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+Project Gutenberg's Histoire de France 1618-1661, by Jules Michelet
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Histoire de France 1618-1661
+ Volume 14 (of 19)
+
+Author: Jules Michelet
+
+Release Date: December 4, 2009 [EBook #30602]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1618-1661 ***
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+
+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+[Notes au lecteur de ce fichier digital:
+
+Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées.]
+
+
+
+
+ HISTOIRE
+
+ DE
+
+ FRANCE
+
+
+
+
+ PAR
+
+ J. MICHELET
+
+
+
+
+ NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
+
+
+
+
+ TOME QUATORZIÈME
+
+
+
+
+ PARIS
+
+ LIBRAIRIE INTERNATIONALE
+ A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
+ 13, rue du Faubourg-Montmartre, 13
+
+ 1877
+
+ Tout droits de traduction et de reproduction réservés.
+
+
+
+
+ HISTOIRE DE FRANCE
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+Les trente années pénibles que je traverse en ce volume sont cependant
+illuminées par deux grandes lumières, des plus pures et des plus
+sublimes, Galilée et Gustave-Adolphe. (Voir le chapitre VI.) De
+l'Italie, du Nord, cette consolation me venait en débrouillant
+l'énigme laborieuse de la politique française et de la guerre de
+Trente ans, et elle m'a bien soutenu. Par un contraste singulier, dans
+cette époque pâlissante où l'homme, de moins en moins estimé et
+compté, semble s'anéantir dans la centralisation politique, ces deux
+figures subsistent pour témoigner de la grandeur humaine, pour la
+relever par-dessus les âges antérieurs.
+
+Leur originalité commune, c'est que chacun d'eux est au plus haut
+degré le _héros_, le miracle, le coup d'en haut, ce semble, la
+révolution imprévue. Et, d'autre part, ce qui est bien différent, _le
+grand homme harmonique_, où toutes les puissances humaines
+apparaissent au complet dans une douce et belle lumière.
+
+Chacun d'eux vient de loin, et le monde s'y est longtemps préparé.
+
+Toutes les nations d'avance avaient travaillé pour Galilée. La Pologne
+(par Kopernic) avait donné le mouvement; l'Allemagne, la loi du
+mouvement (Keppler); la Hollande, l'instrument d'observation, et la
+France celui du calcul (Viète). Florence fournit l'homme, le génie qui
+prend tout, se sert de tout en maître. Et Venise donna le courage et
+la liberté.
+
+Jamais homme ne réalisa une chose plus complète. Ordinairement il faut
+une succession d'hommes. Ici le même trouva en même temps: 1º _La
+méthode_, entrevue par les médecins, mais que Descartes et Bacon
+cherchent encore vingt ans plus tard. Galilée la proclame par le plus
+grand triomphe qu'elle ait eu dans le cours des siècles.--2º _La
+science_, une masse énorme de faits, un agrandissement subit des
+connaissances, une enjambée de compas qui alla de la petite terre et
+du petit système solaire aux milliards de milliards de lieues de la
+voie lactée.--3º _Le calcul_ des faits, la mesure des rapports de ces
+astres entre eux.--4º _Les applications pratiques._ Il montra tout de
+suite le parti qu'en tirerait la navigation.
+
+Mais ces résultats scientifiques étaient moins importants encore que
+les conséquences morales et religieuses. L'homme et la terre n'étaient
+plus le monde. Même le système solaire n'était plus le monde. Tout
+cela désormais subordonné, mesquin, misérable et minime. Que notre
+petit globe obscur décidât, par ses faits et gestes, du sort de tous
+les mondes, cela devenait dur à croire. Du ciel ancien, plus de
+nouvelle. Sa voûte de cristal était crevée, et elle avait fait place à
+la merveille d'une mer insondable, d'un mouvement infiniment varié,
+mais infiniment régulier.--Théologie visible! Bible de la lumière,
+ravissement de la certitude! L'universelle Raison révélée dans
+l'indubitable et supprimant le doute. La promesse de la Renaissance
+s'accomplissait déjà: «Fondation de la _Foi profonde_.»
+
+Du reste, au premier moment, personne n'y prit garde, excepté le bon
+et grand Keppler, celui qui avait le plus servi et préparé Galilée, et
+qui le remercia pour le genre humain.
+
+Gustave-Adolphe fut-il le Galilée de la guerre? Non, pas précisément.
+Il en renvoie l'honneur à son maître, Jacques de La Gardie, originaire
+de Carcassonne. Mais, dans cet art, celui qui applique avec génie,
+dans des circonstances toutes nouvelles et imprévues, n'est guère
+moins inventeur que celui qui a trouvé l'idée première. Donc, nous
+n'hésitons pas à proclamer Gustave un héros très-complet en qui se
+rencontra tout ce qui est grand dans l'homme: 1º _L'invention_, ou du
+moins un perfectionnement inventif et original de la vraie guerre
+moderne, guerre spiritualiste où tout est âme, audace et
+mouvement.--2º _L'action_, l'héroïque application de l'idée nouvelle,
+application heureuse et éclatante, du plus décisif résultat.--3º
+L'admirable beauté du but, la guerre pour la paix, la victoire pour la
+délivrance, l'intervention d'un juste juge pour le salut de tous.--4º
+Et pour couronnement sublime, l'auréole d'un caractère plus haut
+encore, plus grand que la victoire.
+
+Il est intéressant de voir le double courant qui fait le héros, qui
+harmonise cette grande force individuelle avec le mouvement du monde,
+de sorte qu'il n'est pas excentrique, et qu'il est libre cependant,
+non dépendant de la force centrale. C'est sa beauté profonde d'avoir
+cette qualité.--Celui-ci est Suédois. Il est homme d'aventures. Son
+rêve n'est pas l'Allemagne, mais la profonde Russie qu'il voulait
+conquérir, et le chemin de l'Orient. C'est bien là, en effet, la
+propre guerre suédoise. Petit peuple, si grand! le seul qui ait le
+nerf du Nord (et bien plus que les Russes, population légère,
+d'origine et de caractère méridional.) Le vrai monument de la gloire
+suédoise, ce sont ces entassements de terre au pied des forteresses
+russes qu'ont bâties les prisonniers suédois. Les Russes qui
+connaissaient ces hommes, n'osèrent jamais en rendre un seul, rendant
+villes, provinces, et tout ce qu'on voulait, plutôt qu'un seul
+Suédois. Les os des prisonniers y sont restés, et témoignent encore de
+la terreur des Russes.--Mais, pour être Suédois, Gustave n'en est pas
+moins Allemand (par sa mère), protestant (de religion et de mission
+spéciale), enfin Français par l'éducation militaire. Nul doute que
+notre Languedocien, qui forma dix années Gustave dans les guerres de
+Pologne, de Russie, de Danemark, n'ait influé beaucoup sur son
+caractère même. L'étincelle méridionale n'est pas méconnaissable dans
+ses actes et dans ses paroles. C'est la bonté, l'esprit d'Henri IV, sa
+parfaite douceur. Du reste, tout cela transfiguré dans le sublime
+austère du plus grand capitaine, qui donna tout à l'action, rien au
+plaisir, et qui toujours fut grand. Un seul défaut (et d'Henri IV
+aussi), d'avancer toujours le premier, de donner sa vie en soldat, par
+exemple, le jour où, contre l'avis de tout le monde, il passa seul le
+Rhin.
+
+On prodigue le nom de héros, de grands hommes, à beaucoup d'hommes
+éminents, à la vérité, mais pourtant secondaires. Cette confusion
+tient à la pauvreté de nos langues et à un défaut de précision dans
+les idées. Du reste, les hommes supérieurs ne s'y trompent pas, et
+n'ont garde d'aller sottement se comparer aux vrais héros. Turenne,
+l'illustre stratégiste, Condé, qui, par moments, eut l'illumination
+des batailles, le pénétrant et judicieux Merci, le froid et habile
+Marlborough, le brillant prince Eugène, auraient cru qu'on se moquait
+d'eux si on les eût comparés au grand Gustave. Au nom du _roi de
+Suède_, ils ôtaient leur chapeau. C'était un mot habituel entre eux:
+«_Le roi de Suède_ lui-même n'eût pas réussi à cela... Il aurait fait
+ceci,» etc., etc. On voit que la grande ombre planait sur toutes
+leurs pensées.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+LA GUERRE DE TRENTE ANS.--LES MARCHÉS D'HOMMES LA BONNE AVENTURE
+
+1618
+
+
+L'histoire humaine semble finie quand on entre dans la guerre de
+Trente ans. Plus d'hommes et plus de nations, mais des choses et des
+éléments. Il faut raconter barbarement un âge barbare, et prendre un
+coeur d'airain, mettre en saillie ce qui domine tout, la brutalité de
+la guerre, et son rude outil, le soldat.
+
+Il y avait trois ou quatre marchés de soldats, des comptoirs
+militaires où un homme désespéré, et qui ne voulait plus que tuer,
+pouvait se vendre.
+
+1º L'ancien marché de l'Est, ou de Hongrie, des marches turques. Le
+vieux Bethlem Gabor, qui avait pris part à quarante-deux batailles
+rangées, se maintenait contre deux empires par la double force d'une
+résistance nationale et des aventuriers de toute nation. Tous les
+costumes de guerre, les déguisements par lesquels on essaye de se
+faire peur les uns aux autres, ont été trouvés là. Le monstrueux
+bonnet à poil pour rivaliser avec l'ours, l'absurde et joli costume du
+hussard qui porte des fourrures pour ne pas s'en servir, et, pour
+sabrer, jette la manche aux vents, toutes ces comédies, fort bien
+imaginées contre la terreur turque, furent partout servilement copiées
+dans les lieux et les circonstances qui les motivent le moins.
+
+Au total, la Hongrie, le Danube, étaient la grande école, le grand
+enrôlement de la cavalerie légère. Là, point de solde et point de
+vivres, une guerre très-cruelle, nulle loi, l'infini du hasard, le
+pillage, la _bonne aventure_.
+
+2º Exactement contraire en tout était le petit marché de la Hollande.
+Peu d'hommes, et très-choisis, très-bien payés et bien nourris. Une
+guerre lente, savante. Le plus souvent il s'agissait de siéges. On
+restait là un an, deux ans, trois ans, le pied dans l'eau, à bloquer
+scientifiquement une méchante place. Il fallait la vertu de nos
+réfugiés huguenots, ou l'obstination britannique des mercenaires
+d'Angleterre et d'Écosse qu'achetait la Hollande, pour endurer un tel
+ennui. Plusieurs eussent mieux aimé se faire tuer. Mais ce
+gouvernement économe ne le permettait pas. Il leur disait: «Vous nous
+coûtez trop cher.»
+
+3º Ceux qui ne possédaient pas ce tempérament aquatique perdaient
+patience, et s'en allaient aux aventures du Nord. Ainsi fit un certain
+La Gardie, de Carcassonne, homme d'un vrai génie, qui, ayant su, par
+les Coligny, les Maurice, tout ce qu'on savait alors, alla s'établir
+en Suède, et sur le vaste théâtre de Pologne et de Russie, trouva la
+grande guerre, la haute et vraie tactique. Son fils forma
+Gustave-Adolphe.
+
+4º Enfin, le grand, l'immense, le monstrueux marché d'hommes, était
+l'Allemagne, lequel marché, vers 1628, faillit absorber tous les
+autres et concentrer tout ce qu'il y avait de soldats en Europe, de
+tout peuple et toute religion.
+
+Danger épouvantable. Si cela s'était fait, il n'y avait nulle part à
+espérer de résistance sérieuse. C'est ce qu'avait très-bien calculé le
+spéculateur Waldstein, qui ouvrit ce marché. Les anciens condottieri
+avaient fait cela en petit; plus récemment le Génois Spinola, sous
+drapeau espagnol, fit la guerre à son compte. Waldstein reprit la
+chose en grand, avec ce raisonnement bien simple: Si j'ai quelques
+soldats, je puis être battu; mais, si je les ai tous, je ferai la
+guerre à coup sûr, n'ayant affaire qu'aux non-soldats, aux paysans mal
+aguerris, aux moutons... Et j'aurai les loups!
+
+Maintenant quel fut donc le secret de ce grand marchand d'hommes, de
+ce puissant accapareur, l'appât qui leur faisait quitter les meilleurs
+services et les mieux payés, le gras service de la Hollande? Comment
+se faisait-il que toutes les routes étaient couvertes de gens de
+guerre qui allaient se vendre à Waldstein? Quels furent ses attraits
+et ses charmes pour leur plaire et les gagner tous, les attacher à sa
+fortune?
+
+C'était un grand homme maigre, de mine sinistre, de douteuse race. Il
+signait Waldstein pour faire le grand seigneur allemand. D'autres
+l'appellent Wallenstein, Walstein. Sa tête ronde disait: «Je suis
+Slave.» Tout était double et trouble en lui. Ses cheveux, demi-roux,
+l'auraient germanisé, si son teint olivâtre n'eût désigné une autre
+origine. Il était né à Prague, parmi les ruines, les incendies et les
+massacres, et comme une furie de la Bohême pour écraser l'Allemagne.
+Quand on parcourt ce pays volcanique, ses roches rouges semblent
+encore trempées de sang. De telles révolutions tuent l'âme. Celui-ci
+n'eut ni foi ni Dieu; il ne regardait qu'aux étoiles, au sort et à
+l'argent. Protestant, il se convertit pour une riche dot, qu'il
+réalisa en fausse monnaie d'Autriche, et acheta pour rien des
+confiscations, puis des soldats, des régiments, des corps d'armée, des
+armées. L'avalanche allait grossissant.
+
+Sombre, muet, inabordable, il ne parlait guère que pour des ordres de
+mort, et tous venaient à lui. Miracle?... Non, la chose était
+naturelle... Il établit le règne du soldat, et lui livra le peuple,
+biens et vie, âme et corps, hommes, femmes et enfants. Quiconque eut
+au côté un pied de fer fut roi et fit ce qu'il voulut.
+
+Donc, plus de crimes, et tout permis. L'horreur du sac des villes, et
+les affreuses joies qui suivent l'assaut, renouvelés tous les jours
+sur des villages tout ouverts et des familles sans défense. Partout
+l'homme battu, blessé, tué. La femme passant de main en main. Partout
+des cris, des pleurs. Je ne dis pas des accusations.
+
+Comment arriver à Waldstein, inaccessible dans son camp? Le spectre
+était aveugle et sourd.
+
+Les âmes furent brisées, aplaties, éteintes, anéanties. Quand le roi
+de Suède vint venger l'Allemagne et voulut écouter les plaintes, il
+trouva tout fini. Ces gens, pillés, battus, outragés, violés, dirent
+que tout allait bien. Et personne ne se plaignait plus!
+
+Un fort bon tableau hollandais, qui est au Louvre, montre aux genoux
+d'un capitaine en velours rouge une misérable paysanne qui a l'air de
+demander grâce. Elle a le teint si plombé et si sale, elle a
+visiblement déjà tant enduré, qu'on ne sait pas ce qu'elle peut
+craindre. On lui a tué son mari, ses enfants. Eh! que peut-on lui
+faire? Je vois là-bas au fond des soldats qui jouent aux dés, jouent
+quoi? La femme, peut-être, l'amusement de la faire souffrir. Elle a
+encore une chair, la malheureuse, et elle frissonne. Elle sent que
+cette chair, qui n'est plus bonne à rien, ne peut donner que la
+douleur, les cris et les grimaces, la comédie de l'agonie.
+
+Le pis, dans ce tableau funèbre, c'est que ce capitaine, enrichi par
+la guerre et en manteau de prince, n'a l'air ni ému ni colère. Il est
+indifférent. Il me rappelle un mot terrible par lequel Richelieu, dans
+son portrait de Waldstein, termine l'éloge qu'il fait de cet homme
+diabolique: «Et avec cela, point méchant.»
+
+Waldstein fut un joueur[1]. Il spécula sur la furie du temps, celle
+du jeu. Et il laissa le soldat jouer tout, la vie, l'honneur, le sang.
+C'est ce que vous voyez dans les noirs et fumeux tableaux de Valentin,
+de Salvator.
+
+ [Note 1: Quelle pitié de voir Schiller poser ce spéculateur
+ en face de Gustave-Adolphe! Waldstein est grand comme fléau,
+ mais sa spéculation était fort simple, et la prime effroyable
+ qu'il donna au soldat devait lui attirer tous les soldats de
+ la terre. Gustave, le maître à tous, trop grand pour dénigrer
+ personne, ne faisait pas cas des talents militaires de ce
+ Waldstein. Il fit de petites choses avec des moyens énormes.
+ Son attitude d'acteur, sa tragi-comédie de solitude dans la
+ foule, de taciturnité, etc., fait rire le grand Gustave. Il
+ l'appelle sans façon: _Le fat_ (Narren)? ou peut-être _le
+ sot_. Mais tout cela imprime une respectueuse terreur au
+ pauvre dramaturge. Il copie avec une admiration bourgeoise
+ les vieux récits allemands sur les magnificences de
+ l'illustrissime coquin. Sa table était de cent couverts; il
+ avait tant de carrosses. Son maître d'hôtel _était de
+ première qualité_, etc.--Pauvretés pitoyables. Ce qui est
+ pire dans le livre de Schiller, ce qui fausse l'histoire à
+ chaque instant, c'est un déplorable effort d'impartialité
+ entre le bien et le mal. Reproche, au reste, qu'on peut faire
+ à plus d'un Allemand, entre autres à notre aimable, savant,
+ ingénieux Ranke, qui nous a tant appris. Son Histoire de la
+ papauté (je parle de l'original, et non, bien entendu, de la
+ perfide traduction), avec tant de mérites divers, a le tort
+ de grossir énormément beaucoup de petites choses. Rome
+ d'abord. Dans sa pitoyable décadence, elle redevient le
+ centre du monde. C'est comme un cadran solaire en bois de
+ sapin qui dirait: «Le soleil tourne à cause de moi.» Mais,
+ non, Rome ne s'y trompe pas. Elle est moins occupée des
+ visions ambitieuses des Jésuites, ou du grand mensonge des
+ missions, que de son piètre intérêt italien.--Les jésuites,
+ de même, sont surfaits par Ranke. Leurs rêves d'Armada, de
+ conquêtes d'Angleterre, etc., les montrent constamment
+ chimériques. La dissidence de ceux d'Allemagne et de France,
+ celle des Jésuites français entre eux, que je note dans ce
+ volume, n'est pas propre non plus à nous faire admirer la
+ sagesse de l'ordre. Possevin, leur rusé savantasse, me
+ paraît, en conscience, un bien petit héros.--Les Jésuites ont
+ une chose dont on doit tenir compte: c'est la lente et
+ patiente préparation de la guerre de Trente ans par la
+ captation des familles nobles et princières, par la séduction
+ des mères et la conquête des enfants. Ils obtinrent une
+ variété imprévue de l'espèce humaine, _le bigot_, vrai coup
+ de génie, comme celui de l'horticulteur qui a trouvé la rose
+ noire, sans parfum ni feuilles, un bâton. Ce bâton, c'est
+ Ferdinand II. On ne savait pas bien en détail comment ils
+ s'en servirent. L'archiviste de Vienne, Hormayer (V. les
+ intéressants _extraits d'Alfred Michiels, Siècle_ de 1856),
+ nous l'a complétement révélé. Nous savons maintenant comment
+ ces Pères, tenant en haut l'Empereur, leur terrible
+ marionnette, purent faire en bas de la démocratie pour
+ l'extermination du peuple. Leurs apôtres, dans le carnage de
+ Bohême, étaient des bouchers bien pensants, de pieux laquais,
+ de dévots tailleurs, etc. On massacrait, d'une manière
+ intelligente, jamais dans des lieux contigus, mais éloignés
+ les uns des autres, toujours aux moments imprévus. Cela
+ désorientait la résistance. Chacun, abattu, inquiet, se
+ disait cependant: «Le mal est encore loin.» Chacun croyait
+ avoir un meilleur numéro dans cette loterie de la mort.
+ 11,000 communes sur 30,000 périrent entièrement; les autres à
+ moitié. Le pays offrait une profonde solitude. Les gens armés
+ qui se hasardaient à le traverser rencontraient parfois sur
+ le soir des paysans autour du feu, préparant leur souper, et
+ un homme dans la marmite. _Hormayer, Taschenbuch für die
+ vaterlændische geschichte_, 1836.
+
+ Voilà des gens féroces, direz-vous, mais enfin bien habiles.
+ Attendez. Ceci n'est que le premier acte de la guerre de
+ Trente ans, le moment du _bigot_. Voici venir le second acte;
+ c'est le _Marchand d'hommes_, Waldstein, le spéculateur en
+ armées. Tout échappe aux Jésuites. Ils n'avaient pas prévu
+ cela. Les voilà étonnés, effarés, comme un hibou qui aurait
+ couvé un vautour. Lorsque Waldstein a été éreinté par
+ Gustave, ils le font assassiner. Et alors ils reprennent
+ force. Par grande habileté? ils n'en ont pas besoin, ayant
+ pour eux la miraculeuse vertu d'une révolution territoriale
+ qui offre à chacun le bien du voisin.]
+
+Sort, fortune, aventure, hasard, chance, ce je ne sais quoi, cette
+force brutale qui va sans coeur, sans yeux, voilà l'idole d'alors. Le
+dieu du monde est la Loterie[2].
+
+ [Note 2: Nous possédons une curieuse histoire de la Loterie:
+ _Del giuco del Lotto, opera del conte Petitti di Roreto_. 8º
+ 1853, _Torino_. Elle commence en Italie au XIVe siècle, en
+ Flandre en 1519, en France en 1539. L'auteur, admirateur des
+ gouvernements protecteurs de la loterie, etc., n'en donne pas
+ moins les faits les plus intéressants sur les résultats
+ moraux de cette institution fiscale. En Lombardie, à Venise,
+ les boulangers cuisent moins de pain la veille du tirage.--V.
+ aussi _Delamare_, Police, _Savary_, Dict. du Commerce,
+ l'_Encyclopédie_ (par matières), le _répertoire de
+ Favart-Langlade_, et _Boulatignier_, de la _Fortune
+ publique_. Savary nous apprend que Saint-Sulpice, les
+ Théatins, les Filles-Saint-Thomas, furent bâtis à l'aide des
+ loteries ecclésiastiques. Le nom originaire de la loterie à
+ Gênes est _Giuco del Seminario_.--Quant à l'histoire du Jeu
+ en général, j'ai eu un moment la tentation de la faire en
+ recueillant les textes innombrables que me fournissaient
+ surtout les Mémoires du XVIIe siècle, le grand siècle du jeu.
+ Gourville spécialement est ici inappréciable. Qu'il est fier!
+ qu'il est noble! Comme il sent bien sa dignité de _beau
+ joueur_, de croupier, d'homme de tripot! Son assurance
+ impose. La vertu, la probité, la morale des petites gens,
+ sont honteuses et baissent les yeux.]
+
+«Il est des moments, dit Luther, où Notre-Seigneur a l'air de
+s'ennuyer du jeu et de jeter les cartes sous la table.»
+
+Waldstein réussit justement parce qu'il fut la loterie vivante. Il se
+constitua l'image du sort. Pour rien il faisait pendre un homme; mais
+pour rien il le faisait riche. Selon qu'il vous regardait, vous étiez
+au haut, au bas de la roue; vous étiez grand, vous étiez mort. Et
+voilà aussi pourquoi tout le monde y allait. Chacun voulait savoir sa
+chance.
+
+La loterie proprement dite, aussi bien que les cartes, nous étaient
+venues d'Italie. Les gouvernements italiens étaient généralement des
+loteries où les noms mis au sac, _imbursati_, jouaient aux
+magistratures. La ville de l'usure, de la grosse usure maritime,
+Gênes, imagina la première de mettre sur ces bourses d'élections des
+lots d'argent que l'on tirait. De là des fortunes subites, des ruines
+aussi, de grosses pertes, des batailles financières, des morts et des
+suicides de gens qui survivaient, mais pauvres, non plus hommes, mais
+ombres, des millionnaires devenus _facchini_; comme un carnaval
+éternel; bref, une société mouvante, et toute en grains de sable, que
+la Fortune d'un souffle drolatique s'amusait à souffler sans cesse, à
+faire lever, baisser, tourbillonner.
+
+François Ier, qui rapporta plusieurs maladies d'Italie, n'oublia pas
+celle-là. Il trouva la loterie d'un bon rapport et l'établit en
+France. Mais, à part l'intérêt du fisc, elle répondait à un besoin de
+cette société. La grande loterie du bon plaisir se tirant en haut pour
+les places, le caprice des dames faisant les généraux, les juges et
+les évêques, il était bien juste que les petits aussi eussent les
+amusements du hasard, l'émotion des surprises, la facilité de se
+ruiner.
+
+Un mot entre alors dans la langue, un titre qui fait passer partout et
+qui tient lieu de tout, qui dispense de tout autre mérite: _Un beau
+joueur_. Les portes s'ouvrent toutes grandes à celui que l'on annonce
+ainsi. Des aventuriers étrangers entrent par là, souvent sans esprit,
+sans talent, même grossiers, mal faits, malpropres et malotrus. _Le
+joueur_ d'Henri IV, sa partie ordinaire, est un gros Portugais ventru,
+le sieur de Pimentel, dont le mérite principal est de voler au roi
+cent mille francs par soirée. C'est encore là un des mérites du faquin
+Concini. Son audace héroïque à jouer ce qu'il n'avait pas étonna et
+charma la reine presque autant que sa grâce équestre, son talent de
+voltige. Dans la Fronde, un valet, Gourville, marche de front avec
+tous les seigneurs. Et la grande fortune d'alors est celle d'un fripon
+de Calabre, fils du fripon Mazarino.
+
+Le général bigot Tilly, le tueur de la Guerre de Trente ans, entre ses
+messes et ses Jésuites, n'est pas tellement dévot à la Vierge Marie,
+qu'il ne songe encore plus à cette fille publique, la Fortune. Au
+moment solennel où il lui faut marcher contre Gustave-Adolphe, quel
+mot lui vient à la bouche? où prend-il son espoir? «La guerre est un
+jeu de hasard! Le gagnant veut gagner, s'acharne; le perdant veut
+regagner, s'acharne aussi. Enfin, tourne la chance; le gagnant perd
+son gain, jusqu'à sa première mise.» C'était là son augure pour croire
+qu'il vaincrait le vainqueur.
+
+L'homme le plus sérieux du temps, le calculateur politique qui
+s'efforça de ne remettre que peu à la Fortune, Richelieu cependant
+semble envisager la vie en général, comme un jeu de hasard. «La vie de
+l'homme, dit-il, surtout celle d'un souverain, est bien proprement
+comparée à un jeu de dés, auquel, pour gagner, il faut que le jeu en
+die, et que le joueur sache bien user de sa chance[3].»
+
+ [Note 3: Cette parole eût dû rester présente à ceux qui
+ admirent avec raison les monuments de la politique d'alors,
+ mais s'en exagèrent la portée systématique, la suite, la
+ conséquence. Nous avons fait effort dans ce volume pour faire
+ apprécier dans son vrai caractère la volonté très-forte, mais
+ non pas fixe, de Richelieu, et les variations fatales que lui
+ imposèrent les événements. Mazarin va plus loin. Tout en
+ passant sa vie à calculer son jeu, à négocier, _ravauder_
+ (comme dit Retz), il attribue tous ses succès à sa bonne
+ fortune.
+
+ Il se moquait de ceux qui se creusaient la tête pour en
+ chercher les causes et croyaient qu'il avait des secrets, des
+ recettes à lui. Il ne réclamait qu'un mérite, d'_être
+ heureux_.
+
+ D'autre part, nous lisons dans les _Mémoires de Retz_, qu'un
+ jour la reine lui disant: «Le pauvre cardinal Mazarin est
+ bien embarrassé,» il aurait répondu: «Donnez-moi le Roi pour
+ deux jours, vous verrez si je le serai.»
+
+ Retz a raison. Avoir le Roi en main et jouer sur cette carte,
+ c'est dans ce temps _être heureux_ à coup sûr, et d'avance
+ gagner la partie. Donc il faut que l'histoire suive
+ attentivement l'_heureux_ joueur, n'oublie jamais l'intrigue
+ de cour qui est alors le point principal, s'y place, regarde
+ de là et l'administration intérieure, et la politique
+ extérieure, s'attache au Roi, à la chambre du Roi, «aux douze
+ pieds carrés qui, disait Richelieu, lui ont donné plus de
+ besogne que toute l'Europe.»
+
+ Cette méthode, absurde en d'autres siècles, comme nous
+ l'avons dit ailleurs, est au XVIIe, non-seulement la
+ meilleure, mais la seule possible. Elle en est la boussole.
+ Autrement on se noiera dans l'océan des actes et des paroles,
+ dans la richesse souvent stérile des vaines négociations, des
+ dits et contredits sans résultat, des longs efforts pour de
+ petits effets, d'essais et d'idées avortés. Ces récits, ces
+ écrits, ces dépêches, vous tentent trop souvent par le mérite
+ littéraire, la forme agréable, le charme, la clarté du
+ détail. L'ensemble n'en est pas moins obscur. On est porté à
+ chaque instant à se méprendre et à donner aux choses une
+ valeur propre, une portée qu'elles n'ont pas. Heureusement
+ une éclaircie se fait du côté de la cour, un rayon du
+ _Soleil_ (le Roi), et l'on voit que l'oeuvre compliquée,
+ laborieuse d'en bas, n'est qu'un petit reflet capricieux de
+ l'Olympe d'en haut.]
+
+Lui-même, entraîné par la force des circonstances hors des voies de
+réforme qu'il avait annoncées en 1626, jeté dans les dépenses énormes
+du fatal siége, et d'une armée, d'une marine indispensables, où
+allait-il? qu'espérait-il? Il jouait un gros jeu. L'affaire de La
+Rochelle aurait manqué, faute d'argent; elle tint à un fil. Richelieu,
+au dernier moment, emprunta un million en son nom et sur sa fortune.
+Son passage des Alpes, dont nous allons parler, aurait manqué aussi,
+et il serait resté au pied des monts, s'il n'eût encore trouvé au
+moment des ressources imprévues. Bref, il était lancé dans l'aventure,
+dans les hasards d'une roulette où il mettait surtout sa vie.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LA SITUATION DE RICHELIEU
+
+1629
+
+
+La grande victoire catholique sur La Rochelle et l'hérésie, fut fêtée
+à Paris d'un triomphe païen. Selon le goût allégorique du siècle,
+Richelieu exhiba Louis XIII déguisé en Jupiter Stator, tenant à la
+main un foudre doré.
+
+Que menaçait le Dieu, et qui devait trembler? l'Espagne apparemment,
+l'Autriche. L'Empereur voulait nous exclure de la succession de
+Mantoue, nous fermer l'Italie. Et l'Italie, Venise, Rome, dans
+l'attente terrible des bandes impériales, criait à nous, nous
+appelait, envoyait courrier sur courrier.
+
+Donc Louis XIII allait lancer la foudre, mais on pouvait se rassurer.
+Ce maigre Jupiter à moustaches pointues, s'intitulant _Stator_ (qui
+arrête), disait assez lui-même qu'il ne voulait rien qu'arrêter, qu'il
+n'irait pas bien loin, s'arrêterait aussi bien que les autres, et
+foudroierait modérément, jusqu'à un certain point.
+
+Le foudre était de bois. Il y manquait les ailes dont l'antiquité a
+soin de décorer celui de Jupiter. Ces ailes aujourd'hui, c'est
+l'argent. Le déficit énorme, accusé en 1626, l'aggravation d'emprunts
+faits pour le siége, semblaient rendre impossible le secours d'Italie.
+Chaque effort de ce genre demandait un miracle, un coup de génie. Et
+encore, les miracles n'eurent pas d'effet quant au but principal.
+Gustave-Adolphe le dit et le prédit à notre ambassadeur, qui faisait
+fort valoir la puissance de son maître: «Vous ne pourrez sauver
+Mantoue.»
+
+L'histoire de Richelieu est obscure quant au point essentiel, les
+ressources, les voies et moyens. De quoi vivait-il, et comment? on ne
+le voit ni dans les mémoires ni dans les pièces. Un ouvrage estimable,
+qu'on vient de publier sur son administration, et qui s'étend fort sur
+le reste, ne dit presque rien des finances. Comment le pourrait-il?
+Tout ce qu'on a des comptes de Richelieu (3 vol. _manuscrits_,
+_Bibl._, _fonds_ S. G. 354-355-356) ne comprend que quatre années
+(1636-38-39-40), et donne fort confusément les recettes ordinaires,
+poussées à 80 millions. Pas un mot de l'extraordinaire[4].
+
+ [Note 4: La belle publication de M. Avenel (_Lettres de
+ Richelieu_) étant peu avancée encore, c'est à lui-même que
+ j'ai demandé des renseignements. Personne, à coup sûr, ne
+ connaît mieux cette époque. Mais nous n'avons pas de document
+ qui éclaircisse ce point. J'ai été réduit aux trois volumes
+ _manuscrits de la Bibliothèque_, tellement
+ insuffisants.--L'ouvrage estimable sur l'_Administration de
+ Richelieu_, dont je parle dans le texte, est celui de M.
+ Caillet. M. Caillet est savant, exact, judicieux (sauf le
+ chapitre de l'éducation auquel je reviendrai).--Du reste, ce
+ qui fait sentir partout les embarras financiers de Richelieu,
+ ce sont ces licenciements de troupes au moment les plus
+ graves, mesures absurdes si elles n'avaient été commandées
+ par la nécessité.]
+
+En 1636, quand la France fut envahie, on créa (ou plutôt on
+régularisa) la _taxe des gens aisés_, et les intendants mis partout en
+1637, avec triple pouvoir de justice, police et finances, la levèrent
+en toute rigueur. Mais on ne peut douter que bien auparavant quelque
+chose d'analogue n'ait existé, surtout dans les passages d'armées par
+certaines provinces. Autrement, on ne peut comprendre comment, avec un
+tel déficit sur l'ordinaire, on put faire chaque année des dépenses
+(de guerres ou de subsides aux alliés) extraordinaires et imprévues.
+
+De là une action variable, intermittente, quelques pointes brillantes,
+et des rechutes pour cause d'épuisement. On ne pouvait avoir une armée
+vraiment permanente.
+
+Cela est frappant en 1629, quand Richelieu finit l'affaire des
+huguenots; mais, celle d'Italie restant en pleine crise, il licencie
+trente régiments pour en lever d'autres six mois après. De même en
+1636, il licencie sept régiments en janvier «pour les refaire en
+juin.» Économie de cinq mois, forcée peut-être, mais qui faillit
+perdre la France; en juillet, rien n'était refait, et l'ennemi arriva
+à vingt lieues de Paris.
+
+La souffrance du grand homme d'affaires qui menait cette machine
+poussive à mouvements saccadés devait être cruelle. Et l'on comprend
+très-bien qu'il fût toujours malade. L'insuffisance des ressources,
+l'effort continuel pour inventer un argent impossible, d'autre part,
+l'intrigue de cour et je ne sais combien de pointes d'invisibles
+insectes dont il était piqué, c'était de quoi le tenir dans une
+agitation terrible. Mais ce n'était pas assez encore; vingt autres
+diables hantaient cette âme inquiète, comme un grand logis ravagé, la
+guerre des femmes, la galanterie tardive, plus la théologie et la rage
+d'écrire, de faire des vers, des tragédies!
+
+Quelle tragédie plus sombre que sa personne même! Auprès, Macbeth est
+gai. Et il avait des accès de violence où ses furies intérieures
+l'eussent étranglé, s'il n'eût, comme Hamlet, massacré ses tapisseries
+à coups de poignard. Le plus souvent il ravalait le fiel et la fureur,
+couvrait tout de respect, de décence ecclésiastique.
+
+L'impuissance, la passion rentrée, s'en prenaient à son corps; le fer
+rouge lui brûlait au ventre, lui exaspérait la vessie, et il était
+près de la mort.
+
+Son plus grand mal encore était le roi, qui, d'un moment à l'autre,
+pouvait lui échapper. L'Espagne, la cour, attendaient la mort de Louis
+XIII. Sa femme, son frère, chaque matin, regardaient son visage et
+espéraient. Valétudinaire à vingt-huit ans, fiévreux, sujet à des
+abcès qui faillirent l'emporter en 1630, il avait beau se dire en
+vie, agir parfois et montrer du courage, on soutenait qu'il était
+mort, du moins qu'il ne s'en fallait guère.
+
+C'était un curieux mariage de deux malades. Le roi aurait cru le
+royaume perdu, si Richelieu lui eût manqué. Et Richelieu savait que,
+le roi mort, il n'avait pas deux jours à vivre. Haï tellement, surtout
+du frère du roi, il devait s'arranger pour mourir avec Louis XIII. Et
+c'est par là peut-être qu'il plaisait le plus au roi, triste, défiant
+et malveillant, et qui ne l'aimait guère, mais qui toujours pouvait se
+dire: «Si je meurs, cet homme est pendu.»
+
+Cette double chance de mort où ses ennemis avaient leur espoir fut
+justement ce qui le rendit fort et terrible. Il avait des moments où
+il parlait et agissait comme en présence de la mort; et alors le
+sublime, qu'il cherche si laborieusement ailleurs, arrivait de
+lui-même.
+
+Il y touche, en réalité, dans tels passages de l'allocution qu'il tint
+au roi au retour de La Rochelle, par-devant ses ennemis, la reine mère
+et le confesseur du roi, le doucereux Jésuite Suffren.
+
+Il y dit tout, sa situation vraie, ce qu'il a fait et ce qu'il a reçu,
+ce qu'il possède, ce qu'il a refusé. Il a de patrimoine vingt-cinq
+mille livres de rente, et le roi lui a donné six abbayes. Il est
+obligé à de grandes dépenses, surtout pour payer des gardes, étant
+entouré de poignards. Il a refusé vingt mille écus de pension, refusé
+les appointements de l'amirauté (40,000 francs), refusé un droit
+d'amiral (cent mille écus), refusé un million que les financiers lui
+offraient pour ne pas être poursuivis.
+
+Il demande sa retraite, non définitive, mais momentanée; on le
+rappellera plus tard, s'il est encore vivant et si on a besoin de lui.
+Il explique très-bien qu'il est en grand danger, et qu'il a besoin de
+se mettre quelque temps à couvert. Veut-il se rendre nécessaire, se
+constater indispensable, et s'assurer d'autant mieux le pouvoir? Si
+son but est tel, on doit dire qu'étrange est la méthode, bien
+téméraire. Il parle avec la franchise d'un homme qui n'a rien à
+ménager. Il ose donner à son maître, peut-être comme dernier service,
+l'énumération des défauts dont le roi doit se corriger. Et ce n'est
+pas là une de ces satires flatteuses où l'on montre un petit défaut,
+une ombre, un repoussoir habile pour faire valoir les beautés du
+portrait. Non, c'est un jugement ferme et dur, fort étudié, comme d'un
+La Bruyère, d'un Saint-Simon qui fouillerait à fond ce caractère cent
+ans après, un jugement des morts, et par un mort. Promptitude et
+légèreté, soupçons et jalousie, nulle assiduité, peu d'application aux
+grandes choses, aversions irréfléchies, oubli des services et
+ingratitude. Il n'y manque pas un trait.
+
+La reine mère dut frémir d'indignation, et aussi de terreur peut-être,
+sentant que l'homme qui osait une telle chose oserait tout; et que, si
+ferme du haut de la mort, il comptait peu la mort des autres.
+
+Le Jésuite dut tomber à la renverse, s'abîmer dans le silence et
+l'humilité.
+
+Le roi sentit cela, et le reçut comme parole testamentaire d'un malade
+à un malade, et d'un mourant à un mourant.
+
+Richelieu, prié, supplié, resta au ministère. Il était difficile
+qu'il se retirât en pleine crise. La guerre des huguenots durait en
+Languedoc, et la guerre d'Italie s'ouvrait.
+
+Richelieu, appelé par le pape, autant que par le duc de Mantoue, avait
+là une belle chance qui pouvait le sortir de tous ses embarras.
+Vainqueur de La Rochelle, s'il sauvait l'Italie, il devait espérer que
+le pape le nommerait en France légat à vie, comme l'avaient été Wolsey
+et Georges d'Amboise. Vrais rois et plus que rois, puisqu'ils unirent
+les deux puissances, temporelle et spirituelle.
+
+Les concessions énormes que le pape avait faites sur les biens
+ecclésiastiques à l'Espagne, à la Bavière, à l'Autriche, qui en usait
+si mal et qui allait lâcher ses bandes en Italie, les refuserait-il à
+celui qui venait le défendre de l'invasion des barbares? Ces bandes,
+menées par leurs soldats, n'auraient pas plus ménagé Rome que celles
+du luthérien Frondsberg et du connétable de Bourbon.
+
+La grande question du monde alors était celle des biens
+ecclésiastiques. L'événement de l'Allemagne, cette année, c'est
+l'_Édit de restitution_, qui les transmet partout des protestants aux
+catholiques. En France, le clergé, le seul riche, ne donnait presque
+rien. En viendrait-on à le faire financer malgré le pape ou par le
+pape? C'était tout le problème.
+
+Richelieu, très-probablement, en 1626, eut la première idée. Mais, en
+1629, les circonstances changées l'amenèrent à la seconde.
+
+Il délaissa brusquement la politique gallicane qu'il avait suivie
+dans la grande ordonnance que son garde des sceaux, Marillac, avait
+compilée de toutes les ordonnances gallicanes du XVIe siècle.
+
+C'est une question débattue de savoir si Richelieu, qui abandonna
+cette ordonnance en 1629, l'avait conçue et provoquée en 1627. Je le
+croirais. Il ne ménageait guère le pape alors. Il n'excepta point le
+nonce de la défense générale faite aux particuliers de visiter les
+ambassadeurs. Le nonce en jeta les hauts cris; c'était la première
+fois qu'on défendait aux prêtres de communiquer avec l'homme du pape.
+
+Notez que l'auteur de l'ordonnance, le garde des sceaux, Marillac, et
+son frère, depuis ennemis de Richelieu, étaient ses créatures, et
+alors ses agents, à ce point que le frère fut chargé de l'affaire qui
+lui importait le plus, la digue de la Rochelle. On ne peut guère
+admettre que Marillac ait fait à cette époque une si importante
+ordonnance à l'insu ou contre le gré de son protecteur Richelieu.
+
+Cette ordonnance aurait été une grande révolution. Elle fait pour les
+curés justement ce que fit l'Assemblée constituante; elle dote le bas
+clergé aux dépens du haut. Elle entreprend de couper court à l'herbe
+fatale et stérile qui germait partout, d'arrêter l'extension des
+couvents, la multiplication des moines. On réforme les monastères. On
+désarme le clergé en lui défendant de procéder par censures contre les
+juges laïques. On ordonne aux juges d'église de procéder en français.
+
+Dans un acte du même temps, Richelieu, sans oser retirer au clergé les
+registres de morts, naissances et mariages, lui adjoint des
+contrôleurs laïques, qui, de leur côté, publieront les bans à la porte
+des églises.
+
+Que devait attendre Richelieu de son ordonnance gallicane[5]?
+Qu'apparemment les gallicans, pleins d'enthousiasme, les
+parlementaires saisis de reconnaissance, se déclareraient pour lui, et
+qu'à la faveur de ce beau mouvement il entrerait aux Hespérides qui
+avaient fait tout le rêve du XVIe siècle, la participation de l'État
+aux biens ecclésiastiques.
+
+ [Note 5: Quand il la fit faire par Marillac, elle était tout
+ à fait en harmonie avec ses actes d'alors, l'invasion de la
+ Valteline, la reconstruction de la Sorbonne, la défense de
+ communiquer avec le nonce, etc. En janvier 1629, il la fit
+ recevoir au Parlement, voulant montrer encore les dents au
+ pape, lorsqu'il allait le secourir, afin de le convaincre
+ d'autant mieux de la nécessité de gagner un homme à la fois
+ si utile et si redoutable, qui, dans un pli de sa robe,
+ apportait la guerre et la paix. Le sens était: «Je maintiens
+ l'ordonnance, prêt à la sacrifier si l'on me fait légat à
+ vie.» Il paraît que la cour de Rome sut le leurrer un an de
+ plus, et tirer de lui un démenti de l'ordonnance gallicane,
+ la démarche violente contre Richer, vieux chef des gallicans.
+ Cette démarche publique semblait river pour toujours
+ Richelieu dans l'ultramontanisme. Rome alors se moqua de lui,
+ croyant qu'il ne pourrait changer. Mais il changea encore en
+ 1638, quand il lança Du Puy et son livre des _Libertés
+ gallicanes_. Court moment, il est vrai. Il ne pouvait lutter
+ sérieusement contre Rome, sans troubler la conscience d'un
+ roi si maladif, craintif de la mort, de l'enfer.--J'insiste
+ sur ces _contradictions successives_ de Richelieu et aussi
+ sur ses _contradictions simultanées_ (par exemple, ses trois
+ traités en sens contraires d'avril 1631, V. plus loin).
+ Personne n'a cherché davantage à sauver l'apparence, à garder
+ la fière attitude d'un homme tout d'une pièce et d'immuable
+ volonté. Le fameux _Testament_, les longs et laborieux
+ _Mémoires_, sont combinés pour cet effet. Ils réussissent à
+ donner l'admiration et le respect du grand labeur, de
+ l'effort soutenu d'un homme qui fait route à travers tant
+ d'obstacles; mais ils ne trompent nullement sur la fixité de
+ sa politique.--Les _Mémoires_, bien examinés, discutés et
+ serrés de près, faiblissent spécialement en trois points
+ essentiels: 1º ils exagèrent les forts petits succès des
+ campagnes d'Italie, si misérables en comparaison des
+ conquêtes du XVIe siècle. Ici, quels résultats? On secourt
+ Casal, on prend Pignerol, on laisse périr Mantoue, et on se
+ coule à fond dans l'opinion des Italiens. L'effet du _Pas de
+ Suse_ eût été grand, si l'on n'eût, sur le champ, rentré en
+ France et bientôt licencié trente régiments.--2º Les
+ _Mémoires_ feraient croire que Richelieu, de bonne heure,
+ agit sérieusement avec Gustave (ce qui est faux, il ne
+ pensait alors qu'au Bavarois). Ils feraient croire du moins
+ qu'il lui procura sa trêve de Pologne. Mais tout le monde y
+ travaillait, surtout la Hollande; et le seul qui réussit, ce
+ fut Gustave, par une victoire qui découragea les
+ Polonais.--3º Richelieu s'efforce d'obscurcir, d'abréger,
+ d'effacer ce qui, au fond, est le plus admirable en lui, sa
+ lutte désespérée contre l'intrigue espagnole des deux
+ reines.]
+
+Mais, en réformant le clergé, il entreprenait aussi de réformer la
+justice. Opposition des parlements. Résistance des gallicans au
+projet le plus gallican.
+
+Richelieu, à ce moment, était au comble de la gloire. En réalité, la
+victoire lui appartenait à lui seul. Il avait vaincu non-seulement la
+Rochelle et les huguenots, mais les ennemis des huguenots, la cour,
+les parlements, les grands seigneurs, la reine mère. Tous l'avaient
+poussé à la chose, et tous l'y avaient délaissé. Le clergé même, en
+cette guerre qui était proprement la sienne, donna peu, et recula
+vite. Les saints, le trop ardent Bérulle, qui, par visions,
+prophéties, par raisons et par déraisons, avaient travaillé dix ans la
+croisade, l'entravèrent précisément quand elle fut engagée.
+
+Nos Jésuites français, qui d'abord attaquaient Richelieu (par le fou
+Garasse), de concert avec ceux de Vienne, se rattachèrent bien vite à
+lui, au succès et à la victoire. La haute direction du _Gesù_ de Rome
+vit sans peine cette dissidence apparente de l'ordre, et trouva bon
+d'avoir des Jésuites dans les deux camps, chez l'Empereur et contre
+l'Empereur. Ceux d'Autriche guerroyèrent avec l'épée impériale et
+inondèrent l'Allemagne de sang. Ceux de France conquirent
+pacifiquement, avec l'appui de Richelieu; ils confessèrent et
+enseignèrent partout. Il étrangla pour eux la défaillante université
+de Paris.
+
+Nos Jésuites, moins guerriers d'action que ceux d'Allemagne, l'étaient
+autant d'esprit. L'âme d'Ignace, romanesquement aventurière autant que
+patiente et rusée, vivait toujours dans l'ordre. Plusieurs, dans leurs
+chambrettes de la maison professe rue Saint-Antoine, créaient des
+flottes, des armées sur papier. D'autres, au grand collége de la rue
+Saint-Jacques, la verge en main, faisaient la guerre aux hérétiques
+absents, sur le dos de leurs écoliers. Rome répondait peu à cette
+ardeur guerrière. Sa piètre politique de neveux ne menait pas à
+grand'chose. Quand Sixte-Quint lui-même avait pris de si mauvaise
+grâce l'invincible _Armada_, que pouvaient espérer ces belliqueux
+Jésuites du Barberino Urbain VIII et des neveux Barberini? Richelieu,
+au contraire, après le coup de la Rochelle, était exactement l'idéal,
+le messie de leur désir, le prêtre militant, le prêtre cavalier,
+n'ayant d'aides de camp que des prêtres, et pour arrière-garde et
+réserve mettant partout des régiments jésuites. Par lui, ils firent
+leur entrée triomphale à La Rochelle, plus tard dans toutes les
+villes huguenotes du Languedoc et de Poitou. Il les fourra aux armées
+mêmes, «pour donner des remèdes et des bouillons aux soldats.»
+
+Il s'imaginait avoir conquis l'ordre. À tort. Les Jésuites confesseurs
+du roi furent presque toujours contre lui. Dans les Jésuites
+écrivains, il eut quelques fanatiques, qui l'auraient voulu à tout
+prix chef de l'Église de France, légat du pape _à latere_, à vie. Un
+ou deux poussèrent si loin cette passion, qu'ils écrivirent que Paris
+pouvait avoir un patriarche, aussi bien que Constantinople (1638).
+
+Vers 1629, tous les ordres religieux, moins un (l'Oratoire, créé par
+Bérulle), semblaient ralliés au cardinal ministre. Les Carmélites
+elles-mêmes, amenées ici et dirigées par Bérulle, à sa mort, prièrent
+Richelieu d'être leur protecteur. Il devint en réalité celui des
+Bénédictins de Cluny, de Cîteaux, de Saint-Maur; celui des Prémontrés.
+Il s'occupait très-spécialement des Mendiants, des Dominicains et des
+Carmes, les favorisait fort dans leurs affaires. Plusieurs de ses
+meilleurs espions, aux crises décisives, lui furent fournis par ces
+deux derniers ordres.
+
+Grande tentation pour un ministre si attaqué, si menacé, à qui les
+fonds manquaient pour organiser la police, que de trouver dans tous
+ces moines une police officieuse! Partout, leur confessionnal devint
+pour Richelieu un vrai trésor d'informations.
+
+Les ordres voyageurs, ceux qui, sous vingt prétextes (mendicité,
+prédication, missions, etc.), couraient, rôdaient, vaguaient, étaient
+les diverses familles encapuchonnées de saint François, Mineurs,
+Minimes, Capucins. En eux, il trouva des agents pour les affaires
+extérieures, pour son espionnage d'Espagne, de Méditerranée. Le chef
+de cette administration équivoque était le fameux Du Tremblay, le
+Capucin Joseph, vieilli dans la diplomatie, homme très-dangereux, qui
+servit longtemps Richelieu, mais qui faillit le perdre. Il avait le
+goût, le talent de la police; tous les espions lui rendaient compte,
+et par son frère, gouverneur de la Bastille, le Capucin avait sous la
+main les prisonniers d'État. Sans admettre la part exagérée que ses
+biographes lui donnent dans la destinée de Richelieu, il est certain
+que Joseph avait contribué à son élévation, et qu'il eut longtemps
+sous lui un grand pouvoir. Les apparences pauvres et austères du
+Capucin imposaient fort à la simplicité de Louis XIII, qui même lui
+confia quelquefois ses petites affaires personnelles. Richelieu, dont
+les moeurs furent souvent attaquées, tirait quelque avantage de cette
+couleur monastique d'un gouvernement de capucins, et par-devant
+l'Europe catholique et surtout près du roi.
+
+Dès 1625, Joseph fut l'auxiliaire de Richelieu, vivant dans son palais
+et dans son appartement même. En 1631, il fut tout à fait
+sous-ministre, ayant quatre capucins pour chefs des quatre divisions
+de son département.
+
+Le curieux, c'est que ce politique avait eu pour vocation primitive
+l'idée d'une poétique croisade d'Orient, qu'il fit, du moins en vers,
+sous le titre baroque de la _Turciade_. La croisade eût été exécutée
+par un nouvel ordre de chevalerie, qui, chemin faisant, eût conquis
+l'Allemagne. Toute cette chevalerie aboutit à une simple mission de
+Capucins espions, que dirigeait le père Joseph vers l'Orient et dans
+tous les pays ennemis de la maison d'Autriche.
+
+Par une alliance bizarre de tendances contradictoires, sous l'homme de
+police, il restait du poëte, du rêveur chimérique. Le père Joseph
+avait grande confiance dans un fou de génie, le Dominicain de Calabre,
+Campanella, qui, tenu vingt-sept ans dans les prisons espagnoles de
+Naples, écrivit là sa _Cité du Soleil_, plan de communisme
+ecclésiastique. Campanella, élargi en mai 1626, mais toujours en
+danger et poursuivi des Espagnols, fut révéré des nôtres comme ennemi
+capital de l'Espagne et comme oracle d'une politique nouvelle, plus
+hardiment machiavélique que Machiavel. Il se mêlait aussi
+d'astrologie. Quand Richelieu fut près de marier Monsieur à
+mademoiselle de Montpensier (origine première de la grande fortune des
+maisons d'Orléans), il hésitait, sentant qu'un tel colosse de
+propriété ferait ombre au trône même et diviserait la France. Le père
+Joseph, dit-on, obtint de lui de consulter Campanella, alors à Rome.
+Et l'oracle aurait répondu: _Non gustabit imperium in æternum_. Il ne
+sera pas roi de toute l'éternité.
+
+Richelieu dit que Campanella lui fit donner en 1631 un avis essentiel
+à sa sûreté. Il vint en France en 1635. Il y vécut trois ans dans son
+cloître des Jacobins de la rue Saint-Honoré, et y fut visité, consulté
+de Richelieu, probablement vers 1638, au moment où le ministre aux
+abois sembla près de se jeter dans une politique révolutionnaire.
+
+Mais tout cela est loin encore, et c'est à tort qu'on montre le
+cardinal comme déjà entré dans ces idées audacieuses dix ans plus tôt,
+en 1628.
+
+Vainqueur de la Rochelle à cette époque, très-vivement adopté des
+moines (comptant être légat pour prix de la campagne qui allait sauver
+l'Italie), il fut réellement et sincèrement dans une politique
+catholique. Le chef qu'il eût voulu à l'Allemagne, c'était le
+catholique duc de Bavière, s'il avait pu l'opposer à l'Autriche. Il
+fallut deux années pour qu'il se décidât à l'alliance du protestant
+Gustave, qui servit de prétexte à Rome pour lui refuser tout. La
+politique qu'il suivit ces deux ans, malgré l'éclat de deux pointes
+brillantes en Italie, n'aboutit pas. Le Bavarois craignait trop de se
+compromettre. Et la prophétie de Gustave-Adolphe finit par se
+vérifier: «Vous ne pourrez sauver Mantoue.»
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+LA FRANCE NE PEUT SAUVER MANTOUE
+
+1629-1630
+
+
+L'éclipse de la France, pendant deux ans qu'elle passa en maçonnage, à
+murer La Rochelle, profita à nos ennemis. Le Danois et la ligue
+protestante succombèrent. Le vieux chef héroïque des marches turques,
+Bethlem Gabor, mourut bientôt. Leurs meilleurs hommes passèrent, des
+deux armées dissoutes, dans l'armée impériale. L'Espagne, notre alliée
+menteuse qui daignait nous tromper en 1627, n'en prend même plus la
+peine. De concert avec l'Empereur, elle travaille à force ouverte à
+déposséder un Français, le duc de Nevers, très-légitime héritier de
+Mantoue et du Montferrat.
+
+Petits pays, mais grandes positions militaires. La seconde (et sa
+forteresse Casal), une clef des Alpes. La première, je veux dire
+Mantoue, la capitale des Gonzague, l'une des plus importantes places
+fortes de l'Europe, couvrait à la fois le pape, la Toscane et les
+Vénitiens. Le déluge barbare des armées mercenaires qui, d'un moment à
+l'autre, pouvait inonder l'Italie, devait d'abord heurter Mantoue,
+renverser cette digue. Ajoutez, ce qu'on ne voit guère dans les places
+fortes, que celle-ci, sous les Gonzague, profitant de toutes les
+ruines, abritant les arts fugitifs, concentrant les chef-d'oeuvres
+ainsi que les richesses, était devenue un trésor, un musée; c'était,
+avec Venise, le dernier nid de l'Italie.
+
+L'Espagne avait certes le temps et la facilité de prendre Casal et
+Mantoue. Richelieu et le roi étaient à la Rochelle. Et qui était au
+Louvre en 1628? Qui régnait effectivement? L'intime alliée de
+l'Espagne, la reine mère, son conseiller Bérulle, qui voulait qu'on
+livrât Casal. Ajoutez la jeune reine espagnole, Anne d'Autriche,
+l'_inamorata_ de Buckingham, galante et paresseuse, que ses dames
+intrigantes avaient mise partout dans la coalition d'Espagne et
+d'Angleterre, de Savoie et Lorraine, en 1627. Les deux reines étaient
+pour l'Espagne; si elles n'osaient agir, elles pouvaient paralyser
+tout.
+
+Richelieu, sans quitter le siége, ni seconder encore directement le
+duc de Nevers, avait favorisé ses efforts personnels. Nevers était
+parvenu à lever en France douze mille hommes qu'on lui menait en
+Italie (août 1628). Mais le pieux Bérulle, qui rêvait avant tout un
+bon accord entre le roi catholique et le roi très-chrétien, craignit
+qu'un succès de Nevers ne fâchât trop les Espagnols et n'empêchât la
+paix. Il fit écrire par la reine mère à Créqui, gendre et successeur
+du roi du Dauphiné (Lesdiguières), de faire manquer l'expédition.
+Créqui refusa les vivres et les facilités que Nevers espérait. La
+désertion se mit dans cette armée trahie. Elle fut surprise à la
+frontière par les Espagnols et le Savoyard, beau-frère de Louis XIII.
+Bref, elle rentra, se débanda. Richelieu n'y put rien. La Rochelle le
+tint jusqu'en novembre. Tout fut remis à l'autre année.
+
+Ainsi Marie de Médicis donna une armée à l'Espagne pour écraser la
+France en Italie.
+
+Richelieu, revenu si fort, fut prié par le roi de rester au pouvoir;
+la reine mère ne souffla mot. Elle attendit qu'il fût aux prises en
+Italie pour agir encore par derrière. Il l'avait bien prévu, compris
+qu'on empêcherait tout, s'il n'emmenait le roi avec lui. Il l'enleva,
+pour ainsi dire, le 4 janvier 1629, en plein hiver, l'enleva seul,
+sans souffrir que personne l'accompagnât, pas un courtisan, pas un
+conseiller qui pût lui travailler l'esprit.
+
+Il remettait beaucoup à la fortune. La peste était sur toute la route;
+le froid très-vif. Si ce roi, de santé si faible, tombait malade,
+quelle responsabilité! Ajoutez que l'argent manquait. Il n'avait que
+deux cent mille francs qu'il envoya de Paris. Est-ce avec cela qu'on
+nourrit une armée? Toute sa richesse était le roi. Il supposait que la
+présence du roi, son danger personnel à passer les Alpes en hiver,
+arracheraient des provinces voisines les secours nécessaires. Créqui
+en Dauphiné, Guise en Provence, devaient tout préparer: Créqui aider
+le passage des monts, Guise amener la flotte. Il y eut entre eux une
+entente admirable pour ne rien faire, pour obéir, non pas au roi, mais
+à sa mère, c'est-à-dire à l'Espagne. Les intendants n'agirent pas
+davantage. Le parlement de Dauphiné mit ce qu'il put d'obstacles aux
+approvisionnements. Point de vivres, point de mulets, point de canons,
+point de munitions. Chaque soldat n'avait que six coups à tirer. Et
+Richelieu persévéra. Il ramassa le peu qu'il put de vivres, et se
+présenta au passage. Il avait deviné d'un sens juste et hardi que le
+Savoyard prendrait peur et qu'il n'y aurait rien de sérieux.
+
+Le fourbe croyait nous amuser. Il était pour nous, disait-il, mais il
+lui fallait du temps pour se dégager des Espagnols. Ce temps, il
+l'employait à élever des barricades à Suse, de fortes barricades,
+large fossé, gros mur. Derrière, trois mille hommes, bien armés. Une
+saison encore très-mauvaise; partout la neige (6 mars 1629). On
+attaqua gaillardement de face; et, ce qui fit plus d'effet, c'est que
+les Savoyards virent derrière eux les pics couverts de montagnards
+français.
+
+Cela finit tout, et le roi passa. Il envoya dire poliment au duc, son
+bon parent, qu'il avait été désolé de le battre, qu'il ne demandait
+que de passer, d'avoir des vivres en payant, de pouvoir ravitailler
+Casal. Ce qui se fit en effet.
+
+L'affaire surprit l'Europe et fit honneur au roi, qui, de sa personne
+et en cette saison, avait frappé ce coup, tandis qu'aucun roi (moins
+un, Gustave) ne sortait de son repos. L'empereur et le roi d'Espagne,
+par exemple, qui guerroyaient toujours, partout et si cruellement, ne
+bougeaient de leur prie-dieu.
+
+L'effet moral aurait été très-grand si le roi avait pu rester en
+Italie. Mais il n'y laissa que cinq mille hommes, et en sortit. Ce
+furent, au contraire, les impériaux qui y entrèrent à ce moment (24
+mai 1629). Ces bandes barbares tant redoutées, contre lesquelles le
+pape nous avait appelés d'avance, ce fut, tout au contraire, notre
+courte apparition de six semaines qui accéléra leur invasion. Ils
+saisirent les Grisons, les passages essentiels qui liaient les États
+autrichiens avec le Milanais des Espagnols.
+
+Le roi était rentré en France, dès le 28 avril, pour achever la guerre
+protestante. On concentra cinquante mille hommes autour de Rohan aux
+abois, qui n'en avait pas douze mille, et qui tomba (3 mai 1629) à
+l'expédient misérable, criminel, inutile, de conclure avec l'Espagne
+un traité d'argent qu'on ne paya point. Les victoires de l'armée
+royale se bornèrent au massacre de la garnison de Privas, qui offrait
+de se rendre, et qu'on égorgea. Des bourgeois mêmes, bon nombre furent
+pendus, tous dépouillés, leurs biens confisqués. Cet exemple barbare
+eût été répété sur d'autres villes si l'affaire d'Italie, plus
+brouillée que jamais, n'eût donné hâte de finir la guerre. Elle fut
+conclue le 24 juin 1629, sous la condition de démanteler toutes les
+villes protestantes.
+
+Richelieu, en quittant le Languedoc, recommanda la modération. Mais en
+même temps il établit partout d'ardents convertisseurs qui suivirent
+bien peu ce conseil, des Jésuites surtout, des Capucins. Cette paix
+victorieuse, ces fondations de missions, le firent à ce moment l'idole
+du parti. Les évêques (une fois il en eut jusqu'à douze) venaient sur
+toute la route lui faire leur cour, et reconnaître leur chef et le
+futur légat.
+
+Tout cela n'empêchait pas les impériaux de réussir en Italie. En
+Allemagne, la situation était chaque jour plus effrayante. Le Danois
+n'avait eu la paix qu'en sacrifiant honteusement ses alliés; notre
+envoyé n'y vint que pour être témoin de ce traité qui désarmait
+l'Allemagne. Richelieu se moque de nous en prétendant que ce fut le
+roi de France qui eut l'_honneur_ de cette honte.
+
+On sent ici, comme partout, que ce lent, lourd, prolixe échafaudage de
+sagesse diplomatique qui caractérise ses Mémoires, comme tant d'autres
+monuments de ce siècle bavard, n'a rien de sérieux. Un hasard immense
+plane sur les choses.
+
+Il obscurcit, à force de paroles, des faits très-simples qui sautent
+aux yeux et dominent tout.
+
+Waldstein grossissait d'heure en heure et ne pouvait plus s'arrêter.
+Du Danois détruit, du Hongrois fini, d'immenses recrues lui étaient
+venues, et plus qu'il ne pouvait en nourrir. Son armée, pleine
+d'armées, allait crever. Pour allégement, on avait envoyé un corps en
+Italie, on en prêtait un à la Pologne, et on faisait sans cesse filer
+des troupes sur le Rhin. La grosse masse restait vers la Baltique,
+comme une baleine énorme sur le rivage. Mais cette situation ne
+pouvait pas se prolonger. En mangeant un pays mangé, on ne trouvait
+plus rien. Et le grand marchand d'hommes allait être forcé d'être un
+conquérant, ou de périr. Cette superbe comédie d'un esprit ou d'un
+diable, invisible et muet, dans ce camp silencieux, il fallait qu'elle
+finît. Il était resté deux ans sans rien faire qu'un siége qui manqua
+(Stralsund). Il avait eu le temps d'étudier à fond la _Grande Ourse_,
+les étoiles du Nord. La faim, irrémissiblement, allait le tirer de sa
+contemplation, et, quoiqu'on dît qu'il voulait passer la Baltique, il
+n'aurait trouvé là-bas rien à manger que rocs et neiges, il eût fallu
+toujours qu'après une pointe en Suède, il retombât sur les pays qui
+pouvaient le nourrir, sur le Rhin, sur les riches villes impériales,
+sur Strasbourg et le gras évêché de Metz qui le menait en France. Un
+fou brillant, le duc de Lorraine (à qui nos reines envoyèrent un
+bonnet de fou), épris de la vie d'aventures, appelait le fléau sur son
+pays. Et les scélérats étourdis qui menaient Monsieur, frère du roi,
+l'avaient mis en rapport de lettres avec Waldstein lui-même, jouant au
+jeu horrible de ramener en France, dans les champs de Châlons, cette
+armée d'Attila.
+
+Que faisait la France pendant que les bandes allemandes occupaient
+Worms, Francfort, la Souabe, puis les environs de Strasbourg, puis
+même un fort dans l'évêché de Metz? La France désarmait. Richelieu, en
+août 1629, licencie trente régiments, faute d'argent apparemment.
+
+Il s'indigne de la démarche qu'on fit faire au roi près de l'Empereur,
+pour obtenir de sa bonne grâce l'investiture de Mantoue. Mais cette
+démarche n'était-elle pas conséquente, au moment où l'on désarmait?
+
+Qu'arriva-t-il? L'effet du _Pas de Suse_ se trouva tellement perdu,
+que l'Empereur exigea que le roi, avant de savoir sa sentence, quittât
+l'enjeu d'abord, livrât ce qu'il tenait, Casal. Et, d'autre part, ceux
+qui voyaient nos misérables variations, qui voyaient Richelieu occupé
+de sa guerre intérieure contre sa vieille amante, Marie de Médicis,
+occupé d'apaiser Monsieur à force d'argent, enfin, le pauvre roi
+pleurant à chaudes larmes entre son ministre et sa mère, ceux, dis-je,
+qui voyaient ce tableau d'intérieur, n'avaient garde de s'avancer pour
+nous, pour être abandonnés demain. L'Italie n'osa rien. Le pape n'osa
+rien. La Bavière n'osa rien. Et pas même les Suisses, pour protéger
+leurs propres membres, les Grisons. Qui donc ralentissait les barbares
+en Italie? La peste seule.
+
+Je dis les barbares, et non les impériaux. Car, avec leur drapeau
+impérial, ces bons alliés et cousins de l'Espagne s'en allèrent tout
+droit piller la terre d'Espagne, le Milanais. De là, méthodiquement,
+ils devaient manger les États vénitiens, le Mantouan, s'assouvir sur
+Mantoue. Le duc et Venise, notre pauvre unique alliée, agonisaient de
+peur, et demandaient au roi du moins une parole, la promesse qu'il les
+défendrait. Le roi ne disait mot.
+
+Richelieu prétend avoir pris de grandes précautions, mais quelles? 1º
+_Menacer la Savoie_ pour qu'elle menaçât l'Espagne. Mais l'Espagne
+n'eût pu arrêter les barbares; 2º _Pousser la Bavière_ à organiser
+contre l'Empereur une résistance catholique. Mais qu'eût fait
+l'Empereur? Il n'eût pu arrêter ni Waldstein vers la France, ni les
+brigands qui allaient à Mantoue; 3º _Ménager la paix au Suédois et le
+mettre en état d'agir_. La Hollande y travaillait aussi, et une
+victoire de Gustave sur les Polonais y fit plus que nos négociations.
+Une trêve fut signée le 15 septembre 1629. Gustave put, dès lors,
+songer à intervenir dans les affaires d'Allemagne. Ses préparatifs
+prirent _huit mois_ (jusqu'en juin 1630). Et, pour _huit mois encore_,
+il n'agit qu'au bord de la Baltique. Donc, les impériaux eurent plus
+d'un an pour inonder la France, saccager l'Italie.
+
+Quelles forces avait la France? Six régiments de recrues en Champagne
+(8,000 hommes), et neuf (12,000) de vieux soldats que Richelieu mena
+aux Alpes.
+
+Waldstein avait 160,000 hommes, les plus aguerris du monde; et cela
+seulement sous sa main. Mais toutes les bandes campées sur le Rhin,
+même en Pologne, même en Italie, lui seraient venues à coup sûr, s'il
+eût signalé une grosse proie, comme la France à ravager, le pillage de
+Paris.
+
+Aussi, cette fois, le roi resta au nord, et Richelieu, nommé son
+lieutenant, alla, connétable en soutane et généralissime, frapper
+encore un petit coup aux Alpes. Il en était comme dans ces éducations
+de prince où, chaque fois que le prince manquait, on fouettait son
+camarade. Si l'Espagne ou l'Empereur agissaient mal en Italie, on
+fouettait le Savoyard qu'on avait sous la main. On se gardait bien
+d'aller chercher en plaine des batailles de Pavie.
+
+Richelieu improvisa encore l'hiver cette campagne avec une activité,
+une vigueur admirables. Il y était intéressé.
+
+S'il eût pu cette fois, par quelque moyen indirect, et sans quitter
+les Alpes, faire rétrograder les barbares, le pape lui eût sans doute
+(il l'espérait, du moins) donné ce titre bienheureux de légat à vie,
+qui l'eût fait roi de l'église de France, et consolidé, éternisé dans
+les ministères. Aussi, son premier soin, en décembre, avant le départ,
+fut de forcer Richer, le célèbre doyen de l'Université, à se soumettre
+au pape et renier sa foi gallicane. Il était fort âgé. Le père Joseph
+alla, dit-on, pour terroriser le pauvre homme, jusqu'à la comédie de
+montrer des poignards, de dire qu'il fallait signer ou mourir.
+
+Richelieu emmenait, comme hommes d'exécution, des généraux qu'il
+croyait sûrs, Montmorency, Schomberg. Comme le vieux duc de Savoie,
+notre parent et ennemi, était toujours la pierre d'achoppement, le
+cardinal avait imaginé d'abréger tout en le prenant au corps, le
+faisant enlever dans sa villa de Rivoli. L'affaire manqua par la
+chevalerie de Montmorency, qui devait faire le coup et qui avertit le
+duc. Alors on fit des siéges, on prit Pignerol, et, plus tard,
+Saluces, deux bonnes petites places. Mais on ne put entrer bien loin
+dans l'Italie.
+
+Ce n'était pas ces petits succès-là qui pouvaient sauver Mantoue, et
+l'honneur de la France. Nos ennemis étaient aidés admirablement par la
+ligue des trois reines, de France et d'Angleterre. Henriette, de plus
+en plus maîtresse de Charles Ier, le livrait à l'Espagne, lui faisait
+demander la paix aux Espagnols, dès lors d'autant plus fiers et plus
+insolents pour la France. Au Louvre, Marie de Médicis avait repris son
+fils, et, lorsque Richelieu obtint que le roi viendrait à l'armée,
+Marie et Anne d'Autriche le suivirent, s'établirent à Lyon pour
+ralentir et paralyser la guerre.
+
+Le prétexte des reines était très-bon. Elles craignaient pour la vie
+du roi. Une peste épouvantable avait éclaté en Italie (celle que
+Mansoni peint dans les _Promesi Sposi_). Elles priaient, suppliaient
+le médecin Bouvard de garder son malade contre Richelieu qui
+l'entraînait. Louis XIII poussa à Chambéry, à Saint-Jean-de-Maurienne;
+la Savoie fut prise, comme toujours. Mais tout cela ne sauvait pas
+l'Italie. Les reines et le conseil, leur homme, le garde des sceaux
+Marillac, vieux dévot, amoureux, qui traduisait l'_Imitation_ et
+couchait avec la Fargis (la confidente d'Anne d'Autriche), toute cette
+cour travailla si bien, que le roi revint de Savoie. On lui rappela le
+danger de la Champagne, danger fort diminué pourtant, Gustave ayant
+débarqué le 20 juin en Allemagne et inquiétant les impériaux.
+N'importe, avec cela, on fit traîner les choses. L'armée du roi ne
+passa en Italie que le 6 juillet, trop tard pour y rien faire de
+grand, assez tôt pour apprendre la prise de Mantoue (18 juillet 1630).
+
+Richelieu rejette sur Venise la faute du honteux et horrible
+événement. Cependant, par deux fois, elle avait ravitaillé la ville
+assiégée. Mais qu'était-ce que Venise alors? et comment lui
+reproche-t-on de n'avoir pu ce que le Roi de France lui-même ne
+pouvait? Il y avait fait passer furtivement trois cents hommes. Voilà
+un beau secours! Il est évident qu'au milieu de la peste et de tant de
+misères les nôtres se serrèrent aux Alpes, et n'allèrent pas voir au
+visage les vieux soldats, les brigands redoutables, qui tenaient
+Mantoue à la gorge. Les Vénitiens y allèrent, furent battus. C'était
+le sort des Italiens. Leurs Spinola, leurs Piccolomini, leurs
+Montecuculli, firent, en ce siècle, la gloire des armées étrangères.
+Mais, en Italie même, ils ne pouvaient plus rien, sur cette terre de
+désorganisation et de désespoir.
+
+Il y avait quinze mois que les brigands avaient pris possession de
+l'Italie, qu'ils mangeaient en long et en large, sans distinction
+d'amis ou d'ennemis. Ils avaient désolé les Alpes des Grisons et la
+Valteline, cruellement écorché au passage le Milanais, les États
+Vénitiens; et alors ils étaient à sucer lentement l'infortuné pays de
+Mantoue, la campagne de Virgile. Altringer et Gallas, deux chefs de
+partisans, savants maîtres en ruines, qui déjà avaient longuement
+pillé l'Allemagne, appliquaient leurs arts effroyables aux populations
+plus désarmées encore de l'Italie. Le paysan endura tout; les
+pillages, les coups et les hontes, et souvent la mort par dessus, pour
+une larme ou pour un soupir. Le grand vengeur des guerres, la peste,
+impartiale, était venue ensuite, fauchant et les uns et les autres,
+les tyrans, les victimes. Le camp barbare se dépeuplait, et, d'autre
+part, Mantoue perdit vingt-cinq mille âmes. Les vivres n'y manquaient
+plus pour une population tant diminuée. La peste avait fait
+l'abondance. Mais, en revanche, il y avait peu, bien peu de soldats
+pour garder son enceinte immense. Le lac couvrait, il est vrai, la
+ville, et ses longues chaussées étroites où l'on n'arrive qu'un à un.
+Mais, le 17 juillet 1630, les assiégeants, apprenant que notre armée,
+le 6, était enfin en Italie, voyant le roi derrière et croyant (bien
+à tort) que ce nouveau François Ier irait en plaine se joindre aux
+Vénitiens, sortirent de leur torpeur; ils quittèrent leur camp, un
+cimetière, pour attaquer l'autre cimetière, qui était la ville. La
+nuit, par une belle lune, ils passent en barques, attaquent sur un
+point, en surprennent un autre, mal gardé. Le duc de Mantoue capitule,
+se sauve, lui et sa fille, laisse son peuple.
+
+Y avait-il un peuple encore? Trop nombreux malheureusement. Si les
+rues paraissaient désertes, c'est que les familles malades, ou dans
+l'agonie de la peur, s'étaient blotties aux greniers ou aux caves,
+dans les coins des palais. Les brigands surent bien les trouver. On
+fit la chasse aux hommes. Les pauvres, généralement, avaient déjà
+échappé par la mort. Ce furent les riches, les nobles, des gens
+heureux longtemps, d'autant plus vulnérables, qui endurèrent le long
+supplice. La molle délicatesse de l'Italie, les hommes de l'_Aminte_
+et du _Pastor fido_, les princesses du Tasse, s'évanouirent devant la
+face atroce d'un rustre roux, endurci vingt ans à tuer. Que dire à ces
+bourreaux? Les madones vivantes furent aussi maltraitées que celles
+des musées que ces stupides jouèrent à mettre en pièces, au lieu d'en
+tirer des millions. La religion ne sauva rien. Les églises furent
+violées. Tout cela sous le drapeau catholique de l'Empereur, qui avait
+épousé une princesse de Mantoue.
+
+Une singularité d'horreur qui ne s'est vue nulle part, c'est que cela
+ne se passa pas sur une ville résistante, ni même sur une ville
+vivante, mais sur la population dispersée, gisante, immobile, d'une
+capitale demi-déserte. Tout se fit en grande paix, dans le calme et le
+silence, sauf quelques cris de femmes ou ceux du patient qu'on
+_chauffait_ pour qu'il dît où était son argent. Ils eurent toute
+sécurité et tout le temps, trois longs jours, trois affreuses nuits,
+pour torturer lentement, outrager à loisir. Et, quand on croyait avoir
+épuisé tout, d'autres venaient, bourreaux tout neufs, pour recommencer
+de plus belle. Ils ne respectèrent rien, pas même la peste, et
+désespérèrent les mourantes, au risque de mourir demain.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LUTTE DE RICHELIEU CONTRE LES DEUX REINES[6]
+
+ [Note 6: La sécheresse des Mémoires est ici surprenante.
+ Richelieu court comme sur du feu. Bassompierre, Brienne,
+ Mareuil, Gaston, donnent quelques détails accessoires,
+ extérieurs, et point du tout le fond. Nul moyen de comprendre
+ la _crise de Lyon_ ni la _journée des dupes_. Après cette
+ journée (10 novembre 1630), on tire le rideau, on fait
+ semblant de croire qu'elle finit tout, et l'on ne dit plus
+ _rien pendant cinq mois_, sauf la fuite de Gaston et le
+ traité de Suède. Ce traité sert de remplissage; on le place
+ en janvier, quoiqu'il n'ait été alors que rédigé, projeté; il
+ ne fut conclu qu'en avril. Ce silence de cinq mois, d'_une
+ demi-année presque_, est évidemment convenu. C'est un mystère
+ d'État.
+
+ Par un arrangement tacite, chacun a mieux aimé éluder,
+ esquiver. Cela rend curieux. Mais, très-probablement, ce sont
+ choses terribles et périlleuses.
+
+ Richelieu cependant avait la mauvaise habitude d'écrire,
+ d'écrire toujours. Il ne rédigeait pas tous les soirs
+ exactement, comme Mazarin, une note des faits de la journée.
+ Il s'est fié généralement à la grosse compilation de ses
+ Mémoires qu'il faisait faire. Mais, pour cette période si
+ grave dont ses Mémoires parlent à peine, il ne s'est fié qu'à
+ lui-même. Un terrible petit journal, écrit par lui, en est
+ resté. Il a été publié en 1649.
+
+ Comment cette pièce fut-elle déterrée, publiée? Je suppose
+ qu'au moment où Condé se brouilla avec la cour, à la fin de
+ 1649, et se lia intimement avec l'héritier de Richelieu (en
+ le mariant), qu'à ce moment, dis-je, Condé reçut de ce jeune
+ duc le redoutable manuscrit de famille, et le lança dans le
+ public par les imprimeurs hardis de la Fronde.
+
+ Son authenticité ne peut pas être contestée. 1º Quoique ce
+ soient de simples notes sèches et brèves, parfois obscures,
+ quand on a beaucoup lu Richelieu, il est impossible de l'y
+ méconnaître. Les faiseurs de la Fronde eussent fait un livre
+ piquant; mais, entre eux tous, ils eussent travaillé des
+ années sans rien faire qui, de près ou de loin, rappelât ce
+ terrible petit livre.--2º C'est un _memento_ personnel,
+ extraordinairement sérieux, d'un homme d'action qui se parle
+ à lui seul; il est si occupé du fond, si inattentif à la
+ forme, qu'il en oublie la grammaire; souvent il commence par
+ la première personne, il dit _je_, puis il continue par la
+ troisième, et dit _le cardinal_.--3º Les rapports d'espions
+ et de gens gagnés qui lui révèlent les détails d'intérieur
+ font penser aux pièces de police qu'on trouva au 9 thermidor
+ chez Robespierre. Mais ce qui ajoute aux révélations
+ qu'obtient Richelieu un caractère bien plus naïf, inimitable
+ et impossible à feindre, ce sont les mots imprudents de la
+ reine, ses échappées colères, ses petites bouderies, les
+ faiblesses, les violences par lesquelles elle se perdait.--4º
+ Non-seulement les faits dominants y sont fortement indiqués,
+ mais on y trouve marquées de légères nuances, peu importantes
+ pour le résultat total de l'histoire, fort importantes pour
+ la critique qui y sent le détail vivant et le trait précis de
+ la vérité (par exemple, la malveillance que les reines,
+ liguées contre Richelieu, gardaient l'une pour l'autre, p. 34
+ de l'éd. des _Archives cur._, t. V).--5º Enfin, ce qui est
+ bien plus décisif que tout détail, c'est la force avec
+ laquelle cette pièce essentielle vient juste s'encastrer dans
+ la lacune, et s'adapter par tous ses angles aux angles précis
+ du lieu vide, lequel, si vous ne l'y mettez, restera comme un
+ trou impossible à combler, et, bien plus, une énigme
+ irrémédiablement obscure.
+
+ Maintenant la reine avorta-t-elle réellement, comme les
+ médecins et les femmes de la reine le dirent à Richelieu, ou
+ l'enfant vécut-il? Dans cette dernière hypothèse, il faudrait
+ faire remonter bien plus haut le commencement de la
+ grossesse. Cet _aîné_ de Louis XIV aurait pu être alors le
+ fameux _Masque de fer_. L'histoire de celui-ci restera
+ probablement à jamais obscure. Des écrivains, du reste fort
+ légers, de peu d'autorité (Delort, Madame de Campan, etc.),
+ en ont parlé, je crois, pour l'obscurcir et pour donner le
+ change. On en pensera ce qu'on voudra. Mais on ne me fera pas
+ croire aisément qu'on eût pris des précautions tellement
+ extraordinaires, qu'on eût gardé à ce point le secret
+ (toujours transmis du roi au roi, et à nul autre) si le
+ prisonnier n'avait été qu'un agent du duc de Mantoue! Cela
+ est insoutenable. Si Louis XVI dit à Marie-Antoinette qu'on
+ n'en savait rien, c'est que, la connaissant bien, il se
+ souciait peu d'envoyer ce secret à Vienne.--Il est même
+ douteux que, si le prisonnier eût été, comme d'autres
+ pensent, un _cadet_ de Louis XIV, un fils de la Reine et de
+ Mazarin, les rois qui succédèrent eussent gardé si bien le
+ secret; mais très-probablement l'enfant fut un aîné, et sa
+ naissance obscurcissait la question (capitale pour eux) de
+ savoir si Louis XIV, leur auteur, avait régné légitimement.]
+
+Juillet-Octobre 1630
+
+
+Richelieu, trop évidemment, dans l'Europe catholique et le monde des
+honnêtes gens, seul, était l'ennemi. Sans lui, tout était paix
+profonde, ou du moins on ne demandait qu'à se réconcilier. C'est ce
+que le duc de Savoie fit dire au Roi. C'est ce qu'insinuait le pape,
+devenu le compère des Espagnols et de l'Empereur, depuis leur horrible
+succès de Mantoue. C'est, enfin, ce que vint dire à Louis XIII
+l'envoyé des deux reines, Valençay, un homme très-brave, fort bien
+choisi pour un conseil de lâcheté.
+
+Tous étaient pour la paix. Thoiras, qui défendait Casal, disait qu'il
+ne pouvait plus tenir. Nos généraux, d'Effiat, Montmorency, sauf un
+brillant combat, ne purent et ne firent rien. D'Effiat était malade,
+Montmorency était, disait-il, ruiné. Il eût voulu devenir connétable.
+Mais, s'il le devenait, Créqui, le roi du Dauphiné, eût brisé son
+épée. D'autre part, Guise était en pleine guerre, avec Richelieu pour
+son amirauté de Provence, Bellegarde pour un droit qu'il prétendait
+comme gouverneur de Bourgogne, etc. Toutes ces plaintes, ces disputes,
+ce procès général, entre la cour et Richelieu, retentissaient au roi
+dans cette triste solitude des montagnes, et il en était accablé. Une
+forte tête, un homme bien portant, eût succombé; combien plus Louis
+XIII!
+
+Il faut ici avoir pitié de lui, et dire ce qu'il était.
+
+Plusieurs de ses très-bons portraits (surtout celui de Philippe de
+Champagne à Fontainebleau) le montrent au vrai, une longue figure de
+teint très-brun, à moustaches noires. Rien d'Henri IV, rien de Marie
+de Médicis. Les Espagnols, à son avénement, disaient que ce faux Louis
+était fils d'un des Orsini. Quoi qu'il en soit, il avait tous les
+goûts d'un prince italien de la décadence, bon musicien et même
+compositeur passable, peintre, réussissant dans je ne sais combien de
+petits arts et de métiers. La prodigieuse idolâtrie de la royauté et
+de lui-même, où on l'éleva pouvait en faire un vrai tyran. Il n'avait
+pas beaucoup de coeur, était sec, dur, parfois cruel. Petitement
+dévot, sans tomber cependant à l'idiotisme des rois espagnols ni de
+Ferdinand II, le terrible mannequin des Jésuites, Louis XIII avait une
+conscience, n'était pas insensible à l'idée du devoir. Sa gloire de
+roi, l'_honneur de la couronne_ et l'honneur de la France se
+confondaient dans son esprit. Richelieu tira parti de cela
+admirablement, et de son vice, lui fit plusieurs vertus.
+
+Le malheur était qu'on ne pouvait compter sur rien avec une créature
+si maladive, qui déjà trois ou quatre fois avait touché à la mort, que
+l'ennui consumait, que les soucis minaient, que les médecins
+ruinaient, exterminaient, par la médecine du temps, implacablement
+purgative, acharnée à chasser cette humeur noire, qui était sa vie
+même; chassée, elle eût emporté tout.
+
+Le premier médecin, Bouvart, de dévotion toute espagnole et vivant aux
+églises, l'homme des reines, leur organe, ordonna le retour à Lyon (7
+août), l'oubli des pensées de la guerre. À quoi les reines ajoutèrent
+de vives prières pour que le malade se réconciliât avec ses bons
+parents, l'Espagnol et le Savoyard, avec l'Empereur. Quoi de plus
+chrétien? Les rois de l'Europe, en réalité, sont une famille. On le
+fit consentir à une trêve qui, le 1er septembre, devait livrer Casal
+aux Espagnols. Les Français n'y gardaient qu'un fort, qu'encore ils
+devaient livrer du 15 au 31 octobre s'ils ne recevaient secours.
+
+Le roi promit de plus à sa mère, à sa femme, qu'il chasserait
+Richelieu, mais seulement «après la paix.» Brulart et le père Joseph
+la négociaient à Ratisbonne.
+
+Richelieu, arrivant à Lyon, trouva la situation toute gâtée et malade
+autant que le roi. Le roi était encore debout; mais il avait si
+mauvaise mine, qu'on voyait qu'il allait tomber. Le bon courtisan
+Bassompierre, homme de la reine mère, Guise, Longueville, le vieux
+duc d'Épernon, ne perdirent pas de temps pour s'assurer du roi.
+Lequel? Celui qui était à Paris, le frère de Louis XIII. Le roi de
+Lyon déjà ne comptait plus.
+
+Ils saluèrent la royauté nouvelle, prirent les ordres de Monsieur pour
+l'arrestation de Richelieu. Les dames eussent voulu davantage. La
+soeur de Guise (princesse de Conti) eût préféré sa mort, et elle fit
+acheter des poignards. Les Espagnols y avaient toujours songé. Et
+Campanella en avait fait avertir Richelieu. La reine Anne d'Autriche
+n'y répugnait pas trop. Elle disait seulement: «Il est prêtre.»
+
+Dans ses Mémoires, tout politiques, Richelieu couvre tout cela de
+respect, de silence. Il ménage les deux reines, ménage les princes
+étrangers. Mais, dans le petit journal, écrit par lui, pour lui,
+chaque soir, et qui donne une mention des avis, des rapports
+d'espions, de toutes les informations qui lui venaient, on y voit bien
+plus clair. Ces témoignages, du reste, sont pour la plupart confirmés
+par tous les mémoires, actes et lettres publiés depuis.
+
+Or, voici le dessous des cartes. L'intrigue et la guerre politique
+couvraient une guerre de femmes.
+
+Richelieu avait été l'amant de Marie de Médicis, plus âgée de vingt
+ans. Et il ne l'était plus. Ses ennemis ont fait mille contes
+ridicules sur le libertinage de cet homme si occupé, si maladif, si
+espionné, observé spécialement par un roi très-sévère.
+
+Dans la vérité, Richelieu avait alors une vie sombre et prudente,
+très-réservée. Comme tant d'autres ecclésiastiques, il ne se fiait
+qu'à une parente, une espèce de fille adoptive, sa nièce, madame de
+Combalet, qui tenait sa maison et avait soin de lui. C'était une
+jeune femme, jolie, modeste, austère. Quand elle avait eu le bonheur
+d'être quitte d'un fort pauvre mari, pour ne plus y être reprise, elle
+fit voeu de se faire Carmélite, s'habilla comme à cinquante ans, prit
+une robe d'étamine et ne montra plus ses cheveux. Seulement, comme son
+oncle aimait fort les bouquets, elle ne manquait guère, en l'allant
+voir, d'avoir des fleurs au sein.
+
+Tout était singulier dans cette jeune femme. On la disait malade
+secrètement. Nul galant. Mais elle avait un grand attrait. Des dames
+en étaient éprises et folles, jusqu'à quitter mari, famille et tout,
+pour s'établir chez elle, la soigner et faire ses affaires. Pour elle,
+elle semblait uniquement occupée de son oncle, qui eut longtemps la
+prudence de ne point lui faire de dons excessifs. Ce ne fut que peu
+avant sa mort qu'il fit tout d'un coup sa fortune, la fit duchesse
+d'Aiguillon.
+
+Il l'aimait fort. En 1626, quand la mort de Chalais exaspéra la cour,
+on pinça Richelieu à cet endroit sensible. On fit scrupule à sa nièce
+de vivre avec ce damné prêtre, cet homme de sang. Elle eut honte, elle
+eut peur, renouvela son voeu. Le cardinal, troublé, consulta et
+s'enquit si le voeu était valable. Ses docteurs lui répondirent: Non.
