier, suivi d'un homme, était venu faire une +enquête. La mission était délicate; on ne pouvait, en somme, rien +reprocher à ces femmes, qui ne se livraient point à la prostitution. Le +brigadier, fort perplexe, ignorant même à peu près la nature des délits +soupçonnés, avait interrogé à l'aventure, et fait un rapport monumental +concluant à l'innocence. + +On en avait ri jusqu'à Saint-Germain. + +Elles traversaient à petits pas, comme des reines, l'établissement de la +Grenouillère; et elles semblaient fières de leur célébrité, heureuses +des regards fixés sur elles, supérieures à cette foule, à cette tourbe, +à cette plèbe. + +Madeleine et son amant les regardaient venir, et dans l'oeil de la fille +une flamme s'allumait. + +Lorsque les deux premières furent au bout de la table, Madeleine +cria:--«Pauline!» La grosse se retourna, s'arrêta, tenant toujours le +bras de son moussaillon femelle: + +--Tiens! Madeleine... Viens donc me parler, ma chérie. + +Paul crispa ses doigts sur le poignet de sa maîtresse; mais elle lui dit +d'un tel air:--«Tu sais, mon p'tit, tu peux filer,» qu'il se tut et +resta seul. + +Alors elles causèrent tout bas, debout, toutes les trois. Des gaietés +heureuses passaient sur leurs lèvres; elles parlaient vite; et Pauline, +par instants, regardait Paul à la dérobée avec un sourire narquois et +méchant. + +A la fin, n'y tenant plus, il se leva soudain et fut près d'elles d'un +élan tremblant de tous ses membres. Il saisit Madeleine par les +épaules:--«Viens, je le veux, dit-il, je t'ai défendu de parler à ces +gueuses.» + +Mais Pauline éleva la voix et se mit à l'engueuler avec son répertoire +de poissarde. On riait alentour; on s'approchait; on se haussait sur le +bout des pieds afin de mieux voir. Et lui restait interdit sous cette +pluie d'injures fangeuses; il lui semblait que les mots sortant de cette +bouche et tombant sur lui le salissaient comme des ordures, et, devant +le scandale qui commençait, il recula, retourna sur ses pas, et +s'accouda sur la balustrade vers le fleuve, le dos tourné aux trois +femmes victorieuses. + +Il resta là, regardant l'eau, et parfois, avec un geste rapide, comme +s'il l'eût arrachée, il enlevait d'un doigt nerveux une larme formée au +coin de son oeil. + +C'est qu'il aimait éperdument, sans savoir pourquoi, malgré ses +instincts délicats, malgré sa raison, malgré sa volonté même. Il était +tombé dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux. D'une nature +attendrie et fine, il avait rêvé des liaisons exquises, idéales et +passionnées; et voilà que ce petit criquet de femme, bête, comme toutes +les filles, d'une bêtise exaspérante, pas jolie même, maigre et rageuse, +l'avait pris, captivé, possédé des pieds à la tête, corps et âme. Il +subissait cet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant, +cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait +d'où, du démon de la chair, et qui jette l'homme le plus sensé aux pieds +d'une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal +et souverain. + +Et là, derrière son dos, il sentait qu'une chose infâme s'apprêtait. Des +rires lui entraient au coeur. Que faire? Il le savait bien, mais ne le +pouvait pas. + +Il regardait fixement, sur la berge en face, un pêcheur à la ligne +immobile. + +Soudain le bonhomme enleva brusquement du fleuve un petit poisson +d'argent qui frétillait au bout du fil. Puis il essaya de retirer son +hameçon, le tordit, le tourna, mais en vain; alors, pris d'impatience, +il se mit à tirer, et tout le gosier saignant de la bête sortit avec un +paquet d'entrailles. Et Paul frémit, déchiré lui-même jusqu'au coeur; il +lui sembla que cet hameçon c'était son amour, et que, s'il fallait +l'arracher, tout ce qu'il avait dans la poitrine sortirait ainsi au bout +d'un fer recourbé, accroché au fond de lui, et dont Madeleine tenait le +fil. + +Une main se posa sur son épaule; il eut un sursaut, se tourna; sa +maîtresse était à son côté. Ils ne se parlèrent pas; et elle s'accouda +comme lui à la balustrade, les yeux fixés sur la rivière. + +Il cherchait ce qu'il devait dire, et ne trouvait rien. Il ne parvenait +même pas à démêler ce qui se passait en lui; tout ce qu'il éprouvait, +c'était une joie de la sentir là, près de lui, revenue, et une lâcheté +honteuse, un besoin de pardonner tout, de tout permettre pourvu qu'elle +ne le quittât point. + +Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d'une voix très +douce:--«Veux-tu que nous nous en allions? il ferait meilleur dans le +bateau.» + +Elle répondit:--«Oui, mon chat.» + +Et il l'aida à descendre dans la yole, la soutenant, lui serrant les +mains, tout attendri, avec quelques larmes encore dans les yeux. Alors +elle le regarda en souriant et ils s'embrassèrent de nouveau. + +Ils remontèrent le fleuve tout doucement, longeant la rive plantée de +saules, couverte d'herbes, baignée et tranquille dans la tiédeur de +l'après-midi. + +Lorsqu'ils furent revenus au restaurant Grillon, il était à peine six +heures; alors, laissant leur yole, ils partirent à pied dans l'île, vers +Bezons, à travers les prairies, le long des hauts peupliers qui bordent +le fleuve. + +Les grands foins, prêts à être fauchés, étaient remplis de fleurs. Le +soleil qui baissait étalait dessus une nappe de lumière rousse, et, dans +la chaleur adoucie du jour finissant, les flottantes exhalaisons de +l'herbe se mêlaient aux humides senteurs du fleuve, imprégnaient l'air +d'une langueur tendre, d'un bonheur léger, comme d'une vapeur de +bien-être. + +Une molle défaillance venait aux coeurs et une espèce de communion avec +cette splendeur calme du soir, avec ce vague et mystérieux frisson de +vie épandue, avec cette poésie pénétrante, mélancolique, qui semblait +sortir des plantes, des choses, s'épanouir, révélée aux sens en cette +heure douce et recueillie. + +Il sentait tout cela, lui; mais elle ne le comprenait pas, elle. Ils +marchaient côte à côte; et soudain, lasse de se taire, elle chanta. Elle +chanta de sa voix aigrelette et fausse quelque chose qui courait dans +les rues, un air traînant dans les mémoires, qui déchira brusquement la +profonde et sereine harmonie du soir. + +Alors il la regarda, et il sentit entre eux un infranchissable abîme. +Elle battait les herbes de son ombrelle, la tête un peu baissée, +contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons, essayant des +roulades, osant des trilles. + +Son petit front, étroit, qu'il aimait tant, était donc vide, vide! Il +n'y avait là-dedans que cette musique de serinette; et les pensées qui +s'y formaient par hasard étaient pareilles à cette musique. Elle ne +comprenait rien de lui; ils étaient plus séparés que s'ils ne vivaient +pas ensemble. Ses baisers n'allaient donc jamais plus loin que les +lèvres? + +Alors elle releva les yeux vers lui et sourit encore. Il fut remué +jusqu'aux moelles, et, ouvrant les bras, dans un redoublement d'amour, +il l'étreignit passionnément. + +Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se dégager, en murmurant +par compensation:--«Va, je t'aime bien, mon chat.» + +Mais il la saisit par la taille, et, pris de folie, l'entraîna en +courant; et il l'embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou, en +sautant d'allégresse. Ils s'abattirent, haletants, au pied d'un buisson +incendié par les rayons du soleil couchant, et, avant d'avoir repris +haleine, ils s'unirent, sans qu'elle comprît son exaltation. + +Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, à travers les +arbres, ils aperçurent sur la rivière le canot monté par les quatre +femmes. La grosse Pauline aussi les vit, car elle se redressa, envoyant +à Madeleine des baisers. Puis elle cria: + +--«A ce soir!» + +Madeleine répondit:--«A ce soir!» + +Paul crut sentir soudain son coeur enveloppé de glace. + +Et ils rentrèrent pour dîner. + +Ils s'installèrent sous une des tonnelles au bord de l'eau et se mirent +à manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta une bougie, +enfermée dans un globe de verre, qui les éclairait d'une lueur faible et +vacillante: et l'on entendait à tout moment les explosions de cris des +canotiers dans la grande salle du premier. + +Vers le dessert, Paul, prenant tendrement la main de Madeleine, lui +dit:--«Je me sens très fatigué, ma mignonne; si tu veux, nous nous +coucherons de bonne heure.» + +Mais elle avait compris la ruse, et elle lui lança ce regard +énigmatique, ce regard à perfidies qui apparaît si vite au fond de l'oeil +de la femme. Puis, après avoir réfléchi, elle répondit:--«Tu te +coucheras si tu veux, moi j'ai promis d'aller au bal de la +Grenouillère.» + +Il eut un sourire lamentable, un de ces sourires dont on voile les plus +horribles souffrances, mais il répondit d'un ton caressant et +navré:--«Si tu étais bien gentille, nous resterions tous les deux.» Elle +fit «non» de la tête sans ouvrir la bouche. Il insista:--«T'en prie! ma +bichette.» Alors elle rompit brusquement:--«Tu sais ce que je t'ai dit. +Si tu n'es pas content, la porte est ouverte. On ne te retient pas. +Quant à moi, j'ai promis: j'irai.» + +Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans ses mains, +et resta là, rêvant douloureusement. + +Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ils repartaient dans +leurs yoles pour le bal de la Grenouillère. + +Madeleine dit à Paul:--«Si tu ne viens pas, décide-toi, je demanderai à +un de ces messieurs de me conduire.» + +Paul se leva:--«Allons!» murmura-t-il. + +Et ils partirent. + +La nuit était noire, pleine d'astres, parcourue par une haleine +embrasée, par un souffle pesant, chargé d'ardeurs, de fermentations, de +germes vifs qui, mêlés à la brise, l'alentissaient. Elle promenait sur +les visages une caresse chaude, faisait respirer plus vite, haleter un +peu, tant elle semblait épaissie et lourde. + +Les yoles se mettaient en route, portant à l'avant une lanterne +vénitienne. On ne distinguait point les embarcations, mais seulement ces +petits falots de couleur, rapides et dansants, pareils à des lucioles +en délire; et des voix couraient dans l'ombre de tous côtés. + +La yole des deux jeunes gens glissait doucement. Parfois, quand un +bateau lancé passait près d'eux, ils apercevaient soudain le dos blanc +du canotier éclairé par une lanterne. + +Lorsqu'ils eurent tourné le coude de la rivière, la Grenouillère leur +apparut dans le lointain. L'établissement en fête était orné de +girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappes de +lumières. Sur la Seine circulaient lentement quelques gros bachots +représentant des dômes, des pyramides, des monuments compliqués en feux +de toutes nuances. Des festons enflammés traînaient jusqu'à l'eau; et +quelquefois un falot rouge ou bleu, au bout d'une immense canne à pêche +invisible, semblait une grosse étoile balancée. + +Toute cette illumination répandait une lueur alentour du café, éclairait +de bas en haut les grands arbres de la berge dont le tronc se détachait +en gris pâle, et les feuilles en vert laiteux, sur le noir profond des +champs et du ciel. + +L'orchestre, composé de cinq artistes de banlieue, jetait au loin sa +musique de bastringue, maigre et sautillante, qui fit de nouveau chanter +Madeleine. + +Elle voulut tout de suite entrer. Paul désirait auparavant faire un tour +dans l'île; mais il dut céder. + +L'assistance s'était épurée. Les canotiers presque seuls restaient avec +quelques bourgeois clairsemés et quelques jeunes gens flanqués de +filles. Le directeur et organisateur de ce cancan, majestueux dans un +habit noir fatigué, promenait en tous sens sa tête ravagée de vieux +marchand de plaisirs publics à bon marché. + +La grosse Pauline et ses compagnes n'étaient pas là; et Paul respira. + +On dansait: les couples face à face cabriolaient éperdument, jetaient +leurs jambes en l'air jusqu'au nez des vis-à-vis. + +Les femelles, désarticulées des cuisses, bondissaient dans un envolement +de jupes révélant leurs dessous. Leurs pieds s'élevaient au-dessus de +leurs têtes avec une facilité surprenante, et elles balançaient leurs +ventres, frétillaient de la croupe, secouaient leurs seins, répandant +autour d'elles une senteur énergique de femmes en sueur. + +Les mâles s'accroupissaient comme des crapauds avec des gestes obscènes, +se contorsionnaient, grimaçants et hideux, faisaient la roue sur les +mains, ou bien, s'efforçant d'être drôles, esquissaient des manières +avec une grâce ridicule. + +Une grosse bonne et deux garçons servaient les consommations. + +Ce café-bateau, couvert seulement d'un toit, n'ayant aucune cloison qui +le séparât du dehors, la danse échevelée s'étalait en face de la nuit +pacifique et du firmament poudré d'astres. + +Tout à coup le Mont-Valérien, là-bas, en face, sembla s'éclairer comme +si un incendie se fût allumé derrière. La lueur s'étendit, s'accentua, +envahissant peu à peu le ciel, décrivant un grand cercle lumineux, d'une +lumière pâle et blanche. Puis quelque chose de rouge apparut, grandit, +d'un rouge ardent comme un métal sur l'enclume. Cela se développait +lentement en rond, semblait sortir de terre; et la lune, se détachant +bientôt de l'horizon, monta doucement dans l'espace. A mesure qu'elle +s'élevait, sa nuance pourpre s'atténuait, devenait jaune, d'un jaune +clair, éclatant; et l'astre paraissait diminuer à mesure qu'il +s'éloignait. + +Paul le regardait longtemps, perdu dans cette contemplation, oubliant sa +maîtresse. Quand il se retourna, elle avait disparu. + +Il la chercha, mais ne la trouva pas. Il parcourait les tables d'un oeil +anxieux, allant et revenant sans cesse, interrogeant l'un et l'autre. +Personne ne l'avait vue. + +Il errait ainsi, martyrisé d'inquiétude, quand un des garçons lui +dit:--«C'est Mme Madeleine que vous cherchez. Elle vient de partir +tout à l'heure en compagnie de Mme Pauline.» Et, au même moment, Paul +apercevait, debout à l'autre extrémité du café, le mousse et les deux +belles filles, toutes trois liées par la taille, et qui le guettaient en +chuchotant. + +Il comprit, et, comme un fou, s'élança dans l'île. + +Il courut d'abord vers Chatou; mais, devant la plaine, il retourna sur +ses pas. Alors il se mit à fouiller l'épaisseur des taillis, à +vagabonder éperdument, s'arrêtant parfois pour écouter. + +Les crapauds, par tout l'horizon, lançaient leur note métallique et +courte. + +Vers Bougival, un oiseau inconnu modulait quelques sons qui arrivaient +affaiblis par la distance. Sur les larges gazons la lune versait une +molle clarté, comme une poussière de ouate; elle pénétrait les +feuillages, faisait couler sa lumière sur l'écorce argentée des +peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommets frémissants des +grands arbres. La grisante poésie de cette soirée d'été entrait dans +Paul malgré lui, traversait son angoisse affolée, remuait son coeur avec +une ironie féroce, développant jusqu'à la rage en son âme douce et +contemplative ses besoins d'idéale tendresse, d'épanchements passionnés +dans le sein d'une femme adorée et fidèle. + +Il fut contraint de s'arrêter, étranglé par des sanglots précipités, +déchirants. + +La crise passée, il repartit. + +Soudain il reçut comme un coup de couteau; on s'embrassait, là, derrière +ce buisson. Il y courut; c'était un couple amoureux, dont les deux +silhouettes s'éloignèrent vivement à son approche, enlacées, unies dans +un baiser sans fin. + +Il n'osait pas appeler, sachant bien qu'Elle ne répondrait point; et il +avait aussi une peur affreuse de les découvrir tout à coup. + +Les ritournelles des quadrilles avec les solos déchirants du piston, les +rires faux de la flûte, les rages aiguës du violon lui tiraillaient le +coeur exaspérant sa souffrance. La musique enragée, boitillante, courait +sous les arbres, tantôt affaiblie, tantôt grossie dans un souffle +passager de brise. + +Tout à coup il se dit qu'Elle était revenue peut-être? Oui! elle était +revenue! pourquoi pas? Il avait perdu la tête sans raison, stupidement, +emporté par ses terreurs, par les soupçons désordonnés qui +l'envahissaient depuis quelque temps. + +Et, saisi par une de ces accalmies singulières qui traversent parfois +les plus grands désespoirs, il retourna vers le bal. + +D'un coup d'oeil il parcourut la salle. Elle n'était pas là. Il fit le +tour des tables, et brusquement se trouva de nouveau avec les trois +femmes. Il avait apparemment une figure désespérée et drôle, car toutes +trois ensemble éclatèrent de gaieté. + +Il se sauva, repartit dans l'île, se rua à travers les taillis, +haletant.--Puis il écouta de nouveau,--il écouta longtemps, car ses +oreilles bourdonnaient; mais, enfin, il crut entendre un peu plus loin +un petit rire perçant qu'il connaissait bien; et il avança tout +doucement, rampant, écartant les branches, la poitrine tellement secouée +par son coeur qu'il ne pouvait plus respirer. + +Deux voix murmuraient des paroles qu'il n'entendait pas encore. Puis +elles se turent. + +Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de ne pas +savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passion furieuse qui +le ravageait. Il allait retourner à Chatou, prendre le train, et ne +reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Mais son image +brusquement l'envahit, et il l'aperçut en sa pensée quand elle +s'éveillait au matin, dans leur lit tiède, se pressait câline contre +lui, jetant ses bras à son cou, avec ses cheveux répandus, un peu mêlés +sur le front, avec ses yeux fermés encore et ses lèvres ouvertes pour le +premier baiser; et le souvenir subit de cette caresse matinale l'emplit +d'un regret frénétique et d'un désir forcené. + +On parlait de nouveau; et il s'approcha, courbé en deux. Puis un léger +cri courut sous les branches tout près de lui. Un cri! Un de ces cris +d'amour qu'il avait appris à connaître aux heures éperdues de leur +tendresse. Il avançait encore, toujours, comme malgré lui, attiré +invinciblement, sans avoir conscience de rien... et il les vit. + +Oh! si c'eût été un homme, l'autre! mais cela! cela! Il se sentait +enchaîné par leur infamie même. Et il restait là, anéanti, bouleversé, +comme s'il eût découvert tout à coup un cadavre cher et mutilé, un crime +contre nature, monstrueux, une immonde profanation. + +Alors, dans un éclair de pensée involontaire, il songea au petit poisson +dont il avait senti arracher les entrailles... Mais Madeleine murmura: +«Pauline!» du même ton passionné qu'elle disait: «Paul!» et il fut +traversé d'une telle douleur qu'il s'enfuit de toutes ses forces. + +Il heurta deux arbres, tomba sur une racine, repartit, et se trouva +soudain devant le fleuve, devant le bras rapide éclairé par la lune. Le +courant torrentueux faisait de grands tourbillons où se jouait la +lumière. La berge haute dominait l'eau comme une falaise, laissant à son +pied une large bande obscure, où les remous s'entendaient dans l'ombre. + +Sur l'autre rive, les maisons de campagne de Croissy s'étageaient en +pleine clarté. + +Paul vit tout cela comme dans un songe, comme à travers un souvenir; il +ne songeait à rien, ne comprenait rien, et toutes les choses, son +existence même, lui apparaissaient vaguement, lointaines, oubliées, +finies. + +Le fleuve était là. Comprit-il ce qu'il faisait? Voulut-il mourir? Il +était fou. Il se retourna cependant vers l'île, vers Elle; et, dans +l'air calme de la nuit où dansaient toujours les refrains affaiblis et +obstinés du bastringue, il lança d'une voix désespérée, suraiguë, +surhumaine, un effroyable cri:--«Madeleine!» + +Son appel déchirant traversa le large silence du ciel, courut par tout +l'horizon. + +Puis, d'un bond formidable, d'un bond de bête, il sauta dans la rivière. +L'eau jaillit, se referma, et de la place où il avait disparu, une +succession de grands cercles partit, élargissant jusqu'à l'autre berge +leurs ondulations brillantes. + +Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa:--«C'est Paul.»--Un +soupçon surgit en son âme. «Il s'est noyé,» dit-elle. Et elle s'élança +vers la rive où la grosse Pauline la rejoignit. + +Un lourd bachot monté par deux hommes tournait et retournait sur place. +Un des bateliers ramait, l'autre enfonçait dans l'eau un grand bâton et +semblait chercher quelque chose. Pauline cria:--«Que faites-vous? Qu'y +a-t-il?» Une voix inconnue répondit:--«C'est un homme qui vient de se +noyer.» + +Les deux femmes, pressées l'une contre l'autre, hagardes, suivaient les +évolutions de la barque. La musique de la Grenouillère folâtrait +toujours au loin, semblait accompagner en cadence les mouvements des +sombres pêcheurs; et la rivière, qui cachait maintenant un cadavre, +tournoyait, illuminée. + +Les recherches se prolongeaient. L'attente horrible faisait grelotter +Madeleine. Enfin, après une demi-heure au moins, un des hommes +annonça:--«Je le tiens!» Et il fit remonter sa longue gaffe doucement, +tout doucement. Puis quelque chose de gros apparut à la surface de +l'eau. L'autre marinier quitta ses rames, et tous deux, unissant leurs +forces, halant sur la masse inerte, la firent culbuter dans leur +bateau. + +Ensuite ils gagnèrent la terre, en cherchant une place éclairée et +basse. Au moment où ils abordaient, les femmes arrivaient aussi. + +Dès qu'elle le vit, Madeleine recula d'horreur. Sous la lumière de la +lune, il semblait vert déjà, avec sa bouche, ses yeux, son nez, ses +habits pleins de vase. Ses doigts fermés et raidis étaient affreux. Une +espèce d'enduit noirâtre et liquide couvrait tout son corps. La figure +paraissait enflée, et de ses cheveux collés par le limon une eau sale +coulait sans cesse. + +Les deux hommes l'examinèrent. + +--Tu le connais? dit l'un. + +L'autre, le passeur de Croissy, hésitait: «Oui,--il me semble bien que +j'ai vu cette tête-là; mais tu sais, comme ça, on ne reconnaît pas +bien.»--Puis, soudain:--«Mais c'est monsieur Paul! + +--Qui ça, monsieur Paul?» demanda son camarade. Le premier reprit: + +--Mais monsieur Paul Baron, le fils du sénateur, ce p'tit qu'était si +amoureux. + +L'autre ajouta philosophiquement. + +--Eh bien, il a fini de rigoler maintenant; c'est dommage tout de même +quand on est riche! + +Madeleine sanglotait, tombée par terre. Pauline s'approcha du corps et +demanda:--«Est-ce qu'il est bien mort?--tout à fait?» + +Les hommes haussèrent les épaules:--«Oh! après ce temps-là! pour sûr.» + +Puis l'un d'eux interrogea:--«C'est chez Grillon qu'il logeait?»--«Oui, +reprit l'autre; faut le reconduire, y aura de la braise.» + +Ils remontèrent dans leur bateau et repartirent, s'éloignant lentement à +cause du courant rapide; et longtemps encore après qu'on ne les vit plus +de la place où les femmes étaient restées, on entendit tomber dans l'eau +les coups réguliers des avirons. + +Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine éplorée, la câlina, +l'embrassa longtemps, la consola:--«Que veux-tu, ce n'est point ta +faute, n'est-ce pas? On ne peut pourtant pas empêcher les hommes de +faire des bêtises. Il l'a voulu, tant pis pour lui, après tout!»--Puis, +la relevant:--«Allons, ma chérie, viens-t'en coucher à la maison; tu ne +peux pas rentrer chez Grillon ce soir.»--Elle l'embrassa de +nouveau:--«Va, nous te guérirons,» dit-elle. + +Madeleine se releva, et, pleurant toujours, mais avec des sanglots +affaiblis, la tête sur l'épaule de Pauline, comme réfugiée dans une +tendresse plus intime et plus sûre, plus familière et plus confiante, +elle partit à tout petits pas. + + + + +LES BIJOUX + + +M. Lantin ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son +sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet. + +C'était la fille d'un percepteur de province, mort depuis quelques +années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait +quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la +jeune personne. Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et +douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnête femme à +laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste +avait un charme de pudeur angélique, et l'imperceptible sourire qui ne +quittait point ses lèvres semblait un reflet de son coeur. + +Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient +répétaient sans fin: «Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait +trouver mieux.» + +M. Lantin, alors commis principal au ministère de l'intérieur, aux +appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en +mariage et l'épousa. + +Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison +avec une économie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il +n'était point d'attentions, de délicatesses, de chatteries qu'elle n'eût +pour son mari; et la séduction de sa personne était si grande que, six +ans après leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours. + +Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et des +bijouteries fausses. + +Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires) +lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même +pour les premières représentations; et elle traînait, bon gré, mal gré, +son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa +journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au +spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait +ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette +manière d'agir. Elle s'y décida enfin par complaisance, et il lui en sut +un gré infini. + +Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se +parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon +goût toujours, mais modestes; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible, +humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la +simplicité de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre à ses +oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle +portait des colliers de perles fausses, de bracelets en similor, des +peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines. + +Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent: +«Ma chère, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux véritables, +on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les +plus rares joyaux.» + +Mais elle souriait doucement et répétait: «Que veux-tu? J'aime ça. C'est +mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas. +J'aurais adoré les bijoux, moi!» + +Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter +les facettes des cristaux taillés en répétant: «Mais regarde donc comme +c'est bien fait. On jurerait du vrai.» + +Il souriait en déclarant: «Tu as des goûts de Bohémienne.» + +Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête à tête au coin du +feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de +maroquin où elle enfermait la «pacotille», selon le mot de M. Lantin; et +elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention +passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et +profonde; et elle s'obstinait à passer un collier au cou de son mari +pour rire ensuite de tout son coeur en s'écriant: «Comme tu es drôle!» +Puis elle se jetait dans ses bras et l'embrassait éperdument. + +Comme elle avait été à l'Opéra, une nuit d'hiver, elle rentra toute +frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard +elle mourait d'une fluxion de poitrine. + +Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible +que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au +soir, l'âme déchirée d'une souffrance intolérable, hanté par le +souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte. + +Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du +bureau, alors que les collègues s'en venaient causer un peu des choses +du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, +ses yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait à +sangloter. + +Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s'enfermait tous +les jours pour penser à elle; et tous les meubles, ses vêtements mêmes +demeuraient à leur place comme ils se trouvaient au dernier jour. + +Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements, qui, entre les +mains de sa femme, suffisaient à tous les besoins du ménage, devenaient, +à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec +stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire boire toujours +des vins excellents et manger des nourritures délicates qu'il ne pouvait +plus se procurer avec ses modestes ressources. + +Il fit quelques dettes et courut après l'argent à la façon des gens +réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un +sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre +quelque chose; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la +«pacotille» de sa femme, car il avait gardé au fond du coeur une sorte de +rancune contre ces «trompe-l'oeil» qui l'irritaient autrefois. Leur vue +même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée. + +Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laissé, car +jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté obstinément, +rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se décida pour le +grand collier qu'elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir, +pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d'un travail très +soigné pour du faux. + +Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministère en suivant les +boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât +confiance. + +Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'étaler ainsi sa misère et +de chercher à vendre une chose de si peu de prix. + +--Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous +estimez ce morceau. + +L'homme reçut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une +loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le +collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de +l'effet. + +M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour +déclarer: «Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur.»--Quand le +bijoutier prononça: + +--Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs; mais je ne +pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaître la provenance. + +Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas. Il +balbutia enfin: «Vous dites?... Vous êtes sûr.» L'autre se méprit sur +son étonnement, et d'un ton sec: «Vous pouvez chercher ailleurs si on +vous en donne davantage. Pour moi cela vaut, au plus, quinze mille. Vous +reviendrez me trouver si vous ne trouvez pas mieux.» + +M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s'en alla, obéissant +à un confus besoin de se trouver seul et de réfléchir. + +Mais, dès qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il +pensa: «L'imbécile! oh! l'imbécile! Si je l'avais pris au mot tout de +même! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!» + +Et il pénétra chez un autre marchand, à l'entrée de la rue de la Paix. +Dès qu'il eut aperçu le bijou, l'orfèvre s'écria: + +--Ah! parbleu; je le connais bien, ce collier; il vient de chez moi. + +M. Lantin, fort troublé, demanda: + +--Combien vaut-il? + +--Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre +pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indiqué, pour obéir aux +prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur. Cette fois M. +Lantin s'assit perclus d'étonnement. Il reprit:--Mais... mais, +examinez-le bien attentivement, monsieur, j'avais cru jusqu'ici qu'il +était en... faux. + +Le joaillier reprit:--Voulez-vous me dire votre nom, monsieur? + +--Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employé au ministère de +l'intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs. + +Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça: «Ce collier a +été envoyé en effet à l'adresse de M^me Lantin, 16, rue des Martyrs, le +20 juillet 1876.» + +Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l'employé éperdu de +surprise, l'orfèvre flairant un voleur. + +Celui-ci reprit:--Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre +heures seulement, je vais vous en donner un reçu? + +M. Lantin balbutia:--Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le +papier qu'il mit dans sa poche. + +Puis il traversa la rue, la remonta, s'aperçut qu'il se trompait de +route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son +erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nette dans la tête. Il +s'efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un +objet d'une pareille valeur.--Non, certes.--Mais alors, c'était un +cadeau! Un cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi? + +Il s'était arrêté, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le +doute horrible l'effleura.--Elle?--Mais alors tous les autres bijoux +étaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un +arbre, devant lui, s'abattait; il étendit les bras et s'écroula, privé +de sentiment. + +Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien où les passants +l'avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma. + +Jusqu'à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas +crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il +dormit d'un pesant sommeil. + +Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à son +ministère. C'était dur de travailler après de pareilles secousses. Il +réfléchit alors qu'il pouvait s'excuser auprès de son chef; et il lui +écrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier, et +une honte l'empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait +pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et sortit. + +Il faisait beau, le ciel bleu s'étendait sur la ville qui semblait +sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches. + +Lantin se dit, en les regardant passer: «Comme on est heureux quand on a +de la fortune! Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on +va où l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'étais riche!» + +Il s'aperçut qu'il avait faim, n'ayant pas mangé depuis l'avant-veille. +Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille +francs! Dix-huit mille francs! c'était une somme, cela! + +Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long en large +sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt +fois il faillit entrer; mais la honte l'arrêtait toujours. + +Il avait faim pourtant, grand'faim, et pas un sou. Il se décida +brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps +de réfléchir, et il se précipita chez l'orfèvre. + +Dès qu'il l'aperçut, le marchand s'empressa, offrit un siège avec une +politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardaient de +côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres. + +Le bijoutier déclara:--Je me suis renseigné, Monsieur, et si vous êtes +toujours dans les mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la +somme que je vous ai proposée. + +L'employé balbutia:--Mais certainement. + +L'orfèvre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les +tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d'une main frémissante +l'argent dans sa poche. + +Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait +toujours, et, baissant les yeux:--J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me +viennent... de la même succession. Vous conviendrait-il de me les +acheter aussi? + +Le marchand s'inclina:--Mais certainement, Monsieur. Un des commis +sortit pour rire à son aise; un autre se mouchait avec force. + +Lantin impassible, rouge et grave, annonça:--Je vais vous les apporter. + +Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux. + +Quant il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas +encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets pièce à pièce, +évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison. + +Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait +qu'on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut à +mesure que s'élevait la somme. + +Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets +trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une +parure d'émeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu à +une chaîne d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le +chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs. + +Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse:--Cela vient d'une +personne qui mettait toutes ses économies en bijoux. + +Lantin prononça gravement:--C'est une manière comme une autre de placer +son argent. Et il s'en alla après avoir décidé avec l'acquéreur qu'une +contre-expertise aurait lieu le lendemain. + +Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme avec +l'envie d'y grimper, comme si c'eût été un mât de cocagne. Il se sentait +léger à jouer à saute-mouton par-dessus la statue de l'Empereur perché +là-haut dans le ciel. + +Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille. + +Puis il prit un fiacre et fit un tour au Bois. Il regardait les +équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux +passants: «Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!» + +Le souvenir de son ministère lui revint. Il s'y fit conduire, entra +délibérément chez son chef et annonça:--Je viens, Monsieur, vous donner +ma démission. J'ai fait un héritage de trois cent mille francs. Il alla +serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses projets +d'existence nouvelle; puis il dîna au café Anglais. + +Se trouvant à côté d'un monsieur qui lui parut distingué, il ne put +résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine +coquetterie, qu'il venait d'hériter de quatre cent mille francs. + +Pour la première fois de sa vie il ne s'ennuya pas au théâtre, et il +passa sa nuit avec des filles. + +Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très honnête, +mais d'un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir. + + + + +UN NORMAND + + +_A Paul Alexis._ + +Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route +de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies; puis le +cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu. + +C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. +Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, +travaillés comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le +faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le +grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité. + +Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments +humains; et là-bas, la «Pompe à feu» de la «Foudre», sa rivale presque +aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides +d'Égypte. + +Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à +droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de +prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas. + +De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du +large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu, +vers le Havre; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de +deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit +remorqueur vomissant un nuage de fumée noire. + +Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant +paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-même. Tout +à coup, il éclata: «Ah! vous allez voir quelque chose de drôle: la +chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon.» + +Je le regardai d'un oeil étonné. Il reprit: + +--Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans +le nez. Le père Mathieu est le plus Normand de la province, et sa +chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais +vous donner d'abord quelques mots d'explication. + +Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père «La Boisson», est un ancien +sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions +admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la +malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à des +protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien d'une +chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et fréquentée +principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa statue +merveilleuse: «Notre-Dame du Gros-Ventre», et il la traite avec une +certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a +composé lui-même et fait imprimer une prière spéciale pour sa BONNE +VIERGE. Cette prière est un chef-d'oeuvre d'ironie involontaire, d'esprit +normand où la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peur +superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas +beaucoup à sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il +la ménage, par politique. + + * * * * * + +Voici le début de cette étonnante oraison: + +«Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne des filles-mères en ce +pays et par toute la terre, protégez votre servante qui a fauté dans un +moment d'oubli.» + + * * * * * + +Cette supplique se termine ainsi: + +«Ne m'oubliez surtout pas auprès de votre saint Époux et intercédez +auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au +vôtre.» + +Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui +sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent +avec onction. + +En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le +valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits +secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, +qu'il dit tout bas, entre amis, après boire. + +Mais vous verrez par vous-même. + +Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point +suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de +Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la +chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un +fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois, +invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine +couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les +Saints guérissent les maladies; mais chacun a sa spécialité; et il ne +faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns +des autres comme des cabotins. + +Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter +Mathieu. + +--Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur? + +--Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas +mauvais. + +Ce n'est pas tout. + +Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en +convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est +gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le +degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation; la +chapelle ne vient qu'après. + +Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le +saoulomètre. + +L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi +précises que celles d'un mathématicien. + +Vous l'entendez dire sans cesse:--«D'puis lundi, j'ai passé +quarante-cinq.» + +Ou bien:--«J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.» + +Ou bien:--«J'en avais bien soixante-six à soixante-dix.» + +Ou bien:--«Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que +j'm'aperçois qu'j'étais dans soixante-quinze!» + +Jamais il ne se trompe. + +Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses +observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix, +on ne peut se fier absolument à son affirmation. + +Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, +il était crânement gris. + +Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en +des colères folles. Elle l'attend sur la porte, quand il rentre, et elle +hurle:--«Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne!» + +Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton +sévère:--«Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à +d'main.» + +Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix +tremblante:--«Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; j'ne mesure +plus; j'vas cogner, prends garde!» + +Alors, Mélie bat en retraite. + +Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et +répond:--«Allons, allons! assez causé; c'est passé. Tant qu'j'aurai pas +atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te +permets de m'corriger, ma parole!» + + * * * * * + +Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans +l'admirable forêt de Roumare. + +L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux +dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu +avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois. + +On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami +tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans +le taillis. + +Et bientôt, du sommet d'une grande côte, nous découvrions de nouveau la +magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos +pieds. + +Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté +d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison +aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers. + +Une grosse voix cria: «V'là des amis!» Et Mathieu parut sur le seuil. +C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de +longues moustaches blanches. + +Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer +dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait: + +«Moi, monsieur, j'n'ai pas d'appartement distingué. J'aime bien à +n'point m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient +compagnie.» + +Puis, se tournant vers mon ami: + +«Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de +consultation d'ma patronne. J'veux pas sortir c't'après-midi.» + +Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement: «Mélie-e-e!» +qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou +remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée. + +Mélie ne répondit point. + +Alors Mathieu cligna de l'oeil avec malice. + +--«A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je me suis +trouvé dans les quatre-vingt-dix.» + +Mon voisin se mit à rire:--«Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment +avez-vous fait?» + +Mathieu répondit: + +--«J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières +d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a +qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar +c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte; +j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier +(on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens +une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte: «Si on buvait un verre de +fine pour se réchauffer!» Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu +dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que +d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'm'aperçois que +j'suis dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre.» + +La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir +dit bonjour: «...Crés cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux.» + +Alors Mathieu se fâcha:--«Dis pas ça, Mélie, dis pas ça; j'ai jamais été +au mètre.» + +On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à +côté de la petite chapelle de «Notre-Dame du Gros-Ventre» et en face de +l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de +crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles. + +Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et +grisant qu'il préférait à tous les liquides et nous fumions nos pipes, à +cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent. + +Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles +demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'oeil vers nous et répondit: + +--J'vas vous donner ça. + +Et il disparut dans son bûcher. + +Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure consternée. +Il levait les bras: + +--J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sûr que je +l'avais. + +Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau: +«Mélie-e-e!» Du fond de la cour sa femme répondit: + +--«Qué qu'y a? + +--Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bûcher.» + +Alors, Mélie jeta cette explication: + +«C'est-y pas celui qu't'as pris l'aut'e semaine pour boucher l'trou d'la +cabine à lapins?» + +Mathieu tressaillit:--«Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien!» + +Alors il dit aux deux femmes:--«Suivez-moi.» + +Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés. + +En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de +boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins. + +Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se +signèrent et se mirent à murmurer des _Oremus_. Mais Mathieu se +précipita: «Attendez, vous v'là dans la crotte; j'vas vous donner une +botte de paille.» + +Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis, +considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit +pour son commerce, il ajouta: + +--«J'vas vous l'débrouiller un brin.» + +Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le +bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours. + +Puis, quand il eut fini, il ajouta:--«Maintenant, il n'y a plus d'mal.» +Et il nous ramena boire un coup. + +Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu +confus:--«C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais +bien qui n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait +plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais.» + +Il but et reprit: + +--«Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à +moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit.» + + + + +AU BOIS + + +Le maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que +le garde champêtre l'attendait à la mairie avec deux prisonniers. + +Il s'y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre, le +père Hochedur, debout et surveillant d'un air sévère un couple de +bourgeois mûrs. + +L'homme, un gros père, à nez rouge et à cheveux blancs, semblait +accablé; tandis que la femme, une petite mère endimanchée très ronde, +très grasse, aux joues luisantes, regardait d'un oeil de défi l'agent de +l'autorité qui les avait capturés. + +Le maire demanda: + +--Qu'est-ce que c'est, père Hochedur? + +Le garde champêtre fit sa déposition. + +Il était sorti le matin, à l'heure ordinaire, pour accomplir sa tournée +du côté des bois Champioux jusqu'à la frontière d'Argenteuil. Il n'avait +rien remarqué d'insolite dans la campagne sinon qu'il faisait beau temps +et que les blés allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui binait sa +vigne, avait crié: + +--Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis, +vous y trouverez un couple de pigeons qu'ont bien cent trente ans à eux +deux. + +Il était parti dans la direction indiquée; il était entré dans le fourré +et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent supposer +un flagrant délit de mauvaises moeurs. + +Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre un +braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il +s'abandonnait à son instinct. + +Le maire stupéfait considéra les coupables. L'homme comptait bien +soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq. + +Il se mit à les interroger, en commençant par le mâle, qui répondait +d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine. + +--Votre nom. + +--Nicolas Beaurain. + +--Votre profession. + +--Mercier, rue des Martyrs, à Paris. + +--Qu'est-ce que vous faisiez dans ce bois? + +Le mercier demeura muet, la tête baissée sur son gros ventre, les mains +à plat sur ses cuisses. + +Le maire reprit: + +--Niez-vous ce qu'affirme l'agent de l'autorité municipale? + +--Non, monsieur. + +--Alors, vous avouez? + +--Oui, monsieur. + +--Qu'avez-vous à dire pour votre défense? + +--Rien, monsieur. + +--Où avez-vous rencontré votre complice? + +--C'est ma femme, monsieur. + +--Votre femme? + +--Oui, monsieur. + +--Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris? + +--Pardon, monsieur, nous vivons ensemble! + +--Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher monsieur, de +venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin. + +Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il murmura: + +--C'est elle qui a voulu ça! Je lui disais hier que c'était stupide. +Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous savez... elle +ne l'a pas ailleurs. + +Le maire, qui aimait l'esprit gaulois, sourit et répliqua: + +--Dans votre cas, c'est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne +seriez pas ici si elle ne l'avait eu que dans la tête. + +Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme: + +--Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie? Hein, y sommes-nous? Et +nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat +aux moeurs! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et +changer de quartier. Y sommes-nous? + +Mme Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s'expliqua +sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation. + +--Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules. +Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux +comme une pauvre femme; et j'espère que vous voudrez bien nous renvoyer +chez nous, et nous épargner la honte des poursuites. + +Autrefois, quand j'étais jeune, j'ai fait la connaissance de M. Beaurain +dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un magasin de +mercerie; moi j'étais demoiselle dans un magasin de confections. Je me +rappelle de ça comme d'hier. Je venais passer les dimanches ici, de +temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec qui j'habitais rue +Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C'est lui qui nous +conduisait ici. Un samedi, il m'annonça en riant, qu'il amènerait un +camarade le lendemain. Je compris bien ce qu'il voulait; mais je +répondis que c'était inutile. J'étais sage, monsieur. + +«Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer M. Beaurain. Il +était bien de sa personne à cette époque-là. Mais j'étais décidée à ne +pas céder, et je ne cédai pas non plus. + +«Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces +temps qui vous chatouillent le coeur. Moi, quand il fait beau, aussi bien +maintenant qu'autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand je suis à +la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui chantent, les +blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si vite, l'odeur de +l'herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me rend folle! C'est +comme le champagne quand on n'en a pas l'habitude! + +«Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait +dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant. +Rose et Simon s'embrassaient toutes les minutes! Ça me faisait quelque +chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derrière eux, sans +guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se dire. Il +avait l'air timide, ce garçon, et ça me plaisait de le voir embarrassé. +Nous voici arrivés dans le petit bois. Il y faisait frais comme dans un +bain, et tout le monde s'assit sur l'herbe. Rose et son ami me +plaisantaient sur ce que j'avais l'air sévère; vous comprenez bien que +je ne pouvais pas être autrement. Et puis voilà qu'ils recommencent à +s'embrasser sans plus se gêner que si nous n'étions pas là; et puis ils +se sont parlé tout bas; et puis ils se sont levés et ils sont partis +dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle sotte figure je faisais, +moi, en face de ce garçon que je voyais pour la première fois. Je me +sentais tellement confuse de les voir partir ainsi que ça me donna du +courage; et je me suis mise à parler. Je lui demandai ce qu'il faisait; +il était commis de mercerie, comme je vous l'ai appris tout à l'heure. +Nous causâmes donc quelques instants; ça l'enhardit, lui, et il voulut +prendre des privautés, mais je le remis à sa place, et roide, encore. +Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain?» + +M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas. + +Elle reprit: «Alors il a compris que j'étais sage, ce garçon, et il +s'est mis à me faire la cour, gentiment, en honnête homme. Depuis ce +jour il est revenu tous les dimanches. Il était très amoureux de moi, +Monsieur. Et moi aussi je l'aimais beaucoup, mais là, beaucoup! c'était +un beau garçon, autrefois. + +«Bref, il m'épousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des +Martyrs. + +«Ce fut dur pendant des années, Monsieur. Les affaires n'allaient pas; +et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis, +nous en avions perdu l'habitude. On a autre chose en tête, on pense à la +caisse plus qu'aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, peu +à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent guère +à l'amour. On ne regrette rien tant qu'on ne s'aperçoit pas que ça vous +manque. + +Et puis, Monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes rassurés +sur l'avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s'est passé +en moi, non, vraiment, je ne sais pas! + +«Voilà que je me suis mise à rêver comme une petite pensionnaire. La vue +des voiturettes de fleurs qu'on traîne dans les rues me tirait les +larmes. L'odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil, +derrière ma caisse, et me faisait battre le coeur! Alors je me levais et +je m'en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel +entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a l'air d'une +rivière, d'une longue rivière qui descend sur Paris en se tortillant; et +les hirondelles passent dedans comme des poissons. C'est bête comme +tout, ces choses-là, à mon âge! Que voulez-vous, Monsieur, quand on a +travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s'aperçoit qu'on aurait +pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh! oui, on regrette! +Songez donc que, pendant vingt ans, j'aurais pu aller cueillir des +baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres femmes. Je +songeais comme c'est bon d'être couché sous les feuilles en aimant +quelqu'un! Et j'y pensais tous les jours, toutes les nuits! Je rêvais de +clairs de lune sur l'eau jusqu'à avoir envie de me noyer. + +«Je n'osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je +savais bien qu'il se moquerait de moi et qu'il me renverrait vendre mon +fil et mes aiguilles! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me disait +plus grand'chose; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais bien +aussi que je ne disais plus rien à personne, moi! + +«Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays +où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici +arrivés, ce matin, vers les neuf heures. + +«Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça +ne vieillit pas, le coeur des femmes! Et, vrai, je ne voyais plus mon +mari tel qu'il est, mais bien tel qu'il était autrefois! Ça, je vous le +jure, Monsieur. Vrai de vrai, j'étais grise. Je me mis à l'embrasser; il +en fut plus étonné que si j'avais voulu l'assassiner. Il me répétait: +«Mais tu es folle. Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. +Qu'est-ce qui te prend?...» Je ne l'écoutais pas, moi, je n'écoutais que +mon coeur. Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà!... J'ai dit la +vérité, monsieur le maire, toute la vérité.» + +Le maire était un homme d'esprit. Il se leva, sourit, et dit: «Allez en +paix, Madame, et ne péchez plus... sous les feuilles.» + + + + +LE LOUP + + +Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville à la fin du dîner +de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels. + +On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des +convives qui n'eût point pris part à cette poursuite, car il ne chassait +jamais. + +Pendant toute la durée du grand repas, on n'avait guère parlé que de +massacres d'animaux. Les femmes elles-mêmes s'intéressaient aux récits +sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les +attaques et les combats d'hommes contre les bêtes, levaient les bras, +contaient d'une voix tonnante. + +M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante, +mais pleine d'effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car il +la disait couramment, n'hésitant pas sur les mots choisis avec habileté +pour faire image. + +--Messieurs, je n'ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père +non plus, et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils +d'un homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous +dirai comment. + +Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon +trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d'Arville, +notre château de Lorraine, en pleine forêt. + +François d'Arville était resté garçon par amour de la chasse. + +Ils chassaient tous deux d'un bout à l'autre de l'année, sans repos, +sans arrêt, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas +autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela. + +Ils avaient au coeur cette passion terrible, inexorable. Elle les +brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien +autre. + +Ils avaient défendu qu'on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune +raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et +Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: «Nom d'un +nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l'hallali!» + +Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès le +lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des +oiseaux autour du château jusqu'au moment de partir pour forcer quelque +grosse bête. + +On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles +d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps, +qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante; car le fils +d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le +fils d'un général n'est colonel de naissance. Mais la vanité mesquine du +jour trouve profit à cet arrangement. + +Je reviens à mes ancêtres. + +Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et +vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aîné, avait une voix +tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les +feuilles de la forêt s'agitaient quand il criait. + +Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce +devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher +leurs grands chevaux. + +Or, vers le milieu de l'hiver de cette année 1764, les froids furent +excessifs et les loups devinrent féroces. + +Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des +maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les +étables. + +Et bientôt une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage +gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d'une +femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans +peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les +habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la +flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la +province. Personne n'osait plus sortir dès que tombait le soir. Les +ténèbres semblaient hantées par l'image de cette bête. + +Les frères d'Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils +convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays. + +Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons, +on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là. Et, +chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger, +attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du +lieu où on l'avait cherché. + +Une nuit enfin, il pénétra dans l'étable aux porcs du château d'Arville +et mangea les deux plus beaux élèves. + +Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque +comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent +tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables, et +ils se mirent en chasse, le coeur soulevé de fureur. + +Depuis l'aurore jusqu'à l'heure où le soleil empourpré descendit +derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien +trouver. + +Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux +par une allée bordée de broussailles, et s'étonnaient de leur science +déjouée par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mystérieuse. + +L'aîné disait: + +--Cette bête-là n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un +homme. + +Le cadet répondit: + +--On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l'évêque, +ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu'il faut. + +Puis ils se turent. + +Jean reprit: + +--Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque +malheur cette nuit. + +Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra: celui de +François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes +s'ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui +détala à travers le bois. + +Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant +sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant d'une +poussée de tout leur corps, les lançant d'une telle allure, les +excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de +l'éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes +entre leurs cuisses et les enlever comme s'ils s'envolaient. + +Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les +ravins, grimpant les côtes, dévalant les gorges, et sonnant du cor à +pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens. + +Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du +front une branche énorme qui lui fendit le crâne; et il tomba raide sur +le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait, disparaissait dans +l'ombre enveloppant les bois. + +Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras +son frère, il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang. + +Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée +et rouge, et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné. +Peu à peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait +jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la +peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de +tuer son frère pour se venger d'eux. + +Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les arbres. +François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus longtemps, se +sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni la voix des +chiens ni le son des cors, tout était muet par l'invisible horizon; et +ce silence morne du soir glacé avait quelque chose d'effrayant et +d'étrange. + +Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et +le coucha en travers sur la selle pour le reporter au château; puis il +se remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était gris, +poursuivi par des images horribles et surprenantes. + +Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande +forme passa. C'était la bête. Une secousse d'épouvante agita le +chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le +long des reins, et il fit, ainsi qu'un moine hanté du diable, un grand +signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l'effrayant rôdeur. Mais +ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et soudain, +passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d'une rage +désordonnée. + +Alors il piqua son cheval et s'élança derrière le loup. + +Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant +des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'oeil fixé sur la tache blanche +qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre. + +Son cheval aussi semblait animé d'une force et d'une ardeur inconnues. +Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux +rochers, la tête et les pieds du mort jeté en travers sur la selle. Les +ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs énormes, +les éclaboussait de sang; les éperons déchiraient des lambeaux d'écorce. + +Et soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la forêt et se ruèrent +dans un vallon, comme la lune apparaissait au-dessus des monts. Ce +vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue +possible; et le loup acculé se retourna. + +François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent +comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à la +main. + +La bête hérissée, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme +deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur, +empoignant son frère, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des +pierres sa tête qui n'était plus qu'une tache de sang, il lui cria dans +les oreilles, comme s'il eût été sourd: «Regarde, Jean, regarde ça!» + +Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une +montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre, +cherchant à fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par le cou, sans +même se servir de son arme, et il l'étranglait doucement, écoutant +s'arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son coeur. Et il +riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable +étreinte, criant dans un délire de joie: «Regarde, Jean, regarde!» Toute +résistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il était mort. + +Alors François, le prenant à pleins bras, l'emporta et le vint jeter aux +pieds de l'aîné en répétant d'une voix attendrie: «Tiens, tiens, tiens, +mon petit Jean, le voilà!» + +Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il +se remit en route. + +Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance +de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d'allégresse +en racontant la mort de l'animal, et gémissant et s'arrachant la barbe +en disant celle de son frère. + +Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les +larmes aux yeux: «Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler +l'autre, il serait mort content, j'en suis sûr!» + +La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l'horreur de la +chasse, qui s'est transmise de père en fils jusqu'à moi. + +Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda: + +--Cette histoire est une légende, n'est-ce pas? + +Et le conteur répondit: + +--Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout à l'autre. + +Alors une femme déclara d'une petite voix douce: + +--C'est égal, c'est beau d'avoir des passions pareilles. + + + + +UN FILS + + +_A René Maizeroy._ + +Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où +le gai Printemps remuait de la vie. + +L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous +deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de +marque et de réputation. + +Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas +sur des Idées, mais sur des hommes: les personnalités, en cette matière, +primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs; +puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par +la tiédeur de l'air. + +Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et +délicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient +leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes +jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui +sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des +parfumeurs, sa semence embaumée à travers l'espace. + +Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra +l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes +s'envolaient. Et il dit: «Quand on songe que ces imperceptibles atomes, +qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues +d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles +et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous, mortels +comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même essence, +comme nous toujours!» + +Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se +détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta: «Ah! +mon gaillard s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais +bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les +lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère.» + +L'académicien ajouta: «Nous en faisons autant, mon ami.» + +Le sénateur reprit: «Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons +quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre +supériorité.» + +Mais l'autre secoua la tête: «Non, ce n'est pas là ce que je veux dire; +voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants +ignorés, ces enfants dits _de père inconnu_, qu'il a faits, comme cet +arbre reproduit, presque inconsciemment. + +S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous +serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous +interpelliez le serait pour numéroter ses descendants. + +De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les +rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre +que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents +femmes. + +Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas +fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au +bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens, +c'est-à-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou +peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère, +cuisinière en quelque famille. + +Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons +_publiques_ possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père, +enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt +francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces +rejetons-là constituent les «pertes» de leur profession. Quels sont les +générateurs?--Vous,--moi--nous tous, les hommes dits _comme il faut_! Ce +sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs de gaîté, +de ces heures où notre chair contente nous pousse aux accouplements +d'aventure. + +Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants. +Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car +ils reproduisent aussi, ces gredins-là! + +Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience, une très vilaine histoire +que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que +cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui, +parfois, me torture horriblement. + +A l'âge de vingt-cinq ans, j'avais entrepris avec un de mes amis, +aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied. + +Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les +Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez; +de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des +Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait +en _of_; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon +camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait +simplement de deux bottes de paille. + +Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et +nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir. + +Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il +fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous pûmes +atteindre Pont-Labbé. + +Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha et le médecin, +qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en +déterminer la nature. + +Connaissez-vous Pont-Labbé?--Non.--Eh bien, c'est la ville la plus +bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz +au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des moeurs, des +légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays +n'a presque pas changé. Je dis: _encore aujourd'hui_, car j'y retourne à +présent tous les ans, hélas! + +Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste, +triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que les +caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les rues étroites +aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, la gilet +brodé et les quatre vestes superposées: la première, grande comme la +main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s'arrêtant juste +au-dessus du fond de culotte. + +Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un +gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas +deviner leur gorge puissante et martyrisée; et elles sont coiffées d'une +étrange façon: sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent +le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête, +puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet, +tissu souvent d'or ou d'argent. + +La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout +bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la +pupille; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en +riant, semblaient faites pour broyer du granit. + +Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme +la plupart de ses compatriotes. + +Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se +déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos +complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la +petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane. + +Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions +pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point. + +Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je +croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la +sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement, +sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie +qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût +revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me +regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un +scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et +peut-être par son père ensuite. + +J'avais fait cela en riant; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir de +la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte +corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés, +tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh! elle +se débattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une +cloison, une chaise; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles +plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé quelqu'un; +puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi l'attaquant, elle +résistant. + +Épuisée enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le +pavé. + +Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit. + +Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point +l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions +reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à +minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me +retirer. + +Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au +jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin +toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme peut +nous donner quand elle ne sait pas notre langue. + +Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente +quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à +distraire ainsi les voyageurs. + +Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé. + +Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en +Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour bien me pénétrer +des paysages. + +Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs +grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville; et l'auberge +était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne. +En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans, +fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap, +casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles. + +Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et, +comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans +doute me fit dire: «Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison? +J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je +vous parle de loin.» + +Il répondit: «C'étaient mes parents, monsieur». + +Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment +j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa +pas achever. + +«--Oh! je me rappelle parfaitement. J'avais alors quinze ou seize ans. +Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai +fait la mienne, sur la rue.» + +C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me +revint. Je demandai: «--Vous rappelez-vous une gentille petite servante +qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me trompe, +de jolis yeux bleus et des dents fraîches?» + +Il reprit: «--Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps +après.» + +Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boîteux remuait +du fumier, il ajouta: «--Voilà son fils.» + +Je me mis à rire. «--Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère. +Il tient du père sans doute.» + +L'aubergiste reprit: «--Ça se peut bien; mais on n'a jamais su à qui +c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait +de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était +enceinte. Personne ne voulait le croire.» + +J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles +qui nous touchent le coeur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je +regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau +pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort +douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement +sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils lui tombaient +comme des cordes sur les joues. + +L'aubergiste ajouta: «--Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par +charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on +l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas +de père, pas de mère, pas d'argent! Mes parents ont eu pitié de +l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez.» + +Je ne dis rien. + +Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai à +cet affreux valet d'écurie en me répétant: «--Si c'était mon fils, +pourtant? Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet +être?»--C'était possible, enfin! + +Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de +sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes. + +Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non +plus, il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant +absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se +tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes +noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire +ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux. + +Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du misérable. +Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon +passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à +Lorient le 15 août. L'acte portait la mention: «Père inconnu». La mère +s'était appelée Jeanne Kerradec. + +Alors mon coeur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus +parler tant je me sentais suffoqué; et je regardais cette brute dont les +grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des +bêtes; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la +tête, cherchait à s'en aller. + +Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant +douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir? Rien ne pouvait me fixer. +Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou +mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des +suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible +incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était +mon fils. + +Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans +parvenir à dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions +insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait +«papa»; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, +j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il +parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collègues de +l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père; et l'un d'eux +s'écriait: «C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble.» Et +en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me +réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de +revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits +communs. + +Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je lui +donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire +d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon oeil, +il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui +voulait dire «merci», sans doute. + +La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille. +Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions, +d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre +être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire +quelque chose pour lui. + +Mais l'homme répliqua: «Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien, +vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie, +et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche +avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille +culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours.» + +Je n'insistai pas, me réservant d'aviser. + +Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la +maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte, +s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses. + +On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de vie le +rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait. +L'aubergiste ajouta: «Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.» Cet +homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes +jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination à +ce métal que le cabaret. + +Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je +semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute, +mon fils! mon fils! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de +moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans +le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une +ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière +hideuse de l'homme. + +Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je +partis, le coeur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque argent +pour adoucir l'existence de son valet. + +Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible +incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible +me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de +voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me +ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et +chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux. + +J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot, sans ressource. + +J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement +ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait +fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie. + +J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en +offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a répondu +fort sagement: «Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira +qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu'il a du +temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du +bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais +choisissez-en un qui réponde à votre peine.» + +Que dire à cela? + +Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce +crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me +perdre. Il me crierait «papa» comme dans mon rêve. + +Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve +d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme +d'autres, aurait été pareil aux autres. + +Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable +que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi, +qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce +aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille choses, par son +sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes de maladies, aux +mêmes ferments de passions. + +Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa +vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenêtre, là-bas, je le +regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en +me répétant: «C'est mon fils.» + +Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même +jamais touché sa main sordide. + +L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura: +«Oui, vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants +qui n'ont pas de père.» + + * * * * * + +Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses +grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui +la respirèrent à longs traits. + +Et le sénateur ajouta: «C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et +même de faire des enfants comme ça.» + + + + +CORRESPONDANCE + +Mme DE X... A Mme DE Z... + + +_Étretat, vendredi._ + +Ma chère tante, + +Je viens vers vous tout doucement. Je serai aux Fresnes le 2 septembre, +veille de l'ouverture de la chasse que je tiens à ne pas manquer, pour +taquiner ces messieurs. Vous êtes trop bonne, ma tante, et vous leur +permettez ce jour-là, quand vous êtes seule avec eux, de dîner sans +habit et sans s'être rasés en rentrant, sous prétexte de fatigue. + +Aussi sont-ils enchantés quand je ne suis pas là. Mais j'y serai, et je +passerai la revue, comme un général, à l'heure du dîner; et si j'en +trouve un seul un peu négligé, rien qu'un peu, je l'enverrai à la +cuisine, avec les bonnes. + +Les hommes d'aujourd'hui ont si peu d'égards et de savoir-vivre qu'il +faut se montrer toujours sévère. C'est vraiment le règne de la +goujaterie. Quand ils se querellent entre eux, ils se provoquent avec +des injures de portefaix, et, devant nous, ils se tiennent beaucoup +moins bien que nos domestiques. C'est aux bains de mer qu'il faut voir +cela. Ils s'y trouvent en bataillons serrés et on peut les juger en +masse. Oh! les êtres grossiers qu'ils sont! + +Figurez-vous qu'en chemin de fer, un d'eux, un monsieur qui semblait +bien, au premier abord, grâce à son tailleur, a retiré délicatement ses +bottes pour les remplacer par des savates. Un autre, un vieux qui doit +être un riche parvenu (ce sont les plus mal élevés), assis en face de +moi, a posé délicatement ses deux pieds sur la banquette, à mon côté. +C'est admis. + +Dans les villes d'eaux, c'est un déchaînement de grossièreté. Je dois +ajouter une chose: ma révolte tient peut-être à ce que je ne suis point +habituée à fréquenter communément les gens qu'on coudoie ici, car leur +genre me choquerait moins si je l'observais plus souvent. + +Dans le bureau de l'hôtel, je fus presque renversée par un jeune homme +qui prenait sa clef par-dessus ma tête. Un autre me heurta si fort, sans +dire «pardon», ni se découvrir, en sortant d'un bal au Casino, que j'en +eus mal dans la poitrine. Voilà comme ils sont tous. Regardons-les +aborder les femmes sur la terrasse, c'est à peine s'ils saluent, ils +portent simplement la main à leur couvre-chef. Du reste, comme ils sont +tous chauves, cela vaut mieux. + +Mais il est une chose qui m'exaspère et me choque par-dessus tout, c'est +la liberté qu'ils prennent de parler en public, sans aucune espèce de +précaution, des aventures les plus révoltantes. Quand deux hommes sont +ensemble, ils se racontent, avec les mots les plus crus et les +réflexions les plus abominables, des histoires vraiment horribles, sans +s'inquiéter le moins du monde si quelque oreille de femme est à portée +de leur voix. Hier, sur la plage, je fus contrainte de changer de place +pour ne pas être plus longtemps la confidente involontaire d'une +anecdote graveleuse, dite en termes si violents que je me sentais +humiliée autant qu'indignée d'avoir pu entendre cela. Le plus +élémentaire savoir-vivre ne devrait-il pas leur apprendre à parler bas +de ces choses de notre voisinage? + +Étretat est, en outre, le pays des cancans et, partant, la patrie des +commères. De cinq à sept heures on les voit errer en quête de médisances +qu'elles transportent de groupe en groupe. Comme vous me le disiez, ma +chère tante, le _potin_ est un signe de race des petites gens et des +petits esprits. Il est aussi la consolation des femmes qui ne sont plus +aimées ni courtisées. Il me suffit de regarder celles qu'on désigne +comme les plus cancanières pour être persuadée que vous ne vous trompez +pas. + +L'autre jour j'assistai à une soirée musicale au Casino, donnée par une +remarquable artiste, Mme Masson, qui chante vraiment à ravir. J'eus +l'occasion d'applaudir encore l'admirable Coquelin, ainsi que deux +charmants pensionnaires du Vaudeville, M... et Meillet. Je pus, en cette +circonstance, voir tous les baigneurs réunis cette année sur cette +plage. Il n'en est pas beaucoup de marque. + +Le lendemain, j'allai déjeuner à Yport. J'aperçus un homme barbu qui +sortait d'une grande maison en forme de citadelle. C'était le peintre +Jean-Paul Laurens. Il ne lui suffit pas, paraît-il d'emmurer ses +personnages, il tient à s'emmurer lui-même. + +Puis je me trouvai assise sur le galet à côté d'un homme encore jeune, +d'aspect doux et fin, d'allure calme, qui lisait des vers. Mais il les +lisait avec une telle attention, une telle passion, dirai-je, qu'il ne +leva pas une seule fois les yeux sur moi. Je fus un peu choquée; et je +demandai au maître baigneur, sans paraître y prendre garde, le nom de ce +monsieur. En moi je riais un peu de ce liseur de rimes; il me semblait +attardé, pour un homme. C'est là, pensai-je, un naïf. Eh bien, ma tante, +à présent, je raffole de mon inconnu. Figure-toi qu'il s'appelle Sully +Prudhomme. Je retournai m'asseoir auprès de lui pour le considérer tout +à mon aise. Sa figure a surtout un grand caractère de tranquillité et de +finesse. Quelqu'un étant venu le trouver, j'entendis sa voix qui est +douce, presque timide. Celui-là, certes, ne doit pas crier de +grossièretés en public, ni heurter des femmes sans s'excuser. Il doit +être un délicat, mais un délicat presque maladif, un vibrant. Je +tâcherai, cet hiver, qu'il me soit présenté. + +Je ne sais plus rien, ma chère tante, et je vous quitte en hâte, l'heure +de la poste me pressant. Je baise vos mains et vos joues. + +Votre nièce dévouée, + +BERTHE DE X... + +_P.-S._--Je dois cependant ajouter, pour la justification de la +politesse française, que nos compatriotes sont en voyage des modèles de +savoir-vivre en comparaison des abominables Anglais qui semblent avoir +été élevés par des valets d'écurie, tant ils prennent soin de ne se +gêner en rien et de toujours gêner leurs voisins. + + * * * * * + +MADAME DE Z... A MADAME DE X... + +_Les Fresnes, samedi._ + +Ma chère petite, tu me dis beaucoup de choses pleines de raison, ce qui +n'empêche que tu as tort. Je fus, comme toi, très indignée autrefois de +l'impolitesse des hommes que j'estimais me manquer sans cesse; mais en +vieillissant et en songeant à tout, et en observant sans y mêler du +mien, je me suis aperçue de ceci: que si les hommes ne sont pas toujours +polis, les femmes, par contre, sont toujours d'une inqualifiable +grossièreté. + +Nous nous croyons tout permis, ma chérie, et estimons en même temps que +tout nous est dû, et nous commettons à coeur joie des actes dépourvus de +ce savoir-vivre élémentaire dont tu parles avec passion. + +Je trouve maintenant, au contraire, que les hommes ont pour nous +beaucoup d'égards, relativement à nos allures envers eux. Du reste, +mignonne, les hommes doivent être, et sont, ce que nous les faisons. +Dans une société où les femmes seraient toutes de vraies grandes dames, +tous les hommes deviendraient des gentilshommes. + +Voyons, observe et réfléchis. + +Vois deux femmes qui se rencontrent dans la rue; quelle attitude! quels +regards de dénigrement, quels mépris dans le coup d'oeil! Quel coup de +tête de haut en bas pour toiser et condamner! Et si le trottoir est +étroit, crois-tu que l'une cédera le pas, demandera pardon? Jamais! +Quand deux hommes se heurtent en une ruelle insuffisante, tous deux +saluent et s'effacent en même temps; tandis que, nous autres, nous nous +précipitons ventre à ventre, nez à nez, en nous dévisageant avec +insolence. + +Vois deux femmes se connaissant qui se rencontrent dans un escalier +devant la porte d'une amie que l'une vient de voir et que l'autre va +visiter. Elles se mettent à causer en obstruant toute la largeur du +passage. Si quelqu'un monte derrière elles, homme ou femme, crois-tu +qu'elles se dérangeront d'un demi-pied? Jamais! jamais! + +J'attendis, l'hiver dernier, vingt-deux minutes, montre en main, à la +porte d'un salon. Et derrière moi deux messieurs attendaient aussi sans +paraître prêts à devenir enragés, comme moi. C'est qu'ils étaient +habitués depuis longtemps à nos inconscientes insolences. + +L'autre jour, avant de quitter Paris, j'allai dîner, avec ton mari +justement, dans un restaurant des Champs-Élysées pour prendre le frais. +Toutes les tables étaient occupées. Le garçon nous pria d'attendre. + +J'aperçus alors une vieille dame de noble tournure qui venait de payer +sa carte et qui semblait prête à partir. Elle me vit, me toisa et ne +bougea point. Pendant plus d'un quart d'heure elle resta là, immobile, +mettant ses gants, parcourant du regard toutes les tables, considérant +avec quiétude ceux qui attendaient comme moi. Or, deux jeunes gens qui +achevaient leur repas m'ayant vue à leur tour, appelèrent en hâte le +garçon pour régler leur note et m'offrirent leur place tout de suite, +s'obstinant même à attendre debout leur monnaie. Et songe, ma belle, que +je ne suis plus jolie, comme toi, mais vieille et blanche. + +C'est à nous, vois-tu, qu'il faudrait enseigner la politesse; et la +besogne serait si rude qu'Hercule n'y suffirait pas. + +Tu me parles d'Étretat et des gens qui _potinent_ sur cette gentille +plage. C'est un pays fini, perdu pour moi, mais dans lequel je me suis +autrefois bien amusée. + +Nous étions là quelques-uns seulement, des gens du monde, du vrai monde, +et des artistes, fraternisant. On ne cancanait pas, alors. + +Or, comme nous n'avions point l'insipide Casino où l'on pose, où l'on +chuchote, où l'on danse bêtement, où l'on s'ennuie à profusion, nous +cherchions de quelle manière passer gaiement nos soirées. Or, devine ce +qu'imagina l'un de nos maris? Ce fut d'aller danser, chaque nuit, dans +l'une des fermes des environs. + +On partait en bande avec un orgue de Barbarie dont jouait d'ordinaire le +peintre Le Poittevin, coiffé d'un bonnet de coton. Deux hommes portaient +des lanternes. Nous suivions en procession, riant et bavardant comme des +folles. + +On réveillait le fermier, les servantes, les valets. On se faisait même +faire de la soupe à l'oignon, (horreur!) et l'on dansait sous les +pommiers, au son de la boîte à musique. Les coqs réveillés chantaient +dans la profondeur des bâtiments; les chevaux s'agitaient dans la +litière des écuries. Le vent frais de la campagne nous caressait les +joues, plein d'odeurs d'herbes et de moissons coupées. + +Que c'est loin! que c'est loin! voilà trente ans de cela! + +Je ne veux pas, ma chérie, que tu viennes pour l'ouverture de la chasse. +Pourquoi gâter la joie de nos amis, en leur imposant des toilettes +mondaines en ce jour de plaisir campagnard et violent? C'est ainsi qu'on +gâte les hommes, petite. + +Je t'embrasse. + +Ta vieille tante, + +GENEVIÈVE DE Z... + + + + +LUI? + + +_A Pierre Decourcelle._ + +Mon cher ami, tu n'y comprends rien? et je le conçois. Tu me crois +devenu fou? Je le suis peut-être un peu, mais non pas pour les raisons +que tu supposes. + +Oui. Je me marie. Voilà. + +Et pourtant mes idées et mes convictions n'ont pas changé. Je considère +l'accouplement légal comme une bêtise. Je suis certain que huit maris +sur dix sont cocus. Et ils ne méritent pas moins pour avoir eu +l'imbécillité d'enchaîner leur vie, de renoncer à l'amour libre, la +seule chose gaie et bonne au monde, de couper l'aile à la fantaisie qui +nous pousse sans cesse à toutes les femmes, etc., etc. Plus que jamais +je me sens incapable d'aimer une femme parce que j'aimerai toujours trop +toutes les autres. Je voudrais avoir mille bras, mille lèvres et +mille... tempéraments pour pouvoir étreindre en même temps une armée de +ces êtres charmants et sans importance. + +Et cependant je me marie. + +J'ajoute que je ne connais guère ma femme de demain. Je l'ai vue +seulement quatre ou cinq fois. Je sais qu'elle ne me déplaît point; cela +me suffit pour ce que j'en veux faire. Elle est petite, blonde et +grasse. Après-demain, je désirerai ardemment une femme grande, brune et +mince. + +Elle n'est pas riche. Elle appartient à une famille moyenne. C'est une +jeune fille comme on en trouve à la grosse, bonnes à marier, sans +qualités et sans défauts apparents, dans la bourgeoisie ordinaire. On +dit d'elle: «Mlle Lajolle est bien gentille.» On dira demain: «Elle +est fort gentille, Mme Raymon». Elle appartient enfin à la légion des +jeunes filles honnêtes «dont on est heureux de faire sa femme» jusqu'au +jour où on découvre qu'on préfère justement toutes les autres femmes à +celle qu'on a choisie. + +Alors pourquoi me marier, diras-tu? + +J'ose à peine t'avouer l'étrange et invraisemblable raison qui me +pousse à cet acte insensé. + +Je me marie pour n'être pas seul! + +Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tu as pitié +de moi, et tu me mépriseras, tant mon état d'esprit est misérable. + +Je ne veux plus être seul, la nuit. Je veux sentir un être près de moi, +contre moi, un être qui peut parler, dire quelque chose, n'importe quoi. + +Je veux pouvoir briser son sommeil; lui poser une question quelconque +brusquement, une question stupide pour entendre une voix, pour sentir +habitée ma demeure, pour sentir une âme en éveil, un raisonnement en +travail, pour voir, allumant brusquement ma bougie, une figure humaine à +mon côté... parce que... (je n'ose pas avouer cette honte)... parce que +j'ai peur, tout seul. + +Oh! tu ne me comprends pas encore. + +Je n'ai pas peur d'un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans +frissonner. Je n'ai pas peur des morts; je crois à l'anéantissement +définitif de chaque être qui disparaît! + +Alors!... oui. Alors!... Eh bien! j'ai peur de moi! j'ai peur de la +peur; peur des spasmes de mon esprit qui s'affole, peur de cette +horrible sensation de la terreur incompréhensible. + +Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J'ai peur des murs, +des meubles, des objets familiers qui s'animent, pour moi, d'une sorte +de vie animale. J'ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de +ma raison qui m'échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et +invisible angoisse. + +Je sens d'abord une vague inquiétude qui me passe dans l'âme et me fait +courir un frisson sur la peau. Je regarde autour de moi. Rien! Et je +voudrais quelque chose! Quoi? Quelque chose de compréhensible. Puisque +j'ai peur uniquement parce que je ne comprends pas ma peur. + +Je parle! j'ai peur de ma voix. Je marche! j'ai peur de l'inconnu de +derrière la porte, de derrière le rideau, de dans l'armoire, de sous le +lit. Et pourtant je sais qu'il n'y a rien nulle part. + +Je me retourne brusquement parce que j'ai peur de ce qui est derrière +moi, bien qu'il n'y ait rien et que je le sache. + +Je m'agite, je sens mon effarement grandir; et je m'enferme dans ma +chambre; et je m'enfonce dans mon lit, et je me cache sous mes draps; et +blotti, roulé comme une boule, je ferme les yeux désespérément, et je +demeure ainsi pendant un temps infini avec cette pensée que ma bougie +demeure allumée sur ma table de nuit et qu'il faudrait pourtant +l'éteindre. Et je n'ose pas. + +N'est-ce pas affreux d'être ainsi! + +Autrefois je n'éprouvais rien de cela. Je rentrais tranquillement. +J'allais et je venais en mon logis sans que rien troublât la sérénité de +mon âme. Si l'on m'avait dit quelle maladie de peur invraisemblable, +stupide et terrible, devait me saisir un jour, j'aurais bien ri; +j'ouvrais les portes dans l'ombre avec assurance; je me couchais +lentement, sans pousser les verrous, et je ne me relevais jamais au +milieu des nuits pour m'assurer que toutes les issues de ma chambre +étaient fortement closes. + +Cela a commencé l'an dernier d'une singulière façon. + +C'était en automne, par un soir humide. Quand ma bonne fut partie, après +mon dîner, je me demandai ce que j'allais faire. Je marchai quelque +temps à travers ma chambre. Je me sentais las, accablé sans raison, +incapable de travailler, sans force même pour lire. Une pluie fine +mouillait les vitres; j'étais triste, tout pénétré par une de ces +tristesses sans causes qui vous donnent envie de pleurer, qui vous font +désirer de parler à n'importe qui pour secouer la lourdeur de notre +pensée. + +Je me sentais seul. Mon logis me paraissait vide comme il n'avait jamais +été. Une solitude infinie et navrante m'entourait. Que faire? Je +m'assis. Alors une impatience nerveuse me courut dans les jambes. Je me +relevai, et je me remis à marcher. J'avais peut-être aussi un peu de +fièvre, car mes mains, que je tenais rejointes derrière mon dos, comme +on fait souvent quand on se promène avec lenteur, se brûlaient l'une à +l'autre, et je le remarquai. Puis soudain un frisson de froid me courut +dans le dos. Je pensai que l'humidité du dehors entrait chez moi, et +l'idée de faire du feu me vint. J'en allumai; c'était la première fois +de l'année. Et je m'assis de nouveau en regardant la flamme. Mais +bientôt l'impossibilité de rester en place me fit encore me relever, et +je sentis qu'il fallait m'en aller, me secouer, trouver un ami. + +Je sortis. J'allai chez trois camarades que je ne rencontrai pas; puis, +je gagnai le boulevard, décidé à découvrir une personne de connaissance. + +Il faisait triste partout. Les trottoirs trempés luisaient. Une tiédeur +d'eau, une de ces tiédeurs qui vous glacent par frissons brusques, une +tiédeur pesante de pluie impalpable accablait la rue, semblait lasser et +obscurcir la flamme du gaz. + +J'allais d'un pas mou, me répétant: «Je ne trouverai personne avec qui +causer.» + +J'inspectai plusieurs fois les cafés, depuis la Madeleine jusqu'au +faubourg Poissonnière. Des gens tristes, assis devant des tables, +semblaient n'avoir pas même la force de finir leurs consommations. + +J'errai longtemps ainsi, et vers minuit, je me mis en route pour rentrer +chez moi. J'étais fort calme, mais fort las. Mon concierge, qui se +couche avant onze heures, m'ouvrit tout de suite, contrairement à son +habitude; et je pensai: «Tiens, un autre locataire vient sans doute de +remonter.» + +Quand je sors de chez moi, je donne toujours à ma porte deux tours de +clef. Je la trouvai simplement tirée, et cela me frappa. Je supposai +qu'on m'avait monté des lettres dans la soirée. + +J'entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peu l'appartement. +Je pris une bougie pour aller l'allumer au foyer, lorsqu'en jetant les +yeux devant moi, j'aperçus quelqu'un assis dans mon fauteuil, et qui se +chauffait les pieds en me tournant le dos. + +Je n'eus pas peur, oh! non, pas le moins du monde. Une supposition très +vraisemblable me traversa l'esprit; celle qu'un de mes amis était venu +pour me voir. La concierge, prévenue par moi à ma sortie, avait dit que +j'allais rentrer, avait prêté sa clef. Et toutes les circonstances de +mon retour, en une seconde, me revinrent à la pensée: le cordon tiré +tout de suite, ma porte seulement poussée. + +Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s'était endormi devant mon +feu en m'attendant, et je m'avançai pour le réveiller. Je le voyais +parfaitement, un de ses bras pendant à droite; ses pieds étaient croisés +l'un sur l'autre; sa tête, penchée un peu sur le côté gauche du +fauteuil, indiquait bien le sommeil. Je me demandais: Qui est-ce? On y +voyait peu d'ailleurs dans la pièce. J'avançai la main pour lui toucher +l'épaule!... + +Je rencontrai le bois du siège! Il n'y avait plus personne. Le fauteuil +était vide! + +Quel sursaut, miséricorde! + +Je reculai d'abord comme si un danger terrible eût apparu devant moi. + +Puis je me retournai, sentant quelqu'un derrière mon dos; puis, +aussitôt, un impérieux besoin de revoir le fauteuil me fit pivoter +encore une fois. Et je demeurai debout, haletant d'épouvante, tellement +éperdu que je n'avais plus une pensée, prêt à tomber. + +Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raison me +revint. Je songeai: «Je viens d'avoir une hallucination, voilà tout.» Et +je réfléchis immédiatement sur ce phénomène. La pensée va vite dans ces +moments-là. + +J'avais eu une hallucination--c'était là un fait incontestable. Or, mon +esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnant régulièrement et +logiquement. Il n'y avait donc aucun trouble du côté du cerveau. Les +yeux seuls s'étaient trompés, avaient trompé ma pensée. Les yeux +avaient eu une vision, une de ces visions qui font croire aux miracles +les gens naïfs. C'était là un accident nerveux de l'appareil optique, +rien de plus, un peu de congestion peut-être. + +Et j'allumai ma bougie. Je m'aperçus, en me baissant vers le feu, que je +tremblais, et je me relevai d'une secousse, comme si on m'eût touché par +derrière. + +Je n'étais point tranquille assurément. + +Je fis quelques pas; je parlai haut. Je chantai à mi-voix quelques +refrains. + +Puis je fermai la porte de ma chambre à double tour, et je me sentis un +peu rassuré. Personne ne pouvait entrer, au moins. + +Je m'assis encore et je réfléchis longtemps à mon aventure; puis je me +couchai, et je soufflai ma lumière. + +Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos, assez +paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans ma chambre; et je +me mis sur le côté. + +Mon feu n'avait plus que deux ou trois tisons rouges qui éclairaient +juste les pieds du fauteuil; et je crus revoir l'homme assis dessus. + +J'enflammai une allumette d'un mouvement rapide. Je m'étais trompé, je +ne voyais plus rien. + +Je me levai, cependant, et j'allai cacher le fauteuil derrière mon lit. + +Puis je refis l'obscurité et tâchai de m'endormir. Je n'avais pas perdu +connaissance depuis plus de cinq minutes, quand j'aperçus en songe, et +nettement comme dans la réalité, toute la scène de la soirée. Je me +réveillai éperdûment, et, ayant éclairé mon logis, je demeurai assis +dans mon lit, sans oser même essayer de redormir. + +Deux fois cependant le sommeil m'envahit, malgré moi, pendant quelques +secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyais devenu fou. + +Quand le jour parut, je me sentis guéri et je sommeillai paisiblement +jusqu'à midi. + +C'était fini, bien fini. J'avais eu la fièvre, le cauchemar, que +sais-je? J'avais été malade, enfin. Je me trouvai néanmoins fort bête. + +Je fus très gai ce jour-là. Je dînai au cabaret; j'allai voir le +spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Mais voilà qu'en +approchant de ma maison une inquiétude étrange me saisit. J'avais peur +de le revoir, lui. Non pas peur de lui, non pas peur de sa présence, à +laquelle je ne croyais point, mais j'avais peur d'un trouble nouveau de +mes yeux, peur de l'hallucination, peur de l'épouvante qui me saisirait. + +Pendant plus d'une heure, j'errai de long en large sur le trottoir; +puis je me trouvai trop imbécile à la fin et j'entrai. Je haletais +tellement que je ne pouvais plus monter mon escalier. Je resta encore +plus de dix minutes devant mon logement sur le palier, puis, +brusquement, j'eus un élan de courage, un roidissement de volonté. +J'enfonçai ma clef; je me précipitai en avant une bougie à la main, je +poussai d'un coup de pied la porte entrebâillée de ma chambre et je +jetai un regard effaré vers la cheminée. Je ne vis rien.--Ah!... + +Quel soulagement! Quelle joie! Quelle délivrance! J'allais et je venais +d'un air gaillard. Mais je ne me sentais pas rassuré; je me retournais +par sursauts; l'ombre des coins m'inquiétait. + +Je dormis mal, réveillé sans cesse par des bruits imaginaires. Mais je +ne le vis pas. Non. C'était fini! + + * * * * * + +Depuis ce jour-là j'ai peur tout seul, la nuit. Je la sens là, près de +moi, autour de moi, la vision. Elle ne m'est point apparue de nouveau. +Oh non! Et qu'importe, d'ailleurs, puisque je n'y crois pas, puisque je +sais que ce n'est rien! + +Elle me gêne cependant parce que j'y pense sans cesse.--Une main pendait +du côté droit, sa tête était penchée du côté gauche comme celle d'un +homme qui dort... Allons, assez, nom de Dieu! je n'y veux plus songer! + +Qu'est-ce que cette obsession, pourtant? Pourquoi cette persistance? Ses +pieds étaient tout près du feu! + +Il me hante, c'est fou, mais c'est ainsi. Qui, Il? Je sais bien qu'il +n'existe pas, que ce n'est rien! Il n'existe que dans mon appréhension, +que dans ma crainte, que dans mon angoisse! Allons, assez!... + +Oui, mais j'ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plus rester seul +chez moi, parce qu'il y est. Je ne le verrai plus, je le sais, il ne se +montrera plus, c'est fini cela. Mais il y est tout de même, dans ma +pensée. Il demeure invisible, cela n'empêche qu'il y soit. Il est +derrière les portes, dans l'armoire fermée, sous le lit, dans tous les +coins obscurs, dans toutes les ombres. Si je tourne la porte, si j'ouvre +l'armoire, si je baisse ma lumière sous le lit, si j'éclaire les coins, +les ombres, il n'y est plus; mais alors je le sens derrière moi. Je me +retourne, certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verrai +plus. Il n'en est pas moins derrière moi, encore. + +C'est stupide, mais c'est atroce. Que veux-tu? Je n'y peux rien. + +Mais si nous étions deux chez moi, je sens, oui, je sens assurément +qu'il n'y serait plus! Car il est là parce que je suis seul, uniquement +parce que je suis seul! + + + + +TOMBOUCTOU + + +Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre d'or du soleil +couchant. Tout le ciel était rouge, aveuglant; et, derrière la +Madeleine, une immense nuée flamboyante jetait dans toute la longue +avenue une oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de brasier. + +La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflammée et semblait +dans une apothéose. Les visages étaient dorés; les chapeaux noirs et les +habits avaient des reflets de pourpre; le vernis des chaussures jetait +des flammes sur l'asphalte des trottoirs. + +Devant les cafés, un peuple d'hommes buvait des boissons brillantes et +colorées qu'on aurait prises pour des pierres précieuses fondues dans le +cristal. + +Au milieu des consommateurs aux légers vêtements plus foncés, deux +officiers en grande tenue faisaient baisser tous les yeux par +l'éblouissement de leurs dorures. Ils causaient, joyeux sans motif, dans +cette gloire de vie, dans ce rayonnement radieux du soir; et ils +regardaient la foule, les hommes lents et les femmes pressées qui +laissaient derrière elles une odeur savoureuse et troublante. + +Tout à coup un nègre énorme, vêtu de noir, ventru, chamarré de breloques +sur un gilet de coutil, la face luisante comme si elle eût été cirée, +passa devant eux, avec un air de triomphe. Il riait aux vendeurs de +journaux, il riait au ciel éclatant, il riait à Paris entier. Il était +si grand qu'il dépassait toutes les têtes; et, derrière lui, tous les +badauds se retournaient pour le contempler de dos. + +Mais soudain il aperçut les officiers, et, culbutant les buveurs, il +s'élança. Dès qu'il fut devant leur table, il planta sur eux ses yeux +luisants et ravis, et les coins de sa bouche lui montèrent jusqu'aux +oreilles, découvrant ses dents blanches, claires comme un croissant de +lune dans un ciel noir. Les deux hommes, stupéfaits, contemplaient ce +géant d'ébène, sans rien comprendre à sa gaieté. + +Et il s'écria, d'une voix qui fit rire toutes les tables: + +--Bonjou, mon lieutenant. + +Un des officiers était chef de bataillon, l'autre colonel. Le premier +dit: + +--Je ne vous connais pas, monsieur; j'ignore ce que vous me voulez. + +Le nègre reprit: + +--Moi aimé beaucoup toi, lieutenant Védié, siège Bézi, beaucoup raisin, +cherché moi. + +L'officier, tout à fait éperdu, regardait fixement l'homme, cherchant au +fond de ses souvenirs; mais brusquement il s'écria: + +--Tombouctou? + +Le nègre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un rire d'une +invraisemblable violence et beuglant: + +--Si, si, ya, mon lieutenant, reconné Tombouctou, ya, bonjou. + +Le commandant lui tendit la main en riant lui-même de tout son coeur. +Alors Tombouctou redevint grave. Il saisit la main de l'officier, et, si +vite que l'autre ne put l'empêcher, il la baisa, selon la coutume nègre +et arabe. Confus, le militaire lui dit d'une voix sévère: + +--Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique. Assieds-toi là et +dis-moi comment je te trouve ici. + +Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant il parlait vite: + +--Gagné beaucoup d'agent, beaucoup, grand'estaurant, bon mangé, +Prussiens, moi, beaucoup volé, beaucoup, cuisine française, Tombouctou, +cuisinié de l'Empéeu, deux cent mille francs à moi. Ah! ah! ah! ah! + +Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le regard. + +Quand l'officier, qui comprenait son étrange langage, l'eut interrogé +quelque temps, il lui dit: + +--Eh bien, au revoir, Tombouctou; à bientôt. + +Le nègre aussitôt se leva, serra, cette fois, la main qu'on lui tendait, +et, riant toujours, cria: + +--Bonjou, bonjou, mon lieutenant! + +Il s'en alla, si content, qu'il gesticulait en marchant, et qu'on le +prenait pour un fou. + +Le colonel demanda: + +--Qu'est-ce que cette brute? + +--Un brave garçon et un brave soldat: Je vais vous dire ce que je sais +de lui; c'est assez drôle. + + * * * * * + +Vous savez qu'au commencement de la guerre de 1870 je fus enfermé dans +Bézières, que ce nègre appelle Bézi. Nous n'étions point assiégés, mais +bloqués. Les lignes prussiennes nous entouraient de partout, hors de +portée des canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant +peu à peu. + +J'étais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait composée de troupes +de toute nature, débris de régiments écharpés, fuyards, maraudeurs +séparés des corps d'armée. Nous avions de tout enfin, même onze turcos +arrivés un soir on ne sait comment, on ne sait par où. Ils s'étaient +présentés aux portes de la ville, harassés, déguenillés, affamés et +saouls. On me les donna. + +Je reconnus bientôt qu'ils étaient rebelles à toute discipline, toujours +dehors et toujours gris. J'essayai de la salle de police, même de la +prison, rien n'y fit. Mes hommes disparaissaient des jours entiers, +comme s'ils se fussent enfoncés sous terre, puis reparaissaient ivres à +tomber. Ils n'avaient pas d'argent. Où buvaient-ils? Et comment, et avec +quoi? + +Cela commençait à m'intriguer vivement, d'autant plus que ces sauvages +m'intéressaient avec leur rire éternel et leur caractère de grands +enfants espiègles. + +Je m'aperçus alors qu'ils obéissaient aveuglément au plus grand d'eux +tous, celui que vous venez de voir. Il les gouvernait à son gré, +préparait leurs mystérieuses entreprises en chef tout-puissant et +incontesté. Je le fis venir chez moi et je l'interrogeai. Notre +conversation dura bien trois heures, tant j'avais de peine à pénétrer +son surprenant charabia. Quant à lui, le pauvre diable, il faisait des +efforts inouïs pour être compris, inventait des mots, gesticulait, suait +de peine, s'essuyait le front, soufflait, s'arrêtait et repartait +brusquement quand il croyait avoir trouvé un nouveau moyen de +s'expliquer. + +Je devinai enfin qu'il était fils d'un grand chef, d'une sorte de roi +nègre des environs de Tombouctou. Je lui demandai son nom. Il répondit +quelque chose comme Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus +simple de lui donner le nom de son pays: «Tombouctou». Et, huit jours +plus tard, toute la garnison ne le nommait plus autrement. + +Mais une envie folle nous tenait de savoir où cet ex-prince africain +trouvait à boire. Je le découvris d'une singulière façon. + +J'étais un matin sur les remparts, étudiant l'horizon, quand j'aperçus +dans une vigne quelque chose qui remuait. On arrivait au temps des +vendanges, les raisins étaient mûrs, mais je ne songeais guère à cela. +Je pensai qu'un espion s'approchait de la ville, et j'organisai une +expédition complète pour saisir le rôdeur. Je pris moi-même le +commandement, après avoir obtenu l'autorisation du général. + +J'avais fait sortir, par trois portes différentes, trois petites troupes +qui devaient se rejoindre auprès de la vigne suspecte et la cerner. Pour +couper la retraite à l'espion, un de ces détachements avait à faire une +marche d'une heure au moins. Un homme resté en observation sur les murs +m'indiqua par signe que l'être aperçu n'avait point quitté le champ. +Nous allions en grand silence, rampant, presque couchés dans les +ornières. Enfin, nous touchons au point désigné; je déploie brusquement +mes soldats, qui s'élancent dans la vigne, et trouvent... Tombouctou +voyageant à quatre pattes au milieu des ceps et mangeant du raisin, ou +plutôt happant du raisin comme un chien qui mange sa soupe, à pleine +bouche, à la plante même, en arrachant la grappe d'un coup de dent. + +Je voulus le faire relever; il n'y fallait pas songer, et je compris +alors pourquoi il se traînait ainsi sur les mains et sur les genoux. Dès +qu'on l'eût planté sur ses jambes, il oscilla quelques secondes, tendit +les bras et s'abattit sur le nez. Il était gris comme je n'ai jamais vu +un homme être gris. + +On le rapporta sur deux échalas. Il ne cessa de rire tout le long de la +route en gesticulant des bras et des jambes. + +C'était là tout le mystère. Mes gaillards buvaient au raisin lui-même. +Puis, lorsqu'ils étaient saouls à ne plus bouger, ils dormaient sur +place. + +Quant à Tombouctou, son amour de la vigne passait toute croyance et +toute mesure. Il vivait là-dedans à la façon des grives, qu'il haïssait +d'ailleurs d'une haine de rival jaloux. Il répétait sans cesse: + +--Les gives mangé tout le raisin, capules! + + * * * * * + +Un soir on vint me chercher. On apercevait par la plaine quelque chose +arrivant vers nous. Je n'avais point pris ma lunette, et je distinguais +fort mal. On eût dit un grand serpent qui se déroulait, un convoi, que +sais-je? + +J'envoyai quelques hommes au-devant de cette étrange caravane qui fit +bientôt son entrée triomphale. Tombouctou et neuf de ses compagnons +portaient sur une sorte d'autel, fait avec des chaises de campagne, huit +têtes coupées, sanglantes et grimaçantes. Le dixième turco traînait un +cheval à la queue duquel un autre était attaché et six autres bêtes +suivaient encore, retenues de la même façon. + +Voici ce que j'appris. Étant partis aux vignes, mes Africains avaient +aperçu tout à coup un détachement prussien s'approchant d'un village. Au +lieu de fuir, ils s'étaient cachés; puis, lorsque les officiers eurent +mis pied à terre devant une auberge pour se rafraîchir, les onze +gaillards s'élancèrent, mirent en fuite les uhlans qui se crurent +attaqués, tuèrent les deux sentinelles, plus le colonel et les cinq +officiers de son escorte. + +Ce jour-là, j'embrassai Tombouctou. Mais je m'aperçus qu'il marchait, +avec peine. Je le crus blessé; il se mit à rire et me dit: + +--Moi, povisions pou pays. + +C'est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour l'honneur, mais +bien pour le gain. Tout ce qu'il trouvait, tout ce qui lui paraissait +avoir une valeur quelconque, tout ce qui brillait surtout, il le +plongeait dans sa poche! Quelle poche! un gouffre qui commençait à la +hanche et finissait aux chevilles. Ayant retenu un terme de troupier, il +l'appelait sa «profonde», et c'était sa profonde, en effet! + +Donc il avait détaché l'or des uniformes-prussiens, le cuivre des +casques, les boutons, etc., et jeté le tout dans sa «profonde» qui +était pleine à déborder. + +Chaque jour, il précipitait là-dedans tout objet luisant qui lui tombait +sous les yeux, morceaux d'étain ou pièces d'argent, ce qui lui donnait +parfois une tournure infiniment drôle. + +Il comptait remporter cela au pays des autruches, dont il semblait bien +frère, ce fils de roi torturé par ce besoin d'engloutir les corps +brillants. S'il n'avait pas eu sa profonde, qu'aurait-il fait? Il les +aurait sans doute avalés. + +Chaque matin sa poche était vide. Il avait donc un magasin général où +s'entassaient ses richesses. Mais où? Je ne l'ai pu découvrir. + +Le général, prévenu du haut fait de Tombouctou, fit bien vite enterrer +les corps demeurés au village voisin, pour qu'on ne découvrît point +qu'ils avaient été décapités. Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le +maire et sept habitants notables furent fusillés sur-le-champ, par +représailles, comme ayant dénoncé la présence des Allemands. + + * * * * * + +L'hiver était venu. Nous étions harassés et désespérés. On se battait +maintenant tous les jours. Les hommes affamés ne marchaient plus. Seuls +les huit turcos (trois avaient été tués) demeuraient gras et luisants, +vigoureux et toujours prêts à se battre. Tombouctou engraissait même. Il +me dit un jour: + +--Toi beaucoup faim, moi bon viande. + +Et il m'apporta en effet un excellent filet. Mais de quoi? Nous n'avions +plus ni boeufs, ni moutons, ni chèvres, ni ânes, ni porcs. Il était +impossible de se procurer du cheval, je réfléchis à tout cela après +avoir dévoré ma viande. Alors une pensée horrible me vint. Ces nègres +étaient nés bien près du pays où l'on mange des hommes! Et chaque jour +tant de soldats tombaient autour de la ville! J'interrogeai Tombouctou. +Il ne voulut pas répondre. Je n'insistai point, mais je refusai +désormais ses présents. + +Il m'adorait. Une nuit, la neige nous surprit aux avant-postes. Nous +étions assis par terre. Je regardais avec pitié les pauvres nègres +grelottant sous cette poussière blanche et glacée. Comme j'avais grand +froid, je me mis à tousser. Je sentis aussitôt quelque chose s'abattre +sur moi, comme une grande et chaude couverture. C'était le manteau de +Tombouctou qu'il me jetait sur les épaules. + +Je me levai et, lui rendant son vêtement: + +--Garde ça, mon garçon; tu en as plus besoin que moi. + +Il répondit: + +--Non, mon lieutenant, pou toi, moi pas besoin, moi chaud, chaud. + +Et il me contemplait avec des yeux suppliants. + +Je repris: + +--Allons, obéis, garde ton manteau, je le veux. + +Le nègre alors se leva, tira son sabre qu'il savait rendre coupant comme +une faulx, et tenant de l'autre main sa large capote que je refusais: + +--Si toi pas gadé manteau moi coupé; pésonne manteau. + +Il l'aurait fait. Je cédai. + + * * * * * + +Huit jours plus tard, nous avions capitulé. Quelques-uns d'entre nous +avaient pu s'enfuir. Les autres allaient sortir de la ville et se rendre +aux vainqueurs. + +Je me dirigeais vers la place d'Armes où nous devions nous réunir, quand +je demeurai stupide d'étonnement devant un nègre géant vêtu de coutil +blanc et coiffé d'un chapeau de paille. C'était Tombouctou. Il semblait +radieux et se promenait, les mains dans ses poches, devant une petite +boutique où l'on voyait en montre deux assiettes et deux verres. + +Je lui dis: + +--Qu'est-ce que tu fais? + +Il répondit: + +--Moi pas pati, moi bon cuisinié, moi fait mangé colonel, Algéie; moi +mangé Pussiens, beaucoup volé, beaucoup. + +Il gelait à dix degrés. Je grelottais devant ce nègre en coutil. Alors +il me prit par le bras et me fit entrer. J'aperçus une enseigne +démesurée qu'il allait pendre devant sa porte sitôt que nous serions +partis, car il avait quelque pudeur. + +Et je lus, tracé par la main de quelque complice, cet appel: + +CUISINE MILITAIRE DE M. TOMBOUCTOU + +ANCIEN CUISINIER DE S. M. L'EMPEREUR + +_Artiste de Paris.