+Mais elle n'était pas plus tranquille, elle voulait se mettre au
+couvent. L'oncle n'y sut remède que dans une étrange démarche. Quoique
+fort mal avec le pape alors, il chargea notre ambassadeur d'obtenir de
+Sa Sainteté un bref qui interdît le couvent à sa nièce. Elle n'en
+garda pas moins à la cour, où elle était dame de la reine mère, une
+tenue de Carmélite, toujours fort sérieuse et ne levant jamais les
+yeux.
+
+Les reines la haïssaient, et pour son oncle, et comme espion, enfin
+comme contraste à leur vie et reproche muet. Elles l'abreuvaient de
+fiel et la mortifiaient tout le jour.
+
+Une autre Carmélite régnait, fleurissait à la cour, madame Du Fargis,
+née Rochepot, qui avait été trois ans au couvent de la rue
+Saint-Jacques, mais, il est vrai, sans faire de voeu. Elle s'était
+liée (là sans doute) avec la nièce du ministre, quoique connue déjà
+par maints scandales. On lui fit épouser ce Du Fargis, notre
+ambassadeur en Espagne, qui y signa la paix contre ses instructions,
+en 1626. Quand on chassa les dames complaisantes qui, au Louvre et
+ailleurs, avaient si mal gardé la jeune reine contre Buckingham, on
+leur substitua la Fargis, plus complaisante encore et bien plus
+dangereuse. Elle était jolie, ardente, effrontée, tout à fait propre à
+aguerrir la reine par ses exemples. Agent de l'Espagne, elle lui
+faisait des amis de tous ses amants. C'était Créqui, c'était Cramail,
+c'était le vieux garde des sceaux, etc. Tel était, dans l'absence de
+la Chevreuse, le Mentor de la jeune reine.
+
+La vieille reine, non moins honteusement, était menée par un Provençal
+d'Arles, un musicien aventurier, qui, pour mieux gouverner la dame,
+s'était fait médecin, et, pour l'assotir tout à fait, étudiait en
+astrologie. Dans le petit journal de Richelieu, on voit toute
+l'importance du docteur. Le rival du grand homme, son antagoniste en
+Europe, ce n'est pas Spinola, ni Waldstein, ni Olivarès. C'est
+Vaultier. La reine mère crie et pleure pour Vaultier. La question
+suprême est de savoir si Vaultier remplacera Richelieu, d'abord dans
+la maison de la reine mère, puis dans l'État, dans le gouvernement.
+
+Le roi s'alita le 22 septembre, et le 30 fut à la mort. Au dedans, au
+dehors, on agit vivement. On écrivit en Bretagne, en Bourgogne, pour
+que des deux bouts de la France il y eût explosion contre Richelieu.
+On écrivit au prince de Condé qu'il se hâtât de quitter celui que tous
+quittaient et qui allait périr.
+
+Voyons un peu chez le roi comment les choses se passent. Du 20 au 30,
+ce fut le plus grand trouble. La médecine la plus violente, les
+remèdes les plus héroïques ne pouvaient guérir Louis XIII. Il allait à
+la selle quarante fois par jour et rendait le sang pur. L'intrépide
+Bouvart était à bout et consterné. Saignée sur saignée, médecine sur
+médecine, rien n'y faisait. La maladie semblait, malignement moqueuse,
+augmenter d'heure en heure pour humilier la Faculté.
+
+C'était un spectacle lamentable de voir ce moribond, tant de selles,
+tant de sang. La cour était fort mal logée, et l'étiquette au diable.
+Chacun entrait, venait, voyait. Tel priait, tel pleurait. Le 1er
+octobre, il y eut grande scène. Le roi mourant communia et demanda
+pardon à tout le monde.
+
+C'est de ce mot chrétien que Brienne voudrait abuser pour nous faire
+croire que le roi fit satisfaction à sa femme. Et il ajoute, comme un
+sot, que le mourant même promit de se guider _par ses conseils_!...
+Conseils d'une telle étourdie, si compromise et le jouet visible de
+son entourage éhonté!
+
+Tous les autres témoins nous disent le contraire. Ils attestent que
+le malade était plus défiant que jamais, qu'il démêlait très-bien
+l'intérêt qu'on avait à sa mort. À ce point, qu'il refusait tout, sauf
+ce qu'il recevait directement de la main de son premier valet de
+chambre, un bon homme allemand, Béringhen.
+
+Ce Béringhen devenait extrêmement important. Et, si quelqu'un pouvait
+_in extremis_ tirer quelque chose de la main mourante, vraisemblablement
+c'était lui. Ni le confesseur Suffren, ni le médecin Bouvart,
+n'exerçaient d'ascendant.
+
+Monsieur croyait succéder à coup sûr. Cependant un homme plusieurs
+fois gracié, noté en des actes publics comme lié aux ennemis de
+l'État, aurait été aisément contesté, spécialement de Richelieu, sûr
+de périr si Monsieur était roi.
+
+Une autre personne craignait cet avénement: c'était la jeune reine,
+jadis bien avec Monsieur, alors mal, parce que le prince rieur et ses
+bouffons s'égayaient sur les petites aventures de la reine et ses
+fausses couches. Que n'était-elle enceinte! Elle eût été régente, et
+Monsieur était écarté! Mais, si elle ne l'était pas, il ne lui restait
+qu'à épouser cet homme méprisé, et qui riait d'elle tout le jour.
+C'était le plan de la reine mère, laquelle comptait bien gouverner. La
+reine Anne serait restée dépendante et petite fille.
+
+On dit qu'une chose violemment voulue et désirée se réalise, qu'un
+véhément désir parfois crée son objet. J'ignore ce qui en est. Ce qui
+me semble sûr, c'est que la reine, qui avait tant d'intérêt à être
+grosse, le devint en effet.
+
+Elle ne le déclara point. Mais, quatre mois après, la chose étant
+visible pour tous, le confident médecin Bouvart n'osa le nier. Elle
+avorta en mars 1631, par un moyen artificiel, comme on verra, et
+probablement à six mois.
+
+Le roi l'avait quittée en mai 1630; il la revit à la fin d'août, étant
+déjà malade et en pleine fièvre. Ils se réconcilièrent le jour où il
+crut mourir, se brouillèrent encore, restèrent brouillés. Je ne vois
+pas quand il put être père.
+
+N'importe. Qu'elle fut grosse au jour de la mort, elle était sauvée.
+Elle restait reine régente, ou du moins présidant le conseil de
+régence. Elle subordonnait la reine mère et Monsieur, qui n'était plus
+que son premier sujet.
+
+Il suffisait pour cela que le roi, s'il testait en forme ordinaire,
+tout en reconnaissant son frère, laissât ajouter la petite réserve
+naturelle, qui était de _style_, quand le mourant était un homme
+marié: «_Sauf le cas_ où notre très-chère épouse seroit enceinte.»
+
+Mais, si le roi n'aimait pas son frère, il n'aimait guère non plus sa
+femme. Défiant comme il était, il aurait bien pu être assez malicieux
+pour effacer ce mot.
+
+Il était bien essentiel qu'on s'assurât de l'homme qui, seul en ce
+moment, paraissait lui inspirer un peu de confiance, de Béringhen, non
+pas pour qu'il agît directement, mais seulement pour veiller les
+moments où la haine du roi pour son frère serait plus forte que sa
+malveillance pour sa femme. Ce moment, de lui-même allait se
+présenter. À grand bruit, de Paris, arrivait une armée, les amis de
+Monsieur avec tous leurs amis, les Guise, les Créqui et les
+Bassompierre. Déjà ils étaient sûrs du gouverneur de Lyon, de sorte
+qu'ils tenaient le roi dans leurs mains. Si le 2 ou le 3, le 4
+octobre, dans leur impatience d'héritiers, ils venaient le troubler et
+le faire tester pour Monsieur, les deux gardes du lit, Béringhen et la
+veuve, n'avaient qu'à surveiller le testament, et le mourant, plus que
+jamais irrité contre Monsieur, n'eût point fait à la reine l'injure de
+lui biffer la réserve naturelle en tout héritage.
+
+Comment acquit-on Béringhen? Comme on acquiert un jeune homme, faible
+et doux, fort galant, sans défense contre les femmes. Celle qui menait
+l'intrigue, la confidente d'Anne, la Fargis, s'en saisit par un coup
+d'audace. La cour était campée à Lyon dans un hôtel étroit. Chacun
+couchait où il pouvait. Béringhen, dans les rares moments où la
+fatigue l'obligeait de prendre un peu de repos, se jetait sur un
+matelas, à deux pas de son maître, dans une pièce de passage où on
+allait et venait. La Fargis n'hésita pas. Sans crainte des passants,
+sans pudeur du mourant, qui aurait pu entendre, elle alla s'établir
+dans le lit du valet de chambre, et on les vit entre deux draps.
+
+Il ne manquait plus qu'une chose, c'était que le roi se hâtât de
+mourir. Les deux partis étaient en présence. La reine Anne tenait la
+Chambre, et les amis de Monsieur tenaient la ville. Quel que fût le
+vainqueur, Richelieu périssait. Il se trouva tout à coup seul. Il
+avait parlé à Bassompierre. En vain. Il parla à M. de Montmorency, à
+qui il avait donné espoir de le faire connétable. Mais tout ce qu'il
+tira de son caractère généreux, ce fut l'offre de le faire sauver de
+Lyon; offre très-dangereuse, car c'était le pousser à s'accuser
+lui-même. En le sauvant ainsi, il le perdait.
+
+Les médecins avaient saigné six fois en six jours cet homme pâle qui
+n'avait point de sang. Ils essayèrent encore de lui en tirer le 2
+octobre. À ce moment, la nature le sauva. La vraie cause du mal,
+ignorée des docteurs, un abcès à l'anus, creva. Tout fut fini. Quoique
+très-faible, il se mit sur son séant, parla de se lever.
+
+Le jour même arrivaient Guise, Créqui, Bassompierre, représentants du
+nouveau roi. Ils furent consternés, terrifiés, de trouver cet homme
+mort qui se levait de son tombeau. Richelieu était près de lui. Il lui
+montrait que les impériaux se jouaient de lui à Ratisbonne. Il en
+tira, le 2, un ordre ferme qui semblait annoncer la résurrection de la
+France, ordre à l'ambassadeur Brulart de revenir; le père Joseph, son
+auxiliaire, pouvait rester, n'ayant pas caractère pour signer un
+arrangement. Du reste, Richelieu se croyait bien sûr de Joseph, son
+très-intime confident.
+
+L'Empereur, qui jusque-là empêchait la paix en n'offrant qu'un traité
+impossible, avait hâte alors de la faire, d'abord parce que Gustave
+avançait, deuxièmement, parce qu'il savait que Louis XIII avait
+promis, dès la paix faite, de chasser Richelieu. Joseph et Brulart,
+fort pressés des impériaux et sans doute de nos deux reines, étaient
+dans un grand embarras. Il y a loin de Lyon à Ratisbonne. Joseph
+reçut-il les nouvelles du 1er octobre, la communion du roi mourant?
+ou celles du 2, sa résurrection? On l'ignore. Mais, quand il eût eu
+les dernières, même le roi vivant, Richelieu pouvait périr si Joseph
+consommait le traité de paix qui devait faire son expulsion.
+
+Donc, au total, Joseph semblait tenir le fil des destinées de
+Richelieu[7]. C'était son homme, mais il ne l'aimait pas. Joseph
+croyait l'avoir créé, et avoir créé un ingrat. Le ministre ne faisait
+pas ce qu'il voulait pour sa fortune. Avec ses sandales de capucin, sa
+ceinture de corde, cette comédie d'humilité, il visait au chapeau, qui
+sans doute lui eût donné moyen de supplanter son ami. Richelieu qui le
+voyait venir, essaya, dès 1628, de s'en débarrasser, de le claquemurer
+dans une ville morte, à La Rochelle, dont il l'eût fait évêque. Mais
+Joseph, non moins fin, déclina l'honneur de cet enterrement, et
+s'obstina à rester Capucin.
+
+ [Note 7: Joseph tenait le fil des destinées de
+ Richelieu.--_Le véritable père Joseph_, de Richard, est un
+ livre léger, fait un demi-siècle après, et qui, dans certains
+ points, mérite peu de confiance. Cependant l'auteur écrivait
+ d'après des manuscrits que nous n'avons plus, surtout d'après
+ les _Mémoires d'État_ de Joseph. Il y a nombre de faits fort
+ vraisemblables, ailleurs obscurs et à peine indiqués, ici
+ très-clairs et mis en pleine lumière. Au reste, quoiqu'à
+ l'exemple de tous les biographes il donne à son héros une
+ importance exagérée, il ne surfait pas du moins sa vertu.
+ Richard est amusant. Il semble nous promettre de beaux
+ secrets de la politique du temps: «on voit bien l'aiguille au
+ cadran, dit-il; mais, si l'on voyait les roues et les
+ ressorts cachés!» Le dessous est beau en effet. Il montre son
+ Joseph marchant toute sa vie de trahison en trahison. Il
+ trahit Ornano. Il décide Gaston à trahir Chalais. Il habille
+ un jeune comte en Capucin pour aller à Bruxelles et
+ surprendre les lettres qui mèneront Chalais à la mort. En
+ 1632, il conseille de faire mourir Montmorency, de ne pas
+ tenir parole à Gaston. Il trahit deux fois Richelieu, et en
+ signant le traité de Ratisbonne (1630), et en tirant parole
+ du roi de faire revenir sa mère, malgré le ministre (1638).
+
+ Sur tout cela, Richard le croit le grand homme du
+ temps.--L'ouvrage n'est pas moral, mais il est curieux.
+ Richard, qui probablement copie le plus souvent Joseph,
+ éclaire beaucoup de choses sans le savoir, sans soupçonner la
+ portée de ce qu'il dit. On suit très-bien chez lui la lutte
+ discrète, la haine cachée des deux grands _amis_ l'un pour
+ l'autre, la duplicité de Joseph, qui, comme ministre de
+ Richelieu, conseille des choses violentes et hasardeuses,
+ mais qui, en dessous, travaille souvent le roi en sens
+ contraire, qui parle pour et contre Gaston, pour et contre
+ Marie de Médicis, etc.]
+
+En acceptant le traité de l'Empereur contre les instructions de
+Richelieu, il avait deux chances pour une. Si le roi mourait, le
+nouveau roi l'approuvait, le louait. Et, si le roi ne mourait pas, les
+deux reines montraient au convalescent le traité de Joseph, et, la
+_paix étant faite_, lui faisaient chasser Richelieu. Qui succéderait à
+celui-ci? Il n'y avait qu'un homme capable, Joseph encore. Il devenait
+ministre, et, de plus, cardinal. Le pape se joignait à l'Empereur pour
+le presser de faire la paix.
+
+Le fameux Capucin était un homme aimable, obligeant, qui, tout agent
+qu'il fût de Richelieu, avait trouvé moyen de rester bien avec tout le
+monde. C'est lui qui, en 1626, fonda l'énorme fortune d'Orléans, en
+décidant Richelieu, malgré sa répugnance, à donner à Monsieur
+mademoiselle de Montpensier. Monsieur l'aimait, et dit avec regret à
+la mort de Joseph: «C'était l'ami des princes.»
+
+Il mérita ce titre à Ratisbonne. Pressé, prié, il consentit que
+Brulart, son collègue, signât la paix. Lui, Capucin indigne, il
+déclinait un tel honneur. Mais on lui mit la plume en main, et sans
+doute on lui dit que le pape le voulait, qu'en s'abstenant il perdrait
+pour jamais le chapeau. Il signa (13 octobre 1630).
+
+Cet acte, oeuvre de Vienne, était un monstre d'équivoques et de piéges
+qui compromettait tout:
+
+1º L'_honneur_. En Italie, le commissaire de l'Empereur entrait à
+Casal; les Français et les Espagnols sortaient, mais avec grande
+différence, les Espagnols pour rester à deux pas; notre duc de
+Mantoue, sans protection et tout seul, restait comme un mouton à la
+garde des loups;
+
+2º Ce beau traité _compromettait la France_, lui interdisant
+l'alliance avec les ennemis de l'Empereur (dès lors avec Gustave); il
+ouvrait le royaume, il y avait une phrase qui eût pu faire rendre à
+l'Empire les Trois évêchés;
+
+3º La paix n'était pas pour la seule affaire d'Italie, mais générale,
+donc _comprenant l'Espagne_, qui n'avait rien demandé, et qui restait
+tout à fait libre de signer ou de ne pas signer. Le traité nous liait
+les mains et n'obligeait pas l'ennemi.
+
+Joseph a dit qu'il avait signé pour gagner du temps; que le roi
+pouvait, après tout, ne pas ratifier. Très-mauvaise raison. Dans le
+désir général de la paix, dans les rapides entraînements de la France,
+ce chiffon de traité une fois répandu et connu, tout devait aller à la
+dérive, son premier et son grand effet étant justement d'écarter la
+main forte qui tenait la corde tendue.
+
+Le tant désiré parchemin s'envole à Lyon, comme la colombe de l'Arche.
+Saisi et baisé des deux reines, il est ébruité dans toute la ville,
+célébré à cor et à cris. La paix! la paix!... Les feux de joie
+s'allument. Les reines au balcon, croyant, dans la fumée, voir
+s'évanouir Richelieu.
+
+Cela le 20. Et, le 26, le même effet en Italie, sous Casal, effet
+décisif et terrible sur notre armée. Richelieu, du 2 au 26, avait
+obtenu du roi réveillé un effort désespéré; il avait de ses mains
+arraché aux intendants, envoyé l'argent nécessaire. Plus, des
+renforts. Plus, l'ordre précis du roi de donner la bataille, et, si on
+la gagnait, de ne pas s'amuser à ménager l'Espagne, mais de finir ces
+comédies et d'entrer dans le Milanais. Cette armée était sous trois
+maréchaux, Schomberg et d'Effiat, deux hommes de talent et très-sûrs,
+le troisième suspect (l'agent des reines), Marillac, frère du garde
+des sceaux. Mais ce Marillac dut marcher. Schomberg, ayant l'ordre
+précis et répété, ne voulut plus attendre une heure, et mena l'armée à
+l'ennemi. Les Espagnols étaient perdus. Leur grand général Spinola
+venait de mourir, et leur courage aussi. Les Français, pleins d'élan,
+allaient leur passer sur le corps, et d'autant plus sûrement qu'ils
+avaient carte blanche, non plus pour secourir une méchante ville de
+Piémont, mais pour s'en aller voir Milan, la Lombardie.
+
+À ce moment, comme du ciel, un secours vient aux Espagnols, l'envoyé
+du pape, l'abbé Mazarino. C'était le 26, et, depuis plusieurs jours,
+le traité fait le 13 avait été apporté en Piémont. Une semaine
+entière, probablement, Mazarin le garda en poche, devinant bien, le
+rusé comédien, le parti qu'il en tirerait. Aux premières salves,
+faites de loin, sans danger encore, notre abbé se présente aux rangs
+français, court, se démène, fait signe d'un mouchoir le long des
+premiers rangs; il va, vient, voltige à cheval, criant: La paix! la
+paix!
+
+Ce n'était pas assez pour arrêter Schomberg, qui, le matin encore,
+dans une dernière lettre du roi, avait lu qu'il ne reconnaissait pas
+cette paix. Mais c'était assez pour détremper ceux (il y en a en toute
+armée) qui ne marchent pas volontiers. C'était assez pour faire crier
+à Marillac que tout était fini. Schomberg lui-même se rangea à cet
+avis, tant il vit les esprits changés et l'armée refroidie.
+
+Le résultat de cette farce était de finir la résistance de Casal.
+
+Assiégeants, assiégés, Espagnols et Français s'en vont. Mais les
+impériaux (pires qu'Espagnols) y entrent, un commissaire de
+l'Empereur, avec une armée de domestiques allemands.
+
+Ce joli trait de Mazarin commença la carrière de ce grand Mascarille.
+
+Tout le parti espagnol en Europe, et nos reines surtout, en firent, en
+ornèrent la légende. Et quoi de plus touchant? Entre deux armées
+engagées, dans la première furie, sous une grêle de balles, ce jeune
+homme intrépide (mousquetaire avant d'être prêtre) se précipite, brave
+mille morts pour arrêter l'effusion du sang.
+
+Tant de courage, d'humanité, de charité chrétienne... Tout à la fois
+la légende d'un saint et celle d'un héros de roman!...
+
+Telle fut la noble et charmante auréole sous laquelle fut bientôt
+présenté à notre Espagnole Anne le sauveur de l'armée d'Espagne.
+Admirable rencontre! mystérieuse prédestination! On fit remarquer à la
+reine que cet ange de paix avait des traits du beau, du noble
+Buckingham, du héros qu'elle avait aimé.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+JOURNÉE DES DUPES.--VICTOIRE DE RICHELIEU SUR LES REINES ET MONSIEUR
+
+De novembre 1630 à juillet 1631
+
+
+L'effort du grand ministre, les nobles velléités du roi à son réveil,
+avaient donc avorté. On devait croire le roi indigné contre ceux qui
+lui avaient enlevé une victoire certaine, une conquête probable. Or,
+le contraire advint. En gardant encore son ministre, il assura de
+nouveau aux reines que, «la paix faite, il le renverrait.» (Fin
+d'octobre 1630.)
+
+Par quelle prise avaient-elles ressaisi le roi? Par la plus imprévue:
+une femme, un amour... Cet insensible, ce malade saigné à blanc, si
+pâle, qui faisait presque peur, on trouva l'art de le rendre amoureux!
+
+L'aventurier Vaultier, musicien de la reine mère, qui s'était fait
+son médecin et astrologue, était un esprit pénétrant. On lui doit cet
+hommage. Il devina que ce moment où un homme échappe à la mort, où,
+les cierges de l'extrême-onction s'éteignant, il voit la vraie
+lumière, se croit rené, il est infiniment sensible par sa faiblesse
+même, enfant, tendre et poète, sous l'enchantement de sa nouvelle
+aurore.
+
+Donc, il advint que cette aurore, cette belle lumière de vie dont la
+nature se pare pour un mourant ressuscité, Louis XIII la vit un matin
+tout animée, charmante, dans une demoiselle de quinze ans, une blonde
+du Midi. L'avisé Provençal avait cherché, trouvé la petite fille au
+fond du Périgord, l'avait fait venir avec sa grand'mère, qu'il gagna
+en lui promettant de devenir dame d'atours de la mère du roi.
+
+On savait parfaitement par quel concert d'éloges, organisé et
+concordant comme par hasard, on pouvait faire aimer quelqu'un de Louis
+XIII. On lui donnait de temps à autre un favori, un camarade
+d'amusement ou de chasse. En hommes, c'était assez facile, plus
+difficile en femmes. Le sentiment qu'il avait de son insuffisance le
+rendait plus timide. Mais ici, le grand intérêt que les reines avaient
+à la chose leur donna de l'adresse. On prépara le roi à voir cette
+jeune merveille, et, quand il fit ses relevailles (pour ainsi dire) et
+alla rendre grâces à Saint-Jean de Lyon, le coup désiré fut frappé.
+
+Le roi, plein de reconnaissance, ayant bien remercié Dieu, resta
+encore à entendre un sermon. Là, les yeux errants du convalescent
+tombèrent sur la nouvelle venue, mademoiselle de Hautefort.
+L'_Aurore_ comme l'appelaient ses compagnes pour son teint rose, ses
+cheveux rutilants, illuminée sans doute du reflet des vitraux, apparut
+un rayon d'en haut et la résurrection elle-même à ce Lazare. Il eut
+honte d'avoir un carreau sous les genoux quand elle n'en avait pas,
+et, sans s'inquiéter de ce qu'on en dirait, il suivit son sentiment
+poétique et lui fit porter son carreau. Une fille du Nord eût été
+abîmée d'étonnement et d'embarras, eût fait quelque gaucherie. Mais
+celle-ci, d'une légère rougeur, du vif éclat de ses yeux bleus,
+transfigurée, prit le carreau, et, sans s'en servir, le posa près
+d'elle avec respect. Et tout cela d'un si grand air, d'une telle
+noblesse virginale, que tout le monde en fut ébahi.
+
+Voilà le roi, dès ce jour, sorti de la vie sauvage où l'avaient tenu
+ses favoris de chasse et autres, Luynes, Baradas, récemment
+Saint-Simon. Le voilà assidu désormais chez les reines, sans cacher
+aucunement qu'il y va pour mademoiselle de Hautefort. Il fait pour
+elle des vers, de la musique, lui parle de sa chasse comme à un
+camarade, de ses ennuis et même des affaires du royaume, parfois de
+son ministre. Elle, sans rechercher l'honneur de ces confidences, elle
+y répond modestement, avec adresse et présence d'esprit. Parfaitement
+dévouée aux reines, à sa chère maîtresse, Anne d'Autriche (si
+innocente et si persécutée), elle dit à merveille, d'une vivacité
+naïve et gasconne, les petits mots qu'on lui fait dire, du reste, ne
+parlant qu'en chrétienne, pour l'union de la famille royale, pour le
+soulagement du pauvre peuple et la fin de la guerre.
+
+Richelieu se noyait. Et voilà que cette enfant, innocente et
+charmante, presque sans s'en douter, lui met la pierre au cou.
+
+Le naufragé imagina de se reprendre à une vieille planche, la reine
+mère, à son ancien attachement. Puisque, de toutes parts, le vent
+était à l'amour et que l'amour lui faisait la guerre, il entreprit d'y
+recourir lui-même. Il avait fort vieilli, il est vrai; il avait déjà
+les joues creuses, le poil gris, l'air fantôme qu'on lui voit au
+portrait du Louvre. Mais enfin, la bonne dame avait toujours vingt ans
+de plus. Un homme de tant d'esprit, et qui avait cet esprit dans les
+yeux, ne pouvait-il, à force de tendres respects, de mensonges,
+réveiller au vieux coeur l'étincelle des beaux jours passés? Un
+Vaultier tiendrait-il contre Richelieu en présence? Celui-ci prit un
+parti héroïque, ce fut de s'établir sur le terrain de Vaultier même,
+dans le propre bateau, l'appartement et l'alcôve mouvante où la reine
+descendait la Loire pour aller à Paris. Elle passait les jours au lit;
+lui à ses pieds, agenouillé sur des coussins, comme on faisait alors.
+
+Spectacle intéressant! Et quel dommage que Saint-Simon ne fût pas né!
+La passion première parut revenue tout à fait. C'était un doux concert
+de mots charmants en italien entre la vieille haineuse et le prêtre
+enfiellé. _Amico del cor mio!_ disait-elle. Lui, il était ému, rêveur,
+visiblement fervent et plein de religion, mais troublé sans doute de
+tant de beauté.
+
+Qui tromperait et mentirait le mieux? C'était la question. La
+Florentine avait l'émulation de Catherine de Médicis. Mais, parmi ses
+douceurs, telle venimeuse oeillade put révéler au grand observateur la
+plaie qui lui restait et que rien ne guérit. La Fargis avait eu soin
+de lui dire que le cardinal et sa nièce (qui, comme tous les
+caractères sombres, avaient des échappées bouffonnes) égayaient leurs
+ébats à faire la comédie des galants transports de la vieille en
+baragouinage italien.
+
+Long et pénible fut ce tête-à-tête du bateau. Dès qu'elle en
+descendit, le cardinal partit grand train et rejoignit le roi à
+Auxerre. Le roi, loin des beaux yeux d'_Aurore_, avait quelque peu
+réfléchi. Une chose le rendait soucieux, c'était d'apprendre peu à peu
+comme on avait travaillé aux huit jours où il était mort et dans
+quelle tendre intimité on était avec l'homme de l'Espagne, Mirabel,
+alors à Bruxelles, qu'on fit revenir. Il avoua à Richelieu que la
+reine mère était toujours contre lui et n'oubliait rien pour le
+perdre.
+
+La bataille était pour Paris. Le champ de bataille était le
+Luxembourg, où la reine mère promenait sa fureur dans sa galerie de
+Rubens. Quoique le roi n'eût rien promis _qu'après la paix_, elle
+voulait sur l'heure qu'il chassât Richelieu (11 novembre 1630).
+Celui-ci, averti, accourt, veut entrer, se défendre; mais la porte est
+fermée; il entre par une autre. Il s'explique, il prie et il pleure.
+Une effroyable averse d'injures est la réponse. Le roi s'enfuit et se
+sauve à Versailles.
+
+On a dit que Richelieu, en ce moment, se crut perdu, qu'il fallut le
+conseil, la fermeté du cardinal de la Valette, pour lui rendre le
+courage et le faire aller aussi à Versailles. J'en doute fort. Sa
+ténacité indomptable est bien prouvée. Il avait près du roi un ami, il
+est vrai, un petit ami, Saint-Simon, ex-page que le roi avait fait
+premier écuyer. Ce favori obscur, sans grande action, avait pourtant
+cela d'être près du roi à toute heure. Il n'avait pas les charmes et
+les heureux moments de mademoiselle de Hautefort, mais en revanche
+l'assiduité; nuit et jour, il était le très-discret écho, sourd, non
+retentissant, des plaintes du roi. Il faisait profession de ne se
+mêler de rien, de n'avoir aucune initiative. Il savait dire: «Oui,
+Sire,» donner la réplique, simple, indispensable. Le roi, s'affligeant
+de son abandon et du fardeau d'affaires qu'allait lui laisser
+Richelieu, aurait dit d'un ton de regret: «Où est-il, maintenant?» À
+ce mot, qui n'était pas une demande, l'autre répondit cependant:
+«Mais, Sire, il est ici.»
+
+Richelieu, comme de dessous terre, reparut et changea le roi. Il lui
+montra avec respect, mais lui montra pourtant, qu'en France, en
+Italie, partout, on se moquait de lui; qu'il avait perdu à Casal les
+résultats de deux campagnes, que l'Empereur en était maître, donc
+l'Espagnol (c'était même chose); que le pape était devenu tout
+impérial, que Venise demandait grâce à l'Empereur, qu'ici l'homme des
+reines, le vieux garde des sceaux, Marillac, là-bas, son frère le
+général, étaient excellents Espagnols; que sa cour, son conseil,
+n'avaient pour chef réel que l'ambassadeur Mirabel, appelé secrètement
+par la reine Anne à Paris.
+
+Le Paris de la Ligue avait eu pour roi Mendoza. Il ne tenait pas à
+Mirabel qu'il ne jouât le même rôle. Il trouvait dans le Parlement
+force têtes pointues pour l'écouter, ou des sots importants, ou des
+fous imprudents qui auraient joué au jeu insensé de s'appuyer sur
+l'ennemi «dans l'intérêt des libertés publiques.» Le roi eut honte,
+eut peur d'une telle situation. Il reprit les sceaux au vieux
+Marillac, l'exila, fit arrêter l'autre Marillac à l'armée. Mais il
+était encore si incertain, qu'il lui fallut du temps pour se décider à
+donner les sceaux à Châteauneuf, un homme énergique et capable que lui
+désignait Richelieu. Il s'assura de Paris et de la police du Parlement
+en nommant Lejay premier président.
+
+Mais, comment la reine mère allait-elle prendre tout cela? C'était
+l'inquiétude du roi. Il envoya quelqu'un, à deux heures de nuit, de
+Versailles à Paris, pour réveiller le père Suffren, au noviciat des
+Jésuites, et le prier d'intervenir et de calmer sa mère.
+
+Cette journée, qu'on appela _journée des dupes_ (11 novembre 1630), ne
+fut point décisive au fond, comme on l'a dit. Richelieu n'était sûr de
+rien; le roi restait chagrin de voir que lui seul eût raison.
+
+Il n'avait pas eu assez peur. On n'avait pu, sur des preuves
+certaines, lui faire voir, lire, toucher le complot. Heureusement pour
+Richelieu, en surveillant la Lorraine, le centre ordinaire des
+intrigues, il saisit sur la route (décembre 1630) un médecin du roi,
+Senelle, chargé et surchargé de lettres pour la reine Anne, pour la
+Fargis et autres.
+
+Que contenaient ces lettres? On ne le sait pas trop. Dans le procès
+qu'on fit, on n'ose lever qu'un coin du voile. On parle de complots
+contre la vie du roi, sans en alléguer d'autres preuves que des
+recherches astrologiques qu'on faisait pour savoir l'époque de sa
+mort. Curiosité, il est vrai, mauvaise et très-sinistre. On a vu que
+les pronostics de la mort d'Henri IV y avaient très-réellement
+contribué, encouragé les meurtriers, qui se crurent sûrs de le tuer au
+jour prédit, marqué là-haut.
+
+Les deux reines et Monsieur ne souhaitaient qu'une mort, celle de
+Richelieu. On en avait souvent parlé, mais toujours on disait que, si
+Monsieur faisait tuer Richelieu, le roi le ferait mourir. Cela aurait
+pu arriver. Louis XIII, malade, comme Charles IX, avait sous les yeux
+son histoire. Dès son enfance, endoctriné par de Luynes, il tenait de
+lui cette opinion que Charles IX fut empoisonné par Catherine, et
+qu'il n'eût pas péri s'il eût fait périr son frère.
+
+Donc, Monsieur devait y songer, attendre encore.
+
+La mort de Richelieu exigeait la mort préalable du roi, qui, du reste,
+semblait ne devoir tarder; il ne se rétablissait point. Mais les
+valets parfois sont plus impatients que les maîtres; il se pouvait que
+ceux de Monsieur ou des reines perdissent patience et donnassent au
+roi malade quelque suprême médecine. L'Église y eût gagné, et l'âme
+aussi de Louis XIII. Car il allait se perdre, faire le grand péché
+d'Henri IV qui lui coûta la vie, l'alliance protestante. On le disait
+partout depuis un an pour irriter les catholiques, quoiqu'en réalité
+il ne traita que l'année suivante.
+
+Dans la riche collection de lettres qu'on saisit, parmi celles qui
+étaient écrites à la reine, aux grands personnages, il y en avait une
+pour une vieille bourgeoise, de nom fort significatif, mademoiselle du
+Tillet.
+
+Cette vieille était un vrai bijou du Diable, dont elle avait l'esprit.
+Une destinée tout à rebours. Pour sa laideur, elle avait été adorée du
+duc d'Épernon. Et, pour sa roture de petite bourgeoise, elle régnait
+dans la maison de Guise, faisait la pluie et le beau temps. Il y avait
+quelque chose là-dessous. Elle ne bougeait du Luxembourg, où la reine
+mère la traitait avec grande considération. C'était une sibylle, une
+espèce d'oracle; on répétait et on retenait ses mots. On la consultait
+en affaires, comme on fait des grands hommes qui, en leur temps, ont
+accompli des choses ardues et hasardeuses. Comment s'en étonner? Elle
+passait pour avoir été dans le secret de Ravaillac.
+
+Mais elle était très-fine, et cette fois, pas plus que l'autre, on ne
+put la prendre. Interrogée, elle plut à Richelieu en parlant
+outrageusement de la Fargis.
+
+La découverte des lettres mit les trois cabales en déroute et en
+division. Chacun sacrifia les deux autres.
+
+Monsieur traita, promit d'être l'ami de Richelieu, qui acheta ses
+favoris. Il promit à la reine de parler pour elle, et parla plutôt
+contre.
+
+La reine mère traita aussi pour sauver son Vaultier. Elle envoya le
+nonce du pape à Richelieu lui dire qu'il y avait moyen de s'arranger.
+Puis, inquiète, elle lui envoya encore le père Suffren pour le prier
+de venir, et, quand il fut venu, très-douce, elle lui dit qu'elle
+avait réfléchi et qu'elle sentait bien que les affaires du roi ne
+pouvaient se passer de lui. Elle consentit à aller au conseil, et là,
+faisant bon marché de la jeune reine, sa belle-fille, elle trouva fort
+bon qu'on punît la Fargis, qui ne pouvait guère l'être sans qu'Anne en
+demeurât tachée.
+
+Mais la plus embarrassée était la jeune reine, dont la grossesse
+apparaissait. Elle ne fit pas beaucoup d'effort pour la Fargis; elle
+pensa à elle-même, et, avec la faiblesse d'une femme en cet état,
+chargea et dénonça sa grande amie. Elle dit cette chose ridicule, trop
+visiblement improbable, qu'elle (la reine Anne) avait défendu le
+cardinal, refusé de le perdre, et que cette méchante Fargis avait
+forgé les lettres pour l'en punir et la perdre elle-même.
+
+Richelieu, absolument maître de la situation, montra pour la reine une
+grande douceur. Il craignit de déchirer le rideau de gaze légère qui
+couvrait le triste intérieur de la famille royale. Il craignit de
+rendre le roi ridicule. Il craignit peut-être pour Anne elle-même. Car
+cet homme, qui semblait si sec, aimait les femmes pourtant. Il croyait
+la reine fragile; il la voyait tombée jusqu'à l'avilissante faiblesse
+d'accuser son amie. Il espéra dans cette mollesse de nature, et crut
+qu'un jour ou l'autre, dans quelque embarras où l'étourdie se
+jetterait encore, il l'aurait à discrétion.
+
+Donc, il se contenta d'éloigner cette Fargis. Il la laissa s'enfuir,
+ce qui rendait le procès impossible. Mais, contre son attente, la
+Fargis partie (30 décembre 1630), la reine se désola et s'emporta;
+elle montra pour la perte de celle qu'elle venait d'accuser un
+inexplicable désespoir. Elle disait tantôt qu'elle savait qu'on
+voulait la renvoyer en Espagne, tantôt la faire mourir pour que la
+nièce du cardinal pût épouser le roi. Elle priait, pleurait aussi,
+pour conserver un valet d'intérieur auquel elle tenait d'une manière
+étonnante, son apothicaire. Elle en fit une affaire d'État. De
+couronne à couronne, l'Espagne demanda à la France, par son
+ambassadeur, que cet indispensable serviteur fût rendu à la reine. On
+le lui rendit pour deux mois, et avec cette clause, qu'il ne la
+verrait qu'au Louvre et en présence d'une dame très-sûre.
+
+Son embarras tenait à l'éloignement de sa garde-malade et de l'homme
+qui pouvait simplifier son état. Il devenait visible. Richelieu,
+malicieusement, envoyait voir souvent comment elle se portait.
+Exaspérée, elle dit: «Mais qu'il vienne lui-même!... Il sera le
+très-bienvenu!»
+
+Cet état ne l'empêchait pas de s'agiter, de recevoir des agents de
+Lorraine ou de trotter aux Carmélites, pour voir Mirabel en cachette,
+ou un anglais papiste, lord Montaigu, agent de sa belle-soeur
+Henriette, et mêlé dans tous les complots.
+
+Intrigues misérables, sans résultat possible. L'Espagne n'avait aucune
+chance de soulever le peuple en ce moment. Le seul complot qui eût pu
+réussir, c'était de profiter de la passion du roi pour mademoiselle de
+Hautefort, de le faire succomber, et, par elle, de s'emparer de lui
+entièrement. Innocente, mais dévouée, passionnée pour sa maîtresse,
+cette enfant (de seize ans) eût donné sa vie pour la reine, et
+peut-être un peu plus encore. L'intérêt de l'Église, d'ailleurs, eût
+tout couvert. Quel beau texte pour les casuistes! une douce faiblesse
+qui empêchait un crime (l'alliance protestante), qui chassait
+Richelieu, le démon de la guerre, qui rendait la paix à l'Europe et
+réconciliait la grande famille chrétienne!... Près d'un tel
+dévouement, qu'était-ce que celui de Judith, qui ne sauva que
+Béthulie?
+
+La jeune victime était toute leur ressource en ce naufrage. Vaultier
+le dit dès Lyon. Son collègue, le pieux médecin Bouvart, à
+Saint-Germain, quand la reine fut visiblement grosse, n'osa plus
+tarder, mit les fers au feu. Il se jeta un jour dans un long discours
+à la Sganarelle, que le roi ne pouvait comprendre. Le sens qu'il
+démêla à la fin, c'est qu'il n'était malade que de chasteté (comme un
+de ses aïeux qui en mourut, dit-on); mais que lui, ce serait grand
+dommage s'il en mourait. Et, comme le roi s'impatientait, demandait où
+il en voulait venir, à quel remède, saignée, médecine ou lavement...
+Bouvart, embarrassé, insinua que la vraie médecine, c'était
+mademoiselle de Hautefort.
+
+Bouvart était un sot. Un homme que lui-même purgeait, dit-on, deux
+cents fois par an, était bien à l'abri de ces basses tentations. Il
+fut scandalisé. C'est tout ce qu'on gagna.
+
+Cependant les choses pressaient. On fit un essai plus direct. Le fait
+est très-connu, mais de date incertaine. Je n'hésite pas à le placer
+au moment où la reine, dans une situation urgente, eut besoin
+d'emporter la chose.
+
+Un jour, en souriant, mademoiselle de Hautefort tenait, laissait voir
+un petit billet. Voilà le roi curieux. Il veut savoir ce que c'est. En
+badinant toujours, elle recule, et le roi avance, curieux et intrigué
+de plus en plus. Il la prie de le laisser lire, avance la main pour
+prendre. Elle le cache dans son sein. Le roi est arrêté tout court et
+ne sait plus que faire. Cela se passait devant la reine. Elle fit une
+chose hardie, et qui pouvait avoir de grandes conséquences. Elle prit
+les mains de la jeune fille, et la tint pour que le roi pût la
+fouiller.
+
+Mais Louis XIII fut plus embarrassé encore. Il recourut à l'expédient
+(ridicule, excellent) de prendre de petites pincettes d'argent qui
+étaient là, et, chastement, de ce lieu délicat, sans contact, enleva
+la lettre.
+
+Que serait-il arrivé si les choses s'étaient passées autrement? On
+rira si l'on veut, on se moquera de ceux qui donnent aux petites
+causes une grande portée. Il n'y a rien de petit au gouvernement
+monarchique.
+
+Si les pincettes ne s'étaient trouvées là, si Louis XIII n'eût pas été
+homme à les prendre, il serait arrivé que le roi eût senti la
+débonnaireté de la reine, goûté sa complaisance, compris ce que dit
+madame de Motteville: «Que la reine désirait qu'il aimât mademoiselle
+de Hautefort.» Enfin sa conscience dévote eût cédé, étouffée par cette
+connivence de la personne intéressée.
+
+Mademoiselle de Hautefort ne se fût pas sacrifiée pour n'en retirer
+rien. Aussi ardente et résolue qu'elle avait été vertueuse, le pas
+fait, elle aurait mené bien loin le roi dans le sens de la reine.
+Victoire complète de l'Espagne et du pape. Chute et procès de
+Richelieu. Nulle alliance avec Gustave-Adolphe.
+
+Mais Louis XIII ne fut pas assez inintelligent pour ne pas comprendre.
+Il méprisa ceux qui l'entouraient, et se donna solidement et
+fortement à Richelieu.
+
+Celui-ci, qui connaissait mieux son homme et son malade, en contraste
+avec l'impuissante corruption de la cour, réussit par l'austérité. Le
+roi aimait le Capucin Joseph.
+
+Richelieu, non-seulement rappela Joseph, mais lui organisa un
+ministère de Capucins. Joseph eut quatre principaux secrétaires de son
+ordre, un état de maison, des chevaux, des voitures, des logements aux
+résidences de la cour.
+
+Mais rien ne fit meilleur effet auprès du roi que de voir le ministère
+peuplé de ces robes grises. Rien n'affermit mieux sa conscience et
+dans ses sévérités pour sa mère, et dans ses résistances au pape, dans
+l'alliance avec Gustave. Il crut que beaucoup de choses étaient
+permises à un roi qui faisait aller les Capucins en carrosse.
+
+Du reste, Richelieu, qui connaissait Joseph et l'avait expérimenté le
+premier fourbe de la terre, tout en le grandissant ainsi, le mit
+parfaitement dans sa main. Il dit aimer tant ce cher frère qu'il ne le
+logerait qu'avec lui. Lui et ses Capucins, ses employés, son petit
+ministère, tout fut établi chez le cardinal, au même étage, dans son
+appartement et sous ses yeux, de sorte qu'il pût toujours lui-même
+espionner ce chef des espions.
+
+Le tenant de si près, il l'employa à dire au roi certaines choses
+difficiles, à ouvrir certains avis violents, se réservant pour lui des
+dehors de modération. Le Capucin, né homme d'épée, passait pour en
+garder l'esprit, et on en faisait cent histoires plaisantes. On
+disait, par exemple, qu'un jour, disant sa messe, il reçut un
+officier qui venait prendre un ordre pressé pour une surprise de
+place: «Mais, s'ils font résistance?» dit l'officier. «Alors tuez
+tout,» dit le bon père, et il reprit sa messe interrompue.
+
+Richelieu ne pouvait, sans une mauvaise couleur d'ingratitude, parler
+contre son ancienne protectrice, la reine mère. Peut-être fit-il
+parler Joseph, et, par lui, enleva la grande mesure de la séparation
+de la mère et du fils.
+
+Monsieur, le 31 janvier, ayant repris la guerre par une sortie
+furieuse et une bravade qu'il vint faire chez le cardinal, on acheva
+de persuader au roi, excédé de ces orages, qu'avec sa mère et son
+frère il n'aurait jamais de repos.
+
+Il alla à Compiègne avec toute la cour, mais partit, y laissa sa mère
+sous la garde de M. d'Estrée, lui faisant dire qu'il la priait d'aller
+à Moulins, d'y rester. On lui enleva Vaultier, pour le lui rendre,
+disait-on, dès qu'elle serait à Moulins.
+
+Le lendemain (25 février 1631), on mit son fidèle Bassompierre à la
+Bastille.
+
+La soeur de Guise, princesse de Conti, fut exilée avec trois
+duchesses, dont deux étaient aussi de la maison de Guise.
+
+Monsieur s'enfuit en Franche-Comté, sur terre espagnole, le 11 mars,
+avec le secours de sa mère, qui lui remit les pierreries de sa défunte
+femme. Elle-même, laissée sans gardes à Compiègne, sur je ne sais quel
+avis qu'on lui donna, s'enfuit aux Pays-Bas (18 juillet 1631).
+
+C'est ce que voulait Richelieu.
+
+Trois gouverneurs de provinces, Guise, Elbeuf et Bellegarde, avaient
+quitté la France. On les fit condamner à mort par le parlement de
+Dijon, ainsi que la Fargis, et Senelle aux galères. Le roi lui-même
+avait été à Dijon pour assurer la Bourgogne, gouvernement du fugitif
+Bellegarde.
+
+Le roi fit ce voyage en mars, et partit de Dijon le 2 avril, pour
+revenir. Ce fut en mars que la reine avorta.
+
+Richelieu avait eu la complaisance de laisser revenir près d'elle la
+Chevreuse, qui promettait de le servir désormais.
+
+Monsieur en plaisanta. Il dit dans son exil «qu'on avait fait revenir
+la Chevreuse pour donner plus de moyens à la reine de faire un
+enfant.» (_Journal de Richelieu, Arch. cur._, t. V, p. 71.)
+
+On lit dans le même journal, p. 41, cette note curieuse:
+
+«Madame Bellier a dit au sieur Cardinal, en grandissime secret, _comme
+la reine avoit été grosse_ dernièrement, qu'elle s'étoit _blessée_,
+que la cause de cet accident était _un emplâtre_ qu'on lui avoit
+donnée, pensant faire bien. Depuis, Patrocle (écuyer de la reine) m'en
+a dit autant, et le médecin ensuite.»
+
+Le roi ignora-t-il cette grossesse? Et Richelieu fût-il tellement
+magnanime pour sa belle ennemie, jusqu'à la couvrir de son silence?
+
+Je ne l'imagine pas.
+
+Je crois plutôt qu'il laissa ce triste secret arriver au roi, pensant
+ne pouvoir s'affermir sur une meilleure base que sur le mépris de la
+reine.
+
+Ce qui est sûr, c'est qu'Anne d'Autriche avorta en mars, et que
+Richelieu, définitivement vainqueur et maître, osa, au mois d'avril,
+clore et signer son traité avec Gustave, dressé dès le mois de
+janvier.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+GUSTAVE-ADOLPHE[8]
+
+ [Note 8: C'était ici le lieu d'en parler; mais j'ai dû à ce
+ grand homme le respect de commencer par lui mes
+ Éclaircissements. Je ne pouvais d'ailleurs, dans une histoire
+ de France, l'envisager que de profil. La vieille histoire
+ d'_Arkenholz_, sortie des pièces et des récits originaux, est
+ toujours excellente. Elle nous a sauvé beaucoup de pièces
+ importantes qui, je crois, n'existent plus ailleurs. Je parle
+ de celles qui racontent la mort de Gustave, le sac de
+ Magdebourg, etc.]
+
+1631
+
+
+Voilà quatre-vingts pages pour le récit de trois années. Et qu'ai-je
+raconté? Rien du tout.
+
+Ce rien est quelque chose. Car c'est le fond du temps. La grandeur de
+l'effort, le sérieux des tentatives, la complexité des combinaisons,
+l'ostentation savante d'une grosse machine politique et diplomatique,
+entravée par la moindre chose, qu'il faut raccommoder sans cesse, et
+qui crie, gémit, grince pour donner un minime effet, voilà ce qu'on a
+vu. Les infortunés machinistes, Sully et Richelieu, par une force
+très-grande de sagesse et de volonté, atteignent de petits résultats
+éphémères.
+
+Que reste-t-il de Sully, à cette époque, des bonnes volontés d'Henri
+IV? Et ce retour que Richelieu, en 1626, comptait faire aux économies
+de Sully, cet espoir de réforme, que sont-ils devenus? Louis XII et
+François Ier conquirent la Lombardie avec moins de labeur que
+Richelieu ces deux petites places de Pignerol et de Saluces qu'il nous
+fait tant valoir. Le résultat unique et réel qu'on ait obtenu, c'est
+l'amortissement définitif d'une grande force vive par où jadis la
+France fut terrible à l'Espagne; je parle du parti protestant, de la
+marine protestante.
+
+Du reste, l'impuissance est le trait marqué de l'époque. Chacun sent
+nettement que quelque chose meurt, et on ne sent pas ce qui vient.
+
+Les vigoureux génies qui, dans ce siècle, ont un moment prolongé
+l'autre, Shakespeare et Cervantès, ont une intuition fort nette de ces
+pensées de mort. Ils jouent avec la leur et ne regrettent rien.
+
+«Pleurez-moi seulement ce moment où la cloche tintera pour dire que je
+vais loger avec les vers... Oubliez-moi et ne répétez point ce pauvre
+nom de Shakespeare.»
+
+L'Espagnol est plus triste, car il s'obstine à rire. Après une
+histoire fort plaisante: «Je sens bien à mon pouls que dimanche il ne
+battra plus. Adieu, gaieté! adieu, plaisanterie! adieu, amis! À
+l'autre monde!»
+
+C'est la fantaisie, direz-vous, qui part avec Shakespeare et
+Cervantès. Une sérieuse renaissance va commencer, de prose et de bon
+sens. Voici venir les gens de Port-Royal, l'austérité du jansénisme,
+des efforts méritoires pour mettre la raison dans la foi. Il est
+curieux de voir pourtant comment les fondateurs eux-mêmes jugeaient de
+la situation. Jansénius et Saint-Cyran, jeunes en 1613, à l'occasion
+de Gauffridi, _prince des magiciens_ (V. le volume précédent),
+concluaient que le temps de l'Antichrist était venu, le dernier temps
+du monde. Vers 1653, Saint-Cyran, au principe même de la réforme de
+Port-Royal, montre infiniment peu d'espoir. Il dit en propres termes à
+Angélique Arnauld: «Il se fera une réformation dans l'Église... Elle
+aura de l'éclat et éblouira. Mais ce sera un éclat qui ne durera pas
+longtemps et qui passera.»
+
+En résumé, ce siècle même, à sa bonne époque, dans ses vigoureux
+commencements jusqu'à Pascal, manque du haut et fécond caractère qui
+marqua le XVIe siècle à son aurore. Je parle de l'_espoir_, du signe
+décisif où le héros se reconnaît, la _joie_.
+
+J'en ai parlé fortement pour Luther, qui, parmi ses tempêtes, offre
+pourtant ce signe, la grande joie révolutionnaire, destructive et
+féconde, et la charmante joie des enfants.
+
+J'en ai parlé pour le sublime fou de la Renaissance, l'engendreur du
+Gargantua, qu'on range avec les fantaisistes, et qui, tout au
+contraire, eut la conception première du monde positif, du monde vrai
+de la _Foi profonde_, identique à la science.
+
+Je ne vois au XVIIe siècle que deux hommes gais, Galilée et
+Gustave-Adolphe.
+
+Galileo Galilei, fils du musicien qui trouva l'opéra, et musicien
+lui-même, élève des grands anatomistes de Padoue, qui lui apprirent à
+fond le mépris de l'autorité, professait les mathématiques. En
+littérature, son livre, c'était l'Arioste; il laissait là le Tasse et
+les pleureurs.
+
+Deux choses un matin lui tombent dans les mains, un gros livre
+d'Allemagne et un joujou de Hollande. Le livre, c'était l'_Astronomia
+nova_ de Keppler (1609) et le joujou, c'était un essai amusant pour
+grossir les objets avec un verre double.
+
+Keppler avait trouvé les mouvements des planètes, affermi Copernic et
+pressenti Newton. Galilée, au moyen de l'instrument nouveau qu'il
+organise, suit la voie de Keppler, et, derrière ses planètes, il voit
+la profondeur des cieux (1610).
+
+Foudroyé et ravi, saisi d'un rire divin, il communique au monde la
+joie de sa découverte. Il en fait un journal: _Messager des étoiles_.
+
+Puis les célèbres dialogues. Nulle pompe, nulle emphase; la grâce de
+Voltaire et le style le plus enjoué.
+
+Voilà la vraie grandeur.
+
+Nous la trouvons la même dans le maître de l'art militaire,
+Gustave-Adolphe, créateur de la guerre moderne. Si l'on veut croire ce
+qu'il disait, qu'il l'apprit d'un Français, il restera du moins le
+héros qui la démontra.
+
+Vrai héros et grand coeur, dont ses ennemis, terrassés, ne bénirent
+pas moins la douceur et l'inaltérable clémence.
+
+Ce qui étonnait le plus en lui, c'était surtout son étonnante
+sérénité, son sourire en pleine bataille. La conception du bon
+Pantagruel, du géant qui voit de haut les choses humaines, semblait
+s'être réalisée dans ce véritable guerrier. Il n'eut ni le génie
+morose de notre Coligny, ni le froid sérieux du Taciturne, ni l'âpreté
+farouche du prince Maurice. Tout au contraire, une humeur gaie, des
+traits de bonhomie héroïque.
+
+Cet enjouement de Galilée et de Gustave-Adolphe, des deux hommes
+vraiment supérieurs, est un trait fort spécial, fort étranger au
+temps, et qui n'y a nulle influence. Le temps est sec, et triste,
+sombre.
+
+Gustave n'apparut que pour un jour, pour montrer une science nouvelle,
+vaincre, périr. Galilée, pendant très-longtemps, influa peu; vingt ans
+après sa découverte, le jeune Descartes, qui va en Italie, ne le
+visite point et semble ignorer qu'il existe. La révolution de Luther,
+en l'autre siècle, a couru en un mois par toute l'Europe, et jusqu'en
+Orient. Celle de Galilée est négligée vingt ou trente ans, comme
+serait un badinage astrologique. Personne n'en sent l'énorme portée,
+morale et religieuse.
+
+Avant de faire connaître la révolution militaire qu'opéra
+Gustave-Adolphe, il n'est pas mal de le montrer lui-même.
+
+C'était un homme de taille très-haute (quelques-uns disent le plus
+grand de l'Europe). Très-large front. Nez d'aigle. Des yeux gris
+clairs (assez petits, si j'en crois les gravures), mais pénétrants. Il
+avait pourtant la vue basse, et il eut de bonne heure, étant Allemand
+par sa mère, beaucoup d'embonpoint. Sa grande force d'âme et de
+corps, sa paix profonde dans le péril où il passait sa vie, et
+l'absence absolue de trouble, n'avaient pas peu contribué à le faire
+gras. Cela le gênait un peu; on ne trouvait guère de chevaux assez
+forts de reins pour le porter. Mais cela le servait aussi. Une balle,
+qui eût tué un homme maigre, se logea dans sa graisse.
+
+Il était fort sanguin, et il avait parfois de petits moments de
+colère, fort courts, après lesquels il se mettait à rire. Il
+s'avançait aussi trop en bataille, comme un soldat. Sans ces défauts,
+les seuls qu'on lui reproche, on aurait pu le croire plus haut que la
+nature humaine.
+
+Il était étonnamment juste, et trouvait bon que ses tribunaux suédois
+le condamnassent en ses affaires privées. Il apparut dans cette
+horrible guerre de Trente ans, où il n'y avait plus ni loi ni Dieu,
+comme un divin vengeur, un juge, la Justice elle-même.
+
+L'approche seule de son camp, irréprochablement austère, était une
+révolution. Un de ses hommes, qui venait de prendre les vaches d'un
+paysan, sent une main pesante qui se pose sur son épaule. Se
+retournant, il reconnaît le bon géant Gustave, qui lui adresse avec
+douceur ces fortes paroles: «Mon fils, mon fils, il te faut t'aller
+faire juger.» Ce qui voulait dire: Te faire pendre.
+
+Il était le représentant du principe opprimé, le protestantisme, celui
+de la liberté de l'Europe. Car son père ne fut roi de Suède que par la
+ruine du catholique Jean. Il fut le roi de la défense nationale contre
+la Pologne et les Jésuites. Son père le désignait, enfant, comme le
+vengeur de cette cause. «Je n'achèverai pas, disait-il; ce sera
+celui-ci.» L'Allemagne le comprit ainsi. Et, quand il eut vingt ans
+(1614), les grandes villes impériales, si éclairées, Strasbourg,
+Nuremberg, Ulm, voulaient déjà le nommer leur défenseur contre la
+maison d'Autriche. Le landgrave de Hesse l'appelait aussi.
+
+Il avait eu une éducation très-forte. Il écrivait et parlait
+l'allemand et le hollandais, le latin, l'italien et le français. Il
+entendait le polonais et le russe. Mais ce qui était plus important,
+c'est que, dans la trêve de douze ans entre la Hollande et l'Espagne,
+nombre d'officiers, de toute nation, qui vinrent servir en Suède lui
+apprirent à fond toute cette savante guerre de Hollande. Situation
+très-favorable. Il se trouva, en réalité, le successeur du prince
+Maurice.
+
+C'était la guerre des siéges, des canaux, des marais. Mais, pour la
+stratégie proprement dite, la guerre des grandes manoeuvres en plaine,
+le maître était en Suède. Pontus de la Gardie (de Carcassonne) l'avait
+entrevue, et son fils Jacques la trouva tout entière, la réalisa,
+l'enseigna à Gustave.
+
+Né en 1585, Jacques avait dix ans de plus que lui. La nécessité de
+faire face avec une petite infanterie à l'immense cavalerie polonaise
+et aux profondes masses russes le força d'avoir du génie et
+d'inventer. Il pénétra jusqu'à Moscou. Et ce qui prouve que l'homme en
+lui fut aussi grand que l'homme de guerre, c'est que les Russes,
+battus par lui, eussent voulu le canoniser.
+
+La Suède parut quelque temps irrésistible. Elle reprit Calmar sur le
+Danemark. Elle conquit la Finlande, imposa la paix à la Russie. Elle
+conquit la Courlande, la Livonie, la Prusse polonaise, imposa la paix
+à la Pologne.
+
+En Pologne déjà, Gustave se trouva en face des impériaux, venus comme
+alliés. Il allait les retrouver en Allemagne, sur la côte du Nord,
+pour l'empêcher d'accomplir, ce qui semblait le mouvement naturel de
+sa conquête, le tour de la Baltique.
+
+Ce n'était pas une querelle accidentelle, mais naturelle, essentielle
+et fondamentale; la Baltique, visiblement, allait appartenir à
+quelqu'un; à Gustave? à Waldstein? Celui-ci assiégeait Stralsund, et
+Gustave la lui fit manquer (1628).
+
+Dès 1625, la Suède, sous Jacques la Gardie et Gustave, avait planté le
+drapeau de la réforme militaire, fait hardiment (elle si pauvre!) son
+plan pour une armée de quatre-vingt mille hommes. Et quelle prime
+offrait-elle? Un code d'une sévérité extraordinaire. De plus, elle
+supprimait presque les armes défensives.
+
+Un Français avait trouvé un principe de guerre opposé aux trois
+guerres d'alors. On peut le formuler ainsi: que ce qu'il y avait de
+plus fort, ce n'était pas l'élan des Turcs, la tempête de cavalerie,
+ce n'était pas la pesanteur des cuirassiers impériaux, ni même les
+murs et les savantes fortifications de la Hollande,--mais bien les
+murs humains, le ferme fantassin en plaine et la poitrine de l'homme.
+
+Et, bien loin de faire des carrés épais comme ceux des Espagnols, des
+Janissaires, des rangs serrés contre les rangs, qui, une fois rompus,
+s'embrouillaient de plus en plus, il mit ses hommes en files simples,
+et du vide derrière, disant: «Si la cavalerie vous rompt, laissez
+passer, et reformez-vous à deux pas.»
+
+Cette confiance extraordinaire à la force morale eut son effet. Et
+cette belle tactique suédoise tenta les braves au point que beaucoup
+quittaient des services lucratifs, et la Hollande même, pour venir
+prendre part à la guerre hasardeuse où, pour rempart, on n'avait que
+le coeur.
+
+Ainsi apparut dans la guerre le vrai génie moderne qui méprise les
+sens et la platitude du sens commun, qu'on appelle souvent le bon
+sens, et qui, le plus souvent, est la routine. Les sens, le sens
+commun, avaient dit que le ciel était une voûte de cristal à clous
+d'or.
+
+Galilée n'en crut rien, y vit et y montra un abîme infini. Les mêmes
+sens disaient que le plus sûr en guerre était de se mettre derrière
+des cuirasses et des murs. Gustave n'en crut rien, et il crut, d'après
+la Gardie, que le vrai mur, c'est l'homme ferme, et que cette fermeté
+mobile, dégagée des armures de limaçon sous lesquelles on traînait,
+est le secret de la victoire.
+
+Dans ces hardis joueurs qui venaient à cette noble loterie, on voyait
+un bon nombre de nos Français réfugiés de Hollande. L'armée suédoise
+était surtout, avant tout, l'armée protestante. L'alliance française,
+qui eût été désirable à Gustave en 1627, quand Richelieu faisait la
+guerre au pape en Valteline, lui fut extrêmement antipathique en 1629,
+quand Richelieu, vainqueur de la Rochelle, appelé par le pape en
+Italie, était chanté et célébré par tout le parti catholique. Et,
+d'autre part, le ministre, qui alors comptait sur Rome, et déjà se
+croyait légat, n'eût eu garde de tout gâter par une telle alliance. Il
+tenait cependant près de Gustave un militaire distingué, Charnacé, qui
+négociait, semblait vouloir traiter, se mêlait fort des affaires de
+Gustave (de sa trêve avec la Pologne). Ce qu'il voulait surtout,
+c'était d'inquiéter l'Empereur, de retenir Waldstein au Nord, tandis
+que le duc de Lorraine et Monsieur l'appelaient en France.
+
+Une alliance que préférait Gustave était celle de Bethlem Gabor, son
+beau-frère, le chef des Marches turques, qui tenait l'Empereur par
+derrière. Mais il mourut en novembre 1629. Gustave eût volontiers pris
+des subsides du roi d'Angleterre, directement intéressé aux affaires
+d'Allemagne pour la spoliation de son parent, le Palatin. Mais
+Charles, en lutte avec sa nation, et sous l'influence de sa femme
+Henriette, n'était nullement ennemi de la maison d'Autriche. Gustave
+ne l'ignorait pas; il jugeait déjà Charles comme aurait fait Cromwell,
+et voyait dans son employé Vane un traître, un employé de Madrid.
+
+Quant au Danois, la terreur de sa défaite l'avait mis si bas, que,
+pour se sauver seul, il sacrifiait tous ses alliés protestants. Bien
+plus, il entrait (en dessous) dans un honteux traité avec
+l'aventurier, le grand marchand de meurtres, Waldstein, et il allait
+mêler le sang de cet homme au sang royal en épousant sa fille, riche
+des pleurs de l'Allemagne!
+
+Donc, Gustave était seul.
+
+Richelieu ne vint sérieusement à lui que fort tard, le 24 décembre
+1629. Ayant alors vaincu la cour par la découverte des lettres qui
+dévoilaient les trois cabales, à cette époque aussi décidément
+désabusé du pape, il offrait de l'argent à Gustave pour qu'il passât
+en Allemagne. À quelles conditions? En promettant de respecter
+l'usurpation que la Bavière avait faite du Palatinat. Or, c'était le
+point grave dans les affaires de l'Allemagne. L'électorat du Palatin,
+transmis à la catholique Bavière, était le signe suprême de la
+victoire des catholiques. En respectant cela, quoi qu'on fît, on ne
+faisait rien. Richelieu n'appelait Gustave en Allemagne qu'en
+l'entravant, voulant qu'il s'abdiquât et s'énervât d'avance.
+
+Et cela pour trois cent mille francs!... Richelieu offrait cette somme
+_pour chaque année_. Mais y aurait-il plusieurs années? La première,
+dans une si grande et si terrible lutte, ne serait-elle pas la
+victoire ou la mort?
+
+La question fut décidée par le sénat de Suède, indépendamment de la
+France. Le chancelier Oxenstiern était contre le passage. Le roi et le
+sénat furent pour: 1º parce qu'on avait déjà un pied en Allemagne,
+Stralsund, qu'on avait défendu contre Waldstein et qu'on voulait
+garder; 2º pour garder (chose grave pour un pays pauvre comme la
+Suède) le gros revenu de la douane de Dantzig qu'on venait d'acquérir;
+3º pour garder surtout la Baltique. Waldstein s'y établissait
+décidément, comme maître du Mecklembourg. Il s'intitulait follement
+_propriétaire des mers du Nord_. Mais l'Espagne, mais la Hollande,
+avec leurs grandes flottes, ne l'auraient pas laissé paisible. Elles
+seraient venues se battre dans la Baltique, s'y faire des
+établissements. Et le Suédois n'eût plus été chez lui.
+
+Donc, on résolut le passage. Le 20 mai 1630, Gustave apporta aux
+États de Suède son unique enfant dans ses bras (la petite Christine),
+la leur remit, leur fit ses adieux, et il chanta son psaume (le
+quatre-vingt-dixième): «Rassasie-nous, le matin, de ta Grâce... Nous
+serons joyeux tout le jour!»
+
+Le 24 juin, il débarqua en Allemagne, près de l'île Rugen, avec quinze
+mille hommes. Il écrivit ses griefs à l'Empereur, l'appelant sans
+souci de l'étiquette, dans sa bonhomie de soldat: «Notre ami et cher
+oncle.» À quoi Ferdinand, exaspéré, ne répondit pas moins avec une
+douceur jésuitique «qu'il ne se rappelait pas avoir fait de la peine
+au roi de Suède.»
+
+Celui-ci, en touchant ce rivage désolé de l'Allemagne, fut bien
+surpris de voir que ce peuple, qui l'appelait depuis si longtemps, qui
+semblait vouloir l'appuyer, le nourrir, «qui lui aurait donné son
+coeur même à manger,» ne bougea plus, se recula plutôt de lui avec
+terreur. Tant la tyrannie exécrable de Waldstein les avait brisés. Le
+Poméranien, obligé de recevoir Gustave à Stettin et ne pouvant lui
+résister, en fit à Vienne les plus basses excuses. Les électeurs de
+Saxe, de Brandebourg, en qui il espérait, ne lui envoyèrent personne.
+Ils envoyèrent à l'Empereur, à sa diète de Ratisbonne. Bref, Gustave
+n'eut ni ami ni ennemi sérieux. Il eut beau laisser tout ouvertes les
+portes de Stettin pour inviter les impériaux à venir l'attaquer. Ils
+restèrent à distance. Il prit des villes, il prit l'embouchure de
+l'Oder, et n'en fut pas plus fort. Sa guerre était tout autre que
+celle des impériaux. Ils prenaient tout et affamaient les villes. Lui,
+il leur apportait du pain.
+
+Cette situation dura presque une année (de juin en juin). Les princes
+protestants, au lieu de se joindre à Gustave, exploitèrent seulement
+sa présence en Allemagne pour faire peur à l'Empereur à Ratisbonne, et
+obtenir de lui la destitution de Waldstein.
+
+Cette affaire fut poussée d'ensemble et par les protestants (Saxe et
+Brandebourg) et par le catholique duc de Bavière, qui espérait
+succéder à Waldstein comme général des forces de l'Empire. Mais la
+destitution de celui-ci n'était que nominale. Simple particulier, il
+n'en restait pas moins le chef secret de ces loups effrénés qui
+n'eussent jamais trouvé un si bon maître, c'est-à-dire si cruel ni si
+tolérant pour le crime.
+
+On a dit à la légère que le père Joseph avait fait son beau traité à
+Ratisbonne pour obtenir de l'Empereur la destitution. Chose prouvée
+fausse par les dates. Waldstein fut destitué en septembre, le traité
+signé en octobre (1630).
+
+En décembre, Gustave était encore fort seul dans le nord de
+l'Allemagne, dans un affreux désert. Il croyait y périr. Le 4, il
+écrit à son ami Oxenstiern en lui donnant courage, mais sans cacher
+qu'il espère peu, et il lui recommande son enfant, sa mémoire. C'est
+peu de jours après qu'il reçut l'offre de Richelieu, un subside, une
+entrave, un très-faible subside; avec la condition de s'abstenir des
+plus riches pays de l'Allemagne, des gras électorats ecclésiastiques
+du Rhin, et de respecter la Bavière. De janvier en mars, dans sa
+grande misère, il résista encore, dit Non. Cependant il avait contre
+lui l'armée de Tilly. Et l'Empereur songeait à rappeler Waldstein en
+lui donnant la dictature militaire de l'Allemagne. Deux armées
+catholiques allaient se former contre lui, tandis que les princes
+protestants tergiversaient. Il prit enfin la plume, signa et reçut
+l'argent catholique, secours minime et illusoire, trois cent mille
+livres pour la première année, et libéralement un million pour chaque
+année suivante, probablement après sa mort.
+
+Il signa. Et pourquoi? Pour avoir le nom de la France. Il rendit
+public, imprima cet acte que Richelieu voulait secret. L'effet en fut
+immense. Ce nom, réellement, donna des ailes à sa fortune.
+
+Avril 1631 est mémorable par les traités contraires que fit la France
+en même temps.
+
+Le 22 avril fut ratifié le traité avec Gustave-Adolphe contre
+l'Empereur.
+
+Le 6 avril, avait été conclu, à Chérasco, un traité de la France avec
+l'Empereur. Ce traité pour l'Italie seule, il est vrai, mais qui
+permettait à Ferdinand de retirer une armée d'Italie et de l'envoyer
+contre Gustave.
+
+Troisièmement, en mai, Richelieu fit un traité secret avec la Bavière
+(rival secret de l'Empereur, ennemi public de Gustave), que la France
+eût voulu faire respecter du roi de Suède pendant que le Bavarois
+envoyait contre lui Tilly.
+
+Honteuse politique et misérable imbroglio. Mais les événements
+déchirèrent les fils brouillés de cette toile d'araignée.
+
+D'abord, le cabinet jésuite de Ferdinand, très-sottement rusé pour ne
+tromper personne, déclare aux protestants qu'il renonce à leur faire
+des procès _religieux_ pour les restitutions; on ne fera que des
+procès _civils_; les gens de loi de l'Empereur vont s'établir chez
+chaque prince et s'immiscer partout dans le régime intérieur des
+États. En réalité, plus de princes, plus de gouvernements; la justice
+impériale aurait remplacé tout.
+
+Il s'éleva un cri d'indignation contre une telle hypocrisie. Et, au
+même moment, un fait horrible perça le coeur de l'Allemagne,
+Magdebourg brûlé et quarante mille hommes égorgés par Tilly au cri de
+_Jésus! Maria!_ Lui-même écrit paisiblement: «On n'a rien vu de tel
+depuis la ruine de Jérusalem.»
+
+Ce fut le fruit des hésitations de l'ivrogne électeur de Saxe, qui,
+parmi les brouillards du vin, croyait tenir la balance entre Gustave
+et l'Empereur, ne faisait rien et paralysait tout.
+
+Tilly marcha vers lui, et, dans sa peur, il fallût bien alors que le
+Saxon se réfugiât sous la main de Gustave. Celui-ci entraîna encore le
+Brandebourg, et il avait déjà le Mecklembourg, la Poméranie. Le
+courageux landgrave de Hesse, si loin de sa protection, seul sur le
+Rhin, se déclarait aussi pour lui.
+
+L'approche de Tilly s'annonça à la Saxe par l'incendie de deux cents
+villages. Il n'était pas loin des armées suédoises et saxonnes. Mais
+il voulait attendre l'armée des bourreaux de Mantoue pour en fortifier
+celle des bourreaux de Magdebourg. Notre traité de Chérasco lui
+faisait espérer ce gros renfort. Gustave ne lui donna pas le temps de
+le recevoir. Le 7 septembre, il le défit et l'anéantit à Leipzig. Ce
+fut le solennel essai de la tactique nouvelle.
+
+Gustave fit un usage habile, heureux, d'une rapide et mobile
+artillerie légère. Il dit aux fantassins: «Ne tirez pas avant d'être
+assez près pour voir le blanc des yeux.» Et, comme la masse pesante
+des cuirassiers impériaux pouvait les alarmer, il dit: «Poignardez les
+chevaux.»
+
+Les vieux régiments de Tilly combattirent avec une fureur
+inexprimable, d'autant qu'ils perdaient leur métier, que dès lors la
+chance était aux Suédois. Mais ils furent écrasés. Leur fuite fut plus
+sanglante encore que la bataille. Car la terre délivrée, la terre se
+souleva, les montagnes du Hartz fondirent sur eux, et les pierres sur
+tout le chemin semblèrent s'être changées en paysans armés pour
+consommer cette juste vengeance et cette punition de Dieu.
+
+Il n'y eut jamais victoire si belle. C'était celle du peuple, celle de
+l'humanité, de la pitié, de la justice.
+
+Gustave pouvait faire ce qu'il voulait, aller où bon lui semblerait, à
+droite ou à gauche;--ou tout droit au midi, par la Bohême ruinée,
+aller frapper l'Autriche à Vienne;--ou bien, au sud-ouest, aller
+s'établir et se refaire dans les pays non ruinés, dans les bonnes
+terres de prêtres sur le Rhin, et, s'il le fallait, en Bavière.
+
+Le chancelier Oxenstiern, qui était loin, eût voulu qu'on allât à
+Vienne. Gustave, qui était près, jugea qu'il fallait aller vers le
+Rhin.
+
+Tous l'en blâment. Moi, non. Ce misérable Empereur, qui avait fait de
+ses mains une Arabie de la Bohême, qui avait épuisé ses États
+patrimoniaux et bu leur sang, d'où tirait-il un peu de moelle encore?
+Des pays de l'ouest, des princes-prêtres qui l'aidaient malgré eux. La
+main mise sur ceux-ci, et la perfidie bavaroise étant neutralisée,
+d'un seul revers à gauche, Gustave eût abattu l'Autriche.
+
+Il chargea donc la Saxe d'envahir le désert de Bohême, et il s'en alla
+vers le Rhin, guerroyant à son aise, ménageant tout le monde, riant
+avec les prêtres, dont ses Suédois buvaient le vin. Il était sûr de
+réussir s'il n'avait d'obstacle que ses ennemis.
+
+Mais il pouvait aussi trouver obstacle en ses amis, en ses alliés
+malveillants. En approchant du Rhin, il allait toucher Richelieu.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+COMMENT RICHELIEU PROFITA DES VICTOIRES DE GUSTAVE
+
+1632
+
+
+Quand Richelieu vit son ami Gustave venir à lui à travers toute
+l'Allemagne, faire sans obstacle deux cents lieues vers l'Ouest et
+arriver au Rhin, il fut étonné, j'allais dire effrayé. Quel
+dérangement de l'équilibre! quelle énorme prépondérance du parti
+protestant! Il n'avait deviné en rien ce roi de Suède. Il l'avait
+mesuré à la mesure de Spinola, de quelque autre bon général, et il
+avait compté sur une guerre hollandaise où les deux partis, faisant
+pied de grue, restaient des dix ans à se regarder.
+
+Gustave était bien plus qu'un général. C'était une révolution.
+
+Bien vite Richelieu fit trois choses:
+
+Il poussa son roi en Lorraine dès le lendemain de la bataille de
+Leipzig, pour profiter, happer quelque dépouille (octobre 1631). Chose
+peu difficile dans ce grand moment de terreur.
+
+Deuxièmement, il avertit les catholiques, et en général les princes
+d'Allemagne, de se réfugier tous sous la garantie du traité de France,
+dans une neutralité armée, de n'aider ni Gustave ni l'Empereur.
+Neutralité qui, plus tôt aurait été favorable à Gustave, mais qui,
+lorsqu'il était vainqueur, devenait son obstacle. S'avançant seul et
+si loin, il avait besoin d'être aidé si l'on voulait que sa victoire
+fût sérieuse, durable, fatale à la maison d'Autriche.
+
+Enfin Richelieu invita Gustave même à ne pas profiter de son succès, à
+laisser ces prétendus neutres garder leurs forces entières et se tenir
+armés, au profit réel de l'Autriche, dont ils restaient les secrets
+alliés, et demain les auxiliaires actifs, au premier revers du
+Suédois.
+
+Il semble qu'il eût cru, pour ses trois cent mille francs, avoir
+acquis Gustave pour le diriger, l'arrêter, le mener ici et là. Voilà
+que, sans avoir rien fait, on voudrait limiter, détourner la conquête
+de cet Alexandre le Grand. Il ne touchera pas à la Bavière, évitera
+l'Alsace, tournera Trêves, respectera Mayence, n'ira pas en Lorraine,
+dont le duc était allé le provoquer et se faire battre.
+
+Gustave eut la bonté de répondre qu'il ne lui était pas facile
+d'épargner tous ces princes amis de l'Autriche; que le Bavarois jouait
+double, armait en faisant négocier; qu'on savait ses pensées, et par
+lui-même, ayant intercepté ses lettres; que l'ennemi, d'ailleurs, qui
+venait de lui disputer l'Allemagne à Leipzig, était le Bavarois Tilly.
+
+Gustave n'avait pas la moindre idée de se détourner en Lorraine. La
+protection dont Richelieu couvrait un pays que l'on n'attaquait pas
+n'était qu'un prétexte pour y prendre des gages, s'y établir comme
+protecteur. Quant à l'Alsace, Gustave pensait certainement à
+Strasbourg, qui l'avait appelé, comme bien d'autres villes. Richelieu
+n'y pouvait trouver à redire, lui qui, aux derniers dangers de
+Strasbourg, n'avait osé lui donner des secours que l'autorisation
+d'emprunter quelque argent aux marchands de Paris!
+
+La protection que Richelieu offrait aux catholiques d'Allemagne
+n'était pas sérieuse. Il n'était pas armé encore, et, quoiqu'il se
+vante d'avoir eu au printemps suivant cent mille hommes, on a peine à
+le croire. En comptant bien les trois armées qu'il eut, on n'en trouve
+que cinquante mille. Mais alors, à la fin de 1631, il n'avait encore
+presque aucune force. C'était par le nom seul du roi qu'il voulait
+arrêter Gustave et lui faire respecter ces petits princes. Tous leurs
+ambassadeurs vinrent se grouper auprès de Louis XIII. Ils en tirèrent
+une sotte confiance. Les moindres en prirent une assurance ridicule
+pour chicaner, marchander avec une force irrésistible.
+
+On le vit à Francfort. Les Francfortois le prièrent de passer son
+chemin, disant que, s'il leur faisait manquer à la fidélité qu'ils
+devaient à l'Empereur, ils pourraient bien être privés du privilége de
+leurs foires. Ce qui leur valut la verte semonce qu'on va lire: «Vous
+ne parlez que de vos foires; mais vous ne parlez pas de conscience et
+de liberté... Si j'ai trouvé la clef des places, de la Baltique au
+Rhin, je trouverai bien encore celle de Francfort... Suis-je venu ici
+pour moi-même? Non, c'est pour vous et pour les libertés
+publiques.--Que Votre Majesté nous permette du moins de consulter
+monseigneur l'archevêque de Mayence...--C'est moi qui suis monseigneur
+de Mayence. Et, comme tel, je vais vous donner une bonne absolution
+qui vaudra bien la sienne... Pour la Bavière, n'y pensez pas; j'ai
+déjà pris de ses canons que je pourrais vous faire entendre...»--Là,
+les voyant tout blêmes, il reprit sur un ton plus gai: «Je ne suis pas
+votre ennemi. Mais j'ai besoin de votre ville... Votre Allemagne est
+un vieux corps malade; il faut des remèdes héroïques. S'ils sont un
+peu forts, ayez patience. Moi, j'en ai bien. Je ne suis pas ici pour
+me divertir. Je couche sur la dure avec mes hommes, tandis que j'ai
+là-bas une belle jeune femme avec qui je n'ai pas couché depuis
+longtemps... Bref, Messieurs de Francfort, vous me tendez le bout du
+doigt; moi, je veux votre main entière pour vous donner la main. Je
+vois bien la manoeuvre... mieux que je ne vois celle de vos braves
+soldats. Pour des paroles, la seule à quoi je me fie, c'est celle de
+Dieu; il est ma garantie, avec ma propre prévoyance.»
+
+Il avait dit: «Je suis électeur de Mayence et duc de Franconie.» Il
+jugeait avec raison que l'Empire était fini. On le voyait crouler à la
+première impulsion.
+
+Les deux mensonges s'en allaient.
+
+Le mensonge autrichien (de tant de peuples unis d'eux-mêmes,
+disait-on) était violemment démenti, et par la Bohême qui, en deux
+mois, passa à la Saxe, et par la Hongrie, demi-soulevée, et par
+l'Autriche elle-même qui voulait armer contre l'Autrichien.
+
+Et le grand mensonge allemand, la fiction du saint-empire, la sotte
+comédie d'élire un prince réellement héréditaire, tout cela finissait
+aussi. Tous ces princes et principicules, valets-nés du plus fort,
+qui, sous l'ombre du grand vautour, mangeaient, suçaient le plus
+patient des peuples, il leur fallait quitter le jeu. Un vengeur et un
+protecteur arrivait à l'Allemagne pour briser à la fois et ses faux
+protecteurs, et le fléau de l'armée des brigands. Il avait été droit à
+Francfort, au champ d'élection, pour couper court avant tout à la
+vieille farce qu'ils allaient jouer encore, de faire un faux roi des
+Romains dans le fils de l'Autriche. Gustave, avec son titre de prince
+des Goths que portent les rois de Suède, assurait ne connaître rien au
+vieux droit de l'Empire. Son droit, c'était Leipzig, la vengeance et
+la délivrance de l'Allemagne, prouvée si incapable de se délivrer
+elle-même.
+
+Nul doute qu'en présence du fléau exécrable qui rongeait le pays,
+l'armée générale des voleurs qui se refaisait sous Waldstein, il ne
+fallût un gardien de l'Allemagne qui campât, l'épée nue, non pas sur
+la Baltique au petit bord, mais au coeur, sur le Rhin. Un grand
+royaume armé du Rhin était la seule condition de salut pour cette race
+infortunée, si Dieu avait assez pitié d'elle pour conserver
+Gustave-Adolphe.
+
+La Suède lui est-elle étrangère? Elle parle un dialecte germanique,
+et Gustave spécialement était Allemand par sa mère. D'où vint donc
+cette répulsion, cette antipathie, cette froideur? D'elle-même,
+l'Allemagne est jalouse. Si grande et si féconde, matrice et cerveau
+de l'Europe en plusieurs de ses grandes crises, elle ne devrait rien
+jalouser. Et le Suédois encore moins qu'autre chose. Grand vainqueur,
+mais très-petit prince, très-pauvre, une force passagère qui ne
+pouvait tirer consistance et durée que d'une extrême bonne volonté de
+l'Allemagne. Elle lui manqua réellement. Les princes, ceux du moins
+qui ne furent pas forcés par la présence de Gustave, suivirent de leur
+mieux le conseil de Richelieu, de rester impartiaux et de garder une
+juste balance entre Dieu et le Diable, entre leur sauveur et leur
+exterminateur. La bourgeoisie des villes impériales, qui, quinze
+années plus tôt, avait appelé Gustave, lui venu, se montra prudente,
+fine et avisée, politique, aidant le moins possible celui qui
+combattait pour tous, chicanant au libérateur ce que le lendemain elle
+donna généreusement aux brigands.
+
+Il me faut bien ici laisser les grandes choses pour conter les
+petites, voir maintenant comment Richelieu, en entravant Gustave,
+profita de ses victoires, exploita habilement la terreur de son nom et
+grappilla sur sa conquête.
+
+L'histoire est identique ici à l'histoire naturelle. L'astucieux
+corbeau suit l'aigle ou va devant, attentif à se faire sa part,
+s'invitant au repas et relevant les restes même avant la fin du
+festin.
+
+L'attention qu'il a dans ses Mémoires à brouiller son récit, à
+intervertir les dates de mois et jours, empêche d'observer que chaque
+pas de Louis XIII suit chaque victoire de Gustave; que nos succès sont
+les contrecoups naturels des grands succès de là-bas. Il est bien
+entendu que la plupart des auteurs de mémoires et historiens ont
+reproduit soigneusement ce désordre. Rétablissons le synchronisme des
+affaires d'Allemagne et de celles de France qui en étaient les
+résultats.
+
+Richelieu ne bougea avant que Gustave eût gagné sa bataille de Leipzig
+(7 septembre 1631). À l'instant, il emmena le roi avec quelques
+troupes qu'il avait en Champagne (23 octobre), et fondit sur la
+Lorraine allemande, investit Moyenvic, petite forteresse de l'évêché
+de Metz, que les soldats de l'Empereur occupaient et fortifiaient. Le
+drapeau impérial flottant sur Moyenvic n'empêcha pas le roi d'y entrer
+(27 décembre 1631). Après la déchirure qu'y venait de faire à Leipzig
+l'épée du roi de Suède, ce drapeau n'était qu'un lambeau.
+
+L'étourdi duc de Lorraine avait pris justement ce temps pour provoquer
+à la fois les deux rois. D'une part, il avait chez lui le frère de
+Louis XIII et le mariait secrètement à sa soeur. De l'autre, il s'en
+allait, dans ce moment terrible où le torrent de Suède emportait tout,
+se mettre devant. Éreinté et jeté au loin, il ne rentra chez lui que
+pour y voir le roi de France. Le roi eut pourtant la bonté de le
+recevoir, de lui dire qu'il le protégerait contre Gustave (qui ne
+songeait guère à l'attaquer), mais que, pour rassurer Gustave sur les
+intentions du duc de Lorraine, lui Louis XIII prendrait _en dépôt_ sa
+ville de Marsal et ses salines, le meilleur de son revenu (6 janvier
+1632).
+
+Le duc de Lorraine méritait cela, et pis. On ne peut qu'applaudir à
+une ruine si méritée. Cependant Richelieu mit à sa spoliation
+successive, qui dura deux ans, un luxe de ruse et d'astuce absolument
+inutile avec ce petit prince qui ne pouvait ni se défendre ni se faire
+défendre par les impériaux ou Espagnols. Il prit la Lorraine en trois
+fois, par trois cessions successives, tenant, ce semble, à ne rien
+prendre que par le consentement forcé du spolié, et non comme
+conquête, mais comme amende et punition. Enfin il le désespéra au
+point qu'il alla se faire reître.
+
+Le second grand coup de Gustave, la défaite, la mort de Tilly (5 avril
+1632), donna à Richelieu une force inouïe au dehors, au dedans, pour
+frapper ici les amis, là les alliés de l'Espagne.
+
+L'Espagne, battue sur le Rhin par un petit parti suédois, tombait dans
+le ridicule. Et ses malheurs la faisaient radoter. Elle en était à
+faire sa cour au pape pour qu'il tirât le glaive spirituel, octroyât
+la croisade contre le prince des Goths. Elle priait Venise et la
+Toscane de vouloir bien faire avec elle une ligue italienne. Venise
+s'en moquait et soudoyait Gustave-Adolphe.
+
+On comprend le mépris avec lequel Richelieu reçut l'intervention des
+deux protégés de l'Espagne, la reine mère et Gaston, dans le procès
+qu'il faisait faire au maréchal Marillac. Ils avaient cru faire peur
+aux juges, effrayer la commission qui procédait. Richelieu prit sur
+lui le danger possible et futur. Il rassura les juges en leur laissant
+l'excuse de pouvoir dire plus tard, s'il le fallait, qu'il les avait
+forcés. Il fit faire le procès chez lui-même à Rueil. Marillac, comme
+général, s'étant fort mal conduit, avait montré une inertie perfide
+dans les moments critiques. La trahison pourtant était difficile à
+prouver. Il fut condamné comme voleur, ayant détourné de l'argent,
+l'argent des vivres, gagné sur la vie du soldat. Sa condamnation et sa
+mort, malgré les menaces insolentes qu'on faisait de Bruxelles, furent
+une victoire sur l'Espagne, sur ses alliés, la mère et le fils (10 mai
+1632).
+
+L'Espagne ne désespérait pas d'opérer ici par nos traîtres une petite
+diversion. En mettant Gaston à la tête d'une bande de deux mille
+coquins de toute nation (qu'on disait Espagnols), on le lançait en
+France, où les Guise, les Créqui, les d'Épernon, et autres, même
+Montmorency, faisaient espérer de le soutenir. Les Espagnols
+promettaient tout, une armée aux Pyrénées, une flotte en Provence,
+etc. Et cela au moment où, de toutes parts, ils étaient enfoncés,
+battus, perdus, ne pouvaient plus se reconnaître. Louis XIII en fut si
+peu inquiet, qu'il prit ce moment pour mordre encore un bon morceau
+dans la Lorraine. Alléguant que Gaston avait fait en Lorraine sa
+petite armée, il passa au fil de l'épée deux régiments lorrains, campa
+devant Nancy (23 juin). Le duc, non secouru, est réduit encore à
+traiter, et, cette fois, cède trois forteresses.
+
+Lui et Gaston avaient agi comme des enfants. Au défaut de l'Espagne,
+ils comptaient sur Waldstein; ils appelaient Waldstein, comme s'il eût
+pu bouger, étant alors en face de l'épée de Gustave. Seulement, comme
+celui-ci était obligé de se concentrer devant Waldstein, il était
+faible sur le Rhin, presque autant que les Espagnols. Cela permettait
+à Richelieu d'avancer entre les uns et les autres, de profiter de la
+terreur des princes-prêtres et de se garnir les mains. Les Suédois
+avaient préparé, Richelieu recueillait. Il arrivait, comme protecteur
+des catholiques, pour escamoter les conquêtes, le prix du sang des
+Suédois. C'est ainsi que ceux-ci, ayant battu les Espagnols dans
+l'archevêché de Trêves, et croyant avoir pris Coblentz, virent sur la
+forteresse flotter le drapeau d'une garnison française que
+l'archevêque y mit lui-même.
+
+Telle était l'union de ces bons alliés. Mais l'effet moral de
+l'alliance n'en était pas moindre. «Ces deux puissances jointes
+ensemble, dit Richelieu, on sentoit qu'il n'y avoit rien en terre qui
+pût résister.» Donc, le pauvre Gaston put continuer en France son
+pèlerinage solitaire. Pas une province ne bougea, pas une ville
+n'ouvrit ses portes. Les gouverneurs qui avaient donné espoir,
+d'Épernon, Créqui, se gardèrent bien de se déclarer. Une seule chose
+était dangereuse, c'est que Valençay, qui tenait Calais, avait promis
+de l'ouvrir à l'Espagne. Mais l'Espagne n'y fut pas plus à temps
+qu'elle ne le fut aux Pyrénées pour soutenir Montmorency, gouverneur
+du Languedoc. Celui-ci s'était brouillé avec Richelieu, fort
+maladroitement, pour un chevalier comme il était, sur une question
+d'argent. Richelieu et d'Effiat, son surintendant des finances,
+avaient fait l'entreprise d'introduire en Languedoc, comme dans tous
+les pays d'états, _l'impôt réglé par les élus_. Impôt, il est vrai,
+non voté, donc d'un arbitraire élastique, mais en revanche dégagé des
+surcharges insensées, honteuses et monstrueuses, que les états
+votaient pour dons aux gouverneurs et autres grosses têtes de
+l'assemblée. Montmorency y perdait cent mille francs. Belle et noble
+occasion pour faire la guerre civile!