--Prix modérés._ + +Malgré le désespoir qui me rongeait le coeur, je ne pus m'empêcher de +rire, et je laissai mon nègre à son nouveau commerce. + +Cela ne valait-il pas mieux que de le faire emmener prisonnier? + +Vous venez de voir qu'il a réussi, le gaillard. + +Bézières, aujourd'hui, appartient à l'Allemagne. Le restaurant +Tombouctou est un commencement de revanche. + + + + +UN DUEL + + +La guerre était finie; les Allemands occupaient la France; le pays +palpitait comme un lutteur vaincu tombé sous le genou du vainqueur. + +De Paris affolé, affamé, désespéré, les premiers trains sortaient, +allant aux frontières nouvelles, traversant avec lenteur les campagnes +et les villages. Les premiers voyageurs regardaient par les portières +les plaines ruinées et les hameaux incendiés. Devant les portes des +maisons restées debout, des soldats prussiens, coiffés du casque noir à +la pointe de cuivre, fumaient leur pipe, à cheval sur des chaises. +D'autres travaillaient ou causaient comme s'ils eussent fait partie des +familles. Quand on passait les villes, on voyait des régiments entiers +manoeuvrant sur les places, et, malgré le bruit des roues, les +commandements rauques arrivaient par instants. + +M. Dubuis, qui avait fait partie de la garde nationale de Paris pendant +toute la durée du siège, allait rejoindre en Suisse sa femme et sa +fille, envoyées par prudence à l'étranger, avant l'invasion. + +La famine et les fatigues n'avaient point diminué son gros ventre de +marchand riche et pacifique. Il avait subi les événements terribles avec +une résignation désolée et des phrases amères sur la sauvagerie des +hommes. Maintenant qu'il gagnait la frontière, la guerre finie, il +voyait pour la première fois des Prussiens, bien qu'il eût fait son +devoir sur les remparts et monté bien des gardes par les nuits froides. + +Il regardait avec une terreur irritée ces hommes armés et barbus +installés comme chez eux sur la terre de France, et il se sentait à +l'âme une sorte de fièvre de patriotisme impuissant, en même temps que +ce grand besoin, que cet instinct nouveau de prudence qui ne nous a plus +quittés. + +Dans son compartiment, deux Anglais, venus pour voir, regardaient de +leurs yeux tranquilles et curieux. Ils étaient gros aussi tous deux et +causaient en leur langue, parcourant parfois leur guide, qu'ils lisaient +à haute voix en cherchant à bien reconnaître les lieux indiqués. + +Tout à coup, le train s'étant arrêté à la gare d'une petite ville, un +officier prussien monta avec son grand bruit de sabre sur le double +marche-pied du wagon. Il était grand, serré dans son uniforme et barbu +jusqu'aux yeux. Son poil roux semblait flamber, et ses longues +moustaches, plus pâles, s'élançaient des deux côtés du visage, qu'elles +coupaient en travers. + +Les Anglais aussitôt se mirent à le contempler avec des sourires de +curiosité satisfaite, tandis que M. Dubuis faisait semblant de lire un +journal. Il se tenait blotti dans son coin, comme un voleur en face d'un +gendarme. + +Le train se remit en marche. Les Anglais continuaient à causer, à +chercher les lieux précis des batailles; et soudain, comme l'un d'eux +tendait le bras vers l'horizon en indiquant un village, l'officier +prussien prononça en français, en étendant ses longues jambes et se +renversant sur le dos: + +--Ché tué touze Français tans ce fillage. Ché bris plus te cent +brisonniers. + +Les Anglais, tout à fait intéressés, demandèrent aussitôt: + +--Aoh! comment s'appelé, cette village? + +Le Prussien répondit: «Pharsbourg.» + +Il reprit: + +--Ché bris ces bolissons de Français par les oreilles. + +Et il regardait M. Dubuis en riant orgueilleusement dans son poil. + +Le train roulait, traversant toujours des hameaux occupés. On voyait les +soldats allemands le long des routes, au bord des champs, debout au coin +des barrières, ou causant devant les cafés. Ils couvraient la terre +comme les sauterelles d'Afrique. + +L'officier tendit la main: + +--Si c'hafrais le gommandement, ch'aurais bris Paris, et brûlé tout, et +tué tout le monde. Blus de France! + +Les Anglais, par politesse, répondirent simplement: + +--Aoh! yes. + +Il continua: + +--Tans vingt ans, toute l'Europe, toute, abartiendra à nous. La Brusse +blus forte que tous. + +Les Anglais, inquiets, ne répondaient plus. Leurs faces, devenues +impassibles, semblaient de cire entre leurs longs favoris. Alors +l'officier prussien se mit à rire. Et, toujours renversé sur le dos, il +blagua. Il blaguait la France écrasée, insultait les ennemis à terre; il +blaguait l'Autriche, vaincue naguère; il blaguait la défense acharnée +et impuissante des départements; il blaguait les mobiles, l'artillerie +inutile. Il annonça que Bismarck allait bâtir une ville de fer avec les +canons capturés. Et soudain il mit ses bottes contre la cuisse de M. +Dubuis qui détournait les yeux, rouge jusqu'aux oreilles. + +Les Anglais semblaient devenus indifférents, tout comme s'ils s'étaient +trouvés brusquement renfermés dans leur île, loin des bruits du monde. + +L'officier tira sa pipe et, regardant fixement le Français: + +--Vous n'auriez bas de tabac? + +M. Dubuis répondit: + +--Non, monsieur! + +L'Allemand reprit: + +--Je fous brie t'aller en acheter gand le gonvoi s'arrêtera. + +Et il se mit à rire de nouveau: + +--Je vous tonnerai un bourboire. + +Le train siffla, ralentissant sa marche. On passait devant les bâtiments +incendiés d'une gare; puis on s'arrêta tout à fait. + +L'Allemand ouvrit la portière et, prenant par le bras M. Dubuis: + +--Allez faire ma gommission, fite, fite! + +Un détachement prussien occupait la station. D'autres soldats +regardaient, debout, le long des grilles de bois. La machine déjà +sifflait pour repartir. Alors, brusquement, M. Dubuis s'élança sur le +quai et, malgré les gestes du chef de gare, il se précipita dans le +compartiment voisin. + +Il était seul! Il ouvrit son gilet, tant son coeur battait, et il +s'essuya le front, haletant. + +Le train s'arrêta de nouveau dans une station. Et tout à coup l'officier +parut à la portière et monta, suivi bientôt des deux Anglais que la +curiosité poussait. L'Allemand s'assit en face du Français et, riant +toujours: + +--Fous n'afez pas foulu faire ma gommission. + +M. Dubuis répondit: + +--Non, monsieur! + +Le train venait de repartir. + +L'officier dit: + +--Che fais gouper fotre moustache pour bourrer ma pipe. + +Et il avança la main vers la figure de son voisin. + +Les Anglais, toujours impassibles, regardaient de leurs yeux fixes. + +Déjà, l'Allemand avait pris une pincée de poils et tirait dessus, quand +M. Dubuis, d'un revers de main, lui releva le bras et, le saisissant au +collet, le rejeta sur la banquette. Puis, fou de colère, les tempes +gonflées, les yeux pleins de sang, l'étranglant toujours d'un main, il +se mit avec l'autre, fermée, à lui taper furieusement des coups de poing +par la figure. Le Prussien se débattait, tâchait de tirer son sabre, +d'étreindre son adversaire couché sur lui. Mais M. Dubuis l'écrasait du +poids énorme de son ventre, et tapait, tapait sans repos, sans prendre +haleine, sans savoir où tombaient ses coups. Le sang coulait; +l'Allemand, étranglé, râlait, crachait ses dents, essayait, mais en +vain, de rejeter ce gros homme exaspéré, qui l'assommait. + +Les Anglais s'étaient levés et rapprochés pour mieux voir. Ils se +tenaient debout, pleins de joie et de curiosité, prêts à parier pour ou +contre chacun des combattants. + +Et soudain M. Dubuis, épuisé par un pareil effort, se releva et se +rassit sans dire un mot. + +Le Prussien ne se jeta pas sur lui, tant il demeurait effaré, stupide +d'étonnement et de douleur. Quand il eut repris haleine, il prononça: + +--Si fous ne foulez pas me rentre raison avec le bistolet, che vous +tuerai! + +M. Dubuis répondit: + +--Quand vous voudrez. Je veux bien. + +L'Allemand reprit: + +--Foici la ville de Strasbourg, che brendrai deux officiers bour +témoins, ché le temps avant que le train rebarte. + +M. Dubuis, qui soufflait autant que la machine, dit aux Anglais: + +--Voulez-vous être mes témoins? + +Tous deux répondirent ensemble: + +--Aoh! yes! + +Et le train s'arrêta. + +En une minute, le Prussien avait trouvé deux camarades qui apportèrent +des pistolets, et on gagna les remparts. + +Les Anglais sans cesse tiraient leur montre, pressant le pas, hâtant les +préparatifs, inquiets de l'heure pour ne point manquer le départ. + +M. Dubuis n'avait jamais tenu un pistolet. On le plaça à vingt pas de +son ennemi. On lui demanda: + +--Êtes-vous prêt? + +En répondant «oui, monsieur!», il s'aperçut qu'un des Anglais avait +ouvert son parapluie pour se garantir du soleil. + +Une voix commanda: + +--Feu! + +M. Dubuis tira, au hasard, sans attendre, et il aperçut avec stupeur le +Prussien, debout en face de lui, qui chancelait, levait les bras et +tombait raide sur le nez. Il l'avait tué. + +Un Anglais cria un «Aoh!» vibrant de joie, de curiosité satisfaite et +d'impatience heureuse. L'autre, qui tenait toujours sa montre à la main, +saisit M. Dubuis par le bras, et l'entraîna, au pas gymnastique, vers la +gare. + +Le premier Anglais marquait le pas, tout en courant, les poings fermés, +les coudes au corps. + +--Une, deux! une, deux! + +Et tous trois de front trottaient, malgré leurs ventres, comme trois +grotesques d'un journal pour rire. + +Le train partait. Ils sautèrent dans leur voiture. Alors, les Anglais, +ôtant leurs toques de voyage, les levèrent en les agitant, puis, trois +fois de suite, ils crièrent. + +--Hip, hip, hip, hurrah! + +Puis ils tendirent gravement, l'un après l'autre, la main droite à M. +Dubuis, et ils retournèrent s'asseoir côte à côte dans leur coin. + + + + +MES 25 JOURS + + +Je venais de prendre possession de ma chambre d'hôtel, case étroite, +entre deux cloisons de papier qui laissent passer tous les bruits des +voisins; et je commençais à ranger dans l'armoire à glace mes vêtements +et mon linge quand j'ouvris le tiroir qui se trouve au milieu de ce +meuble. J'aperçus aussitôt un cahier de papier roulé. L'ayant déplié, je +l'ouvris et je lus ce titre: + +_Mes vingt-cinq jours._ + +C'était le journal d'un baigneur, du dernier occupant de ma cabine, +oublié là à l'heure du départ. + +Ces notes peuvent être de quelque intérêt pour les gens sages et bien +portants qui ne quittent jamais leur demeure. C'est pour eux que je les +transcris ici sans en changer une lettre. + + * * * * * + +_Châtel-Guyon, 15 juillet._ + +Au premier coup d'oeil, il n'est pas gai, ce pays. Donc, je vais y passer +vingt-cinq jours pour soigner mon foie, mon estomac et maigrir un peu. +Les vingt-cinq jours d'un baigneur ressemblent beaucoup aux vingt-huit +jours d'un réserviste; ils ne sont faits que de corvées, de dures +corvées. Aujourd'hui, rien encore, je me suis installé, j'ai fait +connaissance avec les lieux et avec le médecin. Châtel-Guyon se compose +d'un ruisseau où coule de l'eau jaune, entre plusieurs mamelons, où sont +plantés un casino, des maisons et des croix de pierre. + +Au bord du ruisseau, au fond du vallon, on voit un bâtiment carré +entouré d'un petit jardin; c'est l'établissement de bains. Des gens +tristes errent autour de cette bâtisse: les malades. Un grand silence +règne dans les allées ombragées d'arbres, car ce n'est pas ici une +station de plaisir, mais une vraie station de santé; on s'y soigne avec +conviction; et on y guérit, paraît-il. + +Des gens compétents affirment même que les sources minérales y font de +vrais miracles. Cependant aucun _ex-voto_ n'est suspendu autour du +bureau du caissier. + +De temps en temps, un monsieur ou une dame s'approche d'un kiosque, +coiffé d'ardoises, qui abrite une femme de mine souriante et douce, et +une source qui bouillonne dans une vasque de ciment. Pas un mot n'est +échangé entre le malade et la gardienne de l'eau guérisseuse. Celle-ci +tend à l'arrivant un petit verre où tremblotent des bulles d'air dans le +liquide transparent. L'autre boit et s'éloigne d'un pas grave, pour +reprendre sous les arbres sa promenade interrompue. + +Aucun bruit dans ce petit parc, aucun souffle d'air dans les feuilles, +aucune voix ne passe dans ce silence. On devrait écrire à l'entrée du +pays: «Ici on ne rit plus, on se soigne.» + +Les gens qui causent ressemblent à des muets qui ouvriraient la bouche +pour simuler des sons, tant ils ont peur de laisser s'échapper leur +voix. + +Dans l'hôtel, même silence. C'est un grand hôtel où l'on dîne avec +gravité entre gens comme il faut qui n'ont rien à se dire. Leurs +manières révèlent le savoir-vivre, et leurs visages reflètent la +conviction d'une supériorité dont il serait peut-être difficile à +quelques-uns de donner des preuves effectives. + +A deux heures, je fais l'ascension du Casino, petite cabane de bois +perchée sur un monticule où l'on grimpe par des sentiers de chèvre. Mais +la vue, de là-haut, est admirable. Châtel-Guyon se trouve placé dans un +vallon très étroit, juste entre la plaine et la montagne. J'aperçois +donc à gauche les premières grandes vagues des monts auvergnats couverts +de bois, et montrant, par places, de grandes taches grises, leurs durs +ossements de laves, car nous sommes au pied des anciens volcans. A +droite, par l'étroite échancrure du vallon, je découvre une plaine +infinie comme la mer noyée dans une brume bleuâtre qui laisse seulement +deviner les villages, les villes, les champs jaunes de blé mûr et les +carrés verts des prairies ombragés de pommiers. C'est la Limagne immense +et plate, toujours enveloppée dans un léger voile de vapeurs. + + * * * * * + +Le soir est venu. Et maintenant, après avoir dîné solitaire, j'écris ces +lignes auprès de ma fenêtre ouverte. J'entends là-bas, en face, le petit +orchestre du Casino qui joue des airs, comme un oiseau fou qui +chanterait, tout seul, dans le désert. + +Un chien aboie de temps en temps. Ce grand calme fait du bien. Bonsoir. + + * * * * * + +_16 juillet._--Rien. J'ai pris un bain, plus une douche. J'ai bu trois +verres d'eau et j'ai marché dans les allées du parc, un quart d'heure +entre chaque verre, plus une demi-heure après le dernier. J'ai commencé +mes vingt-cinq jours. + +_17 juillet._--Remarqué deux jolies femmes mystérieuses qui prennent +leurs bains et leurs repas après tout le monde. + +_18 juillet._--Rien. + +_19 juillet._--Revu les deux jolies femmes. Elles ont du chic et un +petit air je ne sais quoi qui me plaît beaucoup. + +_20 juillet._--Longue promenade dans un charmant vallon boisé jusqu'à +l'Ermitage de Sans-Souci. Ce pays est délicieux, bien que triste, mais +si calme, si doux, si vert. On rencontre par les chemins de montagne les +voitures étroites chargées de foin que deux vaches traînent d'un pas +lent, ou retiennent dans les descentes, avec un grand effort de leurs +têtes liées ensemble. Un homme coiffé d'un grand chapeau noir les dirige +avec une mince baguette en les touchant au flanc ou sur le front: et +souvent d'un simple geste, d'un geste énergique et grave, il les arrête +brusquement quand la charge trop lourde précipite leur marche dans les +descentes trop dures. + +L'air est bon à boire dans ces vallons. Et s'il fait très chaud, la +poussière porte une légère et vague odeur de vanille et d'étable; car +tant de vaches passent sur ces routes qu'elles y laissent partout un peu +d'elles. Et cette odeur est un parfum, alors qu'elle serait une +puanteur, venue d'autres animaux. + +_21 juillet._--Excursion au vallon d'Enval. C'est une gorge étroite +enfermée en des rochers superbes au pied même de la montagne. Un +ruisseau coule au milieu des rocs amoncelés. + +Comme j'arrivais au fond de ce ravin, j'entendis des voix de femmes, et +j'aperçus bientôt les deux dames mystérieuses de mon hôtel, qui +causaient assises sur une pierre. + +L'occasion me parut bonne et je me présentai sans hésitation. Mes +ouvertures furent reçues sans embarras. Nous avons fait route ensemble +pour revenir. Et nous avons parlé de Paris; elles connaissent, +paraît-il, beaucoup de gens que je connais aussi. Qui est-ce? + +Je les reverrai demain. Rien de plus amusant que ces rencontres-là. + +_22 juillet._--Journée passée presque entière avec les deux inconnues. +Elles sont, ma foi, fort jolies, l'une brune et l'autre blonde. Elles +se disent veuves. Hum?... + +Je leur ai proposé de les conduire à Royat demain, et elles ont accepté. + +Châtel-Guyon est moins triste que je n'avais pensé en arrivant. + +_23 juillet._--Journée passée à Royat. Royat est un pâté d'hôtels au +fond d'une vallée, à la porte de Clermont-Ferrand. Beaucoup de monde. +Grand parc plein de mouvement. Superbe vue du Puy-de-Dôme aperçu au bout +d'une perspective de vallons. + +On s'occupe beaucoup de mes compagnes, ce qui me flatte. L'homme qui +escorte une jolie femme se croit toujours coiffé d'une auréole; à plus +forte raison celui qui passe, entre deux jolies femmes. Rien ne plaît +autant que de dîner dans un restaurant bien fréquenté, avec une amie que +tout le monde regarde; et rien d'ailleurs n'est plus propre à poser un +homme dans l'estime de ses voisins. + +Aller au Bois, traîné par une rosse, ou sortir sur le boulevard, escorté +par un laideron, sont les deux accidents les plus humiliants qui +puissent frapper un coeur délicat, préoccupé de l'opinion des autres. De +tous les luxes, la femme est le plus rare et le plus distingué, elle est +celui qui coûte le plus cher, et qu'on nous envie le plus; elle est +donc aussi celui que nous devons aimer le mieux à étaler sous les yeux +jaloux du public. + +Montrer au monde une jolie femme à son bras, c'est exciter, d'un seul +coup, toutes les jalousies; c'est dire:--Voyez, je suis riche, puisque +je possède cet objet rare et coûteux; j'ai du goût, puisque j'ai su +trouver cette perle; peut-être même en suis-je aimé, à moins que je ne +sois trompé par elle, ce qui prouverait encore que d'autres aussi la +jugent charmante. + +Mais quelle honte que de promener par la ville une femme laide! + +Et que de choses humiliantes cela laisse entendre! + +En principe, on la suppose votre femme légitime, car comment admettre +qu'on possède une vilaine maîtresse? Une vraie femme peut être +disgracieuse, mais sa laideur signifie alors mille choses désagréables +pour vous. On vous croit d'abord notaire ou magistrat, ces deux +professions ayant le monopole des épouses grotesques et bien dotées. Or, +n'est-ce point pénible pour un homme? Et puis cela semble crier au +public que vous avez l'odieux courage et même l'obligation légale de +caresser cette face ridicule et ce corps mal bâti, et que vous aurez +sans doute l'impudeur de rendre mère cet être peu désirable, ce qui est +bien le comble du ridicule. + +_24 juillet._--Je ne quitte plus les deux veuves inconnues que je +commence à bien connaître. Ce pays est délicieux et notre hôtel +excellent. Bonne saison. Le traitement me fait un bien infini. + +_25 juillet._--Promenade en landau au lac de Tazenat. Partie exquise et +inattendue, décidée en déjeunant. Départ brusque en sortant de table. +Après une longue route dans les montagnes, nous apercevons soudain un +admirable petit lac, tout rond, tout bleu, clair comme du verre, et gîté +dans le fond d'un ancien cratère. Un côté de cette cuve immense est +aride, l'autre est boisé. Au milieu des arbres une maisonnette où dort +un homme aimable et spirituel, un sage qui passe ses jours dans ce lieu +virgilien. Il nous ouvre sa demeure. Une idée me vient. Je crie: Si on +se baignait!... «Oui, dit-on, mais... des costumes!» + +--Bah! nous sommes au désert. + +Et on se baigne--.....--! + +Si j'étais poète, comme je dirais cette vision inoubliable des corps +jeunes et nus dans la transparence de l'eau! La côte inclinée et haute +enferme le lac immobile, luisant et rond comme une pièce d'argent; le +soleil y verse en pluie sa lumière chaude; et le long des rochers, la +chair blonde glisse dans l'onde presque invisible où les nageuses +semblent suspendues. Sur le sable du fond on voit passer l'ombre de +leurs mouvements! + +_26 juillet._--Quelques personnes semblent voir d'un oeil choqué et +mécontent mon intimité rapide avec les deux veuves. + +Il existe donc des gens ainsi constitués qu'ils s'imaginent la vie faite +pour s'embêter. Tout ce qui paraît être amusement devient aussitôt une +faute de savoir-vivre ou de morale. Pour eux, le devoir a des règles +inflexibles et mortellement tristes. + +Je leur ferai observer avec humilité que le devoir n'est pas le même +pour les Mormons, les Arabes, les Zoulous, les Anglais ou les Français. +Et qu'il se trouve des gens fort honnêtes chez tous ces peuples. + +Je citerai un seul exemple. Au point de vue des femmes, le devoir +anglais est fixé à neuf ans, tandis que le devoir français ne commence +qu'à quinze ans. Quant à moi je prends un peu du devoir de chaque peuple +et j'en fais un tout comparable à la morale du saint roi Salomon. + +_27 juillet._--Bonne nouvelle. J'ai maigri de six cent vingt grammes. +Excellente, cette eau de Châtel-Guyon! J'emmène les veuves dîner à Riom. +Triste ville dont l'anagramme constitue un fâcheux voisinage pour des +sources guérisseuses: Riom, Mori. + +_28 juillet._--Patatras! Mes deux veuves ont reçu la visite de deux +messieurs qui viennent les chercher.--Deux veufs sans doute.--Elles +partent ce soir. Elles m'ont écrit sur un petit papier. + +_29 juillet._--Seul! Longue excursion à pied à l'ancien cratère de la +Nachère. Vue superbe. + +_30 juillet._--Rien.--Je fais le traitement. + +_31 juillet._--Dito. Dito. + +Ce joli pays est plein de ruisseaux infects. Je signale à la +municipalité si négligente l'abominable cloaque qui empoisonne la route +en face du grand hôtel. On y jette tous les débris de cuisine de cet +établissement. C'est là un bon foyer de choléra. + +_1er août._--Rien. Le traitement. + +_2 août._--Admirable promenade à Châteauneuf, station de rhumatisants où +tout le monde boite. Rien de plus drôle que cette population de +béquillards! + +_3 août._--Rien. Le traitement. + +_4 août._--Dito. Dito. + +_5 août._--Dito. Dito. + +_6 août._--Désespoir!... Je viens de me peser. J'ai engraissé de trois +cent dix grammes. Mais alors?... + +_7 août._--Soixante-six kilomètres en voiture dans la montagne. Je ne +dirai pas le nom du pays par respect pour ses femmes. + +On m'avait indiqué cette excursion comme belle et rarement faite. Après +quatre heures de chemin, j'arrive à un village assez joli, au bord d'une +rivière, au milieu d'un admirable bois de noyers. Je n'avais pas encore +vu en Auvergne une forêt de noyers aussi importante. + +Elle constitue d'ailleurs toute la richesse du pays, car elle est +plantée sur le communal. Ce communal, autrefois, n'était qu'une côte nue +couverte de broussailles. Les autorités essayèrent en vain de le faire +cultiver; c'est à peine s'il servait à nourrir quelques moutons. + +C'est aujourd'hui un superbe bois, grâce aux femmes, et il porte un nom +bizarre: on le nomme «les péchés de M. le curé». + +Or, il faut dire que les femmes de la montagne ont la réputation d'être +légères, plus légères que dans la plaine. Un garçon qui les rencontre +leur doit au moins un baiser; et s'il ne prend pas plus, il n'est qu'un +sot. A penser juste, cette manière de voir est la seule logique et +raisonnable. Du moment que la femme, qu'elle soit de la ville ou des +champs, a pour mission naturelle de plaire à l'homme, l'homme doit +toujours lui prouver qu'elle lui plaît. S'il s'abstient de toute +démonstration, cela signifie donc qu'il la trouve laide; c'est presque +injurieux pour elle. Si j'étais femme, je ne recevrais pas une seconde +fois un homme qui ne m'aurait point manqué de respect à notre première +rencontre, car j'estimerais qu'il a manqué d'égards pour ma beauté, pour +mon charme, et pour ma qualité de femme. + +Donc les garçons du village X... prouvaient souvent aux femmes du pays +qu'ils les trouvaient de leur goût, et le curé ne pouvant parvenir à +empêcher ces démonstrations aussi galantes que naturelles, résolut de +les autoriser au profit de la prospérité générale. Il imposa donc comme +pénitence à toute femme qui avait failli de planter un noyer sur le +communal. Et l'on vit chaque nuit des lanternes errer comme des feux +follets sur la colline, car les coupables ne tenaient guère à faire en +plein jour leur pénitence. + +En deux ans il n'y eut plus de place sur les terrains appartenant au +village; et on compte aujourd'hui plus de trois mille arbres magnifiques +autour du clocher qui sonne les offices dans leur feuillage. Ce sont là +les péchés de M. le curé. + +Puisqu'on cherche tant les moyens de reboiser la France, +l'administration des forêts ne pourrait-elle s'entendre avec le clergé +pour employer le procédé qu'inventa cet humble curé? + +_7 août._--Traitement. + +_8 août._--Je fais mes malles et mes adieux au charmant petit pays +tranquille et silencieux, à la montagne verte, aux vallons calmes, au +casino désert d'où l'on voit, toujours voilée de sa brume légère et +bleuâtre, l'immense plaine de la Limagne. + +Je partirai demain matin. + + * * * * * + +Le manuscrit s'arrêtait là. Je n'y veux rien ajouter, mes impressions +sur le pays n'ayant pas été tout à fait les mêmes que celles de mon +prédécesseur. Car je n'y ai pas trouvé les deux veuves! + + + + +LA MORTE + + +Je l'avais aimée éperdument! Pourquoi aime-t-on? Est-ce bizarre de ne +plus voir dans le monde qu'un être, de n'avoir plus dans l'esprit qu'une +pensée, dans le coeur qu'un désir, et dans la bouche qu'un nom: un nom +qui monte incessamment, qui monte, comme l'eau d'une source, des +profondeurs de l'âme, qui monte aux lèvres, et qu'on dit, qu'on redit, +qu'on murmure sans cesse, partout, ainsi qu'une prière. + +Je ne conterai point notre histoire. L'amour n'en a qu'une, toujours la +même. Je l'avais rencontrée et aimée. Voilà tout. Et j'avais vécu +pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans +son regard, dans ses robes, dans sa parole, enveloppé, lié, emprisonné +dans tout ce qui venait d'elle, d'une façon si complète que je ne savais +plus s'il faisait jour ou nuit, si j'étais mort ou vivant, sur la +vieille terre ou ailleurs. + +Et voilà qu'elle mourut. Comment? Je ne sais pas, je ne sais plus. + +Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait. +Elle toussa pendant une semaine environ et prit le lit. + +Que s'est-il passé? Je ne sais plus. + +Des médecins venaient, écrivaient, s'en allaient. On apportait des +remèdes; une femme les lui faisait boire. Ses mains étaient chaudes, son +front brûlant et humide, son regard brillant et triste. Je lui parlais, +elle me répondait. Que nous sommes-nous dit? Je ne sais plus. J'ai tout +oublié, tout, tout! Elle mourut, je me rappelle très bien son petit +soupir, son petit soupir si faible, le dernier. La garde dit: «Ah!» Je +compris, je compris! + +Je n'ai plus rien su. Rien. Je vis un prêtre qui prononça ce mot: «Votre +maîtresse». Il me sembla qu'il l'insultait. Puisqu'elle était morte on +n'avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai. Un autre vint qui +fut très bon, très doux. Je pleurai quand il me parla d'elle. + +On me consulta sur mille choses pour l'enterrement. Je ne sais plus. Je +me rappelle cependant très bien le cercueil, les coups de marteau quand +on la cloua dedans. Ah! mon Dieu! + +Elle fut enterrée! Enterrée! Elle! dans ce trou! Quelques personnes +étaient venues, des amies. Je me sauvai. Je courus. Je marchai longtemps +à travers des rues. Puis je rentrai chez moi. Le lendemain je partis +pour un voyage. + + * * * * * + +Hier, je suis rentré à Paris. + +Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles, toute +cette maison où était resté tout ce qui reste de la vie d'un être après +sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent que je faillis +ouvrir la fenêtre et me jeter dans la rue. Ne pouvant plus demeurer au +milieu de ces choses, de ces murs qui l'avaient enfermée, abritée, et +qui devaient garder dans leurs imperceptibles fissures mille atomes +d'elle, de sa chair et de son souffle, je pris mon chapeau, afin de me +sauver. Tout à coup, au moment d'atteindre la porte, je passai devant la +grande glace du vestibule qu'elle avait fait poser là pour se voir, des +pieds à la tête, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toilette +allait bien, était correcte et jolie, des bottines à la coiffure. + +Et je m'arrêtai net en face de ce miroir qui l'avait si souvent +reflétée. Si souvent, si souvent, qu'il avait dû garder aussi son image. + +J'étais là debout, frémissant, les yeux fixés sur le verre, sur le verre +plat, profond, vide, mais qui l'avait contenue tout entière, possédée +autant que moi, autant que mon regard passionné. Il me sembla que +j'aimais cette glace,--je la touchai,--elle était froide! Oh! le +souvenir! le souvenir! miroir douloureux, miroir brûlant, miroir vivant, +miroir horrible, qui fait souffrir toutes les tortures! Heureux les +hommes dont le coeur, comme une glace où glissent et s'effacent les +reflets, oublie tout ce qu'il a contenu, tout ce qui a passé devant lui, +tout ce qui s'est contemplé, miré, dans son affection, dans son amour! +Comme je souffre! + +Je sortis et, malgré moi, sans savoir, sans le vouloir, j'allai vers le +cimetière. Je trouvai sa tombe toute simple, une croix de marbre avec +ces quelques mots: + +«Elle aima, fut aimée, et mourut.» + +Elle était là, là-dessous, pourrie! Quelle horreur! Je sanglotais, le +front sur le sol. + +J'y restai longtemps, longtemps. Puis je m'aperçus que le soir venait. +Alors un désir bizarre, fou, un désir d'amant désespéré s'empara de moi. +Je voulus passer la nuit près d'elle, dernière nuit, à pleurer sur sa +tombe. Mais on me verrait, on me chasserait. Comment faire? Je fus +rusé. Je me levai et me mis à errer dans cette ville des disparus. +J'allais, j'allais. Comme elle est petite cette ville à côté de l'autre, +celle où l'on vit! Et pourtant comme ils sont plus nombreux que les +vivants, ces morts! Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de +place, pour les quatre générations qui regardent le jour en même temps, +boivent l'eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain des +plaines. + +Et pour toutes les générations des morts, pour toute l'échelle de +l'humanité descendue jusqu'à nous, presque rien, un champ, presque rien! +La terre les reprend, l'oubli les efface. Adieu! + +Au bout du cimetière habité, j'aperçus tout à coup le cimetière +abandonné, celui où les vieux défunts achèvent de se mêler au sol, où +les croix elles-mêmes pourrissent, où l'on mettra demain les derniers +venus. Il est plein de roses libres, de cyprès vigoureux et noirs, un +jardin triste et superbe, nourri de chair humaine. + +J'étais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Je m'y cachai +tout entier, entre ces branches grasses et sombres. + +Et j'attendis, cramponné au tronc comme un naufragé sur une épave. + +Quand la nuit fut noire, très noire, je quittai mon refuge et me mis à +marcher doucement, à pas lents, à pas sourds, sur cette terre pleine de +morts. + +J'errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvais pas. Les +bras étendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes mains, avec +mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avec ma tête elle-même, +j'allais sans la trouver. Je touchais, je palpais comme un aveugle qui +cherche sa route, je palpais des pierres, des croix, des grilles de fer, +des couronnes de verre, des couronnes de fleurs fanées! Je lisais les +noms avec mes doigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit! +quelle nuit! Je ne la retrouvais pas! + +Pas de lune! Quelle nuit! J'avais peur, une peur affreuse dans ces +étroits sentiers, entre deux lignes de tombes! Des tombes! des tombes! +des tombes! Toujours des tombes! A droite, à gauche, devant moi, autour +de moi, partout, des tombes! Je m'assis sur une d'elles, car je ne +pouvais plus marcher tant mes genoux fléchissaient. J'entendais battre +mon coeur! Et j'entendais autre chose aussi! Quoi? un bruit confus +innommable! Était-ce dans ma tête affolée, dans la nuit impénétrable, ou +sous la terre mystérieuse, sous la terre ensemencée de cadavres humains, +ce bruit? Je regardais autour de moi! + +Combien de temps suis-je resté là? Je ne sais pas. J'étais paralysé par +la terreur, j'étais ivre d'épouvante, prêt à hurler, prêt à mourir. + +Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquelle j'étais +assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l'eût soulevée. D'un +bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis, oui, je vis la pierre +que je venais de quitter se dresser toute droite; et le mort apparut, un +squelette nu qui, de son dos courbé, la rejetait. Je voyais très bien, +quoique la nuit fût profonde. Sur la croix je pus lire: + +«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il +aimait les siens, fut honnête et bon, et mourut dans la paix du +Seigneur.» + + * * * * * + +Maintenant le mort aussi lisait les choses écrites sur son tombeau. Puis +il ramassa une pierre dans le chemin, une petite pierre aiguë, et se mit +à les gratter avec soin, ces choses. Il les effaça tout à fait, +lentement, regardant de ses yeux vides la place où tout à l'heure elles +étaient gravées; et, du bout de l'os qui avait été son index, il écrivit +en lettres lumineuses comme ces lignes qu'on trace aux murs avec le bout +d'une allumette: + + * * * * * + +«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il +hâta par ses duretés la mort de son père dont il désirait hériter, il +tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa ses voisins, vola quand +il le put et mourut misérable.» + + * * * * * + +Quand il eut achevé d'écrire, le mort immobile contempla son oeuvre. Et +je m'aperçus, en me retournant, que toutes les tombes étaient ouvertes, +que tous les cadavres en étaient sortis, que tous avaient effacé les +mensonges inscrits par les parents sur la pierre funéraire, pour y +rétablir la vérité. + +Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leurs proches, +haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs, +envieux, qu'ils avaient volé, trompé, accompli tous les actes honteux, +tous les actes abominables, ces bons pères, ces épouses fidèles, ces +fils dévoués, ces jeunes filles chastes, ces commerçants probes, ces +hommes et ces femmes dits irréprochables. + +Ils écrivaient tous en même temps, sur le seuil de leur demeure +éternelle, la cruelle, la terrible et sainte vérité que tout le monde +ignore ou feint d'ignorer sur la terre. + +Je pensai qu'_elle_ aussi avait dû la tracer sur sa tombe. Et sans peur +maintenant, courant au milieu des cercueils entr'ouverts, au milieu des +cadavres, au milieu des squelettes, j'allai vers elle, sûr que je la +trouverais aussitôt. + +Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppé du suaire. + +Et sur la croix de marbre où tout à l'heure j'avais lu: + +«Elle aima, fut aimée, et mourut.» + +J'aperçus: + +«Étant sortie un jour pour tromper son amant elle eut froid sous la +pluie, et mourut.» + +Il paraît qu'on me ramassa, inanimé, au jour levant, auprès d'une +tombe. + + +Saint Denis.--Imp. Ve BOUILLANT et J. DARDAILLON + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Femme de Paul, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DE PAUL *** + +***** This file should be named 30587-8.txt or 30587-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/0/5/8/30587/ + +Produced by Hélène de Mink, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La Femme de Paul + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: December 2, 2009 [EBook #30587] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DE PAUL *** + + + + +Produced by Hélène de Mink, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + +<hr class="full" /> + +<h2 class="top15">La Femme de Paul</h2> +<hr /> +<h3 class="top5"><i>ŒUVRES COMPLÈTES ILLUSTRÉES</i></h3> +<p class="c">DE</p> + +<h2>GUY DE MAUPASSANT</h2> + +<p class="c">ÉDITION DE LUXE<br /> +(<i>Voir Catalogue à la fin du volume.</i>)</p> + +<hr /> + +<h3><a name="GUY_DE_MAUPASSANT" id="GUY_DE_MAUPASSANT"></a>GUY DE MAUPASSANT</h3> + +<h1><span style="margin-left:30%;">La Femme</span><br /><span style="margin-left:50%;">de Paul</span></h1> + +<div class="box"><p class="c"> +LA FEMME DE PAUL.—LES BIJOUX.<br /> +UN NORMAND.—AU BOIS.—LE LOUP.—UN FILS.<br /> +CORRESPONDANCE.—LUI.<br /> +TOMBOUCTOU.—UN DUEL.—MES 25 JOURS.<br /> +LA MORTE.<br /> +</p></div> + +<p class="img"><img src="images/001.jpg" +alt="image pas disponible" +width="100" +height="75" /></p> + +<p class="c">PARIS<br /><i>Société d'Éditions Littéraires et Artistiques</i><br /> +LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF<br /><span class="sml">50, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50</span></p> +<p class="c">—</p> +<p class="c">Tous droits réservés.</p> + +<hr /> + +<h3>TABLE DES MATIÈRES.</h3> +<hr class="body" /> +<table summary="toc" +cellspacing="0" +cellpadding="0"> +<tr><td><a href="#La_Femme_de_Paul"><b>La Femme de Paul</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#LES_BIJOUX"><b>Les Bijoux</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#UN_NORMAND"><b>Un Normand</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#AU_BOIS"><b>Au Bois</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#LE_LOUP"><b>Le Loup</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#UN_FILS"><b>Un Fils</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#CORRESPONDANCE"><b>Correspondance</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#LUI"><b>Lui?</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#TOMBOUCTOU"><b>Tombouctou</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#UN_DUEL"><b>Un duel</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#MES_25_JOURS"><b>Mes 25 jours</b></a></td></tr> +<tr><td><a href="#LA_MORTE"><b>La Morte</b></a></td></tr> +</table> + + +<hr /> +<h3><a name="La_Femme_de_Paul" id="La_Femme_de_Paul"></a>La Femme de Paul</h3> + +<hr class="body" /> + + +<p>Le restaurant Grillon, ce phalanstère des canotiers, se vidait +lentement. C'était, devant la porte, un tumulte de cris, d'appels; et +les grands gaillards en maillot blanc gesticulaient avec des avirons sur +l'épaule.</p> + +<p>Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avec +précaution dans les yoles, et s'asseyant à la barre, disposaient leurs +robes, tandis que le maître de l'établissement, un fort garçon à barbe +rousse, d'une vigueur célèbre, donnait la main aux belles-petites en +maintenant d'aplomb les frêles embarcations.</p> + +<p>Les rameurs prenaient place à leur tour, bras nus et la poitrine bombée, +posant pour la galerie, une galerie composée de bourgeois endimanchés, +d'ouvriers et de soldats accoudés sur la balustrade du pont et très +attentifs à ce spectacle.</p> + +<p>Les bateaux, un à un, se détachaient du ponton. Les tireurs se +penchaient en avant, puis se renversaient d'un mouvement régulier; et, +sous l'impulsion des longues rames recourbées, les yoles rapides +glissaient sur la rivière, s'éloignaient, diminuaient, disparaissaient +enfin sous l'autre pont, celui du chemin de fer, en descendant vers la +<i>Grenouillère</i>.</p> + +<p>Un couple seul était resté. Le jeune homme, presque imberbe encore, +mince, le visage pâle, tenait par la taille sa maîtresse, une petite +brune maigre avec des allures de sauterelle; et ils se regardaient +parfois au fond des yeux.</p> + +<p>Le patron cria:—«Allons, monsieur Paul, dépêchez-vous.» Et ils +s'approchèrent.</p> + +<p>De tous les clients de la maison, M. Paul était le plus aimé et le plus +respecté. Il payait bien et régulièrement, tandis que les autres se +faisaient longtemps tirer l'oreille, à moins qu'ils ne disparussent, +insolvables. Puis il constituait pour l'établissement une sorte de +réclame vivante, car son père était sénateur. Et quand un étranger +demandait:—«Qui est-ce donc ce petit-là, qui en tient si fort pour sa +donzelle?» quelque habitué répondait à mi-voix, d'un air important et +mystérieux:—C'est Paul Baron, vous savez? le fils du sénateur.»—Et +l'autre, invariablement, ne pouvait s'empêcher de dire:—«Le pauvre +diable! il n'est pas à moitié pincé.»</p> + +<p>La mère Grillon, une brave femme, entendue au commerce, appelait le +jeune homme et sa compagne: «ses deux tourtereaux», et semblait tout +attendrie par cet amour avantageux pour sa maison.</p> + +<p>Le couple s'en venait à petits pas; la yole <i>Madeleine</i> était prête; +mais, au moment de monter dedans, ils s'embrassèrent, ce qui fit rire le +public amassé sur le pont. Et M. Paul, prenant ses rames, partit aussi +pour la Grenouillère.</p> + +<p>Quand ils arrivèrent, il allait être trois heures, et le grand café +flottant regorgeait de monde.</p> + +<p>L'immense radeau, couvert d'un toit goudronné que supportent des +colonnes de bois, est relié à l'île charmante de Croissy par deux +passerelles dont l'une pénètre au milieu de cet établissement aquatique, +tandis que l'autre en fait communiquer l'extrémité avec un îlot +minuscule planté d'un arbre et surnommé le «Pot-à-Fleurs» et, de là, +gagne la terre auprès du bureau des bains.</p> + +<p>M. Paul attacha son embarcation le long de l'établissement, il escalada +la balustrade du café, puis, prenant les mains de sa maîtresse, il +l'enleva, et tous deux s'assirent au bout d'une table, face à face.</p> + +<p>De l'autre côté du fleuve, sur le chemin de halage, une longue file +d'équipages s'alignait. Les fiacres alternaient avec de fines voitures +de gommeux: les uns lourds, au ventre énorme, écrasant les ressorts, +attelés d'une rosse au cou tombant, aux genoux cassés; les autres +sveltes, élancées sur des roues minces, avec des chevaux aux jambes +grêles et tendues, au cou dressé, au mors neigeux d'écume, tandis que le +cocher, gourmé dans sa livrée, la tête raide en son grand col, demeurait +les reins inflexibles et le fouet posé sur un genou.</p> + +<p>La berge était couverte de gens qui s'en venaient par familles, ou par +bandes, ou deux par deux, ou solitaires. Ils arrachaient des brins +d'herbe, descendaient jusqu'à l'eau, remontaient sur le chemin, et tous, +arrivés au même endroit, s'arrêtaient, attendant le passeur. Le lourd +bachot allait sans fin d'une rive à l'autre, déchargeant dans l'île ses +voyageurs.</p> + +<p>Le bras de la rivière (qu'on appelle le bras mort), sur lequel donne ce +ponton à consommations, semblait dormir, tant le courant était faible. +Des flottes de yoles, de skifs, de périssoires, de podoscaphes, de gigs, +d'embarcations de toute forme et de toute nature, filaient sur l'onde +immobile, se croisant, se mêlant, s'abordant, s'arrêtant brusquement +d'une secousse des bras pour s'élancer de nouveau sous une brusque +tension des muscles, et glisser vivement comme de longs poissons jaunes +ou rouges.</p> + +<p>Il en arrivait d'autres sans cesse: les unes de Chatou, en amont; les +autres de Bougival, en aval; et des rires allaient sur l'eau d'une +barque à l'autre, des appels, des interpellations ou des engueulades. +Les canotiers exposaient à l'ardeur du jour la chair brunie et bosselée +de leurs biceps; et, pareilles à des fleurs étranges, à des fleurs qui +nageraient, les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des +barreuses s'épanouissaient à l'arrière des canots.</p> + +<p>Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel; l'air semblait plein +d'une gaieté brûlante; aucun frisson de brise ne remuait les feuilles +des saules et des peupliers.</p> + +<p>Là-bas, en face, l'inévitable Mont-Valérien étageait dans la lumière +crue ses talus fortifiés; tandis qu'à droite, l'adorable coteau de +Louveciennes, tournant avec le fleuve, s'arrondissait en demi-cercle, +laissant passer par places, à travers la verdure puissante et sombre +des grands jardins, les blanches murailles des maisons de campagne.</p> + +<p>Aux abords de la Grenouillère, une foule de promeneurs circulait sous +les arbres géants qui font de ce coin d'île le plus délicieux parc du +monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seins démesurément +rebondis, à la croupe exagérée, au teint plâtré de fard, aux yeux +charbonnés, aux lèvres sanguinolentes, lacées, sanglées en des robes +extravagantes, traînaient sur les frais gazons le mauvais goût criard de +leurs toilettes; tandis qu'à côté d'elles des jeunes gens posaient en +leurs accoutrements de gravures de modes, avec des gants clairs, des +bottes vernies, des badines grosses comme un fil et des monocles +ponctuant la niaiserie de leur sourire.</p> + +<p>L'île est étranglée juste à la Grenouillère, et sur l'autre bord, où un +bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens de Croissy, le bras +rapide, plein de tourbillons, de remous, d'écume, roule avec des allures +de torrent. Un détachement de pontonniers, en uniforme d'artilleurs, est +campé sur cette berge, et les soldats, assis en ligne sur une longue +poutre, regardaient couler l'eau.</p> + +<p>Dans l'établissement flottant, c'était une cohue furieuse et hurlante. +Les tables de bois, où les consommations répandues faisaient de minces +ruisseaux poisseux, étaient couvertes de verres à moitié vides et +entourées de gens à moitié gris. Toute cette foule criait, chantait, +braillait. Les hommes, le chapeau en arrière, la face rougie, avec des +yeux luisants d'ivrognes, s'agitaient en vociférant par un besoin de +tapage naturel aux brutes, les femmes, cherchant une proie pour le soir, +se faisaient payer à boire en attendant; et, dans l'espace libre entre +les tables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon de +canotiers <i>chahuteurs</i> avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle.</p> + +<p>Un d'eux se démenait au piano et semblait jouer des pieds et des mains; +quatre couples bondissaient un quadrille; et des jeunes gens les +regardaient, élégants, corrects, qui auraient semblé comme il faut si la +tare, malgré tout, n'eût apparu.</p> + +<p>Car on sent là, à pleines narines, toute l'écume du monde, toute la +crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne: +mélange de calicots, de cabotins, d'infimes journalistes, de +gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés, +de vieux viveurs pourris; cohue interlope de tous les êtres suspects, à +moitié connus, à moitié perdus, à moitié salués, à moitié déshonorés, +filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d'industrie à l'allure +digne, à l'air matamore qui semble dire: «Le premier qui me traite de +gredin, je le crève.»</p> + +<p>Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar. +Mâles et femelles s'y valent. Il y flotte une odeur d'amour, et l'on s'y +bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des réputations +vermoulues que les coups d'épée et les balles de pistolet ne font que +crever davantage.</p> + +<p>Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaque dimanche; +quelques jeunes gens, très jeunes, y apparaissent chaque année, +apprenant à vivre. Des promeneurs, flânant, s'y montrent; quelques naïfs +s'y égarent.</p> + +<p>C'est, avec raison, nommé la <i>Grenouillère</i>. A côté du radeau couvert où +l'on boit, et tout près du «Pot-à-Fleurs», on se baigne. Celles des +femmes dont les rondeurs sont suffisantes viennent là montrer à nu leur +étalage et faire le client. Les autres, dédaigneuses, bien qu'amplifiées +par le coton, étayées de ressorts, redressées par-ci, modifiées par-là, +regardent d'un air méprisant barboter leurs sœurs.</p> + +<p>Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquer leur +tête. Ils sont longs comme des échalas, ronds comme des citrouilles, +noueux comme des branches d'olivier, courbés en avant ou rejetés en +arrière par l'ampleur du ventre, et, invariablement laids, ils sautent +dans l'eau qui rejaillit jusque sur les buveurs du café.</p> + +<p>Malgré les arbres immenses penchés sur la maison flottante et malgré le +voisinage de l'eau, une chaleur suffocante emplissait ce lieu. Les +émanations des liqueurs répandues se mêlaient à l'odeur des corps et à +celle des parfums violents dont la peau des marchandes d'amour est +pénétrée et qui s'évaporaient dans cette fournaise. Mais sous toutes ces +senteurs diverses flottait un arôme léger de poudre de riz qui parfois +disparaissait, reparaissait, qu'on retrouvait toujours comme si quelque +main cachée avait secoué dans l'air une houppe invisible.</p> + +<p>Le spectacle était sur le fleuve, où le va-et-vient incessant des +barques tirait les yeux. Les canotières s'étalaient dans leur fauteuil +en face de leurs mâles aux forts poignets, et elles considéraient avec +mépris les quêteuses de dîners rôdant par l'île.</p> + +<p>Quelquefois, quand une équipe lancée passait à toute vitesse, les amis +descendus à terre poussaient des cris, et tout le public subitement pris +de folie, se mettait à hurler.</p> + +<p>Au coude de la rivière, vers Chatou, se montraient sans cesse des +barques nouvelles. Elles approchaient, grandissaient, et, à mesure qu'on +reconnaissait les visages, d'autres vociférations partaient.