+
+Montmorency n'entraîna les états que par la force en emprisonnant les
+récalcitrants. Mais il n'entraîna pas du tout nos protestants des
+Cévennes, ni ceux des villes, Narbonne, Nîmes, Montpellier. Ils
+n'avaient garde d'armer contre Richelieu, qu'ils croyaient ami de
+Gustave.
+
+Qui croirait que Gaston, Montmorency, ces pitoyables fous, eurent
+l'idée ridicule d'écrire à Gustave, d'imaginer que, n'étant pas
+content de Richelieu, il leur enverrait des secours? autrement dit,
+que Gustave coopérerait avec les Espagnols?
+
+Gaston n'était qu'un page, et ne méritait que le fouet. Son frère,
+pour châtier ou ramener cet enfant prodigue, lui envoya, pour
+pédagogues, deux protestants, la Force et Schomberg, avec quelques
+mille hommes. Leur besogne fût peu difficile. Gaston était plus fort
+que Schomberg, comme nombre. Mais, comme force morale, il était nul;
+il apportait à la bataille le découragement de l'Espagne, sa reculade
+universelle et l'entrain des défaites. Schomberg avait, tout au
+contraire, la France et le roi derrière lui, plus l'alliance du
+redouté vainqueur, la lointaine terreur et l'invincibilité de Gustave.
+Gaston le sentait bien. Montmorency peut-être aussi. Mais il n'osa pas
+reculer, et, les yeux fermés, à peine suivi, ce vaillant fou plongea
+dans les rangs de Schomberg. Il n'eut pas le bonheur d'être tué; il
+fut blessé et pris (1er septembre 1632).
+
+Schomberg était trop politique pour faire prisonnier l'héritier du
+trône. Gaston pouvait s'enfuir. S'il eût fait retraite vers la mer, il
+aurait reçu au rivage six mille Napolitains que l'Espagne lui faisait
+passer. Mais Schomberg négocia avec lui, lui fit espérer que, s'il ne
+fuyait pas, il aurait de bonnes conditions. Il resta, les posa
+lui-même comme s'il eût été vainqueur, exigeant des choses excessives,
+qui auraient été la honte du roi, des places de sûreté pour lui, le
+rétablissement des condamnés, entre autres, celui de la Fargis près de
+la reine Anne. Pendant ce temps, on le tournait, on l'enveloppait, on
+passait au midi entre lui et l'Espagne. Il lui fallut baisser de ton.
+Bullion, homme de Richelieu, arriva, et lui dit qu'il n'avait de salut
+que dans une soumission complète. Mais quelle? La plus déshonorante,
+avec deux clauses terribles: promesse de dénoncer à l'avenir les
+complots qu'on fera pour lui, engagement de ne prendre aucun intérêt à
+ceux qui l'ont suivi et de ne pas se plaindre s'ils subissent ce
+qu'ils méritent.
+
+Gaston (à en croire ses lettres et ses mémoires écrits par un des
+siens) avait peur et horreur d'avaler cette infâme médecine. On lui
+dit que c'était la seule chance d'apaiser son frère et de sauver
+Montmorency. La femme du prisonnier pria Gaston elle-même de trahir
+son mari en paroles pour le sauver en acte. Le roi pourtant ne fut pas
+engagé, Bullion n'ayant pouvoir ni caractère pour promettre la grâce
+en son nom.
+
+La situation était analogue à celle d'Henri IV dans l'affaire de
+Biron, avec cette différence que Montmorency n'avait rien de la
+noirceur de l'autre, qu'il était aimé de tout le monde et méritait de
+l'être pour ses charmantes qualités. C'était un pauvre esprit, léger
+et indécis (comme sa parole même, il bredouillait un peu), mais le
+coeur sur la main, un attrait tout particulier de naïveté
+chevaleresque. Toute la cour, toute la noblesse de France, étaient à
+genoux devant le roi et priaient pour lui. Faire périr un tel homme,
+et dans son Languedoc même, où il était adoré, et dont lui et ses
+pères étaient gouverneurs depuis si longtemps, cela paraissait un
+horrible coup. Et un coup qui serait vengé. Monsieur avait dit que, si
+l'on touchait à cette tête, il connaissait plus de trente
+gentilshommes qui poignarderaient Richelieu.
+
+Celui-ci nous a conservé la délibération. On y voit qu'il donna les
+raisons pour et contre, faisant valoir surtout les raisons pour la
+mort, l'avantage de décourager à jamais le parti de Monsieur, la
+grande difficulté de garder un tel prisonnier; puis se démentant tout
+à coup, et concluant à le garder comme otage.
+
+Il est trop évident qu'il voulait que le roi eût seul la
+responsabilité d'un pareil acte. Mais le roi n'avait rien de spontané,
+nulle initiative. On avait beau lui arranger la chose, lui bien
+montrer la question. Il fallait que quelqu'un le poussât par un avis
+exprès, lui fît signer la mort. Le panégyriste du père Joseph,
+écrivain ailleurs très-peu grave, mérite ici quelque attention quand
+il affirme, «d'après des mémoires sûrs,» que le Capucin eut l'honneur
+de la chose, qu'il mena toute l'affaire, d'abord la trahison de
+Bullion, l'espoir dont il leurra Monsieur, puis le conseil de mort.
+Richelieu mit Joseph en avant et le fit parler avant lui. Il le
+connaissait vain, aimant à se faire fort d'énergie machiavélique et à
+faire blanc de son épée. Joseph parla d'autant plus ferme, qu'il
+sentait trouver faveur et appui dans le coeur de Louis XIII, porté de
+sa nature à la sévérité. Montmorency, condamné au Conseil, le fut
+immédiatement par le Parlement de Toulouse, décapité le même jour (30
+octobre 1632).
+
+L'étonnement fut extrême en France et en Europe. On ne l'eût jamais
+cru, et personne ne l'aurait prévu. Chacun baissa la tête, et sentit
+bien qu'après ce coup il n'y avait de grâce à attendre pour personne.
+L'effet fut plus terrible que celui de la mort de Biron. Montmorency
+était si aimé, que ce fut pour beaucoup comme une perte de famille, un
+coup tout personnel, l'effet d'un frère décapité.
+
+On fit comme pour Biron. On calma les parents en leur donnant les
+biens du mort. Le mari de sa soeur, le prince de Condé, le plus avare
+homme de France, tendit la main, reçut. Principale origine de cette
+énorme fortune des Condé. Celui-ci en 1609 n'avait pas dix mille
+francs de rente. Sa femme l'enrichit, puis la mort de son beau-frère,
+qui lui valut Écouen, Saint-Maur et Chantilly. Richelieu, déjà malgré
+lui, avait fondé les Orléans (1626) et fonda encore les Condé.
+Montmorency, qui mourut comme un saint, lança pourtant, par testament,
+une rude pierre au front de Richelieu. Il lui fit un don, lui légua
+un tableau de prix.
+
+Plusieurs des amis de Montmorency, de ses principaux gentilshommes,
+furent mis à mort, et leur fidélité punie. Chose nouvelle qui
+scandalisa, indigna. Elle brisait les vieux attachements de vassal à
+seigneur, de client à patron, de _domestique_ à maître. Nul maître
+désormais que le roi et l'État.
+
+Sévérité terrible, mais nécessaire. C'était le commencement du règne
+de la loi. Et, dans les moeurs, dans l'opinion d'alors, il y avait à
+oser cela et péril et grandeur.
+
+L'effet voulu fut obtenu. Pour longtemps les partis restèrent
+décapités, la guerre civile impossible, et l'Espagne n'eut plus de
+prise. Les complots furent réduits aux chances de l'assassinat.
+
+Dès ce jour, beaucoup désirèrent violemment la mort de Richelieu. Et
+cela, il faut le dire, moins encore pour son audace que pour le
+mélange d'une basse cruauté de robe longue qu'on crut y voir mêlé. On
+trouva monstrueux qu'un des gentilshommes de Montmorency fût envoyé
+aux galères ramer avec les forçats. Pour l'échafaud, à la bonne heure.
+On trouvait même que l'acte hardi de la mort de Montmorency avait été
+fait lâchement. Il l'avait voulue sans nul doute, et n'avait pas osé
+la conseiller. Il y avait montré le courage d'une âme de prêtre, ne
+frappant pas lui-même, mais poussant le couteau.
+
+Il se sentit très-seul. Le spectacle de cette cour terrifiée, mais
+désolée, était effrayant pour lui-même. Le roi avait tenu bon au
+moment décisif. Mais n'aurait-il pas de retour? Par un revirement
+surprenant et qu'on put croire timide, à ce moment de grande audace,
+Richelieu envoya à Madrid et fit des ouvertures aux Espagnols.
+
+Gustave-Adolphe avait pâli, et Richelieu, par un sens froid, exact, de
+la destinée du héros, jugeait qu'il était temps de l'abandonner.
+Waldstein et l'armée des brigands avaient ressuscité, et l'Allemagne
+ne secondait pas sérieusement son libérateur. Quand Gustave vint
+contre Waldstein défendre Nuremberg, la capitale du commerce et
+l'arche sainte du génie allemand, on le laissa deux mois languir,
+s'épuiser là de misère et de maladies.
+
+Richelieu calcula qu'il fallait profiter d'une situation encore
+entière et de l'effet moral qu'allait avoir ce coup de vigueur sur
+Montmorency. Avant l'exécution, il fit partir Beautru (le bouffon,
+l'_esprit fort_ et l'excellent espion), de manière qu'il fût à Madrid
+quand la nouvelle de la mort arriverait, à temps pour voir la mine
+piteuse des Espagnols et pour en profiter. Beautru les trouva en effet
+abattus, détrempés, d'autant plus tendres aux avances imprévues de
+Richelieu. Il saisit ce moment pour dire qu'après tout on n'était pas
+ennemi, et il présenta les prisonniers espagnols que renvoyait le
+cardinal. On s'arrangea, d'abord pour l'Italie.
+
+Chose agréable à l'Espagne, qui pourrait en tirer des forces pour agir
+sur le Rhin contre les Suédois. Agréable, honorable au pape, qui,
+depuis quatre ans, s'entremettait fort pour la paix, faisait trotter
+son Mazarin et jouait son petit rôlet. Enfin chose agréable à notre
+jeune reine espagnole, à sa cour, qui, par mademoiselle de Hautefort,
+n'était pas sans influence sur le roi. La bonne entente avec Rome et
+l'Espagne allait peut-être atténuer l'effet du sang versé, adoucir
+quelque peu les haines, faire rentrer le cardinal dans le concert des
+honnêtes gens.
+
+Il semblera bien étonnant, bizarre, absurde, que justement alors
+Richelieu, couvert d'un tel sang, voulût plaire à la reine! On ne peut
+pourtant en douter. Ce qu'on a dit du goût qu'il avait pour Anne
+d'Autriche et de ses tentatives près d'elle est incertain pour le
+temps qui précède et démenti pour le temps qui va suivre. Mais, pour
+ce moment où nous sommes, la chose est sûre et constatée.
+
+On l'a vu en avril 1631 l'espionner, la désespérer, en surveillant sa
+grossesse. On le verra en 1635 demander son divorce à Rome et vouloir
+la chasser. Mais aujourd'hui (novembre 1632) il est galant près
+d'elle, lui fait sa cour, semble en être amoureux.
+
+Tyrannique esprit de cet homme, de précipitation sauvage et sans
+respect du temps. La tête de Montmorency vient de tomber le 30
+octobre, presque sous les yeux de la reine. Et il lui faut sourire et
+accepter des fêtes, descendre avec lui la Garonne, se laisser promener
+en France, et loger et coucher chez lui!
+
+Il semblait espérer justement dans le deuil de la reine, dans sa
+terreur et son abaissement. Depuis l'avortement d'avril 1631, sa
+situation était fort humble. Le roi n'en tenait pas le moindre compte,
+et venait tous les soirs chez elle pour mademoiselle de Hautefort sans
+lui dire un seul mot. On l'avait amenée au voyage du Midi, moins comme
+reine que comme otage, comme une prisonnière suspectée qu'on ne
+pouvait laisser à Paris. Elle semblait n'être venue que pour aller
+d'exécution en exécution, sur le Rhône d'abord, puis en Languedoc.
+L'étrange demande de Gaston de rendre la Fargis à la reine disait
+assez qu'il restait encore quelque lien entre la reine et son
+beau-frère. L'indifférence haineuse du roi dut s'en accroître. Il la
+laissa aux mains de Richelieu, et s'en alla droit à Paris.
+
+À celui-ci d'en faire ce qu'il voudrait, de la régaler et fêter dans
+l'intérêt du traité espagnol. C'est le prétexte qui couvrit son
+changement à l'égard de la reine. Changement inespéré, douce surprise
+pour elle, rassurée tout à coup. Surprise forte pour un coeur de
+femme. Elle pouvait défaillir et mollir, laisser prendre de grands
+avantages à l'audace d'un homme tout-puissant, d'un vainqueur, disons
+d'un maître, et qui voulait ce qu'il voulait.
+
+Richelieu n'était beau ni jeune, et ne ressemblait pas à Buckingham.
+En revanche, il l'avait battu; le brillant fanfaron était mort
+ridicule. Richelieu, au contraire, nécessaire aux Suédois, et désiré
+des Espagnols, semblait l'arbitre de l'Europe, grandi des victoires de
+Gustave, des succès de Lorraine, de la défaite de Monsieur. Même la
+tragédie de Toulouse, pour laquelle on avait pleuré, elle le servait
+peut-être au fond. Les femmes aiment qui frappe fort, et parfois ceux
+qui leur font peur.
+
+Donc ce triomphateur, menant la cour vaincue, la reine souriante et
+tremblante, descendait doucement de Garonne en Gironde. À Bordeaux, sa
+victoire devait doubler encore par la mortification, le désespoir du
+vieux gouverneur, le duc d'Épernon. Il touchait aux quatre-vingts ans.
+La fête eût été belle si la rage remontée l'eût expédié et que le
+cardinal eût pu l'enterrer en passant.
+
+Vain espoir! À Bordeaux, tout change.
+
+Vicissitude étrange de la destinée qui s'amuse à nous prendre au plus
+beau moment, en pleine fête et couronnés de fleurs, pour nous tordre
+le cou!... Les violentes émotions de Richelieu, sa préoccupation
+terrible, l'effort qu'il avait fait, son audace craintive, enfin,
+par-dessus tout, le tourment de l'espoir, tout cela fut plus fort que
+lui. Et il fut frappé à Bordeaux.
+
+Il n'y avait pas à lutter avec ce mal. L'irritation de la vessie,
+l'impossibilité d'uriner, semblent du premier coup l'approcher de la
+mort. L'augure fâcheux d'une mort subite vient le frapper, Schomberg
+mort en soupant. Et déjà, en Allemagne, il a perdu d'Effiat, général,
+financier, homme universel, son autre bras droit. Tout s'assombrit. La
+reine part en avant. Les fêtes qu'il lui préparait chez lui (à
+Brouage) et dans sa conquête sur son champ de gloire à la Rochelle,
+tout se fera sans lui. Pour comble, le vieux coquin d'Épernon,
+insolent d'être en vie, vient chaque matin, à grand bruit, avec toute
+une armée de spadassins, pour lui tâter le pouls et le voir au visage,
+lui aigrissant son mal par ces accès de peur. Qui l'empêche, en effet,
+d'enlever le malade, de le mettre au château Trompette, sinon dans
+l'autre monde? Le roi eût été en colère, mais on l'eût entouré, calmé,
+félicité, et, dans la joie universelle, il eût accepté les faits
+accomplis.
+
+La reine, quitte à si bon marché, continuait joyeusement son voyage,
+profitait pleinement des fêtes du cardinal, que sa présence aurait
+gâtées. Il y eut à la Rochelle des magnificences incroyables, arcs de
+triomphe, joutes, combat naval, des danses et des concerts. Une
+extrême gaieté, car on disait qu'il était mort ou qu'il allait mourir.
+On dansait. Cependant la reine, qui palpitait d'espoir, impatiente,
+envoya son bon La Porte, un confident valet de chambre, pour s'assurer
+de l'heureux événement. «Je le trouvai, dit La Porte, entre deux
+petits lits, sur une chaise où on le pansait. Et on me donna le
+bougeoir pour l'aider à lire les lettres que je lui apportais.» Il
+interrogea fort La Porte pour savoir ce que faisait la reine, si M. de
+Châteauneuf, le garde des sceaux, y allait souvent, _et s'il y restait
+tard_, s'il n'allait pas ordinairement chez madame de Chevreuse, etc.
+Mais il ne s'en rapporta pas au valet de chambre, et recueillit des
+notes exactes sur ceux qui avaient ri et sur ceux qui avaient dansé.
+
+Le bal ne dura pas, et la joyeuse cour revint au sérieux tout à coup,
+apprenant deux nouvelles qui changeaient le monde. Richelieu avait
+uriné, et Gustave-Adolphe était mort (16 novembre 1632).
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+RICHELIEU, CHEF DES PROTESTANTS--SES REVERS--LA FRANCE ENVAHIE
+
+1633-1636.
+
+
+Le monde a vu et perdu une chose bien rare, un vrai héros, et, avec
+lui, une admirable chance de salut. Si Gustave-Adolphe eût vécu, on
+arrivait dix ans, quinze ans plus tôt, à la paix de Westphalie.
+
+Il ne fit qu'apparaître, et n'en reste pas moins un bienfaiteur du
+genre humain. Sa victoire eut deux résultats qu'on n'a pas assez
+remarqués. Elle sauva les villes impériales, non-seulement Nuremberg,
+mais Strasbourg, mais Augsbourg et toutes, que l'armée des brigands
+aurait certainement visitées. La sienne, la primitive armée
+libératrice, s'épuisa devant Nuremberg et y laissa ses os; mais elle y
+eut le succès admirable de détruire en même temps le monstre
+militaire, l'armée de Waldstein. Celui-ci, à Lutzen, ayant perdu ses
+hommes de confiance, fut en réalité éreinté pour jamais. Il ne les
+remplaça que par de petits officiers, brigands de troisième ordre,
+parmi lesquels l'Autriche trouva sans peine un assassin.
+
+Répétons-le, Gustave ne mourut pas en vain. Il fit la grande chose
+pour laquelle il était né. Il coupa la tête au dragon, au gouvernement
+de soldats qui eût anéanti la civilisation de l'Europe.
+
+La menue monnaie de Waldstein, toute cette populace de bons généraux
+qui continueront la guerre de Trente ans, perpétuent les misères, mais
+ne renouvellent pas le danger du monde.
+
+Chaque fois que j'entre dans Strasbourg ou Francfort, dans Nuremberg,
+ce grand musée, dans la splendide Augsbourg, dans ces puissants foyers
+du génie allemand d'où jaillirent Goethe et Beethoven et tant d'autres
+lumières, je me remémore avec un sentiment de religion le grand soldat
+Gustave, qui sauva l'Allemagne, et qui sait? la France peut-être.
+
+Et je dis à ces villes: «Où seriez-vous sans lui?... Dans les ruines
+et les décombres, les cendres où finit Magdebourg.»
+
+Tout ce que l'histoire fabuleuse avait conté du héros fut accompli ici
+et à la lettre: Sauver le monde, mourir jeune et trahi.
+
+On sait sa mort. À cette furieuse bataille de Lutzen, il accable
+Waldstein, le bat, le blesse, le crible, le renverse, lui tue ses
+fameux chefs, l'homme surtout qui fut la guerre même, ce Pappenheim,
+qui, en naissant, eut au front deux épées sanglantes. Il revenait,
+paisible et pacifique, confiant comme à l'ordinaire, de la terrible
+exécution. Il n'avait avec lui qu'un Allemand, un petit prince qui
+avait passé, repassé plus d'une fois d'un parti à l'autre. Un coup
+part, et Gustave tombe. L'homme suspect qui l'accompagnait s'enfuit et
+alla droit à Vienne (16 septembre 1632).
+
+Il avait fait beaucoup, et beaucoup lui restait à faire. S'il eût vécu
+quelques années de plus, non-seulement il eût imposé, forcé la paix,
+mais il eût obtenu un résultat moral immense; il eût imprimé au coeur
+abaissé de l'Europe un idéal grand, fort, fécond.
+
+L'allégresse héroïque qui fit ce bon géant calme et serein, et «joyeux
+tout le jour,» elle eût été comme une aurore morale dans cette sombre
+époque. C'est l'effet d'une telle force de tout rasséréner et de tout
+élever à soi. Chacun regarde, admire, et grandit d'avoir regardé. La
+moyenne générale change. Tous gagnent un degré; même les moindres sont
+moins petits. Le vrai héros, de loin, et là même où il n'agit pas, par
+cela seul qu'il est, imprime à tous une gravitation par en haut; le
+monde aspire et monte, hausse vers le niveau de son coeur.
+
+Le politique, le grand homme d'affaires, comme fut Richelieu, ou tel
+grand militaire, tel soi-disant héros, n'ont point du tout cette
+influence. Leur forte tension, et le bras d'airain, par lesquels ils
+serrent les ressorts, bandent la machine à casser presque, n'ont
+après, pour effet définitif, qu'une détente déplorable, une énervation
+générale. Et le monde en reste aplati.
+
+L'idée de Richelieu, celle de l'équilibre et du balancement des
+forces, était-elle une idée vitale qui renouvelât l'esprit européen?
+Point du tout. L'équilibre peut avoir lieu entre vivants ou entre
+morts. Le très-faux semblant d'équilibre qu'on obtint à la longue par
+le traité de Westphalie, on ne l'eut réellement que par l'épuisement
+définitif et par voie d'extermination.
+
+Maintenant, osons le dire, Richelieu se méprit sur le fond de son idée
+même. En cherchant l'équilibre entre protestants et catholiques, il ne
+s'aperçut pas que les protestants isolés, débandés, n'étaient pas même
+un parti, tandis que les catholiques avaient la force et l'unité d'une
+faction.
+
+Quand Rome, Vienne, Madrid, les Jésuites, illuminèrent et firent des
+fêtes pour la bataille de Lutzen, ce n'était pas seulement pour la
+mort de Gustave, mais pour la ruine de Waldstein, qui, rendu et fini,
+bientôt tué, allait restituer à l'Empereur son rôle de chef des armées
+catholiques et donner à ce parti, lié si fortement, l'unité
+absolue[9].
+
+ [Note 9: Un récit curieux et inédit de cet événement est
+ celui que l'abbé Fontana écrit à monseigneur Panzirole la
+ même année 1634. Il l'appelle _Valestayn_. Mais le célèbre
+ général signait lui-même _Waldstein_.--Il y donne d'abord la
+ version officielle des impériaux, avec des circonstances
+ nouvelles, puis il ajoute: «Plusieurs répandent que la
+ trahison de Waldstein n'est point avérée; que ce sont ses
+ ennemis, les Espagnols et Bavière (sans doute le duc de
+ Bavière), qui ont tout fait pour le faire paraître coupable.»
+ (_Extraits des Archives du Vatican_, conservés à nos
+ _Archives de France_, carton L, 386.)]
+
+Qui dit l'Empereur, dit les Jésuites. Ils sont les vainqueurs des
+vainqueurs.
+
+La guerre, menée par des hommes de paix, par des hommes qui n'y vont
+pas, ne peut manquer d'être éternelle. La médiocrité, la platitude et
+la bassesse, centralisées au cabinet jésuite, vont de Vienne s'étendre
+partout comme un pesant brouillard de plomb.
+
+Où est le général en chef après Waldstein? Au prie-dieu, entre deux
+Jésuites. En réponse à cette question, ceux-ci avec satisfaction vous
+auraient montré là leur ouvrage, leur créature et leur propriété, un
+petit homme gras, qu'ils tiennent jour et nuit, gardent à vue, mènent,
+ramènent de l'oratoire à la chapelle. Créature étonnante! Il serait
+curieux d'expliquer comment ces pères ont couvé, fait éclore cette
+espèce jusque-là inconnue en histoire naturelle. On avait bien le
+fanatique, mais on n'avait pas le _bigot_. Heureux mélange du sot, du
+furieux, combinaison savante d'aveugle docilité et de stupidité
+sauvage. Le fanatique était terrible; mais enfin il avait des yeux; il
+risquait par moments d'entrevoir des lueurs. Mais rien ici; le sens de
+la vue manque. Aussi quelle force et quelle roideur! Nulle courbe; une
+droite ligne de férocité sotte qu'on n'eût imaginée jamais.
+
+On ne peut contester qu'il n'y ait là une puissance réelle. L'absence
+de doute et de scrupule, la parfaite unité automatique, garde cet être
+à part des tergiversations humaines. En lui est scellée l'unité du
+parti catholique. Parti très-fort, qui ne peut se disjoindre. Que le
+pape ait des velléités pour la France, que l'Espagne parfois soit
+tentée de traiter à part, ces petites inconséquences n'ont aucune
+portée. L'un et l'autre essentiellement sont unis à l'Autriche. Même
+le Bavarois, rival jaloux de l'Autrichien, comment s'en
+séparerait-il? Richelieu, bien à tort, a bâti sur cette espérance.
+Comment ne voit-il pas la fatale unité, l'indissolubilité de ce parti,
+où la Bavière et tous, par la grande question de spoliation
+territoriale, sont liés, attachés, collés et cimentés ensemble. Le
+drapeau de l'Empereur, c'est _l'Édit de restitution_.
+
+Les protestants, qu'étaient-ils en substance? La transition du
+christianisme à la liberté, la liberté naissante, sous forme encore
+chrétienne.
+
+La liberté, c'est la variété spontanée du génie humain. Elle arrivait
+avec vingt masques qui ne se reconnaissaient pas encore dans leur
+unité intime. Les calvinistes, à chaque instant, étaient maudits,
+trahis par les luthériens et les anglicans. Le grand traître, c'était
+l'Angleterre de Charles Ier, au jugement de Gustave. Entre les
+luthériens, le Danemark frappé, effrayé, laissa les autres; la Saxe,
+même le Brandebourg, ne furent pas plus fidèles. L'Allemagne
+luthérienne, en masse, était jalouse des Suédois, applaudissait peu
+leurs victoires.
+
+Les protestants, si faibles par leur division nécessaire, furent un
+moment liés par un miracle. Ce miracle est Gustave-Adolphe.
+
+Il fallait le laisser aller. Richelieu ne le pouvait pas avec son roi
+dévot. Et il ne le voulait pas non plus, étant prêtre, cardinal, légat
+de Rome en espérance. Il soutint, fortifia moralement les catholiques,
+c'est-à-dire les plus forts. Voilà quel fut son équilibre en 1632.
+
+Somme toute, ce grand homme d'affaires ne montra pas beaucoup de
+prévoyance. Il ne prévit pas le rapide succès de Gustave, puis se
+l'exagéra. Il ne prévit pas la mort de Gustave, et agit comme s'il
+devait vivre toujours, comme si un homme mortel, un héros toujours en
+bataille, était le danger futur de l'Europe plus que la faction
+durable de Vienne. Il ne prévit pas la fidélité forcée de la Bavière à
+l'Autriche. Il ne prévit pas l'infidélité de Saxe et de Brandebourg,
+qui le poussèrent à la guerre, et puis le plantèrent là.
+
+Frappé par la mort de Gustave, par la mort de Waldstein, qui unifiait
+le parti catholique et lui restituait sa prépondérance intrinsèque, il
+fallut bien alors, tellement quellement, qu'il suppléât Gustave, qu'il
+entreprît le rôle étrange et impossible de chef des protestants, lui
+cardinal; que d'abord il payât la guerre, puis la fît. Avec quoi? Avec
+des officiers tellement ses ennemis, qu'ils aimaient mieux les
+Espagnols et désiraient être battus.
+
+En janvier 1633, quand on le rapporta à Bordeaux, et que Louis XIII
+alla dix lieues au devant du malade, il paraissait très-fort. Il
+frappa ses ennemis, frappa ses faux amis. Mais maintenant quels seront
+les vrais? Nous avons vu comment le P. Joseph l'avait trahi à
+Ratisbonne. Montmorency, naguère ami à Lyon dans la crise de 1630, a
+tourné et péri. Châteauneuf, son ami à la Journée des dupes, mais
+depuis gagné par les dames, a dansé pour sa mort; il le fait arrêter.
+Son instrument, d'Estrées, qui, en 1631, se fit pour lui garde,
+presque geôlier de la reine mère, d'Estrées même, cette fois, est du
+complot. Il a peur et se cache. Richelieu est forcé de le chercher, de
+le rassurer, de le reprendre; à quel autre se fierait-il mieux?
+
+Il est trop évident que personne ne croit que Richelieu puisse durer.
+Il mourra, ou le roi mourra. Et d'ailleurs le roi peut changer.
+Comment lui reste-t-il? C'est ce qu'on a peine à comprendre. Comment
+supporte-t-il la vie que lui fait Richelieu?
+
+Premièrement, celui-ci lui a chassé sa mère, la tient dehors, et ferme
+solidement la porte, lui faisant, pour rentrer, la condition
+impossible de livrer son confesseur qui, dit-on, veut faire tuer le
+cardinal.
+
+Deuxièmement, il maintient le roi en défiance de l'unique personne
+qu'il aime, lui démontrant sans peine que la gracieuse Hautefort est
+au fond l'espion de la reine, et lui redit tout ce qu'il dit.
+
+Au moins ce roi dévot s'épanchera-t-il au confessionnal? Point du
+tout. On lui prouve que le Jésuite Suffren appartient à sa mère, et
+tout à l'heure que Caussin, l'un de ceux qui succèdent, intrigue pour
+Anne d'Autriche.
+
+Voilà un roi bien seul, bien ennuyé. De moins en moins, sa santé lui
+permet la chasse. Et Richelieu, de plus en plus, lui interdit d'aller
+à la guerre.
+
+Par quoi donc le tient-il? Serait-ce par le douteux Joseph, si peu sûr
+en lui-même, par le ministère capucin?
+
+La nécessité politique le pousse à chaque instant à des choses qui
+devraient être intolérables à la conscience du roi. En janvier 1633,
+pour l'affaire Montmorency, il lui faut proscrire cinq évêques. Il lui
+faudra bientôt agir contre le pape, qui approuve le mariage de
+Monsieur avec une Lorraine, qui accorde à l'Espagne les moyens de la
+guerre, l'argent de l'église espagnole, en refusant à Richelieu de
+faire payer le clergé français.
+
+Richelieu ménagea au roi l'amusement d'achever l'affaire de Lorraine
+en entrant lui-même à Nancy.
+
+La conquête fut menée comme une saisie judiciaire; le prétexte en
+justice, passablement grotesque, fut le _rapt_ commis sur Gaston, un
+homme de trente ans, par la jeune princesse de Lorraine, qui en avait
+dix-huit.
+
+En réalité, le roi était mené par la force des choses à se saisir de
+la Lorraine, comme chemin de l'Allemagne, où il devenait le chef réel
+du parti protestant.
+
+Il avait travaillé l'hiver à refaire l'unité discordante de ce pauvre
+parti, qui paraissait s'abandonner lui-même. En avril 1633, il signa
+une ligue avec quatre cercles d'Allemagne, et avec les Suédois, à qui
+il promettait un million par année. Secours insuffisant. On le lui
+dit. Et il y parut bientôt à Nordlingen, où Bernard de Weimar, général
+allemand des Suédois, fut battu par les Impériaux (août 1634).
+L'Allemagne, à la discrétion de l'empereur, priait Richelieu de
+prendre Brisach, Philipsbourg, le haut Rhin, mais d'armer et
+d'intervenir, de descendre en champ clos, de remplacer Gustave.
+
+Ainsi l'attraction fatale de cette guerre terrible, affamée d'hommes,
+entraînait la France. Et personnellement Richelieu, par son intérêt de
+ministre et ses passions d'homme, n'y était pas moins attiré.
+L'Espagne le minait au Louvre. Serait-ce toujours impunément que le
+roi irait chaque soir chez la reine écouter cette fille dévote,
+dangereuse et charmante, qui lui parlait pour sa maîtresse? Le plus
+fort levier de l'Espagne était à Paris même. Richelieu lui avait déjà
+ôté la prise de la reine mère. Il devait lui ôter encore celle que lui
+donnait la petite cour de la reine Anne. Cette cour, qu'on voudrait
+croire délicate, élégante, n'en était pas moins la fabrique des
+plaisanteries fort sales et fort grossières qui couraient sur le
+ministre, sur sa vessie, ses urines, sur un ulcère caché qu'aurait eu,
+disait-on, sa nièce. On n'y épargnait rien pour faire arriver au roi
+cent contes ridicules sur ses mauvaises moeurs, ses déclarations à la
+reine, ses visites à Marion Delorme, les escapades invraisemblables
+d'un malade de cinquante ans, et si souvent au lit. Ces sottises, lors
+même qu'on les prouve fausses et controuvées, diminuent un homme à la
+longue, l'avilissent, fatiguent ceux qui le défendent; ils finissent
+par croire que, dans tant de choses fausses, il y a un peu de vérité.
+
+En 1634, Richelieu avait pris enfin deux grandes décisions: rupture
+ouverte avec l'Espagne, renvoi de la reine espagnole.
+
+Cette dernière mesure eût été un grand coup en Europe. Elle eût
+indiqué qu'on faisait peu de cas des forces de l'Espagne, puisqu'on ne
+craignait pas de rompre sans retour avec elle, par un outrage
+personnel, d'homme à homme et de roi à roi.
+
+Une dépêche de Philippe IV (arch. Simancas, ap. Capefigue) montre
+qu'il fut extrêmement effrayé. Elle nous apprend que Louis XIII était
+tout décidé, qu'il voulait faire entendre raison à la reine par
+l'ambassade même d'Espagne, en lui faisant craindre un procès
+scandaleux qui l'eût couverte de honte, et qui l'eût perdue en
+Espagne même, dans sa famille humiliée. Cette terreur agit si bien sur
+Philippe IV, qu'il charge son ambassadeur d'une démarche assez basse
+près de Richelieu, voulant l'apaiser _par tous les moyens_, lui
+offrant tout, lui faisant dire qu'un esprit si vaste, si avide de
+gloire, ne pouvait trouver un champ digne de lui qu'auprès du roi
+d'Espagne et dans les moyens infinis de la monarchie espagnole.
+
+La même dépêche nous apprend que M. de Créqui, le gouverneur du
+Dauphiné, homme si important, et influent en Italie, était envoyé à
+Rome pour le divorce. Vaine ambassade. Il était évident que le pape,
+même sous la pression du parti français, n'en viendrait jamais à faire
+une telle injure au roi d'Espagne, à la maison d'Autriche, avec qui
+ses rapports secrets étaient bien plus intimes.
+
+En tout, sur tout, à ce moment, le pape était contre la France. Il lui
+refusait l'argent qu'il donnait à l'Espagne. Richelieu, pour obtenir
+un don du clergé de France sans l'autorisation de Rome, fit valoir aux
+évêques qu'il n'allait commencer la guerre que pour délivrer un
+évêque, l'électeur de Trêves, enlevé par l'Espagne et prisonnier à
+Vienne. Cette pieuse croisade devait s'exécuter par l'épée protestante
+des Suédois et des Hollandais. Par son traité avec ceux-ci, Richelieu
+leur donnait moitié des Pays-Bas, s'adjugeait l'autre.
+
+Richelieu accuse Henri IV d'avoir imprudemment voulu la guerre au
+moment de sa mort. Henri y était pourtant mieux préparé, plus en état
+d'y frapper de grands coups. Il dit à tort qu'il avait assez
+d'argent, de troupes, des places en bon état. Fontaine-Mareuil et
+autres disent le contraire, et l'événement ne prouva que trop bien
+qu'ils avaient raison.
+
+Il ne vit pas, ne prévit pas. Ce qu'il aurait pu voir, c'était son
+isolement réel, combien il était haï, et le profond bonheur que tout
+le monde aurait à le faire échouer. Et il ne prévit pas que l'argent
+manquerait dès la seconde année, que la France, au lieu d'envahir,
+serait elle-même envahie.
+
+Il y avait du jeune homme en ce grand homme, et de fortes chaleurs de
+coeur. Deux fois l'audace en choses improbables lui avait réussi, et
+dans la tentative de dompter la mer à la Rochelle (n'ayant pas de
+marine encore), et dans celle de forcer les Alpes au Pas de Suze
+(n'ayant pas même de poudre). Donc, il se remit à la chance, dans
+cette guerre contre l'Espagne, guerre contre la reine, guerre contre
+la cour, contre tous ses ennemis.
+
+Pour leur crever le coeur, le jour même où il envoya la déclaration de
+guerre à Bruxelles, il exigea que l'on rît à Paris. Il fit représenter
+une comédie sur son théâtre, dont il fit l'ouverture (16 avril 1635).
+Il voulut voir la mine que ferait cette cour ennemie, et si elle
+oserait ne pas rire. La pièce, les _Tuileries_, avait été esquissée
+par lui-même, écrite par Rotrou, Corneille et trois autres. Mais le
+drame était l'auditoire, et les spectateurs étaient le spectacle.
+Devant la face pâle du pénétrant esprit, du revenant qu'on voyait au
+fond de sa loge et qui surveillait tout, on travaillait à être gai.
+
+Plus d'un de ses applaudisseurs se vengèrent de leur lâcheté de
+courtisans par leur perfidie à l'armée. Ils y vinrent impatients de se
+faire battre et prêchant la désertion.
+
+Il y avait bientôt quarante ans que la France n'avait fait la grande
+guerre. Et personne ne la savait plus. Nos gentilshommes duellistes
+n'étaient pas du tout des soldats. Pas un général sérieux, sauf Rohan,
+Thoiras, qui moururent, sauf peut-être le jeune Feuquières et le
+très-vieux La Force. Turenne est encore un enfant. Personne qui mérite
+confiance. Richelieu, en 1630, avait trois généraux à l'armée
+d'Italie, qui commandaient chacun son jour. En 1635, il suit une
+méthode moins absurde, mais mauvaise encore, deux généraux à chaque
+armée, et l'un d'eux un parent ou ami du ministre qui observe l'autre,
+l'empêche de trahir. Au nord, ce fut Brézé, son beau-frère, et sur le
+Rhin, le cardinal la Valette. Prétexte pour ne point obéir. La
+noblesse ne veut prendre l'ordre d'un général prêtre. L'armée, arrivée
+à Mayence, lui signifie qu'elle n'entrera pas en Allemagne. À quoi
+bon? Le parti protestant qu'on veut secourir est dissous, puisque Saxe
+et Brandebourg ont traité avec l'Empereur. Loin de pouvoir rejoindre
+les Suédois, la Valette est forcé de faire une retraite désastreuse.
+Aux nouveaux corps qu'on envoie, les anciens prêchent la révolte.
+L'arrière-ban, convoqué, vient ajouter l'insolence féodale d'une
+chevauchée de gentilshommes qui veulent bien servir le roi en France,
+mais non ailleurs, et encore faire seulement leurs quarante jours, le
+petit service de l'_ost_, d'après les _us_ de saint Louis. Ni guet, ni
+garde; tout cela est au-dessous de la noble gendarmerie. Charger, à
+la bonne heure; une bataille, et aujourd'hui, sinon ils retournent
+chez eux.
+
+Tout manqua de tous les côtés. La grande invasion des Pays-Bas n'eut
+d'autre effet que la ruine d'une ville, l'horrible saccagement de
+Tirlemont. En Italie, quoiqu'on eût pour soi le Savoyard, on resta, on
+échoua devant une bicoque.
+
+Bref, la première campagne resta de tout point ridicule. Madrid dut
+être satisfaite. Mais le Louvre l'était bien plus, et la cour nageait
+dans la joie.
+
+Richelieu réussirait-il mieux en 1636? Il n'y avait pas d'apparence.
+L'argent manquait. Il avait entrepris, en commençant la guerre, une
+chose hardie, et révolutionnaire alors, d'alléger quelque peu la
+taille du peuple en faisant payer quelques exemptés, les gros
+bourgeois pour une partie de leurs fiefs, les ecclésiastiques
+propriétaires pour ce qu'ils possédaient d'étranger à l'Église.
+Très-vive irritation. Elle ne fut pas moindre dans les gens d'épée
+quand, pour punir l'armée du Rhin, il déclara dégradés de noblesse
+ceux qui quittaient l'armée; les officiers non nobles envoyés aux
+galères, et les soldats punis de mort.
+
+Il lui avait fallu licencier cette armée. Et, d'autre part, celle du
+Nord était retenue en Hollande au service des Hollandais, qui ne la
+renvoyèrent qu'en plein été. Donc, la France était découverte. Une
+invasion n'était pas improbable. Le divorce demandé à Rome, le plan
+pour partager les Pays-Bas, c'étaient deux crimes, deux injures
+personnelles que la maison d'Autriche brûlait certainement de venger.
+
+Richelieu fit visiter nos places du Nord par un homme qu'il croyait
+très-sûr, par Sublet Du Noyer[10]. C'était un petit homme, de méchante
+mine cagote et d'âme pire, mais un boeuf de labour qui, ni jour ni
+nuit n'arrêtait, qui satisfaisait le maître de quelque charge dont on
+chargeât son dos. Il faisait toujours plus, il faisait toujours trop.
+Un ministre homme d'esprit, à qui les affaires n'ôtaient nullement
+l'ambition littéraire, trouvait bien doux de trouver là toujours les
+grosses épaules voûtées de ce Sublet pour y mettre tout ce qu'il
+voulait. La facilité plate d'expédier passablement une foule de
+matières qu'il ne connaissait point rendait ce terrible commis en état
+de suffire à tout. On lui mit dessus la marine où il ne savait rien,
+et il s'en tira assez bien. On ajouta la guerre, et tout alla
+très-mal; mais était-ce sa faute?
+
+ [Note 10: Richelieu doit être jugé relativement aux
+ difficultés infinies de sa position. La dévotion du roi, ses
+ ménagements pour Rome, l'espoir de devenir légat, lièrent le
+ ministre aux Jésuites, et l'empêchèrent d'être ce que la
+ fierté de son génie l'aurait fait être, un gallican, un
+ sorboniste (lui, fondateur de la Sorbonne nouvelle). Ce qui
+ étonne le plus, c'est que dans sa politique et son intérieur
+ même, il les subit par l'ascendant croissant d'un homme
+ affilié à la Société, d'un sot fieffé, dangereux, haineux,
+ venimeux, mais le scribe des scribes et d'un travail énorme:
+ Sublet du Noyer. Richelieu le fit, en 1633, secrétaire d'État
+ de la guerre, le chargea fort imprudemment d'inspecter nos
+ places en 1636, crut aux rapports de l'ignorant, ce qui nous
+ valut l'invasion et les faciles succès de l'ennemi qui vint
+ presque à Paris. Cette bévue, qui devait le faire chasser,
+ fut au contraire récompensée. Il fut chargé de fortifier des
+ places, de diriger des siéges, d'organiser la marine: il eut
+ la surintendance des bâtiments et manufactures, la
+ surveillance de l'imprimerie royale, etc. Richelieu, accablé,
+ malade, ne s'occupait plus que de l'extérieur, et bien plus
+ encore des complots dont il était environné. Sublet régna, à
+ tort et à travers; il a laissé partout des marques de son
+ génie, l'érection des églises jésuites à pots de fleurs, la
+ destruction des oeuvres les plus hautes de la Renaissance,
+ spécialement de la sublime _Léda_ de Michel-Ange, l'unique
+ tableau qu'il eût peint à l'huile, qui était à Fontainebleau.
+ Cet animal, chargé de recevoir le Poussin que Richelieu
+ appelait de Rome et logeait aux Tuileries, eut l'impertinence
+ de lui tailler la besogne, exigeant qu'il lui fît tant de
+ chefs-d'oeuvre par mois. Le Poussin se sauva à
+ Rome.--L'attraction des sots pour les sots rendait Sublet
+ très-cher au roi. Ils disaient leur rosaire ensemble. Cela
+ enhardit fort le petit homme, si bien qu'en dessous il
+ commençait tout doucement à trahir le roi pour la reine,
+ croyant être par elle archevêque de Paris. Le mourant le mit
+ à la porte. Et la reine, une fois régente, ne se souvint plus
+ de Sublet, qui prit la chose à coeur, et, comme le pauvre
+ père Joseph, creva d'ambition rentrée (1645).]
+
+Par l'entraînement des affaires, peu à peu, tout alla à lui. Il avait
+deux choses pour lui: son énorme travail, qui semblait consciencieux,
+et sa bassesse de nature, peinte en sa face de hibou, qui empêchait de
+croire qu'il pût avoir aucune prétention élevée. Au total, un homme
+ténébreux, haineux et dangereux, qui ruinait sourdement ses
+concurrents, et qui, à la longue, eût bien pu oser miner Richelieu
+même, car il plaisait au roi par sa dévotion, et secrètement il était
+aux Jésuites.
+
+Ce commis ne connaissait rien aux places de guerre. Il rapporta à
+Richelieu ce que désirait le ministre, que tout était en bon état. Et
+celui-ci, tranquille sur le Nord, regarda au sud-est, où le prince de
+Condé, gouverneur de Bourgogne, lui proposait d'envahir la
+Franche-Comté. Le prince le flattait de l'espoir qu'en cette campagne,
+la Meilleraie, un bon soldat, parent du cardinal, éclaterait sous lui,
+justifierait la faveur singulière du ministre, qui venait d'obtenir du
+vieux Sully sa démission de grand-maître de l'artillerie pour donner
+cette haute charge au brave et peu capable la Meilleraie.
+
+Pour faire réussir celui-ci, on met dans cette armée deux officiers
+solides, très-fermes et très-forts sur leurs reins, déjà vieux dans la
+guerre de Trente ans, soldats du grand Gustave, que le roi venait
+d'acquérir. L'un, l'Allemand Rantzau; l'autre, le Béarnais Gassion. On
+croyait surprendre, emporter Dôle; elle prise, la province eût suivi;
+la Meilleraie revenait couvert de gloire, le premier général du
+siècle.
+
+Pendant ce temps, une chose facile à prévoir est arrivée au nord. La
+France est envahie.
+
+L'ambassadeur d'Espagne, en ce moment, gouvernait ceux qui
+gouvernaient Ferdinand II. Il obtint qu'à vingt mille fantassins
+espagnols qui iraient vers Liége (sous prétexte d'une révolte),
+l'Empereur joindrait quinze mille cavaliers sous Piccolomini et Jean
+de Werth. Pendant ce temps, le duc de Lorraine entrait en Bourgogne,
+et Gallas, autre général de l'Empereur, allait par la Franche-Comté.
+Union pour la première fois, parfaite entente, accord actif de
+l'Espagne et de l'Autriche.
+
+Le gouverneur des Pays-Bas, le cardinal infant, menait l'armée du Nord
+en France (1er juillet 1636).
+
+Il assiége et prend la Capelle. Nul obstacle. Des places non
+approvisionnées, démantelées. Des gouverneurs tremblants, que les
+habitants forcent de se rendre. Un indicible effroi dans les
+campagnes. Toute la barbarie des guerres turques; incendie, pillage et
+massacre. Jean de Werth remplissant tout de son nom et de sa terreur.
+La grande masse espagnole s'arrête à assiéger Corbie, qui est prise
+(15 août). Le torrent roule vers Paris. Les Croates vont jusqu'à
+Pontoise. Paris, épouvanté, déménage, fuit vers Orléans.
+
+Richelieu, ce génie si sérieux et si attentif, à qui l'on supposait le
+don de prescience, souffrait ici plus qu'un revers; il semblait
+convaincu d'étourderie. C'était l'astronome tombé dans un puits,
+c'était le prophète aveugle qui se voit avalé au ventre de la baleine.
+Il avait cru prendre, et il était pris. Il sentait les risées du
+Louvre, la joie sournoise du monde de la reine. On dit que le coeur
+lui manqua, qu'il fut troublé de voir un peuple immense qui
+remplissait les rues, qui, pour la première fois, parlait. Ce fut,
+dit-on encore, le Capucin Joseph qui le releva, le ranima. J'en doute.
+À ce moment, ce personnage double s'était fait l'avocat de la mère du
+roi, le doucereux réconciliateur de la famille royale. Loin
+d'encourager son ami à rester et tenir ferme, il l'eût plutôt poussé à
+bas et aidé à sa ruine.
+
+Richelieu, comme tout homme d'imagination, en telle rencontre, était
+très-agité. Mais, homme d'esprit avant tout, il comprit bien qu'en ce
+pays de France, sous les croisées moqueuses du Louvre, il fallait de
+l'aplomb et une belle contenance. Il sortit en voiture, à peu près
+seul, traversa en tous sens cette foule qui jusque-là le maudissait et
+qui ne sut plus qu'applaudir.
+
+Paris, en ce moment, fut très-beau. Il y a toujours d'étranges
+ressources avec ce peuple. Les métiers, reçus par le roi dans la
+grande galerie du Louvre, montrèrent un noble enthousiasme et
+promirent une armée. On la leva réellement avec l'aide du Parlement et
+de toute la bourgeoisie, qui donna sans compter.
+
+Nos troupes grossissaient. Et celles de l'ennemi fondaient chaque
+jour. Les cavaliers d'Allemagne, enrichis de pillage, laissaient le
+camp et s'évanouissaient chaque nuit. Voilà pourquoi le cardinal
+infant traînait et hésitait pour s'enfoncer en France. Il ne profita
+pas des perfidies secrètes de nos généraux princes du sang, le comte
+de Soissons et Monsieur, qui craignaient de trop réussir contre les
+Espagnols et tramaient un complot pour tuer Richelieu. Il ne tenait
+qu'à eux, et sa vie était dans leurs mains. Monsieur, se rappelant
+sans doute ce qu'on disait, que, Richelieu tué, le roi pourrait bien
+le tuer lui-même, Monsieur, dis-je, cette fois encore, saigna du nez,
+tourna le dos au moment où les conjurés le regardaient et attendaient
+son ordre.
+
+En six semaines, Richelieu et le roi reprirent Corbie, une méchante
+petite place qu'on aurait pu enlever en vingt-quatre heures, et à qui
+on fit les honneurs d'un siége.
+
+La tempête du Nord dissipée, celle de l'Est eût pu nous emporter
+encore si le duc de Lorraine et Gallas, qui arrivaient par deux
+chemins, eussent combiné leur invasion. Mais Gallas, affaibli aussi
+par la désertion des pillards, vint s'aheurter au siége d'une petite
+place, Saint-Jean de Losne, dont la population, attendant les
+dernières horreurs des brigands impériaux, fit une défense incroyable,
+les femmes comme les hommes. Rantzau parvint à s'y jeter, et dès lors
+régala les Allemands de sorties furieuses. La Saône se mit de la
+partie et déborda. Les assiégeants étaient dans l'eau, et ne
+réchappaient qu'à la nage. Cette ville fut délivrée le jour où Corbie
+fut reprise (14 novembre 1636).
+
+On peut dire que la France s'était sauvée elle-même. Ce gouvernement,
+fort, dur, pesant, s'était vu désarmé, et, loin de protéger, c'est lui
+qui, dans la crise, fut protégé par la nation.
+
+Mais comment la nation le put-elle, appauvrie qu'elle était et
+déshabituée de la guerre? Il faut l'avouer franchement, parce que
+l'invasion n'était pas sérieuse, et que les conquérants se souciaient
+peu de conquérir. Les bandes qui entrèrent par le Nord, par la
+Lorraine et la Franche-Comté, sous le drapeau de l'Espagne et de
+l'Empereur, ne se battaient ni pour l'un ni pour l'autre; elles ne
+voulaient rien que piller. C'est ce qu'elles firent à leur aise,
+non-seulement en France, mais en Franche-Comté sur terre espagnole.
+Puis, chargées, surchargées, ayant déménagé, vidé, ruiné le pays de
+fond en comble, elles plantèrent là leurs généraux.
+
+Nous pûmes triompher à notre aise de leur départ que nous n'avions pas
+fait, mais triompher dans le désert sur nos propres ruines.
+
+La Franche-Comté, jusque-là protégée par une neutralité tolérée, était
+pleine de biens. Elle périt alors, et ne s'en est jamais bien relevée.
+La Picardie entra dans le terrible _crescendo_ de famine que l'on
+verra plus tard. La Lorraine resta rasée comme la main, et tout le
+pays à l'Est. L'invasion des Barbares, attendue depuis dix ans,
+retardée par Gustave quand il brisa Waldstein, ne fut pas une
+conquête, comme elle l'eût été sous ce chef, mais un grand pillage
+anarchique. Tous retournèrent à leurs camps d'Allemagne, ramenant
+chacun sa charge de vol, qui un cheval, qui un âne, qui une grosse
+charrette pleine. Ils ne laissèrent à manger que les pierres. On
+assure qu'en deux ans, dans l'Est seulement, un demi-million d'hommes
+mourut de misère et de faim (V. l'historien jésuite et autres,
+rapprochés par Bonnemère, _Histoire des Paysans_).
+
+Donc Richelieu n'empêcha rien. Sa petite combinaison d'opposer la
+Bavière à l'Autriche ayant échoué complétement, tous les princes
+allemands se soumirent, et firent roi des Romains le fils de
+l'Empereur, consolidèrent la couronne impériale dans la maison
+d'Autriche.
+
+En France même, les Espagnols prirent à notre barbe et gardèrent
+longtemps nos îles de Provence, tenant nos côtes en crainte et nos
+flottes en échec.
+
+En remontant à la cause première de nos revers de 1636, on trouvait
+que Richelieu, privé de son armée du Rhin et ne pouvant ravoir celle
+de Hollande, employant le peu qu'il avait de forces en Franche-Comté,
+n'avait pas eu à temps l'argent qu'il eût fallu pour recruter l'armée
+du Nord.
+
+Donc, l'argent, l'argent, et de suite, c'était le seul moyen pour
+éviter de grands malheurs en 1637. Mais, l'impôt étant augmenté, la
+Guyenne ruinée par les armes.
+
+Devant ce désespoir d'une misère trop réelle, le parlement de Toulouse
+faiblit, dispensa de payer.
+
+Un certain Boismaillé offrit à Richelieu de lui apprendre à faire de
+l'or, et de lui faire trouver deux cent mille écus par semaine. Tels
+étaient sa détresse, son abattement et son inquiétude, que, tout
+sérieux qu'il fût, il ne repoussa pas cette chimère, et se mit au
+creuset pour travailler en alchimie.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+LA TRILOGIE DIABOLIQUE SOUS LOUIS XIII--LES RELIGIEUSES DE LOUDUN
+
+1633-1634.
+
+
+La terrible _année de Corbie_ (on appela ainsi 1636) et l'année encore
+qui suivit ne donnent nul autre résultat que de démontrer la faiblesse
+d'un gouvernement forcé qui paraissait fort. Retournons un peu en
+arrière, et regardons dessous. Nous serons étonnés de voir les
+discordes morales, les ténébreux abîmes, les gouffres, crevasses et
+fondrières, dont la plane unité de cette monarchie catholique était
+minée réellement.
+
+La formule acceptée et répétée de plus en plus en ce siècle, c'est que
+la France est une, depuis la prise de la Rochelle. Les protestants,
+s'ils ne sont pas convertis, vont se convertir. Richelieu en est
+convaincu, et y travaille par de grosses sommes qu'on fait passer par
+les mains des jésuites et qui gagnent quelques ministres. Il y
+travaille encore par ses oeuvres de controverse qu'il étend, fortifie,
+perfectionne jusqu'à la mort. Il emploie volontiers les protestants à
+l'armée, et ailleurs, comme officiers ou _gens de lettres_. C'est à ce
+dernier titre qu'il accueille les ministres et leur donne sa
+protection. L'Académie française, ouverte chez un protestant
+(Conrart), fut, dans les idées du ministre, un honorable asile et une
+douce tentation aux littérateurs convertis, comme un hôpital du
+protestantisme.
+
+Un zèle si patient ne plaît pas à Aubry, son historien. Il veut faire
+croire que le grand cardinal, s'il eût vécu, eût égalé la gloire de
+Louis le Grand, employant le fer et le feu pour exterminer l'hérésie;
+qu'il eût même, avec une armée, converti l'Angleterre. Du reste, pas
+la moindre preuve. Avec bien plus de vraisemblance, d'autres auteurs
+du même siècle attribuent ce zèle véhément, cette précipitation
+guerrière au fougueux père Joseph, romanesque et violent, autant que
+rusé.
+
+Du reste, la matière manquait à la persécution.
+
+Les protestants étaient alors les plus fidèles sujets du roi; il y
+avait paru dans l'affaire de Montmorency. Les missions violentes,
+insolentes, qu'on faisait parmi eux, comme on eût fait en pays turc,
+ne parvenaient pas à lasser leur admirable patience. Les Jésuites, les
+Capucins et moines de toute sorte avaient en vain organisé contre eux
+une machine populaire très-provoquante. On voyait fréquemment
+l'artisan paresseux, menuisier, perruquier, laisser là son métier, se
+faire apôtre; emporté d'un excès de zèle, il allait dresser son
+tréteau dans telle ville, et puis dans une autre, et prêcher en plein
+vent contre les huguenots. Ils étaient la bourgeoisie riche dans
+plusieurs lieux, et presque partout le commerce; ces sermons étaient
+fort goûtés comme appel au pillage, au massacre peut-être, sous un
+gouvernement plus faible; mais Richelieu ne l'aurait pas souffert, il
+eût fait pendre les apôtres.
+
+Donc, c'était d'un autre côté que devait se tourner le zèle ardent du
+Capucin.
+
+Les philosophes, athées et esprits forts, que l'on brûlait de temps à
+autre, étaient trop peu nombreux, des individus isolés. Une affaire de
+ce genre ne pouvait faire la fortune d'un homme. La dernière, la
+persécution de Théophile, chassé à mort en 1623 par le jésuite Arnoult
+et par tous les curés de France, n'avait pas grandi le Jésuite. Pour
+que Joseph éclatât et brillât comme vengeur de l'Église, pour que Rome
+fût forcée de lui donner le désiré chapeau, il lui aurait fallu une
+classe nombreuse à persécuter, quelque grande, nouvelle, dangereuse
+hérésie, qui motivât une croisade de Capucins.
+
+La dévotion du roi y eût mordu, et, Richelieu n'osant y contredire, la
+France entière devenait un théâtre où ces bruyants acteurs eussent
+paradé devant les foules, rempli tout du tumulte de leurs enquêtes
+dramatiques, terrorisé les simples. Un pouvoir nouveau se fût
+constitué, une inquisition capucine, un grand inquisiteur, Joseph.
+
+D'abord Torquemada, mais bientôt Ximénès, il eût jeté bas Richelieu.
+
+Pour bien pousser cette guerre à l'intérieur, il eût fallu finir la
+guerre extérieure et s'arranger, sacrifier la petite question
+politique et la balance de l'Europe à la grande question de la foi.
+Pour cela, il fallait replacer près du roi le bon conseil d'Espagne,
+la reine mère. Et c'est à quoi Joseph commençait à travailler
+timidement. Il recevait les lettres de Marie de Médicis, ses prières
+pour rentrer, et les montrait au roi.
+
+Le Capucin avait plus d'une chance près de Louis XIII et dans le
+public même. Ce qui tuait le roi et tout le monde sous Richelieu,
+c'était l'ennui. L'éternelle guerre d'Allemagne où la France épuisée
+entrait, la misère éternelle (avec certitude de croître), c'était
+toute la situation. L'air, d'année en année, plus pesant et moins
+respirable. Un brouillard monotone couvrait la scène où l'on ne
+distinguait qu'un seul acteur, cette grande figure de plomb. Joseph
+aurait bien autrement occupé le théâtre. L'intérêt dramatique eût tenu
+chacun éveillé. Les tragédies de l'autre siècle auraient recommencé,
+incidentées par le génie burlesque, italien, des cappuccini.
+
+Dans les _Mémoires d'État_ qu'avait écrits Joseph, qu'on ne connaît
+que par extraits, et que l'on a sans doute prudemment supprimés comme
+trop instructifs, ce bon père expliquait qu'en 1633 ou 1634 il avait
+eu le bonheur de découvrir une hérésie, une hérésie immense, où
+trempaient un nombre infini de confesseurs et de directeurs.
+
+Les Capucins, légion admirable des gardiens de l'Église, bons chiens
+du saint troupeau, avaient flairé, surpris, non pas dans les déserts,
+mais en pleine France, au centre, à Chartres, en Picardie, partout, un
+terrible gibier, les _alumbrados_ de l'Espagne (illuminés ou
+quiétistes), qui, trop persécutés là-bas, s'étaient réfugiés chez
+nous, et qui, dans le monde des femmes, surtout dans les couvents,
+glissaient le doux poison qu'on appela plus tard du nom de Molinos.
+
+La merveille, c'était qu'on n'eût pas su plus tôt la chose. Elle ne
+pouvait guère être cachée, étant si étendue. Les Capucins juraient
+qu'en la Picardie seule (pays où les filles sont faibles et le sang
+plus chaud qu'au Midi) cette folie de l'amour mystique avait soixante
+mille professeurs. Tout le clergé en était-il? tous les confesseurs,
+directeurs? Il faut sans doute entendre qu'aux directeurs officiels
+nombre de laïques s'adjoignirent, brûlant du même zèle pour le salut
+des âmes féminines. Un de ceux-ci qui éclata plus tard avec talent,
+audace, est l'auteur des _Délices spirituelles_, le trop fameux
+Desmarets de Saint-Sorlin.
+
+Que les couvents fussent corrompus, ce n'était pas là une grande
+nouvelle. Il n'était nécessaire de supposer que la corruption vînt
+d'Espagne, qu'elle fût un fruit propre à tel pays, à telle époque. Au
+temps de saint Louis, l'un de ses confidents, Eudes Rigault, homme
+très-austère, qu'il avait fait archevêque de Rouen, ayant entrepris la
+visite des couvents de Normandie, écrivait chaque soir ce qu'il avait
+vu dans le jour. Son journal fait frémir. Il trouva chez les moines
+toute la violence féodale, un libertinage effréné, leurs nonnes
+pleines, et sans pudeur, sans réserve, publiquement, n'imaginant pas
+même qu'il y eût là rien à cacher.
+
+Qui ramena quelque décence? Surtout la satire hérétique, la
+concurrence des Églises nouvelles, et le vis-à-vis du protestantisme.
+Il fallut un peu de tenue en face de cette austérité. Les confesseurs
+s'abstinrent, mais le Diable ne s'abstint pas. C'était un de ses jeux
+au XVIe siècle de prendre la figure du pauvre confesseur pour le
+calomnier et le perdre, de faire sous son visage et sa parfaite
+ressemblance l'amour aux religieuses. Dans le fameux procès des
+Augustines du Quesnoy, l'une d'elles avoua que cette ruse du Diable
+l'avait trompée quatre cent trente-quatre fois, et dans l'église même.
+Le père était en fuite. Tout retomba sur elle; jetée pour toujours à
+l'_in pace_, elle n'y languit pas du moins: elle y mourut au bout de
+quelques jours (V. Massée. 1540). Nous retrouvons ceci au couvent de
+Louviers exactement un siècle après.
+
+Au XVIIe, l'intervention du Diable est bien moins nécessaire. Toujours
+puissant dans les campagnes, il n'est appelé dans les couvents que
+comme un auxiliaire fort accessoire. Dans les trois grands procès
+d'Aix, Loudun et Louviers (Gauffridi, Grandier et Pinart), le Diable
+arrive pour donner l'intérêt dramatique, l'effet de la finale. Mais on
+voit trop qu'avant qu'on produise cet acteur populaire, la pièce était
+bien avancée, quoiqu'on ait eu l'attention de laisser dans un
+demi-jour les premiers actes, trop naturels, pour faire valoir la fin
+surnaturelle et diabolique.
+
+On ne peut comprendre la toute-puissance du directeur sur les
+religieuses, cent fois plus maître alors qu'il ne le fut dans les
+temps antérieurs, si l'on ne se rappelle les circonstances nouvelles.
+
+La réforme du concile de Trente pour la clôture des monastères, fort
+peu suivie sous Henri IV, où les religieuses recevaient le beau monde,
+donnaient des bals, dansaient, etc., cette réforme commença
+sérieusement sous Louis XIII. Le cardinal de la Rochefoucauld, ou
+plutôt les jésuites qui le menaient, exigèrent une grande décence
+extérieure. Est-ce à dire que l'on n'entrât plus aux couvents? Un seul
+homme y entrait chaque jour, et non-seulement dans la maison, mais à
+volonté dans chaque cellule (on le voit dans plusieurs affaires,
+surtout par David à Louviers). Cette réforme austère et cette clôture
+ferma la porte au monde, aux rivaux incommodes, donna le tête-à-tête
+au directeur et l'influence unique.
+
+Qu'en résulterait-il? Les spéculatifs en feront un problème, non les
+hommes pratiques, non les médecins. Dès le XVIe siècle, le médecin
+Wyer nous l'explique par des histoires fort claires. Il cite dans son
+livre IV nombre de religieuses qui devinrent furieuses d'amour. Et,
+dans son livre III, un prêtre espagnol estimé qui, à Rome, entré par
+hasard dans un couvent de nonnes, en sortit fou, disant qu'épouses de
+Jésus, elles étaient les siennes, celles du prêtre, vicaire de Jésus.
+Il faisait dire des messes pour que Dieu lui donnât la grâce d'épouser
+bientôt ce couvent. (Wyer, lib. III. c. VII.)
+
+Si cette visite passagère eut cet effet, on peut comprendre quel put
+être l'état du directeur des monastères de femmes quand il fut seul
+chez elles, et profita de la clôture, put passer le jour avec elles,
+recevoir à chaque heure la dangereuse confidence de leurs langueurs,
+de leurs faiblesses.
+
+Les sens ne sont pas tout dans l'état de ces filles. Il faut compter
+surtout l'ennui, le besoin absolu de varier l'existence, de sortir
+d'une vie monotone par quelque écart ou quelque rêve. Que de choses
+nouvelles à cette époque! Les voyages, les Indes, la découverte de la
+terre! l'imprimerie! les romans surtout!... Quand tout cela roule au
+dehors, agite les esprits, comment croire qu'on supportera la pesante
+uniformité de la vie monastique, l'ennui des longs offices, sans
+assaisonnement que de quelque sermon nasillard?
+
+Les laïques même, au milieu de tant de distractions, veulent, exigent
+de leurs confesseurs la variété du plaisir, l'absolution de
+l'inconstance.
+
+Le prêtre est entraîné, forcé de proche en proche. Une littérature
+immense, variée, érudite, se fait de la casuistique, de l'art de tout
+permettre. Littérature très-progressive, où l'indulgence de la veille
+paraîtrait sévérité le lendemain. Courbés sur Navarro, Sanchez,
+Ovando, Escobar et autres, les confesseurs pâlissent à scruter ces
+mines immenses d'expédients, de fines et subtiles ressources pour
+exterminer le péché, je veux dire pour le nier, en supprimer partout
+l'idée. Des hommes si charitablement occupés nuit et jour à trouver
+des moyens pour autoriser le plaisir, ne garderont-ils pas pour eux
+une part de tant d'absolutions?
+
+Les mondains exigeaient de l'art; ils n'acceptaient pas l'indulgence,
+à moins que le confesseur ne l'assaisonnât d'un sophisme. Mais
+était-ce la peine de ruser, de faire tant de frais avec les pauvres
+religieuses, faibles et convaincues d'avance?
+
+La casuistique fut pour le monde, la mystique pour les couvents.
+
+Les fines recettes et les _distinguo_ de la première ne sont pas
+nécessaires ici. La mystique n'a que faire de ces pointes d'aiguille,
+ayant la flamme d'amour pour brouiller, brûler tout, dans sa dévorante
+équivoque.
+
+L'anéantissement de la personne et la mort de la volonté, c'est le
+grand principe mystique. Desmarets nous en donne très-bien la vraie
+portée morale. Ces dévoués, dit-il, immolés en eux et anéantis,
+n'existent plus qu'en Dieu. _Dès lors ils ne peuvent mal faire._ La
+partie supérieure est tellement divine, qu'elle ne sait plus ce que
+fait l'autre.
+
+Doctrine très-ancienne qui reparaît souvent dans le Moyen âge. Au
+XVIIe, elle est commune dans les couvents de France et d'Espagne,
+nulle part plus claire et plus naïve que dans les leçons d'un ange
+normand à une religieuse (affaire de Louviers).
+
+L'ange enseigne à la nonne premièrement «le mépris du corps et
+l'indifférence à la chair. Jésus l'a tellement méprisée, qu'il l'a
+exposée nue à la flagellation, et laissé voir à tous...»
+
+Il lui enseigne «l'abandon de l'âme et de la volonté, la sainte, la
+docile, la toute passive obéissance. Exemple, la sainte Vierge, qui ne
+se défia pas de Gabriel, mais obéit, conçut.»
+
+«Courait-elle aucun risque? Non. Car un esprit ne peut causer aucune
+impureté. Tout au contraire, il purifie.»
+
+À Louviers, cette belle doctrine fleurit dès 1623, professée par un
+directeur âgé, autorisé, David. Le fond de son enseignement était «de
+faire mourir le péché par le péché, pour mieux rentrer en innocence.
+Ainsi firent nos premiers parents.»
+
+On devait croire que le zélé Joseph, qui avait poussé si haut le cri
+d'alarme contre ces corrupteurs, ne s'en tiendrait pas là, qu'il y
+aurait une grande et lumineuse enquête; que ce peuple innombrable,
+qui, dans une seule province, comptait soixante mille docteurs, serait
+connu, examiné de près. Mais non, ils disparaissent, et l'on n'en a
+pas de nouvelles. Quelques-uns, dit-on, furent emprisonnés. Mais nul
+procès, un silence profond.
+
+Selon toute apparence, Richelieu se soucia peu d'approfondir la chose.
+Sa tendresse pour les Capucins ne l'aveugla pas au point de les suivre
+dans une affaire qui eût mis dans leurs mains l'inquisition sur tous
+les confesseurs.
+
+En général, le moine jalousait, haïssait le clergé séculier. Maître
+absolu des femmes espagnoles, il était peu goûté de nos Françaises
+pour sa malpropreté; elles allaient plutôt au prêtre, ou au Jésuite,
+confesseur amphibie, demi-moine et demi-mondain. Si Richelieu avait
+lâché la meute des Capucins, Récollets, Carmes, Dominicains, etc., qui
+eût été en sûreté dans le clergé? Quel directeur, quel prêtre, même
+honnête, n'avait usé et abusé du doux langage des quiétistes près de
+ses pénitentes? Leur grand accusateur Bossuet, dans ses lettres à une
+femme qu'il mène parfois durement (la veuve Cornuau), ne peut
+lui-même s'abstenir des molles douceurs, des équivoques malsaines, des
+mots à double entente.
+
+Richelieu se garda de troubler le clergé lorsque déjà il préparait
+l'assemblée générale où il demanda un don pour la guerre. Un procès
+fut permis aux moines, un seul, contre un curé, mais contre un curé
+magicien, ce qui permettait d'embrouiller les choses (comme en
+l'affaire de Gauffridi), de sorte qu'aucun confesseur, aucun
+directeur, ne s'y reconnût, et que chacun, en sécurité pleine, pût
+toujours dire: «Ce n'est pas moi.»
+
+Grâce à ces soins tout prévoyants, une certaine obscurité reste en
+effet sur l'affaire de Grandier. Son historien, le Capucin Tranquille,
+prouve à merveille qu'il fut sorcier, bien plus un diable, et il est
+nommé dans le procès (comme on aurait dit d'Astaroth) _Grandier des
+dominations_. Tout au contraire, Ménage est près de le ranger parmi
+les grands hommes accusés de magie, dans les martyrs de la libre
+pensée.
+
+Pour voir un peu plus clair, il ne faut pas prendre Grandier à part,
+mais lui garder sa place dans la trilogie diabolique du temps, dont il
+ne fut qu'un second acte, l'éclairer par le premier acte qu'on a vu en
+Provence dans l'affaire terrible de la Sainte-Baume où périt
+Gauffridi, l'éclairer par le troisième acte, par l'affaire de
+Louviers, qui copia Loudun (comme Loudun avait copié), et qui eut à
+son tour un Gauffridi et un Urbain Grandier.
+
+Les trois affaires sont une et identiques. Toujours le prêtre
+libertin, toujours le moine jaloux et la nonne furieuse par qui on
+fait parler le Diable, et le prêtre brûlé à la fin.
+
+Voilà ce qui fait la lumière dans ces affaires, et qui permet d'y
+mieux voir que dans la fange obscure des monastères d'Espagne et
+d'Italie. Les religieuses de ces pays de paresse méridionale étaient
+étonnamment passives, subissaient la vie de sérail, et pis encore (V.
+Del Rio, Llorente, Ricci, etc.). Nos Françaises, au contraire, d'une
+personnalité forte, ardente, exigeante, furent terribles de jalousie
+et terribles de haine, vrais diables (et sans figure), partant
+indiscrètes, bruyantes, accusatrices. Leurs révélations furent
+très-claires, et si claires vers la fin, que tout le monde en eut
+honte et qu'en trente ans, en trois affaires, la chose, commencée par
+l'horreur, s'éteignit dans la platitude, sous les sifflets et le
+dégoût.
+
+Ce n'était pas à Loudun, en plein Poitou, parmi les huguenots, sous
+leurs yeux et leurs railleries, dans la ville même où ils tenaient
+leurs grands synodes nationaux, qu'on eût attendu une affaire
+scandaleuse pour les catholiques. Mais justement ceux-ci, dans les
+vieilles villes protestantes, vivaient comme en pays conquis, en
+liberté très-grande, pensant avec raison que des gens souvent
+massacrés, tout récemment vaincus, ne diraient mot. La Loudun
+catholique (magistrats, prêtres, moines, un peu de noblesse et
+quelques artisans) vivait à part de l'autre, en vraie colonie
+conquérante. La colonie se divisa, comme on pouvait le deviner, par
+l'opposition du prêtre et du moine.
+
+Le moine, nombreux et altier, comme missionnaire convertisseur, tenait
+le haut du pavé contre les protestants et confessait les dames
+catholiques, lorsque, de Bordeaux, arriva un jeune curé, élève des
+Jésuites, lettré et agréable, écrivant bien et parlant mieux. Il
+éclata en chaire, et bientôt dans le monde. Il était Manceau de
+naissance et disputeur, mais méridional d'éducation, de facilité
+bordelaise, hâbleur, léger comme un Gascon. En peu de temps, il sut
+brouiller à fond toute la petite ville, ayant les femmes pour lui, les
+hommes contre (du moins presque tous). Il devint magnifique, insolent
+et insupportable, ne respectant plus rien. Il criblait de sarcasmes
+les Carmes, déblatérait en chaire contre les moines en général. On
+s'étouffait à ses sermons. Majestueux et fastueux, ce personnage
+apparaissait dans les rues de Loudun comme un père de l'Église, tandis
+que la nuit, moins bruyant, il glissait aux allées ou par les portes
+de derrière.
+
+Toutes lui furent à discrétion. La femme de l'avocat du roi fut
+sensible pour lui, mais plus encore la fille du procureur royal, qui
+en eut un enfant. Ce n'était pas assez. Ce conquérant, maître des
+dames, poussant toujours son avantage, en venait aux religieuses. Il y
+avait partout alors des Ursulines, soeurs vouées à l'éducation,
+missionnaires femelles en pays protestant, qui caressaient, charmaient
+les mères, attiraient les petites filles. Celles de Loudun étaient un
+petit couvent de demoiselles nobles et pauvres. Pauvre couvent
+lui-même; en les fondant, on ne leur donna guère que la maison, ancien
+collége huguenot. La supérieure, dame de bonne noblesse et bien
+apparentée, brûlait d'élever son couvent, de l'amplifier, de
+l'enrichir et de le faire connaître. Elle aurait pris Grandier
+peut-être, l'homme à la mode, si déjà elle n'eût eu pour directeur un
+prêtre qui avait de bien autres racines dans le pays, étant proche
+parent des deux principaux magistrats. Le chanoine Mignon, comme on
+l'appelait, tenait la supérieure. Elle et lui en confession (les dames
+supérieures confessaient), tous deux apprirent avec fureur que les
+jeunes nonnes ne rêvaient que de ce Grandier dont on parlait tant.
+
+Donc, le directeur menacé, le mari trompé, le père outragé (trois
+affronts en même famille!) unirent leurs jalousies et jurèrent la
+perte de Grandier. Pour réussir, il suffisait de le laisser aller. Il
+se perdait assez lui-même. Une affaire éclata qui fit un bruit à faire
+presque écrouler la ville.
+
+Les religieuses, en cette vieille maison huguenote où on les avait
+mises, n'étaient pas rassurées. Leurs pensionnaires, enfants de la
+ville, et peut-être aussi de jeunes nonnes, avaient trouvé plaisant
+d'épouvanter les autres en jouant aux revenants, aux fantômes, aux
+apparitions. Il n'y avait pas trop d'ordre en ce mélange de petites
+filles riches que l'on gâtait. Elles couraient la nuit les corridors.
+Si bien qu'elles s'épouvantèrent elles-mêmes. Quelques-unes en étaient
+malades, ou malades d'esprit. Mais, ces peurs, ces illusions, se
+mêlant aux scandales de ville dont on leur parlait trop le jour, le
+revenant des nuits, ce fut Grandier. Plusieurs dirent l'avoir vu,
+senti la nuit près d'elles, audacieux, vainqueur, et s'être réveillées
+trop tard. Était-ce illusion? Étaient-ce plaisanteries de novices?
+Était-ce réellement Grandier qui avait acheté la portière ou risqué
+l'escalade? On n'a jamais pu l'éclaircir.
+
+Les trois dès lors crurent le tenir. Ils suscitèrent d'abord dans les
+petites gens qu'ils protégeaient deux bonnes âmes qui déclarèrent ne
+pouvoir plus garder pour leur curé un débauché, un sorcier, un démon,
+un esprit fort, qui, à l'église, «pliait un genou et non deux;» enfin
+qui se moquait des règles, et donnait des dispenses contre les droits
+de l'évêque.--Accusation habile qui mettait contre lui l'évêque de
+Poitiers, défenseur naturel du prêtre, et livrait celui-ci à la rage
+des moines.
+
+Tout cela monté avec génie, il faut l'avouer. En le faisant accuser
+par deux pauvres, on trouva très-utile de le bâtonner par un noble. En
+ce temps de duel, l'homme, impunément bâtonné, perdait dans le public;
+il baissait chez les femmes. Grandier sentit la profondeur du coup.
+Comme en tout il aimait l'éclat, il alla au roi même, se jeta à ses
+genoux, demanda vengeance pour sa robe de prêtre. Il l'aurait eue d'un
+roi dévot; mais il se trouva là des gens qui dirent au roi que c'était
+affaire d'amour et fureur de maris trompés.
+
+Au tribunal ecclésiastique de Poitiers, Grandier fut condamné à
+pénitence et à être banni de Loudun, donc déshonoré comme prêtre. Mais
+le tribunal civil reprit la chose et le trouva innocent. Il eut encore
+pour lui l'autorité ecclésiastique dont relevait Poitiers,
+l'archevêque de Bordeaux, Sourdis. Ce prélat belliqueux, amiral et
+brave marin, autant et plus que prêtre, ne fit que hausser les épaules
+au récit de ces peccadilles. Il innocenta le curé, mais en même temps
+lui conseilla sagement d'aller vivre partout, excepté à Loudun.
+
+C'est ce que l'orgueilleux n'eut garde de faire. Il voulut jouir du
+triomphe sur le terrain de la bataille et parader devant les dames. Il
+rentra dans Loudun au grand jour, à grand bruit; toutes le regardaient
+des fenêtres; il marchait tenant un laurier.
+
+Non content de cette folie, il menaçait, voulait réparation. Ses
+adversaires, ainsi poussés, à leur tour en péril, se rappelèrent
+l'affaire de Gauffridi, où le Diable, le père du mensonge,
+honorablement réhabilité, avait été accepté en justice comme un bon
+témoin véridique, croyable pour l'Église et croyable pour les gens du
+roi. Désespérés, ils invoquèrent un Diable, et ils l'eurent à
+commandement. Il parut chez les Ursulines.
+
+Chose hasardeuse. Mais que de gens intéressés au succès! La supérieure
+voyait son couvent, pauvre, obscur, attirer bientôt les yeux de la
+cour, des provinces, de toute la terre. Les moines y voyaient leur
+victoire sur leurs rivaux, les prêtres. Ils retrouvaient ces combats
+populaires livrés au Diable en l'autre siècle, souvent (comme à
+Soissons) devant la porte des églises, la terreur et la joie du peuple
+à voir triompher le bon Dieu, l'aveu tiré du Diable, «que Dieu est
+dans le Sacrement,» l'humiliation des huguenots convaincus par le
+démon même.
+
+Dans cette comédie tragique, l'exorciste représentait Dieu, ou tout au
+moins c'était l'archange terrassant le dragon. Il descendait des
+échafauds, épuisé, ruisselant de sueur, mais triomphant, porté dans
+les bras de la foule, béni des bonnes femmes qui en pleuraient de
+joie.
+
+Voilà pourquoi il fallait toujours un peu de sorcellerie dans les
+procès. On ne s'intéressait qu'au Diable. On ne pouvait pas toujours
+le voir sortir du corps en crapaud noir (comme à Bordeaux en 1610).
+Mais on était du moins dédommagé par une grande, superbe mise en
+scène. L'âpre désert de Madeleine, l'horreur de la Sainte-Baume, dans
+l'affaire de Provence, firent une bonne partie du succès. Loudun eut
+pour lui le tapage et la bacchanale furieuse d'une grande armée
+d'exorcistes divisés en plusieurs églises. Enfin, Louviers, que nous
+verrons, pour raviver un peu ce genre usé, imagina des scènes de nuit
+où les diables en religieuses, à la lueur des torches, creusaient,
+tiraient des fosses les charmes qu'on y avait cachés.
+
+L'affaire commença par la supérieure et par une soeur converse à elle.
+Elles eurent des convulsions, jargonnèrent diaboliquement. D'autres
+nonnes les imitèrent, une surtout, hardie, reprit le rôle de la Louise
+de Marseille, le même diable Léviathan, le démon supérieur de chicane
+et d'accusation.
+
+Toute la petite ville entre en branle. Les moines de toutes couleurs
+s'emparent des nonnes, les divisent, les exorcisent par trois, par
+quatre. Ils se partagent les églises. Les Capucins à eux seuls en
+occupent deux. La foule y court, toutes les femmes, et, dans cet
+auditoire effrayé, palpitant, plus d'une crie qu'elle sent aussi des
+diables; six filles de la ville sont possédées. Et le simple récit de
+ces choses effroyables fait deux possédées à Chinon.
+
+On en parla partout, à Paris, à la cour. Notre reine espagnole,
+imaginative et dévote, envoie son aumônier; bien plus, lord Montaigu,
+l'ancien papiste, son fidèle serviteur, qui vit tout et crut tout,
+rapporta tout au pape. Miracle constaté. Il avait vu les plaies d'une
+nonne, les stigmates marqués par le Diable sur les mains de la
+supérieure.
+
+Qu'en dit le roi de France? Toute sa dévotion était tournée au Diable,
+à l'enfer, à la crainte. On dit que Richelieu fut charmé de l'y
+entretenir. J'en doute; les diables étaient essentiellement espagnols
+et du parti d'Espagne; s'ils parlaient politique, c'eût été contre
+Richelieu. Peut-être en eut-il peur. Il leur rendit hommage, et envoya
+sa nièce pour témoigner intérêt à la chose.
+
+La cour croyait. Mais Loudun même ne croyait pas. Ses diables, pauvres
+imitateurs des démons de Marseille, répétaient le matin ce qu'on leur
+apprenait le soir d'après le manuel connu du père Michaëlis. Ils
+n'auraient su que dire si des exorcismes secrets, répétition soignée
+de la farce du jour, ne les eussent, chaque nuit, préparés et stylés à
+figurer devant le peuple.
+
+Un ferme magistrat, le bailli de la ville, éclata, vint lui-même
+trouver les fourbes, les menaça, les dénonça. Ce fut aussi le jugement
+tacite de l'archevêque de Bordeaux, auquel Grandier en appelait. Il
+envoya un règlement pour diriger du moins les exorcistes, finir leur
+arbitraire; de plus, son chirurgien, qui visita les filles, ne les
+trouva point possédées, ni folles, ni _malades_. Qu'étaient-elles?
+Fourbes à coup sûr.
+
+Ainsi continue dans ce siècle ce beau duel du médecin contre le
+Diable, de la science et de la lumière contre le ténébreux mensonge.
+Nous l'avons vu commencer par Agrippa, Wyer. Certain docteur Duncan
+continua bravement à Loudun, et sans crainte imprima que cette affaire
+n'était que ridicule.
+
+Le Démon, qu'on dit si rebelle, eut peur, se tut, perdit la voix. Mais
+les passions étaient trop animées pour que la chose en restât là. Le
+flot remonta pour Grandier avec une telle force, que les assaillis
+devinrent assaillants. Un parent des accusateurs, un apothicaire, fut
+pris à partie par une riche demoiselle de la ville, qu'il disait être
+maîtresse du curé. Comme calomniateur, il fut condamné à l'amende
+honorable.
+
+La supérieure était perdue. On eût aisément constaté ce que vit plus
+tard un témoin, que ses stigmates étaient une peinture, rafraîchie
+tous les jours. Mais elle était parente d'un conseiller du roi,
+Laubardemont, qui la sauva. Il était justement chargé de raser les
+forts de Loudun. Il se fit donner une commission pour faire juger
+Grandier. On fit entendre au cardinal que l'accusé était curé et ami
+de la _Cordonnière de Loudun_, un des nombreux agents de Marie de
+Médicis; qu'il s'était fait le secrétaire de sa paroissienne, et, sous
+son nom, avait écrit un ignoble pamphlet.
+
+Du reste, Richelieu eût voulu être magnanime et mépriser la chose,
+qu'il l'eût pu difficilement. Les Capucins, le Père Joseph,
+spéculaient là-dessus. Richelieu lui aurait donné une belle prise
+contre lui près du roi s'il n'eût montré du zèle. Certain M. Quillet,
+qui avait observé sérieusement, alla voir Richelieu et l'avertit. Mais
+celui-ci craignit de l'écouter, et le regarda de si mauvais oeil, que
+le donneur d'avis jugea prudent de se sauver en Italie.
+
+Laubardemont arrive le 6 décembre 1633. Avec lui la terreur. Pouvoir
+illimité. C'est le roi en personne. Toute la force du royaume, une
+horrible massue, pour écraser une mouche.
+
+Les magistrats furent indignés, le lieutenant civil avertit Grandier
+qu'il l'arrêterait le lendemain. Il n'en tint compte et se fit
+arrêter. Enlevé à l'instant, sans forme de procès, mis aux cachots
+d'Angers. Puis ramené, jeté où? dans la maison et la chambre d'un de
+ses ennemis, qui en fait murer les fenêtres pour qu'il étouffe.
+L'exécrable examen qu'on fait sur le corps du sorcier, en lui
+enfonçant des aiguilles pour trouver la marque du Diable, est fait par
+les mains mêmes de ses accusateurs, qui prennent sur lui d'avance leur
+vengeance préalable, l'avant-goût du supplice!
+
+On le traîne aux églises en face de ces filles, à qui Laubardemont a
+rendu la parole. Il trouve des bacchantes que l'apothicaire condamné
+soûlait de ses breuvages, les jetant en de telles furies qu'un jour
+Grandier fut près de périr sous leurs ongles.
+
+Ne pouvant imiter l'éloquence de la possédée de Marseille, elles
+suppléaient par le cynisme. Spectacle hideux! des filles, abusant des
+prétendus diables, pour lâcher devant le public la bonde à la furie
+des sens! C'est justement ce qui grossissait l'auditoire. On venait
+ouïr là, de la bouche des femmes, ce qu'aucune n'osa dire jamais.
+
+Le ridicule, ainsi que l'odieux, allaient croissant. Le peu qu'on leur
+soufflait de latin, elles le disaient tout de travers. Le public
+trouvait que les diables n'avaient pas fait leur _quatrième_. Les
+Capucins, sans se déconcerter, dirent que, si ces démons étaient
+faibles en latin, ils parlaient à merveille l'iroquois, le
+topinambour.
+
+La farce ignoble, vue de soixante lieues, de Saint-Germain, du Louvre,
+apparaissait miraculeuse, effrayante et terrible. La cour admirait et
+tremblait. Richelieu (sans doute pour plaire) fit une chose lâche. Il
+fit payer les exorcistes, payer les religieuses.
+
+Une si haute faveur exalta la cabale et la rendit tout à fait folle.
+Après les paroles insensées vinrent les actes honteux. Les exorcistes,
+sous prétexte de la fatigue des nonnes, les firent promener hors de la
+ville, les promenèrent eux-mêmes. Et l'une d'elles en revint enceinte.
+L'apparence du moins était telle. Au cinquième ou sixième mois, tout
+disparut, et le démon qui était en elle avoua la malice qu'il avait
+eue de calomnier la pauvre religieuse par cette illusion de grossesse.
+C'est l'historien de Louviers qui nous apprend cette histoire de
+Loudun (Esprit, p. 135).
+
+On assure que le père Joseph vint secrètement, mais vit l'affaire
+perdue, et s'en tira sans bruit. Les Jésuites vinrent aussi,
+exorcisèrent, firent peu de chose, flairèrent l'opinion, se dérobèrent
+aussi.
+
+Mais les moines, les Capucins, étaient si engagés, qu'il ne leur
+restait plus qu'à se sauver par la terreur. Ils tendirent des piéges
+perfides au courageux bailli, à la baillive, voulant les faire périr,
+éteindre la future réaction de la justice. Enfin ils pressèrent la
+commission d'expédier Grandier. Les choses ne pouvaient plus aller.
+Les nonnes même leur échappaient. Après cette terrible orgie de
+fureurs sensuelles et de cris impudiques pour faire couler le sang
+humain, deux ou trois défaillirent, se prirent en dégoût, en horreur;
+elles se vomissaient elles-mêmes. Malgré le sort affreux qu'elles
+avaient à attendre si elles parlaient, malgré la certitude de finir
+dans une basse-fosse (c'était l'usage encore, voir Mabillon), elles
+dirent dans l'église qu'elles étaient damnées, qu'elles avaient joué
+le Diable, que Grandier était innocent.
+
+Elles se perdirent mais n'arrêtèrent rien. Une réclamation générale de
+la ville au roi n'arrêta rien. On condamna Grandier à être brûlé (18
+août 1634). Telle était la rage de ses ennemis, qu'avant le bûcher ils
+exigèrent, pour la seconde fois, qu'on lui plantât partout l'aiguille
+pour chercher la marque du Diable. Un des juges eût voulu qu'on lui
+arrachât même les ongles, mais le chirurgien refusa.
+
+On craignait l'échafaud, les dernières paroles du patient. Comme on
+avait trouvé dans ses papiers un écrit contre le célibat des prêtres,
+ceux qui le disaient sorcier le croyaient eux-mêmes esprit fort. On se
+souvenait des paroles hardies que les martyrs de la libre pensée
+avaient lancées contre leurs juges, on se rappelait le mot suprême de
+Bruno, la bravade de Vanini. On composa avec Grandier. On lui dit que,
+s'il était sage, on lui sauverait la flamme, qu'on l'étranglerait
+préalablement. Le faible prêtre, homme de chair, donna encore ceci à
+la chair, et promit de ne point parler. Il ne dit rien sur le chemin
+et rien sur l'échafaud. Quand on le vit bien lié au poteau, toute
+chose prête, et le feu disposé pour l'envelopper brusquement de flamme
+et de fumée, un moine, son propre confesseur, sans attendre le
+bourreau, mit le feu au bûcher. Le patient, enragé, n'eut que le temps
+de dire: «Ah! vous m'avez trompé!» Mais les tourbillons s'élevèrent et
+la fournaise de douleurs... On n'entendit plus que des cris.
+
+Richelieu, dans ses Mémoires, parle peu de cette affaire et avec une
+honte visible. Il fait entendre qu'il suivit les rapports qui lui
+vinrent, la voix de l'opinion. Il n'en avait pas moins, en soudoyant
+les exorcistes, en lâchant bride aux Capucins, en les laissant
+triompher par la France, encouragé, tenté la fourberie. Gauffridi,
+renouvelé par Grandier, va reparaître encore plus sale dans l'affaire
+de Louviers.
+
+C'est justement en 1634 que les diables, chassés de Poitou, passent en
+Normandie, copiant, recopiant leurs sottises de la Sainte-Baume, sans
+invention et sans talent, sans imagination. Le furieux Léviathan de
+Provence, contrefait à Loudun, perd son aiguillon du Midi, et ne se
+tire d'affaire qu'en faisant parler couramment aux vierges les langues
+de Sodome. Hélas! tout à l'heure, à Louviers, il perd son audace même;
+il prend la pesanteur du Nord, et devient un pauvre d'esprit.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+LES CARMÉLITES--SUCCÈS DU CID
+
+1636-1637
+
+
+Nous ne sortons pas des couvents ni du surnaturel. L'histoire de ce
+temps va de miracle en miracle. Au cloître se fait et se défait par
+voie occulte le noeud brouillé des plus grands intérêts. Le fil qu'une
+politique savante croit diriger aux _cabinets des princes_, une main
+ignorante de femme le coupe en se jouant. Richelieu propose; la Vierge
+dispose. Tous les calculs du Palais-Cardinal sont bafoués par le
+Val-de-Grâce.
+
+Un mot d'avance qui contient tout, qui enveloppe le siècle même.
+
+La question du siècle, c'est le mariage espagnol, redouté d'Henri IV,
+accompli par sa femme, presque brisé par Richelieu. À l'intérieur, à
+l'extérieur, Richelieu sue à combattre l'Espagne et la maison
+d'Autriche. Mais, malgré lui, le mariage espagnol porte décidément son
+fruit. Une grossesse miraculeuse met dans le trône de France le sang
+de Charles-Quint, _Dieudonné_, ou Louis XIV, lequel ne combattra
+l'Espagne que pour prendre son rôle et la continuer par la ruine de la
+Hollande et de la France protestante.
+
+C'est la victoire d'un mort sur un vivant, celle de l'Espagne sur la
+France; l'esprit espagnol, en un siècle, mène celle-ci à sa mutilation
+et à sa banqueroute de trois milliards.
+
+Est-ce à dire que ce mort, ce blême et faible revenant, ait eu
+directement cette victoire sur les puissances de la vie? Non,
+l'Espagne n'aurait pas eu prise si la France elle-même ne s'était
+ouverte et livrée par l'admiration de cette vieille ruine, employant
+la vivacité d'un réveil de génie à relever l'Espagne dans l'opinion.
+Il y fallut Corneille, il y fallut le _Cid_ et son succès national;
+événement énorme, d'une portée qui n'a jamais été sentie jusqu'ici.
+
+Examinons. En 1635, à la rupture, lorsque l'ambassadeur d'Espagne,
+Mirabel, partit de Paris, où resta le foyer de l'intrigue espagnole?
+Aux Carmélites de la rue Saint-Jacques. «C'est alors, dit Laporte,
+valet de chambre de la reine, qu'elle renoua correspondance avec son
+frère Philippe IV.» Elle écrivait dans ce couvent.
+
+Cette colonie de Carmélites avait été, sous Henri IV, une vraie
+invasion espagnole. On a vu leur entrée triomphale à Paris sous les
+auspices des Guises. Elles établirent rue Saint-Jacques leur dévot
+ermitage, leur désert extatique, au lieu le plus peuplé et sur la
+grande route du Midi, la plus fréquentée de France. Ce fut un autre
+Escurial à un quart d'heure du Louvre.
+
+Nous devons à M. Cousin de connaître les pieuses origines de ces
+solitaires[11]. Il est heureux. Au revers du critique qui croyait
+_dénicher_ des saints, il a trouvé, rétabli dans leur niche, je ne
+sais combien de saintes, acceptant de confiance ce que les
+religieuses elles-mêmes ont écrit de leur propre sainteté, leur
+donnant la publicité de ses livres charmants, écrits sur les femmes et
+pour elles.
+
+ [Note 11: Ici, et plus haut, je suis la Vie anonyme de madame
+ de Hautefort, publiée par M. Cousin.--On lui a très-amèrement
+ et très-justement reproché son culte pour les Chevreuse, les
+ Longueville, etc. Il est triste, en effet, de voir cet ancien
+ et illustre maître, éloquent initiateur de la jeunesse au
+ stoïcisme de Kant et de Fichte, de le voir, dis-je, aux
+ genoux de ces coureuses dont les intrigues noyèrent la France
+ de sang. Elles avaient de l'esprit, je le veux bien. Qui n'en
+ avait? Elles parlaient à merveille. «Celui qui parlerait mal
+ à la cour, dit La Bruyère, aurait le mérite d'un savant dans
+ les langues étrangères.»--Avec tout cela, M. Cousin a publié
+ des textes inédits dont on doit profiter, révélé des faits
+ curieux. On ne connaissait bien ni madame de Hautefort, ni
+ mademoiselle Lafayette, ni même la reine Anne. La fameuse
+ affaire du Val-de-Grâce n'était pas bien éclaircie. On sait
+ maintenant (_Chevreuse_, p. 52) que, le jour de l'Assomption,
+ la _reine communia et jura par l'Eucharistie_ qu'elle avait
+ dans l'estomac, _qu'elle n'avait pas correspondu avec
+ l'Espagne_. Puis elle avoua _qu'elle avait menti et qu'elle
+ s'était parjurée_, qu'elle avait averti son frère de l'envoi
+ d'un espion français en Espagne, et des traités que
+ l'Angleterre et le duc de Lorraine allaient faire avec la
+ France pour que l'Espagne pût les empêcher.
+
+ Partout ailleurs, la partialité de M. Cousin pour la galante
+ reine est bien naïve. Il doute du succès de Buckingham auprès
+ d'elle. Et pourquoi? Parce que Tallemant n'en a rien dit (il
+ a omis bien d'autres choses), parce que la Rochefoucauld n'en
+ a rien dit. Mais la Rochefoucauld, le chevalier personnel de
+ la reine, si dévoué, qu'elle voulait se faire enlever par lui
+ à Bruxelles, n'avait garde de parler d'une telle aventure.
+ Retz, qui la conte, la tenait de la meilleure source, de la
+ Chevreuse, de celle même qui livra la reine à Buckingham dans
+ le jardin du Louvre.--M. Cousin, dans un autre passage
+ (_Hautefort_, p. 28, etc.), dénature les faits et les
+ obscurcit par une simple intervention chronologique. Il parle
+ de la retraite de Lafayette, de la grossesse de la reine, de
+ la naissance de Louis XIV (1638) _avant de parler_ du danger
+ de la reine, de l'affaire du Val-de-Grâce, de l'expulsion de
+ Caussin, etc. C'est placer les causes après les effets. On
+ n'y comprend plus rien. Dès que l'on rétablit les dates dans
+ leur ordre sévère, la clarté reparaît. C'est parce qu'en 1637
+ elle se crut perdue par deux fois (en août au Val-de-Grâce,
+ et le 9 décembre par l'échec de Caussin), c'est pour cela
+ qu'on fit le 9 la tentative extrême. Sa grossesse, qui date
+ de cette nuit, fit son salut et lui donna quinze ans de
+ règne.--Une chose singulière, et qu'on peut vérifier à
+ Westminster sur l'effigie de Buckingham, c'est que Louis XIV
+ ressemblait (un peu lourdement, il est vrai) à ce bel
+ Anglais, mort dix ans avant sa naissance. Dira-t-on que la
+ reine, qui toute sa vie garda ce souvenir, l'eut présent à
+ l'esprit au moment de la conception? Du reste, si elle fut
+ enceinte en 1628 du fait de Buckingham, comme elle le
+ craignit (V. Retz), il ne serait pas étonnant que l'enfant de
+ 1638 lui eût ressemblé. Le premier amant (dit M. Lucas,
+ _Hérédité_) détermine souvent le type des enfants futurs qui
+ naîtront de ses successeurs.]
+
+Moi, je suis moins heureux. Sur ma route, je vois sortir de là
+d'étranges réputations, la Fargis, par exemple. J'y vois que les
+saintes elles-mêmes, fort occupées du monde, mirent toute leur ferveur
+à avancer les affaires de l'Espagne.
+
+Richelieu y avait l'oeil. Il avait cru se donner une prise sur
+l'ordre en se faisant nommer protecteur des Carmélites, et sur la
+maison de Paris en lui donnant pour supérieure une de ses parentes.
+Parente ou non, elle était femme, et, comme telle, dans la ligue
+universelle des femmes contre Richelieu. La reine trouva là une sûreté
+qu'elle n'avait nulle part. Elle put y écrire tout le jour à son aise.
+Elle put y voir à la grille qui elle voulait, des inconnus, de faux
+pauvres, les agents que Mirabel envoyait de Bruxelles, le lord papiste
+Montaigu; un joli cavalier aussi, qui, dans ses grandes crises, lui
+venait à propos pour lui donner courage. Le cavalier n'était autre que
+la Chevreuse, qui vint parfois de son exil, faisant trente lieues en
+une nuit.
+
+Entrait-on dans ce monastère? Un passage curieux de mademoiselle de
+Montpensier nous apprend que les couvents de fondation royale
+n'avaient point de clôture pour les officiers des princesses.
+Elle-même, à douze ans, entrant dans un monastère, tous les hommes de
+sa suite y entraient sans difficulté.
+
+Que pouvait-elle donc tant écrire, n'entrant pas au conseil et tenue
+hors des affaires? La réponse n'est pas difficile. Le couvent, mêlé de
+noblesse, de bourgeoisie ligueuse, et visité par tant de gens, était
+un grand centre d'informations. Et plus directement encore, la reine,
+par mademoiselle de Hautefort, savait chaque matin ce que le roi avait
+dit le soir. Plus d'un secret d'État pouvait, par cette voie, aller
+droit à Madrid.
+
+Il faut bien se rappeler la situation. L'Espagne épuisée se voyait
+faire la guerre par la France épuisée. À chaque année, elle espérait
+que Richelieu n'en pourrait plus, serait tari, fini. Elle le crut en
+1636, où, faute d'argent, il ne put refaire à temps son armée du Rhin
+et du Nord. La violente dictature des intendants, qu'il mit partout
+alors, lui donna des ressources, mais à l'instant provoqua des
+révoltes. L'Espagne comptait là-dessus, le guettait, l'attendait.
+
+Mais les temps étaient bien changés. Les révoltes, isolées, partielles
+et sans concert, ne rappelaient en rien la Ligue. Les insurrections de
+paysans qui éclatèrent ici et là en 1638, la sournoise résistance (de
+bourgeoisie surtout) qui se fit sous forme religieuse et s'appela le
+jansénisme, n'auraient pas fait grand chose. L'homme tant détesté n'en
+fût pas moins resté fort et haut dans l'opinion. On voyait sa terrible
+route à travers tant d'obstacles, et les résultats (médiocres au fond)
+qu'il obtenait étaient loués avec raison pour la grandeur de volonté,
+l'invincibilité que l'on sentait en lui. Mais voici qu'un matin, sous
+forme littéraire, sans pouvoir être arrêté, réprimé, un coup moral
+inattendu lui est porté par la main d'un enfant, la main innocente et
+aveugle du bonhomme Corneille. Coup oblique, indirect, qui entra
+d'autant mieux. Tout fut changé, et le public, et peut-être Richelieu
+lui-même. Il ne s'en est jamais relevé. Il faut dire que ce coup fut
+asséné au jour le plus critique, en 1636, le lendemain de l'invasion,
+quand la France entamée douta du génie du ministre et l'accusa
+d'imprévoyance. Elle eut à ce moment un accès fou qu'elle a parfois,
+celui d'admirer l'ennemi. Et, par un terrible à-propos (que l'auteur,
+certes, n'avait pas calculé), l'Espagne éclata au théâtre et y fut
+glorifiée.
+
+Richelieu, essentiellement homme de lettres, aimait, nourrissait ses
+confrères, qui alors ne pouvaient vivre de leur plume. Malgré la
+détresse publique, il soutenait les bons écrivains du temps, la Mothe
+le Vayer, Rotrou, Corneille, Benserade, Renaudot, l'historien Mézeray,
+l'amusant Boisrobert, l'honnête et savant Chapelain. Il faisait plus
+que de les payer, il les honorait. Par exemple, il ne souffrait pas
+que Desmarets lui parlât découvert; il le faisait couvrir, asseoir.
+Néanmoins sa nature violente et la violence de son gouvernement, qu'il
+le voulût ou non, étouffait la littérature. Sa manie de faire faire
+des pièces, dont il faisait le plan et rimait quelques scènes, était
+despotique, irritante; ces pauvres rimeurs à grand'peine tiraient la
+charrue sous l'aiguillon de ce terrible camarade.
+
+Un petit juge de Rouen, Pierre Corneille, avait, dès 1629, relevé, ou
+plutôt créé le théâtre, par une mauvaise pièce, _Mélite_, qui eut un
+succès immense. La liberté d'esprit, chassée du monde réel, sembla
+vouloir se réfugier dans celui des fictions, dans le drame d'intrigue.
+Trois théâtres surgirent. Richelieu eut l'ambition de conquérir encore
+cet asile de la fantaisie et de la libre opinion. À son confident
+Boisrobert il attela quatre hommes, Corneille, Rotrou, l'Étoile et
+Colletet, et les regarda travailler. Le plus indépendant fut Colletet
+(de pauvreté proverbiale); il repoussa le plan du tout-puissant
+ministre. Corneille essaya de résister, puis obéit et fit ce qu'il
+voulut, mais se retira à Rouen (1635).
+
+Là, un vieux secrétaire de Marie de Médicis, grand admirateur de
+l'Espagne, lui montra, lui recommanda une pièce espagnole, le _Cid_,
+de Guilain de Castro; il l'engagea à porter ce beau sujet sur notre
+scène. Il y avait une difficulté; la pièce était la glorification du
+duel, si sévèrement puni par les édits, à ce point qu'on y sacrifia en
+1626 la tête même d'un Montmorency. Sévérité, du reste, qui indigna et
+fut prise dans l'opinion comme un trait des plus odieux de ce
+gouvernement de prêtre. «Plus de général prêtre!» Ce fut le cri de la
+noblesse en 1635.
+
+Glorifier le duel, c'était, dans les idées du temps, attaquer,
+détrôner le prêtre et relever le gentilhomme.
+
+Dans une pièce, du reste, médiocre, _Médée_, que Corneille venait de
+faire jouer l'année même de l'invasion, on avait admiré et applaudi
+ces vers.
+
+ Dans un si grand revers, que vous reste-t-il?--Moi,
+ Moi, dis-je, et c'est assez.
+
+Mot fort et très-profond, bien plus que ne le sentit l'auteur. Le
+sort, la pensée de la France et son état moral étaient dans cette
+formule. La tempête d'idées et d'opinions qui battit le XVIe siècle
+avait laissé un calme morne; plus de protestantisme; le catholicisme
+stérile (sauf un fruit sec, le jansénisme). Il ne restait guère que
+l'individu.
+
+Des moeurs religieuses en dessus, fort gâtées en dessous. Et, avec
+tout cela, cette France gardait une étincelle d'idées? Non, d'énergie,
+une certaine pointe du moins, la langue acérée, l'épée prompte. Un
+brillant coup d'épée, à cela véritablement se réduit l'idéal du temps.
+
+«Que vous reste-t-il?--Moi.» Ce mot n'était que le duel.
+
+Précisément la chose que le ministre poursuivait, punissait de mort.
+
+Comment ce pauvre petit juge de Rouen, fonctionnaire craintif,
+bourgeois de moeurs et d'habitudes, s'emporta-t-il à cet excès
+d'audace? Et fut-ce bien le vieux secrétaire de la reine mère qui fit
+cette malice de relever par là nos ennemis les Espagnols? Non, à coup
+sûr. Il y a une autre explication, meilleure, je crois. C'est que
+Corneille était dans un moment où les hommes ne se connaissent plus,
+et font parfois, sans savoir ce qu'ils font, de sublimes imprudences.
+Il aimait, aimait sans espoir. Sans cette folie-là, il n'eût jamais
+fait l'autre.
+
+Une autre chose à expliquer, c'est de savoir comment cet homme de
+robe, ce juge de Rouen, eut la pensée des gentilshommes, l'âme de la
+noblesse plus qu'elle ne l'avait elle-même. L'esprit bourgeois était
+très-belliqueux. Des Arnauld, avocats, nous voyons surgir cet Arnauld,
+capitaine, qui fit le fort Louis contre La Rochelle et forma le
+renommé régiment de Champagne. Du parlement de Pau sortit l'homme que
+Richelieu appelait _la Guerre_, le fameux Gassion. Le fils du
+président de Thou, cet Auguste de Thou qui doit périr, va comme
+amateur à la guerre, en partie de plaisir, avec ses amis de la cour,
+aux endroits les plus dangereux, et s'amuse à se faire blesser.
+
+Corneille amoureux fit Chimène. Corneille escrimeur fit Rodrigue. Je
+veux dire escrimeur d'esprit et disputeur normand. Ses drames, sauf
+les moments sublimes, ne sont qu'escrime et polémique.
+
+Le _Cid_, présenté comme une imitation de l'espagnol, allait droit à
+la reine. Il fut représenté chez elle au Louvre. Richelieu fut
+surpris. Cet incident si grave échappa à sa surveillance.
+
+Le coup parti, tout fut fini; impossible d'y revenir. Dès la première
+représentation, les applaudissements, les trépignements, les cris, les
+pleurs, un frénétique enthousiasme. Joué au Louvre, joué à Paris, joué
+chez le cardinal même, qui le subit sur son théâtre, supposant
+très-probablement que sa désapprobation souveraine, toujours si
+redoutée, tuerait la pièce, ou tout au moins verserait aux acteurs,
+aux spectateurs, une averse de glace; que, les uns n'osant bien jouer
+ni les autres applaudir, le _Cid_ périrait morfondu.
+
+Phénomène terrible! Chez le cardinal même et devant lui, le succès fut
+complet. Acteurs et spectateurs avaient pris l'âme du _Cid_. Personne
+n'avait plus peur de rien. Le ministre resta le vaincu de la pièce,
+aussi bien que don Sanche, l'amant dédaigné de Chimène.
+
+Contre cette erreur du public, le tout-puissant ministre, n'ayant
+nulle ressource en la force, fut obligé de faire appel au public même,
+au public des lettrés contre celui des illettrés, aux écrivains contre
+la cour et la ville ignorantes. Une compagnie littéraire, à l'instar
+des académies italiennes, s'était formée vers 1629. Chapelain et
+autres bons esprits se réunissaient chez un protestant aimé de
+Richelieu, le savant Conrart. En 1634, le ministre eut l'idée d'en
+faire une société qui s'occupât de mots (jamais d'idées), qui
+consacrât ses soins à polir notre langue. Ce fut l'Académie française.
+Nul péril. L'innocente et honnête société devait la protection du
+cardinal à son fou Boisrobert, un bouffon de beaucoup d'esprit. Et
+elle avait pour chancelier un homme qui était tout à lui, Desmarets de
+Saint-Sorlin.
+
+Le 10 juillet 1637, au moment où Richelieu recommençait encore contre
+l'Espagne une campagne laborieuse, au moment où la cour l'entourait de
+complots, son âme littéraire, plus occupée encore du succès de
+Corneille, éclata toute dans une solennelle ouverture qu'il fit chez
+lui de l'Académie française contre le _Cid_ et le public.
+
+L'Académie naissante ne se souciait nullement de débuter par
+contredire l'opinion. Il fallut les ordres précis, et même une menace
+brutale du ministre, pour qu'elle obéît: «Je vous aimerai comme vous
+m'aimerez,» dit-il. Évidemment il menaçait de supprimer leurs
+pensions.
+
+On sait le jugement, faible et froid, médiocre, parfois judicieux,
+parfois timidement complaisant, que l'Académie publia, et l'insultante
+critique du ridicule capitan Scudéry, et les lâches injures de Mairet,
+jusque-là maître de la scène, qui s'avoua jaloux et releva encore par
+là le succès de Corneille.
+
+Aurait-on pu, en 1637, après le _Cid_, ce qu'on avait pu en 1626,
+punir de mort l'obstiné duelliste revenu pour se battre sous les
+croisées du roi? Non, l'édit était aboli, la scène avait vaincu les
+lois; sur Richelieu planait Corneille.
+
+La campagne s'ouvrait. De quel coeur la noblesse allait-elle se battre
+contre les descendants du _Cid_, ces Espagnols aimés et admirés?
+Français et Espagnols allaient penser également que l'ennemi n'était
+qu'à Paris, l'ennemi commun, Richelieu.
+
+Tout en voulant apaiser le ministre et lui demandant pardon d'avoir
+réussi, Corneille allait de crime en crime. Pas une de ses pièces qui
+n'eût l'effet d'une conspiration. _Horace_, quoique dédié au cardinal,
+fut avidement saisi par les Romains du Parlement, les Cassius de la
+grand'chambre et les Brutus de la basoche. _Cinna_, la _Clémence
+d'Auguste_, sous cet homme inclément, parut une sanglante satire.
+_Polyeucte_ fut représenté au moment où le ministre venait de mettre à
+la Bastille le Polyeucte janséniste, l'abbé de Saint-Cyran. Les femmes
+de Corneille sont déjà les frondeuses, et ce sont elles qui firent
+celles-ci. La Palatine se croyait Émilie. Madame de Longueville disait
+de sang-froid, à Coligny, à la Rochefoucauld, ce que Chimène dit, dans
+son transport, ne se connaissant plus:
+
+ Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.
+
+Mais la Chimène surtout, ce fut la reine. Avec ses trente-sept ans,
+notre reine espagnole, oubliée, peu comptée, un peu moquée pour ses
+couches douteuses, refleurit jeune et pure par la vertu du Cid. Sur
+elle, aux représentations, se fixent tous les yeux, à elle reviennent
+les bravos et l'enthousiasme public. Tout imite l'Espagne, se drape à
+l'espagnole, pour être bien vu de Chimène. Elle accepte ce rôle, et,
+quoique l'auteur inquiet ait dédié le Cid à la nièce du cardinal, la
+reine se pose sa patronne. Elle demande, obtient de Richelieu qu'on
+donne la noblesse au père de Corneille, et il n'ose refuser.
+Contradiction flagrante. Il le fait honorer, il le fait condamner,
+subissant malgré lui l'arrêt de l'opinion, si bien formulé par Balzac:
+«Si Platon le met hors de sa cité, il ne peut le chasser que couronné
+de fleurs.»
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+DANGER DE LA REINE
+
+Août 1637
+
+
+La reine Anne d'Autriche, en 1637, n'était plus jeune. Elle était à
+peu près de l'âge du siècle. Mais elle avait toujours une grande
+fraîcheur. Ce n'était que lis et que roses. Née blonde et
+Autrichienne, elle brunissait un peu de cheveux, était un peu plus
+Espagnole. Mais, comme elle était grasse, son incomparable blancheur
+n'avait fait qu'augmenter. Flore devenait Cérès, dans l'ampleur et la
+plénitude, le royal éclat de l'été.
+
+Elle fut plus tard fort lourde. Retz la trouve, à quarante-huit ans,
+«une grosse Suissesse.» Mais nous sommes encore en 1637.
+
+Elle nourrissait un peu trop sa beauté, mangeait beaucoup et se levait
+fort tard, soit paresse espagnole, soit pour avoir le teint plus
+reposé. Elle entendait une ou deux messes basses, dînait solidement à
+midi, puis allait voir des religieuses. Sanguine, orgueilleuse et
+colère, elle n'en était pas moins faible; ses domestiques la disaient
+_toute bonne_. Elle avait eu (jeune surtout) un bon coeur pour les
+pauvres. Coeur amoureux, crédule et ne se gardant guère. La Chevreuse,
+qui la connaissait, disait à Retz: «Prenez un air rêveur; oubliez-vous
+à admirer sa belle peau et sa jolie main; vous ferez ce que vous
+voudrez.»
+
+Sa parfaite ignorance et son esprit borné la livraient infailliblement
+aux amants par spéculation et aux rusées friponnes qui s'en faisaient
+un instrument.
+
+Par deux fois, dans deux grands dangers de la France, on la mit en
+rapport avec l'ennemi. En 1628, quand l'alliance monstrueuse de
+l'Angleterre et de l'Espagne se faisait sous main contre nous, et
+qu'on poussait Waldstein à l'invasion de la France, elle sollicita le
+duc de Lorraine de nous abandonner, c'est-à-dire d'ouvrir la porte à
+Waldstein (chose avouée par un des Guises). Et, quand l'invasion se
+réalisa, en effet, dans l'année 1636, où la grande armée des voleurs
+impériaux entra par le Nord et par l'Est, où commença en Lorraine et
+au Rhin l'immense destruction dont nous avons parlé, nous retrouvons
+notre grosse étourdie aux Carmélites, écrivant aux Espagnols, qui
+viennent à dix lieues de Paris!...
+
+Elle trahissait et elle flattait. Elle s'était rapprochée de
+Richelieu. Elle lui demandait des grâces. Elle se laissa même aller,
+pour l'enivrer et l'aveugler, jusqu'à aller le voir chez lui à Ruel,
+où elle accepta ses fêtes galantes et ses collations, les concerts et
+les vers qu'il faisait faire pour elle.
+
+Il n'était pas tout à fait dupe. Un si grand changement l'inquiétait
+plutôt. Et, à ce moment même, il accueillait l'idée d'un petit complot
+qui eût écarté mademoiselle de Hautefort, l'avocat de la reine, son
+vertueux espion. Saint-Simon et quelques autres avaient entrepris de
+changer les platoniques amours du roi et de lui faire aimer une fille
+plus jeune, Lafayette, moins jolie, toute brune, mais nature tendre,
+amoureuse, élevée, de celles qui ravissent les coeurs. Le confesseur
+du roi, le Jésuite Caussin, que l'on croyait un simple, entrait dans
+cette intrigue. Le fond du fond, ce semble, que Richelieu n'aperçut
+que plus tard, était que, Lafayette étant proche parente du père
+Joseph, son succès près du roi eût fait l'élévation du fameux Capucin,
+donc la chute de Richelieu.
+
+Les choses allèrent très-loin. La haine de la reine, un essai fort
+grossier qu'elle fit pour humilier la pauvre fille en surprenant cette
+nymphe idéale dans nos basses fonctions de nature, ne firent
+qu'irriter, échauffer le roi. Sa réserve, sa dévotion, cédèrent une
+fois dans sa vie. Il eut un vrai transport, et proposa à Lafayette de
+venir s'établir _chez lui_, dans son petit Versailles, et d'être toute
+à lui.
+
+Elle aurait fort bien pu être reine de France. Le roi ne pouvait avoir
+qu'une épouse, non une concubine. Tous furent saisis, surpris,
+épouvantés.
+
+Richelieu commençait à voir à qui l'affaire profiterait. Et les
+parents de Lafayette commencèrent à prendre peur, à craindre d'être
+sacrifiés, si le roi, toujours incertain, n'allait pas jusqu'au bout.
+Ils abandonnèrent Lafayette, firent dire par la jeune fille qu'elle
+voulait se retirer à la Visitation. Le roi pleura, mais, de toutes
+parts, on éveilla ses scrupules, on fit appel à sa dévotion. Lafayette
+pleura encore plus, mais s'en alla (19 mai 1637). Le père Caussin, qui
+ne lâchait pas prise, insinua au pénitent royal qu'il pouvait sans
+péché continuer de la voir à la grille. Religieuse et toujours aimée,
+elle n'en eût été que plus puissante peut-être pour amener le roi où
+l'on voulait.
+
+La reine triomphait du départ de Lafayette. Cependant, au mois d'août,
+elle fut frappée à son tour. Un avis positif permit à Richelieu de
+saisir enfin sa correspondance. On arrêta Laporte, qui ne la trahit
+pas. Ce fut elle qui trahit Laporte, avoua, et, de plus, se laissa
+dicter une lettre pour lui ordonner de tout dire. Amené devant le
+ministre, il nia fermement. On ne poussa pas trop. Richelieu se montra
+doux et courtois jusqu'à envoyer de l'argent à madame de Chevreuse,
+qui s'enfuyait et partait pour l'Espagne. Il fit visiter le couvent,
+ne trouva rien que haires, cilices et disciplines. Il est faux et
+absurde qu'en cette visite le chancelier ait fouillé la reine
+effrontément, mis la main dans son sein. Elle n'était pas même à
+Paris, mais à Chantilly, près du roi.
+
+À quoi tint son salut? À ce qu'on ne trouva pas les pièces
+essentielles? À ce que mademoiselle de Hautefort alla déguisée à la
+Bastille, et avertit Laporte de ce qu'il devait dire? Il y eut tout
+cela, mais encore autre chose. La douceur de Richelieu pour Laporte
+(qui ne fut pas mis à la question), les éloges même que le ministre
+donna à sa résistance, à sa fidélité, montrent assez qu'alors il
+ménagea la reine. Pourquoi? Elle était à ses pieds et elle avait
+demandé grâce.
+
+Il l'avait terrifiée d'abord, lui faisant croire qu'il avait trouvé
+tout. Et alors, perdant la tête, elle l'avait prié d'éloigner les
+témoins et de rester seul avec elle. Le manuscrit cité par Capefigue,
+quoique de la main du cardinal, est si naïf, qu'on n'y peut
+méconnaître ce que dut sentir la femme effrayée. Par sa trahison de
+Laporte, par celle qu'elle fit (plus haut) de la Fargis, on voit comme
+elle était peureuse. Elle fut d'autant plus caressante, plus qu'une
+reine, plus qu'une femme ne pouvait l'être avec sûreté: «Quelle bonté
+faut-il que vous ayez, monsieur le cardinal!... Tirez-moi de là; je ne
+ferai plus de faute à l'avenir.» Elle avançait, offrant sa main
+tremblante. C'était fait de la fière Chimène. Au vainqueur de dicter
+les conditions.
+
+Au grand étonnement de la reine, Richelieu recula. Il ne prit point
+cette main, s'inclina humblement et dit qu'il allait demander les
+ordres du roi. Que dire des contradictions humaines? La faveur que,
+cinq ans plus tôt, en novembre 1632, il avait cherchée, désirée, il la
+décline en 1637. Y vit-il une perfidie, un piége féminin pour le
+perdre? Ou peut-être, malade, vieilli, il se jugea, se contenta de
+tout pouvoir.
+
+Revenu, rapportant l'ordre du roi, il la retrouve humiliée, anéantie.
+Comme une petite fille, elle écrit devant lui une confession de ses
+rapports avec l'Espagne, une promesse de ne plus récidiver, de se
+conduire selon son devoir, _de ne rien écrire qu'on ne voye_, de ne
+plus aller aux couvents, du moins seule, et de n'entrer dans les
+cellules qu'avec telle dame qui en répond au roi.
+
+Pièce grave, qui pouvait servir si l'on allait jusqu'au divorce.
+Mais, même en donnant cet acte contre elle, elle n'eut pas grâce
+entière du roi. Il ne lui parla plus. Tout le monde s'éloigna d'elle.
+Les courtisans qui entraient dans la cour de Chantilly tenaient les
+yeux baissés, afin qu'on ne pût dire qu'ils regardaient les fenêtres
+de la reine. Elle étouffait de honte et de douleur, et, les deux jours
+qui suivirent son pardon, chose inouïe pour elle, elle ne put manger.
+
+Trois personnes lui restaient fidèles et travaillaient pour elle en
+dessous; d'abord deux femmes généreuses, Hautefort par dévouement,
+Lafayette par dévotion; enfin le père Caussin, qui, sous son air béat,
+saisissait adroitement toute occasion de faire scrupule au roi de
+vivre mal avec sa femme, de tenir sa mère en exil et de continuer la
+guerre. Pour s'amender des trois péchés, une chose suffisait: renvoyer
+Richelieu.
+
+Les Jésuites, qu'on croit de si grands politiques, satisfont peu ici.
+Ils se montrent flottants et peu d'accord. Plusieurs étaient pour
+Richelieu. Plusieurs, un père Monod, qui gouvernait la régente de
+Savoie et qui influait sur Caussin, Caussin même et d'autres sans
+doute voulaient renverser Richelieu. Mais qui eussent-ils mis à la
+place? On a dit le vieux Angoulême, bâtard (fort méprisé) de Charles
+IX; j'ai grand'peine à les croire si sots. Angoulême peut-être aurait
+suffi comme drapeau et mannequin; mais dessous, très-probablement,
+était en embuscade le seul homme capable, le père Joseph, que sa
+parente Lafayette eût mis sans peine au ministère.
+
+Quoi qu'il en soit, ces souterrains, ces mines, poussés d'août en
+décembre, avaient réussi chez le roi. Il était pris. On le voit par
+une lettre craintive de Richelieu où il lui explique qu'à tort le père
+Caussin _dit qu'il désire se retirer_; il le fera _quand la paix sera
+faite_. Humble manière de conjurer l'orage et de gagner du temps.
+
+Il arriva pour Angoulême ce qui était arrivé pour les parents de
+Lafayette. Il s'effraya de cet honneur de succéder à Richelieu. La
+terrible réputation du cardinal le servit encore cette fois. Angoulême
+lui dénonça tout. Richelieu le mena lui-même au roi, demanda si
+vraiment c'était lui qui le remplaçait. Le roi balbutia, s'excusa. Et
+Richelieu resta plus maître que jamais.
+
+C'était le 8 ou le 9 décembre. Tous les fils laborieusement ourdis par
+la cabale se trouvaient à la fois rompus. Tous les moyens humains,
+Caussin, Hautefort et Lafayette, les avertissements, les prières, les
+suggestions de l'amour et de la dévotion, avaient échoué. Il fallait
+un coup d'en haut pour trancher le noeud, un miracle. Il se fit.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+LA NAISSANCE DE LOUIS XIV
+
+1636-1637
+
+
+Les origines des grandes choses ne sont pas toujours claires. Le Nil
+cache sa source, et l'on peut disputer sur celles du Danube et du
+Rhin. Ne nous étonnons pas si les vraies origines du Messie de la
+monarchie sont restées un peu troubles, si son fameux Noël n'en est
+pas moins louche. Pour bien y voir, il manque l'étoile d'Orient.
+
+Ce qui nous permet l'examen et même l'encourage, c'est la conduite du
+roi, qui se montra tellement désintéressé de la chose, subit
+patiemment le miracle, mais n'en fut pas mieux pour la reine, ne
+s'émut point de ses souffrances, enfin, ne l'embrassa pas, comme
+c'était l'usage, après l'accouchement.
+
+Le sceptique Henri IV s'était montré bien autre à la naissance de
+Louis XIII. Tout en le proclamant aussi un don de Dieu, il avait
+prouvé par sa joie qu'il se jugeait l'instrument du miracle; il avait
+embrassé la mère, versé des larmes paternelles.
+
+Mais ici rien pour la nature. Dieudonné est le fils de la raison
+d'État.
+
+La date est importante et très-délicate à fixer. Si l'on en croyait la
+dame qui écrit la vie de mademoiselle de Hautefort, celle-ci eût fait
+parler le confesseur au roi et décidé le rapprochement des époux la
+_veille d'une grande fête_, évidemment Noël (25 décembre 1638). Date
+improbable, qui, admise, ferait naître l'enfant avant terme, ce qu'on
+n'a jamais dit. Date plutôt certainement fausse; au 25, le confesseur
+Caussin était chassé; son successeur, donné par Richelieu, n'aurait
+pas conseillé au roi de se rapprocher de la reine.
+
+Le calcul exact des neuf mois[12] nous reporte, au contraire, à une
+date bien plus vraisemblable, au 9-10 décembre, au moment de la grande
+crise, au jour où Richelieu vainquit Caussin et dut le faire partir le
+lendemain.
+
+ [Note 12: Louis XIV naîtra le 5 septembre 1638. Anne
+ d'Autriche a-t-elle conçu le 5 décembre 1637? Non. Les mois
+ n'ont pas tous trente jours. Il faut ajouter six jours pour
+ les six mois qui ont trente et un jours; mais, comme le mois
+ de février n'en a que 28, il faut ôter deux de ces six jours,
+ c'est-à-dire n'en _ajouter que quatre au calcul
+ total_.--Donc, en ajoutant au 5 décembre quatre jours, on
+ obtient le 9 décembre, la veille de l'exil du Jésuite
+ Caussin, le jour même où Richelieu lui fit prononcer son
+ exil, et où la reine, ayant échoué dans cette dernière
+ intrigue, n'eut plus de salut que dans une grossesse.]
+
+Il en advint à Paris en 1637, comme à Lyon en 1630. L'enfant apparut
+au moment où la mère se croyait perdue si elle n'était enceinte. Il
+vint exprès pour la sauver. C'est l'_Ultima ratio_ des femmes, c'est
+le _Deus ex machinâ_, qui vient trancher le noeud qu'on ne peut
+dénouer.
+
+Rappelons-nous les terribles secousses par lesquelles elle avait passé
+dans cette seule année 1637. Nous en comprendrons mieux l'extrémité où
+elle se trouva en décembre. Elle s'était vue tour à tour très-haut,
+très-bas. D'espoirs en désappointements et de triomphes en chutes,
+elle avait trouvé finalement le fond du désespoir.
+
+Le _Cid_ en janvier a remis l'Espagne en honneur, à la mode. Chimène a
+glorifié, relevé Anne d'Autriche.
+
+Mais un astre nouveau s'est levé, plus qu'une maîtresse,--une reine
+possible, la jeune Lafayette. Cela dure quatre mois. Volontairement
+l'astre s'éteint. La reine est rassurée (mai).
+
+À tort. L'affaire du Val-de-Grâce la met à deux doigts de sa perte
+(août). Pardonnée, écrasée, elle a chance encore contre Richelieu, si
+Caussin, si les dames peuvent réussir auprès du roi. Mais Richelieu
+l'emporte.
+
+Richelieu, irrité de nouveau en décembre, poussera son avantage, fera
+valoir pour le divorce les aveux qu'elle a faits, les pièces qu'elle a
+données contre elle.
+
+Elle était descendue où peut descendre une femme. Elle s'était
+humiliée (et j'allais dire offerte), avait tendu la main. On avait
+reculé.
+
+Cruel affront au sang d'Autriche! L'âge aussi, pour la première fois,
+dut lui venir à l'esprit, et la quarantaine imminente; surprise
+inattendue, amère...
+
+Plus jeune, elle avait dit à ceux qui parlaient de le tuer: «Mais il
+est prêtre.» L'eût-elle dit alors après un si cruel dédain?
+
+Peut-être elle s'en fût tenue, comme faible femme, au chagrin et aux
+pleurs. Mais ceux qui la poussaient (je parle des agents espagnols),
+ceux-là, dis-je, ne pouvaient s'en tenir là. Ils la voyaient bientôt à
+quarante ans sans avoir encore pris racine en France. Chose honteuse
+pour l'habileté du cabinet de Madrid d'avoir eu si longtemps ici une
+infante et de n'en avoir tiré aucun parti. La Fargis n'était plus là,
+comme à Lyon, pour pousser la reine aux aventures. Mais madame de
+Chevreuse, de son exil de Tours, venant au Val-de-Grâce, y venait-elle
+en vain? Le mot fort et amer de Gaston (V. 1631) indique assez que la
+Chevreuse lui disait ce que l'oncle de Marie de Médicis lui dit au
+départ: «Sois enceinte.»
+
+On sait que, bien souvent, des femmes condamnées à mort usèrent de ce
+remède pour gagner du temps. Celle-ci risquait plus que la mort. Elle
+risquait, non-seulement de ne plus être reine de France et de rentrer
+dans l'ennui de Madrid, mais, par un procès scandaleux, d'irriter sa
+famille, déshonorée par elle, et de se trouver perdue, même à Madrid.
+Si les confidents de la reine, en mars 1631, n'osèrent cacher à
+Richelieu ni son avortement ni ce qui le provoqua, l'auraient-ils
+soutenue, couverte jusqu'au bout dans un procès poussé à mort par le
+ministre tout-puissant? Que de choses on eût sues! Quelle eût été
+l'indignation de la prude maison d'Autriche contre son imprudente
+infante, quand on eût vu combien la dévotion espagnole était une
+gardienne peu sûre, une duègne infidèle de la vertu des reines!
+
+C'était justement cette duègne qui moyennait ici les choses. De quoi
+s'agissait-il? De sauver l'Église en Europe, l'intérêt catholique
+aussi bien qu'espagnol. Un tel but sanctifiait les moyens. Le Jésuite
+Caussin n'était nullement étranger, à coup sûr, à l'art que les grands
+casuistes professaient depuis quarante ans. L'ingénieux Navarro, le
+savant et complet Sanchez, les nombreux éclectiques, comme Escobar et
+autres, avaient creusé et raffiné. En cent cas, l'adultère, pour une
+femme mal mariée, était un péché véniel.
+
+Il est curieux de savoir quels serviteurs de confiance entouraient
+notre reine à ce moment. Son écuyer Patrocle la trahissait; elle ne
+l'ignorait pas. Laporte était à la Bastille. Bouvart, le médecin
+dévot, peu scrupuleux (qui ordonnait au roi une maîtresse), n'était
+pas très-sûr pour la reine; il avait avoué l'avortement (1631).
+
+Au total, l'homme sûr à qui la reine pouvait se fier était Guitaut,
+capitaine de ses gardes. Guitaut n'était pas jeune, et il avait
+souvent la goutte. Il devait être suppléé dans ces moments par celui
+qui avait la survivance de sa charge, son neveu Comminges, un beau
+jeune homme, brave et spirituel, vrai héros de roman (V. Arnauld
+d'Andilly). C'est lui, pendant la Fronde, à qui la reine donna la
+périlleuse commission d'arrêter l'idole du peuple, le conseiller
+Broussel. Mais Mazarin (jaloux, sans doute) ne le laissa pas près de
+la reine, et l'envoya mourir en Italie.
+
+La familiarité royale avec ces hauts _domestiques_ était extrême
+alors. La disposition même des appartements était telle, que les
+princes et princesses, à tout moment en évidence et dans les choses
+que nous cachons le plus, vivaient (tranchons le mot) dans un étrange
+pêle-mêle. L'exhaussement même de la royauté, la divinisation des
+personnes royales, qui eut lieu en ce siècle, les enhardissaient fort,
+et leur faisaient accorder aux simples mortels qui les entouraient une
+trop humaine intimité.
+
+Mais laissons tout ceci. Sortons des conjectures, voyons les faits,
+les dates précises.
+
+Le 8 décembre, Caussin fit près du roi la démarche dernière et le
+suprême effort contre Richelieu. Angoulême avertit celui-ci, qui, le
+matin du 9, vit le roi, le reprit, exigea la promesse qu'il renverrait
+Caussin. Le roi, reconquis et forcé, rentrant en esclavage, pour fuir
+la cour peut-être et les reproches muets de mademoiselle de Hautefort,
+pour s'excuser aussi à mademoiselle de Lafayette, partit de
+Saint-Germain, se proposant de la voir à Paris à la Visitation, mais
+de ne pas revenir, de continuer le faubourg Saint-Antoine, et d'aller
+coucher à Saint-Maur, chez les Condé, amis de Richelieu.
+
+Tout cela ne fut pas si prompt qu'on ne pût faire avertir Lafayette
+pour qu'elle retînt le roi, l'empêchât d'aller s'endurcir et
+s'obstiner dans ce désert, pour qu'enfin, dans ce jour suprême, s'il
+se pouvait, elle fondît son coeur.
+
+La reine courut après le roi. Sous je ne sais quel prétexte d'affaires
+ou de dévotion, elle vint au Louvre, attendre, souper, coucher et
+profiter peut-être de ce qu'aurait fait Lafayette.
+
+La partie était extraordinairement montée. La reine n'avait pas caché
+sa vive inquiétude. Des couvents étaient en prières (on le sut le
+lendemain).
+
+La jeune Lafayette, innocente complice d'une affaire si peu innocente,
+fit d'autant mieux ce qu'on voulait. Elle tint le roi longtemps,
+très-longtemps, deux heures, trois heures, quatre heures, tant que ce
+fut soir. On devine bien ce qu'elle dit. Elle pria pour la reine,
+supplia, et pour le roi même, pour sa conscience et son salut. Noël
+allait venir. Pourrait-il bien, dans un tel jour où Christ vient
+apporter la paix, ne pas donner la paix à sa femme et à sa famille, à
+la France en péril s'il ne lui venait un Dauphin? Dernier point
+délicat où cette enfant de dix-sept ans ne put ne pas rougir. Une
+jeune sainte charmante, demandant, implorant un Dauphin pour la
+France, belle de sa honte et de son trouble, de son effort suprême
+pour obéir et dire ce qu'on lui faisait dire, c'était une scène plus
+forte que celle des pinces d'argent.
+
+Louis XIII, qui semblait de bois, sortit pourtant si animé, qu'il s'en
+allait éperdu à Saint-Maur par une nuit glacée, un effroyable temps
+d'hiver. Le bonhomme Guitaut, qui, depuis quatre heures, se morfondait
+là à l'attendre, lui demanda lamentablement s'il était d'un roi
+chrétien de faire courir ses gens par ce temps-là. Le roi n'entendait
+rien. Deux fois, trois fois, il fit la sourde oreille, quoiqu'on lui
+dît et répétât que la reine, avec un bon feu, était au Louvre, qui
+bien volontiers lui donnerait à souper, à coucher. Enfin l'obstination
+de Guitaut l'emporta. Tout entier à ce rêve, à ces brûlantes paroles,
+à cette image enflammée du rayon de Dieu, il se laissa mener au
+Louvre. Tout était prêt, et il soupa. Le journal de son médecin
+malheureusement ne va pas jusque-là; nous saurions quel fut le menu,
+quel le dessert, si les fameux _diavoletti_ y furent servis, ou les
+breuvages d'illusion qu'on donnait au sabbat. Quoi qu'il en soit, le
+roi coucha au Louvre dans le lit de la reine, s'en alla le matin.
+Quand elle se leva pour dîner, un supérieur de moines se trouva sur la
+route pour lui annoncer que la nuit un simple, un bon frère lai, avait
+su par révélation ce bonheur de la France. Et il lui dit en souriant:
+«Votre Majesté est enceinte.»
+
+Toute la cour était pour la reine. On entoura le roi, on le félicita,
+on le persuada. Eh! que ne peut la sainte Vierge? N'était-ce pas
+elle-même que ce jour-là il avait vue dans mademoiselle Lafayette,
+toute divine et transfigurée? De là l'acte célèbre. Le 13 janvier, par
+un élan de chevalerie extatique qui revient, je crois, tout entier à
+la gloire de la jeune religieuse, il mit le royaume de France à la
+protection de la Vierge.
+
+Neuf mois sont longs. La reine avait à craindre qu'en ces neuf mois un
+mot, une plaisanterie calculée de Gaston (qui, après tout, perdait le
+trône), n'assombrît fort le roi et n'éclairât les souvenirs confus qui
+lui restaient de cette nuit. La fille de Gaston, alors enfant, nous
+apprend que la reine la faisait venir, ne se lassait pas de la
+caresser, lui disant et lui répétant: «Tu seras reine, tu seras ma
+belle-fille.» Ou bien: «C'est ton petit mari.»
+
+Cela calma Gaston, lui fit avaler l'amère pilule. Il avait fait une
+protestation secrète contre la légitimité de l'enfant. Mais il
+n'éclata pas, ne troubla pas le doux concert des félicitations dont on
+flattait l'amour-propre du roi. Lafayette soutenait sa foi, et, d'une
+bouche pure et non menteuse, affirmait, célébrait le miracle de la
+Vierge. Mais, plus directement encore, mademoiselle de Hautefort
+reprit et empauma le roi. Audacieuse de son dévouement, sûre
+d'ailleurs de ne risquer guère, la vive Périgourdine lui fit des
+avances innocentes. Elle le refit son chevalier. Il se remit à faire
+pour elle des vers, de la musique. Il aimait à la voir manger avec les
+autres demoiselles; il les servait à table; il parlait mal du
+cardinal. Bref, il n'oubliait rien pour plaire.
+
+De temps à autre, pour l'éveiller un peu, elle le piquait, le
+querellait; il passait tout le temps à écrire ces petites disputes,
+les dits et les répliques.
+
+On gagna ainsi les neuf mois. Enfin, le jour venu (5 septembre 1638),
+on aurait voulu que le roi fût ému, qu'il montrât des entrailles de
+père. La Hautefort ne s'épargna de l'ébranler, le mettre en mouvement.
+Elle y perdit son temps. La reine eut beau crier. On eut beau même
+dire, à tort ou à raison, qu'elle était en danger. Le roi resta calme
+et paisible.
+
+Il ne fut pas pourtant inhumain pour l'enfant. La Hautefort, pleurant
+et lui reprochant sa froideur: «Qu'on sauve le petit, lui dit-il. Vous
+aurez lieu de vous consoler de la mère.»
+
+Si je ne craignais de faire tort à ce pauvre roi, je dirais que,
+malgré ses sentiments chrétiens, il se fût consolé sans peine de voir
+crever son Espagnole. La Française était là (non plus Lafayette
+impossible), mais cette vive Gasconne, qui le tenait alors. La dame
+qui écrit son histoire assure que toute la nuit, pendant que la reine
+criait, il se faisait lire l'histoire des rois veufs, qui, comme
+Assuérus, épousèrent leurs sujettes.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+MISÈRE--RÉVOLTES--LA QUESTION DES BIENS DU CLERGÉ[13]
+
+ [Note 13: Les tableaux de l'administration de Richelieu, que
+ nous trouvons dans les ouvrages généraux de MM. Avenel
+ (Introd.), Chéruel, Bailly, Doniol, Dareste, etc., ne
+ pouvaient être que sommaires. Pour la première fois, les
+ faits, les dates, ont été réunis et donnés au complet avec de
+ nombreuses citations des actes, dans l'ouvrage spécial de M.
+ Caillet. Je l'ai eu constamment sous les yeux, en écrivant ce
+ chapitre. On y suit à merveille les tergiversations et les
+ contradictions de Richelieu, et pour la levée de l'impôt (par
+ élus, par trésoriers, par intendants), et pour ses tentatives
+ de faire aider l'État par le clergé. M. Caillet ne tire
+ aucune conclusion. Celle qui ressort des faits, c'est que,
+ Richelieu étant définitivement repoussé, et le clergé (le
+ grand propriétaire de France) ne donnant rien qu'un _don
+ gratuit_ minime, ni l'État, ni la Charité, ne pourront se
+ constituer. Richelieu mourra à la peine, Vincent de Paul fera
+ très-peu de chose (six cent mille livres en six années pour
+ des millions d'affamés). Puis, va venir Colbert qui mourra à
+ la peine. L'État s'enfonce dans la mendicité. La bureaucratie
+ progresse dans l'extermination du peuple. Mais, ce n'est pas
+ assez. C'est quand la terre elle-même semble exterminée et ne
+ produit plus, qu'arrive par les grandes famines la Révolution
+ de 89.--Sur les révoltes des _va-nu-pieds_ de Normandie, des
+ _croquants_ de Guyenne, voyez les textes intéressants réunis
+ par M. Bonnemère, _Histoire des paysans_. Gassion, qui
+ extermina les premiers, ne put s'empêcher d'admirer leur
+ valeur héroïque. Voir aussi l'importante _Histoire du
+ Parlement de Normandie_, par M. Floquet, et spécialement son
+ _Diaire du voyage du chancelier Séguier, à Rouen_.]
+
+1638-1640
+
+
+L'enfant fut un garçon, donc un roi. Gaston perdit le trône. La France
+en fut folle de joie. Heureuse d'échapper à un autre Henri III, elle
+acceptait aveuglément les chances d'une royauté de femme, la sinistre
+loterie d'une régence étrangère où elle avait déjà gagné deux Médicis.
+
+Richelieu demeura sans voix. Sa fatalité était désormais d'avoir pour
+maîtres l'infant de la maison d'Autriche, la régente espagnole. Dans
+le compliment sec, en deux lignes, qu'il fait à la reine, les paroles
+lui restent à la gorge: «Madame, les grandes joies ne parlent pas...»
+
+L'avenir était très-obscur. Richelieu, il est vrai, n'avait plus à
+craindre Gaston. Mais quels seraient les amants de la reine? C'était
+la question. Haï d'elle à ce point, pourrait-il lui faire accepter un
+homme à lui? Un homme sans famille et sans racine aucune, un étranger,
+un prêtre, un aventurier sans naissance, lui valait mieux qu'un autre.
+C'est, si je ne me trompe, la raison principale qui lui fit adopter
+bientôt un Italien que lui-même lui présenta comme ressemblant à
+Buckingham, le fin, le délié, le beau Mazarini.
+
+Il avait apparu en 1630, comme on a vu, pour sauver l'armée espagnole.
+Cependant le père Joseph l'avait fait accepter de Richelieu comme
+pouvant être utile à Rome, Mazarin étant _domestique_ de celui des
+neveux du pape qui tenait le parti français. La mort du père Joseph,
+en décembre 1638, rendit sa place vide; bientôt Mazarin succéda.
+
+Joseph, cette année même, appuyé par sa jeune parente Lafayette, avait
+hardiment travaillé contre Richelieu. Il avait tiré du roi promesse de
+rappeler sa mère, et la demande au pape de le faire cardinal. Le pape
+n'osait. Il savait que Richelieu, sous main, contre Joseph, poussait
+le client de Joseph, ce Mazarin, qu'il croyait à lui maintenant, et
+qu'il voulait faire cardinal. Joseph vit bien qu'on l'amusait. Le
+désespéré Capucin sentit que le chapeau, l'ambition de toute sa vie,
+ne lui viendrait jamais, et comprit que son Mazarin le lui soufflait.
+
+Il étouffa, il étrangla; une attaque d'apoplexie le frappe en mai. Et
+chacun dit: «Il est empoisonné.» Il confirma ce bruit tant qu'il put
+en quittant l'hôtel du cardinal et se réfugiant à son couvent.
+
+Richelieu l'y calma un peu en lui faisant venir la promesse tant
+désirée _pour la première vacance_. Mais le pape était averti. Joseph
+fut joué jusqu'au bout. Le roi seul était sérieux dans l'affaire, il
+insistait contre le ministre. Ordre aujourd'hui et contre-ordre
+demain. Le pauvre martyr n'y tint pas. Une mauvaise nouvelle qui vint
+de Rome l'acheva, et il mourut deux heures après (18 décembre 1638).
+
+Entre la naissance du Dauphin et la mort de Joseph, Richelieu régala
+la cour d'une grande fête. Il fit danser le _ballet de la félicité
+publique_. Chose hardie au moment où de toutes parts il avait des
+revers. Impuissance complète en Italie. En Espagne, un honteux échec,
+Condé, Sourdis en fuite. Au Nord, nouveau projet de conquérir les
+Pays-Bas avec le prince d'Orange, et, pour tout résultat, la reprise
+d'une petite place. Richelieu n'avait réussi que là où il n'était pas.
+Le général aventurier, Weimar, qui guerroyait aidé de quelque argent
+de la France, battu, battant, avait pourtant à la fin quatre fois
+défait l'ennemi, pris Brisach. Il songeait à se faire, entre nous et
+l'Empire, un petit royaume d'Alsace.
+
+Richelieu assurait qu'il avait pris Brisach pour nous. Mais Weimar
+montra le contraire. Il garda sa conquête, et il allait devenir un
+danger pour la France quand une fièvre nous en délivra (18 juillet
+1639). On admira encore que les ennemis de Richelieu mourussent ainsi
+toujours à temps.
+
+L'invincible ennemi dont on ne pouvait se défaire, c'était
+l'épuisement du royaume, l'abîme de la misère publique qui se creusait
+de plus en plus. Le gouvernement était sérieux, nullement
+dilapidateur, le ministre économe, le roi avare. Il avait réduit à
+rien les libéralités royales. Les grands revenus de Richelieu ne
+paraîtront pas excessifs si l'on songe que sa maison était réellement
+un ministère des arts qui pensionnait les gens de lettres (nullement
+nourris par leurs ouvrages alors). Ajoutez-y les fêtes et les diverses
+dépenses de représentation que Richelieu prenait sur lui. Au milieu de
+cette guerre dévorante, de cet effort immense pour refaire l'armée
+chaque année, il avait réussi pourtant à créer une marine. Dans tout
+cela, il y avait certes beaucoup à admirer, et les éloges de Balzac et
+de tant d'autres ne sont pas entièrement déraisonnables. Madame de
+Motteville, comparant Richelieu à Mazarin, le voleur, le prodigue, si
+justement méprisé et haï, a été jusqu'à dire cette parole excessive et
+absurde: «Richelieu était adoré.»
+
+Il dit dans ses Mémoires qu'il avait augmenté l'impôt _modérément_.
+Cela est vrai relativement, eu égard à l'immensité des dépenses.
+D'année en année se succèdent des édits sages pour mieux régler la
+répartition des taxes. Mais toute cette sagesse devait échouer contre
+ce que nous avons dit ailleurs: _il ne pouvait toucher au grand corps
+riche_, au clergé, pas davantage à la noblesse, obérée, ruinée,
+mendiante. Il s'efforçait d'atteindre la bourgeoisie par sa _taxe des
+gens aisés_, et par un examen sévère des exemptions sans titre et de
+la fausse noblesse.
+
+La bourgeoisie propriétaire se revengeait sur ses fermiers, métayers,
+paysans, haussait les baux, suçait et resuçait la terre. En dernière
+analyse, c'était sur le cultivateur que l'impôt retombait d'aplomb.
+
+En 1635 et 1639, les parlements de Toulouse et de Rouen révélèrent le
+cruel mystère de ce gouvernement. Même quand le chiffre des taxes
+n'augmentait pas, elles devenaient chaque année plus pesantes.
+Pourquoi? Parce qu'en chaque commune, ce que ne payaient pas les
+insolvables, les ruinés, les pauvres gens en fuite, ceux qui restaient
+solvables le payaient. Mais, écrasés par cette solidarité désolante,
+ils devenaient peu à peu moins solvables, grossissaient le nombre des
+ruinés et des gens en fuite. Des villages devenaient déserts.
+
+On saisissait, on prenait, vendait tout, jusqu'aux jupes des femmes.
+Le parlement de Normandie dit qu'elles ne vont plus à la messe,
+n'osant montrer leur triste nudité. La saisie principale, malgré les
+ordonnances d'Henri IV, tombait généralement sur les bestiaux. On
+enlevait le troupeau du village. Et dès lors, plus d'engrais; la terre
+jeûnait, ainsi que l'homme, ne se réparait plus. Le maigre laboureur
+semait chaque année dans un sol plus épuisé, plus maigre. Voilà la
+route où nous entrons, où nous irons de plus en plus. Vauban et
+Boisguilbert la déplorent sous Louis XIV. Mais on n'y va pas moins
+jusqu'en 89.
+
+Une guerre sans élan moral, et faite à contre-coeur, ne se soutenait
+qu'à force d'argent. On n'entrait en campagne que par l'emploi nouveau
+de quelque expédient violent, une fois en saisissant la rente et ne
+payant pas les rentiers, qui s'ameutèrent et qu'on emprisonna. Une
+autre fois, on fait croire aux provinces, mangées, foulées par les
+logements de troupes, qu'en payant elles seront quittes de ces
+misères. Elles paient, et les soldats n'en sont pas moins logés chez
+l'habitant.
+
+La _taxe des gens aisés_, acceptée au moment de l'invasion comme une
+rigueur passagère, subsista, s'étendit, et toute la bourgeoisie fut
+tenue sous la terreur d'un arbitraire indéfiniment élastique, qui
+croissait ou baissait à la volonté des commis. Ces commis gouvernèrent
+en 1637 sous le nom d'_intendants_, armés d'un pouvoir triple de
+justice, police et finances, suspendant, entravant et les anciens
+pouvoirs de Gouverneurs, d'États, de Parlements, supprimant
+brusquement les élus par qui Richelieu avait voulu d'abord régler
+l'impôt, mais dont l'action lente ne donnait pas les rentrées sûres,
+rapides, que demandait la guerre. Un seul roi reste en France, armé
+des trois pouvoirs, c'est l'Intendant, l'envoyé du ministre; un homme
+généralement inconnu et de peu de poids, un cadet de famille de juges
+ou de la cour des aides, de la chambre des comptes. Petit jeune homme
+en habit court, qui fera faire taire les robes longues, menacera les
+Parlements, qui sait? par une accusation, fera mener à la Bastille
+monseigneur le Gouverneur même de la province et les plus grands noms
+de la monarchie.
+
+Il est curieux de voir la versatilité de ce gouvernement. Richelieu,
+pendant six années, de 1630 à 1636, emploie toute sa vigueur à
+introduire partout l'_impôt levé par les élus_, par trois mille
+notables de France. Il brise, pour y réussir, les résistances des
+États provinciaux et des Parlements.
+
+La guerre venue, il quitte brusquement ce système et fait lever
+l'impôt (révolutionnairement, on peut le dire) par trente-cinq
+dictateurs sous le nom d'Intendants. L'ordre y gagne; les pouvoirs
+locaux sont écrasés. Mais l'action violente, précipitée, d'un
+gouvernement si terrible, décide l'explosion du désespoir. Révoltes,
+non contre le roi, mais contre le fisc. Les _croquants_ du Midi sont
+massacrés par la Valette, et les _nu-pieds_ normands sont massacrés
+par Gassion, beaucoup pendus, plusieurs roués vifs à Rouen
+(1639-1640).
+
+Tout cela fait, rien de changé. L'impossibilité de payer est la même.
+Et le roi, dans une ordonnance de novembre 1641, avoue, «les larmes
+aux yeux,» ce sont ses termes, précisément les mêmes maux dont se
+plaignaient les insurgés, précisément l'horreur de cette solidarité de
+ruine qu'ont accusée les Parlements. Mais quel remède propose-t-il? Il
+n'ose articuler le seul qui serait efficace.
+
+La grande question du monde en ce siècle et aux trois derniers, c'est
+celle des biens ecclésiastiques. Elle domine toute la guerre de Trente
+ans. En Allemagne, en France, partout, c'est la question, plus ou
+moins formulée, ici parlante et là muette.
+
+Il était évident que les biens donnés à l'Église servaient au Moyen
+âge diverses utilités publiques, écoles, hôpitaux, entretien des
+pauvres, etc. L'État n'existant pas alors (à proprement parler),
+l'État réel, sérieux, était dans l'Église. Celle-ci, peu à peu, se
+dégagea des charges, garda les avantages, s'enfonça dans son repos,
+donnant pour tout secours à l'État... ses prières.
+
+L'État, chargé de plus en plus par l'organisation de tous les services
+publics, et frémissant de faim, tournait tout autour du clergé, et
+rencontrait de toutes parts une merveilleuse clôture. Les grands
+siéges dont on parle depuis celui de Troie, l'Anvers du prince de
+Parme et l'Alesia de César, sont fort peu de chose à côté.
+
+François Ier crut pénétrer dans la place par la connivence du pape. Ce
+fut le Concordat. Le roi mit les siens dans l'Église, paya en
+bénéfices des emplois, des retraites. Mais on put voir la vertu
+singulière des terres d'Église pour transformer les hommes. À peine
+mis dessus, les serviteurs du roi n'étaient que prêtres et défendaient
+les biens sacrés.
+
+Au premier mot que l'Hôpital risqua pour demander un état de ces biens
+(mai 1561), le clergé appela l'Espagne. Mais les huguenots étaient là.
+Il eut peur, il jeta un os, une rente d'un million à peu près pour la
+dette du roi à l'Hôtel de Ville. Somme minime au siècle suivant, où
+toute valeur avait changé.
+
+Henri II et Henri IV imaginaient avoir trouvé une fente, une étroite
+fissure. Au nom de la charité, ils priaient que les abbayes reçussent,
+_comme frères convers_, de vieux soldats mutilés. Les pauvres diables
+y furent reçus si mal, qu'ils aimaient mieux s'en aller et tendre la
+main aux passants. Leurs places n'en furent pas moins remplies. Les
+grands abbés y mettaient leurs domestiques en retraite, leurs favoris,
+les parents de Jeannette.
+
+Aux assemblées qui précédèrent le siége de La Rochelle, puis la
+rupture avec l'Espagne «pour délivrer l'archevêque de Trèves,» le
+clergé donna quelque chose, comme une subvention de croisade. En 1638,
+Richelieu, aux abois, les dents aiguisées par la faim, et peut-être
+poussé par les conseils hardis du moine révolutionnaire Campanella,
+sembla déterminé à exiger davantage. On peut croire, toutefois, que,
+de longue date, il avait prévu ce moment, ayant encouragé un long
+travail, l'immense compilation des _Libertés gallicanes_ de Pierre Du
+Puy. Ce savant archiviste, excellent instrument de guerre que
+possédait le cardinal, l'avait armé de pièces pour prendre la
+Lorraine. Et il lui prépara un arsenal d'actes et de vieux livres,
+réimprimés en trois in-folios, pour battre le clergé en brèche. Le
+sens total fut résumé hardiment par Du Puy dans ce grand axiome:
+«L'Église ne peut pas posséder.»
+
+Contradiction étrange. En 1629, quand Richelieu crut devenir légat, il
+obligea le doyen de Sorbonne d'abjurer les doctrines gallicanes. Il
+les ressuscite aujourd'hui, en 1638. Il les pousse à leur dernière
+conséquence. On concluait à Rome qu'il voulait se faire patriarche.
+J'en conclus seulement qu'il périssait faute d'argent, et qu'il
+voulait rançonner le clergé. La dévotion du roi ne permettait pas une
+révolution sérieuse. Richelieu, pour gagner le roi, trouva un Jésuite,
+Cellot, qui appuya Du Puy; un autre, Rabardeau, pour soutenir et
+autoriser cet épouvantail du patriarcat. Mais tout cela rassurait peu
+la conscience de Louis XIII.
+
+Ce qu'on pouvait lui faire entendre, c'est que ce clergé économe, qui
+disputait une aumône à l'État, était effroyablement riche. Son revenu
+de trois cents millions d'alors a été évalué très-mal douze cents
+millions d'aujourd'hui. C'est s'arrêter au pur rapport des valeurs
+métalliques. Mais il faut tenir compte aussi de l'avilissement des
+denrées (personne ne pouvant acheter dans cette misère), tenir compte
+de la position du seul riche, du seul acheteur, du seul qui eût de
+l'argent pour faire toute bonne affaire et pouvoir s'enrichir encore.
+
+Pour parer le coup, Rome avait choisi pour nonce le doux, le charmant
+Mazarin. Celui-ci obtint en effet de Richelieu une surprenante
+reculade, un arrêt du conseil contre son propre livre; le livre qu'il
+avait commandé à Du Puy. Mazarin, par ce grand service, croyait
+charmer le pape, enlever le chapeau. Mais, en même temps, pour plaire
+à Richelieu, il l'engagea à envoyer à Rome un ambassadeur militaire
+qui poussât le pape, Rome étant du tempérament des belles qui ne
+haïssent pas une douce contrainte. Richelieu envoya d'Estrées, l'homme
+même qui avait chassé le pape de la Valteline. Enhardie par l'Espagne,
+Rome manqua à d'Estrées et rappela Mazarin. En octobre 1639,
+l'ambassadeur interrompit ses relations avec le saint-siége.
+
+Donc la petite guerre commença. Déjà Richelieu avait créé des
+procureurs du roi dans les tribunaux ecclésiastiques pour les
+surveiller. Il fit décider par le Parlement que l'enquête ordinaire
+sur les moeurs des nouveaux bénéficiés se ferait par les évêques, non
+par les nonces de Rome.
+
+Enfin le modéré Marca, jusque-là contraire à Du Puy, dépassa Du Puy en
+un point; il enseigna que les églises, ayant droit d'élire leurs
+évêques, pouvaient donner ce droit au roi. Louis XIII aurait eu les
+pouvoirs d'Henri VIII. Ces évêques royaux, en concile, eussent pu
+créer un patriarche.
+
+Le roi (le 16 avril 1639), acceptant, proclamant comme siennes les
+hardiesses de Du Puy qu'il a désavouées, déclare «que le clergé _est
+incapable de posséder_ et peut être contraint de vider tout immeuble
+un an après l'acquisition. Mais il veut bien ne pas le dessaisir; il
+se contentera d'exiger les droits d'amortissement.» Fière et
+redoutable menace, mais bien peu soutenue. Le 7 janvier 1640, on avoue
+platement que le roi s'en tiendrait à un petit don de trois millions.
+
+Le roi est donc vaincu? Du Puy ne l'est pas, et il continue la
+bataille, aidé surtout par l'ennemi, par les pamphlets papistes qui
+indignent le public, relèvent le courage du ministre. Trois millions
+ne sont plus assez; il lui faut le _sixième du revenu_ pendant deux
+ans (_cent millions de ce temps-là_), 6 octobre 1640. Une commission,
+créée par Richelieu pour établir ce droit, sur le refus des pièces,
+fait enfoncer les portes des archives que lui fermaient les agents du
+clergé. La bataille est bien engagée.
+
+Et, à ce moment même, Richelieu fait décidément le plongeon. Il se
+résigne à demander cinq millions et demi, une fois payés (1641).
+
+Il marqua sa mauvaise humeur en faisant renvoyer dans leurs diocèses
+les cinq ou six évêques dont la résistance avait tout arrêté. Ils
+partent, mais vainqueurs. La question, dès ce jour, est finie pour
+jamais.
+
+Le clergé sera quitte dès lors pour donner peu ou rien. Dès lors, le
+grand riche est exempt, et l'on ne prendra rien qu'aux pauvres.
+
+Si Richelieu veut soutenir la guerre, si le gouvernement a des besoins
+croissants de toute sorte, qu'il demande à ceux qui n'ont rien.
+
+Si l'on est obligé d'organiser la charité publique, en présence du
+nombre effroyable de ceux qui demandent l'aumône, les biens d'Église,
+fondés pour cet usage, ne contribueront pas. Vincent de Paul et
+autres chercheront des ressources fortuites pour les établissements
+nouveaux.
+
+Ni Richelieu pour le gouvernement, ni Vincent pour la charité, ne
+feront rien de grand ni de solide.
+
+Résumons en trois mots les trois chapitres précédents.
+
+Richelieu, vaincu dans l'opinion par le drame espagnol et le succès du
+Cid, vaincu dynastiquement par la grossesse de la reine et l'enfant du
+miracle, reste vaincu encore dans la question d'argent par la
+résistance du clergé.
+
+D'autant plus pesant il retombe sur le peuple, et d'autant plus
+maudit.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+RICHELIEU RELEVÉ PAR LES RÉVOLUTIONS ÉTRANGÈRES--LES FAVORIS, MAZARIN,
+CINQ-MARS
+
+1639-1641
+
+
+L'Europe, épuisée, haletante, se mourait du désir de la paix. Mais la
+France malade, l'Espagne agonisante, l'Empire exterminé, ne s'y
+décidaient pas. Pourquoi? Nulle question essentielle n'avançait, ni la
+question de propriété, ni la question religieuse. Pas un de ceux qui
+avait pris ne voulait rendre. Le pape demandait un congrès, et
+lui-même le rendait impossible, en refusant d'y paraître si l'on
+admettait un seul protestant. On passa sept années à discuter la forme
+du congrès, à régler l'étiquette, les passeports, etc.
+
+Notre campagne de 1639 ne valut guère mieux que les autres. Richelieu
+n'aboutit, avec sa principale armée et le roi en personne, qu'à donner
+à la Meilleraye, son parent, le petit succès de prendre Hesdin. Et
+l'on n'y arriva qu'au prix d'une diversion très-malheureuse à l'Est,
+où on força le brave Feuquières d'attaquer sans avoir des forces,
+c'est-à-dire de se faire tuer.
+
+Le favori de Richelieu, Condé, en Catalogne, eut échec sur échec. Si
+nous réussîmes en Savoie par la bravoure d'Harcourt et du jeune
+Turenne, ce petit succès fut terni par la spoliation de la duchesse de
+Savoie, fille d'Henri IV et soeur de Louis XIII, que l'on protégea
+comme on avait protégé la Lorraine, en occupant ses places qu'on prit
+et qu'on garda.
+
+La scène change en 1640. Mais comment? Par des circonstances
+extérieures, où, quoi que l'on ait dit, Richelieu eut bien peu de
+part.
+
+L'Angleterre, allié timide, mais efficace, de l'Espagne, tombe en
+pleine révolution. Le jugement commence sur le grand traître du parti
+protestant, déjà dénoncé par Gustave.
+
+L'Empire espagnol tombe en pièces, la France n'aura qu'à ramasser.
+
+Je ne crois pas ce que dit Temple, que Richelieu ait donné deux
+millions aux Convenantaires pour renverser Charles Ier. Il n'avait
+guère d'argent. Mais la faveur marquée de ce roi pour l'Espagne, mais
+son opposition à notre invasion des Pays-Bas espagnols, jeta
+certainement Richelieu dans les résolutions les plus sinistres. Ses
+échecs au dehors, au dedans, l'avaient aigri. Il encouragea partout la
+révolution, employant désormais contre ses ennemis des moyens
+désespérés.
+
+Notre succès en Catalogne fut très-étrange. Nous réussîmes à force
+d'être battus. La résistance nationale que nous avaient faite les
+Catalans méritait des couronnes; à la place, ils reçurent d'Olivarès
+des garnisaires. Il mit en logement chez eux une armée de brigands qui
+venaient d'Italie, habitués à tout prendre et tout faire. Les Catalans
+tuèrent leur vice-roi, appelèrent les Français, qu'ils craignaient
+d'autant moins qu'ils venaient de les battre.
+
+Il n'y avait pas à marchander avec ce peuple, dans un si grand bonheur
+et si inespéré. C'est ce qu'on fit pourtant. Louis XIII accepta, non
+la protection d'une république catalane qu'ils auraient désirée, mais
+la royauté du pays, alléguant que la Catalogne avait appartenu aux
+Francs de Charlemagne.
+
+La révolution de Portugal suivit de près. Elle fut toute spontanée.
+Richelieu y avait pensé, et il cherchait un prétendant. Mais
+l'explosion se fit d'elle-même et pour Bragance (1er décembre 1640).
+
+Elle nous valut le gain de dix batailles. L'Espagne, étranglée
+désormais entre deux révolutions, nous laissa faire partout. Elle ne
+put empêcher ni Harcourt de prendre Turin, ni la Meilleraye de prendre
+Arras. Cette dernière affaire traîna pourtant et nous mit en péril.
+
+Pendant qu'on fait le siége en règle, à la façon de la Rochelle, en
+entourant la place d'une circonvallation de cinq lieues, les Espagnols
+ont le temps de ramasser des forces et d'assiéger les assiégeants.
+Enfin, sans la lenteur qu'ils mirent de leur côté à attaquer le
+secours qu'on envoya, il ne serait pas arrivé, et, malgré tant de
+circonstances favorables, nous aurions échoué encore.
+
+L'intérieur change aussi bien que l'Europe. Richelieu met en scène
+deux acteurs nouveaux qu'il croit siens. Il donne au roi pour favori
+un joli page, un écolier à lui, le jeune Cinq-Mars. Et en même temps
+il établit en France le beau Mazarin, le futur mari de la reine.
+
+La vengeance que l'Italie a tirée de la France pour avoir tant de fois
+trompé sa confiance a été d'y mettre la peste qui s'exhalait de son
+tombeau. Les plus grands corrupteurs des moeurs et de l'opinion nous
+sont venus toujours d'Italie, nombre d'aventuriers funestes, de
+_bravi_ scélérats, de séduisants coquins. Les uns réussissent, et les
+autres avortent. Mais tous nous pervertissent. Concini règne ici sept
+ans, Mazarin quinze. Et le Corse Ornano, gouverneur de Gaston, s'il ne
+fût mort à temps, peut-être lui aussi eût été roi de France.
+
+La France du XVIIe siècle procède de deux caducités, de la vide
+enflure espagnole, de la pourriture italienne. Aussi, dans la
+littérature, le moment vigoureux du siècle, son milieu, est marqué des
+rides de la décadence. La préoccupation ridicule de la forme dépare,
+non-seulement les Balzac et autres rhéteurs, mais les plus sérieux
+écrivains. Richelieu, si net et si fort, n'en est pas moins souvent
+burlesque. Saint-Cyran, ingénieux, parfois profond, se noie
+fréquemment dans un galimatias énigmatique. Qui pourrait lire
+Corneille, sauf ses quatre chefs-d'oeuvre? Le grand succès de l'époque
+est _Clélie_, long, ennuyeux roman, écrit par une Sicilienne,
+mademoiselle Scudéry. Et la dictature littéraire est au salon d'une
+Romaine, née Pisani, madame de Rambouillet.
+
+L'opéra nous vient d'Italie cette année même; ses machines d'abord
+pour les fêtes de Rueil; puis la musique tout à l'heure, sous la
+régente et Mazarin.
+
+Richelieu connut-il celui qu'il mettait en France? Parfaitement. Il le
+crut un faquin, et c'est pour cela qu'il le prit. Il l'avait vu double
+et ingrat pour l'homme qui l'avait introduit, le père Joseph. Il le
+savait très-bas, propre aux coups de bâton. Il raille sa bravoure et
+ses reculades subites dans une lettre spirituelle (1639). À Paris,
+Jules Mazarin avait donné des conseils de vigueur et fait le Jules
+César, enhardi Richelieu à envoyer d'Estrées et menacer le pape. Mais,
+rappelé à Rome, il eut grand'peur. Richelieu l'en plaisante, voudrait
+qu'il prît coeur, qu'il restât. «Convenons, dit-il, qu'il n'y a que
+les Italiens pour savoir faire les choses, pour jeter en paix les
+parfums, les poudres odoriférantes, les fulminantes en guerre,» etc.
+
+Mazarin, dans sa poltronnerie, voulait que Richelieu cédât et reculât
+brusquement. Mais Richelieu persiste. Alors Mazarin n'y tient pas. Il
+se sauve de Rome sans dire adieu, se réfugie en France.
+
+La peur était mêlée d'espoir et de spéculation. Le rusé avait calculé
+que son bon protecteur, le père Joseph, étant près de mourir, il
+fallait se trouver là, prendre la place chaude et s'y fourrer. Il élut
+domicile chez son intime ami, Chavigny, qu'il trahit plus tard, comme
+Joseph. Chavigny, fils de Bouthilier, passait pour fils du cardinal.
+Ce ténébreux jeune homme, sombre reflet de Richelieu, malgré sa
+défiance et sa pénétration, accueillit le fourbe Italien. Il venait,
+disait-il, se donner corps et âme au grand maître de la politique,
+étudier sous un tel professeur. Richelieu, qui, dans sa grandeur,
+n'avait pas moins des côtés de pédant, le prit au mot sur cette
+éducation, l'accepta pour élève. Lui-même le disait à sa nièce un jour
+qu'elle sortait du théâtre: «Pendant que vous êtes à la comédie, je
+forme un ministre d'État.»
+
+Quand Mazarin réfugié vint ainsi se mettre à l'école, Richelieu sentit
+le parti qu'on en pouvait tirer. Lui qui voyait tant d'hommes, il
+n'avait jamais vu un homme ni si fin ni si bas. S'il ne s'y fia pas,
+il crut cependant qu'avec un tel valet il n'y avait du moins pas grand
+danger de révolte, qu'on le tiendrait tout au moins par la peur. Il
+résolut de le pousser, de le mettre au plus haut, insista près du
+pape, et tant, qu'à la longue il arracha pour lui le chapeau. Mais je
+crois qu'il fit plus. Il y avait six mois à peu près qu'il avait donné
+au roi son joujou, le petit Cinq-Mars. Répugna-t-il à ce que Mazarin,
+bien vu dès longtemps de la reine, intéressant alors par son malheur,
+son dévouement pour nous, s'avançât, réussît près d'elle? Les fêtes de
+décembre et janvier, les repas qu'on y fait, sont des temps
+d'attendrissement pour les dames qui aiment la table. Ce qui est sûr,
+c'est qu'elle fut enceinte de la nuit de Noël (1639), et qu'au 22
+septembre suivant elle accoucha de son second fils, d'un prince tout à
+fait italien. C'est le frère de Louis XIV.
+
+On a dit que ce roi fut fils de Mazarin; à tort certainement; il fut
+Français, lesté d'Autriche. Mais son frère, le duc d'Orléans, tout
+comme le premier, Gaston, ne fut rien qu'Italie, pour l'esprit, pour
+les moeurs. Il fut tout aussi Mazarin que Gaston était Concini.
+
+Je sais bien les difficultés. Les contemporains croient qu'elle ne se
+donna à lui que plus tard. Il y a eu tout au moins un entr'acte dans
+sa faveur. Richelieu l'avait présenté «comme ressemblant à
+Buckingham,» et pour qu'il réussît. Ressemblance invincible, mais
+présentation trop suspecte. Il put être favorisé d'amour plus que de
+confiance. Lui-même fut peut-être effrayé du succès, et recula vers
+Richelieu.
+
+Mais revenons au roi et à Cinq-Mars, histoire plus ridicule encore.
+
+Louis XIII, on l'a dit, n'était pas Henri III. Je le crois bien. C'est
+un temps bien plus vieux. La virilité baisse encore. Tous les rois de
+l'Europe n'en peuvent plus, et, si Anne d'Autriche n'eût
+vigoureusement relevé la race, les nôtres en seraient venus au
+rachitisme de Charles II d'Espagne.
+
+Cette misère physique et cet épuisement général se marque par l'usage
+très-grand des excitants, vieux ou nouveaux. Les écrivains du siècle
+buvaient beaucoup de vin; la plupart se grisaient (V. le dîner connu
+d'Auteuil). Le café va bientôt donner l'ivresse sobre. Le _scocolato_
+espagnol est reproché par Richelieu au cardinal son frère, comme une
+drogue nouvelle et funeste qu'il a apportée de Rome.
+
+Mais, si les forces baissent, les passions restent, ou du moins les
+velléités. L'admiration de la beauté (admiration non pure, mais
+abstinente) est le vice singulier des princes du temps, tous Italiens
+dégénérés. Le faible et gras Jacques Ier (fils éreinté du chanteur
+Rizzio) n'a aucun besoin de maîtresse. Il lui suffit d'aimer une jeune
+âme, docile et imparfaite encore, que lui, maître Jacques, formera,
+rendra parfaite; cette âme est Buckingham. Le _castoiement_ (comme dit
+le Moyen âge), le plaisir, non de châtier avec des coups, mais de
+gronder, de corriger, d'humilier, de faire pleurer, de se brouiller
+toujours pour se raccommoder sans cesse, c'est tout l'amusement de ces
+rois. Louis XIII (Orsini?) n'avait d'autre plaisir. Jusque-là peu
+heureusement. Son premier ami, Baradas, jeune homme grand et fort,
+était un rustre qu'on ne pouvait mener ainsi. Saint-Simon fut trop
+nul. Et mademoiselle de Hautefort, au contraire, eut trop d'esprit
+gascon, de nerf et de saillie; il n'y avait pas plaisir à la gronder;
+elle rendait les coups; elle ne pleurait pas; elle riait. Et c'était
+le roi qui s'en allait pleurer chez Richelieu.
+
+Celui-ci, grand admirateur des Jésuites, et spécialement de leur
+pédagogie, n'ignorant nullement le secret de leurs succès, comprit
+qu'au goût du roi c'était un vrai écolier qu'il fallait[14]. Il le
+fallait joli, fantasque, vicieux, mais susceptible de réforme, tel
+que le roi entreprît de le _castoyer_ et de le refaire. Son ami
+d'Effiat, en mourant, avait laissé un enfant charmant, le jeune
+Cinq-Mars, et une fille qui épousa la Meilleraye, parent de
+Richelieu. Cinq-Mars était presque allié de celui-ci. Il arrivait à
+dix-sept ans. Il allait porter l'épée et entrer dans les grades.
+Nouvel amusement pour le roi, né caporal, et qui ne parlait que de
+soldats, même à mademoiselle de Hautefort. La vive demoiselle endurait
+cet excès d'ennui assez patiemment. Mais combien mieux le roi
+pouvait-il parler d'armes, de chasse et de tout à un jeune militaire!
+Donc, le cardinal le lança, bien instruit, bien stylé, pour _observer_
+le roi d'abord, et peu à peu pour lui plaire s'il pouvait.
+
+ [Note 14: Et cependant il ne suit pas leur plan d'études dans
+ son collége. On disait, et on dit encore, qu'ils enseignaient
+ _les sciences_ aussi bien que les langues. Les langues,
+ c'est-à-dire le latin (peu ou point de grec), s'enseignaient
+ en six classes et au moins en six ans; et, _dans une seule_,
+ entre la rhétorique et la théologie, ils enseignaient un peu
+ de philosophie, de mathématiques et de physique. Le plan que
+ Richelieu traça pour son collége modèle de Richelieu diffère
+ essentiellement, en ce qu'à chaque classe et chaque année, de
+ la sixième à la philosophie, les sciences sont toujours
+ enseignées et en français. À la classe du matin, quand
+ l'attention des enfants est neuve et fraîche encore, on leur
+ enseigne l'histoire, la géographie, la physique, la
+ géométrie, la musique, la mécanique, l'optique, l'astronomie,
+ la politique et la métaphysique. À la classe du soir, ils se
+ délassent par les poètes et les orateurs, les auteurs
+ épistolaires, les livres de dialogues, la prosodie et la
+ grammaire. Enseignement tout à fait différent de celui des
+ Jésuites; celui de Richelieu y donne la grande part, _plus de
+ la moitié_, aux sciences, qui, dans les colléges de La Flèche
+ ou de Clermont, n'entraient au total _que pour un douzième_.
+
+ L'originalité réelle de leur collége de Clermont (rue
+ Saint-Jacques) était surtout en ceci, qu'il y avait à peu
+ près autant de maîtres que d'élèves, _trois cents Jésuites_,
+ profès ou aspirants, pour _quatre cents écoliers_. Je parle
+ des écoliers _internes_ seulement, des seuls auxquels on fît
+ attention, et qui étaient les enfants des plus grandes
+ familles. La mécanique de leurs colléges était très-forte, en
+ ce sens que le même professeur suivait l'enfant de classe en
+ classe, le prenait en sixième et le menait en rhétorique.
+ L'élève maltraité ne pouvait dire: «Dans un an, je suis
+ quitte de ce professeur.» S'il déplaisait malheureusement, si
+ son maître le prenait en grippe, on le fouettait six ans de
+ suite. Cela rendait peureux, flatteur; on craignait
+ extrêmement un maître à perpétuité. Les enfants pauvres, les
+ boursiers, sous cette perspective, et suivis ainsi de la
+ verge, devaient travailler ou périr. La vieille Université de
+ Paris, qui fouettait tant, reproche cependant aux Jésuites de
+ ne fouetter que les pauvres, ces malheureux boursiers, tenus
+ au collége par leur subsistance.
+
+ «Voilà qui est bien dur, diront les mères. Et comment tant de
+ grandes dames confiaient-elles à ces terribles Pères leur
+ douce progéniture?» Rassurez-vous. Autant leur mécanique, vue
+ par là, était dure, autant, d'un autre côté, elle était
+ douce. Tous les Jésuites n'étaient pas professeurs, beaucoup
+ étaient _amis_. L'amitié était une position, un métier, une
+ profession spéciale. Parmi ces Jésuites non enseignants, mais
+ amateurs, qui causaient, conseillaient, observaient, se
+ promenaient, faisaient de la littérature, l'enfant pouvait se
+ choisir _un ami_. Quoi de plus rassurant pour la pauvre mère
+ qui amenait son nourrisson et s'en allait en larmes, que de
+ le confier à ce bon Père qui en faisait son pupille, se
+ chargeait de le recommander, d'intervenir pour lui, d'adoucir
+ le pédant, de sauver un enfant si tendre! «N'ayez pas peur,
+ madame. Tout cela est pour nos boursiers, des enfants rudes
+ qui ne vont que par là... Mais ce beau cher petit seigneur!
+ j'en réponds, et rassurez-vous,» disait le Père.--Un père?
+ bien mieux, une mère tendre qui partageait ses jeux mieux que
+ n'eût fait sa mère, l'aidait dans son devoir, le menait au
+ jardin, et cueillait avec lui des fleurs. Inutile de dire que
+ cet homme charmant devenait pour l'enfant un confident aimé,
+ indispensable; l'écolier le cherchait, dès qu'il était libre,
+ lui disait toutes ses pensées. L'_ami_ savait le fond du
+ fond, dix fois plus que le confesseur. Il renseignait
+ parfaitement la Compagnie, et sur l'enfant, ses qualités, ses
+ vices, ses tendances, son caractère, et sur tout ce que
+ l'enfant pouvait savoir ou entrevoir des secrets de sa
+ famille. Le connaissant à ce point-là, il avait sur lui les
+ plus fortes prises, s'en emparait de plus en plus. Tellement,
+ qu'au grand étonnement de la mère, quand elle venait voir son
+ enfant, il était froid, rêveur, distrait, visiblement ennuyé
+ d'elle, et fort impatient d'aller _jouer_ avec son _ami_.
+ Mais on jouait bien moins qu'on ne causait. Les Jésuites
+ étaient fort caillettes, commères intarissables, aussi
+ bavards que curieux.--Il y avait, en cette institution, du
+ bien, du mal. Sans nul doute, la société douce et bonne d'un
+ homme d'esprit peut affiner bien vite; c'est ce qu'il y a de
+ plus fort pour mûrir en serre chaude et donner de prompts
+ résultats. La concurrence était extrême et poussée par tous
+ les moyens. On faisait de petits parleurs, des académiciens
+ de douze ans, et des acteurs de treize pour les comédies de
+ collége.
+
+ Voilà le bien, si c'en est un. Le mal était ceci: Dans
+ l'éducation ordinaire, un même homme étant obligé d'alterner
+ la rigueur et l'indulgence, cumulant les deux rôles de Grâce
+ et de Justice, neutralise par l'une les effets de l'autre; il
+ influe moins comme homme que comme doctrine et ne prend
+ d'autorité que celle de la raison. Mais ici, l'homme de la
+ Grâce n'ayant point à sévir jamais, étant toujours un
+ camarade aimable, un aide utile, un protecteur surtout,
+ défendant l'enfant de la peur, infailliblement gagnait tout
+ le coeur de la petite créature. Ce qui en advenait, on le
+ sait trop.
+
+ Si des résultats moraux et de l'éducation nous passons à
+ l'instruction, examinons quelle était la valeur réelle de
+ leur enseignement. On le devine par leurs très-médiocres
+ commentaires sur les auteurs anciens. Grande chute! quand on
+ arrive là en sortant de la vigoureuse et mâle érudition du
+ XVIe siècle, qui retrouva parfois l'âme même de l'Antiquité.