</p> + +<p>Un canot couvert d'une tente et monté par quatre femmes descendait +lentement le courant. Celle qui ramait était petite, maigre, fanée, +vêtue d'un costume de mousse avec ses cheveux relevés sous un chapeau +ciré. En face d'elle, une grosse blondasse habillée en homme, avec un +veston de flanelle blanche, se tenait couchée sur le dos au fond du +bateau, les jambes en l'air sur le banc des deux côtés de la rameuse, et +elle fumait une cigarette, tandis qu'à chaque effort des avirons sa +poitrine et son ventre frémissaient, ballottés par la secousse. Tout à +l'arrière, sous la tente, deux belles filles grandes et minces, l'une +brune et l'autre blonde, se tenaient par la taille en regardant sans +cesse leurs compagnes.</p> + +<p>Un cri partit de la Grenouillère: «V'là Lesbos!» et, tout à coup, ce fut +une clameur furieuse; une bousculade effrayante eut lieu; les verres +tombaient; on montait sur les tables; tous, dans un délire de bruit, +vociféraient: «Lesbos! Lesbos! Lesbos!» Le cri roulait, devenait +indistinct, ne formait plus qu'une sorte de hurlement effroyable, puis, +soudain, il semblait s'élancer de nouveau, monter par l'espace, couvrir +la plaine, emplir le feuillage épais des grands arbres, s'étendre aux +lointains coteaux, aller jusqu'au soleil.</p> + +<p>La rameuse, devant cette ovation, s'était arrêtée, tranquillement. La +grosse blonde étendue au fond du canot tourna la tête d'un air +nonchalant, se soulevant sur les coudes; et les deux belles filles, à +l'arrière, se mirent à rire en saluant la foule.</p> + +<p>Alors la vocifération redoubla, faisant trembler l'établissement +flottant. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes agitaient leurs +mouchoirs, et toutes les voix, aiguës ou graves, criaient ensemble: +«Lesbos!» On eût dit que ce peuple, ce ramassis de corrompus, saluait un +chef, comme ces escadres qui tirent le canon quand un amiral passe sur +leur front.</p> + +<p>La flotte nombreuse des barques acclamait aussi le canot des femmes, qui +repartit de son allure somnolente pour aborder un peu plus loin.</p> + +<p>M. Paul, au contraire des autres, avait tiré une clef de sa poche, et, +de toute sa force, il sifflait. Sa maîtresse, nerveuse, pâlie encore, +lui tenait le bras pour le faire taire et elle le regardait cette fois +avec une rage dans les yeux. Mais lui, semblait exaspéré, comme soulevé +par une jalousie d'homme, par une fureur profonde, instinctive, +désordonnée. Il balbutia, les lèvres tremblantes d'indignation:</p> + +<p>—C'est honteux! on devrait les noyer comme des chiennes avec une pierre +au cou.</p> + +<p>Mais Madeleine, brusquement, s'emporta; sa petite voix aigre devint +sifflante, et elle parlait avec volubilité, comme pour plaider sa propre +cause:</p> + +<p>—Est-ce que ça te regarde, toi? Sont-elles pas libres de faire ce +qu'elles veulent, puisqu'elles ne doivent rien à personne? Fiche-nous la +paix avec tes manières et mêle-toi de tes affaires...</p> + +<p>Mais il lui coupa la parole.</p> + +<p>—C'est la police que ça regarde, et je les ferai flanquer à +Saint-Lazare, moi!</p> + +<p>Elle eut un soubresaut:</p> + +<p>—Toi?</p> + +<p>—Oui, moi! Et, en attendant, je te défends de leur parler, tu entends, +je te le défends.</p> + +<p>Alors elle haussa les épaules, et calmée tout à coup:</p> + +<p>—Mon petit, je ferai ce qui me plaira; si tu n'es pas content, file, et +tout de suite. Je ne suis pas ta femme, n'est-ce pas? Alors tais-toi.</p> + +<p>Il ne répondit pas et ils restèrent face à face, avec la bouche crispée +et la respiration rapide.</p> + +<p>A l'autre bout du grand café de bois, les quatre femmes faisaient leur +entrée. Les deux costumées en hommes marchaient devant: l'une maigre, +pareille à un garçonnet vieillot avec des teintes jaunes sur les tempes; +l'autre, emplissant de sa graisse ses vêtements de flanelle blanche, +bombant de sa croupe le large pantalon, se balançant comme une oie +grasse, ayant les cuisses énormes et les genoux rentrés. Leurs deux +amies les suivaient et la foule des canotiers venait leur serrer les +mains.</p> + +<p>Elles avaient loué toutes les quatre un petit chalet au bord de l'eau, +et elles vivaient là, comme auraient vécu deux ménages.</p> + +<p>Leur vice était public, officiel, patent. On en parlait comme d'une +chose naturelle, qui les rendait presque sympathiques, et l'on +chuchotait tout bas des histoires étranges, des drames nés de furieuses +jalousies féminines, et des visites secrètes de femmes connues, +d'actrices, à la petite maison du bord de l'eau.</p> + +<p>Un voisin, révolté de ces bruits scandaleux, avait prévenu la +gendarmerie, et le brigadier, suivi d'un homme, était venu faire une +enquête. La mission était délicate; on ne pouvait, en somme, rien +reprocher à ces femmes, qui ne se livraient point à la prostitution. Le +brigadier, fort perplexe, ignorant même à peu près la nature des délits +soupçonnés, avait interrogé à l'aventure, et fait un rapport monumental +concluant à l'innocence.</p> + +<p>On en avait ri jusqu'à Saint-Germain.</p> + +<p>Elles traversaient à petits pas, comme des reines, l'établissement de la +Grenouillère; et elles semblaient fières de leur célébrité, heureuses +des regards fixés sur elles, supérieures à cette foule, à cette tourbe, +à cette plèbe.</p> + +<p>Madeleine et son amant les regardaient venir, et dans l'œil de la fille +une flamme s'allumait.</p> + +<p>Lorsque les deux premières furent au bout de la table, Madeleine +cria:—«Pauline!» La grosse se retourna, s'arrêta, tenant toujours le +bras de son moussaillon femelle:</p> + +<p>—Tiens! Madeleine... Viens donc me parler, ma chérie.</p> + +<p>Paul crispa ses doigts sur le poignet de sa maîtresse; mais elle lui dit +d'un tel air:—«Tu sais, mon p'tit, tu peux filer,» qu'il se tut et +resta seul.</p> + +<p>Alors elles causèrent tout bas, debout, toutes les trois. Des gaietés +heureuses passaient sur leurs lèvres; elles parlaient vite; et Pauline, +par instants, regardait Paul à la dérobée avec un sourire narquois et +méchant.</p> + +<p>A la fin, n'y tenant plus, il se leva soudain et fut près d'elles d'un +élan tremblant de tous ses membres. Il saisit Madeleine par les +épaules:—«Viens, je le veux, dit-il, je t'ai défendu de parler à ces +gueuses.»</p> + +<p>Mais Pauline éleva la voix et se mit à l'engueuler avec son répertoire +de poissarde. On riait alentour; on s'approchait; on se haussait sur le +bout des pieds afin de mieux voir. Et lui restait interdit sous cette +pluie d'injures fangeuses; il lui semblait que les mots sortant de cette +bouche et tombant sur lui le salissaient comme des ordures, et, devant +le scandale qui commençait, il recula, retourna sur ses pas, et +s'accouda sur la balustrade vers le fleuve, le dos tourné aux trois +femmes victorieuses.</p> + +<p>Il resta là, regardant l'eau, et parfois, avec un geste rapide, comme +s'il l'eût arrachée, il enlevait d'un doigt nerveux une larme formée au +coin de son œil.</p> + +<p>C'est qu'il aimait éperdument, sans savoir pourquoi, malgré ses +instincts délicats, malgré sa raison, malgré sa volonté même. Il était +tombé dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux. D'une nature +attendrie et fine, il avait rêvé des liaisons exquises, idéales et +passionnées; et voilà que ce petit criquet de femme, bête, comme toutes +les filles, d'une bêtise exaspérante, pas jolie même, maigre et rageuse, +l'avait pris, captivé, possédé des pieds à la tête, corps et âme. Il +subissait cet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant, +cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait +d'où, du démon de la chair, et qui jette l'homme le plus sensé aux pieds +d'une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal +et souverain.</p> + +<p>Et là, derrière son dos, il sentait qu'une chose infâme s'apprêtait. Des +rires lui entraient au cœur. Que faire? Il le savait bien, mais ne le +pouvait pas.</p> + +<p>Il regardait fixement, sur la berge en face, un pêcheur à la ligne +immobile.</p> + +<p>Soudain le bonhomme enleva brusquement du fleuve un petit poisson +d'argent qui frétillait au bout du fil. Puis il essaya de retirer son +hameçon, le tordit, le tourna, mais en vain; alors, pris d'impatience, +il se mit à tirer, et tout le gosier saignant de la bête sortit avec un +paquet d'entrailles. Et Paul frémit, déchiré lui-même jusqu'au cœur; il +lui sembla que cet hameçon c'était son amour, et que, s'il fallait +l'arracher, tout ce qu'il avait dans la poitrine sortirait ainsi au bout +d'un fer recourbé, accroché au fond de lui, et dont Madeleine tenait le +fil.</p> + +<p>Une main se posa sur son épaule; il eut un sursaut, se tourna; sa +maîtresse était à son côté. Ils ne se parlèrent pas; et elle s'accouda +comme lui à la balustrade, les yeux fixés sur la rivière.</p> + +<p>Il cherchait ce qu'il devait dire, et ne trouvait rien. Il ne parvenait +même pas à démêler ce qui se passait en lui; tout ce qu'il éprouvait, +c'était une joie de la sentir là, près de lui, revenue, et une lâcheté +honteuse, un besoin de pardonner tout, de tout permettre pourvu qu'elle +ne le quittât point.</p> + +<p>Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d'une voix très +douce:—«Veux-tu que nous nous en allions? il ferait meilleur dans le +bateau.»</p> + +<p>Elle répondit:—«Oui, mon chat.»</p> + +<p>Et il l'aida à descendre dans la yole, la soutenant, lui serrant les +mains, tout attendri, avec quelques larmes encore dans les yeux. Alors +elle le regarda en souriant et ils s'embrassèrent de nouveau.</p> + +<p>Ils remontèrent le fleuve tout doucement, longeant la rive plantée de +saules, couverte d'herbes, baignée et tranquille dans la tiédeur de +l'après-midi.</p> + +<p>Lorsqu'ils furent revenus au restaurant Grillon, il était à peine six +heures; alors, laissant leur yole, ils partirent à pied dans l'île, vers +Bezons, à travers les prairies, le long des hauts peupliers qui bordent +le fleuve.</p> + +<p>Les grands foins, prêts à être fauchés, étaient remplis de fleurs. Le +soleil qui baissait étalait dessus une nappe de lumière rousse, et, dans +la chaleur adoucie du jour finissant, les flottantes exhalaisons de +l'herbe se mêlaient aux humides senteurs du fleuve, imprégnaient l'air +d'une langueur tendre, d'un bonheur léger, comme d'une vapeur de +bien-être.</p> + +<p>Une molle défaillance venait aux cœurs et une espèce de communion avec +cette splendeur calme du soir, avec ce vague et mystérieux frisson de +vie épandue, avec cette poésie pénétrante, mélancolique, qui semblait +sortir des plantes, des choses, s'épanouir, révélée aux sens en cette +heure douce et recueillie.</p> + +<p>Il sentait tout cela, lui; mais elle ne le comprenait pas, elle. Ils +marchaient côte à côte; et soudain, lasse de se taire, elle chanta. Elle +chanta de sa voix aigrelette et fausse quelque chose qui courait dans +les rues, un air traînant dans les mémoires, qui déchira brusquement la +profonde et sereine harmonie du soir.</p> + +<p>Alors il la regarda, et il sentit entre eux un infranchissable abîme. +Elle battait les herbes de son ombrelle, la tête un peu baissée, +contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons, essayant des +roulades, osant des trilles.</p> + +<p>Son petit front, étroit, qu'il aimait tant, était donc vide, vide! Il +n'y avait là-dedans que cette musique de serinette; et les pensées qui +s'y formaient par hasard étaient pareilles à cette musique. Elle ne +comprenait rien de lui; ils étaient plus séparés que s'ils ne vivaient +pas ensemble. Ses baisers n'allaient donc jamais plus loin que les +lèvres?</p> + +<p>Alors elle releva les yeux vers lui et sourit encore. Il fut remué +jusqu'aux moelles, et, ouvrant les bras, dans un redoublement d'amour, +il l'étreignit passionnément.</p> + +<p>Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se dégager, en murmurant +par compensation:—«Va, je t'aime bien, mon chat.»</p> + +<p>Mais il la saisit par la taille, et, pris de folie, l'entraîna en +courant; et il l'embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou, en +sautant d'allégresse. Ils s'abattirent, haletants, au pied d'un buisson +incendié par les rayons du soleil couchant, et, avant d'avoir repris +haleine, ils s'unirent, sans qu'elle comprît son exaltation.</p> + +<p>Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, à travers les +arbres, ils aperçurent sur la rivière le canot monté par les quatre +femmes. La grosse Pauline aussi les vit, car elle se redressa, envoyant +à Madeleine des baisers. Puis elle cria:</p> + +<p>—«A ce soir!»</p> + +<p>Madeleine répondit:—«A ce soir!»</p> + +<p>Paul crut sentir soudain son cœur enveloppé de glace.</p> + +<p>Et ils rentrèrent pour dîner.</p> + +<p>Ils s'installèrent sous une des tonnelles au bord de l'eau et se mirent +à manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta une bougie, +enfermée dans un globe de verre, qui les éclairait d'une lueur faible et +vacillante: et l'on entendait à tout moment les explosions de cris des +canotiers dans la grande salle du premier.</p> + +<p>Vers le dessert, Paul, prenant tendrement la main de Madeleine, lui +dit:—«Je me sens très fatigué, ma mignonne; si tu veux, nous nous +coucherons de bonne heure.»</p> + +<p>Mais elle avait compris la ruse, et elle lui lança ce regard +énigmatique, ce regard à perfidies qui apparaît si vite au fond de l'œil +de la femme. Puis, après avoir réfléchi, elle répondit:—«Tu te +coucheras si tu veux, moi j'ai promis d'aller au bal de la +Grenouillère.»</p> + +<p>Il eut un sourire lamentable, un de ces sourires dont on voile les plus +horribles souffrances, mais il répondit d'un ton caressant et +navré:—«Si tu étais bien gentille, nous resterions tous les deux.» Elle +fit «non» de la tête sans ouvrir la bouche. Il insista:—«T'en prie! ma +bichette.» Alors elle rompit brusquement:—«Tu sais ce que je t'ai dit. +Si tu n'es pas content, la porte est ouverte. On ne te retient pas. +Quant à moi, j'ai promis: j'irai.»</p> + +<p>Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans ses mains, +et resta là, rêvant douloureusement.</p> + +<p>Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ils repartaient dans +leurs yoles pour le bal de la Grenouillère.</p> + +<p>Madeleine dit à Paul:—«Si tu ne viens pas, décide-toi, je demanderai à +un de ces messieurs de me conduire.»</p> + +<p>Paul se leva:—«Allons!» murmura-t-il.</p> + +<p>Et ils partirent.</p> + +<p>La nuit était noire, pleine d'astres, parcourue par une haleine +embrasée, par un souffle pesant, chargé d'ardeurs, de fermentations, de +germes vifs qui, mêlés à la brise, l'alentissaient. Elle promenait sur +les visages une caresse chaude, faisait respirer plus vite, haleter un +peu, tant elle semblait épaissie et lourde.</p> + +<p>Les yoles se mettaient en route, portant à l'avant une lanterne +vénitienne. On ne distinguait point les embarcations, mais seulement ces +petits falots de couleur, rapides et dansants, pareils à des lucioles +en délire; et des voix couraient dans l'ombre de tous côtés.</p> + +<p>La yole des deux jeunes gens glissait doucement. Parfois, quand un +bateau lancé passait près d'eux, ils apercevaient soudain le dos blanc +du canotier éclairé par une lanterne.</p> + +<p>Lorsqu'ils eurent tourné le coude de la rivière, la Grenouillère leur +apparut dans le lointain. L'établissement en fête était orné de +girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappes de +lumières. Sur la Seine circulaient lentement quelques gros bachots +représentant des dômes, des pyramides, des monuments compliqués en feux +de toutes nuances. Des festons enflammés traînaient jusqu'à l'eau; et +quelquefois un falot rouge ou bleu, au bout d'une immense canne à pêche +invisible, semblait une grosse étoile balancée.</p> + +<p>Toute cette illumination répandait une lueur alentour du café, éclairait +de bas en haut les grands arbres de la berge dont le tronc se détachait +en gris pâle, et les feuilles en vert laiteux, sur le noir profond des +champs et du ciel.</p> + +<p>L'orchestre, composé de cinq artistes de banlieue, jetait au loin sa +musique de bastringue, maigre et sautillante, qui fit de nouveau chanter +Madeleine.</p> + +<p>Elle voulut tout de suite entrer. Paul désirait auparavant faire un tour +dans l'île; mais il dut céder.</p> + +<p>L'assistance s'était épurée. Les canotiers presque seuls restaient avec +quelques bourgeois clairsemés et quelques jeunes gens flanqués de +filles. Le directeur et organisateur de ce cancan, majestueux dans un +habit noir fatigué, promenait en tous sens sa tête ravagée de vieux +marchand de plaisirs publics à bon marché.</p> + +<p>La grosse Pauline et ses compagnes n'étaient pas là; et Paul respira.</p> + +<p>On dansait: les couples face à face cabriolaient éperdument, jetaient +leurs jambes en l'air jusqu'au nez des vis-à-vis.</p> + +<p>Les femelles, désarticulées des cuisses, bondissaient dans un envolement +de jupes révélant leurs dessous. Leurs pieds s'élevaient au-dessus de +leurs têtes avec une facilité surprenante, et elles balançaient leurs +ventres, frétillaient de la croupe, secouaient leurs seins, répandant +autour d'elles une senteur énergique de femmes en sueur.</p> + +<p>Les mâles s'accroupissaient comme des crapauds avec des gestes obscènes, +se contorsionnaient, grimaçants et hideux, faisaient la roue sur les +mains, ou bien, s'efforçant d'être drôles, esquissaient des manières +avec une grâce ridicule.</p> + +<p>Une grosse bonne et deux garçons servaient les consommations.</p> + +<p>Ce café-bateau, couvert seulement d'un toit, n'ayant aucune cloison qui +le séparât du dehors, la danse échevelée s'étalait en face de la nuit +pacifique et du firmament poudré d'astres.</p> + +<p>Tout à coup le Mont-Valérien, là-bas, en face, sembla s'éclairer comme +si un incendie se fût allumé derrière. La lueur s'étendit, s'accentua, +envahissant peu à peu le ciel, décrivant un grand cercle lumineux, d'une +lumière pâle et blanche. Puis quelque chose de rouge apparut, grandit, +d'un rouge ardent comme un métal sur l'enclume. Cela se développait +lentement en rond, semblait sortir de terre; et la lune, se détachant +bientôt de l'horizon, monta doucement dans l'espace. A mesure qu'elle +s'élevait, sa nuance pourpre s'atténuait, devenait jaune, d'un jaune +clair, éclatant; et l'astre paraissait diminuer à mesure qu'il +s'éloignait.</p> + +<p>Paul le regardait longtemps, perdu dans cette contemplation, oubliant sa +maîtresse. Quand il se retourna, elle avait disparu.</p> + +<p>Il la chercha, mais ne la trouva pas. Il parcourait les tables d'un œil +anxieux, allant et revenant sans cesse, interrogeant l'un et l'autre. +Personne ne l'avait vue.</p> + +<p>Il errait ainsi, martyrisé d'inquiétude, quand un des garçons lui +dit:—«C'est M<sup>me</sup> Madeleine que vous cherchez. Elle vient de partir +tout à l'heure en compagnie de M<sup>me</sup> Pauline.» Et, au même moment, Paul +apercevait, debout à l'autre extrémité du café, le mousse et les deux +belles filles, toutes trois liées par la taille, et qui le guettaient en +chuchotant.</p> + +<p>Il comprit, et, comme un fou, s'élança dans l'île.</p> + +<p>Il courut d'abord vers Chatou; mais, devant la plaine, il retourna sur +ses pas. Alors il se mit à fouiller l'épaisseur des taillis, à +vagabonder éperdument, s'arrêtant parfois pour écouter.</p> + +<p>Les crapauds, par tout l'horizon, lançaient leur note métallique et +courte.</p> + +<p>Vers Bougival, un oiseau inconnu modulait quelques sons qui arrivaient +affaiblis par la distance. Sur les larges gazons la lune versait une +molle clarté, comme une poussière de ouate; elle pénétrait les +feuillages, faisait couler sa lumière sur l'écorce argentée des +peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommets frémissants des +grands arbres. La grisante poésie de cette soirée d'été entrait dans +Paul malgré lui, traversait son angoisse affolée, remuait son cœur avec +une ironie féroce, développant jusqu'à la rage en son âme douce et +contemplative ses besoins d'idéale tendresse, d'épanchements passionnés +dans le sein d'une femme adorée et fidèle.</p> + +<p>Il fut contraint de s'arrêter, étranglé par des sanglots précipités, +déchirants.</p> + +<p>La crise passée, il repartit.</p> + +<p>Soudain il reçut comme un coup de couteau; on s'embrassait, là, derrière +ce buisson. Il y courut; c'était un couple amoureux, dont les deux +silhouettes s'éloignèrent vivement à son approche, enlacées, unies dans +un baiser sans fin.</p> + +<p>Il n'osait pas appeler, sachant bien qu'Elle ne répondrait point; et il +avait aussi une peur affreuse de les découvrir tout à coup.</p> + +<p>Les ritournelles des quadrilles avec les solos déchirants du piston, les +rires faux de la flûte, les rages aiguës du violon lui tiraillaient le +cœur exaspérant sa souffrance. La musique enragée, boitillante, courait +sous les arbres, tantôt affaiblie, tantôt grossie dans un souffle +passager de brise.</p> + +<p>Tout à coup il se dit qu'Elle était revenue peut-être? Oui! elle était +revenue! pourquoi pas? Il avait perdu la tête sans raison, stupidement, +emporté par ses terreurs, par les soupçons désordonnés qui +l'envahissaient depuis quelque temps.</p> + +<p>Et, saisi par une de ces accalmies singulières qui traversent parfois +les plus grands désespoirs, il retourna vers le bal.</p> + +<p>D'un coup d'œil il parcourut la salle. Elle n'était pas là. Il fit le +tour des tables, et brusquement se trouva de nouveau avec les trois +femmes. Il avait apparemment une figure désespérée et drôle, car toutes +trois ensemble éclatèrent de gaieté.</p> + +<p>Il se sauva, repartit dans l'île, se rua à travers les taillis, +haletant.—Puis il écouta de nouveau,—il écouta longtemps, car ses +oreilles bourdonnaient; mais, enfin, il crut entendre un peu plus loin +un petit rire perçant qu'il connaissait bien; et il avança tout +doucement, rampant, écartant les branches, la poitrine tellement secouée +par son cœur qu'il ne pouvait plus respirer.</p> + +<p>Deux voix murmuraient des paroles qu'il n'entendait pas encore. Puis +elles se turent.</p> + +<p>Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de ne pas +savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passion furieuse qui +le ravageait. Il allait retourner à Chatou, prendre le train, et ne +reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Mais son image +brusquement l'envahit, et il l'aperçut en sa pensée quand elle +s'éveillait au matin, dans leur lit tiède, se pressait câline contre +lui, jetant ses bras à son cou, avec ses cheveux répandus, un peu mêlés +sur le front, avec ses yeux fermés encore et ses lèvres ouvertes pour le +premier baiser; et le souvenir subit de cette caresse matinale l'emplit +d'un regret frénétique et d'un désir forcené.</p> + +<p>On parlait de nouveau; et il s'approcha, courbé en deux. Puis un léger +cri courut sous les branches tout près de lui. Un cri! Un de ces cris +d'amour qu'il avait appris à connaître aux heures éperdues de leur +tendresse. Il avançait encore, toujours, comme malgré lui, attiré +invinciblement, sans avoir conscience de rien... et il les vit.</p> + +<p>Oh! si c'eût été un homme, l'autre! mais cela! cela! Il se sentait +enchaîné par leur infamie même. Et il restait là, anéanti, bouleversé, +comme s'il eût découvert tout à coup un cadavre cher et mutilé, un crime +contre nature, monstrueux, une immonde profanation.</p> + +<p>Alors, dans un éclair de pensée involontaire, il songea au petit poisson +dont il avait senti arracher les entrailles... Mais Madeleine murmura: +«Pauline!» du même ton passionné qu'elle disait: «Paul!» et il fut +traversé d'une telle douleur qu'il s'enfuit de toutes ses forces.</p> + +<p>Il heurta deux arbres, tomba sur une racine, repartit, et se trouva +soudain devant le fleuve, devant le bras rapide éclairé par la lune. Le +courant torrentueux faisait de grands tourbillons où se jouait la +lumière. La berge haute dominait l'eau comme une falaise, laissant à son +pied une large bande obscure, où les remous s'entendaient dans l'ombre.</p> + +<p>Sur l'autre rive, les maisons de campagne de Croissy s'étageaient en +pleine clarté.</p> + +<p>Paul vit tout cela comme dans un songe, comme à travers un souvenir; il +ne songeait à rien, ne comprenait rien, et toutes les choses, son +existence même, lui apparaissaient vaguement, lointaines, oubliées, +finies.</p> + +<p>Le fleuve était là. Comprit-il ce qu'il faisait? Voulut-il mourir? Il +était fou. Il se retourna cependant vers l'île, vers Elle; et, dans +l'air calme de la nuit où dansaient toujours les refrains affaiblis et +obstinés du bastringue, il lança d'une voix désespérée, suraiguë, +surhumaine, un effroyable cri:—«Madeleine!»</p> + +<p>Son appel déchirant traversa le large silence du ciel, courut par tout +l'horizon.</p> + +<p>Puis, d'un bond formidable, d'un bond de bête, il sauta dans la rivière. +L'eau jaillit, se referma, et de la place où il avait disparu, une +succession de grands cercles partit, élargissant jusqu'à l'autre berge +leurs ondulations brillantes.</p> + +<p>Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa:—«C'est Paul.»—Un +soupçon surgit en son âme. «Il s'est noyé,» dit-elle. Et elle s'élança +vers la rive où la grosse Pauline la rejoignit.</p> + +<p>Un lourd bachot monté par deux hommes tournait et retournait sur place. +Un des bateliers ramait, l'autre enfonçait dans l'eau un grand bâton et +semblait chercher quelque chose. Pauline cria:—«Que faites-vous? Qu'y +a-t-il?» Une voix inconnue répondit:—«C'est un homme qui vient de se +noyer.»</p> + +<p>Les deux femmes, pressées l'une contre l'autre, hagardes, suivaient les +évolutions de la barque. La musique de la Grenouillère folâtrait +toujours au loin, semblait accompagner en cadence les mouvements des +sombres pêcheurs; et la rivière, qui cachait maintenant un cadavre, +tournoyait, illuminée.</p> + +<p>Les recherches se prolongeaient. L'attente horrible faisait grelotter +Madeleine. Enfin, après une demi-heure au moins, un des hommes +annonça:—«Je le tiens!» Et il fit remonter sa longue gaffe doucement, +tout doucement. Puis quelque chose de gros apparut à la surface de +l'eau. L'autre marinier quitta ses rames, et tous deux, unissant leurs +forces, halant sur la masse inerte, la firent culbuter dans leur +bateau.</p> + +<p>Ensuite ils gagnèrent la terre, en cherchant une place éclairée et +basse. Au moment où ils abordaient, les femmes arrivaient aussi.</p> + +<p>Dès qu'elle le vit, Madeleine recula d'horreur. Sous la lumière de la +lune, il semblait vert déjà, avec sa bouche, ses yeux, son nez, ses +habits pleins de vase. Ses doigts fermés et raidis étaient affreux. Une +espèce d'enduit noirâtre et liquide couvrait tout son corps. La figure +paraissait enflée, et de ses cheveux collés par le limon une eau sale +coulait sans cesse.</p> + +<p>Les deux hommes l'examinèrent.</p> + +<p>—Tu le connais? dit l'un.</p> + +<p>L'autre, le passeur de Croissy, hésitait: «Oui,—il me semble bien que +j'ai vu cette tête-là; mais tu sais, comme ça, on ne reconnaît pas +bien.»—Puis, soudain:—«Mais c'est monsieur Paul!</p> + +<p>—Qui ça, monsieur Paul?» demanda son camarade. Le premier reprit:</p> + +<p>—Mais monsieur Paul Baron, le fils du sénateur, ce p'tit qu'était si +amoureux.</p> + +<p>L'autre ajouta philosophiquement.</p> + +<p>—Eh bien, il a fini de rigoler maintenant; c'est dommage tout de même +quand on est riche!</p> + +<p>Madeleine sanglotait, tombée par terre. Pauline s'approcha du corps et +demanda:—«Est-ce qu'il est bien mort?—tout à fait?»</p> + +<p>Les hommes haussèrent les épaules:—«Oh! après ce temps-là! pour sûr.»</p> + +<p>Puis l'un d'eux interrogea:—«C'est chez Grillon qu'il logeait?»—«Oui, +reprit l'autre; faut le reconduire, y aura de la braise.»</p> + +<p>Ils remontèrent dans leur bateau et repartirent, s'éloignant lentement à +cause du courant rapide; et longtemps encore après qu'on ne les vit plus +de la place où les femmes étaient restées, on entendit tomber dans l'eau +les coups réguliers des avirons.</p> + +<p>Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine éplorée, la câlina, +l'embrassa longtemps, la consola:—«Que veux-tu, ce n'est point ta +faute, n'est-ce pas? On ne peut pourtant pas empêcher les hommes de +faire des bêtises. Il l'a voulu, tant pis pour lui, après tout!»—Puis, +la relevant:—«Allons, ma chérie, viens-t'en coucher à la maison; tu ne +peux pas rentrer chez Grillon ce soir.»—Elle l'embrassa de +nouveau:—«Va, nous te guérirons,» dit-elle.</p> + +<p>Madeleine se releva, et, pleurant toujours, mais avec des sanglots +affaiblis, la tête sur l'épaule de Pauline, comme réfugiée dans une +tendresse plus intime et plus sûre, plus familière et plus confiante, +elle partit à tout petits pas.</p> + + + +<h3><a name="LES_BIJOUX" id="LES_BIJOUX"></a>LES BIJOUX</h3> + +<hr class="body" /> + + +<p>M. Lantin ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son +sous-chef de bureau, l'amour l'enveloppa comme un filet.</p> + +<p>C'était la fille d'un percepteur de province, mort depuis quelques +années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait +quelques familles bourgeoises de son quartier dans l'espoir de marier la +jeune personne. Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et +douces. La jeune fille semblait le type absolu de l'honnête femme à +laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste +avait un charme de pudeur angélique, et l'imperceptible sourire qui ne +quittait point ses lèvres semblait un reflet de son cœur.</p> + +<p>Tout le monde chantait ses louanges; tous ceux qui la connaissaient +répétaient sans fin: «Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait +trouver mieux.»</p> + +<p>M. Lantin, alors commis principal au ministère de l'intérieur, aux +appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en +mariage et l'épousa.</p> + +<p>Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison +avec une économie si adroite qu'ils semblaient vivre dans le luxe. Il +n'était point d'attentions, de délicatesses, de chatteries qu'elle n'eût +pour son mari; et la séduction de sa personne était si grande que, six +ans après leur rencontre, il l'aimait plus encore qu'aux premiers jours.</p> + +<p>Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et des +bijouteries fausses.</p> + +<p>Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires) +lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même +pour les premières représentations; et elle traînait, bon gré, mal gré, +son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa +journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au +spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait +ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette +manière d'agir. Elle s'y décida enfin par complaisance, et il lui en sut +un gré infini.</p> + +<p>Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se +parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon +goût toujours, mais modestes; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible, +humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la +simplicité de ses robes, mais elle prit l'habitude de pendre à ses +oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle +portait des colliers de perles fausses, de bracelets en similor, des +peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines.</p> + +<p>Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent: +«Ma chère, quand on n'a pas le moyen de se payer des bijoux véritables, +on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les +plus rares joyaux.»</p> + +<p>Mais elle souriait doucement et répétait: «Que veux-tu? J'aime ça. C'est +mon vice. Je sais bien que tu as raison; mais on ne se refait pas. +J'aurais adoré les bijoux, moi!»</p> + +<p>Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter +les facettes des cristaux taillés en répétant: «Mais regarde donc comme +c'est bien fait. On jurerait du vrai.»</p> + +<p>Il souriait en déclarant: «Tu as des goûts de Bohémienne.»</p> + +<p>Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête à tête au coin du +feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de +maroquin où elle enfermait la «pacotille», selon le mot de M. Lantin; et +elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention +passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et +profonde; et elle s'obstinait à passer un collier au cou de son mari +pour rire ensuite de tout son cœur en s'écriant: «Comme tu es drôle!» +Puis elle se jetait dans ses bras et l'embrassait éperdument.</p> + +<p>Comme elle avait été à l'Opéra, une nuit d'hiver, elle rentra toute +frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard +elle mourait d'une fluxion de poitrine.</p> + +<p>Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible +que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au +soir, l'âme déchirée d'une souffrance intolérable, hanté par le +souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte.</p> + +<p>Le temps n'apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du +bureau, alors que les collègues s'en venaient causer un peu des choses +du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, +ses yeux s'emplir d'eau; il faisait une grimace affreuse et se mettait à +sangloter.</p> + +<p>Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s'enfermait tous +les jours pour penser à elle; et tous les meubles, ses vêtements mêmes +demeuraient à leur place comme ils se trouvaient au dernier jour.</p> + +<p>Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements, qui, entre les +mains de sa femme, suffisaient à tous les besoins du ménage, devenaient, +à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec +stupeur comment elle avait su s'y prendre pour lui faire boire toujours +des vins excellents et manger des nourritures délicates qu'il ne pouvait +plus se procurer avec ses modestes ressources.</p> + +<p>Il fit quelques dettes et courut après l'argent à la façon des gens +réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un +sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre +quelque chose; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la +«pacotille» de sa femme, car il avait gardé au fond du cœur une sorte de +rancune contre ces «trompe-l'œil» qui l'irritaient autrefois. Leur vue +même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée.</p> + +<p>Il chercha longtemps dans le tas de clinquant qu'elle avait laissé, car +jusqu'aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté obstinément, +rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se décida pour le +grand collier qu'elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir, +pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d'un travail très +soigné pour du faux.</p> + +<p>Il le mit en sa poche et s'en alla vers son ministère en suivant les +boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât +confiance.</p> + +<p>Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d'étaler ainsi sa misère et +de chercher à vendre une chose de si peu de prix.</p> + +<p>—Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous +estimez ce morceau.</p> + +<p>L'homme reçut l'objet, l'examina, le retourna, le soupesa, prit une +loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le +collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de +l'effet.</p> + +<p>M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour +déclarer: «Oh! je sais bien que cela n'a aucune valeur.»—Quand le +bijoutier prononça:</p> + +<p>—Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs; mais je ne +pourrais l'acheter que si vous m'en faisiez connaître la provenance.</p> + +<p>Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas. Il +balbutia enfin: «Vous dites?... Vous êtes sûr.» L'autre se méprit sur +son étonnement, et d'un ton sec: «Vous pouvez chercher ailleurs si on +vous en donne davantage. Pour moi cela vaut, au plus, quinze mille. Vous +reviendrez me trouver si vous ne trouvez pas mieux.»</p> + +<p>M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s'en alla, obéissant +à un confus besoin de se trouver seul et de réfléchir.</p> + +<p>Mais, dès qu'il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il +pensa: «L'imbécile! oh! l'imbécile! Si je l'avais pris au mot tout de +même! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai!»</p> + +<p>Et il pénétra chez un autre marchand, à l'entrée de la rue de la Paix. +Dès qu'il eut aperçu le bijou, l'orfèvre s'écria:</p> + +<p>—Ah! parbleu; je le connais bien, ce collier; il vient de chez moi.</p> + +<p>M. Lantin, fort troublé, demanda:</p> + +<p>—Combien vaut-il?</p> + +<p>—Monsieur, je l'ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre +pour dix-huit mille, quand vous m'aurez indiqué, pour obéir aux +prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur. Cette fois M. +Lantin s'assit perclus d'étonnement. Il reprit:—Mais... mais, +examinez-le bien attentivement, monsieur, j'avais cru jusqu'ici qu'il +était en... faux.</p> + +<p>Le joaillier reprit:—Voulez-vous me dire votre nom, monsieur?</p> + +<p>—Parfaitement. Je m'appelle Lantin, je suis employé au ministère de +l'intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs.</p> + +<p>Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça: «Ce collier a +été envoyé en effet à l'adresse de M^me Lantin, 16, rue des Martyrs, le +20 juillet 1876.»</p> + +<p>Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l'employé éperdu de +surprise, l'orfèvre flairant un voleur.</p> + +<p>Celui-ci reprit:—Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre +heures seulement, je vais vous en donner un reçu?</p> + +<p>M. Lantin balbutia:—Mais oui, certainement. Et il sortit en pliant le +papier qu'il mit dans sa poche.</p> + +<p>Puis il traversa la rue, la remonta, s'aperçut qu'il se trompait de +route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son +erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nette dans la tête. Il +s'efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n'avait pu acheter un +objet d'une pareille valeur.—Non, certes.—Mais alors, c'était un +cadeau! Un cadeau! Un cadeau de qui? Pourquoi?</p> + +<p>Il s'était arrêté, et il demeurait debout au milieu de l'avenue. Le +doute horrible l'effleura.—Elle?—Mais alors tous les autres bijoux +étaient aussi des cadeaux! Il lui sembla que la terre remuait; qu'un +arbre, devant lui, s'abattait; il étendit les bras et s'écroula, privé +de sentiment.</p> + +<p>Il reprit connaissance dans la boutique d'un pharmacien où les passants +l'avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s'enferma.</p> + +<p>Jusqu'à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas +crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il +dormit d'un pesant sommeil.</p> + +<p>Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à son +ministère. C'était dur de travailler après de pareilles secousses. Il +réfléchit alors qu'il pouvait s'excuser auprès de son chef; et il lui +écrivit. Puis il songea qu'il fallait retourner chez le bijoutier, et +une honte l'empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait +pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s'habilla et sortit.</p> + +<p>Il faisait beau, le ciel bleu s'étendait sur la ville qui semblait +sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches.</p> + +<p>Lantin se dit, en les regardant passer: «Comme on est heureux quand on a +de la fortune! Avec de l'argent on peut secouer jusqu'aux chagrins, on +va où l'on veut, on voyage, on se distrait! Oh! si j'étais riche!»</p> + +<p>Il s'aperçut qu'il avait faim, n'ayant pas mangé depuis l'avant-veille. +Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille +francs! Dix-huit mille francs! c'était une somme, cela!</p> + +<p>Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long en large +sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs! Vingt +fois il faillit entrer; mais la honte l'arrêtait toujours.</p> + +<p>Il avait faim pourtant, grand'faim, et pas un sou. Il se décida +brusquement, traversa la rue en courant pour ne pas se laisser le temps +de réfléchir, et il se précipita chez l'orfèvre.</p> + +<p>Dès qu'il l'aperçut, le marchand s'empressa, offrit un siège avec une +politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardaient de +côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres.</p> + +<p>Le bijoutier déclara:—Je me suis renseigné, Monsieur, et si vous êtes +toujours dans les mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la +somme que je vous ai proposée.</p> + +<p>L'employé balbutia:—Mais certainement.</p> + +<p>L'orfèvre tira d'un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les +tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d'une main frémissante +l'argent dans sa poche.</p> + +<p>Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait +toujours, et, baissant les yeux:—J'ai... j'ai d'autres bijoux... qui me +viennent... de la même succession. Vous conviendrait-il de me les +acheter aussi?</p> + +<p>Le marchand s'inclina:—Mais certainement, Monsieur. Un des commis +sortit pour rire à son aise; un autre se mouchait avec force.</p> + +<p>Lantin impassible, rouge et grave, annonça:—Je vais vous les apporter.</p> + +<p>Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.</p> + +<p>Quant il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n'avait pas +encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets pièce à pièce, +évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison.</p> + +<p>Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait +qu'on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut à +mesure que s'élevait la somme.</p> + +<p>Les gros brillants d'oreilles valent vingt mille francs, les bracelets +trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une +parure d'émeraudes et de saphirs quatorze mille; un solitaire suspendu à +une chaîne d'or formant collier quarante mille; le tout atteignant le +chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs.</p> + +<p>Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse:—Cela vient d'une +personne qui mettait toutes ses économies en bijoux.</p> + +<p>Lantin prononça gravement:—C'est une manière comme une autre de placer +son argent. Et il s'en alla après avoir décidé avec l'acquéreur qu'une +contre-expertise aurait lieu le lendemain.</p> + +<p>Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme avec +l'envie d'y grimper, comme si c'eût été un mât de cocagne. Il se sentait +léger à jouer à saute-mouton par-dessus la statue de l'Empereur perché +là-haut dans le ciel.</p> + +<p>Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille.</p> + +<p>Puis il prit un fiacre et fit un tour au Bois. Il regardait les +équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux +passants: «Je suis riche aussi, moi. J'ai deux cent mille francs!»</p> + +<p>Le souvenir de son ministère lui revint. Il s'y fit conduire, entra +délibérément chez son chef et annonça:—Je viens, Monsieur, vous donner +ma démission. J'ai fait un héritage de trois cent mille francs. Il alla +serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses projets +d'existence nouvelle; puis il dîna au café Anglais.</p> + +<p>Se trouvant à côté d'un monsieur qui lui parut distingué, il ne put +résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine +coquetterie, qu'il venait d'hériter de quatre cent mille francs.</p> + +<p>Pour la première fois de sa vie il ne s'ennuya pas au théâtre, et il +passa sa nuit avec des filles.</p> + +<p>Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très honnête, +mais d'un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir.</p> + + + +<h3><a name="UN_NORMAND" id="UN_NORMAND"></a>UN NORMAND</h3> + +<hr class="body" /> + + +<p class="add"><i>A Paul Alexis.</i></p> + +<p>Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route +de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies; puis le +cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.