+ À qui fera-t-on croire que de plats écrivains, grotesques et
+ ridicules, comme ils furent généralement, ont pu être de
+ vrais interprètes du noble génie antique? Cent ans avant
+ Pascal, Rabelais note d'un trait vigoureux l'aurore de cette
+ belle littérature (la Savatte de pénitence, la Pantouffle
+ d'humilité, etc.). Elle fleurit de plus en plus. N'inventant
+ plus rien, on édite, on ramasse, on balaye, on compile. Les
+ gros recueils commencent avec je ne sais combien de mauvais
+ livres de classe. Dans ces catacombes de l'ennui, l'on
+ recueille religieusement tout l'inutile, le _detritus_ et le
+ _caput mortuum_. À côté fourmille, frétille la fausse vie
+ plus morte encore, les épigrammes galantes, la dévotion en
+ madrigal, etc. Pour écarter les sottises honteuses et ne
+ parler que des choses fades, qui peut lire sans nausée une
+ seule page du livre capital et triomphant de la Société, si
+ somptueusement édité, l'_Imago primi sæculi Societatis Jesu_,
+ 1640?--Mariana confesse que son ordre est très-corrompu. Eh
+ bien, la corruption morale se réfléchit dans celle du goût.
+ Leurs doctrines et leurs moeurs firent leur littérature, et
+ celle-ci qui subsiste, témoigne contre leur enseignement. M.
+ Caillet a tort de suivre ici, les yeux fermés, M. Émond, dans
+ son _Histoire du Collége Louis-le-Grand_. Il a tort aussi (p.
+ 412) de révoquer en doute l'assertion de l'Université: «que
+ les Jésuites _traitaient mal les boursiers, les écoliers
+ pauvres_ (_Mss. de la Bibl. Mazarine_). Cela paraît bien
+ vraisemblable quand on lit dans Ranke (Papauté) l'expresse
+ recommandation du légat _de mieux traiter les écoliers nobles
+ et riches_.]
+
+Le roi vit bien venir la chose, et, trouvant cet enfant qui dormait ou
+faisait semblant dans les coins des appartements, il devina qu'il
+dormait pour le cardinal, pour écouter et rapporter. Cela même lui
+donna pitié de la jeune âme qu'on corrompait ainsi, et qui, logeant
+dans ce beau corps, devait être mieux douée de Dieu, appelée par lui à
+autre chose. De là une tentation naturelle de convertir Cinq-Mars et
+d'en faire un honnête garçon, un parfait gentilhomme. Il était tard.
+Car l'étourdi était déjà fort engagé dans la jeune société noble du
+temps, le monde du _Marais_, comme on disait, autrement dit des
+élégants, des esprits forts, des gens qui ne croyaient à rien et ne se
+gênaient guère.
+
+Cette préoccupation du roi commence vers juin 1639 au siége d'Hesdin,
+où mademoiselle de Hautefort n'avait pu venir. Il y prit habitude
+d'avoir toujours là Cinq-Mars pour le prêcher. Et voilà qu'il ne
+pouvait plus s'en passer. À la moindre absence, il criait: «Où est
+Cinq-Mars?» Richelieu usa sur-le-champ de cette première fleur de
+passion. L'enfant gâté dit qu'il aimait le roi, mais voulait être
+seul, c'est-à-dire qu'il n'aimât plus la Hautefort. Cela promis, ce
+ne fut plus assez. Pria-t-il? pleura-t-il? On ne sait; mais le roi,
+pour l'apaiser, eut la faiblesse de promettre qu'il la chasserait de
+la cour. Chose plus facile à promettre qu'à faire. Car nulle
+précaution n'y servit; elle se mit, malgré tous les ordres, sur le
+passage du roi, et fit rougir le pauvre Sire.
+
+Le cardinal, vainqueur, ayant un si bon instrument, et sachant que ces
+choses-là durent peu, poussait son petit homme au grand galop. Il
+l'engageait à exiger, faire le difficile et se faire valoir. Le roi,
+ayant voulu lui donner la place qu'avaient eue Saint-Simon, Baradas,
+le jeune insolent dit: «C'était bon pour eux, de petits gentilhommes.»
+Il fallut que le roi négociât avec le vieux M. de Bellegarde pour
+satisfaire sa volonté, qui fut d'abord d'être grand écuyer. Dans la
+langue de cour, ce petit polisson fut appelé _Monsieur le Grand_.
+
+Louis XIII avait jusque-là paru un homme sec, mais assez raisonnable.
+Il avait eu deux lueurs poétiques, l'apparition première de
+mademoiselle de Hautefort et la transfiguration de Lafayette.
+Mouvements excusables de coeur, courts élans de jeunesse dans un homme
+né vieux, mais enfin tout cela était d'humanité, de nature, donc non
+ridicule. Un côté de son caractère qui l'était davantage, c'est qu'il
+avait du temps pour tout, sauf pour la royauté. Il écrivait des plans
+de campagne, envoyait de petits articles à la _Gazette de France_,
+faisait de petits airs et des chansons en bouts rimés. Son extrême
+désoeuvrement lui donna parfois des curiosités peu royales, celle, par
+exemple, d'apprendre la cuisine; il prit des leçons pour savoir
+larder.
+
+Pauvretés, ennui, innocence. L'excuse, c'était Richelieu, un autre
+roi, qui, en le consultant toujours avec respect, n'eût pas souffert
+qu'il fît rien de sérieux.
+
+Ce qui le mit plus bas que sa lardoire, ce fut son radotage pour un
+enfant qui se moquait de lui. Il donna là des signes d'imbécillité
+caduque, à quarante ans. Les froideurs de Cinq-Mars, ses rebuffades,
+un simple oubli d'écrire dans les absences, faisaient pleurer le roi.
+Mais, quand on voit ses lettres à Richelieu pour faire chapitrer
+l'écolier, lettres si pesantes et si sottes, on est du parti de
+l'enfant, on trouve qu'à bon droit il fuyait l'éternelle gronderie et
+plus encore les burlesques tendresses de son royal Jésuite. Mieux
+valaient les verges et le fouet.
+
+Il échappait tant qu'il pouvait. Parfois, aux antichambres, ce garçon,
+que le roi eût voulu maréchal de France, passait le temps à lire le
+roman de Cyrus avec les valets. Parfois, la nuit, il se sauvait de
+Saint-Germain, galopait à Paris, au quartier élégant, à la place
+Royale, dans les belles ruelles et les conversations galantes. On l'y
+travaillait fort. Les dames politiques n'épargnaient rien pour le
+gâter, lui brouiller la cervelle, le rendre fou et traître.
+L'intrigante Marie de Gonzague en faisait son _Petit Jean de Saintré_,
+et par le roman le menait à l'histoire (la plus triste). Le roi avait
+beau le tenir, le garder, le coucher dans son lit, avec lui; il
+fuyait, s'évanouissait.
+
+Cependant l'influence occulte se révéla. Il ne se tint pas satisfait
+d'un grand titre ni de la faveur. Il prétendit avoir part aux
+affaires. Richelieu fut bien étonné lorsque, le roi tenant conseil
+chez lui (il était malade à Rueil), Cinq-Mars resta, siégea. Le
+cardinal refusa de parler devant lui, et le lendemain le tança fort de
+son outrecuidance. Mais ceux qui menaient le jeune homme, loin de
+reculer, avancèrent, lui firent demander... quoi? un bijou? une armée!
+et dans le moment le plus difficile pour secourir notre camp d'Arras,
+menacé par les Espagnols. Le roi était si faible, que, sans Richelieu,
+il cédait. Du moins il lui donna à conduire le corps des volontaires,
+toute la jeune noblesse de France. Il eut un cheval tué, se crut
+Alexandre le Grand. Le roi ne souffrit plus qu'il se hasardât
+davantage.
+
+Les Espagnols battus regagnaient par l'intrigue ce que perdaient leurs
+armes. La ligue universelle des femmes était pour eux. Marie de
+Médicis en Angleterre, aux Pays-Bas, la Chevreuse à Madrid, à Londres,
+les filles d'Henri IV, Henriette, Christine, ne travaillaient pas
+seules. Le duc de Lorraine avait épousé (sa femme vivant encore) une
+Italo-Flamande, qui le mena aux genoux du roi pour rentrer chez lui et
+trahir. Le jeune Guise, archevêque de Reims, un brillant duelliste,
+s'était marié deux ou trois fois, et suivait la sagesse de la
+Palatine. Le duc de Bouillon, longtemps général de Hollande, et qui
+passait pour une forte tête, ayant vieilli dans les affaires, avait
+épousé sur le tard une catholique qui le fit catholique, le jeta dans
+tous les casse-cous.
+
+En 1641, la partie fut liée à merveille. Madame de Bouillon fit de son
+vieux mari goutteux le centre, la clef de voûte d'une ligue
+universelle. L'Empereur fournit des troupes, et l'Espagne en promit.
+Mais, pour donner à l'invasion étrangère un air national, un prince du
+sang, le comte de Soissons, réfugié chez Bouillon, prit le
+commandement de l'armée. Les émigrés français, de tout parti, devaient
+partir de Londres et faire une descente en France. Il leur semblait
+faire la guerre à coup sûr, ayant Paris d'avance où le jeune Gondi eût
+surpris la Bastille, ayant la cour, les voeux de la reine, ayant le
+cabinet du roi et son secret par son enfant gâté, Cinq-Mars, à qui il
+disait tout. L'armée même que Richelieu leur opposait était en grande
+partie pour eux. L'armée, la France, tout le monde était gagné par le
+mot séducteur que l'ennemi avait mis sur son drapeau: La paix.
+
+Richelieu, en si grand péril, fit d'abord procéder le Parlement contre
+Guise et Bouillon. Soissons étant prince du sang, on ne pouvait le
+juger, mais bien le faire tuer. Le dévot et scrupuleux Dunoyer, homme
+très-discret, se chargea, dit-on, de négocier l'affaire. Il partit,
+emporta une forte somme pour payer l'assassin.
+
+Des deux côtés, les choses se passèrent comme on pouvait le prévoir.
+Soissons battit sans peine une armée qui voulait être battue. Mais,
+d'autre part, pendant que ce vainqueur, autre Gustave-Adolphe,
+regardait la déroute, il lui advint comme à Gustave, il fut frappé à
+mort sans que l'on sût par qui (6 juillet 1641).
+
+Jamais mort d'homme n'eut un plus grand effet. Le général français
+étant tué, l'affaire changeait de caractère; elle reparaissait tout à
+fait étrangère, c'était une invasion, et elle manquait. Sept mille
+impériaux pour conquérir la France, ce n'était pas assez. Les
+Espagnols n'arrivaient pas. Et la descente des émigrés de Londres ne
+se fit pas non plus. Bref, Bouillon demanda pardon, et jura au roi une
+fidélité éternelle. Richelieu fit semblant d'y croire, et, pour
+l'éloigner de France, lui promit le commandement de l'armée d'Italie.
+
+Il savait tout. Il les avait tous sous la main, et, s'il ne frappait
+pas, c'est qu'il n'y avait guère de témoins ni de preuves. Tous
+s'entendaient et tous étaient coupables. Le roi même l'était en un
+sens, par ses plaintes, ses protestations d'être excédé de Richelieu.
+
+Cinq-Mars était dans l'affaire de Soissons. La reine en
+était-elle[15]? On ne peut en douter quand on voit la subite, la
+violente irritation que Richelieu montra alors contre elle, et que
+n'explique aucun auteur du temps. Il fit écrire (et écrivit, dit-on)
+la pièce de _Mirame_, pleine d'allusions à la situation, à sa victoire
+sur tous ses ennemis, insultante surtout pour la reine qu'on y
+reconnaissait dans mille traits injurieux. Il avait bâti tout exprès,
+au Palais-Cardinal, un théâtre qui ouvrit par _Mirame_, et qui resta
+le Théâtre-Français.
+
+ [Note 15: Campion le dit expressément. Le 15 août 1641, il
+ rassure la Chevreuse en lui disant qu'il a brûlé les lettres
+ de la reine. M. Cousin, le défenseur ordinaire de ces dames,
+ nous apprend pourtant, et dans sa _Hautefort_, et dans sa
+ _Chevreuse_, toute la gravité du complot et la part qu'y
+ prenait la reine. La Hautefort, par l'ordre d'Anne, y était
+ entrée. La Chevreuse, à Londres, avait formé l'association
+ des _émigrés français et des royalistes d'Angleterre_
+ (Holland, général de Charles Ier, Montaigu, conseiller
+ d'Henriette, ardent papiste), et la ligue des uns et des
+ autres _avec l'Espagne et le pape_. À Bruxelles, elle y
+ associa encore le duc de Lorraine et le comte de Soissons.
+ Complot trop vaste, trop mêlé d'éléments nombreux et
+ complexes, qui devaient marcher mal ensemble. Cette grande
+ politique, la Chevreuse, était un esprit romanesque,
+ nullement positif. Ceci rappelle les complots fous et
+ visionnaires des Jésuites avant l'Armada. On échoua. Puis on
+ reprit la chose plus follement encore par le petit Cinq-Mars.
+ Le sérieux de l'échafaud a trop relevé ce favori ridicule, si
+ outrecuidant, si absurde. Il voulait, lui, ce garçon de vingt
+ ans, que le roi le laissât _tuteur du dauphin_. Cela fit
+ connaître le personnage comme mannequin de la cabale, et
+ dégoûta entièrement Louis XIII.]
+
+La reine y assista, la cour y assista, et personne n'osait y manquer.
+On subit le ministre, mais on punit l'auteur. Un silence de glace, un
+ennui calculé, lui revinrent de toute la salle et le morfondirent dans
+sa loge. On traita le malade comme étant mort déjà. Il sentit le froid
+du linceul, frissonna dans sa bière. Supplice inouï et cruel pour une
+âme brûlante, affamée d'immortalité: on affecta de l'oublier vivant.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+CONSPIRATION DE CINQ-MARS ET DE THOU
+
+1642
+
+
+Les choses inclinaient vers leur terme (janvier 1642). Le cardinal
+était toujours malade, mais le roi beaucoup plus. Les médecins ne lui
+donnaient pas six mois à vivre. Pour une solution si prochaine, chacun
+songeait à se pourvoir.
+
+C'était fait des ménagements. Richelieu fit exclure Cinq-Mars de tout
+conseil, et engagea le roi à retirer le Dauphin des mains de la reine.
+Laisser le roi futur dans une main espagnole, c'était risquer de
+revoir l'étranger régner encore au Louvre, comme Henri V aux temps de
+Charles VI.
+
+Le très-intelligent Fontrailles, notre auteur principal ici, assure
+que la reine en péril désirait qu'il y eût un complot[16], et y
+contribuait de son mieux, ne pouvant qu'y gagner, quel que fût celui
+qui pérît, Richelieu ou Gaston, l'un ou l'autre de ceux qui pouvaient
+à la mort du roi lui ôter la régence.
+
+ [Note 16: Et on peut dire que, pour son compte, elle en
+ tramait un elle-même. Son plan était d'enlever ses enfants, à
+ la mort de Louis XIII. Elle chargea de Thou de demander au
+ duc de Bouillon de la mener à Sedan (Cousin, _Chevreuse_, p.
+ 101). Bouillon, comme on le voit dans toute la Fronde,
+ appartenait essentiellement aux Espagnols. La reine ne
+ voulait pas moins que mettre le roi de France entre les mains
+ du roi d'Espagne. Quoi de plus criminel?--De Thou fut
+ très-coupable. Richelieu venait de lui pardonner déjà sa
+ participation à un complot de la Chevreuse.--M. Cousin se
+ trompe (avec bien d'autres, il est vrai), en disant, p. 105
+ de sa _Chevreuse_, que Richelieu eut le traité le 11 juin.
+ Les notes écrites à Tarascon par Richelieu même, établissent
+ que, le 7 juillet, il n'avait pas encore cette pièce
+ essentielle.]
+
+Était-elle capable d'un si grand machiavélisme? Par elle-même? Non,
+mais peut-être par la Chevreuse, qui lui donna alors un homme à elle,
+non pas pour conspirer, mais pour lier entre elles les conspirations
+différentes, s'entremettre de l'une à l'autre, et, du moins
+indirectement, pousser à l'action.
+
+Bouillon, pardonné, exilé au généralat d'Italie, était plus que jamais
+poussé par sa femme orgueilleuse à se venger de Richelieu.
+
+Cinq-Mars, chassé par lui du conseil, et avec outrage, pleurait et
+sanglotait, ne songeait qu'à le faire tuer.
+
+Gaston allait être emmené par Richelieu à la guerre du Midi, mais sans
+emploi, sans titre. Il disait à Fontrailles: «Ne le tuera-t-on
+pas?»--On lui répondait: «Oui, devant vous, sur votre ordre, mais non
+autrement.»
+
+Il n'était pas jusqu'au roi qui ne parût contre lui. Il ne cessait de
+dire qu'il voudrait _s'en défaire_. Mot équivoque, traduit
+diversement. À tout ce qu'on disait, il n'objectait qu'une chose:
+«Comment le renvoyer? Il est maître de tout...--Mais, Sire, on le
+tuera...--Un prêtre! un cardinal!... Je serais excommunié!»--À quoi un
+de ses mousquetaires, Troisville (homme estimé qui fut plus tard de
+Port-Royal), répondait en riant: «Ordonnez seulement, laissez-moi
+faire... Je m'en irai à Rome, où j'aurai mon absolution.»
+
+L'homme de la Chevreuse, qui devint celui de la reine, l'intermédiaire
+des mécontents et le trait d'union des partis, était un homme de
+mérite, au fond sans importance, mais parent du duc de Bouillon,
+familier de Cinq-Mars, lié avec Fontrailles et les hommes de Monsieur.
+
+Auguste de Thou, fils de l'illustre historien, était jeune, candide,
+dévoué, honnête, non sans élévation, et l'on s'étonne de le rencontrer
+avec ces gens-là. C'était un savant, comme son père; il était
+conseiller et bibliothécaire du roi, mais, de plus, intendant d'armée,
+ce qui le mêla aux grands seigneurs, à la jeune noblesse, avec qui
+volontiers il s'exposait en amateur. De nature tendre et généreux, il
+ne recula point devant l'occasion romanesque de se hasarder «pour une
+grande reine,» si malheureuse, à qui on voulait ôter ses enfants. Il
+lia Cinq-Mars et Bouillon, jusque-là sans rapport, alla, vint,
+s'entremit, porta de l'un à l'autre des paroles, des propositions.
+
+De Thou n'était nullement intéressé, point ambitieux. Mais c'était un
+homme déclassé, hors de tout, hors de la robe sans être de l'épée,
+n'ayant le pied ferme nulle part. Il était fils de l'_impartialité_
+historique et de l'indécision. Lui-même, s'il était quelque chose, il
+était l'agitation même. Ses amis l'appelaient en riant: «Votre
+_inquiétude_.»
+
+Ce n'est pas un tel homme qui pouvait penser à un assassinat. Que
+voulait-il? Rien que sauver la reine, finir la guerre européenne. Or,
+on croyait à tort que la guerre, c'était Richelieu, que l'Espagne
+voulait la paix.
+
+La paix! quelle belle parole! dit Jean Gerson, comme elle emplit la
+bouche de miel!... Il faut se souvenir des terribles malheurs qui
+avaient dépeuplé des provinces entières. Cinq cent mille hommes
+étaient morts de misère en Lorraine et au Rhin. C'était le tour de la
+France du Nord. Les familles les plus honorables (et c'étaient les
+parlementaires, la bonne bourgeoisie) ressentaient cette douleur. Des
+femmes charmantes, excellentes, femmes de présidents, de simples
+conseillers, se réunirent bientôt autour d'un petit homme (resté si
+grand), Vincent de Paul, et elles envoyaient quelques secours, hélas!
+bien peu de chose, une goutte d'eau sur un grand incendie. La paix
+seule pouvait atténuer ces maux. Mais pouvait-on la faire? C'était la
+question.
+
+Telle fut l'illusion de de Thou et d'autres parlementaires. Je ne leur
+reproche rien. Quoique leur conduite ait été tantôt coupable et tantôt
+ridicule, je comprends leur fluctuation. Ils ne sentirent pas assez,
+sans doute, que la France eût péri sans cette violente dictature,
+qu'elle eût été engloutie par Waldstein, puis par les menus brigands,
+les Gallas et les Jean de Werth; ils ne virent pas que Richelieu,
+malheureux à la guerre, nous aguerrit pourtant et prépara Rocroy.
+D'autre part, quand on sait, par l'horrible affaire de Loudun, la
+force et la furie que les tyrannies secondaires déployaient avec les
+pouvoirs de la grande tyrannie centrale, on excuse les parlementaires
+d'avoir (sans droit, sans mission, n'importe) tenté de suppléer les
+garanties publiques qui n'existèrent jamais dans ce misérable pays.
+
+Pour revenir, le pauvre de Thou se vit mené plus loin qu'il ne
+croyait. Les hommes de Gaston, spécialement Fontrailles, homme
+d'esprit, sans conscience, un furieux bossu, dont Richelieu s'était
+moqué, organisaient deux choses. D'abord, le cardinal devant suivre le
+roi qui partait pour la guerre d'Espagne, il fut réglé qu'on le
+tuerait à Lyon; Gaston devait y aller tout exprès, et, brave cette
+fois, donner lui-même le signal. Mais Richelieu tué, restaient ses
+hommes et ses parents, tant de gens qu'il avait placés, les Brézé, les
+la Meilleraye, les Chavigny, en tête les Condé, dont le fils venait
+d'épouser sa nièce. Les grands militaires de l'époque, Guébriant,
+Harcourt, Fabert, Gassion, tenaient personnellement à Richelieu, et se
+seraient ralliés aux Condés pour faire face à Gaston. Celui-ci,
+méprisé, n'avait pas grande chance hors de l'assistance étrangère. M.
+de Bouillon l'exigeait, Fontrailles tira de Gaston une lettre où il
+s'engageait à faire livrer aux Espagnols une place forte (c'était
+Sedan) pour les enhardir à entrer en France. La reine ne donna point
+de lettre, ne signa rien, resta derrière.
+
+Les Espagnols hésitaient fort, pour cette raison. Ils voyaient la
+régence qui allait leur venir par Anne d'Autriche. Avaient-ils besoin
+de Gaston? Et, s'il réussissait par eux, ne publierait-il pas sa
+secrète protestation pour détrôner le fils de leur infante? Cependant
+les succès de Richelieu en Allemagne, une bataille qu'il gagna sur le
+Rhin, le voyage du roi pour prendre Perpignan, le Roussillon, la
+Catalogne, les décidèrent, et le traité se fit. Ils promirent secours
+à Gaston (mars 1642).
+
+Comment de Thou resta-t-il dans l'affaire lorsqu'elle devenait si
+criminelle? Une lettre qu'il écrivit à sa mort nous le fait deviner.
+Il était alors amoureux d'une dame très-aimée de la reine, jolie
+petite princesse à tête légère, madame de Guémené. Elle était
+janséniste, et refusait tout à de Thou. Il était roux, il était homme
+de robe, etc. Elle fut vertueuse pour lui, mais non pour Retz. Elle
+prodigua au prêtre libertin (et fort laid) ce qu'elle avait refusé à
+l'amour, au culte d'un homme supérieur qui, dans un meilleur temps,
+eût été peut-être un grand homme, qui avait mis son idéal en elle, et
+dont elle fut la suprême pensée.
+
+Ce fut, je crois, le vain espoir de fléchir les rigueurs de cette
+cruelle qui aveugla de Thou, lui cacha l'énormité de sa faute, et le
+rendit, non pas témoin seulement, comme on a dit, mais acteur
+très-actif dans cette affaire coupable qu'il croyait celle de la
+reine.
+
+Gaston, à son ordinaire, manqua de parole. Les conjurés l'attendaient
+à Lyon; il resta à Blois. Les deux malades, le roi en avant, le
+cardinal derrière à quelques lieues, continuèrent d'avancer au Midi.
+Mais, à Narbonne, le dernier, craignant, sur les rapports qu'il
+recevait, que le roi ne permît sa mort, dit ne pouvoir aller plus
+loin. Son incertitude était grande; tout en se disant incapable de
+bouger, il partit de Narbonne sans trop savoir où il irait. Le
+gouverneur de Provence le reçut dans un abri sûr, au château de
+Tarascon, d'où il pouvait toujours s'embarquer et gagner la mer, puis,
+en tournant l'Espagne, aller s'enfermer à Brouage qu'il avait
+fortifié. Dans sa mortelle inquiétude, il fit prier le prince d'Orange
+d'intercéder pour lui, et fit dire au vaillant colonel Gassion que le
+moment venait où il faudrait _qu'on se déclarât_, qu'on distinguât ses
+amis de ses ennemis.
+
+Le roi n'était pourtant nullement décidé contre lui. L'impertinence de
+Cinq-Mars, qui bravait, démentait les meilleurs officiers, provoqua
+une explosion. Le roi lui dit: «Je vous vomis.» Souvent il lui ferma
+sa porte. Une défaite éprouvée dans le Nord, qui jeta la panique
+jusqu'à Paris, fit vivement sentir l'absence de Richelieu.
+
+Cependant le roi semblait si malade, qu'on se croyait au moment
+décisif. De Thou, qui était à l'armée, pensa qu'il était bon que la
+reine s'assurât des chefs, et, comme il était difficile de deviner de
+loin quelles conditions ils feraient, il la priait de lui envoyer des
+blancs seings qu'il pût remplir selon les circonstances. Elle l'aurait
+fait étourdiment. Brienne se donne l'honneur de l'en avoir empêchée.
+Je crois qu'auprès de Richelieu même elle eut un autre conseiller qui
+la renseigna et la dirigea. Mazarin très-probablement. Il put lui
+faire entendre que les choses n'en étaient pas où on le lui disait,
+que le roi vivait, que Richelieu vivait et tenait encore les armées,
+que le danger, d'ailleurs, de la future régente, était Gaston bien
+plus que Richelieu, que Gaston se noyait dans une entreprise manquée,
+qu'au lieu de se lier à lui il fallait l'enfoncer plutôt et aider au
+naufrage.
+
+Selon Fontrailles, selon Voiture et autres, ce fut la reine _qui fit
+trouver_ le traité. Chavigny, sans le dire, fit un jour entendre la
+même chose.
+
+Elle envoya un homme sûr au cardinal (dit Monglat), et, sans doute par
+cette voie, lui donna connaissance du traité. La paix se fit entre eux
+à ce prix. Elle garda ses enfants.
+
+Le roi malade avait quitté le siége et était revenu à Narbonne quand
+l'homme de Richelieu, son ombre, Chavigny, vint le trouver et lui
+dévoila tout. Le roi saute au plancher. Quelle preuve cependant?
+Chavigny ne lui donnait pas le traité (comme on l'a dit à tort); il
+apportait seulement l'affirmation de Richelieu. Le roi hésitait fort.
+Il fallut que l'on s'adressât à sa conscience. Chavigny alla trouver
+le confesseur, le père Sirmond, le fit parler. Sirmond, le cas posé,
+décida qu'en un grand péril de l'État, un roi ne pouvait se dispenser
+d'agir préventivement, d'arrêter l'accusé.
+
+Cinq-Mars eut un jour pour s'enfuir et n'en profita pas. En voyant
+Chavigny, il avait deviné sa perte. Il eut l'idée, à tout hasard, de
+le faire poignarder avant qu'il pût parler au roi. Mais déjà il était
+trop tard. Il aurait pu encore, en sautant à cheval, passer les portes
+de Narbonne. Mais il perdit la tête, et on eut le temps de les
+fermer.
+
+On fit crier peine de mort pour qui cacherait Cinq-Mars. Une femme
+l'avait caché dans son lit même. Mais le mari alla le dénoncer. On
+arrête Cinq-Mars et de Thou. Ordre envoyé à l'armée d'Italie, où
+commandait Bouillon, pour l'arrêter et l'envoyer en France (13 juin
+1642).
+
+Ce qu'on craignait le plus, c'était que Gaston ne s'enfuît et qu'on
+n'eût pas son témoignage. Le roi, pour le tromper, lui écrivit que
+«c'était pour ses insolences» que Cinq-Mars était arrêté.
+
+Richelieu était en péril peut-être autant que Cinq-Mars même. On voit,
+par ses notes écrites à Tarascon le 5 et le 7 juillet, qu'il faisait
+commencer le procès sans preuves ni témoins, donc sur la simple
+révélation verbale qui lui venait de la reine. Mais il ne pouvait
+avouer cette source. Il parle dans ces notes comme s'il eût _deviné_
+l'existence du traité. Il dit qu'il faut l'avoir, l'acheter à tout
+prix d'un confident de Gaston.
+
+Avec un homme moins peureux que Gaston on n'eût rien obtenu, et
+Richelieu, n'ayant nulle pièce, eût été conspué, chassé pour calomnie,
+poursuivi à son tour. Mais Chavigny, qu'il lui envoya, le terrifia en
+assurant qu'on avait le traité, une copie du moins, «trouvée par des
+pêcheurs dans une barque échouée en Catalogne.» À lui, Gaston, de
+mériter sa grâce en délivrant l'original. C'est ce qu'il ne pouvait
+plus faire; dans sa peur, il l'avait brûlé. Mais il offrit d'y
+suppléer par la confession la plus complète; confession terrible,
+meurtrière, où il allait dire les péchés des autres, ne risquant pour
+lui que la honte; un fils de France ne peut aller en Grève.
+
+Le roi avait comblé sa terreur en écrivant que, si sa confession était
+incomplète, _on le poursuivrait avec des troupes et qu'on
+l'enfermerait_; mais que, s'il disait tout, on le laisserait aller
+libre à Venise en lui faisant une pension.
+
+Il parla tout au long, et chacun de ses mots tuait,--d'abord
+Cinq-Mars, Bouillon, Fontrailles, puis de Thou même.
+
+La reine, sans le vouloir ni le savoir peut-être, en mettant Richelieu
+sur la voie de tout découvrir, avait perdu de Thou. Il fallait bien au
+moins une tête à la justice. Or Gaston ne pouvait périr. Bouillon,
+arrêté, eut sa grâce en livrant sa place, Sedan. Fontrailles était en
+fuite. Si le roi sauvait Cinq-Mars, un seul mourait: c'était de Thou.
+
+Pour elle, elle n'avait rien à craindre. Elle pouvait dormir
+paisiblement, attendre la régence. On la croyait perdue. Madame de
+Lansac, que Richelieu avait faite gouvernante du Dauphin, vint
+triomphante le matin lui dire qu'on tenait Cinq-Mars et de Thou. Elle
+faisait la dormeuse entre ses rideaux. La Lansac les tira, mais la
+trouva fort calme. Elle connaissait bien de Thou, savait qu'il
+mourrait sans parler.
+
+Quant à Gaston, ce qui aurait fait son supplice, c'eût été qu'on le
+mît en face de ceux qui s'étaient immolés pour lui et qu'il faisait
+périr. Mais les magistrats complaisants assurèrent qu'il n'y avait nul
+exemple qu'un fils de France fût confronté. On le fit venir à deux
+lieues de Lyon, et comme à la porte du tribunal, pour en tirer au
+besoin ce que demanderait le procès. Principal accusé, il ne figura
+que comme témoin, et ce témoin dispensa des pièces mêmes, puisqu'on
+n'avait que des copies, des chiffons de papier, et sans caractère
+authentique.
+
+Cinq-Mars essaya de nier, et attesta Bouillon qu'il croyait loin. À
+l'instant même, on le lui présenta pour le démentir. On l'avait pris
+caché dans une meule de foin et amené à Lyon, où Mazarin lui conseilla
+en ami de faire comme Gaston, de se sauver par la lâcheté. Le roi lui
+laisserait sa tête et ne lui prendrait que Sedan.
+
+De Thou montra du courage, mais il aurait plus honoré sa mort s'il eût
+moins chicané sa vie par des fins de non-recevoir de procureur. Il se
+retrancha trop habilement sur une chose fausse, qu'il avait eu _une
+simple connaissance_ de la chose, n'avait pu trahir ses amis. En
+réalité, il avait agi, dirigé même, indiquant tous les rendez-vous, y
+conduisant les conjurés, les faisant entrer, sans entrer lui-même, et
+restant à la porte.
+
+Amené, dit-on, devant Richelieu, il prétendit «avoir ordre du roi.»
+Nul écrit, à coup sûr; des paroles vagues, à la bonne heure.
+
+De Thou fut bien jugé. Un coeur comme le sien ne pouvait manquer de le
+reconnaître. Lorsque Cinq-Mars et lui allèrent à la mort, leurs juges
+(dont était l'illustre Marca) étaient sur leur passage, et les
+condamnés les remercièrent de la juste sentence qui, lavés et
+purifiés, allait les envoyer à Dieu.
+
+Cinq-Mars, si beau, si jeune, de Thou, si estimé jusque-là, si pur
+(moins une erreur), excitèrent dans la foule un intérêt
+extraordinaire. La maladresse d'un bourreau novice qu'on employa
+ajouta encore à l'émotion. Quand la tête de Cinq-Mars tomba, il
+s'éleva de toute la place un horrible cri de douleur. De Thou, manqué
+d'abord et très-cruellement égorgé, jeta la foule dans un accès de
+fureur frénétique. Des pierres volèrent sur l'échafaud. Ce bon peuple
+de France maudit cette justice qu'il appelait vengeance, et pleura
+amèrement les coupables qui l'avaient trahi.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+ISOLEMENT ET MORT DE RICHELIEU--MORT DE LOUIS XIII
+
+1642-1643
+
+
+Richelieu avait fait lui-même sa dernière maladie. Par propreté
+galante, il avait supprimé un flux d'hémorrhoïdes, dérivatif utile de
+maux plus graves, qui le tenait en vie. Immédiatement un abcès parut à
+la main, au bras, d'autres ailleurs. Dès lors, rien n'y servit; il eut
+beau faire; il était mort.
+
+De toute façon, Cinq-Mars l'avait tué. Son maître le haïssait
+désormais sans retour. L'auteur primitif du complot avait été le roi.
+Tout avait commencé par ses paroles imprudentes qui semblaient
+demander qu'on le délivrât de son ministre. Il avait été découvert par
+les aveux des accusés; et, lorsque, revenant au Nord, il lui fallut à
+Tarascon comparaître devant Richelieu, il y vint comme un accusé.
+
+Malade, on le mit sur un lit en face du malade, et, quelque soin que
+prît le cardinal de le rassurer, de lui donner le change, ni l'un ni
+l'autre dès lors ne s'y trompa. C'étaient deux ennemis.
+
+Le roi revint seul à Paris avec les mêmes hommes qui, même avant
+l'affaire Cinq-Mars, offraient, au premier ordre, de le défaire de
+Richelieu.
+
+Dans ce triste château de Tarascon, plus tard fameux par les
+massacres, au bruit monotone du flot qui sanglote en passant, la
+petite cour du cardinal avait été un moment réduite à quatre hommes
+trop compromis pour le quitter vivant. Ses instruments d'abord et
+sous-ministres, Chavigny, Dunoyer, Mazarin. Le premier seul était bien
+sûr; seul il représentait, exécutait sa violente volonté. Dunoyer, le
+boeuf, le Jésuite, ne pouvait manquer tôt ou tard, par sa dévotion, de
+tourner à l'Espagne, c'est-à-dire à la reine; c'est ce qui arriva.
+Pour Mazarin, le plus douteux de tous, il avait bien servi pour
+espionner Cinq-Mars, pour faire parler Bouillon; il marchait droit
+sous l'oeil du maître; mais son zèle apparent, son patelinage italien,
+son caressant baragouinage, n'inspiraient pas, comme on va voir,
+grande confiance à Richelieu.
+
+Le quatrième personnage, sur lequel il faut s'arrêter, était un homme
+de vingt ans qui n'avait rien de jeune. Très-sinistre figure d'oiseau
+de proie, la plus bizarre du siècle. Point de front et nez de vautour;
+des yeux sauvages et fort brillants; rien d'homme, quelque chose de
+moins ou de plus, et d'une espèce différente. Animal féroce et docile,
+servile en ses débuts, plus servile à la fin. Ce personnage étrange,
+nourri par Richelieu dans sa ménagerie, va éclater dans l'histoire.
+C'est Condé.
+
+Ces Condés étaient sombres et bas, et semblaient toujours inquiets.
+Frappant contraste avec les Condés d'autrefois, avec celui des guerres
+civiles, celui de la chanson (le Petit Homme tant joli, qui toujours
+chante et toujours rit...). Mais ceux-ci étaient contestés. On a vu la
+terrible affaire du père du grand Condé, né en prison d'une mère
+accusée d'empoisonnement. On le disait l'oeuvre furtive d'un page
+gascon qui se sauva. Henri IV, sans enfant alors, fit réformer le
+jugement de la mère, prit le petit pour vrai Condé et lui fit sa
+fortune en lui donnant mademoiselle de Montmorency.
+
+Les deux époux se détestaient. Il n'aimait pas les femmes; tous ses
+amours étaient dans l'Université de Bourges (Lenet). Cependant, quand
+il fut mis à la Bastille par le maréchal d'Ancre, il joua à sa femme
+le tour de dire qu'il ne pouvait se passer d'elle. Elle, glorieuse,
+mit son honneur à accepter, et elle s'enferma avec lui. Homme
+d'esprit, mais bas, sale, avare, portant sur le visage son âme
+d'usurier, il avait tout ce qu'il fallait pour éloigner une femme.
+Mais la prison, l'ennui, firent un miracle. Elle devint enceinte, et
+fit tout à sa ressemblance la très-jolie madame de Longueville, la
+future reine de la Fronde. Puis un garçon, cette figure crochue du
+grand Condé; enfin Conti, prêtre et bossu, que sa soeur fit général de
+Paris.
+
+Les deux garçons naquirent amoureux de leur soeur. Condé, éperdument,
+jusqu'à lui passer tout, adopter ses amants, puis jusqu'à la haïr.
+Conti, sottement, servilement, se faisant son jouet, ne voyant rien
+que ce qu'elle lui faisait voir, dupé, moqué par ses rivaux. Condé le
+père maria son aîné, qu'on appelait alors Enghien, à une nièce du
+cardinal, croyant que le ministre allait à sa Bourgogne ajouter je ne
+sais combien de gouvernements, refaire en lui Charles le Téméraire. Il
+lui devait déjà la dépouille de son beau-frère, Montmorency, décapité.
+Puissance merveilleuse des maris sur les femmes. Condé dressa la
+sienne à faire sa cour au cardinal, à lui faire visiter, pour affaire
+et pour intérêt, les juges qui avaient envoyé son frère à la mort.
+
+Le serviteur du grand Condé, Lenet, nous apprend que cette famille, si
+mendiante auprès de Richelieu, tâchait pourtant à tout hasard de se
+créer contre lui des moyens de résistance. De temps à autre, sous
+différents prétextes, ils ajoutaient aux fortifications d'une bonne
+place qu'ils avaient en Bourbonnais au carrefour des routes de quatre
+provinces. Madame la princesse, par tout moyen, attirait la noblesse à
+sa cour. Quand le petit prince monta à cheval, on ouvrit à portée de
+la résidence un marché de chevaux, pour que, sous ombre d'achats, les
+gentilshommes vinssent, montassent au château pour faire leurs
+hommages, devinssent clients de la maison.
+
+L'enfant fut élevé d'une manière populaire et ambitieuse. On le mit au
+collége à Bourges, sous un Jésuite, parmi nombre d'enfants de
+gentilshommes qui s'attachèrent à lui. Il eut l'éducation variée,
+littéraire, que donnaient les Jésuites, sans fond moral, mais bien
+combinée pour l'effet; les langues, les exercices publics, des thèses
+où l'écolier brillait. Mais, après le collége, son père voulut encore
+qu'il sût un peu d'histoire, de mathématiques. On entendait par là
+surtout la fortification, l'art de l'ingénieur.
+
+Son couronnement d'éducation fut d'être envoyé par son père pour tenir
+sa place en Bourgogne, pour s'informer de tout, et du militaire, et de
+la justice, pour caresser le Parlement.
+
+Il fut du premier coup très-brave (campagne d'Arras, 1640). Son père
+voulait le pousser au commandement et lui faire avoir une armée. C'est
+pour cela surtout qu'il lui fit épouser malgré lui mademoiselle de
+Brézé. Il avait vingt ans, elle douze. Il fut très-dur pour elle,
+vivant à côté d'elle sans en tenir compte et tout à fait à part. En
+réalité, maladif (il fut un moment à la mort), ambitieux comme sa
+mère, avare comme son père, il visait de loin la grande héritière,
+mademoiselle de Montpensier, l'énorme fortune d'argent que feraient
+les biens d'Orléans par-dessus les biens des Condé et des Montmorency.
+Seulement le roi y consentirait-il? Ce jeune homme d'aspect si
+sauvage, mais excellent calculateur, trouva moyen d'aller au coeur du
+roi en s'associant à sa mère, à sa soeur, dans leur zèle pour les
+Carmélites. Il quêta pour leur faire avoir un reliquaire fort riche.
+Chose rare qu'un jeune militaire eût une dévotion si précoce.
+
+Richelieu le voyait venir, et il en était indigné. Cette chasteté
+persévérante, ce divorce dans le mariage pour en préparer un plus
+riche, montraient en celui-ci un homme qui passerait son père. Il y
+avait là avarice, insolence, l'orgueil et la haine secrète qu'il
+avait sucés de sa mère, soeur de Montmorency. Quoi! le sang de
+Richelieu était-il donc si vil, qu'un prince d'une princerie fort
+douteuse dédaignât d'y mêler le sien? Qu'avait-elle fait, cette enfant
+innocente? Était-ce sa faute si elle était nièce du plus grand homme
+de l'Europe, et si le prévoyant ministre refusait d'armer les Condés
+de ces moyens de guerre civile dont tant de princes en notre histoire
+ont si cruellement abusé?
+
+Les cardinaux sont protecteurs des trônes. Richelieu, comme cardinal,
+avait la prétention de ceux d'Espagne et d'Italie, qui passent devant
+les princes. Visité par la reine, il restait assis devant elle. La
+pourpre qu'il portait, lui et son frère, l'archevêque de Lyon, lui
+semblait l'égaler aux rois.
+
+Haï de Richelieu et le lui rendant bien, Enghien eut pourtant la
+prudence de se garder de l'affaire de Cinq-Mars. Il ne varia pas, ne
+douta pas un moment de la victoire du cardinal, à ce point qu'il
+quitta le siége, laissa le roi et revint à Tarascon.
+
+C'était s'offrir à Richelieu. Mais celui-ci n'en était pas moins
+envenimé. L'injure faite à son sang lui cuisait d'autant plus, qu'il
+se sentait mourir. Que serait-ce après lui si, lui vivant, on
+méprisait les siens? Il voulut à tout prix que le rang supérieur des
+cardinaux, admis par les Condés, les menât à avouer qu'il n'y avait
+point mésalliance du sang d'un cardinal au sang d'un prince. Pour la
+même raison, Enghien se réservait cette cause de divorce. Quand il
+passa à Lyon, il évita de voir l'archevêque, frère de Richelieu et
+cardinal, n'accepta pas la fête qu'il avait préparée, ne coucha pas
+chez lui. Richelieu, porté aux eaux de Bourbon, semblait près de sa
+fin. Il n'en fut que plus furieux, ne put se contenir; devant ses
+domestiques, «il jura si terriblement, qu'ils en eurent horreur.»
+
+Le père d'Enghien, cependant, avait pris peur. Il envoie son fils
+demander pardon. Mais nul moyen d'apaiser le cardinal. Il en était à
+regretter Gaston. Il ne le laissa pas aller à Venise, lui fit dire
+qu'il pouvait rester à notre frontière de Savoie. Visiblement il
+aimait mieux son mortel ennemi que les Condés ingrats.
+
+Enghien, désespéré, faisait sa cour à madame d'Aiguillon, la
+très-puissante nièce, la priait de dicter ce qu'il avait à faire. Elle
+lui dit: «Aimez votre femme.» Il obéit sur l'heure, vole à Paris, et
+aime. La petite femme fut enceinte.
+
+Mais ce n'était pas tout. Il fallut boire le fond du vase, le plus
+amer. Richelieu ne le tint pas quitte qu'il n'allât faire excuse à
+Lyon au cardinal, et, pour mieux mater le jeune homme, le rancuneux
+ministre envoya son frère en Provence, afin que d'Enghien, qui courait
+après, eût tout le royaume à traverser.
+
+Tel est le chemin de la gloire. À ce prix, d'Enghien espérait obtenir
+une armée. Mais on pouvait sans peine augurer qu'un jeune homme,
+chaste par avarice et servile par ambition, ne ménagerait rien, et
+que, s'il avait des succès, il en abuserait cruellement pour
+brouiller, troubler le royaume.
+
+C'est dans ces pensées sombres que Richelieu revenait vers Paris,
+rapporté par ses gardes, revenait vers la mort. Il rapportait ce
+sentiment amer que le roi dont il avait tant honoré le règne était son
+plus grand ennemi, entouré de ses ennemis, et peut-être de ses
+assassins.
+
+Le roi n'allait guère à Rueil, et Richelieu n'osait aller à
+Saint-Germain. Il voyait le roi entouré précisément des officiers qui
+avaient offert de le tuer à Lyon. Il priait, insistait, pour qu'on les
+éloignât, déclarant qu'autrement il ne pouvait entrer qu'avec ses
+propres gardes. Précaution fort raisonnable, mais que le roi trouvait
+injurieuse. Longue fut cette négociation. Elle fut poussée à bout par
+l'insistance de Chavigny, que le roi n'aimait pas, mais que dès lors
+il prit en grippe, et qui décidément, comme on verra, fut perdu pour
+tout l'avenir.
+
+Chavigny, fils de Bouthilier et d'une mère aimée de Richelieu, passait
+pour fils du cardinal, et il était la seule personne à qui il se fiât.
+Il le méritait en réalité, l'ayant servi en ce dernier moment, comme
+il avait besoin de l'être, avec un âpre dévouement, sans réserve, sans
+considération de l'avenir ni de sa fortune. Richelieu le croyait un
+grand esprit, «et le plus grand du monde,» dit Tallemant. En réalité,
+c'est lui qui lui donna le conseil de ménager Gaston, de le garder
+contre la reine et les Condés, de le retenir à portée pour pouvoir, au
+jour nécessaire, les neutraliser les uns par les autres.
+
+Quant à Mazarin, le rusé s'est posé, donné à l'histoire comme l'élève
+chéri de Richelieu, une espèce de fils adoptif. Le croire serait faire
+peu d'honneur à la pénétration du grand ministre, à son expérience des
+hommes. Il voyait, comprenait très-bien où visait cette glissante
+couleuvre dans ses douces ondulations et son frétillement. Mais il
+était tellement seul! Il ne voyait guère mieux autour de lui. Il
+flottait entre deux pensées, l'éloigner, l'employer. Parfois il
+voulait l'envoyer au pape, le tenir hors de France; il demanda aux
+commis de la marine s'il y avait un vaisseau prêt. «Pas encore, mais
+bientôt,» dirent-ils.
+
+D'autre part, le sachant si lâche, il crut le gouverner encore après
+sa mort, et le tenir par Chavigny. Il voyait celui-ci antipathique au
+roi, et pensait que peut-être, Mazarin (créé par Chavigny) lui
+demeurant uni, l'un ferait passer l'autre, que l'Italien compenserait
+la roideur du Français par ses grâces et par sa bassesse.
+
+Dans les instructions qu'il laissait par écrit au roi, et où il lui
+formait son conseil, il y donna place à Mazarin, mais en réalité
+Chavigny aurait dominé, ayant deux voix, celle de son père Bouthilier
+et la sienne. On pouvait croire que l'homme de travail, l'universel
+commis, Dunoyer, qui faisait la grosse besogne dans une docilité
+servile, continuerait de labourer sous Chavigny et Mazarin, qui, ayant
+besoin l'un de l'autre, continueraient d'ensemble la pensée de
+Richelieu.
+
+Voilà tout ce que le mourant put prévoir, arranger dans l'intérêt
+public. Il ne lui restait plus qu'à s'acquitter de la grande et
+commune fonction humaine. Il s'en tira fort honorablement, mourut
+d'une manière conséquente à sa vie, en théologien catholique et en
+controversiste, faisant honneur à ses livres (qu'il aimait plus que
+chose au monde) par la fermeté de sa foi. Assisté du curé de
+Saint-Eustache, qui l'engageait à pardonner à ses ennemis, il dit
+cette parole noble et, je crois, vraie: «Je n'en eus pas d'autres que
+les ennemis de l'État.»
+
+Que ses actes le jugent. Ne nous amusons pas à ces portraits où, pour
+concentrer les _grands traits_, on fait abstraction des détails
+nombreux et complexes où est justement la vie propre, l'intime
+individu. Encore moins nous jetterons-nous dans les vagues
+comparaisons qui obscurcissent en voulant éclaircir. Richelieu,
+quoiqu'on l'ai tant dit, ne ressemble guère à Louis XI. Et combien
+moins au dernier roi de France qu'on appelle la Convention!
+
+Qu'il ait eu un génie systématique et centralisateur, cela est vrai.
+Moins pourtant qu'on n'a dit, car ce qu'il fit de plus grand dans ce
+sens (la création des _intendants_), cela, dis-je, se fit le lendemain
+de l'invasion, sous l'empire d'un besoin pressant, non d'après une
+idée préméditée. Celle-ci même était contraire à celle que Richelieu
+essayait de faire prévaloir depuis plusieurs années (la levée de
+l'impôt par les _élus_).
+
+En cela, comme en bien d'autres choses, il fit toute autre chose que
+ce qu'il avait projeté. Mais la grandeur visible de son âme et de sa
+forte volonté, l'immensité de son labeur, la dignité sinistre de sa
+fière attitude, couvraient, sauvaient les sinuosités, les misères
+infinies de ces contradictions fatales.
+
+Le premier homme d'un mauvais temps ne peut guère être que mauvais. En
+celui-ci, il y eut des laideurs, des caricatures, le prêtre cavalier,
+les ridicules d'un pédant de Sorbonne, d'un rimeur pitoyable; plus,
+des échappées libertines, communes chez les prélats d'alors, mais plus
+choquantes dans un homme d'un si terrible sérieux.
+
+Il eut des âcretés de prêtre. Il eut, comme politique, des furies de
+joueur acharné à gagner _quand même_, qui met sa vie sur une carte, la
+vie des autres aussi. Et cependant fut-il vraiment cruel? Rien ne
+l'indique. Les quarante condamnés qui périrent sous lui, en vingt ans,
+furent mal jugés sans doute (comme on l'était alors, par des
+commissions), mais n'en étaient pas moins coupables, et la plupart
+étaient des traîtres qui nous livraient à l'étranger.
+
+Il ne pardonna guère. Mais il n'eût pardonné qu'aux dépens de la
+France.
+
+Il aimait fort ceux qu'il aimait. Il n'oublia jamais un bienfait, et
+il n'y eut jamais un meilleur ami. Même à l'égard de ceux qu'il
+n'aimait pas, il essayait parfois de se dominer à force de justice.
+Fontenelle cite de lui un fait très-beau et curieux.
+
+Richelieu, comme auteur, avait une misérable jalousie de Corneille,
+et, comme politique (on l'a vu), il avait reçu de lui, au jour de ses
+revers, le plus sensible coup, l'Espagne glorifiée par le _Cid_.
+
+Toutes les pièces de Corneille semblaient des dénonciations indirectes
+de guerre au tout-puissant ministre. Il le pensionnait cependant et le
+recevait même. Un jour, il le voit arriver d'un air fort abattu,
+triste, rêveur. «Vous travaillez, Corneille?--Hélas! je ne puis plus,
+monseigneur. Je suis amoureux.» Et il explique qu'il aime, mais une
+personne si haut, si haut placée, qu'il n'a aucun espoir. «Et qui
+encore?--La fille d'un lieutenant général (des finances) de la ville
+d'Andely.»
+
+«N'est-ce que cela?» dit Richelieu. C'était justement le moment où
+l'on venait de jouer _Cinna_. Richelieu prit l'âme d'Auguste. Il fit
+écrire au père de venir sur l'heure à Paris. Le bonhomme, étonné,
+effrayé, se présente. Et le ministre lui fait honte de refuser sa
+fille au grand Corneille. Celui-ci fut marié de la main de son ennemi.
+
+Il mourut tellement redouté, qu'on n'osait nulle part dire qu'il fût
+mort, même dans les pays étrangers (Monglat). On aurait craint que,
+par dépit, par un terrible effort de volonté, il ne s'avisât de
+revenir.
+
+Le roi le haïssait. Et il eut même, à sa dernière visite où Richelieu
+mourant lui renouvela le don du Palais-Cardinal, l'indignité de s'en
+emparer sur-le-champ et d'y mettre ses gardes. Et, avec tout cela, il
+lui obéit de point en point après sa mort, refusant tout aux
+prisonniers, aux exilés, si durement, que, madame de Vendôme priant
+pour son mari, il lui dit: «Si vous n'étiez femme, je vous mettrais à
+la Bastille.»
+
+De toutes les personnes persécutées, la plus suspecte au roi, c'était
+la reine. Des trois ministres, Dunoyer, Mazarin, Chavigny, le premier
+se crut fort par les prédilections dévotes du roi pour sa dévotion; il
+commença à travailler sourdement pour la reine. Il comptait arriver
+par elle à l'archevêché de Paris. Cela le perdit près du roi, qui le
+traita si mal, qu'il lui fallut demander sa retraite.
+
+Mazarin, Chavigny, ne se maintinrent qu'en paraissant très-contraires
+à la reine. Monsieur, flétri naguère, déclaré incapable de toute
+charge et mal voulu du roi, n'eût pu songer à la régence.
+
+Ils dirent au roi habilement que, si on la faisait régente, il
+fallait la lier et la subordonner, lui mettre sur la tête un conseil
+souverain, et _non destituable_: Monsieur, Condé, Mazarin, et le père
+et le fils, Bouthilier, Chavigny. Tout se déciderait à la pluralité
+des voix. Le tout, ordonné par le roi, formulé en déclaration,
+enregistré au Parlement.
+
+Mais, en même temps, Mazarin faisait dire à la reine, par le nonce
+Grimaldi, que cette ordonnance, si sévère pour elle, en réalité la
+sauvait, lui assurait le point essentiel: _que son mari mourant ne
+l'écartât pas de la régence_, parût l'en juger digne. Avec cela, elle
+allait être maîtresse et ferait ce qu'elle voudrait.
+
+Le flot montait si fort pour elle, que le roi, vers la fin, n'eut plus
+la force de soutenir la digue. Les prisonniers sortirent, les exilés
+revinrent, toute la vieille cabale à la file. On fit scrupule au
+mourant de persister jusqu'à la fin.
+
+Tout d'ailleurs le fuyait, lui échappait. Enghien, à qui il venait de
+donner la grande armée du Nord, s'offre secrètement à la reine. À
+Saint-Germain et à Paris, on travaille pour elle les gardes suisses et
+les gardes françaises. On lui offre d'occuper le Palais avant même que
+le roi expire, de crainte que Monsieur n'y soit le premier. Quand le
+roi enfin meurt (14 mai 1643), le château où il meurt est déjà à la
+reine, et le Parlement, et la ville. Le roi femelle occupe tout.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+LOUIS XIV--ENGHIEN--BATAILLE DE ROCROY
+
+1643
+
+
+La régente espagnole ouvre son règne de quinze ans par un chemin de
+fleurs. Ce peuple singulier, qui parle tant de loi salique, est tout
+heureux de tomber en quenouille. Sans qu'on sache pourquoi ni comment
+cette étrangère est adorée.
+
+Elle est femme et elle a souffert. Les coeurs sont attendris d'avance.
+Elle est faible. Chacun espère en profiter. Ce sera un règne galant.
+Mais où sera la préférence? Cette loterie d'amour autorise l'infini
+des rêves. Quel qu'il soit, le nouveau Concini ira plus loin que
+l'autre avec une Espagnole fort mûre qui va tourner à la dévotion,
+aux scrupules, à la fixité des attachements légitimes. Que sera-ce si
+elle finit par devenir fidèle, pour la ruine de la France?
+
+En attendant, tout tourne à son profit. Les favoris du dernier règne,
+les Condés, gagnent une bataille à point pour elle, et font à Rocroy
+la brillante préface du règne emphatique de Louis XIV[17]. C'est
+l'enfant qui en a la gloire, c'est la sage régente. Heureuse reine qui
+gagne des batailles en berçant son fils?
+
+ [Note 17: Condé n'est pas sans droit à cette gloire; car,
+ sans lui, Gassion et les autres officiers inférieurs eussent
+ été paralysés par L'Hospital. Il y a droit encore par son
+ allégresse héroïque qui anima les troupes et par la part
+ qu'il prit à la vigoureuse exécution. L'excellent historien
+ militaire Montglat, mestre de camp du régiment de Navarre,
+ contemporain (mort en 1675), très-capable et très-informé,
+ explique parfaitement que la bataille fut _gagnée par
+ Gassion_, qui agit et s'arrêta à point dans l'action, _et par
+ Sirot_, qui refusa d'agir à contre-temps, et désobéit à un
+ ordre impérieux du prince.--Le récit de Lenet, serviteur des
+ Condés, n'est que ridicule.--La vie de Sirot, fort romanesque
+ en certains points, est fort sérieuse ici où elle s'accorde
+ avec Montglat. Du reste, elle n'est pas, comme on l'a dit, un
+ roman moderne. Elle est citée par l'abbé Arnaud (fils
+ d'Arnaud d'Andilly), qui fut carabinier sous Louis XIII.]
+
+Le jeune duc d'Enghien, nous l'avons vu, assez mal vers la fin avec
+Richelieu, avait, par sa dévotion, gagné le coeur de Louis XIII, celui
+du grand commis Dunoyer, si avant dans le parti dévot, qui, seul avec
+le roi, faisait le travail de la guerre. On avait tout l'hiver arrangé
+ce travail de manière à préparer une campagne au duc d'Enghien. Il en
+fut justement comme en 1638, où l'on avait grandi la Meilleraye à
+l'armée du Nord, en immolant Feuquières à l'armée de Lorraine. De
+même, cette fois, on mit toutes les forces à l'armée royale que menait
+Enghien. Aucun renfort à l'armée d'Allemagne, où Rantzau, Guébriant
+venaient de gagner des batailles, de sauver les Suédois, de résister
+aux efforts combinés des impériaux et Bavarois. La fameuse armée de
+Weimar, achetée par nous et si bien menée par Guébriant, s'usa, tomba
+à six mille hommes qui se maintinrent à grand'peine en Alsace.
+
+Enghien eut seize mille fantassins, sept mille chevaux, surtout des
+mentors admirables, vieux soldats de Gustave-Adolphe. Le succès était
+vraisemblable. Il était nécessaire. C'était réellement la seule forte
+armée de la France, la seule qui la couvrît de l'ennemi.
+
+La France, qu'on dit si incrédule, si sceptique et si positive, a
+pourtant toujours besoin d'un miracle, du miracle humain, le héros. Il
+lui faut adorer quelqu'un ou quelque chose qui lui semble au-dessus de
+l'homme. Nous avons déjà, pour François de Guise à Metz et à Calais,
+observé la fabrique, les recettes pour faire des héros. Quand ce
+royaume énorme, qui s'est fait de douze royaumes, centralise sa force
+pour un général favori, il ne peut guère manquer de frapper un grand
+coup. Le miracle se fait.
+
+Un héros est tombé du ciel. Le peuple est à genoux.
+
+Si un malencontreux critique cherche les cordes et les machines qui,
+par derrière, ont aidé au miracle, c'est un envieux, un dénigreur; on
+lui en sait très-mauvais gré.
+
+Lisez le grand Bossuet, lisez l'historien de famille, l'homme
+d'affaires des Condé, Lenet, vous verrez qu'Enghien seul nous fit la
+victoire de Rocroy. Lenet craint tellement que ses lieutenants y aient
+la moindre part, qu'il les note en passant de stigmates fâcheux. Il
+voudrait flétrir même la probité de Gassion.
+
+Nous avons ailleurs heureusement des sources plus sûres, des détails
+plus exacts, plus dignes de l'histoire.
+
+Les Espagnols, sachant le roi à l'extrémité, crurent que le moment
+était bon, laissèrent là la Hollande, et, ramassant toutes leurs
+forces sous deux excellents généraux, D. Francisco de Mello et le
+vieux comte de Fontaine, firent mine d'entrer en Picardie, mais
+tournèrent, percèrent les Ardennes, enveloppèrent Rocroy.
+
+Le roi et Dunoyer, qui devaient mêler à tout leur médiocrité, avaient
+eu soin, en lançant le duc d'Enghien, de le paralyser. Ils lui avaient
+adjoint un _sage_ général (frère de Vitry, qui tua l'Ancre), camarade
+fort aimé du roi qu'il voulut faire maréchal avant sa mort, Hallier ou
+L'Hospital. Son _sage_ conseil était qu'on s'affaiblît en mettant des
+secours dans cette méchante petite place, qu'on jetât là des gens pour
+les faire prendre, et qu'on évitât la bataille. On eût été ensuite
+poussé à reculons par l'Espagnol, qui, avançant toujours, ayant sur
+nous l'avantage de l'offensive, nous eût de proche en proche
+découragés, déconcertés, battus.
+
+Un conseil fut tenu, et heureusement les maréchaux de camp qui avaient
+fait les guerres d'Allemagne et vu Gustave-Adolphe, le très-avisé
+Gassion, le ferme et fort Sirot, dirent qu'il fallait combattre.
+
+Un mot de ces deux hommes. Lorsque le grand Gustave débarqua en
+Allemagne, le premier homme qu'il vit au rivage fut ce petit gascon,
+Gassion, qui venait se donner à lui. Il fut le plus ardent de tous les
+amoureux de ce géant qui ravissait les coeurs et les grandissait à sa
+taille.
+
+Il plut fort à Gustave. «Va-t'en à Paris, lui dit-il, achète-moi des
+Français.» Gassion en ramena une centaine qui firent bonne figure au
+sublime moment de Leipzig.
+
+Quant au Bourguignon Sirot, un peu vantard, quoique si brave, il
+contait volontiers qu'il avait fait le coup de pistolet avec trois
+rois, et même avec celui que personne n'osait regarder. Il avait mis,
+disait-il, une balle dans le chapeau de Gustave, ramassé ce chapeau
+que Gustave laissa derrière lui.
+
+Richelieu, qui connaissait les hommes, prit à lui ces deux-ci, et en
+même temps un brave ivrogne allemand, le célèbre Rantzau, qui se
+ménageait peu et laissait un membre à chaque bataille.
+
+Pour revenir, ces hommes d'expérience, et qui ne s'étonnaient de rien,
+comprirent que cette armée, comme ordinairement celles d'Espagne,
+n'était pas espagnole, sauf quelques milliers d'hommes, un petit
+bataillon. C'était un mélange italien, allemand, wallon, flamand. Ils
+insistèrent pour la bataille. Et le duc d'Enghien se mit avec eux. Un
+nouveau règne commençait, celui de la reine, point du tout amie des
+Condés. Il y avait à parier qu'on ne donnerait plus à celui-ci une
+occasion pareille. L'Hospital se trouva tout seul de son avis. Le roi,
+son protecteur, étant mort, son autorité n'était pas forte. Le
+maréchal d'hier eût eu mauvaise grâce de s'obstiner contre des gens
+qui avaient tant vu et tant fait.
+
+Le roi avait laissé carte blanche à L'Hospital et au conseil du
+prince. Mourant, il avait eu, dit-on, pressentiment de la bataille. Il
+crut la voir. Il dit agonisant: «Ils sont aux mains. Enghien les
+bat... Apportez-moi mes pistolets.»
+
+Il meurt le 14 mai. La bataille a lieu le 19.
+
+Les Espagnols étaient fort tranquilles autour de Rocroy, leurs corps
+dispersés, et bien loin de croire que la France, malade et alitée sans
+doute avec le roi, vînt les déranger là. Du reste, ils étaient
+couverts de tous côtés par ces bois infinis de petits chênes qu'on
+appelle la forêt des Ardennes, et dont le triste Rocroy, sur sa basse
+colline, est une clairière peu étendue. Pour y venir, par où qu'on
+vienne, il faut arriver à la file par les étroites avenues de ces
+bois. Opération assez scabreuse. Gassion se la réserva, passa le
+premier avec quinze cents chevaux. Pendant que les Espagnols, un peu
+étonnés, s'appellent, se réunissent, Enghien passe, et tout passe, si
+bien que, quand l'armée d'Espagne se trouve enfin en ligne, la
+française lui fait vis-à-vis. Autre surprise pour eux. Ils avaient cru
+d'abord que Gassion venait seulement pour se jeter dans la place. Mais
+voici l'armée tout entière. On se canonne, on se salue (18 mai).
+
+La nuit, un transfuge nous apprit que, le lendemain matin, les
+Espagnols, déjà plus forts que nous, recevraient de surcroît une
+petite armée de mille cavaliers, trois mille fantassins. Nouvel
+argument pour Gassion, et décisif pour la bataille.
+
+Le 19, vers trois ou quatre heures, à l'aube, Enghien, fort gai, passa
+au front des troupes, n'ayant que sa cuirasse, sur la tête force
+plumes blanches. Pour mot d'ordre de la bataille, il donna son nom
+même, Enghien.
+
+Les Espagnols ne bougeaient. Nous marchâmes. Et la bataille fut en un
+moment gagnée à la droite, perdue à la gauche.
+
+À droite, Gassion et le duc marchèrent vers un petit rideau d'arbres
+où les Espagnols avaient caché mille mousquetaires pour nous fusiller
+en flanc quand nous irions à eux.
+
+Gassion les tailla en pièces, et, ce bois bien purgé, tomba sur la
+cavalerie ennemie, enfonçant le premier rang, le renversant sur le
+second et mettant tout en fuite.
+
+Grande tentation pour le prince d'imiter l'autre Enghien de Cérisoles,
+de se lancer à la poursuite. Gassion ne le permit pas, n'alla que
+bride en main, se rallia, se ramassa.
+
+À l'autre aile, L'Hospital fut battu, blessé, son lieutenant pris, et,
+chose plus grave, notre canon aussi.
+
+Cette aile paraissait si malade, qu'Enghien, qui vit de loin le
+désastre, envoya dire à la réserve que Sirot commandait de marcher au
+secours.
+
+Le vieux soldat comprit que, s'il obéissait, si ses troupes venaient à
+la file, il ne ferait ajouter qu'au désastre et serait battu en
+détail. Il dit: «Il n'est pas temps.»
+
+Un officier de cette aile battue vint pour la seconde fois ébranler
+Sirot: «Monsieur, la bataille est perdue... Retirons-nous...--Monsieur,
+rien n'est perdu. Car Sirot reste encore.»
+
+À ce moment, l'ennemi fondit sur lui, le trouva tout entier et ferme.
+Sans reculer d'une semelle, il tint, étant bien sûr que Gassion
+venait.
+
+Celui-ci, en effet, ayant terminé sa besogne, c'est-à-dire passé sur
+le corps de toute la fausse Espagne (l'infanterie d'autres nations),
+revint en face de Sirot, et chargea par derrière ceux qui le
+chargeaient par devant.
+
+Ces vainqueurs de notre gauche furent vaincus à leur tour.
+
+Restait la vraie Espagne, la fameuse infanterie, comme un gros
+hérisson de piques, où on ne mordait pas.
+
+On y donna de tous côtés, et, pour l'entamer sûrement, on y fit sur un
+flanc une percée à coups de canon, par où on y entra. D. Francisco
+échappa. Mais le vieux comte de Fontaine, qui avait la goutte et qui
+se faisait porter ici et là dans sa chaise l'épée à la main, ne la
+posa pas, fut tué.
+
+On ne fit pas la faute de Ravenne, où Gaston de Foix s'obstina à
+massacrer et périt. Nos Français, qui, dès ce jour, avaient pris
+l'avantage et pour jamais, respectèrent, admirèrent ces pauvres
+diables, qui avaient la mort dans le coeur.
+
+L'infanterie française resta, reste la première du monde. Et cela
+indépendamment de ses généraux. Il y parut bientôt. Quiconque l'eut
+avec soi vainquit. Harcourt, un bon soldat et général passable, fut
+assez heureux pour battre Condé dès que celui-ci n'eut plus avec lui
+l'invincible infanterie. Dans la comédie de la Fronde, on vit, chose
+plus comique encore, Mazarin général et vainqueur de Turenne.
+L'espiègle avait volé l'épée de la France endormie.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+L'AVÉNEMENT DE MAZARIN
+
+1643
+
+
+Ce grand bonheur fit deux malheurs. Il créa un héros insatiable et
+insupportable, monté sur des échasses et prêt à tout tuer pour la
+moindre prétention d'orgueil ou d'intérêt. D'autre part, il glorifia
+l'avénement de Mazarin, il sacra le roi des fripons.
+
+C'est une grande simplicité de croire qu'un événement aussi prévu que
+la mort du roi ait trouvé la reine au dépourvu, qu'elle n'ait su où
+donner de la tête, qu'elle ait sérieusement offert le pouvoir à
+celui-ci, à celui-là. Toute l'affaire était certainement réglée
+d'avance. Et par quoi? Par son indolence qui lui disait qu'un lit tout
+fait lui valait mieux pour s'allonger, dormir, qu'un arrangement
+nouveau qui l'obligerait de vouloir, de penser.
+
+Elle voyait prêts à partir de Londres, de Bruxelles ou Madrid, je ne
+sais combien d'exilés, se disant tous martyrs de la cause de la reine,
+et venant exiger la couronne de ce martyre. Comment les satisfaire?
+Son oreille était tout ouverte à celui qui lui enseignait les douceurs
+de l'ingratitude.
+
+Mazarin ici était admirable. Il a bien varié, mais jamais sur ce
+point. Son caractère offre la beauté d'un type bien soutenu qui ne se
+dément pas. Ingrat pour ses auteurs, Joseph et Chavigny qui le
+créèrent en France, il se tira d'affaire deux fois pendant la Fronde
+par le même moyen, ingrat pour Condé, puis pour Retz. Enfin il
+couronne sa vie par le plus fort, l'ingratitude pour la reine, sa
+vieille amoureuse.
+
+Rappelons ses précédents. En 1631, il plut; Richelieu, en le
+présentant, fit valoir qu'il ressemblait à Buckingham. En 1639,
+réfugié et fixé en France, il fut favorisé, ce semble, au moins un
+moment. En 1642, il devint maître de la reine, _après le traité
+d'Espagne_, dit Tallemant, ce qui signifie, selon moi, _quand il lui
+conseilla de révéler le traité_, pour obtenir de garder ses enfants.
+
+Les hommes de Richelieu, odieux et détestés, les Chavigny, les
+Bouthilier, se trouvaient impossibles. Mazarin était étranger, sans
+racine ici et prêt à partir dès qu'il aurait mis la reine au courant.
+Il faisait ses paquets. Bon moyen pour rester.
+
+Mais que n'eût-on pas dit si l'on eût prévu Mazarin? La reine parut
+fort incertaine. Elle consulta beaucoup, hésita beaucoup, alla jusque
+dans l'Oratoire demander à Gondi, père de Retz, s'il voulait le
+ministère. En attendant, elle suivait les avis d'un simple, un vieux
+bonhomme d'évêque de Beauvais.
+
+Une concurrence plus sérieuse pour Mazarin fut celle de la maison de
+Vendôme, de leur cadet Beaufort. Ce petit-fils de Gabrielle en avait
+la beauté. Il était jeune, brave, tout fleuri, en longs cheveux d'or,
+un Phébus Apollon. C'est celui qui bientôt sera le roi des halles,
+dont les poissardes raffolaient.
+
+Facilité brillante pour le galimatias, éloquence grotesque, un torrent
+de non-sens. Il ne lui manquait rien pour charmer une sotte.
+
+Femme avant tout et tendre, la reine eut un moment pour lui. Le jour
+même de l'avénement, elle l'avait près d'elle, et, pour faire retirer
+la foule qui l'étouffait, elle employa Beaufort, qui, pour son coup
+d'essai de maladresse, parla comme le maître de la maison, et se fit
+une affaire avec le vieux Condé. Ce fut encore à lui qu'elle se remit
+pour aviser à la sûreté du roi et l'amener à Paris dans ce moment
+douteux où elle pouvait craindre encore les tentatives du parti
+d'Orléans.
+
+Donc, Beaufort, un moment, eut l'attitude et l'apparence du favori, du
+préféré. Deux choses l'empêchèrent d'en avoir le réel. D'abord, il fut
+conquis à grand bruit par Vénus, la Vénus effrontée du temps, madame
+de Montbazon, beauté superbe et colossale, qui reconnut bientôt les
+petits moyens de Beaufort, et dit partout que, pour les dames, _cet
+innocent_ n'avait aucun danger. Moins jeune, Mazarin valait mieux.
+Mais il ne parut pas d'abord, et resta derrière le rideau jusqu'à ce
+que la reine fût régente absolue.
+
+Gaston, assez piteusement, puis Condé, renoncèrent à l'autorité que
+leur donnait le feu roi; les autres à plus forte raison. M. Talon,
+avocat général, _requit_ qu'elle fût régente, mais libre de se faire
+assister par qui elle voudrait, et «sans être obligée de suivre la
+pluralité des voix.»
+
+Donc, le tour était fait. Deux heures après, Condé vint dire à
+Mazarin, «prêt à partir,» que la reine le faisait chef du conseil,
+gardant aussi Chavigny et son père, le chancelier Séguier, le même qui
+avait fait contre elle l'enquête de 1637.
+
+Coup mortel pour Beaufort et les Vendômes, les amis de la reine. Quand
+ils lui demandèrent explication, elle dit que Mazarin ne lui ferait
+point oublier ses amis, qu'il était au courant des choses, étranger,
+donc peu dangereux, qu'il était amusant, mais surtout _désintéressé_.
+
+Ce désintéressement alla au point, et ce pauvre homme resta si pauvre,
+qu'au bout de peu d'années, quand on le chassa, et qu'il voulut
+rentrer, il put lever une armée de son argent.
+
+Pour revenir à l'avénement, Mazarin commença dès lors l'éducation de
+la reine, enfermé toutes les soirées avec elle pour lui apprendre les
+affaires. La cour, la ville, ne jasaient d'autre chose.
+
+La nouvelle de Rocroy, qui arriva deux jours après pour faire une fête
+publique, était à point pour Mazarin. Il se serrait sous les Condé. Il
+écrivit au jeune vainqueur qu'il ne serait que son chapelain, et
+ferait tout ce qu'il voudrait. Le vieux Condé, sa femme, lui
+rendaient le service d'exclure du ministère le seul homme qu'il
+craignît pour concurrent, le très-capable Châteauneuf, prisonnier si
+longtemps pour la cause de la reine. Lorsque madame de Chevreuse,
+l'ancienne amie de coeur, revint, proposa Châteauneuf, Mazarin
+répondit que la princesse de Condé ne laisserait jamais arriver celui
+qui avait fait couper la tête à son frère, M. de Montmorency.
+
+Il y avait un autre homme que Mazarin brûlait de perdre, celui
+naturellement à qui il devait le plus, son bienfaiteur fils de son
+bienfaiteur, Chavigny (fils de Richelieu?). On l'entama par son père
+officiel, Bouthilier, que l'on renvoya du conseil. Puis madame de
+Chevreuse imposa à Mazarin d'éloigner Chavigny, et, quoique son coeur
+en saignât, il lui fallut immoler son ami.
+
+Pour avoir un ministère harmonique et bien homogène, il fit bientôt
+contrôleur des finances un Italien, Émeri de Particelli, homme
+d'esprit, d'expédients, qui, jeune, avait eu le malheur d'avoir
+affaire avec la justice et d'être pendu à Lyon (en effigie). C'était
+le temps où Mazarin, alors soldat du pape, commençait ses campagnes en
+pipant et volant au jeu.
+
+Pour faire accepter ce gouvernement de _Trivelino principe_, il y eut
+une profession de grâces extraordinaire, un débordement de faveurs, un
+déchaînement de prodigalités. Les admirateurs des faits accomplis
+appellent cela la détente _naturelle_ du règne tendu de Richelieu; ils
+diraient presque _légitime_. Nul doute cependant que, si la reine
+n'eût pas pris son amant si bas, si elle n'eût pas appelé au suprême
+pouvoir ce bouffon italien, elle eût eu moins à faire et à donner
+pour se faire pardonner son choix. Châteauneuf, à meilleur marché, eût
+été chef du ministère. Il ne déplaisait pas aux ennemis de Richelieu,
+et il avait été jadis l'ami du grand ministre; il avait sa tradition.
+
+Mais il faut avouer que la reine fut embarrassée pour excuser son
+choix, et qu'il lui fallut l'expier, l'excuser, l'acheter, en jetant
+tout à tous, livrant la France en proie.
+
+Mazarin n'y eût pas suffi s'il n'eût trouvé moyen de se débarrasser de
+tous les amis de la reine. C'est à quoi le servit admirablement leur
+imprudence, celle de Beaufort et de sa Montbazon, qui irritèrent à
+plaisir les Condé, surtout la soeur du héros, madame de Longueville.
+Et cela au moment où Rocroy faisait le frère et la soeur rois de la
+cour, rois de l'opinion, où la reine et Mazarin étaient leurs
+protégés. Madame de Longueville, la belle, la prude, la précieuse, une
+déesse de l'Empyrée, du haut de son nuage, favorisait fort Coligny. La
+Montbazon eut la malice de se procurer deux lettres de cette divinité
+où elle descendait de l'autel, s'humanisait pour son adorateur. Dès
+lors, explosion. Les écritures confrontées chez la reine, à l'honneur
+de madame de Longueville (cependant un ami de celle-ci crut prudent de
+brûler les lettres). La Montbazon, condamnée aux excuses par la reine
+(donc, par Mazarin). De là une rage extraordinaire. Je ne sais combien
+de gentilshommes, jusqu'à quatorze princes, viennent offrir leur épée
+à la Montbazon contre le ministre.
+
+Non pas que cette belle eût vraiment tant de chevaliers. Mais on était
+déjà assommé de la tyrannie des Condé et de leur ami Mazarin, de la
+vertu immaculée de madame de Longueville, de sa princerie
+prétentieuse. Dans sa modestie fausse, on sentait déjà l'insolence du
+héros que l'on attendait.
+
+L'ancienne cabale de Monsieur, abandonnée par lui, les Fontrailles et
+les Montrésor, maintenant amis de Beaufort, et que la cour appelait
+les _importants_, avaient, dès Richelieu, leurs traditions violentes,
+la politique d'exécution pour trancher les noeuds embrouillés. Ils
+furent d'avis de tuer ce nouveau Concini, sûrs que la chose serait
+reçue avec applaudissement. D'accord avec les dames de Chevreuse et de
+Montbazon, ils mirent cela en tête de l'_innocent_ Beaufort. L'affaire
+était très-bien montée et infaillible. Elle manqua par madame de
+Chevreuse, qui, pour éviter un combat, avertit un intime ami qui
+commandait au Louvre de faire le sourd s'il y avait du bruit aux
+portes. Mazarin, averti, obtint de la reine qu'elle fit arrêter
+Beaufort et ses amis. Elle obéit, et donna l'ordre, en pleurant à
+chaudes larmes sur Beaufort, comme sur un amant sacrifié. Mais déjà
+Mazarin avait le pouvoir d'un mari[18] (2 septembre 1643).
+
+ [Note 18: Le mariage secret de la reine et de Mazarin n'est
+ affirmé positivement que par la duchesse d'Orléans, mère du
+ Régent. Cependant il me semble à peu près certain. La reine,
+ déjà fort dévote, et de plus en plus, n'eût pas tellement
+ montré sa passion si elle ne l'eût crue légitime. Elle
+ l'affiche pendant la Fronde avec une assurance
+ extraordinaire. Elle l'avoue dans ses lettres à Mazarin,
+ absent, avec l'effusion toute charnelle d'une épouse
+ entièrement asservie par l'exigence du tempérament (Ravenel,
+ _Lettres_; Walckenaër, _Sévigné_, deuxième partie, p. 471;
+ Cousin, _Hautefort_, p. 95, et 471-482. Voir aussi dans les
+ _Appendices de Saint-Simon_, t. XII, édition de
+ Chéruel).--Les Mémoires témoignent que Mazarin se conduisait
+ avec elle, nullement avec les égards d'un amant, mais avec la
+ rudesse d'un mari indélicat, brutal.--Reste à expliquer
+ comment Mazarin, cardinal, a pu l'épouser. Mais il y a des
+ exemples de princes cardinaux que Rome a décardinalisés,
+ lorsqu'une nécessité politique les obligeait de se marier. Il
+ est très-possible que l'attachement dévoué et fidèle de
+ Mazarin pour les Barberini tînt au secret de cette dispense
+ qu'ils lui avaient sans doute obtenue de leur oncle. Du
+ reste, il n'est pas nécessaire d'être prêtre pour devenir
+ cardinal. Mazarin, d'abord officier dans l'armée du pape,
+ puis négociateur, était alors un _abbate_. Mais ce titre
+ n'engage à rien en Italie. «Je ne pense pas qu'il y ait
+ preuve que Mazarin ait jamais été prêtre. Je n'en trouve
+ aucune trace.» Cette assertion est grave; elle est du savant
+ et exact M. Chéruel, l'éditeur de _Saint-Simon_. Combien nous
+ avons à regretter que sa grande publication des _Lettres de
+ Mazarin_ n'ait point paru encore!]
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+GLOIRE ET VICTOIRE--TRAITÉ DE WESTPHALIE
+
+1643-1648
+
+
+_Puer triomphator._ C'est la devise d'une médaille qui ouvre le grand
+règne. Le nourrisson royal reçoit les clefs de trente villes ou
+villages du Rhin, où l'on n'entra que pour sortir. C'est de cette
+fumée que Mazarin nourrit la France et la tint cinq longues années
+immobile pendant qu'il la saignait à blanc.
+
+Sous Richelieu, on n'en pouvait plus; son sage et économe surintendant
+Bullion ne savait comment vivre. Mais l'homme de Mazarin, Émeri, le
+sait; Fouquet, tout à l'heure, le saura en doublant, triplant les
+dépenses. Des emprunts usuraires, l'impôt vendu d'avance, toutes les
+ressources de l'avenir compromises ou détruites, un gouvernement de
+joueur qui ne ménage rien, de joueur furieux, mais non pas tant
+aveugle, qu'en jetant l'or par les fenêtres il ne remplisse aussi ses
+poches.
+
+Ce gouvernement trouve, en pleine famine, cinq cent mille écus pour
+créer l'Opéra. Quel besoin plus urgent? Il faut en effet des
+surprises, des changements à vue, des rêves et des illusions, tous les
+mensonges de la scène, pour distraire d'une réalité désespérée.
+
+La grande scène du temps, le triomphe du faux, c'est la guerre. Le
+machiniste, c'est Condé.
+
+Sans Condé, Mazarin n'eût pu se soutenir. Il fût mort étouffé dans le
+mépris public. La bassesse frappante dans sa figure de beau laquais,
+son langage grotesque, son insolence alternée de tristes reculades,
+ses petites noirceurs de femme pour brouiller les gens entre eux, tout
+cela l'eût bientôt perdu, malgré la reine. On savait trop comment il
+fallait lui parler. Miossens, à qui il avait promis de le faire
+maréchal, le rencontre sur le Pont-Neuf, l'arrête, lui promet cent
+coups de bâton. «À la bonne heure, dit-il, voilà qui est parler!» Il
+signe sa nomination. Miossens est _maréchal d'Albret_.
+
+Pour qu'il durât, il fallait qu'on pût dire: «C'est un lâche, un
+fripon, un escroc. Mais il _réussit_.» Lui-même n'eut pas d'autre
+idéal. Quand on lui proposait un général, il ne demandait pas s'il
+était brave, habile, mais seulement: «Est-il _houroux_ (heureux)?»
+
+Être heureux, c'était chaque année frapper un coup brillant qui saisît
+l'opinion. À quel prix? Peu importe. En concentrant tout sur un point,
+dans une seule armée, et laissant le reste au hasard, par un grand
+sacrifice d'hommes, chaque année, on frappait ce coup. Une bataille
+sanglante, de nom sonore, occupait l'opinion. Qu'elle restât stérile,
+sans résultat, qu'elle fût même suivie de revers, cela n'y faisait
+rien. On avait le coup de trompette, le changement à vue, et le
+miracle d'opéra.
+
+La chose était plus facile qu'il ne semble. Il était arrivé en petit à
+Richelieu ce qui arriva plus tard en grand à la Révolution, de mourir
+à la peine, mais en mourant de laisser une épée, l'épée enchantée,
+infaillible, pour gagner les batailles. En 1635, au début de la
+guerre, Richelieu n'avait eu personne. Mais, en huit ans, par les plus
+dures épreuves et de sanglants revers, un personnel s'était créé
+d'officiers admirables et de passables généraux, plus, le maître des
+maîtres, le modeste, le grand Turenne.
+
+Il était jeune encore et en sous-ordre. Ce n'était point du tout
+l'homme qu'il fallait à Mazarin. Il lui fallait non-seulement un
+heureux capitaine, mais un très-grand acteur, qui, d'instinct, de
+passion, avec une terrible âpreté, jouât chaque printemps la scène
+émouvante que l'on attendait.
+
+À vingt-deux ans, Condé avait déjà tout de la guerre, le brillant, le
+sérieux, l'élan et la réflexion; de plus, la chose rare, très-rare
+dans un jeune homme, une ténacité indomptable, une résolution fixe et
+forte qui l'enracinait au champ de bataille. Tout cela parut à
+Fribourg.
+
+Néanmoins, la justice exige qu'on fasse une distinction quand on le
+compare aux maîtres de la guerre de Trente ans, aux persévérants
+militaires qui, toute leur vie, restèrent sur le terrain, et créèrent
+l'art de la guerre; je parle des Mercy, des Turenne. Il fut un général
+d'été.
+
+Je m'explique. Ces savants généraux, les martyrs de leur art, avec des
+armées peu nombreuses qu'il leur fallait industrieusement nourrir,
+abandonnés pendant de longs hivers, firent face à des difficultés
+incroyables, et souvent, à force de vertu militaire, de talent, de
+génie, n'arrivèrent qu'à être battus. N'importe, en suivant bien leurs
+campagnes, leur science profonde, leur divination surprenante des
+pensées de l'ennemi, étonnent, remplissent de respect. On admire
+jusqu'à leurs revers.
+
+Telle ne fut pas la carrière de Condé. On le lançait aux beaux
+moments, à l'instant favorable de la belle saison, avec de grands
+moyens, qui, amenés par lui subitement, jetés sur le terrain, emportés
+dans sa fougue, relevaient tout, opéraient la victoire.
+
+Il ne faut pas dire seulement que les Condé étaient en faveur. Ils
+étaient maîtres, et se donnaient les moyens qu'ils voulaient. Le vieux
+Condé profitait des victoires de son fils pour grossir, gonfler sans
+mesure sa monstrueuse fortune. Sous Richelieu, au moment où il attrapa
+la dépouille de Montmorency, il demandait humblement, à genoux, des
+terres, des abbayes, toute espèce de choses lucratives. Sous Mazarin,
+Condé, mendiant fier et redoutable, exigea qu'à sa Bourgogne on
+joignît le Berry et l'énorme gouvernement de Champagne, long de
+cinquante lieues. Son gendre, Longueville, avait la riche Normandie.
+Mais ce n'était pas assez. Il rêvait le Midi, rêvait l'amirauté, la
+mer aussi bien que la terre. Il n'y avait pas à marchander; il
+avançait toujours, il voulait tout.
+
+La grosse armée, l'armée privilégiée, celle qu'on nourrissait (les
+autres jeûnaient), était chaque année celle du duc d'Enghien. En mai
+ou juin, emmenant une troupe leste, un gros renfort, parfois de huit
+ou dix mille hommes, plus un tourbillon de noblesse, tous les jeunes
+volontaires de France, il partait de Paris, volait à l'ennemi. Une
+telle mise en scène exigeait un succès immédiat. Donc, sans tourner ni
+rien attendre, souvent par le point difficile, on attaquait sur
+l'heure, et on l'emportait à force de sang.
+
+C'est l'histoire uniforme de Fribourg, de Nordlingen, de Lens.
+
+La boucherie de Fribourg dura trois jours. Condé, qui avait en face la
+très-petite armée du très-grand général Mercy, voulut attaquer par le
+côté le plus glorieux, c'est-à-dire par l'inaccessible. Il refusa,
+comme indigne d'un prince, l'offre qu'on faisait de le conduire
+derrière et de lui faire tourner l'ennemi. Il amena tout son monde
+heurter aux palissades impénétrables de Mercy, qui, derrière, tuait à
+l'aise. Des masses énormes périrent là (3 août 1644). La nuit, Mercy
+se déroba, et avec une habileté, un ordre admirable, se posta mieux
+encore sur la Montagne-Noire, qui domine Fribourg. Nouvelle attaque
+infructueuse. Condé revient tout seul à petits pas, tous ses amis
+tués. À l'un d'eux qui vivait encore: «Ce n'est rien, dit-il, nous
+allons recommencer, et nous y prendre mieux.» Alors, sept fois de
+suite, on charge, quoi?... du bois, les abatis dont Mercy s'était
+entouré, et l'on se retire à grand'peine.
+
+Mercy était si bien où il était, qu'il n'en eût bougé de sa vie. Il
+laissait les Français triompher de leur échec et s'empester de leurs
+propres morts. À la longue, craignant pour ses vivres, il marcha, mais
+si bien, choisissant son terrain si habilement, qu'on ne pouvait le
+joindre qu'en marchant à la file. On le fit. On reçut de ce prétendu
+fugitif une charge terrible, où il nous prit plusieurs drapeaux.
+
+Cela s'appelle la victoire de Fribourg.
+
+Nous perdîmes bien plus que Mercy. Mais il y eut un résultat moral.
+L'Europe fut effrayée de la docilité du soldat français qui avait obéi
+à ce point-là, s'aheurtant sans murmure à une chose impossible. Et on
+fut effrayé du courage tenace, froid et furieux, impitoyablement
+cruel, de cet homme de vingt ans qui enterrait là un monde de soldats,
+de noblesse, tous ses amis, plutôt que de lâcher prise. Toutes les
+petites villes du Rhin, dans cette terreur, ouvrirent, et Mayence
+même, qu'on rendit, il est vrai, bientôt.
+
+Pendant ce temps, échec en Italie, échec en Catalogne. On ne parla que
+de Fribourg.
+
+L'anniversaire de la bataille, le 3 août (1645), même histoire à
+Nordlingen. Turenne languissait très-faible et venait d'avoir un
+revers quand le secours lui vint, mais conduit par celui qu'on
+chargeait tous les ans de gagner la bataille. Mercy, cette fois
+encore, sut nous faire combattre quand et où il lui plut. Une fois, à
+l'improviste, il nous coupe la route, nous canonne derrière un marais.
+Une autre fois, trompés encore, nous le voyons qui nous attend dans un
+poste très-fort, sur une colline. On l'attaque sur l'heure, de peur
+qu'il ne se fortifie. Le terrain est mal reconnu. Enghien, repoussé à
+gauche, tire des troupes de sa droite, et tant, que la droite
+affaiblie entre en pleine déroute. Nos cavaliers coururent jusqu'à
+deux lieues. La gauche, formée de nos Allemands, restait seule entière
+sous Turenne[19]. Enghien, désespéré, la prend, et charge avec succès.
+Mercy était tué. On ne sait autrement comme eût tourné l'affaire (3
+août 1645).
+
+ [Note 19: Le beau et modeste récit des Mémoires de Turenne
+ indique fort bien cependant qu'avec le corps Hessois qu'il
+ commandait, il sauva tout. Dans sa lettre à sa soeur, il lui
+ annonce avec une satisfaction contenue que Condé, dans
+ l'effusion de sa reconnaissance, le remercia solennellement
+ devant l'armée. Condé n'en reste pas moins dans l'histoire
+ «le vainqueur de Nordlingen.»]
+
+La perte fut égale, quatre mille hommes de chaque côté. Et l'ennemi
+s'en alla fièrement, sans être molesté, ayant détruit nombre de nos
+canons. Tous nos officiers généraux tués ou blessés. On n'en fut pas
+moins joyeux à la cour, la reine surtout. Mazarin fut plus grave.
+Chaque victoire de Condé augmentait sa servitude, l'exigence et la
+rapacité de cette famille. On ne savait plus trop, à force de donner,
+s'il resterait au roi quelque chose.
+
+Enghien était un maître insupportable, même pour ceux qui l'avaient
+fait, qui avaient commencé sa gloire. Sur une observation de Gassion,
+il lui adressa devant toute l'armée ces paroles brutales qui resteront
+sur sa mémoire: «Ce n'est pas à vous à raisonner, mais à obéir. Je
+suis votre général, et j'en sais plus que vous. Je vous apprendrai à
+obéir comme au dernier goujat.»
+
+La vengeance de Gassion, qui lui avait donné sa victoire de Rocroy,
+fut de le faire triompher encore. Dans la campagne de Flandres, que
+le duc d'Orléans commença et où Enghien eut l'adresse de le remplacer,
+Gassion prit Furnes pour lui et l'aida à prendre Dunkerque (11 octobre
+1646) en le couvrant de sa personne contre les Espagnols qui venaient
+dégager la place.
+
+Un an après, il fut tué. Ce grand homme de guerre, nullement
+courtisan, et protestant jusqu'à la mort, n'en avait pas moins été
+honoré de Richelieu. Il l'appelait _la Guerre_. Il ne fut, ne voulut
+jamais être autre chose. Sa vie passa comme un boulet de fer, n'ayant
+molli jamais. Il n'eut aucune connaissance des femmes, ne fut jamais
+amoureux que du grand Gustave. Quelqu'un voulait le marier. «Je
+n'estime pas assez la vie, dit-il, pour vouloir la donner à personne.»
+
+Puisque nous sommes à parler de grands guerriers, parlons de Mazarin.
+Ancien soldat du pape, voici qu'il fait la guerre au pape (Innocent
+X). Non sans cause, vraiment. Le pape ne veut pas faire cardinal un
+sot moine, frère de Mazarin. Celui-ci, qui n'a pas d'argent pour
+nourrir nos armées, en trouve pour une si belle cause. Il arme une
+grande flotte à Toulon, il y met six mille hommes, et expédie le tout,
+non pas à Rome même, il est vrai, mais à côté, sur un point que
+tenaient les Espagnols. Quelle joie d'effrayer Rome! quelle gloire
+pour les Mazarini restés là-bas! Malheureusement tout manque. L'amiral
+est tué. Le vent éloigne les vaisseaux. La petite armée mazarine
+s'enfuit par la Toscane. Énorme dépense perdue.
+
+Croyez-vous que cela l'arrête? Que fait l'argent à un grand coeur? Il
+recommence, et il en vient à bout. La signora Olympia, qui régnait
+pour le pape, apaise ce conquérant à bon marché, lui jette le
+chapeau.
+
+L'amiral tué était beau-frère d'Enghien. Celui-ci demande sa
+succession comme chose due, l'amirauté et la Rochelle. Mazarin, fort
+embarrassé, ne trouve qu'un expédient, c'est de faire la reine
+amirale. Enghien, devenu Condé alors, ne se paye point de cela. Il
+insiste, il exige. La brouille est imminente.
+
+Mazarin timidement avait imaginé de lui créer un concurrent. Il avait
+envoyé en Catalogne Harcourt, illustré par Turin. Bien armé et bien
+appuyé, il eut quelques succès, mais vint échouer devant le roc de
+Lérida, place déjà funeste aux Français. Les amis des Condé crièrent
+qu'il y fallait Condé. Il se laissa persuader. Mazarin malicieusement
+l'y envoya. Il y avait plus d'un obstacle. Le principal, c'est que les
+Catalans ne voulaient plus de nous. Ils savaient qu'au congrès de la
+paix européenne, Mazarin offrait tous les jours de les livrer, voulait
+les vendre. Donc, la Catalogne tourna. L'Aragon arma contre nous.
+Condé, avec sa confiance ordinaire, ouvre la tranchée avec des
+violons. Le commandant de Lérida, aussi poli que brave, envoie au
+prince des glaces pour le bal et des oranges tous les jours. D'autres
+oranges toutefois pleuvaient comme grêle, et l'on n'avançait pas. Le
+fer de nos mineurs rebroussait sur ce roc. L'armée d'Aragon
+s'avançait. Bref, la chaleur venait, les maladies. Condé désespéré fut
+obligé de s'en aller, et, pour se soulager le coeur, égorgea tout dans
+une petite ville qu'il prit sur son passage. Il eût bien mieux aimé
+égorger Mazarin.
+
+Avec nos fameuses victoires, il était évident que l'Espagne avait
+pourtant l'avantage. Deux ou trois fois, nous nous étions heurtés à
+cette porte redoutable, Lérida, et toujours en vain. Nous ne nous
+relevâmes que par les révolutions imprévues de Naples et de Sicile,
+dont l'Espagne vint pourtant à bout. Résurrections tardives des
+nationalités antiques. Le sublime corroyeur de Sicile, qui menait
+tout, périt. Et de même, Mazaniello, le pêcheur roi de Naples. Elle
+appela les Français, qui y coururent sous Guise, plus fou que le
+pêcheur. Mazarin promit tout, ne tint rien, et fit le plongeon.
+
+Ce grand ministre, aussi longtemps qu'il eut un sou, voulut la guerre
+européenne, la continuation du gâchis militaire où il pouvait, de cent
+façons, escroquer, faire sa main. Mais enfin Émeri lui dit qu'il avait
+tout vendu, que personne, à aucun prix, ne voulait plus prêter, qu'il
+fallait s'arranger. Mazarin, dès ce jour, se sentit pour la paix un
+coeur humain, chrétien. Il l'avait jusque-là effrontément retardée de
+toutes ses forces[20]. Nous avions fait attendre tout le monde au
+congrès, où nous siégeâmes les derniers, et fîmes mille insolences
+calculées pour rompre tout[21]. Nous y suivîmes la maxime admirable
+que notre ambassadeur rappela à celui de Suède: «Qu'on était convenu
+de se relâcher sur l'intérêt public, à proportion qu'on serait
+satisfait sur ses intérêts particuliers.»
+
+ [Note 20: Quand on n'aurait pas là-dessus le témoignage de
+ Brienne et autres contemporains, on jugerait très-bien que
+ les rôles de nos plénipotentiaires avaient été arrangés, que
+ les impertinences du belliqueux Servien, en opposition avec
+ la pacifique d'Avaux, étaient voulues par Mazarin pour gagner
+ du temps et attendre quelque bonne circonstance. Celle qui
+ vint, ce fut la paralysie financière, la ruine, la
+ banqueroute, qui le mit hors d'état de profiter des
+ révolutions de Naples et de Sicile. Puis, par-dessus tomba la
+ Fronde, la révolution de Paris. Mazarin n'avait rien
+ prévu.--La guerre avait duré si longtemps qu'on en avait
+ oublié la cause, la spoliation du Palatin, l'oppression du
+ Rhin (ce paradis devenu un désert. V. Turenne _passim_),
+ l'exécrable extermination de la Bohême. Tout fut approuvé,
+ sanctionné au profit de l'Autriche et de la Bavière. Victoire
+ réelle des catholiques allemands sur nos alliés protestants.
+ Que signifie donc ce sot enthousiasme de quelques-uns sur
+ l'impartialité du traité de Westphalie, sur cette fondation
+ de l'équilibre de l'Europe, sur la gloire de la France, etc.?
+ Il n'y eut aucun équilibre. Le parti catholique resta le plus
+ fort en Europe, jusqu'à ce que l'Angleterre eût fini sa
+ longue trahison, jusqu'à ce que la France, ruinée par Louis
+ XIV, eût cédé l'ascendant aux puissances protestantes.]
+
+ [Note 21: Mazarin continuait la guerre, mais la reine eût
+ fort désiré s'arranger avec l'Espagne. Cela ressort des
+ lettres inédites et fort amusantes d'un général des Capucins,
+ Innocent de Calatagiron, qui se charge de rétablir la paix de
+ l'Europe. Il explique lui-même avec beaucoup d'audace et de
+ forfanterie comment il se glisse partout et fait la leçon aux
+ reines et aux rois. Il s'adresse au duc d'Orléans, à sa fille
+ Mademoiselle, aux dames d'honneur, etc. Il croit les avoir
+ toutes _remplies du saint désir de la vengeance de la
+ religion en Allemagne_ et de la nécessité de la paix
+ générale. Les moyens de cette paix sont peu pacifiques. _Il
+ en faut d'extraordinaires et de terribles_, il faut
+ exterminer ce qui n'est pas catholique. La reine Anne
+ d'Autriche lui dit qu'elle ne demanderait pas mieux que de
+ faire la paix et de se rapprocher des Espagnols. «_Alors, mon
+ caractère, mon habit, me firent tout oser_;» je lui dis qu'il
+ ne suffisait pas de le désirer, qu'il fallait le faire,
+ l'ordonner à ses ministres,» etc. Ailleurs, la reine lui dit
+ qu'elle a donné ses ordres à ses plénipotentiaires: «_Je me
+ mis alors à genoux pour rendre grâce au ciel. Elle
+ s'agenouilla aussi et ne voulut se relever qu'après
+ moi._»--Le Capucin croit alors avoir tout fait. Il finit
+ fièrement en disant: «_Ego plantavi.... Illustrissimus
+ dominus Nuntius rigabit._»--Ce Capucin infatigable court et
+ va partout, en Bretagne, à Bordeaux, en Espagne. La foule le
+ suit, l'environne comme un messager de paix, l'étouffe
+ presque: «C'est sans doute en punition de mes péchés, mais
+ ils devinent toujours où je vais passer.» Ce concours de
+ monde est chose incroyable, effrayante: c'est comme une
+ insurrection. «Et il y en aura une, si on fait trop attendre
+ la paix.» (E, 1035.) Extraits des _Archives du Vatican_,
+ conservés à nos Archives de France, carton L, 386.]
+
+Je reviendrai sur ce grand replâtrage où tout le monde, excédé et
+lassé, se désista de ce qu'il avait si longtemps défendu. Nous
+gardâmes les conquêtes de Richelieu sur l'Empire, quelques morceaux
+d'Alsace. Mazarin resta un grand homme et un politique profond qui
+avait finalement étendu le royaume.
+
+Mais pouvait-on garder ce qu'on avait pris à l'Espagne? La question
+restait tout entière. Elle ne fut nullement tranchée par la bataille
+de Lens, une des meilleures de Condé qui firent admirer le plus et son
+tact militaire, et son héroïque intrépidité.
+
+Avec cela, il avait le coeur gros, et il en voulait mortellement à
+Mazarin, croyant qu'il l'avait perfidement envoyé contre ce roc de
+Lérida pour s'y casser le nez.
+
+Un soir, à je ne sais quelle comédie où était le prince, un
+impertinent siffle. On voulait l'empoigner. Il s'évanouit dans la
+foule en décochant ce trait: «On ne me prend pas.... Je suis Lérida.»
+
+Cette rage de Condé n'a pas peu aidé à la Fronde.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+LE JANSÉNISME--LA FRONDE
+
+1648
+
+
+La France de Mazarin, décorée au dehors des drapeaux de Rocroy, et au
+dedans dévastée, ruinée, me rappelle ces vieux palais délabrés de
+Venise dont le perron triomphal de vingt marches de marbre et dont la
+porte aussi me semblaient faire bonne figure sous leurs armes
+héroïques[22]. Mais au rez-de-chaussée, jadis plein d'amiraux, de
+vaillants capitaines, vous ne trouviez que trois coquins qui y
+prenaient le frais. Par un escalier magnifique, vous montiez, l'odorat
+saisi (chaque palier servant de latrine). Et, dans cette saleté, sous
+des toiles d'araignée, quelque bon vieux tableau pourtant, tout
+noirci, se montrait encore. En cherchant bien, vous trouviez dans un
+bouge un escroc d'intendant avec un brocanteur, vendant les derniers
+meubles. À force de monter, vous auriez découvert dans quelque galetas
+l'héritier, joli garçon malpropre et mal peigné, vautré tout le jour
+sur un lit dont les draps passent à l'état de dentelle, à quoi
+travaille de son mieux le jeune seigneur, prenant plaisir à agrandir
+les trous, y passant le pied ou la jambe, ou enfin se levant le soir
+pour s'amuser à quelque farce où il jouera Mascarille ou Scapin. On
+travaille du reste à son éducation. L'_abbate_ le régale de contes
+gras, et, le soir, l'intendant, s'il ne lui fait courir les filles, le
+travestit en fille et le mène je n'ose dire où.
+
+ [Note 22: Ce que je dis ici de Venise est un souvenir bien
+ ancien de ma première jeunesse. Grâce à Dieu, ce peuple
+ héroïque s'est bien relevé. La Venise de Manin n'a guère
+ ressemblé à celle-là.]
+
+Nous venons presque de redire, mot à mot, ce que Laporte, valet de
+chambre dévoué, confident de la reine, raconte de l'éducation que
+Mazarin donnait au jeune roi, de l'abandon, de la misère où il était,
+du plaisir qu'il avait à jouer les valets, etc., etc.
+
+La reine disait en 1643 que Mazarin n'était pas dangereux pour les
+femmes, qu'il avait _d'autres moeurs_. Deux ans après, elle lui confie
+son fils.
+
+La lutte du pauvre valet de chambre pour garder cet enfant (dans
+l'abandon dénaturé où le laisse sa mère) pour en faire un honnête
+homme, malgré tout le monde, est une chose très-belle à lire.
+
+Laporte essaye d'apprendre un peu d'histoire de France au roi de
+France; il lui lit Mézeray. Mais Mazarin se fâche. On verra ce qu'il
+lui apprit.
+
+Le jeune roi était très-beau, bien né et bien doué, sans grand éclat
+d'esprit, mais d'un bon jugement. Il préférait Laporte, malgré toutes
+ses sévérités. Il leur fallut chasser cet honnête homme pour que
+l'enfant cédât aux vices.
+
+On verra, Laporte chassé, comment allèrent les choses, et dans quel
+bourbier allait tomber l'enfant, si de bonne heure il n'eût eu des
+maîtresses. Les femmes le sauvèrent de l'effroyable éducation de
+Mazarin.
+
+La révolution de la Fronde, songeons-y bien, fut une révolution
+morale. On a fort obscurci ceci. Mais il faut le tirer à clair. Plus
+on était dévot au culte, à l'idolâtrie royale, moins on pouvait
+laisser cette innocente idole, sur qui portait la destinée d'un
+peuple, aux mains d'un homme dont la reine elle-même ne contestait pas
+l'infamie.
+
+La Fronde, au total, fut la guerre des honnêtes gens contre les
+malhonnêtes gens[23].
+
+ [Note 23: Par quelle faiblesse d'esprit, par quelle
+ impuissance de critique, nos contemporains ont-ils été
+ admirateurs exagérés de Port-Royal, etc., et dénigreurs
+ méprisants de la Fronde? Et qui ne voit que c'est la même
+ chose? Il y eut des deux côtés de bonnes intentions, de
+ l'honnêteté, des vertus (vertus intrigantes, cabaleuses,
+ disputeuses, si l'on veut). Au total, un médiocre génie. La
+ grande fureur d'Arnauld contre les calvinistes est ridicule,
+ avec tant de côtés communs. Le jansénisme, faible
+ résurrection de saint Paul, de saint Augustin, et, en
+ plusieurs points, de Calvin et Luther, a nui beaucoup, en ce
+ qu'il a donné une petite porte à l'esprit de liberté qui
+ s'est fait tout petit pour passer là. Un seul, bizarre et
+ contrefait, mais grand, Pascal, s'est fait écraser au
+ passage.--Du reste, il faut appliquer à toute l'Église du
+ XVIIe siècle ce que j'ai dit en parlant de la guerre, au
+ sujet des petits grands hommes comparés aux vrais géants.
+ Qu'est-ce que c'est que ses prédicateurs illustres, ses
+ éloquents controversistes, devant Newton et Galilée? Gloire,
+ gloire aux inventeurs! Les autres doivent rester bien loin
+ derrière et en grande modestie.]
+
+Lenet, l'homme des princes et l'ennemi des parlementaires, qui ne
+déguise pas leurs sottises, déclare pourtant qu'ils furent en général
+«des hommes de _grande vertu_.»
+
+Que la corruption d'idées entrât dans ces familles, même celle des
+moeurs chez les jeunes magistrats qui imitaient la cour, je ne le nie
+pas. Mais les habitudes étaient honnêtes et régulières, et la vie
+sérieuse, laborieuse. Et tranchons tout d'un mot dont on sentira la
+portée: la _vie noble_, la fainéantise, avait tout envahi; les
+_magistrats seuls travaillaient_.
+
+Regardez sur la Seine, au quai de la Cité, en vue de la Grève, une
+vieille maison triste et tournée au nord. Là demeurait celui dont les
+Mémoires se moquent, le courageux Broussel, un bon, digne et grand
+citoyen.
+
+Harlay et Molé, intrépides, n'en ont pas moins molli, on l'a vu et on
+va le voir, au vent corrupteur de la cour. Leurs enfants en furent
+cause, et leurs mauvaises affaires, et leur besoin d'argent. Ils
+avaient cent mille francs par an. Broussel n'eut pas de tels besoins;
+il avait quatre mille livres de rente, et ne voulut point davantage.
+Avec cela, il éleva une grosse famille et vécut honorablement.
+
+Ce n'était plus le temps des grands jurisconsultes. On n'aurait plus
+vu des princes d'Empire régler des successions d'États indépendants
+sur la consultation d'un avocat de Paris. Un radotage immense
+d'ordonnances non exécutées entravait, embrouillait le champ légal,
+laissait aux juges un arbitraire sans bornes. Pauvres, ils donnaient à
+qui ils voulaient des millions, et voyaient la cour à leur porte.
+Jamais le Parlement n'eut plus besoin de probité.
+
+Broussel ferma sa porte, ou ne l'ouvrit qu'aux pauvres. Il avait alors
+soixante-quatorze ans, dont trente-six en 1610, à la mort d'Henri IV.
+Il en garda l'impression, et pour toujours resta l'adversaire de la
+cour, l'ennemi des ennemis de la France. À sept heures du matin, ce
+doyen des grondeurs venait siéger au Parlement, auprès du rêveur
+Blancménil, pur utopiste et fou, non loin de l'ambitieux et
+très-dissimulé Longueil, du président Charton, honnête, borné et
+violent, d'une vulgarité proverbiale, qui finissait toujours par un
+mot attendu et risible: «J' dis ça.»
+
+Broussel n'était pas ridicule. Tous ses avis étaient marqués d'un
+caractère de simplicité forte et courageuse, nullement exagérée, quoi
+qu'on ait dit. C'est le défaut contraire qui le fit échouer, lui et le
+Parlement. Les révolutions étrangères qui avaient lieu alors, loin
+d'enhardir, terrifièrent ces pauvres gens de bien. Celle d'Angleterre
+leur fit horreur en leur montrant le billot de Charles Ier. Celles de
+Naples et de Sicile leur firent peur; ils crurent voir de la Grève ou
+de la Grenouillère sortir un Mazaniello. Bref, leur modération les
+mena, par une voie étrange, au terrorisme; quand les princes
+égorgèrent Paris, ils se trouvèrent sans force, sans espoir ni
+ressource que de subir le Mazarin.
+
+Broussel était-il janséniste? Je ne le vois pas. Mais il l'était de
+moeurs. L'austérité du jansénisme, sinon son dogme, avait fait
+d'honorables progrès dans le Parlement.
+
+Cette fronde religieuse avait précédé la fronde politique, et
+indirectement y aida fort. Le jansénisme était l'aîné. Déjà alors il
+était constitué. Il avait son Pathmos au monastère des vertueuses et
+disputeuses dames de Port-Royal. Son saint Jean fut le grand martyr
+Duvergier de Hauranne, le prisonnier de Richelieu. Sa nuit de
+Pentecôte est celle où, le corps du martyr étant encore exposé à
+Saint-Jacques, la mère Angélique arme son chapelain d'un rasoir, et
+lui dit: «Je veux, je veux les mains de M. de Hauranne, les mains qui
+consacraient le pain de Dieu pour moi.» Il obéit. Le sacrilége pieux
+s'accomplit dans l'église. Et, du moment que la relique est déposée à
+Port-Royal, les langues se délient, le génie polémique, jusque-là
+contenu dans les énigmes de Du Hauranne, éclate, strident et
+provocant, par la voix des Arnauld.
+
+Le manifeste fut le beau livre, grave et fort, incisif, contre la
+_Fréquente communion_, contre la prostitution quotidienne que les
+Jésuites faisaient de l'hostie, faisant litière du corps de Jésus et
+le prodiguant aux pourceaux. L'effet fut saisissant, le contraste
+violent et terrible, le Calvaire retrouvé pour l'effroi des marchands
+du Temple, la pâle tête du Crucifié et sa sainte maigreur foudroyant
+l'embonpoint ventru du père Douillet. Les Jésuites tombent à la
+renverse. Éperdus, sachant trop que leur galimatias ne les sauvera pas
+de ce livre, ils trottent à Saint-Germain, vont pleurer chez la reine,
+chez le bon cardinal. De fripons à fripons, on s'aide et on s'entend.
+Ce Mazarin, qui fait la guerre au pape pour que son frère ait le
+chapeau, dès qu'il ne s'agit que de Dieu, est plus Romain que Rome; il
+lâche et cède tout. Scandaleuse ignorance de la tradition de la France
+dans un homme qui la gouvernait. Il fait décider par la reine qu'un
+Français doit aller à Rome, et soumettre sa doctrine au pape,
+c'est-à-dire aux Jésuites, contre qui son livre est écrit.
+
+La Sorbonne réclame. Le Parlement réclame, toutes les chambres du
+Parlement veulent s'unir, s'assembler. Alors notre homme prend peur.
+Vite il s'explique, excuse sa sottise par une sottise: il n'a pas
+voulu soumettre un Français au jugement de l'étranger, mais _éclaircir
+à l'amiable_ un point de théologie (1644).
+
+Il faut la guerre pour pêcher en eau trouble. Mazarin vivait de la
+guerre et d'une victoire annuelle de Condé, qui lui donnait la force,
+à l'intérieur, de faire la guerre aux bourses:
+
+1º Guerre aux propriétaires. Il trouve un vieil édit fait le lendemain
+de l'invasion de Charles-Quint quand on venait de craindre un siége,
+lequel défend d'étendre les faubourgs. Mais Paris, en cent ans, avait
+grossi, grandi, débordé de tous côtés. Les pauvres logeaient dans
+cette banlieue, sous des maisonnettes de boue qu'ils se faisaient
+eux-mêmes. Un matin, les gens du roi, avec des troupes, viennent
+_toiser_ ce Paris nouveau qu'on va abattre si l'on ne paye sur
+l'heure. L'effet fut si terrible, que Mazarin d'abord eut peur et
+recula. Condé lui mit du coeur au ventre par sa bataille de
+Nordlingen. Mazarin reprend le marteau. Tous ces infortunés accourent
+au Parlement, pleurent, se mettent à genoux, prient qu'on ne les
+jette pas dans la rue pour camper l'hiver sous le ciel. Un homme
+s'attendrit, le président Barillon, vieil ami et défenseur de la reine
+dans ses adversités. Il plaide pour ces pauvres propriétaires
+mendiants, et le soir il est enlevé avec quatre ou cinq autres,
+enfermé, non en France, mais à Pinerolo, sous la neige et le vent des
+Alpes, et il y meurt dans quelques jours (1645).
+
+On se le tint pour dit. Le Parlement, tout à coup raisonnable,
+enregistre devant le roi, non-seulement la ruine de Paris, mais une
+fournée de dix-huit autres édits.
+
+2º Cet impôt et dix autres, spécialement un emprunt forcé, ayant mis à
+sec les propriétaires, on passe aux _non-propriétaires_. On frappe une
+_entrée sur les vivres_ (1646). Bel impôt, disait Émeri (l'homme de
+Mazarin), impôt égal pour tous, qui fait payer les riches. Comme si
+c'était même chose pour celui qui n'a rien et qui cherche chaque jour
+le pain qu'il mettra sous la dent! La Sicile avait armé pour l'impôt
+des farines, Naples pour celui des fruits, le dernier aliment du
+pauvre (1647). Paris, sans un pareil motif, n'eût pas eu le mouvement
+universel et violent qui décida les Barricades.
+
+L'_entrée_ sur les consommations rendit la tyrannie sensible, expliqua
+la révolution. Paris, sans idée, sans parti, dans la torpeur de la
+misère, se réveilla par l'estomac.
+
+Mazarin, cette fois, ne craignit pas le Parlement. Il croyait tenir
+les magistrats par leur fortune même et l'avenir de leurs enfants. La
+Paulette, la garantie qui leur assurait la succession des charges
+achetées, expirait le 1er janvier 1648. Ils avaient tout à craindre.
+Ils n'en défendirent pas moins courageusement toute une année le pain
+du peuple[24].
+
+ [Note 24: Voilà la moralité de la Fronde parlementaire, et la
+ gloire de nos magistrats. MM. les rieurs peuvent rire à leur
+ aise. Cela est très-beau et très-sérieux, et cela est
+ incontestable. Il faut seulement bien remarquer les dates.
+ Nos pauvres magistrats ne montrèrent pas beaucoup de génie,
+ dans toute l'affaire, mais une incontestable honnêteté. Retz
+ ne montre ni l'un ni l'autre, quand il se moque du bon
+ président Blancmesnil, qui, admis au conciliabule et voyant
+ sur la table le traité avec l'Espagne, «crut voir
+ l'holocauste du Sabbat.» Le niais ici, c'est Retz. Comment ne
+ voit-il pas que l'Espagnol se moquait de lui? Si la
+ conscience ne lui dit rien, le bon sens devrait lui dire que
+ le chat emploie sa patte de singe pour tirer les marrons du
+ feu. Il est curieux de voir un homme d'autant d'esprit être
+ le jouet de tous, surtout des femmes. Madame de Bouillon
+ (avec permission de son mari) l'amuse et le captive, lui lie
+ le pouce, lui tire du sang, etc. Madame de Longueville se
+ joue de lui aussi, dans l'intérêt de ses amants. Il n'est pas
+ jusqu'à la _grosse Suissesse_ (Anne d'Autriche) qui ne fasse
+ de la coquetterie avec lui, dans leurs nocturnes rendez-vous,
+ au profit de Mazarin. C'est le plus spirituel de tous dont
+ justement rit tout le monde.]
+
+L'inquiétude était générale dans une classe nombreuse, et vraiment la
+plus respectable. Il y avait en France quarante-cinq mille familles
+qui, directement ou indirectement (veuves, enfants, parents, alliés),
+pouvaient être ruinées par le refus de cette garantie. Mazarin employa
+ce moyen de terreur, il refusa la garantie, envoya le roi au
+Parlement, et fit enregistrer de force sept édits qui créaient de
+nouveaux magistrats ou bien affamaient les anciens. On ne leur
+continuait les charges achetées qu'en les empêchant d'en vivre, les
+laissant quatre années sans gages. Beaucoup ne vivaient d'autre chose;
+on leur ordonnait de mourir de faim.
+
+Toutes les compagnies souveraines de Paris, soumises au même
+retranchement, les Aides, les Comptes et le Grand Conseil, envoient
+demander au Parlement association, _union_. Une assemblée générale se
+formera par députés dans la Chambre de Saint-Louis, et l'on y
+appellera les députés du Corps de ville. Le but est posé nettement: la
+réformation de l'État (13 mai 1648).
+
+Que la Chambre des Comptes, celles des Aides, ces compagnies
+paisibles, eussent quitté leurs dossiers, leurs calculs, pour
+commencer la guerre; que l'instrument de la cour, le Grand Conseil,
+s'unît avec le Parlement! cela renversait toute idée, c'était la fin
+du monde. Les choses mortes elles-mêmes, les papiers et les chiffres,
+s'étaient levés d'indignation et avaient pris la voix.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+LE PREMIER ÂGE DE LA FRONDE--LES BARRICADES--LA COUR, APPUYÉE SUR LA
+FRONDE, EMPRISONNE CONDÉ
+
+1648-1650
+
+
+Une chose grave à observer dans l'histoire des révolutions, c'est de
+savoir si les acteurs parlent avant ou après le repas. Aux assemblées
+publiques, les séances du soir, pour cette raison, sont toujours
+orageuses. Anne d'Autriche dînait à midi, et dînait fort (Motteville).
+De là, ses paroles violentes, ses hasardeux _spropositi_, qui, dans
+une révolution plus sérieuse, l'eussent mise sur la voie de Charles
+Ier.
+
+Au début de la Fronde, elle lança, à l'étourdie, un mot qui pouvait
+faire crouler le trône, faire regarder en face l'infaillibilité
+royale: «Dites-moi, avant tout, prétendez-vous borner les volontés du
+roi?»
+
+Qu'eût répondu Cromwell? Heureusement pour elle, elle avait affaire à
+Talon. Ce bon avocat général, au nom des magistrats, recula; il
+frémit «d'_entrer en_ _jugement_ avec le souverain.... Ils ne peuvent,
+ils ne doivent décider une telle question, pour laquelle il faudrait
+_ouvrir les sceaux et les cachets de la royauté, pénétrer dans le
+secret de la majesté du mystère de l'Empire_.»
+
+Le galimatias de Talon couvrit l'imprudence de la reine. Elle put, à
+son aise, braver, gourmer le Parlement, lui donner des nasardes. Un
+jour, elle voulait le faire pendre. Et quand? Précisément au jour où
+peut-être, sans lui, le peuple aurait forcé le Louvre.
+
+On dit que le Parlement fit la Fronde. Il serait bien plus vrai de
+dire qu'il l'empêcha et la fit avorter. La question, sans lui, se
+serait posée autrement. La reine, allant tous les lundis ouïr la messe
+à Notre-Dame, y trouvait à la porte un peuple de femmes qui lui
+criaient: «À Naples!» la menaçant d'une révolution radicale et
+napolitaine. La presse fut tout d'abord très-franche et très-sincère.
+Nombre de petits livres racontèrent la vie intime de la reine sous
+Louis XIII. Mais le Parlement tint pour elle et tâcha de la protéger.
+En laissant courir les mazarinades, il châtia, et même de mort, les
+écrits trop sincères. Il voulut à tout prix sauver le _secret de la
+majesté du mystère de l'Empire_. Deux imprimeurs auraient péri en
+Grève si le peuple ne les eût sauvés.
+
+Donc, contemplons, sans trop nous émouvoir, une révolution sans issue,
+sans résultat possible, dont la stérilité confirma la France dans
+l'amour du repos _quand même_, la résignation à la mort, que dis-je?
+l'amour pour la mort même et pour l'anéantissement. Rien autre chose
+qu'une répétition un peu vive de la danse éternelle, du triste menuet,
+que le Parlement exécute devant la royauté, s'avançant deux pas,
+reculant de trois, enfin tournant le dos.
+
+Le Parlement, sans bien sans rendre compte, trahit le peuple, lui-même
+amusé et trahi par ses chefs, le président Molé, et le très-remuant,
+très-brouillon Retz, coadjuteur de l'archevêque de Paris. Le vieux
+Molé, mené par ses enfants, jouait sa compagnie en parlant fort et
+haut pour elle, mais, en toute chose grave, suivant l'intérêt de la
+cour.
+
+Mazarin attendait l'armée. Après un petit essai de violence qui ne
+réussit pas, il sentit qu'il n'y avait rien à faire qu'à mentir et
+plier, gagner du temps. La reine eut beau pleurer tout une nuit. Il
+céda, toléra l'arrêt d'_union_, permit aux compagnies de s'assembler,
+de réformer l'État.
+
+Le pouvaient-elles réellement? Une constitution, bâtie en l'air, sans
+base (ni élection, ni jury, etc.), écrite sur le sable par des gens
+qui avaient acheté leurs charges, serait-elle sérieuse?
+
+Ils y écrivirent, il est vrai, les deux garanties principales, _celle
+de la personne_ (nul arrêté sans être interrogé dans les vingt-quatre
+heures); _celle des biens_, nul impôt sans vérification parlementaire.
+
+Mais, même dans les choses bonnes, leur incapacité parut. En vertu du
+dernier article, ils firent précisément ce que désirait Mazarin,
+annulèrent ses traités avec les financiers. La cour n'osait faire la
+banqueroute. Le Parlement la fait pour elle, la sanctifie, la canonise
+par le grand mot de bien public. Mazarin avait emprunté à tout le
+monde, et ne pouvait ni ne voulait payer. Le Parlement, tête baissée,
+se jette sur les financiers, sans voir que derrière eux se trouve la
+masse des petites gens qui, par leurs mains, ont prêté à l'État.
+Dispense de les rembourser. Bref, le gouvernement est libéré, et la
+reine, plus douce, commence à croire qu'il y a quelque bien dans la
+révolution.
+
+Une autre faute insigne du Parlement, c'est de vouloir supprimer les
+_intendants_, la grande création du dernier règne. Ces rois commis, il
+est vrai, étaient lourds, et, sous Mazarin, aussi voleurs que leur
+maître. Cependant, en les supprimant, qui eût pris le pouvoir? Les
+gouverneurs de provinces, les vieilles puissances féodales qu'avait
+écrasées Richelieu.
+
+Avec quelques concessions, Mazarin endormait le Parlement, quand la
+question suprême fut précisée, formulée par le vieux conseiller
+Broussel: 1º _remise au peuple d'un quart des tailles_; 2º l'_intérêt
+de tous les parlements mêlé_, et soutenu par le Parlement de Paris;
+refus de celui-ci d'être seul garanti pour la possession de ses
+charges (4 août 1648).
+
+La ruse était vaincue par la sincérité. Mazarin fit le mort. Il
+attendit son salut de l'armée. Quoiqu'il fût mal avec Condé, une
+victoire de Condé le relevait. On pouvait l'espérer. Car l'Espagne,
+accablée par ses quatre révolutions (Portugal, Catalogne, Naples,
+Sicile), obligée de faire face de tous côtés, n'avait pas grande force
+en Flandre. L'archiduc, étant sans argent, sans vivres, sans
+munitions, fut lent à se mouvoir. Condé put faire une marche
+hasardeuse en défilant par les marais; il eut le temps de faire six
+lieues de circonvallation pour prendre une ville. L'archiduc
+cependant, lui ayant pris Lens, l'avait obligé (19 août) à une
+retraite difficile qui fut près d'être une déroute. Le 20, il
+l'attaqua. Condé certainement était prié, pressé par la cour de livrer
+bataille. Voyant les Espagnols quitter leur bonne position et venir à
+lui, il hasarda de faire ce que fit le roi de Suède à Lutzen; il
+commanda aux Français de recevoir le feu et de ne pas donner à
+l'ennemi le temps de recharger. Notre infanterie égala la suédoise. La
+première lignée fut rompue. Lui-même attaqua la seconde dix fois de
+suite, et fut admirable de valeur et de présence d'esprit. Victoire
+complète, cinq mille prisonniers, trois mille morts.
+
+La reine, ivre de joie, ayant reçu soixante-treize drapeaux espagnols,
+ne daigna plus rien ménager et se moqua des peurs de Mazarin. Celui-ci
+voulut toutefois que, si on se jetait dans les hasards de violence, on
+ne le fît que sur l'avis de l'homme qu'il détestait le plus, Chavigny
+(fils de Richelieu?), sur qui il pût se rejeter si la chose tournait
+mal.
+
+Chavigny avait soufflé le feu de son mieux dans le Parlement. Consulté
+pour l'éteindre, il fut pourtant fidèle aux traditions violentes de
+l'autre règne, et dit, ce que voulait la reine, qu'il fallait arrêter
+les chefs.
+
+Cela était très-hasardeux. La reine en chargea, non le vieux Guitaut,
+mais son neveu, un jeune homme à elle, Comminges (dont nous avons
+parlé), et le chargea de lui donner, au péril de sa vie, cette
+jouissance et cette vengeance personnelle. En sortant à midi du _Te
+Deum_, elle lui dit d'une voix émue: «Va et que Dieu t'assiste!»
+
+Il n'y avait pas loin à aller. Des six qu'on devait arrêter, le plus
+populaire, Broussel, demeurait à deux pas, sur la Seine, au port
+Saint-Landry. Il n'avait pas été au _Te Deum_ de la bataille (_De
+profundis_ des libertés publiques). Il venait de faire son sobre
+repas; il était au milieu de sa famille, cinq enfants, dont deux
+jeunes demoiselles à marier. Comminges entre et montre son ordre; il
+faut partir, Broussel doit le suivre tel qu'il est, en pantoufles.
+L'aînée des demoiselles prie en vain. Comminges n'entend rien et
+l'enlève.
+
+Il était fort aimé; ses domestiques poussèrent des cris affreux. Il
+n'en avait que deux: une vieille servante, qui, par la croisée sur la
+Seine, appela les mariniers, et un petit clerc, qui se mit à courir
+après la voiture de Comminges, criant: «Aux armes! aux armes! on
+enlève M. Broussel!» Rue des Marmousets, un banc de notaire fut jeté
+par la fenêtre, et ailleurs autre chose, si bien qu'au quai des
+Orfèvres le carrosse tomba en pièces. Comminges prit celui d'une dame
+qui passait. Le maréchal de la Meilleraye, soldat brutal à qui ce
+gouvernement d'Arlequin venait de donner les finances, craignant les
+pierres, fit tirer aux fenêtres. Une femme et deux hommes furent tués.
+Alors ce fut une grêle. La Meilleraye ne s'en tira qu'en tuant encore
+un crocheteur d'un coup de pistolet.
+
+À point se trouvait là le coadjuteur de l'archevêque, Gondi (ou Retz),
+qui confessa le crocheteur agonisant dans le ruisseau. Le peuple fut
+touché, et pria le prélat d'aller au Louvre et de demander Broussel.
+
+C'est justement ce qu'il voulait. Il s'était mis là tout exprès, dans
+ses habits pontificaux, devant la statue d'Henri IV, pour bénir et
+prêcher la foule. Les Gondi, créés par Catherine et conseillers
+principaux de la Saint-Barthélemy, durent à ce grand exploit d'être à
+peu près héréditaires dans l'archevêché de Paris. Mais ce dernier
+Gondi eût voulu davantage, être en même temps gouverneur de Paris,
+unir les deux puissances.
+
+Il travaillait la ville par les curés, qui, dans cette grande misère,
+maîtres absolus de l'aumône, distributeurs de pains, de soupes, etc.,
+traînaient après eux des masses affamées. Avec un archevêque
+gouverneur de Paris, ils croyaient y régner, comme au temps de la
+Ligue.
+
+Cela les rendait aveugles et sourds quant aux moeurs du petit prélat.
+Fanfaron, duelliste, plus que galant, basset à jambes torses, laid,
+noiraud; un nez retroussé. Mais les yeux faisaient tout passer,
+étincelants d'esprit, d'audace et de libertinage. Peu furent cruelles
+à ce fripon; il supprimait les préalables et sauvait l'ennui des
+préfaces.
+
+Il croyait qu'au Palais-Royal on solliciterait son secours. Mais la
+reine se moqua de lui. Il eut le chagrin et la rage de prêcher la paix
+en s'en allant, quand il voulait la guerre. Il calma un moment le
+peuple, mais pour mieux l'exciter la nuit.
+
+La cour avait fait dire que les bourgeois s'armassent. Ils arment le
+27, contre la cour. Malheur à ceux qui ne l'eussent fait! Le peuple
+était levé, et il fit un ouvrage énorme, _douze cents barricades en
+douze heures_[25]. Il n'avait guère besoin de Retz. Ce fut toutefois
+une de ses maîtresses, la soeur d'un président, femme d'un capitaine
+bourgeois, qui, ayant chez elle le tambour du quartier, le fit battre
+et donna l'exemple. Un des amis de Retz, capitaine aussi de quartier,
+le maître des comptes Miron, battit le tambour de son côté. La journée
+fut lancée.
+
+ [Note 25: Cela est sérieux et suppose une redoutable
+ unanimité. Rien d'analogue jusqu'au grand jour de la prise de
+ la Bastille. Que serait-il arrivé si Retz et le Parlement
+ avaient réellement lâché la Révolution, la presse, non contre
+ le faquin étranger, mais contre la reine, de manière à
+ établir ses trahisons, ses avis donnés à l'ennemi, etc. On
+ tenait à Paris deux femmes qui savaient tout et auraient tout
+ dit, madame de Chevreuse et madame de Guéméné. La reine
+ n'avait aucune idée de la prise qu'on avait sur elle. Tandis
+ que la Fronde mettait des gants pour la combattre, elle
+ montra une violence, une férocité que sa vie antérieure n'eût
+ pas fait deviner. Elle insista plusieurs jours pour faire
+ mourir le premier qu'on fit prisonnier. Elle l'eût fait. Mais
+ les siens avertirent ceux de Paris, qui prièrent la reine
+ d'épargner ce malheureux, en faisant entendre pourtant tout
+ doucement qu'eux aussi ils avaient des prisonniers qu'ils
+ pourraient faire mourir. (Retz, p. 100.)--Elle savait à qui
+ elle avait affaire. Ni Retz, ni le Parlement, ni Condé, ne
+ voulaient d'États généraux, ni de révolution sérieuse.
+ Cromwell, qui avait envoyé à Retz un homme sûr, vit bien vite
+ que toute l'affaire était ridicule. Ce Catilina
+ ecclésiastique, mené par les femmes, avait pour agents des
+ curés et des bedeaux, des habitués de paroisse. Il veut
+ relever les libertés de France; avec quoi? avec un clergé et
+ une assemblée du clergé qui, par son obstination à fermer sa
+ bourse, s'est montré et déclaré le véritable ennemi de
+ l'État. Au moment de l'explosion, Retz ne sait ce qu'il fera,
+ il l'avoue. Il allait écrire à l'Espagne, dit-il? mais _il
+ attend Condé_; puis, sur quelques coquetteries de madame de
+ Longueville, il se jette de ce côté-là, et croit, contre
+ Condé, pouvoir créer l'automate Conti. Et c'est dans cette
+ indécision pitoyable qu'il fait le fier contre Cromwell, _le
+ méprise_, dit-il. Cromwell avait dit un mot fort et profond,
+ modeste, qui semblait un aveu: «On ne monte jamais si haut
+ que quand on ne sait où l'on va.» Ce mot, dit Retz, à
+ l'horreur que j'avais pour lui ajouta _le mépris_.--Lui, le
+ petit bonhomme, il sait bien où il monte et ce qu'il veut: il
+ veut monter d'abord à devenir _gouverneur de Paris_. Première
+ chute; l'Italien rusé, au premier pas, lui fait donner du nez
+ à terre. Puis, ce profond ambitieux veut être _cardinal_ de
+ Rome, et c'est pour cela qu'il fait l'amour à Anne
+ d'Autriche. Seconde chute; ce chapeau, pour lequel il trahit
+ la Fronde, lui tombe sur la tête et l'écrase définitivement.
+ On le fait cardinal, mais c'est pour le mettre à
+ Vincennes.--Tous ces ridicules de conduite et cette petitesse
+ de nature n'empêchent pas que ses confessions (c'est plus que
+ des Mémoires) ne soient le livre capital et primordial de la
+ nouvelle langue française. Ce piètre politique est un
+ admirable écrivain.]
+
+Le Parlement, la veille, avait décrété contre Comminges. Le 27, à six
+heures, la cour, audacieuse et timide, prenant l'heure matinale et
+croyant que Paris n'est pas levé encore, envoie le chancelier casser
+l'arrêt. La foule est déjà là. On le poursuit, on le pousse. Il se
+cache. Il était mort s'il ne se fût jeté dans un hôtel; le chef de la
+justice fût trop heureux d'entrer dans une armoire.
+
+La Meilleraye le dégage. Poussé lui-même, en grand péril, le
+maladroit, d'un coup de pistolet, tua une femme qui portait une hotte.
+Le peuple s'empara, au quai de la Ferraille, de tout ce qui tomba sous
+sa main.
+
+Cependant le Parlement va en corps au Palais-Royal redemander ses
+membres à la reine. Elle venait de dîner. Rouge, emportée, elle dit
+avec un geste de furie: «Je les rendrai, mais morts.» Et elle passe
+dans sa chambre grise, claquant la porte au nez du Parlement.
+
+Ils reçurent cela tête basse. Mais il fallait retourner. Pour faire
+ouvrir la première barricade, ils mentirent, dirent que la reine
+donnait espoir, et ils mentirent aussi à la seconde. À la troisième,
+un garçon rôtisseur, mettant sa broche au ventre du président Molé,
+lui dit: «Retourne, traître! Tu seras massacré si tu ne nous ramènes
+Broussel ou Mazarin!»
+
+Vingt ou trente conseillers s'enfuirent par les ruelles. Le reste
+retourna. Mais cette femme insensée, pleine de viande (et peut-être de
+vin), parlait de faire accrocher aux fenêtres cinq ou six des
+parlementaires qui venaient la sauver. Les princesses, qui se
+mouraient de peur, se mirent à genoux devant elle, et Monsieur même.
+Mazarin tremblait et priait. Ce qui la décida, ce fut la reine
+d'Angleterre, qui avait déjà vu de pareilles fêtes à Londres, et dit
+que Mazarin touchait au destin de Strafford.
+
+Il se le tint pour dit, fit sceller une lettre de cachet pour délivrer
+Broussel. Et, pendant que le peuple était tout occupé de cette lettre
+et de sa victoire, notre homme, déguisé sous la perruque et l'habit
+gris, avec des bottes de campagne, alla respirer hors Paris.
+
+Le 28, à dix heures, ramené dans le carrosse du roi, Broussel fit son
+entrée. Les barricades tombaient devant lui, et le peuple attendri
+baisait ses mains et ses habits. Le bon vieillard pleurait à chaudes
+larmes. Il reprit place au Parlement, en grande modestie, et proposa
+qu'on décrétât la suppression des barricades.
+
+Funeste excès de confiance. Le peuple, tout en obéissant, sentait
+trop que rien n'était fait. Mazarin ôta dix millions de tailles. Mais
+l'armée revenait. Quand il l'aurait en main, que ferait-il? Au moment
+même, le peuple prit une masse de poudre qu'on tirait de la Bastille.
+La cour arme pendant qu'il désarme, et déjà prépare au jour de la paix
+le moyen de le massacrer.
+
+Les scrupules des parlementaires faisaient obstacle à tout.
+Blancmesnil, mandé par Retz à un conciliabule de résistance, vint,
+mais dit: «Les ordonnances veulent qu'un magistrat n'opine que sur les
+fleurs de lis, en public, et sans consulter.»
+
+Mazarin avait tout rejeté sur Chavigny. Il le fit arrêter (13
+septembre). Cela étonna, effraya les amis qu'il avait au Parlement, et
+le président Viole, renvoyant terreur pour terreur, demanda qu'on
+renouvelât l'ordonnance contre Concini pour défendre aux étrangers de
+se mêler du gouvernement.
+
+Le Parlement sortit comme d'un songe. Il saisit, il comprit enfin ce
+que la foule disait depuis un mois: «Il faut aller au Mazarin.»
+
+Le peuple des barricades, le 28 août, avait manqué d'un chef. Molé,
+Retz, l'avaient amusé. Cette révolution, aveugle et sans yeux, n'ayant
+de chef sincère qu'un pauvre octogénaire, détournée de son but par
+l'intrigue des curés, ayant pour centre un avorton de prêtre, ne
+pouvait qu'être une triste contre-épreuve d'un triste original, la
+tragi-comédie de la Ligue. L'ascendant des donneurs d'aumônes la
+baptisait assez de son vrai nom, une insurrection de misère et la
+révolution du ventre.
+
+Cependant le jour même un élément nouveau surgit. Le Parlement,
+apportant à la reine ses remontrances, trouve près d'elle l'insolence,
+la violence, la brutalité militaire. Ce jour, 22 septembre, Condé
+était revenu. Il menace le Parlement. Il suivait son instinct, la
+haine de la loi; car lui-même ne savait pas encore ce qu'il ferait.
+D'une part, il avait besoin de Mazarin pour dépouiller son frère
+Conti, en hériter, le jeter dans l'Église et lui donner le chapeau.
+L'avarice le mettait du côté de la cour. Mais l'ambition lui faisait
+écouter les paroles de Retz, qui le tirait au Parlement, et le mena la
+nuit chez Broussel. Enfin le prince à double face comprit que, pour
+forcer le Parlement à accepter un chef militaire, pour s'emparer de la
+révolution, vierge encore et trop scrupuleuse, il fallait d'abord être
+du parti de la reine, assiéger et forcer Paris.
+
+C'est le vrai sens de la conduite de Condé. Mazarin eût voulu éviter
+la violence. Il traita à Munster, 24 octobre, et, le même jour, il fit
+accepter les articles du Parlement. Mais le premier était la
+diminution de l'impôt, la défense de le vendre d'avance aux partisans.
+
+Article violé aussitôt qu'accepté. Donc, point de paix. L'armée
+enveloppe Paris, insultant, ravageant comme en pays ennemi. La reine,
+à trois heures du matin, le 6 janvier 1649, emmène le roi hors de sa
+capitale. Elle est libre, elle est gaie et toute à sa vengeance. Ordre
+au Parlement d'aller siéger à Montargis.
+
+Le Parlement, toujours inconséquent, n'ouvre point la lettre royale,
+et il envoie au roi. Il proteste de sa soumission, et il arrête qu'on
+se munira d'armes et de subsistances. Il en charge l'Hôtel de Ville,
+dévoué à la cour, prêt à trahir Paris.
+
+Comment résister à Condé? La première idée de Retz fut d'appeler
+contre lui les Espagnols; la seconde fut de lui opposer sa soeur même,
+madame de Longueville, qui tenait sous la main, gouvernait Conti, son
+jeune frère, fortement épris d'elle.--Idée sotte. La soeur et Conti
+n'avaient de crédit, d'importance, que comme un reflet de Condé.
+
+N'importe. Le généralissime sera le bossu Conti, ou bien plutôt sa
+soeur, alors enceinte, qui campe et accouche à l'Hôtel de Ville.
+
+Cet hôtel, fort petit alors, entasse et réunit je ne sais combien de
+puissances contraires,--d'abord la trahison, le prévôt des
+marchands;--madame de Longueville, le roman et le bel esprit;--madame
+de Bouillon, ou l'intrigue espagnole;--enfin, le pauvre vieux Broussel
+et quelques conseillers chargés de surveiller. Ce sera bien merveille
+si ces influences opposées ne s'annulent l'une par l'autre. Nous
+sommes sûrs d'avoir une révolution parleuse et sans action.
+
+La fuite du roi avait effrayé le Parlement, mais point le peuple. Il
+n'eut que de la fureur, nul abattement. Donc, on pouvait tourner bien
+autrement les choses, briser l'Hôtel de Ville d'abord, y mettre une
+autorité sûre, au lieu de le remplir de femmes, et, tout en armant
+Paris, acheter l'armée allemande que commandait Turenne. Paris l'eût
+eue pour un million (et qu'est-ce qu'un million pour Paris?). Il n'en
+coûta pas la moitié à Condé et à Mazarin pour la débaucher.
+
+Le Parlement, en tout cela, agit faiblement, gauchement. Le blâme en
+est surtout au vrai chef de Paris, à son petit prélat, son tribun
+tonsuré, qui, sous sa calotte, couvrait plus d'esprit que de sens,
+plus de saillies que de cervelle.
+
+Leur langage à tous est curieux dès qu'on parle du peuple. Condé dit:
+«Si je ne m'appelais Louis de Bourbon... Mais je suis prince du sang,
+et je dois ménager le trône.» Retz dit: «Si je n'étais le chef du
+clergé de Paris....» Il a peur évidemment d'aller trop loin et de
+faire tort à l'hérédité épiscopale de la dynastie des Gondi, surtout
+de manquer le chapeau.
+
+Le siége de Paris dura trois mois (janvier, février, mars). Peu de
+combats, beaucoup d'intrigues. Le peuple, au début, avait reçu, adopté
+avec enthousiasme le beau et blond Beaufort, échappé de prison, brave
+et sot, étourdi, bavard, ne sachant couvrir sa nullité de discrétion
+et de silence. Ses non-sens et son ineptie ne déplurent pas au peuple.
+La candeur apparente lui fait pardonner tout.
+
+Paris était trahi dans les deux sens, pour la cour, pour l'Espagne. Le
+prévôt des marchands et autres étaient pour Mazarin. Madame de
+Bouillon, souveraine absolue de l'esprit de son mari, ne voulait rien
+que recouvrer Sedan, et croyait l'obtenir en faisant peur des
+Espagnols. Elle obtint de Bruxelles, non un ambassadeur, mais un moine
+qu'elle habilla en cavalier et fit recevoir du Parlement (19 février
+1649). Cet envoyé assura hardiment que le roi d'Espagne avait tant de
+respect pour le Parlement de Paris, qu'il le voulait arbitre de la
+paix générale, juge entre les couronnes. Le Parlement ne mordit pas à
+cet excès de flatterie. Il était inquiet. Huit jours auparavant, la
+cour avait déclaré qu'on se passerait de lui, que les tribunaux
+inférieurs jugeraient sans appel, et que l'_on convoquerait les États
+généraux_. Cet épouvantail des États, la menace de la suppression des
+charges qui faisaient leur fortune, décourageaient fort les
+parlementaires.
+
+Le héros, d'autre part, Condé, qui n'avait pas fait grand exploit,
+inclinait lui-même à la paix. Le 5 mars, on ouvre des conférences. Et,
+brusquement, le 11, le président Molé déclare au Parlement qu'il a
+signé le traité.
+
+Il avait signé sans pouvoir. Avec un autre maître plus sérieux que le
+parlement, il l'aurait payé de sa tête. Il était évident qu'en
+précipitant les choses on livrait tout. Mazarin, qui tenait le roi,
+n'avait qu'à donner des paroles; nulle garantie; la Fronde étant
+dissoute, il allait se moquer de la crédulité des négociateurs.
+
+Il eût fallu attendre encore. Les provinces, plus lentes, se
+décidaient, suivaient Paris. Les parlements accédaient un à un. M. de
+la Trémouille promettait d'envoyer du Poitou dix mille hommes, et
+Longueville autant de la Normandie. On eût pu, par cette terreur,
+obtenir quelques garanties. Ce traité finit tout. L'armée de Turenne,
+voyant mollir Paris, traita avec la cour et s'arrangea pour quelque
+argent avec Mazarin et Condé.
+
+La France put savoir alors ce qu'il en coûte d'avoir fait un héros,
+un prince à la Corneille, vivant dans le sublime, ne parlant aux
+mortels que du haut des trophées. Sa soeur, madame de Longueville, de
+même était passée à l'état de déesse. L'un et l'autre, dans l'Empyrée,
+ne distinguaient plus les humains de si haut qu'avec un sourire de
+mépris. Les grands attendaient à leur porte, et des heures. Quand on
+était reçu, c'était avec des bâillements.
+
+En réalité, que voulait Condé? Se faire le chef de la noblesse contre
+la cour? Les nobles trouvaient dur d'être traités ainsi. Commencer une
+nouvelle Fronde? Il eût fallu ménager les parlements; il menaça les
+députés de celui d'Aix de les faire périr sous le bâton. Visait-il à
+une principauté indépendante, comme plus tard il la voulut des
+Espagnols? Ou bien songeait-il à enlever à Monsieur la lieutenance
+générale? Il est difficile de deviner ce qui se passait dans cette
+tête bizarre.
+
+Il ne tenait à rien. On vit plus tard qu'il eût très-volontiers changé
+de religion, s'offrant alors d'une part à Cromwell pour se faire
+protestant et avoir une armée anglaise, de l'autre au pape pour qu'il
+l'aidât à se faire élire roi de Pologne.
+
+Les Condés, en 1609, avaient dix mille livres de rente, et en 1649,
+outre les terres de Montmorency, ils tenaient une partie énorme de la
+France:
+
+1º Par le grand Condé, ils avaient la Bourgogne, le Berri, les marches
+de Lorraine, une place dominante en Bourbonnais qui surveillait quatre
+provinces;
+
+2º Par Conti, la Champagne;
+
+3º Par Longueville, mari de leur soeur, la Normandie;
+
+4º Enfin l'amirauté, et Saumur, place dominante d'Anjou, étaient au
+frère de la femme de Condé; ils vaquèrent par sa mort et furent
+revendiqués par eux comme un héritage de famille.
+
+Plus tard, ils négocièrent pour la Guienne et la Provence.
+
+Cette furieuse faim des Condés, qu'on ne savait comment apaiser,
+servit d'excuse à Mazarin pour se créer aussi quelque établissement.
+La reine comprit bien qu'un contrepoids devenait nécessaire, qu'à la
+dynastie des Condés il fallait opposer la dynastie des Mazarins.
+
+Jusque-là c'était un homme seul, sans famille, sans racine en France.
+Un matin, il fait arriver sept nièces à la fois. La première sera pour
+Mercoeur, l'un des Vendômes; la seconde, pour le fils du duc
+d'Épernon. Ce pauvre homme pour doter l'une trouve six cent mille
+livres. Pour l'autre, il s'attire sur les bras la haine de tout le
+Midi que foulait d'Épernon, il hasarde la guerre civile.
+
+Condé lui fit beau jeu, allant de sottise en sottise. Pour une
+question de tabourets, il blesse toute la noblesse.
+
+Pour faire donner une place à Longueville, il met la main sur Mazarin,
+lui tire la barbe et lui dit: «Adieu, Mars.»
+
+Enfin il se fait fort de donner un amant à la reine, l'oblige par
+menace de recevoir un fat, Jarzay, qui lui fait sa déclaration.
+
+Brouillé avec la cour, le sage prince se brouille encore avec la
+Fronde. Mazarin lui fait croire que les frondeurs veulent
+l'assassiner. Condé accuse Retz et Beaufort, sur ce prétexte absurde,
+au moment où ils auraient pu l'appuyer contre Mazarin (décembre 1649).
+
+On croit écrire l'histoire de Charenton, mais moins folle encore que
+honteuse. Le procès de Condé tombe au milieu d'un soulèvement des
+rentiers, contre lesquels le Parlement autorise une suspension de
+payement. Et ce procès révèle une création nouvelle de Mazarin, qui
+depuis a fleuri, celle des agents provocateurs et des témoins gagés.
+
+Condé avait tenu, dans l'affaire de Jarzay, la conduite d'un fou
+furieux. Il dit: «Je le ramènerai, le tenant par le poing; je forcerai
+la reine à le recevoir.» Cet excès d'insolence la décida. Elle écrivit
+à Retz de venir la trouver la nuit. Elle lui offrit le cardinalat,
+s'appuya de cette Fronde, tant détestée, contre le tyran commun. On
+résolut d'arrêter les trois princes, Condé, Conti et Longueville. On y
+fit consentir Monsieur.
+
+Mais Mazarin n'eût pas trouvé la pièce bonne s'il n'y eût mêlé une
+farce. Il tira de Condé, sous un prétexte, sa signature pour une
+arrestation, s'amusa à lui faire ordonner sa captivité.
+
+Ce grand acte se fit fort aisément et sans cérémonie. Les princes
+vinrent d'eux-mêmes se mettre dans la souricière. Arrêtés par Guitaut
+et Comminges, ils furent menés la nuit par une petite escorte de vingt
+hommes à Vincennes (18 janvier 1650).
+
+La soeur de Condé, la fière madame de Longueville, naguère si
+populaire, fut trop heureuse de se sauver. Mais, avant de partir, elle
+eut le temps de voir l'allégresse publique, les transports du peuple
+et les feux de joie.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII
+
+SECOND ÂGE DE LA FRONDE.--LA COUR, APPUYÉE PAR LA FRONDE, CHASSE CONDÉ
+
+1650-1651
+
+
+Le héros sorti de la scène, elle appartient aux héroïnes. Nous allons
+voir les femmes, à peu près seules, mener la guerre civile, gouverner,
+intriguer, combattre. Grande expérience pour l'humanité. Belle
+occasion d'observer cette translation galante de tout pouvoir d'un
+sexe à l'autre. Les hommes traînent derrière, menés, dirigés, en
+seconde ou troisième ligne. À la tête de chaque parti, je vois ces
+nobles amazones, les Clorindes et les Herminies.
+
+S'il n'y a pas beaucoup de suite, si tout remue, varie, ne vous
+étonnez pas. Elles sont filles d'Éole et tournent volontiers au vent
+de la passion. Ne les blâmons pas trop. Le vrai tort est à la nature.
+Ces brillantes guerrières n'en sont pas moins soumises aux révolutions
+de Phoebé. La femme la plus héroïque est pourtant sous le poids d'une
+fatalité naturelle; délicate de corps, d'imagination vive, faible
+souvent, et parfois lunatique.
+
+La première héroïne, comme toujours, est madame de Chevreuse, mère
+complaisante, qui, fournissant sa fille au jeune prélat de Paris, plus
+que personne mène la Fronde. À elle l'honneur principal de cet acte
+hardi, l'arrestation du grand Condé.
+
+Mais la plupart des femmes sont du parti de celui-ci. Son malheur, un
+roman tout fait, remue les coeurs généreux et sensibles. La gloire
+sous les verrous! Le héros pris en trahison et prisonnier de qui? De
+l'abbate Mazarini. Toute la dépouille des Condés distribuée aux sbires
+du favori, la Normandie à Harcourt, la Champagne à L'Hospital, etc.
+Une alliance monstrueuse entre le roi et le peuple. La reine maintient
+la Bastille dans les mains du fils de Broussel; elle donne aux
+magistrats les hauts emplois, et, ce qui est plus fort, aux rentiers
+même la surveillance des rentes! Renversement de toutes choses! La
+noblesse de France ne va-t-elle pas se soulever?
+
+Mais rien ne bouge. Ni les clientèles militaires de Condé, ni ses
+nombreuses seigneuries, ni ses places, ses gouvernements, ne prennent
+parti. Bien loin de là, madame de Longueville, qui croit remuer la
+Normandie, y est repoussée partout. Elle fuit aux Pays-Bas, tourne à
+l'est; elle englue Turenne, mais ni lui ni elle ne peuvent rien qu'en
+s'adressant aux Espagnols, pour qui madame de Bouillon travaille de
+son mieux à Paris. Pendant que la belle amazone perd son temps,
+chevauche et parade, un secours plus direct et bien plus énergique fut
+donné à Condé du côté où il eût espéré le moins, de sa maison de
+Chantilly. Il y avait laissé sa vieille mère et sa jeune femme, son
+fils âgé de sept ans. Mazarin hésitait à faire arrêter ces deux
+femmes, craignant l'opinion. La mère vint se cacher à Paris, et, un
+matin, apparut dans le Parlement, suppliante, versant force larmes,
+descendant aux prières, aux flatteries et jusqu'aux bassesses.
+
+Mais le plus étonnant fut le courage inattendu de la femme de Condé,
+cette jeune nièce de Richelieu, tant méprisée, avec qui il coucha par
+ordre, et dont l'enfant fut fils des volontés absolues du ministre.
+Elle s'était confiée à un homme de capacité, l'auteur des beaux
+Mémoires, Lenet. Il la sauva de Chantilly avec son fils, la mena
+d'abord à Montrond, forte place des Condés, puis, craignant d'y être
+assiégé, droit à Bordeaux. Le parlement de Guienne était brouillé à
+mort avec le Mazarin, qui soutenait le gouverneur, cet Épernon à qui
+il s'obstinait d'allier sa famille. Grande fut l'émotion de la ville
+et du Parlement de voir cette dame de vingt-deux ans, sous les habits
+de deuil, cet enfant innocent, qui, porté dans les bras, les prenait
+par la barbe de ses petites mains, leur demandant secours pour la
+liberté de son père. Le cortége de la princesse n'y gâtait rien, formé
+de grandes dames, jeunes pour la plupart et charmantes.
+
+L'explosion fut vive, comme toujours, dans les foules du Midi. Mais
+le récit même de Lenet laisse voir parfaitement le peu de fond
+qu'avait ce semblant de révolution populaire. Le peuple, misérable,
+espérait avoir par les princes des débouchés à l'étranger qui feraient
+mieux vendre les vins et l'aideraient à vivre. Il domina le Parlement,
+emporta tout par la terreur. Bouillon et la Rochefoucauld, les
+conseillers de la princesse, étaient d'avis de laisser mettre en
+pièces un envoyé du roi. Lenet craignit que cet acte, un peu vif, ne
+la rendît moins populaire. Deux ou trois fois le peuple faillit
+égorger le Parlement, dont la minorité fut tenue sous le couteau.
+L'Espagne promettait de l'argent, et l'on avait la simplicité de la
+croire. Elle donna à peine une petite aumône. Cependant Mazarin, ayant
+paisiblement occupé et la Normandie et la Bourgogne, les gouvernements
+des Condés, s'acheminait vers la Guienne avec l'armée royale. Les
+Bordelais se montrèrent intrépides, un peu troublés pourtant de voir
+que les soldats allaient vendanger à leur place. Tout se mit à la
+paix. La princesse ne se maintenait plus que par l'appui des
+va-nu-pieds, qu'elle faisait boire et danser la nuit, et qui lui
+hurlaient aux oreilles cent choses sales contre le Mazarin; ils les
+lui faisaient répéter, à elle et à son fils. Cet avilissement où elle
+tombait lui fit désirer la paix à elle-même, accepter la permission de
+sortir de la ville qu'on lui donnait, avec de vagues promesses de la
+liberté de Condé (3 octobre 1650).
+
+Bien loin de les tenir, Mazarin, au contraire, éloigna ses prisonniers
+de Paris, les transporta au Havre. La fortune semblait travailler pour
+cet homme. Dans cette année où il avait tout oublié, tout négligé
+pour l'affaire de Bordeaux, presque perdu la Catalogne, compromis la
+Champagne même, délaissée, sans défense, il fut sauvé de l'invasion
+par un événement fortuit, l'obstination héroïque d'un certain Marois,
+qui arrêta quarante jours les Espagnols devant Mouzon, une mauvaise
+place, à peine fortifiée. Ils rentrèrent en quartier d'hiver. Mazarin
+eut beau jeu pour guerroyer seul à coup sûr. Maître de tout, rien ne
+l'arrête. Il ramasse en décembre tout ce qu'il a de force au Nord,
+avec son armée de Guienne. Son homme, Du Plessis, entraînant sous ses
+yeux cette grosse avalanche, fond sur Rethel, la prend avant que les
+Espagnols eussent remué. Turenne, qui était avec eux, ne venait pas à
+bout de leur lenteur. Ils viennent tard et mal. Mazarin veut, exige
+que Du Plessis attaque; il lui faut, à tout prix, rapporter à Paris
+une belle bataille contre les amis de Condé. Dérision de la fortune:
+c'est Turenne qui est battu. Mazarin a défait Turenne (15 décembre
+1650)!
+
+Ingrat de sa nature, Mazarin s'était méconnu, avait tourné le dos aux
+frondeurs dès qu'il eut mis ses prisonniers loin de Paris. Son succès
+de Bordeaux, sa victoire de Rethel, lui portèrent à la tête. Il crut
+décidément qu'il n'avait que faire d'eux. Qui cependant avait gardé
+Paris pendant sa longue absence, qui, sinon les chefs de la Fronde,
+sinon Retz, la Chevreuse? Ils avaient endormi et trahi la révolution,
+sur l'espoir du cardinalat promis par Mazarin à l'amant de
+mademoiselle de Chevreuse.
+
+Une chose parut cependant, c'est qu'à ce moment même où Mazarin
+paraissait le plus fort, rapportait dans Paris les drapeaux espagnols,
+il n'y avait de force réelle que dans la Fronde, trahie, vendue,
+tournant au vent des intérêts de ses chefs.
+
+En un mois, ce vainqueur, ce héros monté sur sa victoire, a perdu
+pied; il glisse, il enfonce, il se noie.
+
+Le 30 janvier 1651, sur quelques mots hardis du Parlement, notre
+homme, se croyant très-fort, compare cette compagnie au parlement de
+Londres; il s'emporte devant Monsieur, parle de Cromwell et de
+Fairfax. La reine, violente d'elle-même et violente de servilité pour
+son heureux vainqueur, folle de son laurier de Rethel, met les ongles
+au nez de Monsieur, qui se sauve éperdu, jure qu'il ne remettra jamais
+les pieds «chez cette furie.»
+
+On saisit ce moment. Retz et les amis de Condé s'étaient réconciliés.
+Conti devait payer la liberté que lui rendrait la Fronde en prenant
+une fille salie, la jeune Chevreuse, avec qui vivait le coadjuteur. La
+vieille Fronde de Retz et des Chevreuse adopte la nouvelle Fronde des
+amis de Condé, des gens d'épée, des nobles. Ce monstre des deux
+Frondes, associant deux choses hostiles et inassociables, naquit dans
+le lit de mademoiselle de Chevreuse, par les soins de sa mère, qui la
+livrait et faisait de sa honte le lien des partis.
+
+Quoi qu'il en soit, le monstre hétérogène n'en éclata pas moins avec
+une invincible forme. Les gens d'épée, en nombre, s'assemblent. Au
+Parlement, sur cette injure de Cromwell et Fairfax, s'élève l'aigre
+cri des Enquêtes, et bientôt le tonnerre du peuple. Mazarin, sans
+savoir comment, se sent levé de terre, et si léger, qu'il ne tient
+plus à rien. Bref, le 6 février, il perd la tête, il part seul du
+Palais-Royal, seul, lorsqu'il pouvait sans obstacle emmener le roi.
+Les portes étaient ouvertes, nul obstacle. Par excès de prudence, il
+jugea qu'une femme, un enfant, retarderaient sa fuite, en rendraient
+le succès douteux.
+
+Comme on admire toujours ce qui réussit, plusieurs sont parvenus à
+trouver dans cette lâcheté une politique profonde. Qui ne voyait
+pourtant que les portes, ouvertes le 6, pourraient être fermées le 9,
+le jour où il avait remis la fuite de la reine et du petit roi?
+
+En contant cette belle histoire, on est tenté de croire qu'il n'y a
+plus de mâles en France, plus de virilité que sous la jupe. Il faut
+une femme pour dire qu'on doit fermer les portes de Paris; c'est la
+jeune Chevreuse. Il faut une femme, celle de Monsieur, pour signer
+l'ordre; il n'ose le faire. On s'agite, on s'éveille, on s'arme la
+nuit du 9; on pénètre au Palais-Royal. Mais une femme suffit pour
+finir tout et endormir le peuple. La reine, avertie, a le temps de
+débotter l'enfant royal, de le remettre au lit. Il dort ou fait
+semblant. Les innocents bourgeois admirent ce bel enfant, leur roi
+(déjà si bon acteur); ils retiennent leur souffle, s'en veulent
+d'avoir troublé ce sommeil d'innocence, et, s'écoulant sur la pointe
+du pied, maudissent ceux qui les ont trompés et leur font passer la
+nuit blanche (9 février 1651).
+
+Mazarin courait vers le Havre, voulant devancer les frondeurs, et
+lui-même délivrer les princes. À quoi bon? Ceux-ci voyaient bien qu'il
+agissait contraint, forcé. Ils rentrent dans Paris, et ils le trouvent
+charmé de les revoir. Condé sortait refait et rajeuni par son
+malheur, embelli du roman de sa vaillante petite femme. Les plus
+hardis des siens lui parlaient d'enfermer la reine et de se faire
+régent, roi. Mais Mazarin en fuite avait, comme les Parthes, décoché
+derrière lui un trait aigu qui vint passer à travers les partis, les
+disjoindre, les affaiblir tous.
+
+Deux assemblées existaient à Paris, dont on pouvait tirer parti contre
+le Parlement. La noblesse était réunie aux Cordeliers, et le clergé
+aux Augustins. La première assemblée comptait huit cents messieurs des
+plus gros bonnets du royaume, princes, ducs, seigneurs. Les voilà qui
+raisonnent, qui cherchent aux vieux temps, qui se rappellent les hauts
+_plaids_ féodaux qui gouvernaient jadis, qui se demandent comment le
+gouvernement est maintenant aux mains sales des gens de chicane, des
+procureurs crottés. Ils en viennent à cet axiome: «La loi est
+au-dessus du roi, au-dessus de la loi les États généraux.»
+
+Chose admirable. Le clergé fait écho. Il adopte, sans sourciller, le
+principe révolutionnaire. Évidemment, la facilité des États de 1614,
+le peu de peine que les privilégiés avaient eue à les éluder, les
+enhardirent cette fois, et ils n'hésitèrent pas à prononcer le mot
+qui, dans un autre temps, leur eût fait dresser les cheveux.
+
+Mort, bien mort était donc le maître (nous voulons dire le peuple,
+nous voulons dire la France), pour que les valets orgueilleux, les
+dilapidateurs de cette pauvre maison ruinée, risquassent de prononcer
+le nom redouté du défunt et de danser sur son tombeau!
+
+L'effet fut excellent. Le faquin l'avait bien prévu de la frontière,
+quand il envoya ce mot d'ordre. Le Parlement informe sur les injures
+de la noblesse. La noblesse veut jeter le Parlement à l'eau (mars
+1651).
+
+La reine prisonnière se retrouve si bien maîtresse, qu'elle ne daigne
+consulter Monsieur, et seule change le ministère (3 avril). Qui pourra
+y trouver à dire? Elle prend justement pour ministres les ennemis de
+Mazarin, entre autres Chavigny, un ami de Condé. Elle lâche aux Condés
+la Guienne, tout à l'heure la Provence. Elle lâcherait le royaume pour
+brouiller Monsieur et Condé, briser l'unité des deux Frondes.
+
+Condé, sorti de sa prison tel qu'il y est entré, borné, brutal,
+aveugle, aide à cela, bien loin d'y mettre obstacle. Il oublie que la
+vieille Fronde lui a seule ouvert la prison. Il ne veut plus que son
+frère paye la rançon convenue, qui était d'épouser la maîtresse du
+coadjuteur. On rompt brusquement et avec outrage avec les deux
+Lorraines, les Chevreuse, mère et fille. Les valets, les agents
+populaires du parti Condé, un savetier, Maillard, à la vue de ces deux
+infantes, crient dans les rues ce que Paris savait. La demoiselle
+s'évanouit presque. Du sang, il faut du sang, et «le sang de Bourbon
+n'est pas trop pour laver l'affront fait au sang de Lorraine.» Il eût
+fallu que le coadjuteur pût faire assassiner Condé. Il répugnait au
+guet-apens. Toute la réparation qu'il imagine, c'est de remplir le
+Parlement de gens armés à lui et de coupe-jarrets, qui, au besoin,
+pourraient faire un massacre. Les Condés filèrent doux. Les deux
+dames aux tribunes purent à leur aise triompher. Conti plia les
+épaules en passant devant elles. Son savetier reçut quelques coups de
+bâton. Retz, en contant cet exploit immortel, termine par ce grotesque
+mot: «L'événement pouvait être cruel, me perdre de fortune et de
+réputation... Je ne m'en suis pourtant pas fait reproche. Car ce sont
+de ces choses que la politique condamne et _que justifie la morale_.»
+
+Ce prélat respectable était alors de nouveau recherché par la reine,
+qui le caressait fort dans sa jeune Chevreuse, «qu'elle baisait sur
+les deux joues.» Il allait la nuit au palais en cavalier et en plumet.
+On le rattrapait par l'espoir du chapeau, et par une idée qu'on lui
+croyait fort agréable, comme devant venger les Chevreuse, l'assassinat
+du grand Condé. La reine n'était pas moins altérée de vengeance. Condé
+la jetait dans le désespoir en l'attaquant sur Mazarin, révélant ses
+correspondances, la montrant gouvernée par lui dans ses actes et dans
+ses paroles, cachant ses envoyés aux greniers du Palais-Royal.
+
+Jusque-là, Mazarin n'avait jamais paru féroce, il semblait moins
+violent que la reine. Cependant la persévérance avec laquelle celle-ci
+négocia la mort de Condé avec la Fronde, fait croire qu'il n'en
+repoussait pas l'idée. Elle ne faisait rien de sa tête, rien sans
+l'ordre du maître absolu. Ne pouvant vaincre les répugnances de Retz,
+elle lui envoya, pour le convertir, d'abord ceux qui s'offraient pour
+faire le coup, Hocquincourt et Plessis, enfin M. de Lyonne, agent
+direct de Mazarin, qui lui fit honte de sa timidité. Ces braves
+n'osaient agir, à moins que Retz n'assurât que son peuple, le peuple
+frondeur, les sauverait du peuple des Condés.
+
+Au total, la manoeuvre générale de la cour atteste la direction du
+grand maître en friponnerie, qui du Rhin menait le Palais-Royal. La
+reine avait d'abord tout lâché à Condé pour le perdre auprès de la
+Fronde; puis, tourné aux frondeurs, pour tuer ou arrêter Condé. Retz
+ayant refusé, on fit croire à Condé que c'était Retz qui demandait sa
+mort.
+
+D'autre part, celui-ci nous explique à merveille qu'il n'était guère
+moins faux et guère moins hypocrite. Il était prélat populaire tout le
+jour et frondeur; la nuit, il était cavalier empanaché et royaliste,
+conseillant au Palais-Royal les mesures qui devaient le lendemain
+annuler tout l'effet des mensonges et du bavardage qu'il allait faire
+au parlement.
+
+J'ai trop grand mal au coeur à conter tout cela. Il faut lire les
+Mémoires du prélat, le voir triompher de sa honte, dire comment, sous
+les yeux de sa Chevreuse, il disputait le pavé à Condé. Où cela, je
+vous prie? Au sanctuaire de la Justice même, dans la première cour du
+royaume et sur les fleurs de lis. Le prince, retiré à Saint-Maur et ne
+se sentant plus appuyé dans Paris que par des criailleurs gagés,
+revient pourtant avec ses gentilshommes menacer le coadjuteur.
+Celui-ci est en force. Il ne craint pas de pousser aux dernières
+épreuves la patience de Condé. Quatre mille épées sont tirées. Les
+amis de Condé essayent d'étouffer, d'étrangler le petit prélat entre
+un mur et une porte. Enfin, par un miracle, les épées rentrent au
+fourreau. Le galant prêtre peut retourner vainqueur à Notre-Dame et
+triompher chez la Chevreuse.
+
+Condé a perdu terre. Il ne lui reste plus que la guerre civile,
+l'appel aux révoltes de provinces, déjà manquées et improbables,
+l'appel à l'Espagne impuissante, à l'Empereur, à Cromwell ou au
+Diable.
+
+La Fronde ayant rendu à Mazarin le service de chasser Condé, il
+pouvait à son aise se moquer de la Fronde, manquer aux paroles
+données, bafouer Retz et le parlement, rire du public, à qui on a
+promis les États généraux.
+
+Ces tours de gobelet n'étaient pas difficiles. La fatigue était
+excessive. La France, accablée, alourdie, ne sentait plus sa tête,
+n'avait plus conscience d'elle-même, et de bon coeur consentait à être
+trompée. Jamais escamoteur n'eut spectateurs si débonnaires.
+
+À treize ans et un jour, le roi était majeur et capable de gouverner.
+Précocité miraculeuse de la dynastie des Capets! Louis XIV, né le 5
+septembre 1638, a atteint ses treize ans. Il entend régner désormais.
+Quel besoin d'États généraux? Un bon roi, pour son peuple, est la
+première des libertés.
+
+Le 8 septembre 1651, grande fête. Amples distributions de vivres. Le
+vin pleut sur les places, et les saucissons pleuvent; on se bat pour
+les ramasser. Le beau jeune roi, à cheval, ayant son petit frère à
+côté (un joli visage de fille), s'en va au parlement avec la reine,
+Monsieur, toute la cour. Il remercie la reine, la fait chef du
+conseil, innocente Condé (absent cependant par prudence), mais déclare
+Mazarin coupable et seul coupable. Lui seul a fait le mal dans la
+régence. Défense au susdit Mazarin de revenir jamais dans le royaume.
+Le roi entend qu'il soit banni et proscrit éternellement.
+
+Le second acte de la Fronde finit en 1651, comme le premier en 1649.
+
+Impuissante deux fois, la cour n'a garrotté le lion à la première, ne
+l'a chassé à la seconde, que par le secours des frondeurs. C'est la
+révolution, quoique avortée au premier acte et agonisante au second,
+qui reste encore plus forte et plus vivace, plus prête à l'action.
+C'est par elle que l'enfant royal peut rentrer dans Paris, et, par
+ordre de Mazarin, amuser les frondeurs de la proscription de Mazarin.
+
+Douce situation pour celui-ci, qui, d'avance, par la force du peuple,
+a brisé l'épée de Condé. Que lui reste-t-il, sinon de faire encore
+comme il a toujours fait pour ceux qui l'ont servi, de perdre Retz et
+d'être ingrat?
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII
+
+FIN DE LA FRONDE[26]--COMBAT DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE
+
+ [Note 26: Pourquoi ai-je abrégé la Fronde? Pour l'éclaircir.
+ Jusqu'ici elle reste obscure, parce que l'histoire y est
+ restée l'humble servante des faiseurs de mémoires et des
+ anecdotiers. L'histoire a été éblouie de tant d'esprit, de ce
+ feu d'artifice de bons mots, de saillies; et moi, j'en levais
+ les épaules. Un fléau me poursuit dans cette Fronde, le vrai
+ fléau de la France, dont elle ne peut se défaire, la race des
+ _sots spirituels_. Dans la très-vieille France, il n'y avait
+ que certains terroirs, surtout nos hâbleurs du Midi, qui nous
+ fournissaient des _plaisants_; mais, depuis Henri IV et
+ l'invasion gasconne, tout pays en abonde. Tout le royaume,
+ dans la Fronde, se met à hâbler. Le plus triste, c'est que,
+ de nos jours, les historiens de la Fronde, de ses héros et de
+ ses héroïnes, admirant, copiant ce torrent de sottises bien
+ dites et bien tournées, égayant ces gaietés ineptes de leurs
+ légèretés assez lourdes, ont réussi à faire croire à l'Europe
+ que la France, plus vieille de deux siècles, et moins
+ amusante, à coup sûr, n'a pas beaucoup plus de cervelle.]
+
+1651
+
+
+La Fronde est réputée, non sans cause, pour une des périodes les plus
+amusantes de l'histoire de France, les plus divertissantes, celle où
+brille d'un inexprimable comique la vivacité légère et spirituelle du
+caractère national. Cent volumes de plaisanteries! toute une
+littérature pour rire! Des bibliothèques entières de facéties!
+n'est-ce pas régalant? Et on en retrouve tous les jours. En voici
+quelques-unes qu'un jeune savant, M. Feillet, vient de retrouver à la
+Bibliothèque:
+
+«Il n'y a point de langue qui puisse dire, point de plume qui puisse
+exprimer, point d'oreille qui puisse entendre ce que nous avons vu (à
+Reims, à Châlons, Rethel, etc.). Partout la famine et la mort, les
+corps sans sépulture. Ceux qui restent ramassent aux champs des brins
+d'avoine pourrie, en font un pain de boue. Leurs visages sont noirs;
+ce ne sont plus des hommes, mais des fantômes... La guerre a mis
+l'égalité partout; la noblesse sur la paille n'ose mendier et
+meurt.... On mange les lézards, des chiens morts de huit
+jours....»--Ailleurs, en Picardie, on rencontre un troupeau de cinq
+cents enfants orphelins et de moins de sept ans.--En Lorraine, les
+religieuses affamées quittent leur couvent pour mendier. Les pauvres
+créatures se donnent pour un morceau de pain (1651).
+
+Nulle pitié. Une guerre exécrable, acharnée, sur les faibles. Une
+chasse épouvantable aux femmes. En pleine ville de Reims, une belle
+fille chassée par les soldats dix jours de rue en rue; et, comme ils
+ne l'attrapent pas, ils la tuent à coups de fusil. Près d'Angers, à
+Alais, à Condom, sur toutes les routes de Lorraine, tout violé, femmes
+et enfants, et par des bandes entières, à mort! Elles expirent, noyées
+dans leur sang.
+
+Quoi de plus gai? Le duc de Lorraine, ce chevalier errant qui préféra
+la guerre au trône, régale les nobles dames de ces récits honnêtes;
+son armée galante, dit-il, est la providence des vieilles, etc. (V.
+Haussonville).
+
+Condé, sur un grand champ de mort, avait montré aussi une étrange
+gaieté: «Bah! ce n'est qu'une nuit de Paris.»
+
+Qui donne les détails de famine que l'on a vus plus haut?
+Principalement les missionnaires envoyés de Paris par Vincent de Paul
+pour porter à ce pauvre peuple les aumônes des dames charitables.
+Secours minimes, en tout, six cent mille livres en six années.
+
+En Picardie, on donne trois cents livres par mois pour dix-huit cents
+personnes; donc, pour chacune, trois sous et demi par mois.
+
+Vincent fut admirable, quelque peu qu'il ait fait. Ce qui étonne
+seulement, c'est qu'ayant tant de coeur, dans ces extrémités qui font
+tout oublier, il n'oublie pas son caractère de prêtre, et fait de la
+confession catholique une condition de l'aumône. À sa recette des
+soupes économiques que l'on distribuera aux pauvres, il ajoute qu'en
+distribuant on leur lira des prières en latin, des _Pater_, des
+_Confiteor_, des _Ave_, des _Credo_, et qu'on les leur fera «répéter
+et apprendre par coeur.» Mais quoi! si cet homme affamé est luthérien,
+calviniste, anglican, faut-il qu'il meure? faut-il qu'il abjure pour
+manger?
+
+Les dames continuent glorieusement leur généralat. Elles remontent à
+cheval, et elles donneront des quenouilles aux hommes lassés ou
+pacifiques, entre autres au grand Condé. L'intrigue de Paris, l'ennui
+du Parlement, ses duels ridicules avec le petit prêtre, tout cela
+l'avait rendu malade: «J'ai assez, disait-il, de la guerre des pots de
+chambre.» Il était réellement un sauvage officier de la guerre de Trente
+ans, et il se fût déprincisé pour s'en aller, comme le duc de Lorraine,
+avec une bonne bande de voleurs aguerris, batailler en Allemagne. Ne le
+pouvant, tenu, lié par sa maîtresse, madame de Châtillon, qui muselait
+ce dogue, il eût accepté volontiers l'offre de Mazarin, de le laisser,
+roi du Midi, dormir tranquillement en Guienne. Mais sa soeur ne le
+voulait pas. Il eût fallu que madame de Longueville sortît du roman,
+tombât au réel, rentrât en puissance de mari, dans l'ennui de la
+Normandie. Donc, quand Condé fut en campagne, sa soeur et ses amis
+firent entre eux un traité où ils l'abandonnaient, s'il faiblissait, et
+lui substituaient, comme général, son petit frère bossu, Conti, élevé
+pour l'Église, uniquement dévot aux beaux yeux de sa soeur.
+
+Condé céda, et madame de Longueville emmena triomphante ses deux
+frères, la Rochefoucauld, enfin ses lieutenants, à la conquête du
+Midi.
+
+Mais, contre son drapeau de couleur isabelle, la reine, au nord,
+déploie le drapeau blanc, et, favorisée par la Fronde, mène une armée
+au-delà de la Loire. Elle n'avait que quatre mille soldats, il est
+vrai aguerris, de plus le roi, la jeune et blonde image de la royauté
+pacifique, et du repos futur pour lequel soupirait la France. Condé
+vit aller en fumée tout ce que ses amis lui promettaient pour
+l'entraîner. Tout sur la route suivit l'enfant royal. Les recrues ne
+tinrent pas devant notre vieille infanterie de Rocroy qu'alors menait
+Harcourt. Condé n'eut un petit secours des Espagnols qu'en livrant une
+place près Bordeaux et se brouillant avec ce parlement. Celui de Paris
+n'osa refuser d'enregistrer la déclaration qui le disait traître et
+l'allié de l'étranger.
+
+Ceci le 4 décembre 1651. Et, le 18, le Parlement apprend par une
+lettre polie de Mazarin que, pour reconnaître les obligations qu'il a
+au roi et à la reine, il vient les délivrer; il a levé une bonne armée
+de dix mille hommes et la conduit en France.
+
+Levé? avec quoi, s'il vous plaît? Avec son argent personnel, sur la
+fortune d'un homme arrivé sans un sou en 1639. L'examen des registres
+de son banquier Cantarini venait d'établir qu'il avait volé neuf
+millions (quarante, tout au moins, d'aujourd'hui).
+
+L'homme qui offrait d'assassiner Condé, Hocquincourt, avait levé et
+conduisait cette bande, sous la noble _écharpe verte_ de Giulio
+Mazarino.
+
+Le Parlement a condamné Condé le 4. Le 30, il condamne Mazarin, qui
+vient faire la guerre à Condé. Le Parlement veut qu'on arme les
+communes pour arrêter le Mazarin, mais défend de prendre l'argent
+nécessaire pour cet armement. Il ordonne aux troupes de marcher et
+prohibe les moyens de pourvoir à leur subsistance, etc.
+
+Sous sa grande fureur (simulée? ou sincère?), un sentiment contraire
+va se fortifiant, le désir de la paix. Un serviteur de Monsieur ayant
+hasardé le simple petit mot d'_union_ entre Monsieur et le Parlement,
+ce mot, qui rappelait la Ligue, eut un effet terrible. «La tendresse
+de coeur pour l'autorité royale,» la pensée de ces temps maudits,
+firent repousser, détester l'_union_....
+
+Pour achever la Fronde, en étouffer le faible souffle, un pesant
+éteignoir tombe dessus, le chapeau rouge, qui coiffa Retz, l'anéantit.
+Mazarin avait cru en faire la feinte seulement pour le perdre dans le
+peuple. Mais le pape haïssait Mazarin. Il fit Retz cardinal, pensant
+le faire plus fort; et ce fut le contraire, il le tua deux fois: dans
+la cour, dans le peuple (18 février 1652).
+
+Le héros, le vainqueur de ce moment, c'est Mazarin. Il va de succès en
+succès, Condé de revers en revers. On se dispute en France la main de
+ses nièces; ses pas victorieux sont marqués par des mariages. Les
+Épernon déjà sont à lui. Les Vendômes ont ambitionné de mêler le sang
+d'Henri IV au sang des Mancini. M. de Bouillon, pour son aîné, pour
+l'héritier de sa principauté, recherche une autre nièce; ce qui
+donnera au Mazarin le frère de M. de Bouillon, Turenne, pour arrêter
+Condé. Celui-ci, perdu en Guienne, ne se voyant au nord qu'une petite
+armée d'Espagnols que conduisaient fort mal deux étourdis, Beaufort et
+Nemours, traverse toute la France et reprend son armée. Voilà Condé
+devant Turenne.
+
+Condé avait trouvé une auxiliaire inattendue. Une femme encore avait
+pris la grande initiative. Mademoiselle de Montpensier, fille de
+Monsieur, mais fort indépendante de son père par sa fortune immense,
+était dépitée, à vingt-cinq ans, de n'être pas mariée. Elle avait le
+coeur haut, la grande émulation des reines célèbres, les Christine de
+Suède et les Henriette d'Angleterre. Elle voulait un trône, et
+d'abord elle s'était proposée à l'Empereur. À la rigueur, elle eût
+descendu à prendre l'archiduc pour régner sur les Pays-Bas. Mais son
+rêve favori, c'était le mot d'Anne d'Autriche sur Louis XIV, avant sa
+naissance et pendant la grossesse: «C'est ton petit mari.» L'enfant
+avait quatorze ans, elle, vingt-cinq. Et cette grosse différence
+allait encore augmentant; Mademoiselle perdait de sa première fleur;
+son teint rougissait trop, son grand nez devenait rosé. Donc, elle
+imagina, dans sa sagesse, que le meilleur moyen d'épouser le roi,
+c'était de le battre; que Condé, chassant Mazarin, payerait sa
+vaillante alliée en la faisant asseoir sur le trône de France.