</p> + +<p>C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. +Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, +travaillés comme des bibelots d'ivoire; en face, Saint-Sever, le +faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le +grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.</p> + +<p>Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments +humains; et là-bas, la «Pompe à feu» de la «Foudre», sa rivale presque +aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides +d'Égypte.</p> + +<p>Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à +droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de +prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.</p> + +<p>De place en place, des grands navires à l'ancre le long des berges du +large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu-leu, +vers le Havre; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de +deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit +remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.</p> + +<p>Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant +paysage; mais il souriait sans cesse; il semblait rire en lui-même. Tout +à coup, il éclata: «Ah! vous allez voir quelque chose de drôle: la +chapelle au père Mathieu. Ça, c'est du nanan, mon bon.»</p> + +<p>Je le regardai d'un œil étonné. Il reprit:</p> + +<p>—Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans +le nez. Le père Mathieu est le plus Normand de la province, et sa +chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins; mais je vais +vous donner d'abord quelques mots d'explication.</p> + +<p>Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père «La Boisson», est un ancien +sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions +admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la +malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à des +protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien d'une +chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et fréquentée +principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa statue +merveilleuse: «Notre-Dame du Gros-Ventre», et il la traite avec une +certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a +composé lui-même et fait imprimer une prière spéciale pour sa <span class="smcap">BONNE +VIERGE</span>. Cette prière est un chef-d'œuvre d'ironie involontaire, d'esprit +normand où la raillerie se mêle à la peur du <span class="smcap">Saint</span>, à la peur +superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas +beaucoup à sa patronne; cependant il y croit un peu, par prudence, et il +la ménage, par politique.</p> + +<p class="top5">Voici le début de cette étonnante oraison:</p> + +<p class="point">«Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne des filles-mères en ce +pays et par toute la terre, protégez votre servante qui a fauté dans un +moment d'oubli.»</p> + +<p>Cette supplique se termine ainsi:</p> + +<p>«Ne m'oubliez surtout pas auprès de votre saint Époux et intercédez +auprès de Dieu le Père, pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au +vôtre.»</p> + +<p>Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui +sous le manteau, et elle passe pour salutaire à celles qui la récitent +avec onction.</p> + +<p>En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le +valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits +secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, +qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.</p> + +<p>Mais vous verrez par vous-même.</p> + +<p>Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point +suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de +Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la +chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un +fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois, +invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine +couleur, une année qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les +Saints guérissent les maladies; mais chacun a sa spécialité; et il ne +faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns +des autres comme des cabotins.</p> + +<p>Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter +Mathieu.</p> + +<p>—Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur?</p> + +<p>—Mais y a saint Osyme qu'est bon; y a aussi saint Pamphile qu'est pas +mauvais.</p> + +<p>Ce n'est pas tout.</p> + +<p>Comme Mathieu a du temps de reste, il boit; mais il boit en artiste, en +convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est +gris, mais il le sait; il le sait si bien qu'il note, chaque jour, le +degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation; la +chapelle ne vient qu'après.</p> + +<p>Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le +saoulomètre.</p> + +<p>L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi +précises que celles d'un mathématicien.</p> + +<p>Vous l'entendez dire sans cesse:—«D'puis lundi, j'ai passé +quarante-cinq.»</p> + +<p>Ou bien:—«J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit.»</p> + +<p>Ou bien:—«J'en avais bien soixante-six à soixante-dix.»</p> + +<p>Ou bien:—«Cré coquin, je m'croyais dans les cinquante, v'là que +j'm'aperçois qu'j'étais dans soixante-quinze!»</p> + +<p>Jamais il ne se trompe.</p> + +<p>Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses +observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix, +on ne peut se fier absolument à son affirmation.</p> + +<p>Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, +il était crânement gris.</p> + +<p>Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en +des colères folles. Elle l'attend sur la porte, quand il rentre, et elle +hurle:—«Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne!»</p> + +<p>Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et, d'un ton +sévère:—«Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à +d'main.»</p> + +<p>Si elle continue à vociférer, il s'approche et, la voix +tremblante:—«Gueule plus; j'suis dans les quatre-vingt-dix; j'ne mesure +plus; j'vas cogner, prends garde!»</p> + +<p>Alors, Mélie bat en retraite.</p> + +<p>Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et +répond:—«Allons, allons! assez causé; c'est passé. Tant qu'j'aurai pas +atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j'passe le mètre, j'te +permets de m'corriger, ma parole!»</p> + +<p class="top5">Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s'enfonçait dans +l'admirable forêt de Roumare.</p> + +<p>L'automne, l'automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux +dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu +avaient coulé du ciel dans l'épaisseur des bois.</p> + +<p>On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami +tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s'enfonça dans +le taillis.</p> + +<p>Et bientôt, du sommet d'une grande côte, nous découvrions de nouveau la +magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s'allongeant à nos +pieds.</p> + +<p>Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d'ardoises et surmonté +d'un clocher haut comme une ombrelle s'adossait contre une jolie maison +aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.</p> + +<p>Une grosse voix cria: «V'là des amis!» Et Mathieu parut sur le seuil. +C'était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de +longues moustaches blanches.</p> + +<p>Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer +dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait:</p> + +<p>«Moi, monsieur, j'n'ai pas d'appartement distingué. J'aime bien à +n'point m'éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient +compagnie.»</p> + +<p>Puis, se tournant vers mon ami:</p> + +<p>«Pourquoi venez-vous un jeudi? Vous savez bien que c'est jour de +consultation d'ma patronne. J'veux pas sortir c't'après-midi.»</p> + +<p>Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement: «Mélie-e-e!» +qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou +remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée.</p> + +<p>Mélie ne répondit point.</p> + +<p>Alors Mathieu cligna de l'œil avec malice.</p> + +<p>—«A n'est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu'hier je me suis +trouvé dans les quatre-vingt-dix.»</p> + +<p>Mon voisin se mit à rire:—«Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu! Comment +avez-vous fait?»</p> + +<p>Mathieu répondit:</p> + +<p>—«J'vas vous dire. J'n'ai trouvé, l'an dernier, qu'vingt rasières +d'pommes d'abricot. Y n'y en a pu; mais pour faire du cidre y n'y a +qu'ça. Donc j'en fis une pièce qu'je mis hier en perce. Pour du nectar +c'est du nectar; vous m'en direz des nouvelles. J'avais ici Polyte; +j'nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s'rassasier +(on en boirait jusqu'à d'main), si bien que, d'coup en coup, je m'sens +une fraîcheur dans l'estomac. J'dis à Polyte: «Si on buvait un verre de +fine pour se réchauffer!» Y consent. Mais c'te fine, ça vous met l'feu +dans l'corps, si bien qu'il a fallu r'venir au cidre. Mais v'là que +d'fraîcheur en chaleur et d'chaleur en fraîcheur, j'm'aperçois que +j'suis dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre.»</p> + +<p>La porte s'ouvrit. Mélie parut, et tout de suite, avant de nous avoir +dit bonjour: «...Crés cochons, vous aviez bien l'mètre tous les deux.»</p> + +<p>Alors Mathieu se fâcha:—«Dis pas ça, Mélie, dis pas ça; j'ai jamais été +au mètre.»</p> + +<p>On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à +côté de la petite chapelle de «Notre-Dame du Gros-Ventre» et en face de +l'immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec une raillerie mêlée de +crédulités inattendues, d'invraisemblables histoires de miracles.</p> + +<p>Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et +grisant qu'il préférait à tous les liquides et nous fumions nos pipes, à +cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent.</p> + +<p>Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles +demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l'œil vers nous et répondit:</p> + +<p>—J'vas vous donner ça.</p> + +<p>Et il disparut dans son bûcher.</p> + +<p>Il y resta bien cinq minutes; puis il revint avec une figure consternée. +Il levait les bras:</p> + +<p>—J'sais pas oùs qu'il est, je l'trouve pu; j'suis pourtant sûr que je +l'avais.</p> + +<p>Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau: +«Mélie-e-e!» Du fond de la cour sa femme répondit:</p> + +<p>—«Qué qu'y a?</p> + +<p>—Ousqu'il est saint Blanc! Je l'trouve pu dans l'bûcher.»</p> + +<p>Alors, Mélie jeta cette explication:</p> + +<p>«C'est-y pas celui qu't'as pris l'aut'e semaine pour boucher l'trou d'la +cabine à lapins?»</p> + +<p>Mathieu tressaillit:—«Nom d'un tonnerre, ça s'peut bien!»</p> + +<p>Alors il dit aux deux femmes:—«Suivez-moi.»</p> + +<p>Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.</p> + +<p>En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu, maculé de +boue et d'ordures, servait d'angle à la cabine à lapins.</p> + +<p>Dès qu'elles l'aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se +signèrent et se mirent à murmurer des <i>Oremus</i>. Mais Mathieu se +précipita: «Attendez, vous v'là dans la crotte; j'vas vous donner une +botte de paille.»</p> + +<p>Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis, +considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit +pour son commerce, il ajouta:</p> + +<p>—«J'vas vous l'débrouiller un brin.»</p> + +<p>Il prit un seau d'eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le +bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.</p> + +<p>Puis, quand il eut fini, il ajouta:—«Maintenant, il n'y a plus d'mal.» +Et il nous ramena boire un coup.</p> + +<p>Comme il portait le verre à sa bouche, il s'arrêta, et, d'un air un peu +confus:—«C'est égal, quand j'ai mis saint Blanc aux lapins, j'croyais +bien qui n'f'rait pu d'argent. Y avait deux ans qu'on n'le d'mandait +plus. Mais les saints, voyez-vous, ça n'passe jamais.»</p> + +<p>Il but et reprit:</p> + +<p>—«Allons, buvons encore un coup. Avec des amis y n'faut pas y aller à +moins d'cinquante; et j'n'en sommes seulement pas à trente-huit.»</p> + + + +<h3><a name="AU_BOIS" id="AU_BOIS"></a>AU BOIS</h3> + +<hr class="body" /> + + +<p>Le maire allait se mettre à table pour déjeuner quand on le prévint que +le garde champêtre l'attendait à la mairie avec deux prisonniers.</p> + +<p>Il s'y rendit aussitôt, et il aperçut en effet son garde champêtre, le +père Hochedur, debout et surveillant d'un air sévère un couple de +bourgeois mûrs.</p> + +<p>L'homme, un gros père, à nez rouge et à cheveux blancs, semblait +accablé; tandis que la femme, une petite mère endimanchée très ronde, +très grasse, aux joues luisantes, regardait d'un œil de défi l'agent de +l'autorité qui les avait capturés.</p> + +<p>Le maire demanda:</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est, père Hochedur?</p> + +<p>Le garde champêtre fit sa déposition.</p> + +<p>Il était sorti le matin, à l'heure ordinaire, pour accomplir sa tournée +du côté des bois Champioux jusqu'à la frontière d'Argenteuil. Il n'avait +rien remarqué d'insolite dans la campagne sinon qu'il faisait beau temps +et que les blés allaient bien, quand le fils aux Bredel, qui binait sa +vigne, avait crié:</p> + +<p>—Hé, père Hochedur, allez voir au bord du bois, au premier taillis, +vous y trouverez un couple de pigeons qu'ont bien cent trente ans à eux +deux.</p> + +<p>Il était parti dans la direction indiquée; il était entré dans le fourré +et il avait entendu des paroles et des soupirs qui lui firent supposer +un flagrant délit de mauvaises mœurs.</p> + +<p>Donc, avançant sur ses genoux et sur ses mains comme pour surprendre un +braconnier, il avait appréhendé le couple présent au moment où il +s'abandonnait à son instinct.</p> + +<p>Le maire stupéfait considéra les coupables. L'homme comptait bien +soixante ans et la femme au moins cinquante-cinq.</p> + +<p>Il se mit à les interroger, en commençant par le mâle, qui répondait +d'une voix si faible qu'on l'entendait à peine.</p> + +<p>—Votre nom.</p> + +<p>—Nicolas Beaurain.</p> + +<p>—Votre profession.</p> + +<p>—Mercier, rue des Martyrs, à Paris.</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous faisiez dans ce bois?</p> + +<p>Le mercier demeura muet, la tête baissée sur son gros ventre, les mains +à plat sur ses cuisses.</p> + +<p>Le maire reprit:</p> + +<p>—Niez-vous ce qu'affirme l'agent de l'autorité municipale?</p> + +<p>—Non, monsieur.</p> + +<p>—Alors, vous avouez?</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>—Qu'avez-vous à dire pour votre défense?</p> + +<p>—Rien, monsieur.</p> + +<p>—Où avez-vous rencontré votre complice?</p> + +<p>—C'est ma femme, monsieur.</p> + +<p>—Votre femme?</p> + +<p>—Oui, monsieur.</p> + +<p>—Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris?</p> + +<p>—Pardon, monsieur, nous vivons ensemble!</p> + +<p>—Mais... alors... vous êtes fou, tout à fait fou, mon cher monsieur, de +venir vous faire pincer ainsi, en plein champ, à dix heures du matin.</p> + +<p>Le mercier semblait prêt à pleurer de honte. Il murmura:</p> + +<p>—C'est elle qui a voulu ça! Je lui disais hier que c'était stupide. +Mais quand une femme a quelque chose dans la tête... vous savez... elle +ne l'a pas ailleurs.</p> + +<p>Le maire, qui aimait l'esprit gaulois, sourit et répliqua:</p> + +<p>—Dans votre cas, c'est le contraire qui aurait dû avoir lieu. Vous ne +seriez pas ici si elle ne l'avait eu que dans la tête.</p> + +<p>Alors une colère saisit M. Beaurain, et se tournant vers sa femme:</p> + +<p>—Vois-tu où tu nous as menés avec ta poésie? Hein, y sommes-nous? Et +nous irons devant les tribunaux, maintenant, à notre âge, pour attentat +aux mœurs! Et il nous faudra fermer boutique, vendre la clientèle et +changer de quartier. Y sommes-nous?</p> + +<p>M<sup>me</sup> Beaurain se leva, et, sans regarder son mari, elle s'expliqua +sans embarras, sans vaine pudeur, presque sans hésitation.</p> + +<p>—Mon Dieu, monsieur le maire, je sais bien que nous sommes ridicules. +Voulez-vous me permettre de plaider ma cause comme un avocat, ou mieux +comme une pauvre femme; et j'espère que vous voudrez bien nous renvoyer +chez nous, et nous épargner la honte des poursuites.</p> + +<p>Autrefois, quand j'étais jeune, j'ai fait la connaissance de M. Beaurain +dans ce pays-ci, un dimanche. Il était employé dans un magasin de +mercerie; moi j'étais demoiselle dans un magasin de confections. Je me +rappelle de ça comme d'hier. Je venais passer les dimanches ici, de +temps en temps, avec une amie, Rose Levêque, avec qui j'habitais rue +Pigalle. Rose avait un bon ami, et moi pas. C'est lui qui nous +conduisait ici. Un samedi, il m'annonça en riant, qu'il amènerait un +camarade le lendemain. Je compris bien ce qu'il voulait; mais je +répondis que c'était inutile. J'étais sage, monsieur.</p> + +<p>«Le lendemain donc, nous avons trouvé au chemin de fer M. Beaurain. Il +était bien de sa personne à cette époque-là. Mais j'étais décidée à ne +pas céder, et je ne cédai pas non plus.</p> + +<p>«Nous voici donc arrivés à Bezons. Il faisait un temps superbe, de ces +temps qui vous chatouillent le cœur. Moi, quand il fait beau, aussi bien +maintenant qu'autrefois, je deviens bête à pleurer, et quand je suis à +la campagne je perds la tête. La verdure, les oiseaux qui chantent, les +blés qui remuent au vent, les hirondelles qui vont si vite, l'odeur de +l'herbe, les coquelicots, les marguerites, tout ça me rend folle! C'est +comme le champagne quand on n'en a pas l'habitude!</p> + +<p>«Donc il faisait un temps superbe, et doux, et clair, qui vous entrait +dans le corps par les yeux en regardant et par la bouche en respirant. +Rose et Simon s'embrassaient toutes les minutes! Ça me faisait quelque +chose de les voir. M. Beaurain et moi nous marchions derrière eux, sans +guère parler. Quand on ne se connaît pas on ne trouve rien à se dire. Il +avait l'air timide, ce garçon, et ça me plaisait de le voir embarrassé. +Nous voici arrivés dans le petit bois. Il y faisait frais comme dans un +bain, et tout le monde s'assit sur l'herbe. Rose et son ami me +plaisantaient sur ce que j'avais l'air sévère; vous comprenez bien que +je ne pouvais pas être autrement. Et puis voilà qu'ils recommencent à +s'embrasser sans plus se gêner que si nous n'étions pas là; et puis ils +se sont parlé tout bas; et puis ils se sont levés et ils sont partis +dans les feuilles sans rien dire. Jugez quelle sotte figure je faisais, +moi, en face de ce garçon que je voyais pour la première fois. Je me +sentais tellement confuse de les voir partir ainsi que ça me donna du +courage; et je me suis mise à parler. Je lui demandai ce qu'il faisait; +il était commis de mercerie, comme je vous l'ai appris tout à l'heure. +Nous causâmes donc quelques instants; ça l'enhardit, lui, et il voulut +prendre des privautés, mais je le remis à sa place, et roide, encore. +Est-ce pas vrai, monsieur Beaurain?»</p> + +<p>M. Beaurain, qui regardait ses pieds avec confusion, ne répondit pas.</p> + +<p>Elle reprit: «Alors il a compris que j'étais sage, ce garçon, et il +s'est mis à me faire la cour, gentiment, en honnête homme. Depuis ce +jour il est revenu tous les dimanches. Il était très amoureux de moi, +Monsieur. Et moi aussi je l'aimais beaucoup, mais là, beaucoup! c'était +un beau garçon, autrefois.</p> + +<p>«Bref, il m'épousa en septembre et nous prîmes notre commerce rue des +Martyrs.</p> + +<p>«Ce fut dur pendant des années, Monsieur. Les affaires n'allaient pas; +et nous ne pouvions guère nous payer des parties de campagne. Et puis, +nous en avions perdu l'habitude. On a autre chose en tête, on pense à la +caisse plus qu'aux fleurettes, dans le commerce. Nous vieillissions, peu +à peu, sans nous en apercevoir, en gens tranquilles qui ne pensent guère +à l'amour. On ne regrette rien tant qu'on ne s'aperçoit pas que ça vous +manque.</p> + +<p>Et puis, Monsieur, les affaires ont mieux été, nous nous sommes rassurés +sur l'avenir! Alors, voyez-vous, je ne sais pas trop ce qui s'est passé +en moi, non, vraiment, je ne sais pas!</p> + +<p>«Voilà que je me suis mise à rêver comme une petite pensionnaire. La vue +des voiturettes de fleurs qu'on traîne dans les rues me tirait les +larmes. L'odeur des violettes venait me chercher à mon fauteuil, +derrière ma caisse, et me faisait battre le cœur! Alors je me levais et +je m'en venais sur le pas de ma porte pour regarder le bleu du ciel +entre les toits. Quand on regarde le ciel dans une rue, ça a l'air d'une +rivière, d'une longue rivière qui descend sur Paris en se tortillant; et +les hirondelles passent dedans comme des poissons. C'est bête comme +tout, ces choses-là, à mon âge! Que voulez-vous, Monsieur, quand on a +travaillé toute sa vie, il vient un moment où on s'aperçoit qu'on aurait +pu faire autre chose, et, alors, on regrette, oh! oui, on regrette! +Songez donc que, pendant vingt ans, j'aurais pu aller cueillir des +baisers dans les bois, comme les autres, comme les autres femmes. Je +songeais comme c'est bon d'être couché sous les feuilles en aimant +quelqu'un! Et j'y pensais tous les jours, toutes les nuits! Je rêvais de +clairs de lune sur l'eau jusqu'à avoir envie de me noyer.</p> + +<p>«Je n'osais pas parler de ça à M. Beaurain dans les premiers temps. Je +savais bien qu'il se moquerait de moi et qu'il me renverrait vendre mon +fil et mes aiguilles! Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me disait +plus grand'chose; mais en me regardant dans ma glace, je comprenais bien +aussi que je ne disais plus rien à personne, moi!</p> + +<p>«Donc, je me décidai et je lui proposai une partie de campagne au pays +où nous nous étions connus. Il accepta sans défiance et nous voici +arrivés, ce matin, vers les neuf heures.</p> + +<p>«Moi je me sentis toute retournée quand je suis entrée dans les blés. Ça +ne vieillit pas, le cœur des femmes! Et, vrai, je ne voyais plus mon +mari tel qu'il est, mais bien tel qu'il était autrefois! Ça, je vous le +jure, Monsieur. Vrai de vrai, j'étais grise. Je me mis à l'embrasser; il +en fut plus étonné que si j'avais voulu l'assassiner. Il me répétait: +«Mais tu es folle. Mais tu es folle. Mais tu es folle, ce matin. +Qu'est-ce qui te prend?...» Je ne l'écoutais pas, moi, je n'écoutais que +mon cœur. Et je le fis entrer dans le bois... Et voilà!... J'ai dit la +vérité, monsieur le maire, toute la vérité.»</p> + +<p>Le maire était un homme d'esprit. Il se leva, sourit, et dit: «Allez en +paix, Madame, et ne péchez plus... sous les feuilles.»</p> + + + +<h3><a name="LE_LOUP" id="LE_LOUP"></a>LE LOUP</h3> + +<hr class="body" /> + + +<p>Voici ce que nous raconta le vieux marquis d'Arville à la fin du dîner +de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels.</p> + +<p>On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des +convives qui n'eût point pris part à cette poursuite, car il ne chassait +jamais.</p> + +<p>Pendant toute la durée du grand repas, on n'avait guère parlé que de +massacres d'animaux. Les femmes elles-mêmes s'intéressaient aux récits +sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les +attaques et les combats d'hommes contre les bêtes, levaient les bras, +contaient d'une voix tonnante.</p> + +<p>M. d'Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante, +mais pleine d'effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car il +la disait couramment, n'hésitant pas sur les mots choisis avec habileté +pour faire image.</p> + +<p>—Messieurs, je n'ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père +non plus, et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils +d'un homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous +dirai comment.</p> + +<p>Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon +trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d'Arville, +notre château de Lorraine, en pleine forêt.</p> + +<p>François d'Arville était resté garçon par amour de la chasse.</p> + +<p>Ils chassaient tous deux d'un bout à l'autre de l'année, sans repos, +sans arrêt, sans lassitude. Ils n'aimaient que cela, ne comprenaient pas +autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela.</p> + +<p>Ils avaient au cœur cette passion terrible, inexorable. Elle les +brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien +autre.</p> + +<p>Ils avaient défendu qu'on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune +raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et +Jean d'Arville n'interrompit point sa course, mais il jura: «Nom d'un +nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l'hallali!»</p> + +<p>Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès le +lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des +oiseaux autour du château jusqu'au moment de partir pour forcer quelque +grosse bête.</p> + +<p>On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles +d'alors ne faisant point, comme la noblesse d'occasion de notre temps, +qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante; car le fils +d'un marquis n'est pas plus comte, ni le fils d'un vicomte baron, que le +fils d'un général n'est colonel de naissance. Mais la vanité mesquine du +jour trouve profit à cet arrangement.</p> + +<p>Je reviens à mes ancêtres.</p> + +<p>Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et +vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l'aîné, avait une voix +tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les +feuilles de la forêt s'agitaient quand il criait.</p> + +<p>Et lorsqu'ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce +devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher +leurs grands chevaux.</p> + +<p>Or, vers le milieu de l'hiver de cette année 1764, les froids furent +excessifs et les loups devinrent féroces.</p> + +<p>Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des +maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les +étables.</p> + +<p>Et bientôt une rumeur circula. On parlait d'un loup colossal, au pelage +gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d'une +femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans +peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les +habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la +flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la +province. Personne n'osait plus sortir dès que tombait le soir. Les +ténèbres semblaient hantées par l'image de cette bête.</p> + +<p>Les frères d'Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils +convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays.</p> + +<p>Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons, +on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là. Et, +chaque nuit qui suivait la battue, l'animal, comme pour se venger, +attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du +lieu où on l'avait cherché.</p> + +<p>Une nuit enfin, il pénétra dans l'étable aux porcs du château d'Arville +et mangea les deux plus beaux élèves.</p> + +<p>Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque +comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent +tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables, et +ils se mirent en chasse, le cœur soulevé de fureur.</p> + +<p>Depuis l'aurore jusqu'à l'heure où le soleil empourpré descendit +derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien +trouver.</p> + +<p>Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux +par une allée bordée de broussailles, et s'étonnaient de leur science +déjouée par ce loup, saisis soudain d'une sorte de crainte mystérieuse.</p> + +<p>L'aîné disait:</p> + +<p>—Cette bête-là n'est point ordinaire. On dirait qu'elle pense comme un +homme.</p> + +<p>Le cadet répondit:</p> + +<p>—On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l'évêque, +ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu'il faut.</p> + +<p>Puis ils se turent.</p> + +<p>Jean reprit:</p> + +<p>—Regarde le soleil s'il est rouge. Le grand loup va faire quelque +malheur cette nuit.</p> + +<p>Il n'avait point fini de parler que son cheval se cabra: celui de +François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes +s'ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui +détala à travers le bois.</p> + +<p>Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant +sur l'encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant d'une +poussée de tout leur corps, les lançant d'une telle allure, les +excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de +l'éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes +entre leurs cuisses et les enlever comme s'ils s'envolaient.</p> + +<p>Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les +ravins, grimpant les côtes, dévalant les gorges, et sonnant du cor à +pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens.</p> + +<p>Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du +front une branche énorme qui lui fendit le crâne; et il tomba raide sur +le sol, tandis que son cheval affolé s'emportait, disparaissait dans +l'ombre enveloppant les bois.</p> + +<p>Le cadet d'Arville s'arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras +son frère, il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang.</p> + +<p>Alors il s'assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée +et rouge, et il attendit en contemplant cette face immobile de l'aîné. +Peu à peu une peur l'envahissait, une peur singulière qu'il n'avait +jamais sentie encore, la peur de l'ombre, la peur de la solitude, la +peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de +tuer son frère pour se venger d'eux.</p> + +<p>Les ténèbres s'épaississaient, le froid aigu faisait craquer les arbres. +François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus longtemps, se +sentant presque défaillir. On n'entendait plus rien, ni la voix des +chiens ni le son des cors, tout était muet par l'invisible horizon; et +ce silence morne du soir glacé avait quelque chose d'effrayant et +d'étrange.</p> + +<p>Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et +le coucha en travers sur la selle pour le reporter au château; puis il +se remit en marche doucement, l'esprit troublé comme s'il était gris, +poursuivi par des images horribles et surprenantes.</p> + +<p>Et, brusquement, dans le sentier qu'envahissait la nuit, une grande +forme passa. C'était la bête. Une secousse d'épouvante agita le +chasseur; quelque chose de froid, comme une goutte d'eau, lui glissa le +long des reins, et il fit, ainsi qu'un moine hanté du diable, un grand +signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l'effrayant rôdeur. Mais +ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et soudain, +passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d'une rage +désordonnée.</p> + +<p>Alors il piqua son cheval et s'élança derrière le loup.</p> + +<p>Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant +des bois qu'il ne reconnaissait plus, l'œil fixé sur la tache blanche +qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre.</p> + +<p>Son cheval aussi semblait animé d'une force et d'une ardeur inconnues. +Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux +rochers, la tête et les pieds du mort jeté en travers sur la selle. Les +ronces arrachaient les cheveux; le front, battant les troncs énormes, +les éclaboussait de sang; les éperons déchiraient des lambeaux d'écorce.</p> + +<p>Et soudain, l'animal et le cavalier sortirent de la forêt et se ruèrent +dans un vallon, comme la lune apparaissait au-dessus des monts. Ce +vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue +possible; et le loup acculé se retourna.</p> + +<p>François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent +comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à la +main.</p> + +<p>La bête hérissée, le dos rond, l'attendait; ses yeux luisaient comme +deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur, +empoignant son frère, l'assit sur une roche, et, soutenant avec des +pierres sa tête qui n'était plus qu'une tache de sang, il lui cria dans +les oreilles, comme s'il eût été sourd: «Regarde, Jean, regarde ça!»</p> + +<p>Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une +montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre, +cherchant à fouiller le ventre; mais il l'avait saisie par le cou, sans +même se servir de son arme, et il l'étranglait doucement, écoutant +s'arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son cœur. Et il +riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable +étreinte, criant dans un délire de joie: «Regarde, Jean, regarde!» Toute +résistance cessa; le corps du loup devint flasque. Il était mort.</p> + +<p>Alors François, le prenant à pleins bras, l'emporta et le vint jeter aux +pieds de l'aîné en répétant d'une voix attendrie: «Tiens, tiens, tiens, +mon petit Jean, le voilà!»</p> + +<p>Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l'un sur l'autre; et il +se remit en route.</p> + +<p>Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance +de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d'allégresse +en racontant la mort de l'animal, et gémissant et s'arrachant la barbe +en disant celle de son frère.</p> + +<p>Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les +larmes aux yeux: «Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler +l'autre, il serait mort content, j'en suis sûr!»</p> + +<p>La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l'horreur de la +chasse, qui s'est transmise de père en fils jusqu'à moi.</p> + +<p>Le marquis d'Arville se tut. Quelqu'un demanda:</p> + +<p>—Cette histoire est une légende, n'est-ce pas?</p> + +<p>Et le conteur répondit:</p> + +<p>—Je vous jure qu'elle est vraie d'un bout à l'autre.</p> + +<p>Alors une femme déclara d'une petite voix douce:</p> + +<p>—C'est égal, c'est beau d'avoir des passions pareilles.</p> + + + +<h3><a name="UN_FILS" id="UN_FILS"></a>UN FILS</h3> + +<hr class="body" /> + + +<p class="add"><i>A René Maizeroy.</i></p> + +<p>Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où +le gai Printemps remuait de la vie.</p> + +<p>L'un était Sénateur, et l'autre de l'Académie française, graves tous +deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de +marque et de réputation.</p> + +<p>Ils parlotèrent d'abord de politique, échangeant des pensées, non pas +sur des Idées, mais sur des hommes: les personnalités, en cette matière, +primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs; +puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par +la tiédeur de l'air.</p> + +<p>Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et +délicats; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient +leurs odeurs dans la brise, tandis qu'un faux-ébénier, vêtu de grappes +jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d'or qui +sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des +parfumeurs, sa semence embaumée à travers l'espace.</p> + +<p>Le sénateur s'arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra +l'arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes +s'envolaient. Et il dit: «Quand on songe que ces imperceptibles atomes, +qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues +d'ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d'arbres femelles +et produire des êtres à racines, naissant d'un germe comme nous, mortels +comme nous, et qui seront remplacés par d'autres êtres de même essence, +comme nous toujours!»</p> + +<p>Puis, planté devant l'ébénier radieux dont les parfums vivifiants se +détachaient à tous les frissons de l'air, M. le sénateur ajouta: «Ah! +mon gaillard s'il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais +bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les +lâche sans remords, et qui ne s'en inquiète guère.»</p> + +<p>L'académicien ajouta: «Nous en faisons autant, mon ami.»</p> + +<p>Le sénateur reprit: «Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons +quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre +supériorité.»</p> + +<p>Mais l'autre secoua la tête: «Non, ce n'est pas là ce que je veux dire; +voyez-vous, mon cher, il n'est guère d'homme qui ne possède des enfants +ignorés, ces enfants dits <i>de père inconnu</i>, qu'il a faits, comme cet +arbre reproduit, presque inconsciemment.</p> + +<p>S'il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous +serions, n'est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous +interpelliez le serait pour numéroter ses descendants.</p> + +<p>De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les +rencontres passagères, les contacts d'une heure, on peut bien admettre +que nous avons eu des... rapports intimes avec deux ou trois cents +femmes.</p> + +<p>Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n'en ayez pas +fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au +bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens, +c'est-à-dire nous; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu; ou +peut-être, si elle a eu la chance d'être abandonnée par sa mère, +cuisinière en quelque famille.</p> + +<p>Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons +<i>publiques</i> possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père, +enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt +francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces +rejetons-là constituent les «pertes» de leur profession. Quels sont les +générateurs?—Vous,—moi—nous tous, les hommes dits <i>comme il faut</i>! Ce +sont les résultats de nos joyeux dîners d'amis, de nos soirs de gaîté, +de ces heures où notre chair contente nous pousse aux accouplements +d'aventure.</p> + +<p>Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants. +Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car +ils reproduisent aussi, ces gredins-là!</p> + +<p>Tenez, j'ai, pour ma part, sur la conscience, une très vilaine histoire +que je veux vous dire. C'est pour moi un remords incessant, plus que +cela, c'est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui, +parfois, me torture horriblement.</p> + +<p>A l'âge de vingt-cinq ans, j'avais entrepris avec un de mes amis, +aujourd'hui conseiller d'État, un voyage en Bretagne, à pied.</p> + +<p>Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les +Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez; +de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des +Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait +en <i>of</i>; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon +camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait +simplement de deux bottes de paille.</p> + +<p>Impossible d'être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et +nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.</p> + +<p>Le lendemain, il allait un peu mieux; on repartit; mais, en route, il +fut pris de malaises intolérables, et c'est à grand'peine que nous pûmes +atteindre Pont-Labbé.</p> + +<p>Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha et le médecin, +qu'on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en +déterminer la nature.</p> + +<p>Connaissez-vous Pont-Labbé?—Non.—Eh bien, c'est la ville la plus +bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz +au Morbihan, de cette contrée qui contient l'essence des mœurs, des +légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd'hui, ce coin de pays +n'a presque pas changé. Je dis: <i>encore aujourd'hui</i>, car j'y retourne à +présent tous les ans, hélas!</p> + +<p>Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste, +triste, avec des vols d'oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que les +caboteurs peuvent remonter jusqu'à la ville. Et dans les rues étroites +aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, la gilet +brodé et les quatre vestes superposées: la première, grande comme la +main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s'arrêtant juste +au-dessus du fond de culotte.</p> + +<p>Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un +gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas +deviner leur gorge puissante et martyrisée; et elles sont coiffées d'une +étrange façon: sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent +le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête, +puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet, +tissu souvent d'or ou d'argent.</p> + +<p>La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout +bleus, d'un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la +pupille; et ses dents courtes, serrées, qu'elle montrait sans cesse en +riant, semblaient faites pour broyer du granit.</p> + +<p>Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme +la plupart de ses compatriotes.</p> + +<p>Or, mon ami n'allait guère mieux, et, bien qu'aucune maladie ne se +déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos +complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la +petite bonne entrait, apportant soit mon dîner, soit de la tisane.</p> + +<p>Je la lutinais un peu, ce qui semblait l'amuser, mais nous ne causions +pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.</p> + +<p>Or, une nuit, comme j'étais resté fort tard auprès du malade, je +croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la +sienne. C'était juste en face de ma porte ouverte; alors, brusquement, +sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie +qu'autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu'elle fût +revenue de sa stupeur, je l'avais jetée et enfermée chez moi. Elle me +regardait, effarée, affolée, épouvantée, n'osant pas crier de peur d'un +scandale, d'être chassée sans doute par ses maîtres d'abord, et +peut-être par son père ensuite.</p> + +<p>J'avais fait cela en riant; mais, dès qu'elle fut chez moi, le désir de +la posséder m'envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte +corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés, +tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh! elle +se débattit vaillamment; et parfois nous heurtions un meuble, une +cloison, une chaise; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles +plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n'eût éveillé quelqu'un; +puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi l'attaquant, elle +résistant.</p> + +<p>Épuisée enfin, elle tomba; et je la pris brutalement, par terre, sur le +pavé.</p> + +<p>Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s'enfuit.</p> + +<p>Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point +l'approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions +reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à +minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me +retirer.</p> + +<p>Elle se jeta dans mes bras, m'étreignit passionnément, puis, jusqu'au +jour, m'embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin +toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu'une femme peut +nous donner quand elle ne sait pas notre langue.</p> + +<p>Huit jours après, j'avais oublié cette aventure, commune et fréquente +quand on voyage, les servantes d'auberge étant généralement destinées à +distraire ainsi les voyageurs.</p> + +<p>Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé.</p> + +<p>Or, en 1876, j'y retournai par hasard au cours d'une excursion en +Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour bien me pénétrer +des paysages.</p> + +<p>Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs +grisâtres dans l'étang, à l'entrée de la petite ville; et l'auberge +était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne. +En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans, +fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap, +casquées d'argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles.</p> + +<p>Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et, +comme le patron s'empressait lui-même à me servir, la fatalité sans +doute me fit dire: «Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison? +J'ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je +vous parle de loin.»