+
+Pour mettre les choses au pis, la princesse de Condé, souvent malade,
+ouvrait une autre chance; si Condé était veuf, qui épouserait le
+héros, sinon l'héroïne qui l'aurait soutenu? Donc, en se jetant dans
+la guerre, cette intelligente Clorinde pouvait y gagner deux maris.
+
+C'est dans ses Mémoires qu'il faut lire la grotesque épopée, son
+intrépidité dans une occasion sans péril. Elle y montra du moins que,
+pour vouloir, oser et se mettre en avant, il suffit de ne rien savoir,
+de ne rien voir, de peu comprendre. Elle ferma les portes d'Orléans,
+et donna à Louis XIV, pour premier début de son règne, la
+mortification de reculer devant une femme, la chance d'être vaincu,
+peut-être enlevé par Condé, ce qui fut très-près de se faire
+(Laporte).
+
+Condé eut un grand avantage, il entra à Paris. Il croyait dès lors
+tenir, dominer, entraîner Monsieur et le Parlement. Mais son
+étonnement fut grand en voyant, au Parlement, et à la Cour des Aides,
+où il alla, les magistrats lui reprocher en face et son traité avec
+l'Espagne, et l'argent de l'Espagne qu'il venait de recevoir, et son
+audace à se représenter devant les tribunaux qui venaient de le
+déclarer coupable de lèse-majesté. Il se troubla, s'emporta, mais ne
+put rien nier. Un simple président des Aides l'accabla, lui parlant de
+par la loi, de par la France, bravant la sinistre figure qui respirait
+le meurtre. Il fut bien clair dès lors que les magistrats sentaient
+derrière eux la bourgeoisie armée, qu'ils repousseraient Mazarin, mais
+n'adopteraient pas Condé, et que, si celui-ci mettait dans Paris sa
+petite armée étrangère, ce serait à force de sang.
+
+C'est ce qui rendait si bonne et si forte la position de Mazarin. Le
+ministre italien semblait encore, ayant le roi de son côté, contre
+l'allié de l'Espagne et l'armée espagnole, représenter le vrai parti
+français. La question de nationalité, mise en jeu, prime toujours et
+domine la question de liberté. Plus d'un frondeur sincère, plutôt que
+d'ouvrir Paris aux drapeaux de Philippe IV, l'aurait ouvert au
+Mazarin.
+
+Celui-ci était fort tranquille. Il avait sous la main Turenne, et plus
+loin la Ferté avec une seconde armée. Le duc de Lorraine vint un
+moment aider les princes, mais fut aisément renvoyé, ou par terreur ou
+par argent. N'ayant de bien que son armée, il hésitait beaucoup à la
+risquer en agissant contre Turenne. Il partit le 16 juin.
+
+Condé, désespéré, retomba sur Paris, son unique ressource, étant sûr
+de périr s'il n'en venait à maîtriser la ville, à s'y loger
+militairement, à l'exploiter à fond par sa fausse Fronde, mi-canaille
+et mi-gentilshommes, faux savetiers, faux maçons qu'il jetait dans le
+peuple, et qui, sous cet habit, étaient de vieux soldats, nés et
+habitués dans le sang, et tout prêts aux plus mauvais coups.
+
+Déjà cette terreur avait réussi contre Monsieur. Un de ces maçons de
+Condé tira sur lui deux coups de pistolet par-devant tout le peuple
+aux portes du Palais de Justice. Monsieur s'enfuit à toutes jambes.
+Depuis ce temps, il aima fort Condé et ne put lui rien refuser.
+
+Monsieur dompté, il fallait dompter le Parlement. Le 25 juin, une
+foule immense assiége le Palais. Le peuple veut qu'on en finisse.
+D'abord, malentendu entre des compagnies bourgeoises, qui tirent l'une
+sur l'autre. Les gens de Condé en profitent. Ils nettoyent le grand
+escalier à coups de pistolet, tuent trente personnes, en blessent un
+nombre infini dans cette foule compacte. Les magistrats veulent
+sortir. On leur saute à la gorge. On les fait rentrer pour voter. On
+bat, on gourme, on traîne les conseillers plus morts que vifs. Les
+arrêts désormais seront rendus dans le désert, sans président ni
+conseillers, par quelques jeunes gens des Enquêtes.
+
+Ce qui rend ceci plus horrible, c'est ce qu'explique fort bien
+Mademoiselle, la grande alliée de Condé. En frappant ce coup sur le
+Parlement pour l'empêcher de traiter, il voulait traiter lui-même. Il
+prêtait une oreille crédule aux vaines propositions dont l'amusait le
+Mazarin. Mais celui-ci employait ce temps; de tous côtés, il
+rassemblait des troupes, fortifiait Turenne. Une révélation curieuse
+nous montre qu'à ce moment il était occupé de l'intérieur de la petite
+cour, autant et plus que de Paris. Le jeune roi avait quatorze ans. On
+pouvait le croire assez près d'une crise de nature qui donnerait prise
+sur lui. Sa mère le garderait-elle? ou Mazarin s'en emparerait-il?
+C'était déjà la question.
+
+Mazarin avait honteusement, indignement négligé l'enfant, et il
+portait la mère sur ses épaules. Il était excédé des assiduités d'une
+grosse femme de cinquante ans. Tendre, en réalité trop tendre, elle
+avait pris dans son absence assez patiemment les galanteries du
+facétieux Retz. Cela eût été loin si elle n'eût su qu'on en répétait
+tous les soirs la comédie chez les Chevreuse. Bref, Mazarin, à son
+retour, ne fut plus le doux, le charmant cardinal, l'ancien Mazarin,
+mais un rude et brusque mari, ne daignant même ménager les convenances
+du rang, et disant à la pauvre reine devant témoins: «Il vous sied
+bien, à vous, de me donner des avis!»
+
+Il n'avait rien fait jusque-là pour gagner le jeune roi. Il le
+laissait sans argent dans la poche, ne renouvelait pas même ses
+habits, si bien qu'à quatorze ans il avait ceux de douze, beaucoup
+trop courts. Il n'aimait que sa mère, était très-caressant pour elle.
+À vrai dire, elle achetait cela par une complaisance sans bornes,
+faible et molle, soumise à ses moindres caprices. On pouvait croire
+qu'elle le voulait garder dépendant, à force de tendresse. La grande
+affaire de cour tant disputée entre les dames, la question de savoir
+laquelle donnait la chemise au lever, avait été tranchée; elle ne la
+prenait que des mains de son fils. Déjà grand, il voulait, exigeait
+qu'elle le baignât avec elle. Il le voulut un jour, ayant très-chaud,
+au risque de sa vie, et, sans le médecin, elle hasardait la chose,
+plutôt que de lui résister.
+
+Déjà il recherchait les dames, se plaisait au milieu des filles de la
+reine. Il y avait à parier qu'il choisirait bientôt, qu'il aurait
+quelque favorite. Mais s'il avait un favori? C'est à quoi songea
+Mazarin. À la Saint-Jean (précisément la veille du massacre fait au
+Parlement), Mazarin invite l'enfant à dîner. On dînait vers midi. Il
+revint à sept heures du soir. Que se passa-t-il dans cette longue
+fête? On ne le sait; mais il revint triste, dit Laporte; il voulut se
+baigner, et Laporte «vit bien de quoi il étoit triste.»
+
+Laporte sut les choses, mais non pas les personnes. L'enfant ne
+dénonça pas «l'auteur du fait,» celui avec qui le pervers avait cru le
+lier par une complicité de honte. Je ne vois près de Mazarin de jeunes
+gens que ses neveux. L'un fort petit, élevé aux Jésuites, dans leur
+collége de Clermont. L'autre, déjà hors de pages, n'avait que deux ans
+de plus que le roi, et pouvait être un camarade. Il était fort aimé de
+tout le monde pour sa douce et jolie figure, et pour un charme
+d'esprit et de bonté. Ces deux neveux périrent très-misérablement. Le
+petit, que son oncle avait mis au collége pour se populariser, fut
+berné par ses camarades sur une couverture, mais tomba par terre, fut
+tué. L'autre, cette brillante fleur d'Italie par laquelle il croyait
+tenir le roi, périt victime de l'impatience qu'il avait de l'avancer.
+Il l'exposa au combat du faubourg Saint-Antoine, l'y fit lieutenant
+général à dix-sept ans, et au moment il fut tué.
+
+Pour revenir, Laporte comprit bien que, de toute façon, il était
+perdu, qu'il parlât ou ne parlât pas. Mais cet homme honnête et
+courageux, qui avait risqué sa vie pour la reine, s'immola encore,
+l'avertit. Il était sûr que, dans sa misérable servilité pour Mazarin,
+elle ne garderait pas le secret. Et, en effet, bientôt Laporte fut
+chassé en perdant (sans indemnité) la petite charge qui était l'unique
+patrimoine de sa famille.
+
+Elle profita de l'avis toutefois. L'enfant, fort différent de son
+jeune frère, aimait les femmes et n'aimait qu'elles. Sa mère paraît
+l'avoir confié de bonne heure à la maternité galante d'une dame fort
+laide, madame de Beauvais, sa première femme de chambre, pas jeune et
+qui n'avait qu'un oeil. Elle n'en fut pas moins, dit Saint-Simon, la
+première aventure du roi.
+
+Voilà donc la situation à la Saint-Jean. Admirable de tous côtés.
+Sodome à Saint-Germain. Et au Palais, l'avant-goût du carnage qui eut
+lieu quelques jours après. Ici la boue, et là le sang.
+
+Pendant qu'un prêtre, puis un chartreux, et encore une belle dame,
+maîtresse de Condé, négocient pour lui à la cour, Mazarin a enfin ses
+deux armées et peut agir. Condé va se trouver à Saint-Cloud pris entre
+les deux. Il entreprend de filer sous les murs et d'aller se poster au
+confluent de Charenton. Opération scabreuse devant un général aussi
+attentif que Turenne, qui, de Montmartre, de Ménilmontant, de
+Charenton, pouvait à chaque pas le foudroyer. Condé remit tout à la
+chance, et compta sur son danger même, pensant qu'il déciderait Paris
+à le recevoir. Mais le contraire advint. Il frappa à toutes les
+portes. Aucune n'ouvrit. À la porte Saint-Denis, Turenne était là,
+pouvait l'écraser de boulets. Il lui tua peu d'hommes d'arrière-garde,
+et le laissa passer jusqu'à la porte Saint-Antoine.
+
+Condé envoyait coup sur coup presser, prier Monsieur. Sa fille aussi
+priait, pleurait. Monsieur faisait le malade, et tous les gens de sa
+maison riaient, pensant que Condé serait tué. Cependant Monsieur,
+sentant bien qu'il se compromettait par son inaction, sans agir,
+écrivit. Il donna une lettre vague à Mademoiselle pour l'autoriser à
+demander à l'Hôtel de Ville les _choses nécessaires_. Avec ce mot,
+l'audacieuse princesse pouvait ce qu'elle voulait. Le gouverneur de
+Paris L'Hospital et le prévôt des marchands lui étaient fort
+contraires. Ils voulurent ajourner. Leur résistance ne dura pas le
+temps d'une messe basse qu'elle prit en passant par morceaux. La Grâce
+agit, surtout par les cris de la Grève, où l'on entendait nettement:
+«Entrons, noyons ces Mazarins.»
+
+Donc Mademoiselle emporta ce qu'elle voulait, un secours pour Condé,
+et, le plus difficile, sa retraite à travers Paris. Elle avance
+bravement au bruit des canonnades dans la rue Saint-Antoine,
+rencontrant des morts, des blessés, la plupart ses amis. Elle s'émeut,
+mais sans se troubler.
+
+Condé a fait des efforts surhumains, mais fait des pertes énormes. Il
+trouve Mademoiselle établie dans une maison tout près de la Bastille.
+Elle lui offre de lui ouvrir Paris. Il refuse de reculer. «Il était
+dans un état pitoyable. Deux doigts de poussière sur le visage, ses
+cheveux mêlés, sa chemise sanglante, sa cuirasse pleine de coups,
+l'épée nue à la main (ayant perdu le fourreau).... Il pleurait....»
+
+Mademoiselle, pendant qu'il retourne au combat, lui envoie des
+renforts, fait filer les bagages, reçoit, fait soigner les blessés.
+Mais tout cela ne suffisait pas. Une seule chose pouvait sauver
+celui-ci, c'était que la Bastille prît parti tirât de ses tours et le
+reçut sous son canon.
+
+Les Broussel tenaient la Bastille. Un fils du vieux Broussel en était
+gouverneur. Se décida-t-il en ce jour sans l'aveu de son père, sans
+l'aveu des frondeurs, des Miron, Charton, Blancmesnil, de la vieille
+et pure Fronde? Je ne le pense pas. La désertion du cardinal de Retz,
+qui s'était fait ermite à Notre-Dame depuis qu'il avait le chapeau,
+n'avait pas enterré avec lui le parti. Il existait disloqué,
+discordant. On le voit bien, malgré l'ombre fatale que jette ici la
+partialité des Mémoires. À croire ceux-ci, Mademoiselle a tout fait.
+Qui lui permit de faire? Celui qui lui baissa le pont-levis et qui la
+mit dans la Bastille. Et qui celui-là? C'est la Fronde.
+
+La vieille Fronde avait à choisir entre la brutalité militaire du
+parti de Condé et l'infamie de Mazarin. Elle choisit, et sauva Condé.
+
+Il était temps. Car on voyait la seconde armée royaliste qui, de la
+Seine, venait pour prendre en flanc Condé, déjà trop faible contre
+celle de Turenne. Encore dix minutes, il était perdu.
+
+On voyait tout cela des tours distinctement. Et le fils de Broussel
+fut trop heureux quand Mademoiselle lui montra l'ordre, faux ou vrai,
+de Monsieur pour tirer _sur l'ennemi_.
+
+Quel ennemi?
+
+Les canons braqués sur la ville furent tournés vers Charonne, où était
+le roi. Qui allait tirer sur le roi?
+
+Ce fut un conseiller nommé Portail, donc le Parlement, qui tira.
+
+Il n'y eut que trois volées et trois petits boulets. Mais, si la
+Fronde n'eût été déjà divisée et morte par l'abandon de Retz, ce
+n'était plus la Fronde, mais la révolution d'Angleterre. Et c'était
+le _Long Parlement_.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV
+
+FIN DE LA FRONDE--LE TERRORISME DE CONDÉ--MASSACRE DE L'HÔTEL-DE-VILLE
+
+1652
+
+
+Au messager qui porta la nouvelle et lui montra les tours couronnées
+de fumée, Condé dit: «Tu me donnes la vie.» Et il faillit l'étouffer
+de ses embrassements.
+
+Ce feu ne pouvait guère pourtant intervenir de près dans le combat. Il
+n'eût pas empêché Condé d'être écrasé aux pieds des tours. Il ne
+portait qu'au loin. Il était admirable pour frapper à Charonne sur le
+roi et sur Mazarin.
+
+Cela même effraya. On le prit comme la voix de Paris, comme menace de
+la grande ville, comme signification définitive que la Fronde adoptait
+Condé, que la Révolution ne reculerait plus, mais se transformerait
+et frapperait la royauté.
+
+Mazarin fut surpris, atterré. À toutes les portes, il avait cru avoir
+des gens à lui. Il était sûr d'entrer, et ne songeait qu'à amener la
+reine et les dames en triomphe. Il resta aplati, ne profita pas de ses
+forces. S'il eût permis à Turenne de droite, à la Ferté de gauche, de
+pousser leurs armées, de s'unir en formant un coin, ils entraient
+infailliblement; ils perçaient à travers Condé, perçaient jusqu'à
+Paris, ayant de moins en moins à craindre les boulets qui volaient
+par-dessus leurs têtes. Ils auraient ri sous ces canons tirés dans les
+nuages, et trouvé à la porte Saint-Antoine un monde de gens impatients
+de la leur ouvrir. Mais Mazarin perdit la tête. Turenne, je crois,
+garda la sienne. Pour la seconde fois, il épargna Condé. Froid, calme
+et prévoyant, il se soucia peu, pour faire triompher Mazarin, de
+marquer dans l'avenir de sa maison, celle de Bouillon, du sang d'un
+prince, et du carnage horrible où allaient périr pêle-mêle nombre des
+grands seigneurs de France.
+
+La porte Saint-Antoine s'ouvrit, non sans peine, à Condé. Il y fallut
+des prières, des menaces, et l'intérêt aussi qu'excitait sa bravoure
+héroïque. «Voulez-vous faire périr M. le Prince?» Cela emporta tout.
+
+Mais, à la porte Saint-Denis, on n'entra que de force et en cassant la
+tête à l'officier bourgeois qui commandait, d'un coup de pistolet.
+
+L'entrée ne fut pas gaie. C'étaient des vaincus qui entraient et qui
+venaient chercher asile. Une armée moitié espagnole, et des faux
+Espagnols de Flandres. Des files de bagages infinis et des blessés
+sans nombre, un encombrement désolant. Rien de moins rassurant,
+d'ailleurs, que de mettre dans une ville si riche tant d'hommes de
+pillage et de sang. On les logea entre Saint-Victor et Saint-Marcel,
+dans un faubourg muré, gardé par la Seine et la Bièvre; on pouvait
+dire qu'ils étaient dans Paris et qu'ils n'y étaient pas. Mais les
+bourgeois ne s'aperçurent que trop du voisinage de ces troupes mal
+disciplinées, battues, mais impudentes et de mauvaise humeur, qui
+n'auraient pas mieux demandé que d'avoir sur leurs hôtes le succès
+qu'elles n'avaient pas eu sur l'ennemi.
+
+Condé trouva la ville fort changée et fort partagée. La Fronde même,
+qui venait de le sauver, n'était nullement d'accord pour lui. Sans
+parler de la Fronde inerte du cardinal de Retz, caché à Notre-Dame, il
+y avait la Fronde orléaniste, attachée à Monsieur; la Fronde
+royaliste, qui voulait le retour du roi et de la cour, et n'excluait
+que Mazarin. Celle-ci, c'était vraiment presque toute la ville. Peu
+voulaient Mazarin, et peu voulaient Condé.
+
+Condé n'avait qu'une chance, frapper un coup sanglant, se relever par
+la terreur, compromettre Monsieur. Qui donna ce conseil sinistre? Qui
+fit croire à Condé que cet excès d'ingratitude, de frapper qui l'avait
+sauvé, de punir Paris, son asile, de sa généreuse hospitalité, lui
+porterait bonheur? On l'ignore. Peut-être un sot et dur soldat, de ces
+ignorants capitaines, bornés comme un boulet. Ou bien serait-ce
+l'homme de Richelieu, élevé aux choses violentes, le malencontreux
+Chavigny, un fils de la fatalité, né pour aller de faute en faute, de
+malheur en malheur, qui mourut peu après, fort pénitent, fort
+janséniste? Il serait mort, dit-on, des reproches que lui fit Condé
+d'avoir traité pour lui; mais, qui sait? ces reproches avaient
+peut-être un autre sens.
+
+Le prévôt des marchands avait convoqué à l'Hôtel de Ville une
+assemblée pour le 4 juillet, six magistrats et six bourgeois de chaque
+quartier, de plus tous les curés, redevenus, comme Retz, grands amis
+de la paix. Les magistrats frondeurs étaient sûrs d'y être envoyés, et
+l'on pouvait prédire que la majorité serait frondeuse. Mais frondeuse
+de quelle nuance? De celle qui voulait le _roi sans Mazarin_.
+
+Cette Fronde-là avait sauvé Condé, mais elle ne voulait pas éterniser
+pour lui la guerre.
+
+Le 3 juillet, Condé prit son parti, et chargea ses soldats de _faire
+peur_ à cette assemblée. Il fit louer le soir chez les fripiers deux
+cents habits d'ouvriers dont il affubla pareil nombre de ses tueurs
+les plus déterminés. On loua à la Grève quelques chambres, où l'on
+pratiqua dans les murs des meurtrières qui répondraient juste aux
+fenêtres de la salle de l'Hôtel de Ville, qui étaient en face. On jeta
+un mot d'ordre dans la population misérable du quartier, les maçons
+sans ouvrage, les bateliers qui ne naviguaient plus: on dit partout la
+nuit qu'il fallait en finir avec les Mazarins. La chaleur était
+grande. Pour donner l'élan à l'affaire, on eut soin d'amener en Grève
+cinquante pièces de vin à défoncer.
+
+Talon, un honnête homme et un consciencieux magistrat, affirme qu'un
+des amis du prince, M. de Rohan, sut la nuit cet affreux secret; que,
+le 4 au matin, il pria, supplia Condé de ne point faire cette chose
+insensée et horrible. Elle devait lui donner un jour de force, mais le
+lendemain l'horreur universelle, la haine de Paris, qui s'ouvrirait au
+Mazarin. Pouvait-il bien, d'ailleurs, envelopper dans ce carnage les
+plus ardents frondeurs, les gens de son parti, du parti qui venait de
+lui sauver la vie en le couvrant du feu de la Bastille.
+
+Le second de Broussel, Charton, allait se trouver là. L'aîné des
+barricades, Miron, celui qui, le premier, fit battre le tambour au
+jour où naquit la Fronde, Miron, allait aussi en aveugle à la mort.
+Mais, outre ces frondeurs, il y avait des gens, le conseiller Ferrand,
+l'échevin Fournier, qui étaient purement et simplement amis des
+princes et des séïdes de Condé. N'était-ce pas une chose énorme et
+monstrueuse de ne pas les avertir? On eût ébruité le secret,
+dira-t-on. Mais il était déjà communiqué à tant de gens! Rohan ne fut
+pas écouté. Apparemment les conseillers du prince jugèrent qu'en cette
+vieillesse des partis, les amis trop anciens sont tièdes, cependant
+exigeants, et qu'on est trop heureux de ces purgations fortuites qui
+expulsent un sang refroidi.
+
+Soit que le secret transpirât, soit pressentiment vague, plusieurs
+hésitaient d'y aller. Un marchand de la rue Saint-Denis, fort estimé,
+aimé, était retenu par sa femme. Il dit: «Je suis nommé, c'est mon
+devoir d'aller.» Mais il se confessa et communia, pensant aller à la
+mort.
+
+Les deux princes arrivèrent fort tard à l'Assemblée (Conrart dit à six
+heures). Condé sans doute priait, poussait, dès le matin, Monsieur,
+peu curieux de cette fête. Un trompette du roi arriva en même temps
+pour demander qu'on remît l'assemblée. Elle s'insurgea contre, et
+parut très-frondeuse, mais non dans l'intérêt des princes, demandant
+seulement «que le roi rentrât sans Mazarin.» Les princes mécontents se
+levèrent, descendirent.
+
+Est-il sûr qu'ils aient dit à la foule: «Ce sont des Mazarins,
+faites-en ce que vous voudrez?» On l'a dit, mais j'en doute. Ce signal
+de mort était superflu. Condé, croyant peut-être se laver les mains de
+la chose en la rejetant sur un autre, avait logé le roi des Halles, le
+mannequin Beaufort, dans une boutique des ruelles qui vont à la Grève
+pour surveiller l'exécution. Chose curieuse qu'atteste Conrart, malgré
+les cinquante tonneaux de vin, l'affaire ne prenait pas. Quelques
+coups de fusil partirent bien de la Grève, tirés en haut, donc
+innocents. Le peuple était plutôt triste, et plus sombre que furieux.
+«Les plus méchants n'attaquaient point.» Qui voulut fuir d'abord
+échappa sans grande peine.
+
+Mais il se trouvait là aussi des gens moins incertains, venus de chez
+Condé, et de ses propres domestiques. Ses soldats déguisés, qui
+buvaient depuis le matin avec les bateliers, ne souffrirent pas non
+plus que la chose avortât. Ils attaquèrent en hommes d'expérience,
+d'une part tirant d'en face par les trous faits exprès sur les larges
+fenêtres de la salle de l'Hôtel de Ville; d'autre part, attaquant d'en
+bas, de près et du plus grand courage les défenses improvisées que les
+archers de la ville avaient faites au vestibule et à l'entrée du
+fameux escalier. Ces archers, peu nombreux, et n'ayant guère de
+poudre, firent cependant une très-belle résistance, tirant quatre par
+quatre, et chaque fois tuant quatre soldats. Ceux-ci étaient
+désespérés; ils entrèrent en fureur. L'un d'eux, ayant déjà trois
+balles, s'acharnait de son bras mourant à arracher un pieu; il fut tué
+dessus à coups de hallebardes, d'épées et de poignards.
+
+Le gouverneur de Paris, L'Hospital, le prévôt, tous les royalistes,
+craignaient beaucoup, mais non pas les frondeurs. Des hommes idolâtrés
+du peuple, le président _J'dis ça_ (Charton), le bouillant colonel et
+maître des comptes Miron, n'imaginèrent pas un moment qu'on voulût
+s'attaquer à eux. Charton se mit sur une fenêtre, cria qu'on
+s'arrêtât, qu'il répondait de tout; mais on tira sur lui. Il
+descendit, il s'offrit pour otage. En un moment, il fut coiffé de cinq
+cents coups, s'arracha à grand'peine et se cacha aux lieux d'aisance.
+Miron fut moins heureux encore. Il entreprit de se faire jour pour
+aller faire armer ses gens et délivrer l'Hôtel de Ville. «Vous
+périrez, lui dit-on.--Il n'importe! que je périsse en faisant mon
+devoir.» À peine sur la Grève, il crie: «Je suis Miron.» Il est jeté à
+terre par un savetier qu'il avait naguère empêché de tuer un
+magistrat. Un cuisinier et un petit laquais de Condé frappent dessus;
+il est percé de coups.
+
+Les amis que Condé avait dans l'assemblée, fort étonnés de voir
+massacrer les frondeurs, se hâtent de faire un écriteau en grosses
+lettres, y écrivent _Union_, espérant désarmer l'émeute. Mais l'émeute
+était ivre de vin, de sang, n'y voyait plus. Ferrand, l'un d'eux, qui
+descendit, fut tué à côté de Miron.
+
+Cependant Condé et Monsieur étaient entourés de personnes qui
+priaient, suppliaient, pleuraient pour qu'on envoyât au secours. Le
+laquais d'un des partisans dévoués de Monsieur, qui était à l'Hôtel de
+Ville, arriva jusqu'au prince. Il le trouva paisible qui sifflait.
+«Monseigneur, ils vont tuer mon maître!» Le voyant sourd, paralytique,
+aveugle, il perdit tout respect, l'empoigna par le bras, croyant le
+faire lever... Mais toujours ce bras retombait....
+
+Un homme cependant arrive essoufflé. «Le feu est à l'Hôtel de Ville!»
+Monsieur dit à Condé: «Mon cousin, ne pourriez-vous pas aller mettre
+ordre à cela?--Monseigneur, dit Condé, je ne m'y entends point. Je me
+sens poltron pour ces choses.--Eh bien, dit Mademoiselle, j'irai. Il
+faut sauver le gouverneur, et le prévôt.--J'irai avec vous,» dit
+Condé. Mademoiselle l'en empêcha. Elle n'alla pas jusqu'au bout. Au
+pont Notre-Dame, on lui dit qu'ils étaient enragés à ce point qu'ils
+avaient tiré sur le Saint-Sacrement qu'un curé apportait en Grève. Ses
+gens la supplièrent de ne pas avancer.
+
+Le feu n'avait pas pris. Il n'y eut qu'une grande fumée dont les
+enfermés étouffaient. D'autre part, un curé parvint jusqu'à Beaufort,
+et lui fit honte de ce mélange horrible où il confondait ses amis. Il
+avança alors, sauva quelques personnes. Mais ce qui fut plus efficace,
+c'est que, les soldats furieux de Condé ayant été tués ou blessés en
+grand nombre, il ne restait guère sur la Grève que de la canaille. Ces
+meurt-de-faim, fort peu passionnés, imaginèrent qu'il y avait là une
+grosse affaire pour eux à dépouiller les richards qui seraient trop
+heureux de n'être que volés. Ils montèrent, trente d'abord d'un même
+flot. Et ils trouvèrent l'affaire encore meilleure. Ces gens, qui
+n'attendaient que la mort, non-seulement se laissèrent voler
+très-volontiers, mais leur proposèrent des traités, deux cents francs,
+trois cents francs, pour être ramenés chez eux. Ce commerce honteux,
+misérable, des vies humaines, qui s'était fait à la Saint-Barthélemy,
+se revit dans Paris. Les défenseurs payés se croyaient si autorisés
+d'en haut, qu'ils ne faisaient difficulté de dire leurs noms, leurs
+métiers, leur adresse, et venaient froidement toucher le lendemain le
+prix convenu de la veille.
+
+Mademoiselle, qui, dans tout cela, montre un coeur de princesse, et
+point du tout de femme, donne la belle excuse qu'elle fit chercher un
+trompette pour l'envoyer devant et obtenir passage, mais qu'il ne s'en
+trouva pas dans tout Paris. Elle était revenue au Luxembourg. Son
+père, après avoir eu peur d'agir, commençait à avoir peur de n'agir
+pas. Il l'obligea de retourner. Il était minuit, et tout fini. Elle ne
+rencontra guère de vivants, mais des morts empilés dans une charrette,
+et si négligemment jetés, que les jambes et les bras roidis passaient
+d'ici et de là. «Je ne fis que changer de portière, dit-elle, de
+crainte que les pieds ou les mains ne me donnassent par le nez.» La
+nuit était très-belle, fort chaude. Cette fille sensible rit fort en
+rencontrant des marchandes en chemise qui causaient sur la porte avec
+leurs bons amis en costume plus simple encore. La Grève était moins
+gaie. «Je ne vis jamais, dit-elle, un lieu plus solitaire.» Beaufort
+la fit passer sur les poutres fumantes. Elle trouva dans un cabinet le
+prévôt, et le sauva d'un danger qui n'existait plus.
+
+Il était presque jour. Paris se reconnaissait. On commençait partout à
+raconter la chose. Et tout retombait sur Condé. «Il y eut un mouvement
+d'horreur,» dit Joly.--Et Mademoiselle elle-même: «Ce fut le coup de
+massue pour le parti.» Et le prudent Omer Talon ne fait pas difficulté
+de dire: «Le coup le plus barbare, le plus sauvage qui se soit fait
+depuis l'origine de la monarchie[27].»
+
+ [Note 27: J'adopte ce mot de Talon. Il est incontestable. Le
+ massacre de la Saint-Barthélemy s'explique (sans se
+ justifier) par un horrible accès de fanatisme, celui de
+ septembre 93 par la panique de l'invasion et la furie de la
+ peur. Mais celui du 4 juillet 1652 n'est évidemment qu'un
+ acte de scélératesse et de calcul.--Peu importe qu'il y ait
+ eu peu ou beaucoup de morts. Il n'y eut que trente morts
+ considérables, et cent en tout, à ce qu'il paraît, du côté
+ des assiégés. Les assaillants perdirent bien plus de monde
+ par la résistance héroïque des archers de la Ville.--Condé
+ négociait, et c'était pour aider aux négociations, et
+ améliorer son traité en se faisant croire maître de Paris,
+ qu'il organisa le massacre.--Mademoiselle elle-même ne dit
+ pas non,--Talon et Conrart affirment positivement. Leur récit
+ est confirmé par celui des _Registres de l'Hôtel de Ville_,
+ t. III, p. 51-73. Le procureur du roi, Germain Piètre, veut
+ qu'on le rappelle dans Paris. L'assemblée murmure au départ
+ des princes, leurs partisans disent dans la foule qu'il n'y a
+ rien à espérer de l'assemblée, et déchaînent la Grève contre
+ l'Hôtel de Ville, etc.]
+
+Condé fit l'expérience du changement terrible qui s'était fait pour
+lui. Son partisan, le conseiller Leboult, vint trouver les deux
+princes à la tête de plusieurs des victimes échappées, et, quand ils
+le pressèrent d'articuler qui l'on croyait coupable, il dit
+fermement: «Vous.» À quoi Condé ne dit rien autre chose, sinon «que
+personne ne dirait cela qu'il ne le fît périr.»
+
+Un autre de ses partisans, le conseiller Croissy, se déclara hardiment
+contre lui quand il voulut faire recevoir son ami Rohan duc et pair.
+Condé en vint à bout par la menace, et, comme il raillait Croissy en
+sortant et disait qu'après tout il n'agissait que pour chasser les
+Mazarins, Croissy, en levant les épaules, lui dit: «Je voudrais que
+personne n'eût pas plus d'intelligence que moi avec lui.» Mot sanglant
+qui notait cette duplicité exécrable: un massacre opéré pour traiter
+plus facilement, et la Fronde égorgée pour pouvoir mieux trahir la
+Fronde.
+
+L'indignation, l'horreur de son propre parti, l'obligèrent de donner
+quelque satisfaction à l'opinion. Il fit dire aux églises qu'on
+révélât ce qu'on saurait des auteurs du massacre. Ils n'étaient pas
+difficiles à trouver.
+
+On prit tout d'abord le petit laquais et le cuisinier de Condé. On les
+avait vus frapper Miron à terre. Le rapporteur de l'affaire trouve un
+matin écrit sur sa porte: «Si vous les faites mourir, vous êtes mort!»
+
+Mais, en les défendant, Condé se fut séparé de la Fronde. L'assemblée,
+chargée de nommer un nouveau prévôt, nomma Broussel à l'unanimité, et
+l'une des victimes échappées du 4, Charton, brouillé avec les princes
+et désormais leur ennemi, eut presque autant de voix que Broussel.
+Celui-ci, octogénaire, maladif et de plus en plus, était incapable
+d'agir. Sa fermeté, sa probité connue, portent à croire cependant
+qu'il n'accepta qu'autant que l'on ferait justice. Les deux meurtriers
+furent pendus.
+
+La désertion avait réduit Condé de cinq mille hommes à deux mille cinq
+cents. Et il n'osa plus même les tenir campés à Saint-Victor, où les
+bourgeois, pillés et irrités, eussent fini par les assommer. Les
+bouchers et nombre d'hommes pareils, pour garantir Retz, disaient-ils,
+avaient fait du cloître Notre-Dame une place d'armes. Les tours
+étaient pleines de poudres, de balles et de grenades. La terreur,
+lancée par Condé, lui revint à lui-même. Il offrit aux bourgeois de
+faire pendre ceux qu'ils voudraient, et finalement éloigna ses soldats
+et les mit hors Paris en jurant qu'ils ne prendraient pas un épi de
+blé.
+
+Cependant le massacre avait eu son effet. Les négociations furent plus
+faciles. Mazarin se prit platement à croire que Condé était fort,
+qu'il était maître de la ville, et, comme le prétexte unique et
+dernier de la résistance était sa présence à la cour, il fit encore la
+comédie de se retirer pour un temps.
+
+Condé semblait fou de fureur, de dégoût de lui-même. Pendant que la
+grande folle Mademoiselle essaye de le soutenir d'argent, il se rue
+dans l'orgie avec une comédienne, si bien qu'il en tombe malade. On
+croit relire l'histoire de Charles IX, qui se tue sur Marie Touchet.
+
+Il put s'apercevoir que le respect était perdu. Rieux, un de ses
+partisans, lui résistant en face, il lui donne un soufflet, reclaqué
+sur-le-champ à la joue de Condé. On les prit tous les deux au corps,
+ce qui n'empêcha pas qu'ils ne pussent encore échanger les gourmades.
+
+Tout le monde, sous ses yeux, avait quitté la _paille_, signe de son
+parti, pour mettre au chapeau le _papier_, le signe royaliste. Paris
+et lui étaient las l'un de l'autre. Les Espagnols avaient payé le duc
+de Lorraine pour venir le secourir. Il partit de bon coeur pour aller
+le rejoindre. Il enviait la vie errante de ce massacreur mercenaire,
+joyeux, plaisant dans les horreurs d'une guerre anthropophage.
+
+Voilà Condé et Mazarin partis. Et Condé est perdu. Mazarin même,
+quoique tenant le roi il tienne tout, aurait peine à se relever (comme
+on verra) sans l'épée de Turenne.
+
+Que reste-t-il de la Fronde? Rien matériellement qu'une prodigieuse
+misère. Et moralement? Pis encore: le dégoût de l'action, l'horreur
+d'agir jamais.
+
+Est-ce tout? Oui, pour le présent. Pour l'avenir et pour l'effet
+lointain, une chose reste: _une langue_, un esprit.
+
+Si l'on nous passe une comparaison un peu trop familière, et basse, si
+l'on veut, mais nette, et qui explique tout, la France avait eu
+jusque-là comme ce frein charnu de la langue qu'on coupe quelquefois
+aux enfants pour leur donner la liberté d'organe. La Fronde nous coupa
+le filet.
+
+On put croire que la France allait être lancée cent ans plus tôt dans
+une audace extraordinaire d'esprit. Mazarino et son baragouinage
+avaient déchaîné la verve comique, et le burlesque même. L'idolâtrie
+royale fut atteinte un moment, et ce fut un fou rire d'avoir vu les
+visages sous les masques, surpris les dieux dans la bassesse humaine,
+l'Olympe sur la chaise percée. On ne s'arrêta pas au mari de la reine.
+La reine elle-même, «la bonne Suissesse,» comme dit Retz, que le
+peuple appelait sans façon _Madame Anne_, elle fut chansonnée, et,
+bien plus, racontée. Le _Rideau du lit de la reine_, c'est le titre
+d'un de ces pamphlets. Mais voici le plus fort, Richelieu sort de son
+tombeau. Son petit journal (d'une authenticité terrible, signé de la
+griffe du lion) dit au nom de l'histoire la comédie intime, bien plus
+forte et bien plus comique que n'auraient pu l'imaginer le faible
+Marigny et le bonhomme Scarron.
+
+L'autel n'impose pas beaucoup plus que le trône. Les _esprits forts_,
+brûlés naguère, sont en faveur dans la Fronde, hors la Fronde. Ils se
+prélassent au Louvre. L'intime ami du cardinal de Retz, le joyeux
+Brissac, qui, la nuit, court les rues avec ses amis, las de battre le
+guet, trouve plus amusant de battre Dieu. Voyant le Crucifix, il y
+court l'épée haute, en criant: «Voilà l'ennemi!»
+
+Le favori de Richelieu, Beautru l'athée, n'en est pas moins toujours
+chez la dévote reine, comme un animal domestique, chien ou chat
+favori. Ses bons mots sont célèbres. Un jour, à la procession, il ôte
+son chapeau devant le Crucifix. «Quoi! dit-on, vous, Beautru?--Oh!
+dit-il, nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas.»
+
+Est-ce Vanini qui ressuscite! ou bien est-ce déjà Diderot? Rien de
+tel? Les grandes révoltes sont ajournées. La petite affaire janséniste
+va absorber les plus hardis.
+
+Tant d'agitations inutiles ont excédé l'esprit public. C'en est fait
+de la comédie pour quelque temps. On souffle les chandelles, et la
+farce est jouée. L'auditoire est heureux d'être mis à la porte. Il
+bâille et va se mettre au lit. Les bouffons de la pièce,
+pamphlétaires, satiriques, rieurs gagés, n'y gagnant plus leur vie,
+tournent bientôt au madrigal, plus lucratif, soupirent à tant par
+vers, et riment pour les ballets du roi.
+
+Ce roi jeune et galant, qui danse le _Zéphyr_, qui à lui seul joue les
+_Jeux et les ris_, qui tout à l'heure sera Phébus, ou le Soleil
+(soleil d'amour des Mancini, des La Mothe et des La Vallière), voilà
+l'idole de la paix, le culte nouveau de la France. Si elle est
+vraiment amoureuse, elle est femme, et ne rira plus.
+
+Qui trouvera-t-on qui rie encore? qui garde l'esprit de la Fronde? Un
+seul homme peut-être. Dans un triste hôtel du Marais, non loin de
+Marion Delorme et de la jeune Ninon, l'Homère grotesque, le Virgile
+cul-de-jatte, Scarron, fait le _Roman comique_. Rieur obstiné,
+intrépide, il rit sur son grabat, sur ses propres ruines, sur les
+ruines du monde. Il se divertit à conter la vie aventureuse d'une
+société de carnaval, aussi morale, aussi rangée que l'administration
+de Mazarin et de Fouquet. Peinture divertissante et basse. Mais plus
+basse, de beaucoup, est la réalité de ce temps-là, lorsque Ragotin
+trône au Louvre.
+
+La meilleure farce, au reste, de Scarron, c'est celle qu'il a faite
+sans en deviner la portée. Je parle de son mariage. La jeune Aubigné,
+qu'il nourrit, qu'il élève (jolie petite prude qu'il prend, ma foi,
+pour lui), comme il rirait s'il prévoyait qu'il la prépare pour le
+grand roi! Tant pis pour celui-ci, qui n'y pense que trente ans trop
+tard. Scarron doit passer avant lui.
+
+Que fût-il devenu, le pauvre homme, si d'avance il eût lu les deux
+inscriptions qu'on voit aux voûtes de la chapelle de Versailles, et
+qui disent si bien les deux religions de l'époque: le _roi_ le dieu du
+peuple, et _madame Scarron_ dieu du roi!
+
+_Intrabit in templum suum dominator._ Le roi entrera dans son temple.
+
+_Rex concupiscet decorem tuum._ Ta beauté remplira le roi de désir et
+de concupiscence.
+
+Voilà pourquoi la foule, en ces derniers temps de Louis XIV,
+s'obstinait, dit Racine, à demander et faire jouer les farces de
+Scarron. On l'évoquait pour voir cette vengeance de la Fronde. Scarron
+ne revint pas. Il eût trop ri. Il eût eu l'aventure de l'Arétin, qui,
+dans un tel accès, tomba à la renverse et se cassa la tête. Il fût
+mort une seconde fois.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV
+
+TURENNE RELÈVE MAZARIN.--RÈGNE DE MAZARIN
+
+1652-1657
+
+
+Les Mémoires véridiques du modeste Turenne et ceux de son jeune
+lieutenant York (depuis Jacques II) nous apprennent que, sans la
+fermeté de ce grand militaire, la cour et Mazarin lâchaient pied,
+cédaient tout. N'étant reçus ni à Paris, ni à Rouen, _ni dans aucune
+ville de France_, sans lui, ils fuyaient jusqu'à Lyon.
+
+C'est-à-dire que Paris, que la France, qui vomissait Condé, ne voulait
+pas pour cela ravaler Mazarin. Excessif était le dégoût, et la nausée
+mortelle. Pour qu'on subît cette odieuse médecine, il fallut un peu
+d'aide. Il fallut la douce contrainte d'une exécution militaire par
+trois armées (de Turenne, de Condé et des Lorrains), qui fit de la
+banlieue, à dix lieues à la ronde, un désert comparable à ceux de
+Picardie et de Lorraine.
+
+Turenne, qui s'efface partout ailleurs, dit ici nettement (et je le
+crois) qu'il eut les grandes initiatives du temps:
+
+1º Il arrêta la cour, effrayée de l'entrée des Espagnols qui venaient
+secourir Condé; _il l'empêcha de fuir_ (juillet 1652).
+
+2º Mazarin, s'éloignant encore pour apaiser et faire céder les
+résistances de Paris (août), Turenne prit toute précaution pour que
+cet éloignement ne fût pas définitif et _pour assurer son retour_.
+
+3º Il inquiéta les Espagnols, qui n'allèrent pas plus loin que Laon.
+Il prit une bonne position à Villeneuve-Saint-Georges, et y _tint un
+mois en échec Condé et les Lorrains_ (septembre).
+
+4º Enfin, il donna à la cour, à la reine et au jeune roi le courage de
+_rentrer dans Paris_, qu'ils redoutaient toujours. À ce point
+qu'arrivés aux portes, et sachant que Monsieur y était encore, la peur
+qu'ils eurent de ce peureux leur eût fait rebrousser chemin si Turenne
+n'avait insisté, se mettant au même carrosse, et les couvrant de la
+présence du redoutable général qui venait de primer Condé (21
+octobre).
+
+La chose réussit. Le peuple applaudit fort le roi. Déjà le clergé de
+Paris, Retz en tête, les corps de métier, l'avaient prié de revenir.
+Le 22, le Parlement est mandé au Louvre, dans une salle pleine de
+soldats et sous l'oeil de Turenne. Là, ce beau jeune roi, qui la
+veille avait été si près de rebrousser chemin, fait lire aux
+magistrats, vaincus sans combat, la défense de se mêler d'aucune
+affaire publique, ni spécialement de ses finances, ni entreprendre
+contre ceux à qui il confie l'administration. C'est la proclamation
+solennelle et définitive de la monarchie absolue, du grand règne, et
+de l'âge d'or, qui, parti de la banqueroute, aboutit en un demi-siècle
+à la sublime banqueroute des trois milliards qui rasa le pays.
+
+Le cardinal de Retz, qui, dès septembre, a reçu le chapeau, est
+accueilli, caressé et choyé. La reine lui déclare que lui seul a mis
+le roi dans Paris (éloge vrai, il divisa la Fronde). Et lui seul aussi
+est frappé. Le 18 décembre, on le met à Vincennes. Alors Mazarin,
+rassuré, hasarde de rentrer à Paris (février 1653).
+
+Ce qui rend dans tout cela l'initiative de Turenne bien étonnante,
+c'est que, _seul_ à la cour, il s'obstina pour Mazarin. La reine était
+entourée de gens lassés et excédés de lui. Elle avait sous la main un
+homme digne et capable, Châteauneuf, qui l'eût remplacé. L'aimait-elle
+encore véritablement? Elle venait de sentir son ingratitude, sa
+perversité (dans la tentative de lui enlever le jeune roi par le goût
+des plaisirs honteux). Dès son premier voyage, elle avait paru
+vacillante. Combien plus au second! Par quoi la tenait-il?
+Très-probablement par le mariage. Mangeuse et fort sanguine, sensuelle
+et dévote, le tempérament, les scrupules, la ramenaient à cet homme
+méprisé, odieux, dont elle avait besoin. Elle le dit nettement dans
+une lettre, comme les femmes n'en écrivent guère (V. Ravenel,
+Walckenaër, _Sévigné_, et Cousin, _Hautefort_). Elle y avoue «qu'elle
+n'en peut plus.... Et il sait bien de quoi.»
+
+Turenne, très-bon observateur, vit cela, et conclut que, de toute
+façon, Mazarin finirait par revenir. Il craignit de compliquer la
+résistance militaire par une révolution de cour.
+
+Cela semblait d'un esprit positif, d'une politique prudente, basse, il
+est vrai, mais sûre. Si ce coquin était indispensable, si le salut, la
+paix étaient en lui, il fallait bien le prendre. Mais on eût pu
+cependant objecter que Turenne, en portant si haut le drapeau de
+Mazarin, en voulant même, à son départ, _qu'on déclarât qu'il
+reviendrait_, se créait, par la force de ce nom détesté, une
+difficulté très-réelle et au roi un obstacle. Il n'y parut pas dans le
+Nord, mais beaucoup dans le Centre, et encore plus dans le Midi.
+Tandis qu'on avait si peu de forces devant l'invasion espagnole, il
+fallut employer des troupes en Bourbonnais, et bien plus en Guienne,
+où la résistance contre Mazarin dura un an encore. Pourquoi? Il
+s'obstinait, dans ce grand péril de la France, à faire recevoir à
+Bordeaux le fils du duc d'Épernon, plus détesté que Mazarin même, mais
+qui devait épouser sa nièce!
+
+Hors de la guerre, Turenne était un très-pauvre homme, tout à fait
+terre à terre, et, s'il ne fit jamais de mauvaise manoeuvre, il fit
+bien des fausses démarches.
+
+À lire ce qui précède, on le croirait un Machiavel, un égoïste et
+hardi courtisan, qui eût calculé que, cadet et pauvre, simple vicomte
+de Turenne, il arriverait plutôt au commandement général des armées
+en se donnant pour maître un étranger isolé, méprisé. Mais ce n'est
+pas cela. Ses vrais motifs furent autres, tout militaires. Pour les
+comprendre, il faut connaître les hommes de la guerre de Trente ans.
+
+Turenne et sa petite armée étaient une même personne, presque autant
+que l'armée de Lorraine et son duc, l'aventurier célèbre. Chacun des
+avis de Turenne et de ses conseils à la cour fut absolument relatif à
+la position et au salut de cette armée. Quand il empêcha, en juillet,
+la cour de fuir à Lyon, on allait l'affaiblir encore, lui prendre une
+escorte de deux mille hommes; et cette armée, ainsi mutilée, frappée
+moralement par l'abandon du roi, eût bientôt cessé d'exister. Quand il
+exigea, en octobre, que le roi hasardât de rentrer à Paris, ce fut,
+dit-il, parce que, sans cela, il n'y eût eu pour l'armée «ni argent ni
+quartier d'hiver. Les officiers quittoient déjà tous les jours, faute
+de subsistances.»
+
+Comprenons bien ce que c'est que Turenne.
+
+Les très-bons portraits qu'on en a donnent une tête assez forte,
+médiocre, bourgeoise, où personne ne devinerait le descendant des
+Turenne du Midi, ni le frère de M. de Bouillon. C'est un terne visage
+hollandais (il l'était de mère et d'éducation), qui tournerait au
+bonasse s'il n'avait la bouche fort arrêtée, réservée, mais
+très-ferme.
+
+Cet homme de si grande résolution était hésitant de parole, trivial,
+ennuyeux, filandreux. L'état d'infériorité où il fut longtemps, comme
+cadet et bas officier dans les armées de la Hollande, resta en lui
+toute sa vie. Il était fort modeste, fort serré, non avare, mais
+extrêmement économe. Ses lettres de jeunesse le disent assez. Il y
+parle et reparle de son habit _qui passe_. Lui-même il était né râpé.
+
+Son flegme était extraordinaire, et rien, pas même la plus brusque
+surprise, ne l'en faisait sortir. Tout le monde sait l'anecdote
+suivante, qui, du reste, lui fait honneur. Il se levait de fort bonne
+heure. Un matin qu'il prenait l'air à la fenêtre, un de ses gens,
+voyant un homme accoudé là en bonnet de coton, le prend pour son
+camarade, et lui applique amicalement un énorme soufflet au bas du
+dos. L'homme se retourne, et c'est Turenne. «Monseigneur, s'écrie le
+frappeur à genoux, j'ai cru que c'était _Georges_...--Mais, quand
+c'eût été _Georges_, dit Turenne en se frottant, il ne faut pas
+frapper si fort.»
+
+L'homme était excusable. Et tout le monde croira voir _Georges_ si
+vous mettez à ses portraits un bonnet de coton.
+
+En ce temps d'emphase espagnole et de héros à la Corneille, la prose
+apparut dans Turenne. On vit que là guerre était chose logique,
+mathématique et de raison, qu'elle ne demandait pas grande chaleur,
+tout au contraire, un froid bon sens, de la fermeté, de la patience,
+beaucoup de cet instinct spécial du chasseur et du chien de chasse,
+parfaitement conciliable avec la médiocrité de caractère.
+
+Les Mémoires de Turenne n'indiquent pas qu'il ait jamais eu une
+émotion, jamais aimé, jamais haï. On dira que ce sont des Mémoires
+militaires, et qu'il n'a voulu qu'expliquer ses opérations. Cependant
+il est surprenant de voir que même les maîtres de son art, le grand
+Gustave, l'habile et savant général Merci (son vrai maître en
+réalité), n'obtiennent à leur mort, d'un écrivain si prolixe, pas un
+mot de sympathie. Une ligne pour Gustave dans une lettre, une pour
+Merci dans les Mémoires, et voilà tout. Cependant, à Nordlingen, si
+Merci n'eût été tué, Turenne n'eût pas sauvé Condé, et la bataille
+était perdue.
+
+Il est bien entendu que les effroyables événements qu'il traverse,
+l'état du peuple que son armée dévore, lui sont parfaitement
+indifférents. Il y a de temps en temps une ligne funèbre, mais rien de
+plus. «Pas un paysan dans les villages» (d'Alsace, p. 363).--«On passe
+cent villages sans rencontrer un homme» (en Palatinat, p. 342).--«Dans
+ce pays (de Moselle), il n'y a pas de quoi nourrir quatre hommes» (p.
+399).
+
+Quant aux environs de Paris, on sait, mais non par lui, dans quel état
+ils se trouvaient, pillés et repillés, ravagés, affamés, outragés par
+les trois armées, puis empestés des cadavres innombrables d'hommes et
+de chevaux. Les belles dames de Paris s'en vont, en se bouchant le
+nez, à travers les charognes, faire collation dans ces armées, et
+Turenne fait taire le canon quand Mademoiselle va visiter Condé. Mais
+ces galanteries ne diminuent point l'horreur de la guerre. «Depuis
+cinq ans, ni moisson ni vendange (V. Feillet). Nous rencontrons des
+hommes si faibles, qu'ils rampent comme des lézards sur les fumiers.
+Ils s'y enfouissent la nuit comme des bêtes, et s'exposent le jour au
+soleil, déjà remplis et pénétrés de vers. On en trouve gisant
+pêle-mêle avec leurs morts, dont ils n'ont pas la force de
+s'éloigner. Ce que nous n'oserions dire, si nous ne l'avions vu, ils
+se mangent les bras et les mains, et meurent dans le désespoir[28].»
+
+ [Note 28: M. Feillet a donné dans la _Revue de Paris_ (15
+ août 1856) un très-précieux extrait de l'_Histoire du
+ paupérisme_ qu'il prépare. Cet extrait résume les enquêtes et
+ rapports, manuscrits ou imprimés, que firent sur l'effroyable
+ état de la France, pendant la Fronde, _et jusqu'à la mort de
+ Mazarin_, les envoyés de Vincent de Paul et autres personnes
+ charitables.--Rien de plus douloureux. On peut juger, par
+ cette lecture, si M. de Saint-Aulaire est excusable d'appeler
+ les plaintes de ce temps de vaines déclamations!]
+
+Le duc de Lorraine, en ces choses, était admirable. Il disait que son
+armée ne pouvait manquer de vivres, parce qu'au besoin elle mangeait
+les morts ou les blessés. Il était bon et indulgent pour les jeux du
+soldat. Un de ces jeux, à Lagny, c'est de rôtir un enfant au four;
+ailleurs, de voir lequel du mari ou de la femme, tous deux fouettés
+d'épines à mort, mourra le premier dans son sang. Cette armée était
+gaie, comme son chef, et facétieuse. On s'y amusait fort. Une des
+raisons décisives qui firent quitter Paris à Condé, nous assurent les
+plus graves témoins, c'est qu'il s'amusait beaucoup plus dans cette
+vie d'agréable aventure.
+
+Turenne n'aimait pas les gaietés excessives, non par souci du peuple,
+mais parce qu'elles ensauvagent le soldat et le rendent
+indisciplinable. Il aimait les hommes rangés, laborieux, patients, à
+son image, et il les faisait tels pour l'intérêt du service. Aux
+batailles et aux campements, il ne se fiait pas aux bas officiers,
+comme les Espagnols, ni dans les siéges aux ingénieurs, comme les
+Hollandais. Il allait le matin à la tranchée; il y allait le soir, et
+il y retournait pour la troisième fois après souper. Lui-même, il
+instruisait sans cesse les capitaines de ce qu'il y avait à faire.
+C'était un maître autant qu'un général. Il les formait soigneusement,
+ne les traitait nullement comme des machines. Parfois même, cet homme
+serré, économe, pour s'assurer d'un officier qui pouvait être utile,
+allait jusqu'à ouvrir sa bourse personnelle et le remontait de son
+argent.
+
+Il connaissait parfaitement l'ennemi, et devinait heure par heure ce
+qu'il faisait ou voulait faire. Il comprit, en juillet 1652, quand,
+avec sept mille hommes, il marcha contre trente mille, que les
+Espagnols ne voulaient pas sérieusement l'invasion, qu'ils ne
+voulaient pas faire Condé roi de France, qu'ils ne s'amuseraient pas à
+conquérir ici pour rendre bientôt, et qu'ils tenaient bien plus à
+reprendre leurs places de Flandre. Il savait qu'au moment où ils
+faisaient Condé leur général, ils s'en défiaient, et que l'assurance
+même de Turenne à marcher si faible contre eux augmenterait leurs
+soupçons. Ce qui pouvait y ajouter, c'est que tous deux entretenaient
+(par pur amour de l'art) une correspondance. Turenne n'avait pas un
+succès que respectueusement il ne fît juge son ancien général des
+soins qu'il prenait pour le battre.
+
+Si Condé méritait d'être puni pour avoir passé aux Espagnols, il le
+fut à coup sûr. Ils le firent général, mais en le liant, l'entravant.
+Des lieutenants comme un gouverneur des Pays-Bas, ou un duc de
+Lorraine, ne pouvaient obéir. Et d'ailleurs, la vieille tactique
+espagnole des temps de Charles-Quint, leur méthode des campements
+romains, retranchés chaque soir, mettait obstacle à tout. La
+hiérarchie était inflexible, l'étiquette immuable, à l'armée tout
+comme à Madrid. Un jour que Turenne observait leur camp de très-près,
+ses lieutenants s'étonnèrent de voir un homme si sage se hasarder
+ainsi. Il répondit: «Soyez tranquille. Le commandant de ce quartier,
+Fernand de Solis, n'entreprendra rien de son chef. Il enverra demander
+permission au général Fuensaldgne, lequel ne fera rien sans en avertir
+l'Archiduc. Mais l'Archiduc a tant d'égards pour le prince de Condé,
+qu'il le fera prier de décider avec lui en conseil de guerre sur ce
+qu'on pourrait faire. Donc, nous avons le temps d'observer. Nous ne
+risquons rien, sauf peut-être un coup de canon.»
+
+Ce fut encore bien pis quand Don Juan d'Autriche, le fils du roi
+d'Espagne, vint succéder à l'Archiduc. À chaque campement, en
+arrivant, il se mettait au lit. L'occasion la plus favorable de livrer
+bataille fut perdue une fois, parce qu'on n'osa pas l'éveiller.
+
+Turenne crut qu'en combattant des gens si sages on pouvait être hardi.
+En 1653-1654, n'ayant encore que des moyens très-faibles, il prit les
+places de Champagne que possédait Condé, et qui étaient le vrai chemin
+de l'invasion, comme il l'explique. Puis, lorsque Condé, fortifié de
+deux armées, espagnole et lorraine, essaya par la Picardie ce qu'il ne
+pouvait plus par la Champagne, Turenne audacieusement (et seul de son
+avis) ne couvrit point Paris. Il passa derrière l'ennemi, et se mit
+entre lui et les Pays-Bas. Cependant, à Péronne, Condé crut pouvoir
+l'accabler. Mais le général espagnol, qui avait peut-être défense de
+livrer bataille, exigea un conseil de guerre. Or, pendant le conseil,
+Turenne, qui avançait toujours, était déjà en sûreté.
+
+Ses misères n'étaient pas finies. Dans les années qui suivent, il
+opéra avec des armées bien plus fortes. Mais son indigne maître,
+Mazarin, comprit si peu le signalé bonheur qu'il avait eu d'être sauvé
+par un tel homme, qu'il lui donna toujours pour égaux dans le
+commandement le médiocre La Ferté, qui arrivait toujours trop tard,
+s'étonnait, s'embrouillait. Bien plus, le brutal Hocquincourt, un
+soldat inepte et perfide, dont le mérite unique était d'avoir offert
+d'assassiner Condé et d'avoir ramené Mazarin[29].
+
+ [Note 29: Turenne le dit, dans ses Mémoires, d'une manière
+ indirecte, avec beaucoup de douceur et de finesse. «M. de
+ Turenne _pria_ M. de la Ferté...._pria_ M. Hocquincourt.»
+ etc. Il constate ainsi qu'il ne pouvait leur _commander_, et
+ par conséquent qu'il n'est pas responsable de leurs lenteurs,
+ de leurs revers.--Nos _Archives générales_ possèdent
+ plusieurs autographes de Turenne (ancienne section M), et
+ plusieurs pièces fort intéressantes pour l'histoire de son
+ frère, le duc de Bouillon, spécialement des lettres
+ éloquentes et touchantes de sa mère, fille de Guillaume le
+ Taciturne. Dans l'une, elle le prie de ne pas se perdre par
+ ses intrigues. Dans plusieurs autres, elle rampe aux pieds de
+ Richelieu pour sauver la tête de son fils.--_Archives_, K,
+ carton 123, nº 29.]
+
+On voit très-bien, dans les récits, quoique modestes et fort doux de
+Turenne, jamais accusateur, combien ces généraux de Mazarin lui furent
+embarrassants et dangereux. En 1654, la grande armée des Espagnols
+voulant reprendre Arras, Turenne exigea, décida qu'on forcerait leurs
+lignes. La Ferté, Hocquincourt, ne s'en souciaient pas, et croyaient
+la chose impossible. Ils s'y prirent de manière qu'elle le devint
+presque en effet. L'attaque générale devait se faire la nuit; ils
+n'arrivèrent qu'au jour. Mais déjà Turenne seul avait forcé les lignes
+et défait l'ennemi.
+
+Cela ne décourage pas Mazarin. Il maintient La Ferté pour commander
+avec Turenne. Il en résulte à Valenciennes (1656), qu'ils
+assiégeaient, le plus terrible événement. Les Espagnols, ayant rompu
+les écluses des marais voisins, attaquent, à la faveur de cette
+inondation, le corps de la Ferté, ne rencontrent nulle garde avancée,
+prennent le général, tous les officiers, tuent quatre mille hommes.
+Tout cela en un quart d'heure. Jamais le sang-froid de Turenne ne
+parut davantage. Lui seul, il n'eut pas peur, n'éprouva aucun trouble,
+retira son canon, et s'en alla au petit pas. L'armée croyait rentrer
+en France, et déjà le bagage en avait pris la route. Mais Turenne le
+fit arrêter, resta en pays ennemi, campa près du Quesnoy. Les ennemis,
+ayant eu du renfort, semblaient devoir venir à lui. Les nôtres étaient
+d'avis de ne pas les attendre. Turenne ne bougea, attendit. Les
+Espagnols respectèrent son repos.
+
+Notons un fait piquant. Dans une occasion (Mém. d'Yorck, p. 589),
+Turenne a peur, Mazarin n'a pas peur.
+
+Les prêtres et les femmes ne craignent rien. Il s'agissait de passer
+une rivière sous le feu de l'ennemi; mais devant la rivière il y avait
+encore des marais et des retranchements, des fossés, et l'on
+n'arrivait au passage que par une étroite chaussée. Mazarin soutenait
+que, le roi étant là en personne, on devait braver tout, passer.
+Turenne objecta qu'on perdrait trop de monde. Mais cela n'eût guère
+arrêté s'il n'eût montré la chose comme absolument inutile, parce
+qu'on pouvait passer plus bas.
+
+Était-ce humanité? Non, prudence et bon sens. Des romanciers ont
+travesti Turenne en je ne sais quel philanthrope, un Fénelon guerrier.
+Il n'y a rien du tout de cela. La réalité est que la guerre de Trente
+ans, ayant perdu ses fureurs, ses chaleurs, ayant usé cinq ou six
+générations de généraux, de plus en plus indifférents, sans passions
+et dégagés d'idées, a fini par produire l'homme technique ou l'art
+incarné, lumière, glace et calcul. Nulle émotion ne reste plus. C'est
+la guerre quasi pacifique, mais non moins meurtrière.
+
+Un froid mortel saisit; une Sibérie à geler le mercure. On voyage dans
+la nuit des pôles, plus lumineuse que le jour, où l'on voit des
+batailles de glaces heurtant les glaces, de cristaux brisant des
+cristaux. Un grand désert. Plus d'hommes, et pas même de morts. Et
+même on ne s'en souvient plus.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVI
+
+PAIX UNIVERSELLE.--TRIOMPHE ET MORT DE MAZARIN
+
+1658-1659
+
+
+Mazarin, on l'a vu avant la Fronde, avait pendant cinq ans exploité le
+royaume par la force d'opinion que lui donnait alors une victoire
+annuelle de Condé. Pendant sept ans (après la Fronde), il se releva,
+brilla, grandit par les solides résultats des succès de Turenne. Il en
+tira cette gloire qu'à la dernière campagne l'Espagne, sérieusement
+menacée de la perte des Pays-Bas, rechercha, demanda (1658) la paix
+que Mazarin avait d'abord offerte.
+
+Donc, par deux fois le génie militaire couvrit devant l'Europe la
+honte d'un gouvernement vil, trompa sur son habileté.
+
+Ce qui est évident, c'est qu'au temps du plus grand péril (1652), et
+constamment dans les années qui suivent, Mazarin subordonna
+entièrement les affaires de la France: 1º au placement de sa famille,
+au mariage de ses nièces; 2º à son avarice, à la création d'une énorme
+fortune, la plus monstrueuse qu'aucun ministre eût eue jamais. Ni
+Concini, ni Luynes, ne sont rien à côté.
+
+Pour faire cardinal son frère, il avait presque fait la guerre au
+pape, et ce frère, un moine imbécile, il le fit vice-roi de Catalogne.
+Pour cette position si importante, si précieuse, qui nous mettait au
+coeur de l'Espagne, on eût dû ménager le peuple catalan à tout prix.
+
+Pour marier une nièce au fils du duc d'Épernon, il aigrit, prolongea
+la guerre de Guienne, la résistance de Bordeaux.
+
+Pour décider le prince de Conti à épouser une autre Mancini, il donna
+à ce prince, élevé pour l'Église, contrefait, qui, d'ailleurs, n'avait
+point vu la guerre, l'armée des Pyrénées, celle qui, par la Catalogne
+et l'Aragon, devait prendre l'Espagne corps à corps.
+
+Une autre nièce épouse le frère du duc de Modène, qui, avec la Savoie,
+nous fait attaquer et manquer Pavie. C'est par un mariage semblable
+que le prince Thomas de Savoie gagne le coeur de Mazarin. Son fils, le
+comte de Soissons, épouse Olympe Mancini, dont il aura le prince
+Eugène, le futur fléau de la France.
+
+Au total, il avait sept nièces, qui toutes eurent des dots énormes, la
+moindre six cent mille livres (d'alors) et le gouvernement
+d'Auvergne. La plus riche, dont le mari s'appela duc de Mazarin, eut,
+à la mort de l'oncle, un million et demi de rentes (six millions de
+rentes d'aujourd'hui).
+
+M. de Sismondi, savant économiste, s'efforce d'expliquer comment la
+France, après la guerre civile, _put se remettre_ sous Mazarin. Vaines
+explications. Les faits montrent qu'_elle ne se remit pas du tout_.
+
+Huit ans après la Fronde, l'année même où meurt Mazarin (1660), les
+rapports, cités par M. Feillet, nous apprennent cette chose lamentable
+que, _non-seulement aux provinces frontières_ (Bourgogne, Picardie,
+Champagne, Lorraine), mais dans _celles de l'intérieur_, par exemple
+dans l'Angoumois, la misère était la même qu'_aux environs de Paris_.
+Les pauvres mangeaient encore, comme au temps de la Fronde, les bêtes
+jetées à la voirie, les disputaient aux chiens.
+
+On a vu l'impuissance, l'insuffisance et la misère des secours
+qu'essaya d'organiser l'excellent Vincent de Paul, les trois sous _par
+mois_ qu'on donna dans l'année la plus dure aux populations les plus
+affamées. Ajoutez-y les soupes économiques (d'herbe et d'eau claire,
+c'était à peu près tout), les _magasins charitables_, où chacun doit
+porter ce qui ne lui sert pas. La liste des objets donnés est
+curieuse; on rirait si l'on ne pleurait: «Dix-neuf lanternes,
+vingt-six douzaines de chapelets, des vieux peignes, vingt-trois
+seringues, etc., etc.» (Feillet.)
+
+Du jour où Richelieu voulut toucher aux biens d'Église, ne put et
+recula, la Charité, aussi bien que l'État, devait perdre à jamais
+l'espoir. Et les petites aumônes tirées par cette Église si riche du
+bon coeur de nos dames et de leurs petites économies, ne purent être
+que ridicules devant le monstrueux fléau qui peu à peu but le sang de
+la France.
+
+Quel fléau? Deux pompes aspirantes d'incalculable force.
+
+1º La grande pompe centrale du fisc, l'exploitation violente de la
+France par un coquin pour un coquin. Je parle de Mazarin et de
+Fouquet, à qui il confia les finances.
+
+2º La pompe universelle de toutes les tyrannies locales. Elles
+ressuscitent sous un gouvernement faible et fripon, qui se sent trop
+coupable pour accuser aucun coupable; les campagnes livrées aux
+seigneurs, avides, nécessiteux et luxueux. Nous aurons pour l'Auvergne
+le récit aimable et badin du jeune abbé Fléchier, qui montre en ce
+pays la sauvage horreur du temps féodal, aggravée des caprices d'une
+tyrannie malicieuse, dont les temps barbares n'eurent jamais l'idée.
+
+Que les peuples soient exploités, volés, c'est la chose ordinaire. On
+n'y ferait pas attention s'il n'y avait eu ici dans le vol une lâche
+audace, une intrépidité de bassesse, qu'on nous passe ces mots, toute
+nouvelle et originale, qui ne s'est peut-être vue qu'une fois.
+
+On vit en huit ans cette chose surprenante, miraculeuse, absurde: _un
+homme qui était maître et roi_, prenait ce qu'il voulait, _et qui
+pourtant volait le roi_, c'est-à-dire se volait lui-même.
+
+Il était l'État en réalité (autant que le fut jamais Louis XIV). Et en
+même temps il faisait des affaires avec l'État, s'était fait
+financier, partisan, munitionnaire. Il trafiquait des vivres,
+spéculait sur l'artillerie, gagnait sur la marine. Il avait pris à son
+compte la maison du roi.
+
+Quoiqu'il eût tant d'esprit pour l'intrigue et le _ravaudage_ (dit si
+bien Retz), il n'avait ni intelligence ni connaissance de la France
+qu'il exploitait. De sorte qu'à chaque instant, sans tact ni pudeur, à
+l'aveugle, il faisait des choses immondes. Il avilit les charges, les
+dignités, en les vendant et les multipliant. «Il aimait mieux faire
+dix ducs et pairs que donner dix écus.»
+
+Peu avant sa mort, il promet un siége de président à un homme aimé de
+la reine. L'homme vient le remercier: «Oui, mais j'en veux cent mille
+écus.» La reine eut beau faire et beau dire; il n'en démordit pas,
+disant toujours: «J'en veux cent mille écus.» Tout en disant cela, il
+mourut. Et on l'eut pour rien (Montglat).
+
+On ne pouvait arriver à lui, à moins d'être joueur. Il était fort
+adroit aux tours de carte, et n'avait jamais pu se corriger d'avoir la
+main trop vive et trop habile. On dit qu'il choisissait les pièces
+fausses ou rognées pour les passer au jeu.
+
+Il inventa un jeu nouveau, la spéculation sur la guerre. Il ne
+comprenait pas d'abord grand'chose aux affaires militaires. Ce qui le
+prouve, ce sont ses choix ridicules et d'avoir égalé un Hocquincourt
+au premier général du siècle. À mesure cependant qu'il aperçut qu'il
+avait en Turenne un génie infaillible, un joueur qui gagnait toujours,
+il voulut être de la partie; il joua sur Turenne, s'associa d'avance
+à ses victoires, se fit son fournisseur de vivres, réalisa sur ses
+conquêtes de gigantesques bénéfices.
+
+Vers la fin, il avait fait encore un pas. Il avait pris un intérêt
+dans l'entreprise honnête des pirates et des flibustiers qui faisaient
+la course sur le commerce des Hollandais, nos alliés. Excellente
+spéculation. On prit en moins de rien trois cents vaisseaux. La
+Hollande indignée envoya le grand Ruyter, qui prit tout simplement une
+petite représaille, deux vaisseaux seulement. Mazarin redevint souple,
+aimable, offrit satisfaction, promit mille choses qu'il ne donna
+jamais.
+
+On a parlé beaucoup de l'habileté de Mazarin, de sa subtile politique,
+de sa fine diplomatie, de sa persévérance à continuer la tradition
+d'Henri IV et de Richelieu. On le redit, parce qu'on l'a dit. Ce sont
+choses convenues que tout le monde répète. Examinons pourtant. Henri
+IV et Richelieu cultivèrent, ménagèrent, se rallièrent les petites
+puissances. Le premier s'assura des Suisses, et fut étroitement uni
+avec les Hollandais. C'est avec ceux-ci que Richelieu eût voulu
+partager les Pays-Bas. Mazarin se brouilla avec les uns et les autres.
+
+Dans la crise si grave où la rivalité maritime commençait entre
+l'Angleterre et la Hollande, c'était le moment ou jamais de s'attacher
+celle-ci. Mazarin ne voit là qu'une facilité de pirater. Noble
+commencement de cette longue série de sottises par lesquelles Louis
+XIV réussit à rattacher solidement la Hollande à l'Angleterre.
+
+Cromwell, tout Cromwell qu'il pût être, avec sa république viagère,
+n'avait pas fait grand'chose, tant que l'invincible Ruyter promenait
+sur les mers le pavillon de Hollande. Cromwell était près de sa mort,
+et Charles II de sa restauration. L'Angleterre allait retomber. Qui
+fonda sa grandeur? La politique profonde de Mazarin, hostile à la
+Hollande, la politique profonde de Louis XIV, qui fait de notre
+ancienne et de notre meilleure alliée une chaloupe à la remorque du
+vaisseau britannique.
+
+Littérairement, à coup sûr, la diplomatie française est charmante. Les
+dépêches de Mazarin, de Lyonne, etc., ne sont guère au-dessous des
+lettres de madame de Sévigné. Est-ce assez pour justifier l'admiration
+sans bornes qu'on a montrée pour cette diplomatie aux derniers temps?
+Regardons, je vous prie, surtout les résultats.
+
+On pouvait s'y tromper en avril 1657, à la mort de l'empereur
+Ferdinand III. La France ne put faire élire son candidat, le duc de
+Bavière. Mais les princes du Rhin et autres, s'alliant à la France et
+à la Suède, n'élurent l'Autrichien Léopold qu'en lui faisant signer
+l'engagement «de ne donner aucune aide aux Espagnols».
+
+Ce succès de la France, poussant ceux-ci au désespoir, pouvait les
+décider à l'alliance monstrueuse de Cromwell, à unir le drapeau de
+l'État _catholique_ entre tous à celui de la république _puritaine_.
+On assure qu'ils offraient au Protecteur d'assiéger avec lui Calais
+pour y faire rentrer les Anglais, les rétablir en France, guérir la
+plaie dont l'orgueil britannique saignait depuis cent ans.
+
+Cromwell, dont le ferme et froid regard voyait très-bien, malgré les
+succès de Turenne, l'épuisement réel de la France, la faiblesse
+misérable d'un gouvernement dilapidateur, demande à Mazarin ce qu'il
+lui donnera à la place. Et celui-ci est trop heureux que l'Anglais
+accepte Dunkerque, Mardick et Gravelines, trois ports pour un, que
+Mazarin se fait fort de conquérir sur l'Espagne pour les lui donner.
+
+Traité, au fond, fort triste, qui faisait de la France la servante de
+l'Angleterre, lui faisait employer son sang à conquérir pour sa
+rivale. Avec quel résultat? D'établir les Anglais sur le
+continent.--Non pas à Calais, il est vrai, mais à deux pas de Calais.
+
+Qui ne voit que Dunkerque, en Flandre, mais si près de la France,
+n'était guère moins dangereux, permettant également la descente d'une
+armée qui pouvait à son choix tomber sur nous ou sur les Pays-Bas?
+
+Le but de Mazarin, dit-on, était d'abaisser à la fois l'Espagne et la
+_Hollande_. Son traité avec l'Angleterre eût eu le résultat d'humilier
+la première sur terre, la _seconde sur mer_. Politique admirable,
+zélée pour la marine anglaise!
+
+Turenne eut des succès rapides. Il gagna sur les Espagnols la bataille
+des Dunes (14 juin 1658), qui nous donna le bel avantage de mettre les
+Anglais dans Dunkerque. Puis, on prit Gravelines, Ypres, Oudenarde,
+Menin. On était maître du chemin de Bruxelles. Si l'on y eût été, si
+l'on eût procédé sérieusement à la conquête des Pays-Bas, on aurait
+vu bien vite les résultats du traité qui mettait l'Anglais à
+Dunkerque. Il eût fait volte-face, n'eût jamais permis un tel
+agrandissement de la France, et, profitant de la descente qu'il avait
+par nous sur le continent, notre excellent ami nous eût pris par
+derrière.
+
+La mort de Cromwell qui survint (septembre 1658) put rassurer sur ce
+danger. Et, d'autre part, une victoire du Portugal sur l'Espagne
+encourageait notre conquête. La grande barrière des Pays-Bas avait été
+brisée par la prise de tant de places. Mais ce fut alors qu'on traita.
+
+La France, naguère alliée de Cromwell, retomba dans ses attractions
+catholiques, dans le vieux rêve de ses reines, toujours le mariage
+espagnol. Marie de Médicis y avait tout sacrifié. Combien plus Anne
+d'Autriche, Espagnole elle-même, et dont le fils était Espagnol par sa
+mère! La femme née, de Louis XIV, prédestinée et légitime, était
+l'infante, sa cousine.
+
+Autant Anne le désirait, autant Philippe IV. Il aurait fait ce mariage
+à tout prix. On pouvait croire qu'une telle union fortifierait
+l'ascendant moral, déjà si fort, des Espagnols, tant moqués des
+Français, mais toujours copiés. Du reste, cet excellent père, pour
+procurer ce grand mariage à sa fille, faisait bon marché de l'Espagne
+même. N'ayant qu'un fils à la mamelle, très-frêle et maladif, il
+envisageait sans effroi l'hypothèse où sa fille (malgré la
+renonciation qu'elle fit) hériterait de l'empire espagnol. Cette
+nation si fière n'eût plus été qu'une dépendance de la France
+(Motteville).
+
+Les Castillans haïssaient moins celle-ci. Leur haine et leur furie
+était toute contre les Portugais, leurs vaillants frères, qui les
+battaient. Ils croyaient, le lendemain de la paix avec la France,
+exterminer le Portugal, comme ils avaient déjà soumis les Catalans.
+
+Mazarin, par une suite de fautes, avait perdu la Catalogne. Il
+sacrifia le Portugal. C'est la base réelle de son Traité des Pyrénées
+(7 novembre 1659).
+
+Encore un sacrifice du faible au fort, le sacrifice d'un allié aussi
+précieux contre l'Espagne, que l'était la Hollande contre les Pays-Bas
+espagnols.
+
+L'abandon de la Catalogne et du Portugal, celui de Naples et de la
+Sicile dans leur grande crise de 1647, c'étaient les solides services
+par lesquels Mazarin pouvait se vanter d'avoir ressuscité l'Espagne,
+si elle ressuscitait jamais.
+
+Il prévoyait, dit-on, que l'infante ou ses enfants hériteraient.--Oui,
+soixante ans après, et au prix d'effroyables guerres. Les deux pays
+étant quasi exterminés, un des morts se coucha sur l'autre. Résultat
+si lointain, si coûteux, d'avantage si contestable, qu'on a tort d'en
+tant triompher. Que l'Espagne devînt si française, cela n'a guère paru
+en 1808, et depuis.
+
+Ce qui poussa Mazarin à abandonner le Portugal, et à précipiter le
+mariage (plus que les Espagnols qui le désiraient tant), c'était la
+pénurie d'argent. On avait touché le fond et le tuf. Le financier de
+Mazarin, le petit Fouquet, son noir diablotin (qu'on voit à
+Versailles), était à bout de ses tours. Un nouveau gouffre s'était
+ouvert, qui mangeait autant que la guerre. Ce gouffre était le jeune
+roi. Depuis deux ou trois ans, ses divertissements, fêtes, bals,
+concerts, carrousels, avaient pris un vol effréné. Le colossal recueil
+des dessins des _Ballets du roi_ que possède la Bibliothèque, fait
+deviner combien il en coûtait pour ces folles représentations.
+
+Mazarin le tenait par cet étourdissement des fêtes. Ses nièces en
+faisaient l'ornement. L'une d'elles, Olympe Mancini, qui avait pris le
+coeur du roi, en était l'âme et la déesse. Mazarin, nous dit-on, en
+fut très-affligé. Je ne le pense pas. À cette même époque, il faisait
+les plus grands efforts pour en faire une (Hortense) reine
+d'Angleterre, tentant le vénal Charles II par une dot de six millions.
+Et l'on veut qu'il n'ait pas saisi l'espoir de faire Olympe reine de
+France! L'obstacle réel fut Anne d'Autriche. Il avait tout fait pour
+éloigner d'elle son fils, et lui ôter toute influence. Elle le punit,
+ce jour-là, de son ingratitude. Sa fierté espagnole se releva. Elle
+dit: «Si mon fils est assez bas pour faire cela, je me mettrai contre
+lui avec mon second fils, à la tête de tout le royaume.»
+
+Il ne resta à Mazarin qu'à faire le magnanime. Il écrivit au roi,
+contre ce mariage, les belles lettres de désintéressement austère
+qu'on a tant admirées.
+
+Je laisse les amateurs de négociations s'amuser à celles du mariage
+d'Espagne, qui était fait d'avance par la violente envie que les deux
+partis avaient de le faire à tout prix. La France y garda les
+conquêtes de Richelieu, l'Artois, le Roussillon, mais peu ou rien des
+conquêtes de Mazarin. Elle rendit les places fortes de Flandre, le
+prix des victoires de Turenne.
+
+Condé rentra et recouvra ses biens, mais non pas ceux de ses amis,
+qui restèrent sacrifiés. Il se retrouva prince du sang, gouverneur de
+Bourgogne, mais perdu pour tout l'avenir.
+
+On assure que Mazarin, en rendant tant de places de l'intérieur des
+Pays-bas, eût pu obtenir de garder Cambrai, mais que l'Espagne le
+gagna en lui donnant l'espoir de le soutenir au premier conclave, de
+lui donner la papauté. Rien d'invraisemblable en cela. L'habitude si
+longue qu'il avait de tromper, de mentir et trahir, put le rendre
+prenable à ce vain leurre qui, dans son état de santé, devenait
+pourtant ridicule.
+
+Rien de plus gai que Mazarin au moment où il signe le grand traité à
+la Bidassoa. Il écrit à Paris: «Tout va être fini. Je ne ferai pas
+grand séjour au pays basque, à moins que je ne m'amuse à leur voir
+pêcher la baleine, à apprendre le basque ou à sauter comme eux.»
+
+Cependant le sauteur, au milieu de ces joies, est pincé par la goutte.
+La poitrine se prend. Il continue au lit sa vie habituelle. Le lit du
+moribond, couvert de cartes, est la table du jeu, le comptoir à vendre
+les places. Cartes et sacrements allaient pêle-mêle. La seule
+réparation de ses vols qu'il imagina, ce fut de tout offrir au roi,
+bien sûr qu'il refuserait. Ce refus le tranquillisa entièrement, et il
+continua en toute sécurité son jeu et ses dévotions. Tous en furent
+édifiés, et trouvèrent qu'il faisait une bonne fin. Du moins,
+conséquente à sa vie. Il vécut, mourut en trichant (9 mars 1661)[30].
+
+ [Note 30: J'ajourne au volume suivant les visites de
+ Christine et plusieurs faits des dernières années de Mazarin.
+ Ils ne peuvent être bien éclairés que par ses lettres mêmes,
+ que l'excellent éditeur de Saint-Simon, M. Chéruel, promet de
+ donner au public. J'ai eu recours plusieurs fois à son
+ obligeance, dans le cours de ce travail, pour
+ l'éclaircissement de quelques points obscurs. Pour d'autres,
+ il vaut mieux attendre son importante publication.]
+
+Il croyait tricher l'avenir. Heureux joueur, il avait eu la partie
+toute faite. L'augure de sa jeunesse s'était trouvé rempli. Il avait
+apparu, à vingt-cinq ans, sur un champ de bataille, criant: La Paix!
+la Paix! ce qui fut le premier escamotage de sa vie. Aux grands et
+sérieux travailleurs qui sont morts à la peine en lui préparant tout,
+il escamote encore la gloire de la paix triomphante de Westphalie, des
+Pyrénées. Richelieu travailla. Mazarin recueillit. L'un fit
+l'administration, l'armée, la marine et mourut justement la veille de
+Rocroi. L'autre gâta tout, et réussit en tout. Grand par Condé et plus
+grand par Turenne, affermi par l'orage même et l'avortement de la
+Fronde, il a ce dernier bonheur qu'on fait honneur à son génie de la
+paix forcée et fatale où l'on tomba par lassitude. Ce piédestal lui
+reste. Il garde, après la mort, ce masque de l'ange de la paix.
+
+Vraiment, est-ce une paix? Elle arrivait trop tard. L'Allemagne,
+agonisant sur ses ruines, ne trouva pas la paix dans le traité de
+Westphalie. L'Espagne, finie et défunte, n'était plus en état de
+ressentir la paix des Pyrénées. Et la France elle-même, qui entre par
+là dans un procès de cinquante ans pour la succession d'Espagne, la
+France va trouver dans cette paix et la guerre fiscale au dedans et la
+guerre sanglante au dehors[31].
+
+ [Note 31: Un génie pénétrant, le sorcier hollandais
+ Rembrandt, qui sut tout deviner, dans son tableau lugubre,
+ daté de la grande joie du traité de Westphalie (1648), a
+ parlé mieux ici que tous les politiques, tous les historiens
+ (le _Christ à Emmaüs_, que nous avons au Louvre).--On oublie
+ la peinture. On entend un soupir. Soupir profond, et tiré de
+ si loin! Les pleurs de dix millions de veuves y sont entrés,
+ et cette mélodie funèbre flotte et pleure dans l'oeil du
+ pauvre homme, qui rompt le pain du peuple.--Il est bien
+ entendu que la tradition du Moyen âge est finie et oubliée,
+ déjà à cent lieues de ce tableau. Une autre chose déjà est à
+ la place, un océan dans la petite toile. Et quoi?... L'âme
+ moderne.--La merveille, dans cette oeuvre profonde,
+ d'attendrissement et de pitié, c'est qu'il n'y a rien pour
+ l'espérance. «Seigneur, dit-il, multipliez ce pain!... Ils
+ sont si affamés!» Mais il ne l'attend guère, et tout indique
+ ici que la faim durera.--Ce misérable poisson sec qu'apporte
+ le fiévreux hôtelier n'y fera pas grand'chose. C'est la
+ maison du jeûne, et la table de la famine. Dessous, rit,
+ grince et gronde un affreux dogue, le Diable, si l'on veut,
+ une bête robuste, aussi forte, aussi grasse que ces pauvres
+ gens-là sont maigres. Il a sujet de rire, car le monde lui
+ appartient.--V. la description de ce tableau dans _La Foi
+ nouvelle cherchée dans l'Art_, par Alfred Dumesnil.
+
+ De cette paix date la guerre qui nous divise et en France et
+ ailleurs. Les deux peuples qui sont en ce peuple conservaient
+ jusque-là un reste d'unité. Mais la dualité éclate. D'une
+ part, un petit peuple français, petit monde de cour,
+ brillant, lettré et parlant à merveille. D'autre part,
+ très-bas, plus bas que jamais, la grande masse gauloise des
+ campagnes, noire, hâve, à quatre pattes, conservant les
+ patois. L'écartement augmente, le divorce s'achève, par le
+ progrès même de la haute France. Elle se trouve si loin de la
+ basse, qu'elle ne la voit plus, ne la connaît plus, n'y
+ distingue plus rien de vivant, et pas même des ombres, mais
+ quelque chose de vague, comme un zéro en chiffre. Des mots
+ nouveaux commencent, d'abstraction terrible, meurtrière, où
+ disparaît tout sentiment de la vie.--Plus d'hommes, mais des
+ _particuliers_,--tout à l'heure des _individus_.]
+
+J'ai dit ailleurs ce que je pensais du prétendu système d'équilibre au
+XVIIe siècle. J'ai hasardé de dire aussi que Richelieu n'y comprit
+rien, croyant que les protestants, si faiblement liés (par les idées),
+faisaient un contrepoids au parti catholique, fortement lié (par les
+intérêts). Du reste, quand on voit dans ses Mémoires les conditions
+misérables, accablantes, qu'il fait au Palatin pour le rétablir sur le
+Rhin, sa partialité pour la Bavière, on sent qu'une telle paix n'eût
+été qu'une amende honorable des Protestants demandant grâce à genoux,
+la corde au cou, et que, bien loin d'établir l'équilibre, elle aurait
+fait dans l'avenir leur irrémédiable déchéance.
+
+On peut prévoir que, si ce grand, ce ferme Richelieu se tient si peu
+dans l'équilibre, la France des Louvois, des Chamillart, etc., ira de
+plus en plus gauchissant d'un côté, jusqu'à verser tout à fait dans
+l'ornière de la _Révocation_. Louis XIV succède à Philippe II, et la
+France à l'Espagne. Elle marche à la même ruine.
+
+Cela se voit de loin, et, dès le commencement. Le beau roi de seize
+ans, revenant de la chasse, en bottes à l'écuyère et le fouet à la
+main, défend au Parlement de demander jamais aucune économie. Il
+commence la guerre à l'argent. Avec Fouquet, plus tard avec Louvois
+(malgré les efforts de Colbert), il ouvre contre la France la campagne
+victorieuse où il vint à bout définitivement de la fortune publique,
+emportant pour dernier trophée l'immortelle banqueroute de trois
+milliards à Saint-Denis.
+
+Toute autre nation, après les Mazarin, les Fouquet, les Louvois, tant
+de guerres, tant de gloire, tant de héros, tant de fripons, resterait
+assommée à ne se jamais relever. Et celle-ci pourtant dure encore.
+
+Ce brevet d'immortalité, cette Jouvence nationale, comment les
+expliquer? Le pauvre Sismondi se gratte ici la tête, et ne trouve
+rien, sinon que peut-être, à force de tuer, les hommes étant plus
+rares, le salaire croissait pour les survivants, qui souffraient un
+peu moins. Je ne vois point cela. Vauban et Boisguilbert semblent dire
+plutôt le contraire dans les lugubres épitaphes qu'ils font de la
+France de Louis XIV.
+
+La seule explication, je l'ai trouvée dans un auteur anglais du XVIIe
+siècle, qui, traversant nos plaines à cette époque, vit, non sans
+peur, une grande foule déguenillée de gens étiques, une ronde de vingt
+ou trente mille gueux, qui dansaient de tout leur coeur. Ces
+squelettes, n'ayant pas soupé, au lieu de se désespérer, faisaient un
+bal le soir. C'était une armée de Louis XIV.
+
+Oublier, rire de tout, souffrir sans chercher de remède, se moquer de
+soi-même et mourir en riant, telle fut cette France d'alors. La
+chanson continue, et la comédie vient. Les grands consolateurs sont
+nos comiques.
+
+Leur instrument, la nouvelle langue française, née des _Mazarinades_,
+y est déjà étincelante. Elle est dans le _Roman comique_. Elle est
+dans les _Mémoires de Retz_, qu'il commença certainement à Vincennes
+(1652). Elle va éclater dans le pamphlet mordant, puissant,
+victorieux, de la Fronde religieuse, les _Provinciales_ (1657). Et
+déjà aux portes est _Tartufe_ (1664).
+
+Adieu le gaulois. Salut au français.
+
+La belle forte langue du XVIe siècle, qui si souvent vibre du coeur,
+était un peu pédante. Elle s'accrochait dans les plis de sa robe, se
+retardait dans les aspérités (pittoresques, admirables) dont elle est
+hérissée. Ce n'était pas langue de gens pressés, de gens d'affaires,
+de combattants qui visent à frapper vite, et ne demandent à la parole
+que vigueur et célérité.