</p> + +<p>Il répondit: «C'étaient mes parents, monsieur».</p> + +<p>Alors je lui racontai en quelle occasion je m'étais arrêté, comment +j'avais été retenu par l'indisposition d'un camarade. Il ne me laissa +pas achever.</p> + +<p>«—Oh! je me rappelle parfaitement. J'avais alors quinze ou seize ans. +Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j'ai +fait la mienne, sur la rue.»</p> + +<p>C'est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me +revint. Je demandai: «—Vous rappelez-vous une gentille petite servante +qu'avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me trompe, +de jolis yeux bleus et des dents fraîches?»</p> + +<p>Il reprit: «—Oui, monsieur; elle est morte en couches quelque temps +après.»</p> + +<p>Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boîteux remuait +du fumier, il ajouta: «—Voilà son fils.»</p> + +<p>Je me mis à rire. «—Il n'est pas beau et ne ressemble guère à sa mère. +Il tient du père sans doute.»</p> + +<p>L'aubergiste reprit: «—Ça se peut bien; mais on n'a jamais su à qui +c'était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait +de galant. Ç'a été un fameux étonnement quand on a appris qu'elle était +enceinte. Personne ne voulait le croire.»</p> + +<p>J'eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles +qui nous touchent le cœur, comme l'approche d'un lourd chagrin. Et je +regardai l'homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l'eau +pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort +douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement +sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu'ils lui tombaient +comme des cordes sur les joues.</p> + +<p>L'aubergiste ajouta: «—Il ne vaut pas grand'chose, ç'a été gardé par +charité dans la maison. Peut-être qu'il aurait mieux tourné si on +l'avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur? Pas +de père, pas de mère, pas d'argent! Mes parents ont eu pitié de +l'enfant, mais ce n'était pas à eux, vous comprenez.»</p> + +<p>Je ne dis rien.</p> + +<p>Et je couchai dans mon ancienne chambre; et toute la nuit je pensai à +cet affreux valet d'écurie en me répétant: «—Si c'était mon fils, +pourtant? Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet +être?»—C'était possible, enfin!</p> + +<p>Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de +sa naissance. Une différence de deux mois devait m'arracher mes doutes.</p> + +<p>Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non +plus, il avait l'air de ne rien comprendre d'ailleurs, ignorant +absolument son âge qu'une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se +tenait d'un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes +noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire +ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux.</p> + +<p>Mais le patron survenant alla chercher l'acte de naissance du misérable. +Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon +passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à +Lorient le 15 août. L'acte portait la mention: «Père inconnu». La mère +s'était appelée Jeanne Kerradec.</p> + +<p>Alors mon cœur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus +parler tant je me sentais suffoqué; et je regardais cette brute dont les +grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des +bêtes; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la +tête, cherchait à s'en aller.</p> + +<p>Tout le jour j'errai le long de la petite rivière, en réfléchissant +douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir? Rien ne pouvait me fixer. +Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou +mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m'énervant en des +suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible +incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était +mon fils.</p> + +<p>Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans +parvenir à dormir; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions +insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m'appelait +«papa»; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, +j'avais beau me sauver, il me suivait toujours, et au lieu d'aboyer il +parlait, m'injuriait; puis il comparaissait devant mes collègues de +l'Académie réunis pour décider si j'étais bien son père; et l'un d'eux +s'écriait: «C'est indubitable! Regardez donc comme il lui ressemble.» Et +en effet je m'apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me +réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de +revoir l'homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits +communs.</p> + +<p>Je le joignis comme il allait à la messe (c'était un dimanche) et je lui +donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire +d'une ignoble façon, prit l'argent, puis, gêné de nouveau par mon œil, +il s'enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui +voulait dire «merci», sans doute.</p> + +<p>La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille. +Vers le soir je fis venir l'hôtelier, et avec beaucoup de précautions, +d'habiletés, de finesses, je lui dis que je m'intéressais à ce pauvre +être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire +quelque chose pour lui.</p> + +<p>Mais l'homme répliqua: «Oh! n'y songez pas, monsieur, il ne vaut rien, +vous n'en aurez que du désagrément. Moi, je l'emploie à vider l'écurie, +et c'est tout ce qu'il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche +avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille +culotte, donnez-la lui, mais elle sera en pièces dans huit jours.»</p> + +<p>Je n'insistai pas, me réservant d'aviser.</p> + +<p>Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la +maison, assomma un cheval à coups de pioche, et, en fin de compte, +s'endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses.</p> + +<p>On me pria le lendemain de ne plus lui donner d'argent. L'eau-de vie le +rendait furieux, et, dès qu'il avait deux sous en poche, il les buvait. +L'aubergiste ajouta: «Lui donner de l'argent c'est vouloir sa mort.» Cet +homme n'en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes +jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d'autre destination à +ce métal que le cabaret.</p> + +<p>Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je +semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute, +mon fils! mon fils! en tâchant de découvrir s'il avait quelque chose de +moi. A force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans +le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d'une +ressemblance que dissimulaient l'habillement différent et la crinière +hideuse de l'homme.</p> + +<p>Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je +partis, le cœur broyé, après avoir laissé à l'aubergiste quelque argent +pour adoucir l'existence de son valet.</p> + +<p>Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible +incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible +me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de +voir cette brute patauger dans son fumier, de m'imaginer qu'il me +ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et +chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux.</p> + +<p>J'ai essayé de le faire instruire. Il est idiot, sans ressource.</p> + +<p>J'ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement +ivrogne et emploie à boire tout l'argent qu'on lui donne; et il sait +fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l'eau-de-vie.</p> + +<p>J'ai essayé d'apitoyer sur lui son patron pour qu'il le ménageât, en +offrant toujours de l'argent. L'aubergiste, étonné à la fin, m'a répondu +fort sagement: «Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira +qu'à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu'il a du +temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du +bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais +choisissez-en un qui réponde à votre peine.»</p> + +<p>Que dire à cela?</p> + +<p>Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce +crétin, certes, deviendrait malin pour m'exploiter, me compromettre, me +perdre. Il me crierait «papa» comme dans mon rêve.</p> + +<p>Et je me dis que j'ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve +d'écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme +d'autres, aurait été pareil aux autres.</p> + +<p>Et vous ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable +que j'éprouve en face de lui, en songeant que cela est sorti de moi, +qu'il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que grâce +aux terribles lois de l'hérédité, il est moi par mille choses, par son +sang et par sa chair, et qu'il a jusqu'aux mêmes germes de maladies, aux +mêmes ferments de passions.</p> + +<p>Et j'ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir; et sa +vue me fait horriblement souffrir; et de ma fenêtre, là-bas, je le +regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en +me répétant: «C'est mon fils.»</p> + +<p>Et je sens, parfois, d'intolérables envies de l'embrasser. Je n'ai même +jamais touché sa main sordide.</p> + +<p>L'académicien se tut. Et son compagnon, l'homme politique, murmura: +«Oui, vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants +qui n'ont pas de père.»</p> + +<p class="top5">Et un souffle de vent traversant, le grand arbre jaune secoua ses +grappes, enveloppa d'une nuée odorante et fine les deux vieillards qui +la respirèrent à longs traits.</p> + +<p>Et le sénateur ajouta: «C'est bon vraiment d'avoir vingt-cinq ans, et +même de faire des enfants comme ça.»</p> + + + +<h3><a name="CORRESPONDANCE" id="CORRESPONDANCE"></a>CORRESPONDANCE</h3> + +<hr class="body" /> + + +<p class="c">M<sup>me</sup> <span class="smcap">de</span> X... <span class="smcap">à </span> M<sup>me</sup> <span class="smcap">de</span> Z...</p> + +<p class="add"><i>Étretat, vendredi.</i></p> + +<p class="tante">Ma chère tante,</p> + +<p>Je viens vers vous tout doucement. Je serai aux Fresnes le 2 septembre, +veille de l'ouverture de la chasse que je tiens à ne pas manquer, pour +taquiner ces messieurs. Vous êtes trop bonne, ma tante, et vous leur +permettez ce jour-là, quand vous êtes seule avec eux, de dîner sans +habit et sans s'être rasés en rentrant, sous prétexte de fatigue.</p> + +<p>Aussi sont-ils enchantés quand je ne suis pas là. Mais j'y serai, et je +passerai la revue, comme un général, à l'heure du dîner; et si j'en +trouve un seul un peu négligé, rien qu'un peu, je l'enverrai à la +cuisine, avec les bonnes.</p> + +<p>Les hommes d'aujourd'hui ont si peu d'égards et de savoir-vivre qu'il +faut se montrer toujours sévère. C'est vraiment le règne de la +goujaterie. Quand ils se querellent entre eux, ils se provoquent avec +des injures de portefaix, et, devant nous, ils se tiennent beaucoup +moins bien que nos domestiques. C'est aux bains de mer qu'il faut voir +cela. Ils s'y trouvent en bataillons serrés et on peut les juger en +masse. Oh! les êtres grossiers qu'ils sont!</p> + +<p>Figurez-vous qu'en chemin de fer, un d'eux, un monsieur qui semblait +bien, au premier abord, grâce à son tailleur, a retiré délicatement ses +bottes pour les remplacer par des savates. Un autre, un vieux qui doit +être un riche parvenu (ce sont les plus mal élevés), assis en face de +moi, a posé délicatement ses deux pieds sur la banquette, à mon côté. +C'est admis.</p> + +<p>Dans les villes d'eaux, c'est un déchaînement de grossièreté. Je dois +ajouter une chose: ma révolte tient peut-être à ce que je ne suis point +habituée à fréquenter communément les gens qu'on coudoie ici, car leur +genre me choquerait moins si je l'observais plus souvent.</p> + +<p>Dans le bureau de l'hôtel, je fus presque renversée par un jeune homme +qui prenait sa clef par-dessus ma tête. Un autre me heurta si fort, sans +dire «pardon», ni se découvrir, en sortant d'un bal au Casino, que j'en +eus mal dans la poitrine. Voilà comme ils sont tous. Regardons-les +aborder les femmes sur la terrasse, c'est à peine s'ils saluent, ils +portent simplement la main à leur couvre-chef. Du reste, comme ils sont +tous chauves, cela vaut mieux.</p> + +<p>Mais il est une chose qui m'exaspère et me choque par-dessus tout, c'est +la liberté qu'ils prennent de parler en public, sans aucune espèce de +précaution, des aventures les plus révoltantes. Quand deux hommes sont +ensemble, ils se racontent, avec les mots les plus crus et les +réflexions les plus abominables, des histoires vraiment horribles, sans +s'inquiéter le moins du monde si quelque oreille de femme est à portée +de leur voix. Hier, sur la plage, je fus contrainte de changer de place +pour ne pas être plus longtemps la confidente involontaire d'une +anecdote graveleuse, dite en termes si violents que je me sentais +humiliée autant qu'indignée d'avoir pu entendre cela. Le plus +élémentaire savoir-vivre ne devrait-il pas leur apprendre à parler bas +de ces choses de notre voisinage?</p> + +<p>Étretat est, en outre, le pays des cancans et, partant, la patrie des +commères. De cinq à sept heures on les voit errer en quête de médisances +qu'elles transportent de groupe en groupe. Comme vous me le disiez, ma +chère tante, le <i>potin</i> est un signe de race des petites gens et des +petits esprits. Il est aussi la consolation des femmes qui ne sont plus +aimées ni courtisées. Il me suffit de regarder celles qu'on désigne +comme les plus cancanières pour être persuadée que vous ne vous trompez +pas.</p> + +<p>L'autre jour j'assistai à une soirée musicale au Casino, donnée par une +remarquable artiste, M<sup>me</sup> Masson, qui chante vraiment à ravir. J'eus +l'occasion d'applaudir encore l'admirable Coquelin, ainsi que deux +charmants pensionnaires du Vaudeville, M... et Meillet. Je pus, en cette +circonstance, voir tous les baigneurs réunis cette année sur cette +plage. Il n'en est pas beaucoup de marque.</p> + +<p>Le lendemain, j'allai déjeuner à Yport. J'aperçus un homme barbu qui +sortait d'une grande maison en forme de citadelle. C'était le peintre +Jean-Paul Laurens. Il ne lui suffit pas, paraît-il d'emmurer ses +personnages, il tient à s'emmurer lui-même.</p> + +<p>Puis je me trouvai assise sur le galet à côté d'un homme encore jeune, +d'aspect doux et fin, d'allure calme, qui lisait des vers. Mais il les +lisait avec une telle attention, une telle passion, dirai-je, qu'il ne +leva pas une seule fois les yeux sur moi. Je fus un peu choquée; et je +demandai au maître baigneur, sans paraître y prendre garde, le nom de ce +monsieur. En moi je riais un peu de ce liseur de rimes; il me semblait +attardé, pour un homme. C'est là, pensai-je, un naïf. Eh bien, ma tante, +à présent, je raffole de mon inconnu. Figure-toi qu'il s'appelle Sully +Prudhomme. Je retournai m'asseoir auprès de lui pour le considérer tout +à mon aise. Sa figure a surtout un grand caractère de tranquillité et de +finesse. Quelqu'un étant venu le trouver, j'entendis sa voix qui est +douce, presque timide. Celui-là, certes, ne doit pas crier de +grossièretés en public, ni heurter des femmes sans s'excuser. Il doit +être un délicat, mais un délicat presque maladif, un vibrant. Je +tâcherai, cet hiver, qu'il me soit présenté.</p> + +<p>Je ne sais plus rien, ma chère tante, et je vous quitte en hâte, l'heure +de la poste me pressant. Je baise vos mains et vos joues.</p> + +<p class="niece">Votre nièce dévouée,<br /> +B<span class="smcap">erthe de</span> X...<br /></p> + +<p><i>P.-S.</i>—Je dois cependant ajouter, pour la justification de la +politesse française, que nos compatriotes sont en voyage des modèles de +savoir-vivre en comparaison des abominables Anglais qui semblent avoir +été élevés par des valets d'écurie, tant ils prennent soin de ne se +gêner en rien et de toujours gêner leurs voisins.</p> + +<p class="dot">*<br />* *</p> + +<p class="c"><span class="smcap">Madame de Z... a Madame de X...</span></p> + +<p class="add"><i>Les Fresnes, samedi.</i></p> + +<p>Ma chère petite, tu me dis beaucoup de choses pleines de raison, ce qui +n'empêche que tu as tort. Je fus, comme toi, très indignée autrefois de +l'impolitesse des hommes que j'estimais me manquer sans cesse; mais en +vieillissant et en songeant à tout, et en observant sans y mêler du +mien, je me suis aperçue de ceci: que si les hommes ne sont pas toujours +polis, les femmes, par contre, sont toujours d'une inqualifiable +grossièreté.</p> + +<p>Nous nous croyons tout permis, ma chérie, et estimons en même temps que +tout nous est dû, et nous commettons à cœur joie des actes dépourvus de +ce savoir-vivre élémentaire dont tu parles avec passion.</p> + +<p>Je trouve maintenant, au contraire, que les hommes ont pour nous +beaucoup d'égards, relativement à nos allures envers eux. Du reste, +mignonne, les hommes doivent être, et sont, ce que nous les faisons. +Dans une société où les femmes seraient toutes de vraies grandes dames, +tous les hommes deviendraient des gentilshommes.</p> + +<p>Voyons, observe et réfléchis.</p> + +<p>Vois deux femmes qui se rencontrent dans la rue; quelle attitude! quels +regards de dénigrement, quels mépris dans le coup d'œil! Quel coup de +tête de haut en bas pour toiser et condamner! Et si le trottoir est +étroit, crois-tu que l'une cédera le pas, demandera pardon? Jamais! +Quand deux hommes se heurtent en une ruelle insuffisante, tous deux +saluent et s'effacent en même temps; tandis que, nous autres, nous nous +précipitons ventre à ventre, nez à nez, en nous dévisageant avec +insolence.</p> + +<p>Vois deux femmes se connaissant qui se rencontrent dans un escalier +devant la porte d'une amie que l'une vient de voir et que l'autre va +visiter. Elles se mettent à causer en obstruant toute la largeur du +passage. Si quelqu'un monte derrière elles, homme ou femme, crois-tu +qu'elles se dérangeront d'un demi-pied? Jamais! jamais!</p> + +<p>J'attendis, l'hiver dernier, vingt-deux minutes, montre en main, à la +porte d'un salon. Et derrière moi deux messieurs attendaient aussi sans +paraître prêts à devenir enragés, comme moi. C'est qu'ils étaient +habitués depuis longtemps à nos inconscientes insolences.</p> + +<p>L'autre jour, avant de quitter Paris, j'allai dîner, avec ton mari +justement, dans un restaurant des Champs-Élysées pour prendre le frais. +Toutes les tables étaient occupées. Le garçon nous pria d'attendre.</p> + +<p>J'aperçus alors une vieille dame de noble tournure qui venait de payer +sa carte et qui semblait prête à partir. Elle me vit, me toisa et ne +bougea point. Pendant plus d'un quart d'heure elle resta là, immobile, +mettant ses gants, parcourant du regard toutes les tables, considérant +avec quiétude ceux qui attendaient comme moi. Or, deux jeunes gens qui +achevaient leur repas m'ayant vue à leur tour, appelèrent en hâte le +garçon pour régler leur note et m'offrirent leur place tout de suite, +s'obstinant même à attendre debout leur monnaie. Et songe, ma belle, que +je ne suis plus jolie, comme toi, mais vieille et blanche.</p> + +<p>C'est à nous, vois-tu, qu'il faudrait enseigner la politesse; et la +besogne serait si rude qu'Hercule n'y suffirait pas.</p> + +<p>Tu me parles d'Étretat et des gens qui <i>potinent</i> sur cette gentille +plage. C'est un pays fini, perdu pour moi, mais dans lequel je me suis +autrefois bien amusée.</p> + +<p>Nous étions là quelques-uns seulement, des gens du monde, du vrai monde, +et des artistes, fraternisant. On ne cancanait pas, alors.</p> + +<p>Or, comme nous n'avions point l'insipide Casino où l'on pose, où l'on +chuchote, où l'on danse bêtement, où l'on s'ennuie à profusion, nous +cherchions de quelle manière passer gaiement nos soirées. Or, devine ce +qu'imagina l'un de nos maris? Ce fut d'aller danser, chaque nuit, dans +l'une des fermes des environs.</p> + +<p>On partait en bande avec un orgue de Barbarie dont jouait d'ordinaire le +peintre Le Poittevin, coiffé d'un bonnet de coton. Deux hommes portaient +des lanternes. Nous suivions en procession, riant et bavardant comme des +folles.</p> + +<p>On réveillait le fermier, les servantes, les valets. On se faisait même +faire de la soupe à l'oignon, (horreur!) et l'on dansait sous les +pommiers, au son de la boîte à musique. Les coqs réveillés chantaient +dans la profondeur des bâtiments; les chevaux s'agitaient dans la +litière des écuries. Le vent frais de la campagne nous caressait les +joues, plein d'odeurs d'herbes et de moissons coupées.</p> + +<p>Que c'est loin! que c'est loin! voilà trente ans de cela!</p> + +<p>Je ne veux pas, ma chérie, que tu viennes pour l'ouverture de la chasse. +Pourquoi gâter la joie de nos amis, en leur imposant des toilettes +mondaines en ce jour de plaisir campagnard et violent? C'est ainsi qu'on +gâte les hommes, petite.</p> + +<p>Je t'embrasse.</p> + +<p class="niece">Ta vieille tante,<br /> +G<span class="smcap">eneviève de</span> Z...</p> + + + +<h3><a name="LUI" id="LUI"></a>LUI?</h3> + +<hr class="body" /> + + +<p class="add"><i>A Pierre Decourcelle.</i><br /> +</p> + +<p>Mon cher ami, tu n'y comprends rien? et je le conçois. Tu me crois +devenu fou? Je le suis peut-être un peu, mais non pas pour les raisons +que tu supposes.</p> + +<p>Oui. Je me marie. Voilà.</p> + +<p>Et pourtant mes idées et mes convictions n'ont pas changé. Je considère +l'accouplement légal comme une bêtise. Je suis certain que huit maris +sur dix sont cocus. Et ils ne méritent pas moins pour avoir eu +l'imbécillité d'enchaîner leur vie, de renoncer à l'amour libre, la +seule chose gaie et bonne au monde, de couper l'aile à la fantaisie qui +nous pousse sans cesse à toutes les femmes, etc., etc. Plus que jamais +je me sens incapable d'aimer une femme parce que j'aimerai toujours trop +toutes les autres. Je voudrais avoir mille bras, mille lèvres et +mille... tempéraments pour pouvoir étreindre en même temps une armée de +ces êtres charmants et sans importance.</p> + +<p>Et cependant je me marie.</p> + +<p>J'ajoute que je ne connais guère ma femme de demain. Je l'ai vue +seulement quatre ou cinq fois. Je sais qu'elle ne me déplaît point; cela +me suffit pour ce que j'en veux faire. Elle est petite, blonde et +grasse. Après-demain, je désirerai ardemment une femme grande, brune et +mince.</p> + +<p>Elle n'est pas riche. Elle appartient à une famille moyenne. C'est une +jeune fille comme on en trouve à la grosse, bonnes à marier, sans +qualités et sans défauts apparents, dans la bourgeoisie ordinaire. On +dit d'elle: «M<sup>lle</sup> Lajolle est bien gentille.» On dira demain: «Elle +est fort gentille, M<sup>me</sup> Raymon». Elle appartient enfin à la légion des +jeunes filles honnêtes «dont on est heureux de faire sa femme» jusqu'au +jour où on découvre qu'on préfère justement toutes les autres femmes à +celle qu'on a choisie.</p> + +<p>Alors pourquoi me marier, diras-tu?</p> + +<p>J'ose à peine t'avouer l'étrange et invraisemblable raison qui me +pousse à cet acte insensé.</p> + +<p>Je me marie pour n'être pas seul!</p> + +<p>Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tu as pitié +de moi, et tu me mépriseras, tant mon état d'esprit est misérable.</p> + +<p>Je ne veux plus être seul, la nuit. Je veux sentir un être près de moi, +contre moi, un être qui peut parler, dire quelque chose, n'importe quoi.</p> + +<p>Je veux pouvoir briser son sommeil; lui poser une question quelconque +brusquement, une question stupide pour entendre une voix, pour sentir +habitée ma demeure, pour sentir une âme en éveil, un raisonnement en +travail, pour voir, allumant brusquement ma bougie, une figure humaine à +mon côté... parce que... (je n'ose pas avouer cette honte)... parce que +j'ai peur, tout seul.</p> + +<p>Oh! tu ne me comprends pas encore.</p> + +<p>Je n'ai pas peur d'un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans +frissonner. Je n'ai pas peur des morts; je crois à l'anéantissement +définitif de chaque être qui disparaît!</p> + +<p>Alors!... oui. Alors!... Eh bien! j'ai peur de moi! j'ai peur de la +peur; peur des spasmes de mon esprit qui s'affole, peur de cette +horrible sensation de la terreur incompréhensible.</p> + +<p>Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J'ai peur des murs, +des meubles, des objets familiers qui s'animent, pour moi, d'une sorte +de vie animale. J'ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de +ma raison qui m'échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et +invisible angoisse.</p> + +<p>Je sens d'abord une vague inquiétude qui me passe dans l'âme et me fait +courir un frisson sur la peau. Je regarde autour de moi. Rien! Et je +voudrais quelque chose! Quoi? Quelque chose de compréhensible. Puisque +j'ai peur uniquement parce que je ne comprends pas ma peur.</p> + +<p>Je parle! j'ai peur de ma voix. Je marche! j'ai peur de l'inconnu de +derrière la porte, de derrière le rideau, de dans l'armoire, de sous le +lit. Et pourtant je sais qu'il n'y a rien nulle part.</p> + +<p>Je me retourne brusquement parce que j'ai peur de ce qui est derrière +moi, bien qu'il n'y ait rien et que je le sache.</p> + +<p>Je m'agite, je sens mon effarement grandir; et je m'enferme dans ma +chambre; et je m'enfonce dans mon lit, et je me cache sous mes draps; et +blotti, roulé comme une boule, je ferme les yeux désespérément, et je +demeure ainsi pendant un temps infini avec cette pensée que ma bougie +demeure allumée sur ma table de nuit et qu'il faudrait pourtant +l'éteindre. Et je n'ose pas.</p> + +<p>N'est-ce pas affreux d'être ainsi!</p> + +<p>Autrefois je n'éprouvais rien de cela. Je rentrais tranquillement. +J'allais et je venais en mon logis sans que rien troublât la sérénité de +mon âme. Si l'on m'avait dit quelle maladie de peur invraisemblable, +stupide et terrible, devait me saisir un jour, j'aurais bien ri; +j'ouvrais les portes dans l'ombre avec assurance; je me couchais +lentement, sans pousser les verrous, et je ne me relevais jamais au +milieu des nuits pour m'assurer que toutes les issues de ma chambre +étaient fortement closes.</p> + +<p>Cela a commencé l'an dernier d'une singulière façon.</p> + +<p>C'était en automne, par un soir humide. Quand ma bonne fut partie, après +mon dîner, je me demandai ce que j'allais faire. Je marchai quelque +temps à travers ma chambre. Je me sentais las, accablé sans raison, +incapable de travailler, sans force même pour lire. Une pluie fine +mouillait les vitres; j'étais triste, tout pénétré par une de ces +tristesses sans causes qui vous donnent envie de pleurer, qui vous font +désirer de parler à n'importe qui pour secouer la lourdeur de notre +pensée.</p> + +<p>Je me sentais seul. Mon logis me paraissait vide comme il n'avait jamais +été. Une solitude infinie et navrante m'entourait. Que faire? Je +m'assis. Alors une impatience nerveuse me courut dans les jambes. Je me +relevai, et je me remis à marcher. J'avais peut-être aussi un peu de +fièvre, car mes mains, que je tenais rejointes derrière mon dos, comme +on fait souvent quand on se promène avec lenteur, se brûlaient l'une à +l'autre, et je le remarquai. Puis soudain un frisson de froid me courut +dans le dos. Je pensai que l'humidité du dehors entrait chez moi, et +l'idée de faire du feu me vint. J'en allumai; c'était la première fois +de l'année. Et je m'assis de nouveau en regardant la flamme. Mais +bientôt l'impossibilité de rester en place me fit encore me relever, et +je sentis qu'il fallait m'en aller, me secouer, trouver un ami.</p> + +<p>Je sortis. J'allai chez trois camarades que je ne rencontrai pas; puis, +je gagnai le boulevard, décidé à découvrir une personne de connaissance.</p> + +<p>Il faisait triste partout. Les trottoirs trempés luisaient. Une tiédeur +d'eau, une de ces tiédeurs qui vous glacent par frissons brusques, une +tiédeur pesante de pluie impalpable accablait la rue, semblait lasser et +obscurcir la flamme du gaz.</p> + +<p>J'allais d'un pas mou, me répétant: «Je ne trouverai personne avec qui +causer.»</p> + +<p>J'inspectai plusieurs fois les cafés, depuis la Madeleine jusqu'au +faubourg Poissonnière. Des gens tristes, assis devant des tables, +semblaient n'avoir pas même la force de finir leurs consommations.</p> + +<p>J'errai longtemps ainsi, et vers minuit, je me mis en route pour rentrer +chez moi. J'étais fort calme, mais fort las. Mon concierge, qui se +couche avant onze heures, m'ouvrit tout de suite, contrairement à son +habitude; et je pensai: «Tiens, un autre locataire vient sans doute de +remonter.»</p> + +<p>Quand je sors de chez moi, je donne toujours à ma porte deux tours de +clef. Je la trouvai simplement tirée, et cela me frappa. Je supposai +qu'on m'avait monté des lettres dans la soirée.</p> + +<p>J'entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peu l'appartement. +Je pris une bougie pour aller l'allumer au foyer, lorsqu'en jetant les +yeux devant moi, j'aperçus quelqu'un assis dans mon fauteuil, et qui se +chauffait les pieds en me tournant le dos.</p> + +<p>Je n'eus pas peur, oh! non, pas le moins du monde. Une supposition très +vraisemblable me traversa l'esprit; celle qu'un de mes amis était venu +pour me voir. La concierge, prévenue par moi à ma sortie, avait dit que +j'allais rentrer, avait prêté sa clef. Et toutes les circonstances de +mon retour, en une seconde, me revinrent à la pensée: le cordon tiré +tout de suite, ma porte seulement poussée.</p> + +<p>Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s'était endormi devant mon +feu en m'attendant, et je m'avançai pour le réveiller. Je le voyais +parfaitement, un de ses bras pendant à droite; ses pieds étaient croisés +l'un sur l'autre; sa tête, penchée un peu sur le côté gauche du +fauteuil, indiquait bien le sommeil. Je me demandais: Qui est-ce? On y +voyait peu d'ailleurs dans la pièce. J'avançai la main pour lui toucher +l'épaule!...</p> + +<p>Je rencontrai le bois du siège! Il n'y avait plus personne. Le fauteuil +était vide!</p> + +<p>Quel sursaut, miséricorde!</p> + +<p>Je reculai d'abord comme si un danger terrible eût apparu devant moi.</p> + +<p>Puis je me retournai, sentant quelqu'un derrière mon dos; puis, +aussitôt, un impérieux besoin de revoir le fauteuil me fit pivoter +encore une fois. Et je demeurai debout, haletant d'épouvante, tellement +éperdu que je n'avais plus une pensée, prêt à tomber.</p> + +<p>Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raison me +revint. Je songeai: «Je viens d'avoir une hallucination, voilà tout.» Et +je réfléchis immédiatement sur ce phénomène. La pensée va vite dans ces +moments-là.</p> + +<p>J'avais eu une hallucination—c'était là un fait incontestable. Or, mon +esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnant régulièrement et +logiquement. Il n'y avait donc aucun trouble du côté du cerveau. Les +yeux seuls s'étaient trompés, avaient trompé ma pensée. Les yeux +avaient eu une vision, une de ces visions qui font croire aux miracles +les gens naïfs. C'était là un accident nerveux de l'appareil optique, +rien de plus, un peu de congestion peut-être.</p> + +<p>Et j'allumai ma bougie. Je m'aperçus, en me baissant vers le feu, que je +tremblais, et je me relevai d'une secousse, comme si on m'eût touché par +derrière.</p> + +<p>Je n'étais point tranquille assurément.</p> + +<p>Je fis quelques pas; je parlai haut. Je chantai à mi-voix quelques +refrains.</p> + +<p>Puis je fermai la porte de ma chambre à double tour, et je me sentis un +peu rassuré. Personne ne pouvait entrer, au moins.</p> + +<p>Je m'assis encore et je réfléchis longtemps à mon aventure; puis je me +couchai, et je soufflai ma lumière.</p> + +<p>Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos, assez +paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans ma chambre; et je +me mis sur le côté.</p> + +<p>Mon feu n'avait plus que deux ou trois tisons rouges qui éclairaient +juste les pieds du fauteuil; et je crus revoir l'homme assis dessus.</p> + +<p>J'enflammai une allumette d'un mouvement rapide. Je m'étais trompé, je +ne voyais plus rien.</p> + +<p>Je me levai, cependant, et j'allai cacher le fauteuil derrière mon lit.</p> + +<p>Puis je refis l'obscurité et tâchai de m'endormir. Je n'avais pas perdu +connaissance depuis plus de cinq minutes, quand j'aperçus en songe, et +nettement comme dans la réalité, toute la scène de la soirée. Je me +réveillai éperdûment, et, ayant éclairé mon logis, je demeurai assis +dans mon lit, sans oser même essayer de redormir.</p> + +<p>Deux fois cependant le sommeil m'envahit, malgré moi, pendant quelques +secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyais devenu fou.</p> + +<p>Quand le jour parut, je me sentis guéri et je sommeillai paisiblement +jusqu'à midi.</p> + +<p>C'était fini, bien fini. J'avais eu la fièvre, le cauchemar, que +sais-je? J'avais été malade, enfin. Je me trouvai néanmoins fort bête.</p> + +<p>Je fus très gai ce jour-là. Je dînai au cabaret; j'allai voir le +spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Mais voilà qu'en +approchant de ma maison une inquiétude étrange me saisit. J'avais peur +de le revoir, lui. Non pas peur de lui, non pas peur de sa présence, à +laquelle je ne croyais point, mais j'avais peur d'un trouble nouveau de +mes yeux, peur de l'hallucination, peur de l'épouvante qui me saisirait.</p> + +<p>Pendant plus d'une heure, j'errai de long en large sur le trottoir; +puis je me trouvai trop imbécile à la fin et j'entrai. Je haletais +tellement que je ne pouvais plus monter mon escalier. Je resta encore +plus de dix minutes devant mon logement sur le palier, puis, +brusquement, j'eus un élan de courage, un roidissement de volonté. +J'enfonçai ma clef; je me précipitai en avant une bougie à la main, je +poussai d'un coup de pied la porte entrebâillée de ma chambre et je +jetai un regard effaré vers la cheminée. Je ne vis rien.—Ah!...</p> + +<p>Quel soulagement! Quelle joie! Quelle délivrance! J'allais et je venais +d'un air gaillard. Mais je ne me sentais pas rassuré; je me retournais +par sursauts; l'ombre des coins m'inquiétait.</p> + +<p>Je dormis mal, réveillé sans cesse par des bruits imaginaires. Mais je +ne le vis pas. Non. C'était fini!</p> + +<p class="top5">Depuis ce jour-là j'ai peur tout seul, la nuit. Je la sens là, près de +moi, autour de moi, la vision. Elle ne m'est point apparue de nouveau. +Oh non! Et qu'importe, d'ailleurs, puisque je n'y crois pas, puisque je +sais que ce n'est rien!</p> + +<p>Elle me gêne cependant parce que j'y pense sans cesse.—Une main pendait +du côté droit, sa tête était penchée du côté gauche comme celle d'un +homme qui dort... Allons, assez, nom de Dieu! je n'y veux plus songer!</p> + +<p>Qu'est-ce que cette obsession, pourtant? Pourquoi cette persistance? Ses +pieds étaient tout près du feu!</p> + +<p>Il me hante, c'est fou, mais c'est ainsi. Qui, Il? Je sais bien qu'il +n'existe pas, que ce n'est rien! Il n'existe que dans mon appréhension, +que dans ma crainte, que dans mon angoisse! Allons, assez!...</p> + +<p>Oui, mais j'ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plus rester seul +chez moi, parce qu'il y est. Je ne le verrai plus, je le sais, il ne se +montrera plus, c'est fini cela. Mais il y est tout de même, dans ma +pensée. Il demeure invisible, cela n'empêche qu'il y soit. Il est +derrière les portes, dans l'armoire fermée, sous le lit, dans tous les +coins obscurs, dans toutes les ombres. Si je tourne la porte, si j'ouvre +l'armoire, si je baisse ma lumière sous le lit, si j'éclaire les coins, +les ombres, il n'y est plus; mais alors je le sens derrière moi. Je me +retourne, certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verrai +plus. Il n'en est pas moins derrière moi, encore.</p> + +<p>C'est stupide, mais c'est atroce. Que veux-tu? Je n'y peux rien.</p> + +<p>Mais si nous étions deux chez moi, je sens, oui, je sens assurément +qu'il n'y serait plus! Car il est là parce que je suis seul, uniquement +parce que je suis seul!</p> + + + +<h3><a name="TOMBOUCTOU" id="TOMBOUCTOU"></a>TOMBOUCTOU</h3> + +<hr class="body" /> + + +<p>Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre d'or du soleil +couchant. Tout le ciel était rouge, aveuglant; et, derrière la +Madeleine, une immense nuée flamboyante jetait dans toute la longue +avenue une oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de brasier.</p> + +<p>La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflammée et semblait +dans une apothéose. Les visages étaient dorés; les chapeaux noirs et les +habits avaient des reflets de pourpre; le vernis des chaussures jetait +des flammes sur l'asphalte des trottoirs.</p> + +<p>Devant les cafés, un peuple d'hommes buvait des boissons brillantes et +colorées qu'on aurait prises pour des pierres précieuses fondues dans le +cristal.</p> + +<p>Au milieu des consommateurs aux légers vêtements plus foncés, deux +officiers en grande tenue faisaient baisser tous les yeux par +l'éblouissement de leurs dorures. Ils causaient, joyeux sans motif, dans +cette gloire de vie, dans ce rayonnement radieux du soir; et ils +regardaient la foule, les hommes lents et les femmes pressées qui +laissaient derrière elles une odeur savoureuse et troublante.</p> + +<p>Tout à coup un nègre énorme, vêtu de noir, ventru, chamarré de breloques +sur un gilet de coutil, la face luisante comme si elle eût été cirée, +passa devant eux, avec un air de triomphe. Il riait aux vendeurs de +journaux, il riait au ciel éclatant, il riait à Paris entier. Il était +si grand qu'il dépassait toutes les têtes; et, derrière lui, tous les +badauds se retournaient pour le contempler de dos.</p> + +<p>Mais soudain il aperçut les officiers, et, culbutant les buveurs, il +s'élança. Dès qu'il fut devant leur table, il planta sur eux ses yeux +luisants et ravis, et les coins de sa bouche lui montèrent jusqu'aux +oreilles, découvrant ses dents blanches, claires comme un croissant de +lune dans un ciel noir. Les deux hommes, stupéfaits, contemplaient ce +géant d'ébène, sans rien comprendre à sa gaieté.</p> + +<p>Et il s'écria, d'une voix qui fit rire toutes les tables:</p> + +<p>—Bonjou, mon lieutenant.</p> + +<p>Un des officiers était chef de bataillon, l'autre colonel. Le premier +dit:</p> + +<p>—Je ne vous connais pas, monsieur; j'ignore ce que vous me voulez.</p> + +<p>Le nègre reprit:</p> + +<p>—Moi aimé beaucoup toi, lieutenant Védié, siège Bézi, beaucoup raisin, +cherché moi.</p> + +<p>L'officier, tout à fait éperdu, regardait fixement l'homme, cherchant au +fond de ses souvenirs; mais brusquement il s'écria:</p> + +<p>—Tombouctou?</p> + +<p>Le nègre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un rire d'une +invraisemblable violence et beuglant:</p> + +<p>—Si, si, ya, mon lieutenant, reconné Tombouctou, ya, bonjou.</p> + +<p>Le commandant lui tendit la main en riant lui-même de tout son cœur. +Alors Tombouctou redevint grave. Il saisit la main de l'officier, et, si +vite que l'autre ne put l'empêcher, il la baisa, selon la coutume nègre +et arabe. Confus, le militaire lui dit d'une voix sévère:</p> + +<p>—Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique. Assieds-toi là et +dis-moi comment je te trouve ici.</p> + +<p>Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant il parlait vite:</p> + +<p>—Gagné beaucoup d'agent, beaucoup, grand'estaurant, bon mangé, +Prussiens, moi, beaucoup volé, beaucoup, cuisine française, Tombouctou, +cuisinié de l'Empéeu, deux cent mille francs à moi. Ah! ah! ah! ah!</p> + +<p>Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le regard.</p> + +<p>Quand l'officier, qui comprenait son étrange langage, l'eut interrogé +quelque temps, il lui dit:</p> + +<p>—Eh bien, au revoir, Tombouctou; à bientôt.</p> + +<p>Le nègre aussitôt se leva, serra, cette fois, la main qu'on lui tendait, +et, riant toujours, cria:</p> + +<p>—Bonjou, bonjou, mon lieutenant!</p> + +<p>Il s'en alla, si content, qu'il gesticulait en marchant, et qu'on le +prenait pour un fou.</p> + +<p>Le colonel demanda:</p> + +<p>—Qu'est-ce que cette brute?</p> + +<p>—Un brave garçon et un brave soldat: Je vais vous dire ce que je sais +de lui; c'est assez drôle.</p> + +<p class="dot">*<br />* *</p> + +<p>Vous savez qu'au commencement de la guerre de 1870 je fus enfermé dans +Bézières, que ce nègre appelle Bézi. Nous n'étions point assiégés, mais +bloqués. Les lignes prussiennes nous entouraient de partout, hors de +portée des canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant +peu à peu.</p> + +<p>J'étais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait composée de troupes +de toute nature, débris de régiments écharpés, fuyards, maraudeurs +séparés des corps d'armée. Nous avions de tout enfin, même onze turcos +arrivés un soir on ne sait comment, on ne sait par où. Ils s'étaient +présentés aux portes de la ville, harassés, déguenillés, affamés et +saouls. On me les donna.</p> + +<p>Je reconnus bientôt qu'ils étaient rebelles à toute discipline, toujours +dehors et toujours gris. J'essayai de la salle de police, même de la +prison, rien n'y fit. Mes hommes disparaissaient des jours entiers, +comme s'ils se fussent enfoncés sous terre, puis reparaissaient ivres à +tomber. Ils n'avaient pas d'argent. Où buvaient-ils? Et comment, et avec +quoi?</p> + +<p>Cela commençait à m'intriguer vivement, d'autant plus que ces sauvages +m'intéressaient avec leur rire éternel et leur caractère de grands +enfants espiègles.</p> + +<p>Je m'aperçus alors qu'ils obéissaient aveuglément au plus grand d'eux +tous, celui que vous venez de voir. Il les gouvernait à son gré, +préparait leurs mystérieuses entreprises en chef tout-puissant et +incontesté. Je le fis venir chez moi et je l'interrogeai. Notre +conversation dura bien trois heures, tant j'avais de peine à pénétrer +son surprenant charabia. Quant à lui, le pauvre diable, il faisait des +efforts inouïs pour être compris, inventait des mots, gesticulait, suait +de peine, s'essuyait le front, soufflait, s'arrêtait et repartait +brusquement quand il croyait avoir trouvé un nouveau moyen de +s'expliquer.</p> + +<p>Je devinai enfin qu'il était fils d'un grand chef, d'une sorte de roi +nègre des environs de Tombouctou. Je lui demandai son nom. Il répondit +quelque chose comme Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus +simple de lui donner le nom de son pays: «Tombouctou». Et, huit jours +plus tard, toute la garnison ne le nommait plus autrement.</p> + +<p>Mais une envie folle nous tenait de savoir où cet ex-prince africain +trouvait à boire. Je le découvris d'une singulière façon.</p> + +<p>J'étais un matin sur les remparts, étudiant l'horizon, quand j'aperçus +dans une vigne quelque chose qui remuait. On arrivait au temps des +vendanges, les raisins étaient mûrs, mais je ne songeais guère à cela. +Je pensai qu'un espion s'approchait de la ville, et j'organisai une +expédition complète pour saisir le rôdeur. Je pris moi-même le +commandement, après avoir obtenu l'autorisation du général.</p> + +<p>J'avais fait sortir, par trois portes différentes, trois petites troupes +qui devaient se rejoindre auprès de la vigne suspecte et la cerner. Pour +couper la retraite à l'espion, un de ces détachements avait à faire une +marche d'une heure au moins. Un homme resté en observation sur les murs +m'indiqua par signe que l'être aperçu n'avait point quitté le champ. +Nous allions en grand silence, rampant, presque couchés dans les +ornières. Enfin, nous touchons au point désigné; je déploie brusquement +mes soldats, qui s'élancent dans la vigne, et trouvent... Tombouctou +voyageant à quatre pattes au milieu des ceps et mangeant du raisin, ou +plutôt happant du raisin comme un chien qui mange sa soupe, à pleine +bouche, à la plante même, en arrachant la grappe d'un coup de dent.</p> + +<p>Je voulus le faire relever; il n'y fallait pas songer, et je compris +alors pourquoi il se traînait ainsi sur les mains et sur les genoux. Dès +qu'on l'eût planté sur ses jambes, il oscilla quelques secondes, tendit +les bras et s'abattit sur le nez. Il était gris comme je n'ai jamais vu +un homme être gris.</p> + +<p>On le rapporta sur deux échalas. Il ne cessa de rire tout le long de la +route en gesticulant des bras et des jambes.</p> + +<p>C'était là tout le mystère. Mes gaillards buvaient au raisin lui-même. +Puis, lorsqu'ils étaient saouls à ne plus bouger, ils dormaient sur +place.</p> + +<p>Quant à Tombouctou, son amour de la vigne passait toute croyance et +toute mesure. Il vivait là-dedans à la façon des grives, qu'il haïssait +d'ailleurs d'une haine de rival jaloux. Il répétait sans cesse:</p> + +<p>—Les gives mangé tout le raisin, capules!</p> + +<p class="dot">*<br />* *</p> + +<p>Un soir on vint me chercher. On apercevait par la plaine quelque chose +arrivant vers nous. Je n'avais point pris ma lunette, et je distinguais +fort mal. On eût dit un grand serpent qui se déroulait, un convoi, que +sais-je?</p> + +<p>J'envoyai quelques hommes au-devant de cette étrange caravane qui fit +bientôt son entrée triomphale. Tombouctou et neuf de ses compagnons +portaient sur une sorte d'autel, fait avec des chaises de campagne, huit +têtes coupées, sanglantes et grimaçantes. Le dixième turco traînait un +cheval à la queue duquel un autre était attaché et six autres bêtes +suivaient encore, retenues de la même façon.</p> + +<p>Voici ce que j'appris. Étant partis aux vignes, mes Africains avaient +aperçu tout à coup un détachement prussien s'approchant d'un village. Au +lieu de fuir, ils s'étaient cachés; puis, lorsque les officiers eurent +mis pied à terre devant une auberge pour se rafraîchir, les onze +gaillards s'élancèrent, mirent en fuite les uhlans qui se crurent +attaqués, tuèrent les deux sentinelles, plus le colonel et les cinq +officiers de son escorte.</p> + +<p>Ce jour-là, j'embrassai Tombouctou. Mais je m'aperçus qu'il marchait, +avec peine. Je le crus blessé; il se mit à rire et me dit:</p> + +<p>—Moi, povisions pou pays.</p> + +<p>C'est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour l'honneur, mais +bien pour le gain. Tout ce qu'il trouvait, tout ce qui lui paraissait +avoir une valeur quelconque, tout ce qui brillait surtout, il le +plongeait dans sa poche! Quelle poche! un gouffre qui commençait à la +hanche et finissait aux chevilles. Ayant retenu un terme de troupier, il +l'appelait sa «profonde», et c'était sa profonde, en effet!</p> + +<p>Donc il avait détaché l'or des uniformes-prussiens, le cuivre des +casques, les boutons, etc., et jeté le tout dans sa «profonde» qui +était pleine à déborder.</p> + +<p>Chaque jour, il précipitait là-dedans tout objet luisant qui lui tombait +sous les yeux, morceaux d'étain ou pièces d'argent, ce qui lui donnait +parfois une tournure infiniment drôle.</p> + +<p>Il comptait remporter cela au pays des autruches, dont il semblait bien +frère, ce fils de roi torturé par ce besoin d'engloutir les corps +brillants. S'il n'avait pas eu sa profonde, qu'aurait-il fait? Il les +aurait sans doute avalés.</p> + +<p>Chaque matin sa poche était vide. Il avait donc un magasin général où +s'entassaient ses richesses. Mais où? Je ne l'ai pu découvrir.</p> + +<p>Le général, prévenu du haut fait de Tombouctou, fit bien vite enterrer +les corps demeurés au village voisin, pour qu'on ne découvrît point +qu'ils avaient été décapités. Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le +maire et sept habitants notables furent fusillés sur-le-champ, par +représailles, comme ayant dénoncé la présence des Allemands.</p> + +<p class="dot">*<br />* *</p> + +<p>L'hiver était venu. Nous étions harassés et désespérés. On se battait +maintenant tous les jours. Les hommes affamés ne marchaient plus. Seuls +les huit turcos (trois avaient été tués) demeuraient gras et luisants, +vigoureux et toujours prêts à se battre. Tombouctou engraissait même. Il +me dit un jour:</p> + +<p>—Toi beaucoup faim, moi bon viande.</p> + +<p>Et il m'apporta en effet un excellent filet. Mais de quoi? Nous n'avions +plus ni bœufs, ni moutons, ni chèvres, ni ânes, ni porcs. Il était +impossible de se procurer du cheval, je réfléchis à tout cela après +avoir dévoré ma viande. Alors une pensée horrible me vint. Ces nègres +étaient nés bien près du pays où l'on mange des hommes! Et chaque jour +tant de soldats tombaient autour de la ville! J'interrogeai Tombouctou. +Il ne voulut pas répondre. Je n'insistai point, mais je refusai +désormais ses présents.</p> + +<p>Il m'adorait. Une nuit, la neige nous surprit aux avant-postes. Nous +étions assis par terre. Je regardais avec pitié les pauvres nègres +grelottant sous cette poussière blanche et glacée. Comme j'avais grand +froid, je me mis à tousser. Je sentis aussitôt quelque chose s'abattre +sur moi, comme une grande et chaude couverture. C'était le manteau de +Tombouctou qu'il me jetait sur les épaules.</p> + +<p>Je me levai et, lui rendant son vêtement:</p> + +<p>—Garde ça, mon garçon; tu en as plus besoin que moi.</p> + +<p>Il répondit:</p> + +<p>—Non, mon lieutenant, pou toi, moi pas besoin, moi chaud, chaud.</p> + +<p>Et il me contemplait avec des yeux suppliants.</p> + +<p>Je repris:</p> + +<p>—Allons, obéis, garde ton manteau, je le veux.</p> + +<p>Le nègre alors se leva, tira son sabre qu'il savait rendre coupant comme +une faulx, et tenant de l'autre main sa large capote que je refusais:</p> + +<p>—Si toi pas gadé manteau moi coupé; pésonne manteau.</p> + +<p>Il l'aurait fait. Je cédai.</p> + +<p class="dot">*<br />* *</p> + +<p>Huit jours plus tard, nous avions capitulé. Quelques-uns d'entre nous +avaient pu s'enfuir. Les autres allaient sortir de la ville et se rendre +aux vainqueurs.</p> + +<p>Je me dirigeais vers la place d'Armes où nous devions nous réunir, quand +je demeurai stupide d'étonnement devant un nègre géant vêtu de coutil +blanc et coiffé d'un chapeau de paille. C'était Tombouctou. Il semblait +radieux et se promenait, les mains dans ses poches, devant une petite +boutique où l'on voyait en montre deux assiettes et deux verres.</p> + +<p>Je lui dis:</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu fais?</p> + +<p>Il répondit:</p> + +<p>—Moi pas pati, moi bon cuisinié, moi fait mangé colonel, Algéie; moi +mangé Pussiens, beaucoup volé, beaucoup.</p> + +<p>Il gelait à dix degrés. Je grelottais devant ce nègre en coutil. Alors +il me prit par le bras et me fit entrer. J'aperçus une enseigne +démesurée qu'il allait pendre devant sa porte sitôt que nous serions +partis, car il avait quelque pudeur.</p> + +<p>Et je lus, tracé par la main de quelque complice, cet appel:</p> + +<p class="cuisine">CUISINE MILITAIRE DE M. TOMBOUCTOU<br /> +<span class="sml">ANCIEN CUISINIER DE S. M. L'EMPEREUR</span><br /> +<i>Artiste de Paris.—Prix modérés.</i></p> + +<p>Malgré le désespoir qui me rongeait le cœur, je ne pus m'empêcher de +rire, et je laissai mon nègre à son nouveau commerce.</p> + +<p>Cela ne valait-il pas mieux que de le faire emmener prisonnier?</p> + +<p>Vous venez de voir qu'il a réussi, le gaillard.</p> + +<p>Bézières, aujourd'hui, appartient à l'Allemagne. Le restaurant +Tombouctou est un commencement de revanche.</p> + + + +<h3><a name="UN_DUEL" id="UN_DUEL"></a>UN DUEL</h3> + +<hr class="body" /> + + +<p>La guerre était finie; les Allemands occupaient la France; le pays +palpitait comme un lutteur vaincu tombé sous le genou du vainqueur.</p> + +<p>De Paris affolé, affamé, désespéré, les premiers trains sortaient, +allant aux frontières nouvelles, traversant avec lenteur les campagnes +et les villages. Les premiers voyageurs regardaient par les portières +les plaines ruinées et les hameaux incendiés. Devant les portes des +maisons restées debout, des soldats prussiens, coiffés du casque noir à +la pointe de cuivre, fumaient leur pipe, à cheval sur des chaises. +D'autres travaillaient ou causaient comme s'ils eussent fait partie des +familles. Quand on passait les villes, on voyait des régiments entiers +manœuvrant sur les places, et, malgré le bruit des roues, les +commandements rauques arrivaient par instants.</p> + +<p>M. Dubuis, qui avait fait partie de la garde nationale de Paris pendant +toute la durée du siège, allait rejoindre en Suisse sa femme et sa +fille, envoyées par prudence à l'étranger, avant l'invasion.</p> + +<p>La famine et les fatigues n'avaient point diminué son gros ventre de +marchand riche et pacifique. Il avait subi les événements terribles avec +une résignation désolée et des phrases amères sur la sauvagerie des +hommes. Maintenant qu'il gagnait la frontière, la guerre finie, il +voyait pour la première fois des Prussiens, bien qu'il eût fait son +devoir sur les remparts et monté bien des gardes par les nuits froides.</p> + +<p>Il regardait avec une terreur irritée ces hommes armés et barbus +installés comme chez eux sur la terre de France, et il se sentait à +l'âme une sorte de fièvre de patriotisme impuissant, en même temps que +ce grand besoin, que cet instinct nouveau de prudence qui ne nous a plus +quittés.</p> + +<p>Dans son compartiment, deux Anglais, venus pour voir, regardaient de +leurs yeux tranquilles et curieux. Ils étaient gros aussi tous deux et +causaient en leur langue, parcourant parfois leur guide, qu'ils lisaient +à haute voix en cherchant à bien reconnaître les lieux indiqués.</p> + +<p>Tout à coup, le train s'étant arrêté à la gare d'une petite ville, un +officier prussien monta avec son grand bruit de sabre sur le double +marche-pied du wagon. Il était grand, serré dans son uniforme et barbu +jusqu'aux yeux. Son poil roux semblait flamber, et ses longues +moustaches, plus pâles, s'élançaient des deux côtés du visage, qu'elles +coupaient en travers.</p> + +<p>Les Anglais aussitôt se mirent à le contempler avec des sourires de +curiosité satisfaite, tandis que M. Dubuis faisait semblant de lire un +journal. Il se tenait blotti dans son coin, comme un voleur en face d'un +gendarme.</p> + +<p>Le train se remit en marche. Les Anglais continuaient à causer, à +chercher les lieux précis des batailles; et soudain, comme l'un d'eux +tendait le bras vers l'horizon en indiquant un village, l'officier +prussien prononça en français, en étendant ses longues jambes et se +renversant sur le dos:</p> + +<p>—Ché tué touze Français tans ce fillage. Ché bris plus te cent +brisonniers.</p> + +<p>Les Anglais, tout à fait intéressés, demandèrent aussitôt:</p> + +<p>—Aoh! comment s'appelé, cette village?</p> + +<p>Le Prussien répondit: «Pharsbourg.»</p> + +<p>Il reprit:</p> + +<p>—Ché bris ces bolissons de Français par les oreilles.</p> + +<p>Et il regardait M. Dubuis en riant orgueilleusement dans son poil.</p> + +<p>Le train roulait, traversant toujours des hameaux occupés. On voyait les +soldats allemands le long des routes, au bord des champs, debout au coin +des barrières, ou causant devant les cafés. Ils couvraient la terre +comme les sauterelles d'Afrique.</p> + +<p>L'officier tendit la main:</p> + +<p>—Si c'hafrais le gommandement, ch'aurais bris Paris, et brûlé tout, et +tué tout le monde. Blus de France!</p> + +<p>Les Anglais, par politesse, répondirent simplement:</p> + +<p>—Aoh! yes.</p> + +<p>Il continua:</p> + +<p>—Tans vingt ans, toute l'Europe, toute, abartiendra à nous. La Brusse +blus forte que tous.</p> + +<p>Les Anglais, inquiets, ne répondaient plus. Leurs faces, devenues +impassibles, semblaient de cire entre leurs longs favoris. Alors +l'officier prussien se mit à rire. Et, toujours renversé sur le dos, il +blagua. Il blaguait la France écrasée, insultait les ennemis à terre; il +blaguait l'Autriche, vaincue naguère; il blaguait la défense acharnée +et impuissante des départements; il blaguait les mobiles, l'artillerie +inutile. Il annonça que Bismarck allait bâtir une ville de fer avec les +canons capturés. Et soudain il mit ses bottes contre la cuisse de M. +Dubuis qui détournait les yeux, rouge jusqu'aux oreilles.</p> + +<p>Les Anglais semblaient devenus indifférents, tout comme s'ils s'étaient +trouvés brusquement renfermés dans leur île, loin des bruits du monde.</p> + +<p>L'officier tira sa pipe et, regardant fixement le Français:</p> + +<p>—Vous n'auriez bas de tabac?</p> + +<p>M. Dubuis répondit:</p> + +<p>—Non, monsieur!</p> + +<p>L'Allemand reprit:</p> + +<p>—Je fous brie t'aller en acheter gand le gonvoi s'arrêtera.</p> + +<p>Et il se mit à rire de nouveau:</p> + +<p>—Je vous tonnerai un bourboire.</p> + +<p>Le train siffla, ralentissant sa marche. On passait devant les bâtiments +incendiés d'une gare; puis on s'arrêta tout à fait.</p> + +<p>L'Allemand ouvrit la portière et, prenant par le bras M. Dubuis:</p> + +<p>—Allez faire ma gommission, fite, fite!</p> + +<p>Un détachement prussien occupait la station. D'autres soldats +regardaient, debout, le long des grilles de bois. La machine déjà +sifflait pour repartir. Alors, brusquement, M. Dubuis s'élança sur le +quai et, malgré les gestes du chef de gare, il se précipita dans le +compartiment voisin.</p> + +<p>Il était seul! Il ouvrit son gilet, tant son cœur battait, et il +s'essuya le front, haletant.</p> + +<p>Le train s'arrêta de nouveau dans une station. Et tout à coup l'officier +parut à la portière et monta, suivi bientôt des deux Anglais que la +curiosité poussait. L'Allemand s'assit en face du Français et, riant +toujours:</p> + +<p>—Fous n'afez pas foulu faire ma gommission.</p> + +<p>M. Dubuis répondit:</p> + +<p>—Non, monsieur!</p> + +<p>Le train venait de repartir.</p> + +<p>L'officier dit:</p> + +<p>—Che fais gouper fotre moustache pour bourrer ma pipe.</p> + +<p>Et il avança la main vers la figure de son voisin.</p> + +<p>Les Anglais, toujours impassibles, regardaient de leurs yeux fixes.</p> + +<p>Déjà, l'Allemand avait pris une pincée de poils et tirait dessus, quand +M. Dubuis, d'un revers de main, lui releva le bras et, le saisissant au +collet, le rejeta sur la banquette. Puis, fou de colère, les tempes +gonflées, les yeux pleins de sang, l'étranglant toujours d'un main, il +se mit avec l'autre, fermée, à lui taper furieusement des coups de poing +par la figure. Le Prussien se débattait, tâchait de tirer son sabre, +d'étreindre son adversaire couché sur lui. Mais M. Dubuis l'écrasait du +poids énorme de son ventre, et tapait, tapait sans repos, sans prendre +haleine, sans savoir où tombaient ses coups. Le sang coulait; +l'Allemand, étranglé, râlait, crachait ses dents, essayait, mais en +vain, de rejeter ce gros homme exaspéré, qui l'assommait.</p> + +<p>Les Anglais s'étaient levés et rapprochés pour mieux voir. Ils se +tenaient debout, pleins de joie et de curiosité, prêts à parier pour ou +contre chacun des combattants.</p> + +<p>Et soudain M. Dubuis, épuisé par un pareil effort, se releva et se +rassit sans dire un mot.</p> + +<p>Le Prussien ne se jeta pas sur lui, tant il demeurait effaré, stupide +d'étonnement et de douleur. Quand il eut repris haleine, il prononça:</p> + +<p>—Si fous ne foulez pas me rentre raison avec le bistolet, che vous +tuerai!</p> + +<p>M. Dubuis répondit:</p> + +<p>—Quand vous voudrez. Je veux bien.</p> + +<p>L'Allemand reprit:</p> + +<p>—Foici la ville de Strasbourg, che brendrai deux officiers bour +témoins, ché le temps avant que le train rebarte.</p> + +<p>M. Dubuis, qui soufflait autant que la machine, dit aux Anglais:</p> + +<p>—Voulez-vous être mes témoins?</p> + +<p>Tous deux répondirent ensemble:</p> + +<p>—Aoh! yes!</p> + +<p>Et le train s'arrêta.</p> + +<p>En une minute, le Prussien avait trouvé deux camarades qui apportèrent +des pistolets, et on gagna les remparts.</p> + +<p>Les Anglais sans cesse tiraient leur montre, pressant le pas, hâtant les +préparatifs, inquiets de l'heure pour ne point manquer le départ.</p> + +<p>M. Dubuis n'avait jamais tenu un pistolet. On le plaça à vingt pas de +son ennemi. On lui demanda:</p> + +<p>—Êtes-vous prêt?</p> + +<p>En répondant «oui, monsieur!», il s'aperçut qu'un des Anglais avait +ouvert son parapluie pour se garantir du soleil.</p> + +<p>Une voix commanda:</p> + +<p>—Feu!</p> + +<p>M. Dubuis tira, au hasard, sans attendre, et il aperçut avec stupeur le +Prussien, debout en face de lui, qui chancelait, levait les bras et +tombait raide sur le nez. Il l'avait tué.</p> + +<p>Un Anglais cria un «Aoh!» vibrant de joie, de curiosité satisfaite et +d'impatience heureuse. L'autre, qui tenait toujours sa montre à la main, +saisit M. Dubuis par le bras, et l'entraîna, au pas gymnastique, vers la +gare.</p> + +<p>Le premier Anglais marquait le pas, tout en courant, les poings fermés, +les coudes au corps.</p> + +<p>—Une, deux! une, deux!</p> + +<p>Et tous trois de front trottaient, malgré leurs ventres, comme trois +grotesques d'un journal pour rire.</p> + +<p>Le train partait. Ils sautèrent dans leur voiture. Alors, les Anglais, +ôtant leurs toques de voyage, les levèrent en les agitant, puis, trois +fois de suite, ils crièrent.</p> + +<p>—Hip, hip, hip, hurrah!</p> + +<p>Puis ils tendirent gravement, l'un après l'autre, la main droite à M. +Dubuis, et ils retournèrent s'asseoir côte à côte dans leur coin.</p> + + + +<h3><a name="MES_25_JOURS" id="MES_25_JOURS"></a>MES 25 JOURS</h3> + +<hr class="body" /> + + +<p>Je venais de prendre possession de ma chambre d'hôtel, case étroite, +entre deux cloisons de papier qui laissent passer tous les bruits des +voisins; et je commençais à ranger dans l'armoire à glace mes vêtements +et mon linge quand j'ouvris le tiroir qui se trouve au milieu de ce +meuble. J'aperçus aussitôt un cahier de papier roulé. L'ayant déplié, je +l'ouvris et je lus ce titre:</p> + +<p class="cuisine"><i>Mes vingt-cinq jours.</i></p> + +<p>C'était le journal d'un baigneur, du dernier occupant de ma cabine, +oublié là à l'heure du départ.</p> + +<p>Ces notes peuvent être de quelque intérêt pour les gens sages et bien +portants qui ne quittent jamais leur demeure. C'est pour eux que je les +transcris ici sans en changer une lettre.</p> + +<p class="dot">*<br />* *</p> + +<p class="add"><i>Châtel-Guyon, 15 juillet.</i></p> + +<p>Au premier coup d'œil, il n'est pas gai, ce pays. Donc, je vais y passer +vingt-cinq jours pour soigner mon foie, mon estomac et maigrir un peu. +Les vingt-cinq jours d'un baigneur ressemblent beaucoup aux vingt-huit +jours d'un réserviste; ils ne sont faits que de corvées, de dures +corvées. Aujourd'hui, rien encore, je me suis installé, j'ai fait +connaissance avec les lieux et avec le médecin. Châtel-Guyon se compose +d'un ruisseau où coule de l'eau jaune, entre plusieurs mamelons, où sont +plantés un casino, des maisons et des croix de pierre.</p> + +<p>Au bord du ruisseau, au fond du vallon, on voit un bâtiment carré +entouré d'un petit jardin; c'est l'établissement de bains. Des gens +tristes errent autour de cette bâtisse: les malades. Un grand silence +règne dans les allées ombragées d'arbres, car ce n'est pas ici une +station de plaisir, mais une vraie station de santé; on s'y soigne avec +conviction; et on y guérit, paraît-il.</p> + +<p>Des gens compétents affirment même que les sources minérales y font de +vrais miracles. Cependant aucun <i>ex-voto</i> n'est suspendu autour du +bureau du caissier.</p> + +<p>De temps en temps, un monsieur ou une dame s'approche d'un kiosque, +coiffé d'ardoises, qui abrite une femme de mine souriante et douce, et +une source qui bouillonne dans une vasque de ciment. Pas un mot n'est +échangé entre le malade et la gardienne de l'eau guérisseuse. Celle-ci +tend à l'arrivant un petit verre où tremblotent des bulles d'air dans le +liquide transparent. L'autre boit et s'éloigne d'un pas grave, pour +reprendre sous les arbres sa promenade interrompue.</p> + +<p>Aucun bruit dans ce petit parc, aucun souffle d'air dans les feuilles, +aucune voix ne passe dans ce silence. On devrait écrire à l'entrée du +pays: «Ici on ne rit plus, on se soigne.»</p> + +<p>Les gens qui causent ressemblent à des muets qui ouvriraient la bouche +pour simuler des sons, tant ils ont peur de laisser s'échapper leur +voix.</p> + +<p>Dans l'hôtel, même silence. C'est un grand hôtel où l'on dîne avec +gravité entre gens comme il faut qui n'ont rien à se dire. Leurs +manières révèlent le savoir-vivre, et leurs visages reflètent la +conviction d'une supériorité dont il serait peut-être difficile à +quelques-uns de donner des preuves effectives.</p> + +<p>A deux heures, je fais l'ascension du Casino, petite cabane de bois +perchée sur un monticule où l'on grimpe par des sentiers de chèvre. Mais +la vue, de là-haut, est admirable. Châtel-Guyon se trouve placé dans un +vallon très étroit, juste entre la plaine et la montagne. J'aperçois +donc à gauche les premières grandes vagues des monts auvergnats couverts +de bois, et montrant, par places, de grandes taches grises, leurs durs +ossements de laves, car nous sommes au pied des anciens volcans. A +droite, par l'étroite échancrure du vallon, je découvre une plaine +infinie comme la mer noyée dans une brume bleuâtre qui laisse seulement +deviner les villages, les villes, les champs jaunes de blé mûr et les +carrés verts des prairies ombragés de pommiers. C'est la Limagne immense +et plate, toujours enveloppée dans un léger voile de vapeurs.</p> + +<p class="top5">Le soir est venu. Et maintenant, après avoir dîné solitaire, j'écris ces +lignes auprès de ma fenêtre ouverte. J'entends là-bas, en face, le petit +orchestre du Casino qui joue des airs, comme un oiseau fou qui +chanterait, tout seul, dans le désert.</p> + +<p>Un chien aboie de temps en temps. Ce grand calme fait du bien. Bonsoir.</p> + +<p class="top5"><i>16 juillet.</i>—Rien. J'ai pris un bain, plus une douche. J'ai bu trois +verres d'eau et j'ai marché dans les allées du parc, un quart d'heure +entre chaque verre, plus une demi-heure après le dernier. J'ai commencé +mes vingt-cinq jours.</p> + +<p><i>17 juillet.</i>—Remarqué deux jolies femmes mystérieuses qui prennent +leurs bains et leurs repas après tout le monde.</p> + +<p><i>18 juillet.</i>—Rien.</p> + +<p><i>19 juillet.</i>—Revu les deux jolies femmes. Elles ont du chic et un +petit air je ne sais quoi qui me plaît beaucoup.</p> + +<p><i>20 juillet.</i>—Longue promenade dans un charmant vallon boisé jusqu'à +l'Ermitage de Sans-Souci. Ce pays est délicieux, bien que triste, mais +si calme, si doux, si vert. On rencontre par les chemins de montagne les +voitures étroites chargées de foin que deux vaches traînent d'un pas +lent, ou retiennent dans les descentes, avec un grand effort de leurs +têtes liées ensemble. Un homme coiffé d'un grand chapeau noir les dirige +avec une mince baguette en les touchant au flanc ou sur le front: et +souvent d'un simple geste, d'un geste énergique et grave, il les arrête +brusquement quand la charge trop lourde précipite leur marche dans les +descentes trop dures.</p> + +<p>L'air est bon à boire dans ces vallons. Et s'il fait très chaud, la +poussière porte une légère et vague odeur de vanille et d'étable; car +tant de vaches passent sur ces routes qu'elles y laissent partout un peu +d'elles. Et cette odeur est un parfum, alors qu'elle serait une +puanteur, venue d'autres animaux.</p> + +<p><i>21 juillet.</i>—Excursion au vallon d'Enval. C'est une gorge étroite +enfermée en des rochers superbes au pied même de la montagne. Un +ruisseau coule au milieu des rocs amoncelés.</p> + +<p>Comme j'arrivais au fond de ce ravin, j'entendis des voix de femmes, et +j'aperçus bientôt les deux dames mystérieuses de mon hôtel, qui +causaient assises sur une pierre.</p> + +<p>L'occasion me parut bonne et je me présentai sans hésitation. Mes +ouvertures furent reçues sans embarras. Nous avons fait route ensemble +pour revenir. Et nous avons parlé de Paris; elles connaissent, +paraît-il, beaucoup de gens que je connais aussi. Qui est-ce?</p> + +<p>Je les reverrai demain. Rien de plus amusant que ces rencontres-là.</p> + +<p><i>22 juillet.</i>—Journée passée presque entière avec les deux inconnues. +Elles sont, ma foi, fort jolies, l'une brune et l'autre blonde. Elles +se disent veuves. Hum?...</p> + +<p>Je leur ai proposé de les conduire à Royat demain, et elles ont accepté.</p> + +<p>Châtel-Guyon est moins triste que je n'avais pensé en arrivant.</p> + +<p><i>23 juillet.</i>—Journée passée à Royat. Royat est un pâté d'hôtels au +fond d'une vallée, à la porte de Clermont-Ferrand. Beaucoup de monde. +Grand parc plein de mouvement. Superbe vue du Puy-de-Dôme aperçu au bout +d'une perspective de vallons.</p> + +<p>On s'occupe beaucoup de mes compagnes, ce qui me flatte. L'homme qui +escorte une jolie femme se croit toujours coiffé d'une auréole; à plus +forte raison celui qui passe, entre deux jolies femmes. Rien ne plaît +autant que de dîner dans un restaurant bien fréquenté, avec une amie que +tout le monde regarde; et rien d'ailleurs n'est plus propre à poser un +homme dans l'estime de ses voisins.</p> + +<p>Aller au Bois, traîné par une rosse, ou sortir sur le boulevard, escorté +par un laideron, sont les deux accidents les plus humiliants qui +puissent frapper un cœur délicat, préoccupé de l'opinion des autres. De +tous les luxes, la femme est le plus rare et le plus distingué, elle est +celui qui coûte le plus cher, et qu'on nous envie le plus; elle est +donc aussi celui que nous devons aimer le mieux à étaler sous les yeux +jaloux du public.</p> + +<p>Montrer au monde une jolie femme à son bras, c'est exciter, d'un seul +coup, toutes les jalousies; c'est dire:—Voyez, je suis riche, puisque +je possède cet objet rare et coûteux; j'ai du goût, puisque j'ai su +trouver cette perle; peut-être même en suis-je aimé, à moins que je ne +sois trompé par elle, ce qui prouverait encore que d'autres aussi la +jugent charmante.</p> + +<p>Mais quelle honte que de promener par la ville une femme laide!</p> + +<p>Et que de choses humiliantes cela laisse entendre!</p> + +<p>En principe, on la suppose votre femme légitime, car comment admettre +qu'on possède une vilaine maîtresse? Une vraie femme peut être +disgracieuse, mais sa laideur signifie alors mille choses désagréables +pour vous. On vous croit d'abord notaire ou magistrat, ces deux +professions ayant le monopole des épouses grotesques et bien dotées. Or, +n'est-ce point pénible pour un homme? Et puis cela semble crier au +public que vous avez l'odieux courage et même l'obligation légale de +caresser cette face ridicule et ce corps mal bâti, et que vous aurez +sans doute l'impudeur de rendre mère cet être peu désirable, ce qui est +bien le comble du ridicule.</p> + +<p><i>24 juillet.</i>—Je ne quitte plus les deux veuves inconnues que je +commence à bien connaître. Ce pays est délicieux et notre hôtel +excellent. Bonne saison. Le traitement me fait un bien infini.</p> + +<p><i>25 juillet.</i>—Promenade en landau au lac de Tazenat. Partie exquise et +inattendue, décidée en déjeunant. Départ brusque en sortant de table. +Après une longue route dans les montagnes, nous apercevons soudain un +admirable petit lac, tout rond, tout bleu, clair comme du verre, et gîté +dans le fond d'un ancien cratère. Un côté de cette cuve immense est +aride, l'autre est boisé. Au milieu des arbres une maisonnette où dort +un homme aimable et spirituel, un sage qui passe ses jours dans ce lieu +virgilien. Il nous ouvre sa demeure. Une idée me vient. Je crie: Si on +se baignait!... «Oui, dit-on, mais... des costumes!»</p> + +<p>—Bah! nous sommes au désert.</p> + +<p>Et on se baigne—.....—!</p> + +<p>Si j'étais poète, comme je dirais cette vision inoubliable des corps +jeunes et nus dans la transparence de l'eau! La côte inclinée et haute +enferme le lac immobile, luisant et rond comme une pièce d'argent; le +soleil y verse en pluie sa lumière chaude; et le long des rochers, la +chair blonde glisse dans l'onde presque invisible où les nageuses +semblent suspendues. Sur le sable du fond on voit passer l'ombre de +leurs mouvements!</p> + +<p><i>26 juillet.</i>—Quelques personnes semblent voir d'un œil choqué et +mécontent mon intimité rapide avec les deux veuves.</p> + +<p>Il existe donc des gens ainsi constitués qu'ils s'imaginent la vie faite +pour s'embêter. Tout ce qui paraît être amusement devient aussitôt une +faute de savoir-vivre ou de morale. Pour eux, le devoir a des règles +inflexibles et mortellement tristes.</p> + +<p>Je leur ferai observer avec humilité que le devoir n'est pas le même +pour les Mormons, les Arabes, les Zoulous, les Anglais ou les Français. +Et qu'il se trouve des gens fort honnêtes chez tous ces peuples.</p> + +<p>Je citerai un seul exemple. Au point de vue des femmes, le devoir +anglais est fixé à neuf ans, tandis que le devoir français ne commence +qu'à quinze ans. Quant à moi je prends un peu du devoir de chaque peuple +et j'en fais un tout comparable à la morale du saint roi Salomon.</p> + +<p><i>27 juillet.</i>—Bonne nouvelle. J'ai maigri de six cent vingt grammes. +Excellente, cette eau de Châtel-Guyon! J'emmène les veuves dîner à Riom. +Triste ville dont l'anagramme constitue un fâcheux voisinage pour des +sources guérisseuses: Riom, Mori.</p> + +<p><i>28 juillet.</i>—Patatras! Mes deux veuves ont reçu la visite de deux +messieurs qui viennent les chercher.—Deux veufs sans doute.—Elles +partent ce soir. Elles m'ont écrit sur un petit papier.</p> + +<p><i>29 juillet.</i>—Seul! Longue excursion à pied à l'ancien cratère de la +Nachère. Vue superbe.</p> + +<p><i>30 juillet.</i>—Rien.—Je fais le traitement.</p> + +<p><i>31 juillet.</i>—Dito. Dito.</p> + +<p>Ce joli pays est plein de ruisseaux infects. Je signale à la +municipalité si négligente l'abominable cloaque qui empoisonne la route +en face du grand hôtel. On y jette tous les débris de cuisine de cet +établissement. C'est là un bon foyer de choléra.</p> + +<p><i>1<sup>er</sup> août.</i>—Rien. Le traitement.</p> + +<p><i>2 août.</i>—Admirable promenade à Châteauneuf, station de rhumatisants où +tout le monde boite. Rien de plus drôle que cette population de +béquillards!</p> + +<p><i>3 août.</i>—Rien. Le traitement.</p> + +<p><i>4 août.</i>—Dito. Dito.</p> + +<p><i>5 août.</i>—Dito. Dito.</p> + +<p><i>6 août.</i>—Désespoir!... Je viens de me peser. J'ai engraissé de trois +cent dix grammes. Mais alors?...</p> + +<p><i>7 août.</i>—Soixante-six kilomètres en voiture dans la montagne. Je ne +dirai pas le nom du pays par respect pour ses femmes.</p> + +<p>On m'avait indiqué cette excursion comme belle et rarement faite. Après +quatre heures de chemin, j'arrive à un village assez joli, au bord d'une +rivière, au milieu d'un admirable bois de noyers. Je n'avais pas encore +vu en Auvergne une forêt de noyers aussi importante.</p> + +<p>Elle constitue d'ailleurs toute la richesse du pays, car elle est +plantée sur le communal. Ce communal, autrefois, n'était qu'une côte nue +couverte de broussailles. Les autorités essayèrent en vain de le faire +cultiver; c'est à peine s'il servait à nourrir quelques moutons.</p> + +<p>C'est aujourd'hui un superbe bois, grâce aux femmes, et il porte un nom +bizarre: on le nomme «les péchés de M. le curé».</p> + +<p>Or, il faut dire que les femmes de la montagne ont la réputation d'être +légères, plus légères que dans la plaine. Un garçon qui les rencontre +leur doit au moins un baiser; et s'il ne prend pas plus, il n'est qu'un +sot. A penser juste, cette manière de voir est la seule logique et +raisonnable. Du moment que la femme, qu'elle soit de la ville ou des +champs, a pour mission naturelle de plaire à l'homme, l'homme doit +toujours lui prouver qu'elle lui plaît. S'il s'abstient de toute +démonstration, cela signifie donc qu'il la trouve laide; c'est presque +injurieux pour elle. Si j'étais femme, je ne recevrais pas une seconde +fois un homme qui ne m'aurait point manqué de respect à notre première +rencontre, car j'estimerais qu'il a manqué d'égards pour ma beauté, pour +mon charme, et pour ma qualité de femme.</p> + +<p>Donc les garçons du village X... prouvaient souvent aux femmes du pays +qu'ils les trouvaient de leur goût, et le curé ne pouvant parvenir à +empêcher ces démonstrations aussi galantes que naturelles, résolut de +les autoriser au profit de la prospérité générale. Il imposa donc comme +pénitence à toute femme qui avait failli de planter un noyer sur le +communal. Et l'on vit chaque nuit des lanternes errer comme des feux +follets sur la colline, car les coupables ne tenaient guère à faire en +plein jour leur pénitence.</p> + +<p>En deux ans il n'y eut plus de place sur les terrains appartenant au +village; et on compte aujourd'hui plus de trois mille arbres magnifiques +autour du clocher qui sonne les offices dans leur feuillage. Ce sont là +les péchés de M. le curé.</p> + +<p>Puisqu'on cherche tant les moyens de reboiser la France, +l'administration des forêts ne pourrait-elle s'entendre avec le clergé +pour employer le procédé qu'inventa cet humble curé?</p> + +<p><i>7 août.</i>—Traitement.</p> + +<p><i>8 août.</i>—Je fais mes malles et mes adieux au charmant petit pays +tranquille et silencieux, à la montagne verte, aux vallons calmes, au +casino désert d'où l'on voit, toujours voilée de sa brume légère et +bleuâtre, l'immense plaine de la Limagne.</p> + +<p>Je partirai demain matin.</p> + +<p class="dot">*<br />* *</p> + +<p>Le manuscrit s'arrêtait là. Je n'y veux rien ajouter, mes impressions +sur le pays n'ayant pas été tout à fait les mêmes que celles de mon +prédécesseur. Car je n'y ai pas trouvé les deux veuves!</p> + + + +<h3><a name="LA_MORTE" id="LA_MORTE"></a>LA MORTE</h3> + +<hr class="body" /> + +<p>Je l'avais aimée éperdument! Pourquoi aime-t-on? Est-ce bizarre de ne +plus voir dans le monde qu'un être, de n'avoir plus dans l'esprit qu'une +pensée, dans le cœur qu'un désir, et dans la bouche qu'un nom: un nom +qui monte incessamment, qui monte, comme l'eau d'une source, des +profondeurs de l'âme, qui monte aux lèvres, et qu'on dit, qu'on redit, +qu'on murmure sans cesse, partout, ainsi qu'une prière.</p> + +<p>Je ne conterai point notre histoire. L'amour n'en a qu'une, toujours la +même. Je l'avais rencontrée et aimée. Voilà tout. Et j'avais vécu +pendant un an dans sa tendresse, dans ses bras, dans sa caresse, dans +son regard, dans ses robes, dans sa parole, enveloppé, lié, emprisonné +dans tout ce qui venait d'elle, d'une façon si complète que je ne savais +plus s'il faisait jour ou nuit, si j'étais mort ou vivant, sur la +vieille terre ou ailleurs.</p> + +<p>Et voilà qu'elle mourut. Comment? Je ne sais pas, je ne sais plus.</p> + +<p>Elle rentra mouillée, un soir de pluie, et le lendemain, elle toussait. +Elle toussa pendant une semaine environ et prit le lit.</p> + +<p>Que s'est-il passé? Je ne sais plus.</p> + +<p>Des médecins venaient, écrivaient, s'en allaient. On apportait des +remèdes; une femme les lui faisait boire. Ses mains étaient chaudes, son +front brûlant et humide, son regard brillant et triste. Je lui parlais, +elle me répondait. Que nous sommes-nous dit? Je ne sais plus. J'ai tout +oublié, tout, tout! Elle mourut, je me rappelle très bien son petit +soupir, son petit soupir si faible, le dernier. La garde dit: «Ah!» Je +compris, je compris!</p> + +<p>Je n'ai plus rien su. Rien. Je vis un prêtre qui prononça ce mot: «Votre +maîtresse». Il me sembla qu'il l'insultait. Puisqu'elle était morte on +n'avait plus le droit de savoir cela. Je le chassai. Un autre vint qui +fut très bon, très doux. Je pleurai quand il me parla d'elle.</p> + +<p>On me consulta sur mille choses pour l'enterrement. Je ne sais plus. Je +me rappelle cependant très bien le cercueil, les coups de marteau quand +on la cloua dedans. Ah! mon Dieu!</p> + +<p>Elle fut enterrée! Enterrée! Elle! dans ce trou! Quelques personnes +étaient venues, des amies. Je me sauvai. Je courus. Je marchai longtemps +à travers des rues. Puis je rentrai chez moi. Le lendemain je partis +pour un voyage.</p> + +<p class="top5">Hier, je suis rentré à Paris.</p> + +<p>Quand je revis ma chambre, notre chambre, notre lit, nos meubles, toute +cette maison où était resté tout ce qui reste de la vie d'un être après +sa mort, je fus saisi par un retour de chagrin si violent que je faillis +ouvrir la fenêtre et me jeter dans la rue. Ne pouvant plus demeurer au +milieu de ces choses, de ces murs qui l'avaient enfermée, abritée, et +qui devaient garder dans leurs imperceptibles fissures mille atomes +d'elle, de sa chair et de son souffle, je pris mon chapeau, afin de me +sauver. Tout à coup, au moment d'atteindre la porte, je passai devant la +grande glace du vestibule qu'elle avait fait poser là pour se voir, des +pieds à la tête, chaque jour, en sortant, pour voir si toute sa toilette +allait bien, était correcte et jolie, des bottines à la coiffure.</p> + +<p>Et je m'arrêtai net en face de ce miroir qui l'avait si souvent +reflétée. Si souvent, si souvent, qu'il avait dû garder aussi son image.</p> + +<p>J'étais là debout, frémissant, les yeux fixés sur le verre, sur le verre +plat, profond, vide, mais qui l'avait contenue tout entière, possédée +autant que moi, autant que mon regard passionné. Il me sembla que +j'aimais cette glace,—je la touchai,—elle était froide! Oh! le +souvenir! le souvenir! miroir douloureux, miroir brûlant, miroir vivant, +miroir horrible, qui fait souffrir toutes les tortures! Heureux les +hommes dont le cœur, comme une glace où glissent et s'effacent les +reflets, oublie tout ce qu'il a contenu, tout ce qui a passé devant lui, +tout ce qui s'est contemplé, miré, dans son affection, dans son amour! +Comme je souffre!</p> + +<p>Je sortis et, malgré moi, sans savoir, sans le vouloir, j'allai vers le +cimetière. Je trouvai sa tombe toute simple, une croix de marbre avec +ces quelques mots:</p> + +<p>«Elle aima, fut aimée, et mourut.»</p> + +<p>Elle était là, là-dessous, pourrie! Quelle horreur! Je sanglotais, le +front sur le sol.</p> + +<p>J'y restai longtemps, longtemps. Puis je m'aperçus que le soir venait. +Alors un désir bizarre, fou, un désir d'amant désespéré s'empara de moi. +Je voulus passer la nuit près d'elle, dernière nuit, à pleurer sur sa +tombe. Mais on me verrait, on me chasserait. Comment faire? Je fus +rusé. Je me levai et me mis à errer dans cette ville des disparus. +J'allais, j'allais. Comme elle est petite cette ville à côté de l'autre, +celle où l'on vit! Et pourtant comme ils sont plus nombreux que les +vivants, ces morts! Il nous faut de hautes maisons, des rues, tant de +place, pour les quatre générations qui regardent le jour en même temps, +boivent l'eau des sources, le vin des vignes et mangent le pain des +plaines.</p> + +<p>Et pour toutes les générations des morts, pour toute l'échelle de +l'humanité descendue jusqu'à nous, presque rien, un champ, presque rien! +La terre les reprend, l'oubli les efface. Adieu!</p> + +<p>Au bout du cimetière habité, j'aperçus tout à coup le cimetière +abandonné, celui où les vieux défunts achèvent de se mêler au sol, où +les croix elles-mêmes pourrissent, où l'on mettra demain les derniers +venus. Il est plein de roses libres, de cyprès vigoureux et noirs, un +jardin triste et superbe, nourri de chair humaine.</p> + +<p>J'étais seul, bien seul. Je me blottis dans un arbre vert. Je m'y cachai +tout entier, entre ces branches grasses et sombres.</p> + +<p>Et j'attendis, cramponné au tronc comme un naufragé sur une épave.</p> + +<p>Quand la nuit fut noire, très noire, je quittai mon refuge et me mis à +marcher doucement, à pas lents, à pas sourds, sur cette terre pleine de +morts.</p> + +<p>J'errai longtemps, longtemps, longtemps. Je ne la retrouvais pas. Les +bras étendus, les yeux ouverts, heurtant des tombes avec mes mains, avec +mes pieds, avec mes genoux, avec ma poitrine, avec ma tête elle-même, +j'allais sans la trouver. Je touchais, je palpais comme un aveugle qui +cherche sa route, je palpais des pierres, des croix, des grilles de fer, +des couronnes de verre, des couronnes de fleurs fanées! Je lisais les +noms avec mes doigts, en les promenant sur les lettres. Quelle nuit! +quelle nuit! Je ne la retrouvais pas!</p> + +<p>Pas de lune! Quelle nuit! J'avais peur, une peur affreuse dans ces +étroits sentiers, entre deux lignes de tombes! Des tombes! des tombes! +des tombes! Toujours des tombes! A droite, à gauche, devant moi, autour +de moi, partout, des tombes! Je m'assis sur une d'elles, car je ne +pouvais plus marcher tant mes genoux fléchissaient. J'entendais battre +mon cœur! Et j'entendais autre chose aussi! Quoi? un bruit confus +innommable! Était-ce dans ma tête affolée, dans la nuit impénétrable, ou +sous la terre mystérieuse, sous la terre ensemencée de cadavres humains, +ce bruit? Je regardais autour de moi!</p> + +<p>Combien de temps suis-je resté là? Je ne sais pas. J'étais paralysé par +la terreur, j'étais ivre d'épouvante, prêt à hurler, prêt à mourir.</p> + +<p>Et soudain il me sembla que la dalle de marbre sur laquelle j'étais +assis remuait. Certes, elle remuait, comme si on l'eût soulevée. D'un +bond je me jetai sur le tombeau voisin, et je vis, oui, je vis la pierre +que je venais de quitter se dresser toute droite; et le mort apparut, un +squelette nu qui, de son dos courbé, la rejetait. Je voyais très bien, +quoique la nuit fût profonde. Sur la croix je pus lire:</p> + +<p>«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il +aimait les siens, fut honnête et bon, et mourut dans la paix du +Seigneur.»</p> + +<p class="top5">Maintenant le mort aussi lisait les choses écrites sur son tombeau. Puis +il ramassa une pierre dans le chemin, une petite pierre aiguë, et se mit +à les gratter avec soin, ces choses. Il les effaça tout à fait, +lentement, regardant de ses yeux vides la place où tout à l'heure elles +étaient gravées; et, du bout de l'os qui avait été son index, il écrivit +en lettres lumineuses comme ces lignes qu'on trace aux murs avec le bout +d'une allumette:</p> + +<p class="top5">«Ici repose Jacques Olivant, décédé à l'âge de cinquante et un ans. Il +hâta par ses duretés la mort de son père dont il désirait hériter, il +tortura sa femme, tourmenta ses enfants, trompa ses voisins, vola quand +il le put et mourut misérable.»</p> + +<p class="top5">Quand il eut achevé d'écrire, le mort immobile contempla son œuvre. Et +je m'aperçus, en me retournant, que toutes les tombes étaient ouvertes, +que tous les cadavres en étaient sortis, que tous avaient effacé les +mensonges inscrits par les parents sur la pierre funéraire, pour y +rétablir la vérité.</p> + +<p>Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leurs proches, +haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs, +envieux, qu'ils avaient volé, trompé, accompli tous les actes honteux, +tous les actes abominables, ces bons pères, ces épouses fidèles, ces +fils dévoués, ces jeunes filles chastes, ces commerçants probes, ces +hommes et ces femmes dits irréprochables.</p> + +<p>Ils écrivaient tous en même temps, sur le seuil de leur demeure +éternelle, la cruelle, la terrible et sainte vérité que tout le monde +ignore ou feint d'ignorer sur la terre.</p> + +<p>Je pensai qu'<i>elle</i> aussi avait dû la tracer sur sa tombe. Et sans peur +maintenant, courant au milieu des cercueils entr'ouverts, au milieu des +cadavres, au milieu des squelettes, j'allai vers elle, sûr que je la +trouverais aussitôt.</p> + +<p>Je la reconnus de loin, sans voir le visage enveloppé du suaire.</p> + +<p>Et sur la croix de marbre où tout à l'heure j'avais lu:</p> + +<p>«Elle aima, fut aimée, et mourut.»</p> + +<p>J'aperçus:</p> + +<p>«Étant sortie un jour pour tromper son amant elle eut froid sous la +pluie, et mourut.»</p> + +<p class="point">Il paraît qu'on me ramassa, inanimé, au jour levant, auprès d'une +tombe.</p> + +<p class="c top15">Saint Denis.—Imp. V<sup>e</sup> BOUILLANT et J. DARDAILLON</p> +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Femme de Paul, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FEMME DE PAUL *** + +***** This file should be named 30587-h.htm or 30587-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/0/5/8/30587/ + +Produced by Hélène de Mink, Chuck Greif and the Online +Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/30587-h/images/001.jpg b/30587-h/images/001.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..a07e0f9 --- /dev/null +++ b/30587-h/images/001.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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