+
+C'est là le sérieux de la Fronde. Elle ne laisse nul résultat visible,
+palpable, matériel. Elle laisse un esprit, et cet esprit, logé dans un
+véhicule invincible, ira, pénétrera partout.
+
+Elle a fait, pour l'y mettre, une étrange machine, la nouvelle langue
+française.
+
+Cette langue a subi comme une transformation chimique. Elle était
+solide, et devient fluide. Peu propre à la circulation, elle marchait
+d'une allure rude et forte. Mais voici que, liquéfiée, elle court
+légère, rapide et chaude, admirablement lumineuse. Si quelques
+capricieux (des Montesquieu, des La Bruyère) en exploitent surtout
+l'étincelle, le grand courant, facile et pur, n'en va pas moins d'une
+fluidité continue, de Retz en Sévigné, et de là en Voltaire.
+
+La Fronde a fait cette langue. Cette langue a fait Voltaire, le
+gigantesque journaliste. Voltaire a fait la Presse et le journalisme
+moderne.
+
+Mais faut-il dire que cette puissance soit celle d'une langue
+nationale? Non, c'est la langue européenne, acceptée par la diplomatie
+de tous les peuples, reine hier par Voltaire et Rousseau, et
+aujourd'hui si absolue, que les autres langues vaincues subissent peu
+à peu sa grammaire.
+
+Ce terrible engin d'analyse éclaire tout, dissout tout et peut tout
+mettre en poudre, broyer tout, formalisme, lois, dogmes et trônes. Son
+nom, c'est: _La raison parlée_.
+
+Un si fort dissolvant, que je ne suis pas sûr que même, pendant le
+beau et solennel récitatif de Bossuet, on n'ait pas ri sous cape. La
+France était, n'était pas dupe. Les deux choses sont peut-être vraies,
+et pourraient bien se soutenir. L'enfant est grave en berçant sa
+poupée (sincère même), la baise et l'adore, mais il sait bien qu'elle
+est de bois.
+
+Fatalité de la lumière! Elle va pénétrant, par cette maudite langue
+française, qu'on n'arrêtera pas. Plus d'asile aux ténèbres. Plus de
+mystère, et plus de sanctuaire obscur. La _Nuit divine_ (d'Homère) est
+supprimée. Une telle langue, c'est la guerre aux dieux.
+
+
+FIN DU TOME QUATORZIÈME
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+
+
+PRÉFACE............................................................. i
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+ LA GUERRE DE TRENTE ANS.--LES MARCHÉS D'HOMMES.--LA BONNE
+ AVENTURE...................................................... 1
+ Les marchés d'hommes.......................................... 2
+ Gustave-Adolphe............................................... 3
+ Waldstein..................................................... 4
+ La loterie, le jeu............................................ 6
+
+
+CHAPITRE II
+
+ LA SITUATION DE RICHELIEU. 1629................................ 13
+ Il vécut d'expédients........................................ 14
+ Son allocution au roi........................................ 17
+ Changement de sa politique en 1629........................... 19
+ Il rallie le clergé. Sa police de capucins................... 24
+
+
+CHAPITRE III
+
+ LA FRANCE NE PEUT SAUVER MANTOUE. 1629-1630.................... 28
+ Le Pas de Suse, 6 mars 1629.................................. 31
+ Paix des huguenots........................................... 32
+ Les impériaux en Italie. Sac de Mantoue. 18 juillet 1630..... 33
+
+
+CHAPITRE IV
+
+ RICHELIEU CONTRE LES DEUX REINES. 1630......................... 42
+ Le roi. La maladie du roi.................................... 46
+ Il est à la mort (1er octobre). Intrigues des reines......... 50
+ Joseph traite à Ratisbonne................................... 54
+ Mazarin sauve l'armée espagnole.............................. 58
+
+
+CHAPITRE V
+
+ JOURNÉE DES DUPES.--VICTOIRE DE RICHELIEU. 1630-1631........... 61
+ Mademoiselle de Hautefort.................................... 62
+ La _journée des Dupes_ ne décida rien (10 novembre), mais
+ Richelieu saisit les lettres des reines (décembre)......... 67
+ Fuite de Gaston et de la reine mère. 1631.................... 75
+
+
+CHAPITRE VI
+
+ GUSTAVE-ADOLPHE. 1631.......................................... 78
+ Tristesse de Cervantès et de Shakespeare..................... 79
+ Joie héroïque de Gustave et de Galilée....................... 80
+ Gustave comme juste juge..................................... 82
+ Son maître Jacques de la Gardie, créateur de la guerre
+ moderne.................................................... 84
+ Richelieu s'entend avec Gustave, peu, tard et mal............ 87
+ 24 juin 1631, Gustave débarque en Allemagne.................. 89
+ 7 septembre, sa victoire à Leipzig, délivrance de
+ l'Allemagne................................................ 92
+
+
+CHAPITRE VII
+
+ RICHELIEU PROFITE DES VICTOIRES DE GUSTAVE. 1632............... 95
+ Gustave ne pouvait sauver l'Allemagne qu'en s'y établissant.. 99
+ Richelieu envahit la Lorraine............................... 101
+ Richelieu bat et décapite Montmorency....................... 107
+ Son amour, sa maladie....................................... 111
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+ RICHELIEU CHEF DES PROTESTANTS.--SES REVERS.--LA FRANCE ENVAHIE.
+ 1635-1636................................................... 115
+ Mort de Gustave, 16 novembre 1632........................... 117
+ Mort de Waldstein, 1634..................................... 118
+ Richelieu eut-il une vraie notion de l'Équilibre?........... 121
+ Il est forcé de succéder à Gustave, 1633.................... 123
+ Il veut rompre avec l'Espagne et renvoyer la reine.......... 124
+ Échecs de 1635.............................................. 128
+ La France envahie, 1636..................................... 131
+
+
+CHAPITRE IX
+
+ LA TRILOGIE DIABOLIQUE SOUS LOUIS XIII.--RELIGIEUSES DE LOUDUN.
+ 1633-1639................................................... 137
+ De la direction des mystiques............................... 139
+ Le diable et les couvents................................... 141
+ Procès et mort d'Urbain Grandier............................ 149
+
+
+CHAPITRE X
+
+ LES CARMÉLITES.--SUCCÈS DU CID. 1636-1637..................... 160
+ Le centre de l'intrigue espagnole........................... 164
+ Le Cid, glorification de l'Espagne.......................... 169
+ L'_Académie_................................................ 170
+
+
+CHAPITRE XI
+
+ DANGER DE LA REINE. Août 1637................................. 173
+ Lafayette et le père Caussin................................ 175
+
+
+CHAPITRE XII
+
+ CONCEPTION ET NAISSANCE DE LOUIS XIV. 1637-1638............... 180
+ Situation désespérée de la reine en décembre 1637........... 182
+ Lafayette sauve la reine (9 décembre 1637).................. 185
+ L'accouchement, 5 septembre 1638............................ 188
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+ MISÈRE.--RÉVOLTES.--LA QUESTION DES BIENS DU CLERGÉ.
+ 1638-1640................................................... 190
+ Solidarité de ruine......................................... 194
+ _Va-nu-pieds_ et _Croquants_................................ 196
+ Richelieu menace le clergé, n'en tire rien, recule.......... 201
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+ RICHELIEU RELEVÉ PAR LES RÉVOLUTIONS ÉTRANGÈRES.--LES FAVORIS,
+ MAZARIN, CINQ-MARS. 1638-1641............................... 203
+ Le Portugal et la Catalogne contre l'Espagne................ 205
+ Influence italienne. Fortune de Mazarin..................... 207
+ Naissance de Monsieur (1639)................................ 208
+ Richelieu donne au roi Cinq-Mars qui le trahit.............. 212
+ Conspiration de Soissons. 1641.............................. 219
+
+
+CHAPITRE XV
+
+ CONSPIRATION DE CINQ-MARS ET DE THOU. 1642.................... 221
+ La reine et Gaston les trahissent........................... 228
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+ ISOLEMENT ET MORT DE RICHELIEU.--MORT DE LOUIS XIII.
+ 1642-1643................................................... 233
+ Ingratitude des Condés pour Richelieu....................... 235
+ Les deux mourants voudraient lier la future régente......... 241
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+ LOUIS XIV.--ENGHIEN.--BATAILLE DE ROCROY. 1643................ 246
+ Gassion et Sirot gagnent la bataille........................ 252
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+ L'AVÉNEMENT DE MAZARIN. 1643.................................. 255
+ La reine, pour le garder, donne tout à tous, emprisonne ses
+ amis...................................................... 259
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+ GLOIRE ET VICTOIRE.--TRAITÉ DE WESTPHALIE. 1643-1648.......... 263
+ Mazarin vécut de l'éclat d'une victoire annuelle que
+ l'on arrangeait pour Condé................................ 264
+ Ses efforts pour empêcher la paix........................... 272
+
+
+CHAPITRE XX
+
+ LE JANSÉNISME.--LA FRONDE. 1648............................... 275
+ La Fronde fut une révolution morale, aussi bien que
+ la Fronde religieuse du jansénisme........................ 277
+ Le Parlement, quoique menacé, défend le peuple.............. 279
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+ LE PREMIER ÂGE DE LA FRONDE.--LES BARRICADES.--LA COUR, APPUYÉE
+ PAR LA FRONDE, EMPRISONNE CONDÉ............................. 285
+ Le Parlement pose la garantie des personnes et des
+ propriétés................................................ 287
+ Gondi (depuis cardinal de Retz)............................. 291
+ Paris deux fois trahi....................................... 298
+ Folie de Condé. Sa prison................................... 300
+
+
+CHAPITRE XXII
+
+ SECOND ÂGE DE LA FRONDE.--LA COUR, APPUYÉE PAR LA FRONDE,
+ CHASSE CONDÉ. 1650-1651..................................... 304
+ Les héroïnes................................................ 306
+ Mazarin bat Turenne......................................... 308
+ Personne ne veut des États généraux......................... 315
+
+
+CHAPITRE XXIII
+
+ FIN DE LA FRONDE.--COMBAT DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE. 1652..... 317
+ Horreur et plaisanteries.................................... 318
+ Massacre à Paris, Sodome à la cour.......................... 326
+ Condé sauvé par la Fronde................................... 330
+
+
+CHAPITRE XXIV
+
+ FIN DE LA FRONDE.--LE TERRORISME DE CONDÉ.--SECOND MASSACRE
+ (À L'HÔTEL DE VILLE). 1652.................................. 332
+
+
+CHAPITRE XXV
+
+ TURENNE RELÈVE MAZARIN.--RÈGNE DE MAZARIN. 1652-1657.......... 348
+ Mazarin était perdu sans Turenne............................ 349
+ Froide et infaillible habileté de Turenne................... 352
+ La guerre anthropophage..................................... 357
+
+
+CHAPITRE XXVI
+
+ PAIX DES PYRÉNÉES.--TRIOMPHE ET MORT DE MAZARIN. 1658-1661.... 361
+ La misère et la famine jusqu'à la mort de Mazarin........... 363
+ Sa politique contraire à celle de Richelieu................. 366
+ L'Espagne ambitionne un second traité de mariage
+ avec la France. 1659...................................... 369
+ Mort de Mazarin, 1661....................................... 372
+ Cette paix n'est pas une paix............................... 373
+ Essor de la nouvelle langue française....................... 376
+
+
+
+
+
+
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
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+Project Gutenberg's Histoire de France 1618-1661, by Jules Michelet
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Histoire de France 1618-1661
+ Volume 14 (of 19)
+
+Author: Jules Michelet
+
+Release Date: December 4, 2009 [EBook #30602]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1618-1661 ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+<div class="tn">
+<p>Notes au lecteur de ce fichier digital:</p>
+<p>Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées.</p>
+</div>
+
+<h1>HISTOIRE
+DE FRANCE</h1>
+
+<h2>PAR</h2>
+
+<h1>J. MICHELET</h1>
+
+<p class="p2">&nbsp;</p>
+
+<h3>NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE</h3>
+
+<p class="p2">&nbsp;</p>
+
+<h3>TOME QUATORZIÈME</h3>
+
+<p class="p2">&nbsp;</p>
+
+<h4>PARIS<br>
+
+LIBRAIRIE INTERNATIONALE<br>
+
+A. LACROIX &amp; C<sup>ie</sup>, ÉDITEURS<br>
+
+13, rue du Faubourg-Montmartre, 13</h4>
+
+<p class="p2">&nbsp;</p>
+
+<h6>1877<br>
+Tous droits de traduction et de reproduction réservés.</h6>
+
+<h1>HISTOIRE DE FRANCE</h1>
+
+
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="pagei" name="pagei"></a>(p. i)</span> PRÉFACE</h2>
+
+
+<p>Les trente années pénibles que je traverse en ce volume sont cependant
+illuminées par deux grandes lumières, des plus pures et des plus
+sublimes, Galilée et Gustave-Adolphe. (Voir le chapitre VI.) De
+l'Italie, du Nord, cette consolation me venait en débrouillant
+l'énigme laborieuse de la politique française et de la guerre de
+Trente ans, et elle m'a bien soutenu. Par un contraste singulier, dans
+cette époque pâlissante où l'homme, de moins en moins estimé et
+compté, semble s'anéantir dans la centralisation politique, ces deux
+figures subsistent pour témoigner de la grandeur humaine, pour la
+relever par-dessus les âges antérieurs.</p>
+
+<p>Leur originalité commune, c'est que chacun d'eux est au plus haut
+degré le <i>héros</i>, le miracle, le coup d'en haut, ce semble, la
+révolution imprévue. Et, d'autre part, ce qui est bien différent, <i>le
+grand homme harmonique</i>, où toutes les puissances humaines <span class="pagenum"><a id="pageii" name="pageii"></a>(p. ii)</span>
+apparaissent au complet dans une douce et belle lumière.</p>
+
+<p>Chacun d'eux vient de loin, et le monde s'y est longtemps préparé.</p>
+
+<p>Toutes les nations d'avance avaient travaillé pour Galilée. La Pologne
+(par Kopernic) avait donné le mouvement; l'Allemagne, la loi du
+mouvement (Keppler); la Hollande, l'instrument d'observation, et la
+France celui du calcul (Viète). Florence fournit l'homme, le génie qui
+prend tout, se sert de tout en maître. Et Venise donna le courage et
+la liberté.</p>
+
+<p>Jamais homme ne réalisa une chose plus complète. Ordinairement il faut
+une succession d'hommes. Ici le même trouva en même temps: 1<sup>o</sup> <i>La
+méthode</i>, entrevue par les médecins, mais que Descartes et Bacon
+cherchent encore vingt ans plus tard. Galilée la proclame par le plus
+grand triomphe qu'elle ait eu dans le cours des siècles.&mdash;2<sup>o</sup> <i>La
+science</i>, une masse énorme de faits, un agrandissement subit des
+connaissances, une enjambée de compas qui alla de la petite terre et
+du petit système solaire aux milliards de milliards de lieues de la
+voie lactée.&mdash;3<sup>o</sup> <i>Le calcul</i> des faits, la mesure des rapports de ces
+astres entre eux.&mdash;4<sup>o</sup> <i>Les applications pratiques.</i> Il montra tout de
+suite le parti qu'en tirerait la navigation.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="pageiii" name="pageiii"></a>(p. iii)</span> Mais ces résultats scientifiques étaient moins importants
+encore que les conséquences morales et religieuses. L'homme et la
+terre n'étaient plus le monde. Même le système solaire n'était plus le
+monde. Tout cela désormais subordonné, mesquin, misérable et minime.
+Que notre petit globe obscur décidât, par ses faits et gestes, du sort
+de tous les mondes, cela devenait dur à croire. Du ciel ancien, plus
+de nouvelle. Sa voûte de cristal était crevée, et elle avait fait
+place à la merveille d'une mer insondable, d'un mouvement infiniment
+varié, mais infiniment régulier.&mdash;Théologie visible! Bible de la
+lumière, ravissement de la certitude! L'universelle Raison révélée
+dans l'indubitable et supprimant le doute. La promesse de la
+Renaissance s'accomplissait déjà: «Fondation de la <i>Foi profonde</i>.»</p>
+
+<p>Du reste, au premier moment, personne n'y prit garde, excepté le bon
+et grand Keppler, celui qui avait le plus servi et préparé Galilée, et
+qui le remercia pour le genre humain.</p>
+
+<p>Gustave-Adolphe fut-il le Galilée de la guerre? Non, pas précisément.
+Il en renvoie l'honneur à son maître, Jacques de La Gardie, originaire
+de Carcassonne. Mais, dans cet art, celui qui applique avec génie,
+dans des circonstances toutes nouvelles et imprévues, n'est <span class="pagenum"><a id="pageiv" name="pageiv"></a>(p. iv)</span>
+guère moins inventeur que celui qui a trouvé l'idée première. Donc,
+nous n'hésitons pas à proclamer Gustave un héros très-complet en qui
+se rencontra tout ce qui est grand dans l'homme: 1<sup>o</sup> <i>L'invention</i>, ou
+du moins un perfectionnement inventif et original de la vraie guerre
+moderne, guerre spiritualiste où tout est âme, audace et
+mouvement.&mdash;2<sup>o</sup> <i>L'action</i>, l'héroïque application de l'idée nouvelle,
+application heureuse et éclatante, du plus décisif résultat.&mdash;3<sup>o</sup>
+L'admirable beauté du but, la guerre pour la paix, la victoire pour la
+délivrance, l'intervention d'un juste juge pour le salut de tous.&mdash;4<sup>o</sup>
+Et pour couronnement sublime, l'auréole d'un caractère plus haut
+encore, plus grand que la victoire.</p>
+
+<p>Il est intéressant de voir le double courant qui fait le héros, qui
+harmonise cette grande force individuelle avec le mouvement du monde,
+de sorte qu'il n'est pas excentrique, et qu'il est libre cependant,
+non dépendant de la force centrale. C'est sa beauté profonde d'avoir
+cette qualité.&mdash;Celui-ci est Suédois. Il est homme d'aventures. Son
+rêve n'est pas l'Allemagne, mais la profonde Russie qu'il voulait
+conquérir, et le chemin de l'Orient. C'est bien là, en effet, la
+propre guerre suédoise. Petit peuple, si grand! le seul qui ait le
+nerf du Nord (et bien plus que les Russes, population <span class="pagenum"><a id="pagev" name="pagev"></a>(p. v)</span> légère,
+d'origine et de caractère méridional.) Le vrai monument de la gloire
+suédoise, ce sont ces entassements de terre au pied des forteresses
+russes qu'ont bâties les prisonniers suédois. Les Russes qui
+connaissaient ces hommes, n'osèrent jamais en rendre un seul, rendant
+villes, provinces, et tout ce qu'on voulait, plutôt qu'un seul
+Suédois. Les os des prisonniers y sont restés, et témoignent encore de
+la terreur des Russes.&mdash;Mais, pour être Suédois, Gustave n'en est pas
+moins Allemand (par sa mère), protestant (de religion et de mission
+spéciale), enfin Français par l'éducation militaire. Nul doute que
+notre Languedocien, qui forma dix années Gustave dans les guerres de
+Pologne, de Russie, de Danemark, n'ait influé beaucoup sur son
+caractère même. L'étincelle méridionale n'est pas méconnaissable dans
+ses actes et dans ses paroles. C'est la bonté, l'esprit d'Henri IV, sa
+parfaite douceur. Du reste, tout cela transfiguré dans le sublime
+austère du plus grand capitaine, qui donna tout à l'action, rien au
+plaisir, et qui toujours fut grand. Un seul défaut (et d'Henri IV
+aussi), d'avancer toujours le premier, de donner sa vie en soldat, par
+exemple, le jour où, contre l'avis de tout le monde, il passa seul le
+Rhin.</p>
+
+<p>On prodigue le nom de héros, de grands hommes, à <span class="pagenum"><a id="pagevi" name="pagevi"></a>(p. vi)</span> beaucoup
+d'hommes éminents, à la vérité, mais pourtant secondaires. Cette
+confusion tient à la pauvreté de nos langues et à un défaut de
+précision dans les idées. Du reste, les hommes supérieurs ne s'y
+trompent pas, et n'ont garde d'aller sottement se comparer aux vrais
+héros. Turenne, l'illustre stratégiste, Condé, qui, par moments, eut
+l'illumination des batailles, le pénétrant et judicieux Merci, le
+froid et habile Marlborough, le brillant prince Eugène, auraient cru
+qu'on se moquait d'eux si on les eût comparés au grand Gustave. Au nom
+du <i>roi de Suède</i>, ils ôtaient leur chapeau. C'était un mot habituel
+entre eux: «<i>Le roi de Suède</i> lui-même n'eût pas réussi à cela... Il
+aurait fait ceci,» etc., etc. On voit que la grande ombre planait sur
+toutes leurs pensées.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page001" name="page001"></a>(p. 001)</span> CHAPITRE PREMIER</h3>
+
+<h4>LA GUERRE DE TRENTE ANS.&mdash;LES MARCHÉS D'HOMMES LA BONNE AVENTURE<br>
+
+1618</h4>
+
+
+<p>L'histoire humaine semble finie quand on entre dans la guerre de
+Trente ans. Plus d'hommes et plus de nations, mais des choses et des
+éléments. Il faut raconter barbarement un âge barbare, et prendre un
+c&oelig;ur d'airain, mettre en saillie ce qui domine tout, la brutalité
+de la guerre, et son rude outil, le soldat.</p>
+
+<p>Il y avait trois ou quatre marchés de soldats, des comptoirs
+militaires où un homme désespéré, et qui ne voulait plus que tuer,
+pouvait se vendre.</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> L'ancien marché de l'Est, ou de Hongrie, des <span class="pagenum"><a id="page002" name="page002"></a>(p. 002)</span> marches
+turques. Le vieux Bethlem Gabor, qui avait pris part à quarante-deux
+batailles rangées, se maintenait contre deux empires par la double
+force d'une résistance nationale et des aventuriers de toute nation.
+Tous les costumes de guerre, les déguisements par lesquels on essaye
+de se faire peur les uns aux autres, ont été trouvés là. Le monstrueux
+bonnet à poil pour rivaliser avec l'ours, l'absurde et joli costume du
+hussard qui porte des fourrures pour ne pas s'en servir, et, pour
+sabrer, jette la manche aux vents, toutes ces comédies, fort bien
+imaginées contre la terreur turque, furent partout servilement copiées
+dans les lieux et les circonstances qui les motivent le moins.</p>
+
+<p>Au total, la Hongrie, le Danube, étaient la grande école, le grand
+enrôlement de la cavalerie légère. Là, point de solde et point de
+vivres, une guerre très-cruelle, nulle loi, l'infini du hasard, le
+pillage, la <i>bonne aventure</i>.</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Exactement contraire en tout était le petit marché de la Hollande.
+Peu d'hommes, et très-choisis, très-bien payés et bien nourris. Une
+guerre lente, savante. Le plus souvent il s'agissait de siéges. On
+restait là un an, deux ans, trois ans, le pied dans l'eau, à bloquer
+scientifiquement une méchante place. Il fallait la vertu de nos
+réfugiés huguenots, ou l'obstination britannique des mercenaires
+d'Angleterre et d'Écosse qu'achetait la Hollande, pour endurer un tel
+ennui. Plusieurs eussent mieux aimé se faire tuer. Mais ce
+gouvernement économe ne le permettait pas. Il leur disait: «Vous nous
+coûtez trop cher.»</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> Ceux qui ne possédaient pas ce tempérament aquatique <span class="pagenum"><a id="page003" name="page003"></a>(p. 003)</span>
+perdaient patience, et s'en allaient aux aventures du Nord. Ainsi fit
+un certain La Gardie, de Carcassonne, homme d'un vrai génie, qui,
+ayant su, par les Coligny, les Maurice, tout ce qu'on savait alors,
+alla s'établir en Suède, et sur le vaste théâtre de Pologne et de
+Russie, trouva la grande guerre, la haute et vraie tactique. Son fils
+forma Gustave-Adolphe.</p>
+
+<p>4<sup>o</sup> Enfin, le grand, l'immense, le monstrueux marché d'hommes, était
+l'Allemagne, lequel marché, vers 1628, faillit absorber tous les
+autres et concentrer tout ce qu'il y avait de soldats en Europe, de
+tout peuple et toute religion.</p>
+
+<p>Danger épouvantable. Si cela s'était fait, il n'y avait nulle part à
+espérer de résistance sérieuse. C'est ce qu'avait très-bien calculé le
+spéculateur Waldstein, qui ouvrit ce marché. Les anciens condottieri
+avaient fait cela en petit; plus récemment le Génois Spinola, sous
+drapeau espagnol, fit la guerre à son compte. Waldstein reprit la
+chose en grand, avec ce raisonnement bien simple: Si j'ai quelques
+soldats, je puis être battu; mais, si je les ai tous, je ferai la
+guerre à coup sûr, n'ayant affaire qu'aux non-soldats, aux paysans mal
+aguerris, aux moutons... Et j'aurai les loups!</p>
+
+<p>Maintenant quel fut donc le secret de ce grand marchand d'hommes, de
+ce puissant accapareur, l'appât qui leur faisait quitter les meilleurs
+services et les mieux payés, le gras service de la Hollande? Comment
+se faisait-il que toutes les routes étaient couvertes de gens de
+guerre qui allaient se vendre à Waldstein? Quels furent ses attraits
+et ses charmes pour leur plaire et les gagner tous, les attacher à sa
+fortune?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page004" name="page004"></a>(p. 004)</span> C'était un grand homme maigre, de mine sinistre, de douteuse
+race. Il signait Waldstein pour faire le grand seigneur allemand.
+D'autres l'appellent Wallenstein, Walstein. Sa tête ronde disait: «Je
+suis Slave.» Tout était double et trouble en lui. Ses cheveux,
+demi-roux, l'auraient germanisé, si son teint olivâtre n'eût désigné
+une autre origine. Il était né à Prague, parmi les ruines, les
+incendies et les massacres, et comme une furie de la Bohême pour
+écraser l'Allemagne. Quand on parcourt ce pays volcanique, ses roches
+rouges semblent encore trempées de sang. De telles révolutions tuent
+l'âme. Celui-ci n'eut ni foi ni Dieu; il ne regardait qu'aux étoiles,
+au sort et à l'argent. Protestant, il se convertit pour une riche dot,
+qu'il réalisa en fausse monnaie d'Autriche, et acheta pour rien des
+confiscations, puis des soldats, des régiments, des corps d'armée, des
+armées. L'avalanche allait grossissant.</p>
+
+<p>Sombre, muet, inabordable, il ne parlait guère que pour des ordres de
+mort, et tous venaient à lui. Miracle?... Non, la chose était
+naturelle... Il établit le règne du soldat, et lui livra le peuple,
+biens et vie, âme et corps, hommes, femmes et enfants. Quiconque eut
+au côté un pied de fer fut roi et fit ce qu'il voulut.</p>
+
+<p>Donc, plus de crimes, et tout permis. L'horreur du sac des villes, et
+les affreuses joies qui suivent l'assaut, renouvelés tous les jours
+sur des villages tout ouverts et des familles sans défense. Partout
+l'homme battu, blessé, tué. La femme passant de main en main. Partout
+des cris, des pleurs. Je ne dis pas des accusations.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page005" name="page005"></a>(p. 005)</span> Comment arriver à Waldstein, inaccessible dans son camp? Le
+spectre était aveugle et sourd.</p>
+
+<p>Les âmes furent brisées, aplaties, éteintes, anéanties. Quand le roi
+de Suède vint venger l'Allemagne et voulut écouter les plaintes, il
+trouva tout fini. Ces gens, pillés, battus, outragés, violés, dirent
+que tout allait bien. Et personne ne se plaignait plus!</p>
+
+<p>Un fort bon tableau hollandais, qui est au Louvre, montre aux genoux
+d'un capitaine en velours rouge une misérable paysanne qui a l'air de
+demander grâce. Elle a le teint si plombé et si sale, elle a
+visiblement déjà tant enduré, qu'on ne sait pas ce qu'elle peut
+craindre. On lui a tué son mari, ses enfants. Eh! que peut-on lui
+faire? Je vois là-bas au fond des soldats qui jouent aux dés, jouent
+quoi? La femme, peut-être, l'amusement de la faire souffrir. Elle a
+encore une chair, la malheureuse, et elle frissonne. Elle sent que
+cette chair, qui n'est plus bonne à rien, ne peut donner que la
+douleur, les cris et les grimaces, la comédie de l'agonie.</p>
+
+<p>Le pis, dans ce tableau funèbre, c'est que ce capitaine, enrichi par
+la guerre et en manteau de prince, n'a l'air ni ému ni colère. Il est
+indifférent. Il me rappelle un mot terrible par lequel Richelieu, dans
+son portrait de Waldstein, termine l'éloge qu'il fait de cet homme
+diabolique: «Et avec cela, point méchant.»</p>
+
+<p>Waldstein fut un joueur<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Lien vers la note 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. Il spécula sur la furie du <span class="pagenum"><a id="page006" name="page006"></a>(p. 006)</span>
+temps, celle du jeu. Et il laissa le soldat jouer tout, la vie,
+l'honneur, le sang. C'est ce que vous voyez dans les noirs et fumeux
+tableaux de Valentin, de Salvator.</p>
+
+<p>Sort, fortune, aventure, hasard, chance, ce je ne <span class="pagenum"><a id="page007" name="page007"></a>(p. 007)</span> sais quoi,
+cette force brutale qui va sans c&oelig;ur, sans yeux, voilà l'idole
+d'alors. Le dieu du monde est la Loterie<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Lien vers la note 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.</p>
+
+<p>«Il est des moments, dit Luther, où Notre-Seigneur <span class="pagenum"><a id="page008" name="page008"></a>(p. 008)</span> a l'air
+de s'ennuyer du jeu et de jeter les cartes sous la table.»</p>
+
+<p>Waldstein réussit justement parce qu'il fut la loterie vivante. Il se
+constitua l'image du sort. Pour rien il faisait pendre un homme; mais
+pour rien il le faisait riche. Selon qu'il vous regardait, vous étiez
+au haut, au bas de la roue; vous étiez grand, vous étiez mort. Et
+voilà aussi pourquoi tout le monde y allait. Chacun voulait savoir sa
+chance.</p>
+
+<p>La loterie proprement dite, aussi bien que les cartes, nous étaient
+venues d'Italie. Les gouvernements italiens étaient généralement des
+loteries où les noms mis au sac, <i>imbursati</i>, jouaient aux
+magistratures. La ville de l'usure, de la grosse usure maritime,
+Gênes, imagina la première de mettre sur ces bourses d'élections des
+lots d'argent que l'on tirait. De là des fortunes subites, des ruines
+aussi, de grosses pertes, des <span class="pagenum"><a id="page009" name="page009"></a>(p. 009)</span> batailles financières, des
+morts et des suicides de gens qui survivaient, mais pauvres, non plus
+hommes, mais ombres, des millionnaires devenus <i>facchini</i>; comme un
+carnaval éternel; bref, une société mouvante, et toute en grains de
+sable, que la Fortune d'un souffle drolatique s'amusait à souffler
+sans cesse, à faire lever, baisser, tourbillonner.</p>
+
+<p>François I<sup>er</sup>, qui rapporta plusieurs maladies d'Italie, n'oublia
+pas celle-là. Il trouva la loterie d'un bon rapport et l'établit en
+France. Mais, à part l'intérêt du fisc, elle répondait à un besoin de
+cette société. La grande loterie du bon plaisir se tirant en haut pour
+les places, le caprice des dames faisant les généraux, les juges et
+les évêques, il était bien juste que les petits aussi eussent les
+amusements du hasard, l'émotion des surprises, la facilité de se
+ruiner.</p>
+
+<p>Un mot entre alors dans la langue, un titre qui fait passer partout et
+qui tient lieu de tout, qui dispense de tout autre mérite: <i>Un beau
+joueur</i>. Les portes s'ouvrent toutes grandes à celui que l'on annonce
+ainsi. Des aventuriers étrangers entrent par là, souvent sans esprit,
+sans talent, même grossiers, mal faits, malpropres et malotrus. <i>Le
+joueur</i> d'Henri IV, sa partie ordinaire, est un gros Portugais ventru,
+le sieur de Pimentel, dont le mérite principal est de voler au roi
+cent mille francs par soirée. C'est encore là un des mérites du faquin
+Concini. Son audace héroïque à jouer ce qu'il n'avait pas étonna et
+charma la reine presque autant que sa grâce équestre, son talent de
+voltige. Dans la Fronde, un valet, Gourville, marche de front avec
+tous les seigneurs. Et la grande fortune d'alors <span class="pagenum"><a id="page010" name="page010"></a>(p. 010)</span> est celle
+d'un fripon de Calabre, fils du fripon Mazarino.</p>
+
+<p>Le général bigot Tilly, le tueur de la Guerre de Trente ans, entre ses
+messes et ses Jésuites, n'est pas tellement dévot à la Vierge Marie,
+qu'il ne songe encore plus à cette fille publique, la Fortune. Au
+moment solennel où il lui faut marcher contre Gustave-Adolphe, quel
+mot lui vient à la bouche? où prend-il son espoir? «La guerre est un
+jeu de hasard! Le gagnant veut gagner, s'acharne; le perdant veut
+regagner, s'acharne aussi. Enfin, tourne la chance; le gagnant perd
+son gain, jusqu'à sa première mise.» C'était là son augure pour croire
+qu'il vaincrait le vainqueur.</p>
+
+<p>L'homme le plus sérieux du temps, le calculateur politique qui
+s'efforça de ne remettre que peu à la Fortune, Richelieu cependant
+semble envisager la vie en général, comme un jeu de hasard. «La vie de
+l'homme, dit-il, surtout celle d'un souverain, est bien proprement
+comparée à un jeu de dés, auquel, pour gagner, il faut que le jeu en
+die, et que le joueur sache bien user de sa chance<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Lien vers la note 3"><span class="smaller">[3]</span></a>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page011" name="page011"></a>(p. 011)</span> Lui-même, entraîné par la force des circonstances hors des
+voies de réforme qu'il avait annoncées en 1626, jeté dans les dépenses
+énormes du fatal siége, et d'une armée, d'une marine indispensables,
+où allait-il? qu'espérait-il? Il jouait un gros jeu. L'affaire de La
+Rochelle aurait manqué, faute d'argent; elle tint à un fil. Richelieu,
+au dernier moment, emprunta un million en son nom et sur sa fortune.
+Son passage des Alpes, <span class="pagenum"><a id="page012" name="page012"></a>(p. 012)</span> dont nous allons parler, aurait manqué
+aussi, et il serait resté au pied des monts, s'il n'eût encore trouvé
+au moment des ressources imprévues. Bref, il était lancé dans
+l'aventure, dans les hasards d'une roulette où il mettait surtout sa
+vie.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page013" name="page013"></a>(p. 013)</span> CHAPITRE II</h3>
+
+<h4>LA SITUATION DE RICHELIEU<br>
+
+
+1629</h4>
+
+<p>La grande victoire catholique sur La Rochelle et l'hérésie, fut fêtée
+à Paris d'un triomphe païen. Selon le goût allégorique du siècle,
+Richelieu exhiba Louis XIII déguisé en Jupiter Stator, tenant à la
+main un foudre doré.</p>
+
+<p>Que menaçait le Dieu, et qui devait trembler? l'Espagne apparemment,
+l'Autriche. L'Empereur voulait nous exclure de la succession de
+Mantoue, nous fermer l'Italie. Et l'Italie, Venise, Rome, dans
+l'attente terrible des bandes impériales, criait à nous, nous
+appelait, envoyait courrier sur courrier.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page014" name="page014"></a>(p. 014)</span> Donc Louis XIII allait lancer la foudre, mais on pouvait se
+rassurer. Ce maigre Jupiter à moustaches pointues, s'intitulant
+<i>Stator</i> (qui arrête), disait assez lui-même qu'il ne voulait rien
+qu'arrêter, qu'il n'irait pas bien loin, s'arrêterait aussi bien que
+les autres, et foudroierait modérément, jusqu'à un certain point.</p>
+
+<p>Le foudre était de bois. Il y manquait les ailes dont l'antiquité a
+soin de décorer celui de Jupiter. Ces ailes aujourd'hui, c'est
+l'argent. Le déficit énorme, accusé en 1626, l'aggravation d'emprunts
+faits pour le siége, semblaient rendre impossible le secours d'Italie.
+Chaque effort de ce genre demandait un miracle, un coup de génie. Et
+encore, les miracles n'eurent pas d'effet quant au but principal.
+Gustave-Adolphe le dit et le prédit à notre ambassadeur, qui faisait
+fort valoir la puissance de son maître: «Vous ne pourrez sauver
+Mantoue.»</p>
+
+<p>L'histoire de Richelieu est obscure quant au point essentiel, les
+ressources, les voies et moyens. De quoi vivait-il, et comment? on ne
+le voit ni dans les mémoires ni dans les pièces. Un ouvrage estimable,
+qu'on vient de publier sur son administration, et qui s'étend fort sur
+le reste, ne dit presque rien des finances. Comment le pourrait-il?
+Tout ce qu'on a des comptes de Richelieu (3 vol. <i>manuscrits</i>,
+<i>Bibl.</i>, <i>fonds</i> S. G. 354-355-356) ne comprend que quatre années
+(1636-38-39-40), et donne fort confusément les recettes ordinaires,
+poussées à 80 millions. Pas un mot de l'extraordinaire<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Lien vers la note 4"><span class="smaller">[4]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page015" name="page015"></a>(p. 015)</span> En 1636, quand la France fut envahie, on créa (ou plutôt on
+régularisa) la <i>taxe des gens aisés</i>, et les intendants mis partout en
+1637, avec triple pouvoir de justice, police et finances, la levèrent
+en toute rigueur. Mais on ne peut douter que bien auparavant quelque
+chose d'analogue n'ait existé, surtout dans les passages d'armées par
+certaines provinces. Autrement, on ne peut comprendre comment, avec un
+tel déficit sur l'ordinaire, on put faire chaque année des dépenses
+(de guerres ou de subsides aux alliés) extraordinaires et imprévues.</p>
+
+<p>De là une action variable, intermittente, quelques pointes brillantes,
+et des rechutes pour cause d'épuisement. On ne pouvait avoir une armée
+vraiment permanente.</p>
+
+<p>Cela est frappant en 1629, quand Richelieu finit l'affaire des
+huguenots; mais, celle d'Italie restant en pleine crise, il licencie
+trente régiments pour en lever d'autres six mois après. De même en
+1636, il licencie sept régiments en janvier «pour les refaire en
+juin.» Économie de cinq mois, forcée peut-être, mais <span class="pagenum"><a id="page016" name="page016"></a>(p. 016)</span> qui
+faillit perdre la France; en juillet, rien n'était refait, et l'ennemi
+arriva à vingt lieues de Paris.</p>
+
+<p>La souffrance du grand homme d'affaires qui menait cette machine
+poussive à mouvements saccadés devait être cruelle. Et l'on comprend
+très-bien qu'il fût toujours malade. L'insuffisance des ressources,
+l'effort continuel pour inventer un argent impossible, d'autre part,
+l'intrigue de cour et je ne sais combien de pointes d'invisibles
+insectes dont il était piqué, c'était de quoi le tenir dans une
+agitation terrible. Mais ce n'était pas assez encore; vingt autres
+diables hantaient cette âme inquiète, comme un grand logis ravagé, la
+guerre des femmes, la galanterie tardive, plus la théologie et la rage
+d'écrire, de faire des vers, des tragédies!</p>
+
+<p>Quelle tragédie plus sombre que sa personne même! Auprès, Macbeth est
+gai. Et il avait des accès de violence où ses furies intérieures
+l'eussent étranglé, s'il n'eût, comme Hamlet, massacré ses tapisseries
+à coups de poignard. Le plus souvent il ravalait le fiel et la fureur,
+couvrait tout de respect, de décence ecclésiastique.</p>
+
+<p>L'impuissance, la passion rentrée, s'en prenaient à son corps; le fer
+rouge lui brûlait au ventre, lui exaspérait la vessie, et il était
+près de la mort.</p>
+
+<p>Son plus grand mal encore était le roi, qui, d'un moment à l'autre,
+pouvait lui échapper. L'Espagne, la cour, attendaient la mort de Louis
+XIII. Sa femme, son frère, chaque matin, regardaient son visage et
+espéraient. Valétudinaire à vingt-huit ans, fiévreux, sujet à des
+abcès qui faillirent l'emporter en 1630, il avait beau se dire en
+vie, agir parfois et montrer du <span class="pagenum"><a id="page017" name="page017"></a>(p. 017)</span> courage, on soutenait qu'il
+était mort, du moins qu'il ne s'en fallait guère.</p>
+
+<p>C'était un curieux mariage de deux malades. Le roi aurait cru le
+royaume perdu, si Richelieu lui eût manqué. Et Richelieu savait que,
+le roi mort, il n'avait pas deux jours à vivre. Haï tellement, surtout
+du frère du roi, il devait s'arranger pour mourir avec Louis XIII. Et
+c'est par là peut-être qu'il plaisait le plus au roi, triste, défiant
+et malveillant, et qui ne l'aimait guère, mais qui toujours pouvait se
+dire: «Si je meurs, cet homme est pendu.»</p>
+
+<p>Cette double chance de mort où ses ennemis avaient leur espoir fut
+justement ce qui le rendit fort et terrible. Il avait des moments où
+il parlait et agissait comme en présence de la mort; et alors le
+sublime, qu'il cherche si laborieusement ailleurs, arrivait de
+lui-même.</p>
+
+<p>Il y touche, en réalité, dans tels passages de l'allocution qu'il tint
+au roi au retour de La Rochelle, par-devant ses ennemis, la reine mère
+et le confesseur du roi, le doucereux Jésuite Suffren.</p>
+
+<p>Il y dit tout, sa situation vraie, ce qu'il a fait et ce qu'il a reçu,
+ce qu'il possède, ce qu'il a refusé. Il a de patrimoine vingt-cinq
+mille livres de rente, et le roi lui a donné six abbayes. Il est
+obligé à de grandes dépenses, surtout pour payer des gardes, étant
+entouré de poignards. Il a refusé vingt mille écus de pension, refusé
+les appointements de l'amirauté (40,000 francs), refusé un droit
+d'amiral (cent mille écus), refusé un million que les financiers lui
+offraient pour ne pas être poursuivis.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page018" name="page018"></a>(p. 018)</span> Il demande sa retraite, non définitive, mais momentanée; on
+le rappellera plus tard, s'il est encore vivant et si on a besoin de
+lui. Il explique très-bien qu'il est en grand danger, et qu'il a
+besoin de se mettre quelque temps à couvert. Veut-il se rendre
+nécessaire, se constater indispensable, et s'assurer d'autant mieux le
+pouvoir? Si son but est tel, on doit dire qu'étrange est la méthode,
+bien téméraire. Il parle avec la franchise d'un homme qui n'a rien à
+ménager. Il ose donner à son maître, peut-être comme dernier service,
+l'énumération des défauts dont le roi doit se corriger. Et ce n'est
+pas là une de ces satires flatteuses où l'on montre un petit défaut,
+une ombre, un repoussoir habile pour faire valoir les beautés du
+portrait. Non, c'est un jugement ferme et dur, fort étudié, comme d'un
+La Bruyère, d'un Saint-Simon qui fouillerait à fond ce caractère cent
+ans après, un jugement des morts, et par un mort. Promptitude et
+légèreté, soupçons et jalousie, nulle assiduité, peu d'application aux
+grandes choses, aversions irréfléchies, oubli des services et
+ingratitude. Il n'y manque pas un trait.</p>
+
+<p>La reine mère dut frémir d'indignation, et aussi de terreur peut-être,
+sentant que l'homme qui osait une telle chose oserait tout; et que, si
+ferme du haut de la mort, il comptait peu la mort des autres.</p>
+
+<p>Le Jésuite dut tomber à la renverse, s'abîmer dans le silence et
+l'humilité.</p>
+
+<p>Le roi sentit cela, et le reçut comme parole testamentaire d'un malade
+à un malade, et d'un mourant à un mourant.</p>
+
+<p>Richelieu, prié, supplié, resta au ministère. Il était <span class="pagenum"><a id="page019" name="page019"></a>(p. 019)</span>
+difficile qu'il se retirât en pleine crise. La guerre des huguenots
+durait en Languedoc, et la guerre d'Italie s'ouvrait.</p>
+
+<p>Richelieu, appelé par le pape, autant que par le duc de Mantoue, avait
+là une belle chance qui pouvait le sortir de tous ses embarras.
+Vainqueur de La Rochelle, s'il sauvait l'Italie, il devait espérer que
+le pape le nommerait en France légat à vie, comme l'avaient été Wolsey
+et Georges d'Amboise. Vrais rois et plus que rois, puisqu'ils unirent
+les deux puissances, temporelle et spirituelle.</p>
+
+<p>Les concessions énormes que le pape avait faites sur les biens
+ecclésiastiques à l'Espagne, à la Bavière, à l'Autriche, qui en usait
+si mal et qui allait lâcher ses bandes en Italie, les refuserait-il à
+celui qui venait le défendre de l'invasion des barbares? Ces bandes,
+menées par leurs soldats, n'auraient pas plus ménagé Rome que celles
+du luthérien Frondsberg et du connétable de Bourbon.</p>
+
+<p>La grande question du monde alors était celle des biens
+ecclésiastiques. L'événement de l'Allemagne, cette année, c'est
+l'<i>Édit de restitution</i>, qui les transmet partout des protestants aux
+catholiques. En France, le clergé, le seul riche, ne donnait presque
+rien. En viendrait-on à le faire financer malgré le pape ou par le
+pape? C'était tout le problème.</p>
+
+<p>Richelieu, très-probablement, en 1626, eut la première idée. Mais, en
+1629, les circonstances changées l'amenèrent à la seconde.</p>
+
+<p>Il délaissa brusquement la politique gallicane qu'il avait suivie
+dans la grande ordonnance que son garde <span class="pagenum"><a id="page020" name="page020"></a>(p. 020)</span> des sceaux, Marillac,
+avait compilée de toutes les ordonnances gallicanes du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle.</p>
+
+<p>C'est une question débattue de savoir si Richelieu, qui abandonna
+cette ordonnance en 1629, l'avait conçue et provoquée en 1627. Je le
+croirais. Il ne ménageait guère le pape alors. Il n'excepta point le
+nonce de la défense générale faite aux particuliers de visiter les
+ambassadeurs. Le nonce en jeta les hauts cris; c'était la première
+fois qu'on défendait aux prêtres de communiquer avec l'homme du pape.</p>
+
+<p>Notez que l'auteur de l'ordonnance, le garde des sceaux, Marillac, et
+son frère, depuis ennemis de Richelieu, étaient ses créatures, et
+alors ses agents, à ce point que le frère fut chargé de l'affaire qui
+lui importait le plus, la digue de la Rochelle. On ne peut guère
+admettre que Marillac ait fait à cette époque une si importante
+ordonnance à l'insu ou contre le gré de son protecteur Richelieu.</p>
+
+<p>Cette ordonnance aurait été une grande révolution. Elle fait pour les
+curés justement ce que fit l'Assemblée constituante; elle dote le bas
+clergé aux dépens du haut. Elle entreprend de couper court à l'herbe
+fatale et stérile qui germait partout, d'arrêter l'extension des
+couvents, la multiplication des moines. On réforme les monastères. On
+désarme le clergé en lui défendant de procéder par censures contre les
+juges laïques. On ordonne aux juges d'église de procéder en français.</p>
+
+<p>Dans un acte du même temps, Richelieu, sans oser retirer au clergé les
+registres de morts, naissances et mariages, lui adjoint des
+contrôleurs laïques, <span class="pagenum"><a id="page021" name="page021"></a>(p. 021)</span> qui, de leur côté, publieront les bans à
+la porte des églises.</p>
+
+<p>Que devait attendre Richelieu de son ordonnance gallicane<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Lien vers la note 5"><span class="smaller">[5]</span></a>?
+Qu'apparemment les gallicans, pleins d'enthousiasme, les
+parlementaires saisis de reconnaissance, se déclareraient pour lui, et
+qu'à la faveur de ce beau mouvement il entrerait aux Hespérides qui
+avaient fait tout le rêve du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, la participation de l'État
+aux biens ecclésiastiques.</p>
+
+<p>Mais, en réformant le clergé, il entreprenait aussi de réformer la
+justice. Opposition des parlements. Résistance des gallicans au
+projet le plus gallican.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page022" name="page022"></a>(p. 022)</span> Richelieu, à ce moment, était au comble de la gloire. En
+réalité, la victoire lui appartenait à lui seul. Il avait vaincu
+non-seulement la Rochelle et les huguenots, mais les ennemis des
+huguenots, la cour, les parlements, les grands seigneurs, la reine
+mère. Tous l'avaient poussé à la chose, et tous l'y avaient délaissé.
+Le clergé même, en cette guerre qui était proprement la sienne, donna
+peu, et recula vite. Les saints, le trop ardent Bérulle, qui, par
+visions, prophéties, par raisons et par déraisons, avaient travaillé
+dix ans la croisade, l'entravèrent précisément quand elle fut engagée.</p>
+
+<p>Nos Jésuites français, qui d'abord attaquaient Richelieu (par le fou
+Garasse), de concert avec ceux de <span class="pagenum"><a id="page023" name="page023"></a>(p. 023)</span> Vienne, se rattachèrent
+bien vite à lui, au succès et à la victoire. La haute direction du
+<i>Gesù</i> de Rome vit sans peine cette dissidence apparente de l'ordre,
+et trouva bon d'avoir des Jésuites dans les deux camps, chez
+l'Empereur et contre l'Empereur. Ceux d'Autriche guerroyèrent avec
+l'épée impériale et inondèrent l'Allemagne de sang. Ceux de France
+conquirent pacifiquement, avec l'appui de Richelieu; ils confessèrent
+et enseignèrent partout. Il étrangla pour eux la défaillante
+université de Paris.</p>
+
+<p>Nos Jésuites, moins guerriers d'action que ceux d'Allemagne, l'étaient
+autant d'esprit. L'âme d'Ignace, romanesquement aventurière autant que
+patiente et rusée, vivait toujours dans l'ordre. Plusieurs, dans leurs
+chambrettes de la maison professe rue Saint-Antoine, créaient des
+flottes, des armées sur papier. D'autres, au grand collége de la rue
+Saint-Jacques, la verge en main, faisaient la guerre aux hérétiques
+absents, sur le dos de leurs écoliers. Rome répondait peu à cette
+ardeur guerrière. Sa piètre politique de neveux ne menait pas à
+grand'chose. Quand Sixte-Quint lui-même avait pris de si mauvaise
+grâce l'invincible <i>Armada</i>, que pouvaient espérer ces belliqueux
+Jésuites du Barberino Urbain VIII et des neveux Barberini? Richelieu,
+au contraire, après le coup de la Rochelle, était exactement l'idéal,
+le messie de leur désir, le prêtre militant, le prêtre cavalier,
+n'ayant d'aides de camp que des prêtres, et pour arrière-garde et
+réserve mettant partout des régiments jésuites. Par lui, ils firent
+leur entrée triomphale à La Rochelle, plus tard dans toutes les
+villes huguenotes du Languedoc <span class="pagenum"><a id="page024" name="page024"></a>(p. 024)</span> et de Poitou. Il les fourra
+aux armées mêmes, «pour donner des remèdes et des bouillons aux
+soldats.»</p>
+
+<p>Il s'imaginait avoir conquis l'ordre. À tort. Les Jésuites confesseurs
+du roi furent presque toujours contre lui. Dans les Jésuites
+écrivains, il eut quelques fanatiques, qui l'auraient voulu à tout
+prix chef de l'Église de France, légat du pape <i>à latere</i>, à vie. Un
+ou deux poussèrent si loin cette passion, qu'ils écrivirent que Paris
+pouvait avoir un patriarche, aussi bien que Constantinople (1638).</p>
+
+<p>Vers 1629, tous les ordres religieux, moins un (l'Oratoire, créé par
+Bérulle), semblaient ralliés au cardinal ministre. Les Carmélites
+elles-mêmes, amenées ici et dirigées par Bérulle, à sa mort, prièrent
+Richelieu d'être leur protecteur. Il devint en réalité celui des
+Bénédictins de Cluny, de Cîteaux, de Saint-Maur; celui des Prémontrés.
+Il s'occupait très-spécialement des Mendiants, des Dominicains et des
+Carmes, les favorisait fort dans leurs affaires. Plusieurs de ses
+meilleurs espions, aux crises décisives, lui furent fournis par ces
+deux derniers ordres.</p>
+
+<p>Grande tentation pour un ministre si attaqué, si menacé, à qui les
+fonds manquaient pour organiser la police, que de trouver dans tous
+ces moines une police officieuse! Partout, leur confessionnal devint
+pour Richelieu un vrai trésor d'informations.</p>
+
+<p>Les ordres voyageurs, ceux qui, sous vingt prétextes (mendicité,
+prédication, missions, etc.), couraient, rôdaient, vaguaient, étaient
+les diverses familles encapuchonnées de saint François, Mineurs,
+Minimes, <span class="pagenum"><a id="page025" name="page025"></a>(p. 025)</span> Capucins. En eux, il trouva des agents pour les
+affaires extérieures, pour son espionnage d'Espagne, de Méditerranée.
+Le chef de cette administration équivoque était le fameux Du Tremblay,
+le Capucin Joseph, vieilli dans la diplomatie, homme très-dangereux,
+qui servit longtemps Richelieu, mais qui faillit le perdre. Il avait
+le goût, le talent de la police; tous les espions lui rendaient
+compte, et par son frère, gouverneur de la Bastille, le Capucin avait
+sous la main les prisonniers d'État. Sans admettre la part exagérée
+que ses biographes lui donnent dans la destinée de Richelieu, il est
+certain que Joseph avait contribué à son élévation, et qu'il eut
+longtemps sous lui un grand pouvoir. Les apparences pauvres et
+austères du Capucin imposaient fort à la simplicité de Louis XIII, qui
+même lui confia quelquefois ses petites affaires personnelles.
+Richelieu, dont les m&oelig;urs furent souvent attaquées, tirait quelque
+avantage de cette couleur monastique d'un gouvernement de capucins, et
+par-devant l'Europe catholique et surtout près du roi.</p>
+
+<p>Dès 1625, Joseph fut l'auxiliaire de Richelieu, vivant dans son palais
+et dans son appartement même. En 1631, il fut tout à fait
+sous-ministre, ayant quatre capucins pour chefs des quatre divisions
+de son département.</p>
+
+<p>Le curieux, c'est que ce politique avait eu pour vocation primitive
+l'idée d'une poétique croisade d'Orient, qu'il fit, du moins en vers,
+sous le titre baroque de la <i>Turciade</i>. La croisade eût été exécutée
+par un nouvel ordre de chevalerie, qui, chemin faisant, eût conquis
+l'Allemagne. Toute cette chevalerie aboutit à <span class="pagenum"><a id="page026" name="page026"></a>(p. 026)</span> une simple
+mission de Capucins espions, que dirigeait le père Joseph vers
+l'Orient et dans tous les pays ennemis de la maison d'Autriche.</p>
+
+<p>Par une alliance bizarre de tendances contradictoires, sous l'homme de
+police, il restait du poëte, du rêveur chimérique. Le père Joseph
+avait grande confiance dans un fou de génie, le Dominicain de Calabre,
+Campanella, qui, tenu vingt-sept ans dans les prisons espagnoles de
+Naples, écrivit là sa <i>Cité du Soleil</i>, plan de communisme
+ecclésiastique. Campanella, élargi en mai 1626, mais toujours en
+danger et poursuivi des Espagnols, fut révéré des nôtres comme ennemi
+capital de l'Espagne et comme oracle d'une politique nouvelle, plus
+hardiment machiavélique que Machiavel. Il se mêlait aussi
+d'astrologie. Quand Richelieu fut près de marier Monsieur à
+mademoiselle de Montpensier (origine première de la grande fortune des
+maisons d'Orléans), il hésitait, sentant qu'un tel colosse de
+propriété ferait ombre au trône même et diviserait la France. Le père
+Joseph, dit-on, obtint de lui de consulter Campanella, alors à Rome.
+Et l'oracle aurait répondu: <i>Non gustabit imperium in æternum</i>. Il ne
+sera pas roi de toute l'éternité.</p>
+
+<p>Richelieu dit que Campanella lui fit donner en 1631 un avis essentiel
+à sa sûreté. Il vint en France en 1635. Il y vécut trois ans dans son
+cloître des Jacobins de la rue Saint-Honoré, et y fut visité, consulté
+de Richelieu, probablement vers 1638, au moment où le ministre aux
+abois sembla près de se jeter dans une politique révolutionnaire.</p>
+
+<p>Mais tout cela est loin encore, et c'est à tort qu'on <span class="pagenum"><a id="page027" name="page027"></a>(p. 027)</span> montre
+le cardinal comme déjà entré dans ces idées audacieuses dix ans plus
+tôt, en 1628.</p>
+
+<p>Vainqueur de la Rochelle à cette époque, très-vivement adopté des
+moines (comptant être légat pour prix de la campagne qui allait sauver
+l'Italie), il fut réellement et sincèrement dans une politique
+catholique. Le chef qu'il eût voulu à l'Allemagne, c'était le
+catholique duc de Bavière, s'il avait pu l'opposer à l'Autriche. Il
+fallut deux années pour qu'il se décidât à l'alliance du protestant
+Gustave, qui servit de prétexte à Rome pour lui refuser tout. La
+politique qu'il suivit ces deux ans, malgré l'éclat de deux pointes
+brillantes en Italie, n'aboutit pas. Le Bavarois craignait trop de se
+compromettre. Et la prophétie de Gustave-Adolphe finit par se
+vérifier: «Vous ne pourrez sauver Mantoue.»<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page028" name="page028"></a>(p. 028)</span> CHAPITRE III</h3>
+
+<h4>LA FRANCE NE PEUT SAUVER MANTOUE<br>
+
+1629-1630</h4>
+
+
+<p>L'éclipse de la France, pendant deux ans qu'elle passa en maçonnage, à
+murer La Rochelle, profita à nos ennemis. Le Danois et la ligue
+protestante succombèrent. Le vieux chef héroïque des marches turques,
+Bethlem Gabor, mourut bientôt. Leurs meilleurs hommes passèrent, des
+deux armées dissoutes, dans l'armée impériale. L'Espagne, notre alliée
+menteuse qui daignait nous tromper en 1627, n'en prend même plus la
+peine. De concert avec l'Empereur, elle travaille à force ouverte à
+déposséder un Français, le duc de Nevers, très-légitime héritier de
+Mantoue et du Montferrat.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page029" name="page029"></a>(p. 029)</span> Petits pays, mais grandes positions militaires. La seconde
+(et sa forteresse Casal), une clef des Alpes. La première, je veux
+dire Mantoue, la capitale des Gonzague, l'une des plus importantes
+places fortes de l'Europe, couvrait à la fois le pape, la Toscane et
+les Vénitiens. Le déluge barbare des armées mercenaires qui, d'un
+moment à l'autre, pouvait inonder l'Italie, devait d'abord heurter
+Mantoue, renverser cette digue. Ajoutez, ce qu'on ne voit guère dans
+les places fortes, que celle-ci, sous les Gonzague, profitant de
+toutes les ruines, abritant les arts fugitifs, concentrant les
+chef-d'&oelig;uvres ainsi que les richesses, était devenue un trésor, un
+musée; c'était, avec Venise, le dernier nid de l'Italie.</p>
+
+<p>L'Espagne avait certes le temps et la facilité de prendre Casal et
+Mantoue. Richelieu et le roi étaient à la Rochelle. Et qui était au
+Louvre en 1628? Qui régnait effectivement? L'intime alliée de
+l'Espagne, la reine mère, son conseiller Bérulle, qui voulait qu'on
+livrât Casal. Ajoutez la jeune reine espagnole, Anne d'Autriche,
+l'<i>inamorata</i> de Buckingham, galante et paresseuse, que ses dames
+intrigantes avaient mise partout dans la coalition d'Espagne et
+d'Angleterre, de Savoie et Lorraine, en 1627. Les deux reines étaient
+pour l'Espagne; si elles n'osaient agir, elles pouvaient paralyser
+tout.</p>
+
+<p>Richelieu, sans quitter le siége, ni seconder encore directement le
+duc de Nevers, avait favorisé ses efforts personnels. Nevers était
+parvenu à lever en France douze mille hommes qu'on lui menait en
+Italie (août 1628). Mais le pieux Bérulle, qui rêvait avant tout un
+<span class="pagenum"><a id="page030" name="page030"></a>(p. 030)</span> bon accord entre le roi catholique et le roi très-chrétien,
+craignit qu'un succès de Nevers ne fâchât trop les Espagnols et
+n'empêchât la paix. Il fit écrire par la reine mère à Créqui, gendre
+et successeur du roi du Dauphiné (Lesdiguières), de faire manquer
+l'expédition. Créqui refusa les vivres et les facilités que Nevers
+espérait. La désertion se mit dans cette armée trahie. Elle fut
+surprise à la frontière par les Espagnols et le Savoyard, beau-frère
+de Louis XIII. Bref, elle rentra, se débanda. Richelieu n'y put rien.
+La Rochelle le tint jusqu'en novembre. Tout fut remis à l'autre année.</p>
+
+<p>Ainsi Marie de Médicis donna une armée à l'Espagne pour écraser la
+France en Italie.</p>
+
+<p>Richelieu, revenu si fort, fut prié par le roi de rester au pouvoir;
+la reine mère ne souffla mot. Elle attendit qu'il fût aux prises en
+Italie pour agir encore par derrière. Il l'avait bien prévu, compris
+qu'on empêcherait tout, s'il n'emmenait le roi avec lui. Il l'enleva,
+pour ainsi dire, le 4 janvier 1629, en plein hiver, l'enleva seul,
+sans souffrir que personne l'accompagnât, pas un courtisan, pas un
+conseiller qui pût lui travailler l'esprit.</p>
+
+<p>Il remettait beaucoup à la fortune. La peste était sur toute la route;
+le froid très-vif. Si ce roi, de santé si faible, tombait malade,
+quelle responsabilité! Ajoutez que l'argent manquait. Il n'avait que
+deux cent mille francs qu'il envoya de Paris. Est-ce avec cela qu'on
+nourrit une armée? Toute sa richesse était le roi. Il supposait que la
+présence du roi, son danger personnel à passer les Alpes en hiver,
+arracheraient des <span class="pagenum"><a id="page031" name="page031"></a>(p. 031)</span> provinces voisines les secours nécessaires.
+Créqui en Dauphiné, Guise en Provence, devaient tout préparer: Créqui
+aider le passage des monts, Guise amener la flotte. Il y eut entre eux
+une entente admirable pour ne rien faire, pour obéir, non pas au roi,
+mais à sa mère, c'est-à-dire à l'Espagne. Les intendants n'agirent pas
+davantage. Le parlement de Dauphiné mit ce qu'il put d'obstacles aux
+approvisionnements. Point de vivres, point de mulets, point de canons,
+point de munitions. Chaque soldat n'avait que six coups à tirer. Et
+Richelieu persévéra. Il ramassa le peu qu'il put de vivres, et se
+présenta au passage. Il avait deviné d'un sens juste et hardi que le
+Savoyard prendrait peur et qu'il n'y aurait rien de sérieux.</p>
+
+<p>Le fourbe croyait nous amuser. Il était pour nous, disait-il, mais il
+lui fallait du temps pour se dégager des Espagnols. Ce temps, il
+l'employait à élever des barricades à Suse, de fortes barricades,
+large fossé, gros mur. Derrière, trois mille hommes, bien armés. Une
+saison encore très-mauvaise; partout la neige (6 mars 1629). On
+attaqua gaillardement de face; et, ce qui fit plus d'effet, c'est que
+les Savoyards virent derrière eux les pics couverts de montagnards
+français.</p>
+
+<p>Cela finit tout, et le roi passa. Il envoya dire poliment au duc, son
+bon parent, qu'il avait été désolé de le battre, qu'il ne demandait
+que de passer, d'avoir des vivres en payant, de pouvoir ravitailler
+Casal. Ce qui se fit en effet.</p>
+
+<p>L'affaire surprit l'Europe et fit honneur au roi, qui, de sa personne
+et en cette saison, avait frappé ce coup, tandis qu'aucun roi (moins
+un, Gustave) ne sortait <span class="pagenum"><a id="page032" name="page032"></a>(p. 032)</span> de son repos. L'empereur et le roi
+d'Espagne, par exemple, qui guerroyaient toujours, partout et si
+cruellement, ne bougeaient de leur prie-dieu.</p>
+
+<p>L'effet moral aurait été très-grand si le roi avait pu rester en
+Italie. Mais il n'y laissa que cinq mille hommes, et en sortit. Ce
+furent, au contraire, les impériaux qui y entrèrent à ce moment (24
+mai 1629). Ces bandes barbares tant redoutées, contre lesquelles le
+pape nous avait appelés d'avance, ce fut, tout au contraire, notre
+courte apparition de six semaines qui accéléra leur invasion. Ils
+saisirent les Grisons, les passages essentiels qui liaient les États
+autrichiens avec le Milanais des Espagnols.</p>
+
+<p>Le roi était rentré en France, dès le 28 avril, pour achever la guerre
+protestante. On concentra cinquante mille hommes autour de Rohan aux
+abois, qui n'en avait pas douze mille, et qui tomba (3 mai 1629) à
+l'expédient misérable, criminel, inutile, de conclure avec l'Espagne
+un traité d'argent qu'on ne paya point. Les victoires de l'armée
+royale se bornèrent au massacre de la garnison de Privas, qui offrait
+de se rendre, et qu'on égorgea. Des bourgeois mêmes, bon nombre furent
+pendus, tous dépouillés, leurs biens confisqués. Cet exemple barbare
+eût été répété sur d'autres villes si l'affaire d'Italie, plus
+brouillée que jamais, n'eût donné hâte de finir la guerre. Elle fut
+conclue le 24 juin 1629, sous la condition de démanteler toutes les
+villes protestantes.</p>
+
+<p>Richelieu, en quittant le Languedoc, recommanda la modération. Mais en
+même temps il établit partout d'ardents convertisseurs qui suivirent
+bien peu ce <span class="pagenum"><a id="page033" name="page033"></a>(p. 033)</span> conseil, des Jésuites surtout, des Capucins.
+Cette paix victorieuse, ces fondations de missions, le firent à ce
+moment l'idole du parti. Les évêques (une fois il en eut jusqu'à
+douze) venaient sur toute la route lui faire leur cour, et reconnaître
+leur chef et le futur légat.</p>
+
+<p>Tout cela n'empêchait pas les impériaux de réussir en Italie. En
+Allemagne, la situation était chaque jour plus effrayante. Le Danois
+n'avait eu la paix qu'en sacrifiant honteusement ses alliés; notre
+envoyé n'y vint que pour être témoin de ce traité qui désarmait
+l'Allemagne. Richelieu se moque de nous en prétendant que ce fut le
+roi de France qui eut l'<i>honneur</i> de cette honte.</p>
+
+<p>On sent ici, comme partout, que ce lent, lourd, prolixe échafaudage de
+sagesse diplomatique qui caractérise ses Mémoires, comme tant d'autres
+monuments de ce siècle bavard, n'a rien de sérieux. Un hasard immense
+plane sur les choses.</p>
+
+<p>Il obscurcit, à force de paroles, des faits très-simples qui sautent
+aux yeux et dominent tout.</p>
+
+<p>Waldstein grossissait d'heure en heure et ne pouvait plus s'arrêter.
+Du Danois détruit, du Hongrois fini, d'immenses recrues lui étaient
+venues, et plus qu'il ne pouvait en nourrir. Son armée, pleine
+d'armées, allait crever. Pour allégement, on avait envoyé un corps en
+Italie, on en prêtait un à la Pologne, et on faisait sans cesse filer
+des troupes sur le Rhin. La grosse masse restait vers la Baltique,
+comme une baleine énorme sur le rivage. Mais cette situation ne
+pouvait pas se prolonger. En mangeant un pays mangé, on ne trouvait
+plus rien. Et le grand marchand <span class="pagenum"><a id="page034" name="page034"></a>(p. 034)</span> d'hommes allait être forcé
+d'être un conquérant, ou de périr. Cette superbe comédie d'un esprit
+ou d'un diable, invisible et muet, dans ce camp silencieux, il fallait
+qu'elle finît. Il était resté deux ans sans rien faire qu'un siége qui
+manqua (Stralsund). Il avait eu le temps d'étudier à fond la <i>Grande
+Ourse</i>, les étoiles du Nord. La faim, irrémissiblement, allait le
+tirer de sa contemplation, et, quoiqu'on dît qu'il voulait passer la
+Baltique, il n'aurait trouvé là-bas rien à manger que rocs et neiges,
+il eût fallu toujours qu'après une pointe en Suède, il retombât sur
+les pays qui pouvaient le nourrir, sur le Rhin, sur les riches villes
+impériales, sur Strasbourg et le gras évêché de Metz qui le menait en
+France. Un fou brillant, le duc de Lorraine (à qui nos reines
+envoyèrent un bonnet de fou), épris de la vie d'aventures, appelait le
+fléau sur son pays. Et les scélérats étourdis qui menaient Monsieur,
+frère du roi, l'avaient mis en rapport de lettres avec Waldstein
+lui-même, jouant au jeu horrible de ramener en France, dans les champs
+de Châlons, cette armée d'Attila.</p>
+
+<p>Que faisait la France pendant que les bandes allemandes occupaient
+Worms, Francfort, la Souabe, puis les environs de Strasbourg, puis
+même un fort dans l'évêché de Metz? La France désarmait. Richelieu, en
+août 1629, licencie trente régiments, faute d'argent apparemment.</p>
+
+<p>Il s'indigne de la démarche qu'on fit faire au roi près de l'Empereur,
+pour obtenir de sa bonne grâce l'investiture de Mantoue. Mais cette
+démarche n'était-elle pas conséquente, au moment où l'on désarmait?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page035" name="page035"></a>(p. 035)</span> Qu'arriva-t-il? L'effet du <i>Pas de Suse</i> se trouva tellement
+perdu, que l'Empereur exigea que le roi, avant de savoir sa sentence,
+quittât l'enjeu d'abord, livrât ce qu'il tenait, Casal. Et, d'autre
+part, ceux qui voyaient nos misérables variations, qui voyaient
+Richelieu occupé de sa guerre intérieure contre sa vieille amante,
+Marie de Médicis, occupé d'apaiser Monsieur à force d'argent, enfin,
+le pauvre roi pleurant à chaudes larmes entre son ministre et sa mère,
+ceux, dis-je, qui voyaient ce tableau d'intérieur, n'avaient garde de
+s'avancer pour nous, pour être abandonnés demain. L'Italie n'osa rien.
+Le pape n'osa rien. La Bavière n'osa rien. Et pas même les Suisses,
+pour protéger leurs propres membres, les Grisons. Qui donc
+ralentissait les barbares en Italie? La peste seule.</p>
+
+<p>Je dis les barbares, et non les impériaux. Car, avec leur drapeau
+impérial, ces bons alliés et cousins de l'Espagne s'en allèrent tout
+droit piller la terre d'Espagne, le Milanais. De là, méthodiquement,
+ils devaient manger les États vénitiens, le Mantouan, s'assouvir sur
+Mantoue. Le duc et Venise, notre pauvre unique alliée, agonisaient de
+peur, et demandaient au roi du moins une parole, la promesse qu'il les
+défendrait. Le roi ne disait mot.</p>
+
+<p>Richelieu prétend avoir pris de grandes précautions, mais quelles? 1<sup>o</sup>
+<i>Menacer la Savoie</i> pour qu'elle menaçât l'Espagne. Mais l'Espagne
+n'eût pu arrêter les barbares; 2<sup>o</sup> <i>Pousser la Bavière</i> à organiser
+contre l'Empereur une résistance catholique. Mais qu'eût fait
+l'Empereur? Il n'eût pu arrêter ni Waldstein vers la France, ni les
+brigands qui allaient à Mantoue; <span class="pagenum"><a id="page036" name="page036"></a>(p. 036)</span> 3<sup>o</sup> <i>Ménager la paix au
+Suédois et le mettre en état d'agir</i>. La Hollande y travaillait aussi,
+et une victoire de Gustave sur les Polonais y fit plus que nos
+négociations. Une trêve fut signée le 15 septembre 1629. Gustave put,
+dès lors, songer à intervenir dans les affaires d'Allemagne. Ses
+préparatifs prirent <i>huit mois</i> (jusqu'en juin 1630). Et, pour <i>huit
+mois encore</i>, il n'agit qu'au bord de la Baltique. Donc, les impériaux
+eurent plus d'un an pour inonder la France, saccager l'Italie.</p>
+
+<p>Quelles forces avait la France? Six régiments de recrues en Champagne
+(8,000 hommes), et neuf (12,000) de vieux soldats que Richelieu mena
+aux Alpes.</p>
+
+<p>Waldstein avait 160,000 hommes, les plus aguerris du monde; et cela
+seulement sous sa main. Mais toutes les bandes campées sur le Rhin,
+même en Pologne, même en Italie, lui seraient venues à coup sûr, s'il
+eût signalé une grosse proie, comme la France à ravager, le pillage de
+Paris.</p>
+
+<p>Aussi, cette fois, le roi resta au nord, et Richelieu, nommé son
+lieutenant, alla, connétable en soutane et généralissime, frapper
+encore un petit coup aux Alpes. Il en était comme dans ces éducations
+de prince où, chaque fois que le prince manquait, on fouettait son
+camarade. Si l'Espagne ou l'Empereur agissaient mal en Italie, on
+fouettait le Savoyard qu'on avait sous la main. On se gardait bien
+d'aller chercher en plaine des batailles de Pavie.</p>
+
+<p>Richelieu improvisa encore l'hiver cette campagne avec une activité,
+une vigueur admirables. Il y était intéressé.</p>
+
+<p>S'il eût pu cette fois, par quelque moyen indirect, <span class="pagenum"><a id="page037" name="page037"></a>(p. 037)</span> et sans
+quitter les Alpes, faire rétrograder les barbares, le pape lui eût
+sans doute (il l'espérait, du moins) donné ce titre bienheureux de
+légat à vie, qui l'eût fait roi de l'église de France, et consolidé,
+éternisé dans les ministères. Aussi, son premier soin, en décembre,
+avant le départ, fut de forcer Richer, le célèbre doyen de
+l'Université, à se soumettre au pape et renier sa foi gallicane. Il
+était fort âgé. Le père Joseph alla, dit-on, pour terroriser le pauvre
+homme, jusqu'à la comédie de montrer des poignards, de dire qu'il
+fallait signer ou mourir.</p>
+
+<p>Richelieu emmenait, comme hommes d'exécution, des généraux qu'il
+croyait sûrs, Montmorency, Schomberg. Comme le vieux duc de Savoie,
+notre parent et ennemi, était toujours la pierre d'achoppement, le
+cardinal avait imaginé d'abréger tout en le prenant au corps, le
+faisant enlever dans sa villa de Rivoli. L'affaire manqua par la
+chevalerie de Montmorency, qui devait faire le coup et qui avertit le
+duc. Alors on fit des siéges, on prit Pignerol, et, plus tard,
+Saluces, deux bonnes petites places. Mais on ne put entrer bien loin
+dans l'Italie.</p>
+
+<p>Ce n'était pas ces petits succès-là qui pouvaient sauver Mantoue, et
+l'honneur de la France. Nos ennemis étaient aidés admirablement par la
+ligue des trois reines, de France et d'Angleterre. Henriette, de plus
+en plus maîtresse de Charles I<sup>er</sup>, le livrait à l'Espagne, lui faisait
+demander la paix aux Espagnols, dès lors d'autant plus fiers et plus
+insolents pour la France. Au Louvre, Marie de Médicis avait repris son
+fils, et, lorsque Richelieu obtint que le roi viendrait à l'armée,
+<span class="pagenum"><a id="page038" name="page038"></a>(p. 038)</span> Marie et Anne d'Autriche le suivirent, s'établirent à Lyon
+pour ralentir et paralyser la guerre.</p>
+
+<p>Le prétexte des reines était très-bon. Elles craignaient pour la vie
+du roi. Une peste épouvantable avait éclaté en Italie (celle que
+Mansoni peint dans les <i>Promesi Sposi</i>). Elles priaient, suppliaient
+le médecin Bouvard de garder son malade contre Richelieu qui
+l'entraînait. Louis XIII poussa à Chambéry, à Saint-Jean-de-Maurienne;
+la Savoie fut prise, comme toujours. Mais tout cela ne sauvait pas
+l'Italie. Les reines et le conseil, leur homme, le garde des sceaux
+Marillac, vieux dévot, amoureux, qui traduisait l'<i>Imitation</i> et
+couchait avec la Fargis (la confidente d'Anne d'Autriche), toute cette
+cour travailla si bien, que le roi revint de Savoie. On lui rappela le
+danger de la Champagne, danger fort diminué pourtant, Gustave ayant
+débarqué le 20 juin en Allemagne et inquiétant les impériaux.
+N'importe, avec cela, on fit traîner les choses. L'armée du roi ne
+passa en Italie que le 6 juillet, trop tard pour y rien faire de
+grand, assez tôt pour apprendre la prise de Mantoue (18 juillet 1630).</p>
+
+<p>Richelieu rejette sur Venise la faute du honteux et horrible
+événement. Cependant, par deux fois, elle avait ravitaillé la ville
+assiégée. Mais qu'était-ce que Venise alors? et comment lui
+reproche-t-on de n'avoir pu ce que le Roi de France lui-même ne
+pouvait? Il y avait fait passer furtivement trois cents hommes. Voilà
+un beau secours! Il est évident qu'au milieu de la peste et de tant de
+misères les nôtres se serrèrent aux Alpes, et n'allèrent pas voir au
+visage les vieux soldats, les brigands redoutables, qui tenaient
+Mantoue <span class="pagenum"><a id="page039" name="page039"></a>(p. 039)</span> à la gorge. Les Vénitiens y allèrent, furent battus.
+C'était le sort des Italiens. Leurs Spinola, leurs Piccolomini, leurs
+Montecuculli, firent, en ce siècle, la gloire des armées étrangères.
+Mais, en Italie même, ils ne pouvaient plus rien, sur cette terre de
+désorganisation et de désespoir.</p>
+
+<p>Il y avait quinze mois que les brigands avaient pris possession de
+l'Italie, qu'ils mangeaient en long et en large, sans distinction
+d'amis ou d'ennemis. Ils avaient désolé les Alpes des Grisons et la
+Valteline, cruellement écorché au passage le Milanais, les États
+Vénitiens; et alors ils étaient à sucer lentement l'infortuné pays de
+Mantoue, la campagne de Virgile. Altringer et Gallas, deux chefs de
+partisans, savants maîtres en ruines, qui déjà avaient longuement
+pillé l'Allemagne, appliquaient leurs arts effroyables aux populations
+plus désarmées encore de l'Italie. Le paysan endura tout; les
+pillages, les coups et les hontes, et souvent la mort par dessus, pour
+une larme ou pour un soupir. Le grand vengeur des guerres, la peste,
+impartiale, était venue ensuite, fauchant et les uns et les autres,
+les tyrans, les victimes. Le camp barbare se dépeuplait, et, d'autre
+part, Mantoue perdit vingt-cinq mille âmes. Les vivres n'y manquaient
+plus pour une population tant diminuée. La peste avait fait
+l'abondance. Mais, en revanche, il y avait peu, bien peu de soldats
+pour garder son enceinte immense. Le lac couvrait, il est vrai, la
+ville, et ses longues chaussées étroites où l'on n'arrive qu'un à un.
+Mais, le 17 juillet 1630, les assiégeants, apprenant que notre armée,
+le 6, était enfin en Italie, voyant le roi derrière et croyant (bien
+<span class="pagenum"><a id="page040" name="page040"></a>(p. 040)</span> à tort) que ce nouveau François I<sup>er</sup> irait en plaine se
+joindre aux Vénitiens, sortirent de leur torpeur; ils quittèrent leur
+camp, un cimetière, pour attaquer l'autre cimetière, qui était la
+ville. La nuit, par une belle lune, ils passent en barques, attaquent
+sur un point, en surprennent un autre, mal gardé. Le duc de Mantoue
+capitule, se sauve, lui et sa fille, laisse son peuple.</p>
+
+<p>Y avait-il un peuple encore? Trop nombreux malheureusement. Si les
+rues paraissaient désertes, c'est que les familles malades, ou dans
+l'agonie de la peur, s'étaient blotties aux greniers ou aux caves,
+dans les coins des palais. Les brigands surent bien les trouver. On
+fit la chasse aux hommes. Les pauvres, généralement, avaient déjà
+échappé par la mort. Ce furent les riches, les nobles, des gens
+heureux longtemps, d'autant plus vulnérables, qui endurèrent le long
+supplice. La molle délicatesse de l'Italie, les hommes de l'<i>Aminte</i>
+et du <i>Pastor fido</i>, les princesses du Tasse, s'évanouirent devant la
+face atroce d'un rustre roux, endurci vingt ans à tuer. Que dire à ces
+bourreaux? Les madones vivantes furent aussi maltraitées que celles
+des musées que ces stupides jouèrent à mettre en pièces, au lieu d'en
+tirer des millions. La religion ne sauva rien. Les églises furent
+violées. Tout cela sous le drapeau catholique de l'Empereur, qui avait
+épousé une princesse de Mantoue.</p>
+
+<p>Une singularité d'horreur qui ne s'est vue nulle part, c'est que cela
+ne se passa pas sur une ville résistante, ni même sur une ville
+vivante, mais sur la population dispersée, gisante, immobile, d'une
+capitale demi-déserte. <span class="pagenum"><a id="page041" name="page041"></a>(p. 041)</span> Tout se fit en grande paix, dans le
+calme et le silence, sauf quelques cris de femmes ou ceux du patient
+qu'on <i>chauffait</i> pour qu'il dît où était son argent. Ils eurent toute
+sécurité et tout le temps, trois longs jours, trois affreuses nuits,
+pour torturer lentement, outrager à loisir. Et, quand on croyait avoir
+épuisé tout, d'autres venaient, bourreaux tout neufs, pour recommencer
+de plus belle. Ils ne respectèrent rien, pas même la peste, et
+désespérèrent les mourantes, au risque de mourir demain.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page042" name="page042"></a>(p. 042)</span> CHAPITRE IV</h3>
+
+<h4>LUTTE DE RICHELIEU CONTRE LES DEUX REINES<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Lien vers la note 6"><span class="smaller">[6]</span></a><br>
+
+Juillet-Octobre 1630</h4>
+
+
+<p>Richelieu, trop évidemment, dans l'Europe catholique et le monde des
+honnêtes gens, seul, était l'ennemi. Sans lui, tout était paix
+profonde, ou du moins on ne demandait qu'à se réconcilier. C'est ce
+que le duc de <span class="pagenum"><a id="page043" name="page043"></a>(p. 043)</span> Savoie fit dire au Roi. C'est ce qu'insinuait
+le pape, devenu le compère des Espagnols et de l'Empereur, depuis leur
+horrible succès de Mantoue. C'est, enfin, ce que vint dire à Louis
+XIII l'envoyé des deux reines, <span class="pagenum"><a id="page044" name="page044"></a>(p. 044)</span> Valençay, un homme très-brave,
+fort bien choisi pour un conseil de lâcheté.</p>
+
+<p>Tous étaient pour la paix. Thoiras, qui défendait Casal, disait qu'il
+ne pouvait plus tenir. Nos généraux, d'Effiat, Montmorency, sauf un
+brillant combat, <span class="pagenum"><a id="page045" name="page045"></a>(p. 045)</span> ne purent et ne firent rien. D'Effiat était
+malade, Montmorency était, disait-il, ruiné. Il eût voulu devenir
+connétable. Mais, s'il le devenait, Créqui, le roi du Dauphiné, eût
+brisé son épée. D'autre part, Guise était en pleine guerre, avec
+Richelieu pour son amirauté de Provence, Bellegarde pour un droit
+qu'il prétendait comme gouverneur de Bourgogne, etc. Toutes ces
+plaintes, ces disputes, ce procès général, entre la cour et Richelieu,
+retentissaient au roi dans cette triste solitude des montagnes, et il
+en était accablé. Une forte tête, un homme bien portant, eût succombé;
+combien plus Louis XIII!</p>
+
+<p>Il faut ici avoir pitié de lui, et dire ce qu'il était.</p>
+
+<p>Plusieurs de ses très-bons portraits (surtout celui de Philippe de
+Champagne à Fontainebleau) le montrent au vrai, une longue figure de
+teint très-brun, à moustaches noires. Rien d'Henri IV, rien de Marie
+de Médicis. Les Espagnols, à son avénement, disaient que ce faux Louis
+était fils d'un des Orsini. Quoi qu'il en soit, il avait tous les
+goûts d'un prince italien de la décadence, bon musicien et même
+compositeur passable, peintre, réussissant dans je ne sais combien de
+petits arts et de métiers. La prodigieuse idolâtrie de la royauté et
+de lui-même, où on l'éleva pouvait en faire un vrai tyran. Il n'avait
+pas beaucoup de c&oelig;ur, était sec, dur, parfois cruel. Petitement
+dévot, sans tomber cependant à l'idiotisme des rois espagnols ni de
+Ferdinand II, le terrible mannequin des Jésuites, Louis XIII avait une
+conscience, n'était pas insensible à l'idée du devoir. Sa gloire de
+roi, l'<i>honneur de la couronne</i> et l'honneur de la France se
+confondaient <span class="pagenum"><a id="page046" name="page046"></a>(p. 046)</span> dans son esprit. Richelieu tira parti de cela
+admirablement, et de son vice, lui fit plusieurs vertus.</p>
+
+<p>Le malheur était qu'on ne pouvait compter sur rien avec une créature
+si maladive, qui déjà trois ou quatre fois avait touché à la mort, que
+l'ennui consumait, que les soucis minaient, que les médecins
+ruinaient, exterminaient, par la médecine du temps, implacablement
+purgative, acharnée à chasser cette humeur noire, qui était sa vie
+même; chassée, elle eût emporté tout.</p>
+
+<p>Le premier médecin, Bouvart, de dévotion toute espagnole et vivant aux
+églises, l'homme des reines, leur organe, ordonna le retour à Lyon (7
+août), l'oubli des pensées de la guerre. À quoi les reines ajoutèrent
+de vives prières pour que le malade se réconciliât avec ses bons
+parents, l'Espagnol et le Savoyard, avec l'Empereur. Quoi de plus
+chrétien? Les rois de l'Europe, en réalité, sont une famille. On le
+fit consentir à une trêve qui, le 1<sup>er</sup> septembre, devait livrer Casal
+aux Espagnols. Les Français n'y gardaient qu'un fort, qu'encore ils
+devaient livrer du 15 au 31 octobre s'ils ne recevaient secours.</p>
+
+<p>Le roi promit de plus à sa mère, à sa femme, qu'il chasserait
+Richelieu, mais seulement «après la paix.» Brulart et le père Joseph
+la négociaient à Ratisbonne.</p>
+
+<p>Richelieu, arrivant à Lyon, trouva la situation toute gâtée et malade
+autant que le roi. Le roi était encore debout; mais il avait si
+mauvaise mine, qu'on voyait qu'il allait tomber. Le bon courtisan
+Bassompierre, homme de la reine mère, Guise, Longueville, le vieux
+duc d'Épernon, ne perdirent pas de temps pour s'assurer <span class="pagenum"><a id="page047" name="page047"></a>(p. 047)</span> du
+roi. Lequel? Celui qui était à Paris, le frère de Louis XIII. Le roi
+de Lyon déjà ne comptait plus.</p>
+
+<p>Ils saluèrent la royauté nouvelle, prirent les ordres de Monsieur pour
+l'arrestation de Richelieu. Les dames eussent voulu davantage. La
+s&oelig;ur de Guise (princesse de Conti) eût préféré sa mort, et elle fit
+acheter des poignards. Les Espagnols y avaient toujours songé. Et
+Campanella en avait fait avertir Richelieu. La reine Anne d'Autriche
+n'y répugnait pas trop. Elle disait seulement: «Il est prêtre.»</p>
+
+<p>Dans ses Mémoires, tout politiques, Richelieu couvre tout cela de
+respect, de silence. Il ménage les deux reines, ménage les princes
+étrangers. Mais, dans le petit journal, écrit par lui, pour lui,
+chaque soir, et qui donne une mention des avis, des rapports
+d'espions, de toutes les informations qui lui venaient, on y voit bien
+plus clair. Ces témoignages, du reste, sont pour la plupart confirmés
+par tous les mémoires, actes et lettres publiés depuis.</p>
+
+<p>Or, voici le dessous des cartes. L'intrigue et la guerre politique
+couvraient une guerre de femmes.</p>
+
+<p>Richelieu avait été l'amant de Marie de Médicis, plus âgée de vingt
+ans. Et il ne l'était plus. Ses ennemis ont fait mille contes
+ridicules sur le libertinage de cet homme si occupé, si maladif, si
+espionné, observé spécialement par un roi très-sévère.</p>
+
+<p>Dans la vérité, Richelieu avait alors une vie sombre et prudente,
+très-réservée. Comme tant d'autres ecclésiastiques, il ne se fiait
+qu'à une parente, une espèce de fille adoptive, sa nièce, madame de
+Combalet, qui tenait sa maison et avait soin de lui. C'était une
+jeune <span class="pagenum"><a id="page048" name="page048"></a>(p. 048)</span> femme, jolie, modeste, austère. Quand elle avait eu le
+bonheur d'être quitte d'un fort pauvre mari, pour ne plus y être
+reprise, elle fit v&oelig;u de se faire Carmélite, s'habilla comme à
+cinquante ans, prit une robe d'étamine et ne montra plus ses cheveux.
+Seulement, comme son oncle aimait fort les bouquets, elle ne manquait
+guère, en l'allant voir, d'avoir des fleurs au sein.</p>
+
+<p>Tout était singulier dans cette jeune femme. On la disait malade
+secrètement. Nul galant. Mais elle avait un grand attrait. Des dames
+en étaient éprises et folles, jusqu'à quitter mari, famille et tout,
+pour s'établir chez elle, la soigner et faire ses affaires. Pour elle,
+elle semblait uniquement occupée de son oncle, qui eut longtemps la
+prudence de ne point lui faire de dons excessifs. Ce ne fut que peu
+avant sa mort qu'il fit tout d'un coup sa fortune, la fit duchesse
+d'Aiguillon.</p>
+
+<p>Il l'aimait fort. En 1626, quand la mort de Chalais exaspéra la cour,
+on pinça Richelieu à cet endroit sensible. On fit scrupule à sa nièce
+de vivre avec ce damné prêtre, cet homme de sang. Elle eut honte, elle
+eut peur, renouvela son v&oelig;u. Le cardinal, troublé, consulta et
+s'enquit si le v&oelig;u était valable. Ses docteurs lui répondirent:
+Non. Mais elle n'était pas plus tranquille, elle voulait se mettre au
+couvent. L'oncle n'y sut remède que dans une étrange démarche. Quoique
+fort mal avec le pape alors, il chargea notre ambassadeur d'obtenir de
+Sa Sainteté un bref qui interdît le couvent à sa nièce. Elle n'en
+garda pas moins à la cour, où elle était dame de la reine mère, une
+tenue de Carmélite, toujours fort sérieuse et ne levant jamais les
+yeux.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page049" name="page049"></a>(p. 049)</span> Les reines la haïssaient, et pour son oncle, et comme espion,
+enfin comme contraste à leur vie et reproche muet. Elles l'abreuvaient
+de fiel et la mortifiaient tout le jour.</p>
+
+<p>Une autre Carmélite régnait, fleurissait à la cour, madame Du Fargis,
+née Rochepot, qui avait été trois ans au couvent de la rue
+Saint-Jacques, mais, il est vrai, sans faire de v&oelig;u. Elle s'était
+liée (là sans doute) avec la nièce du ministre, quoique connue déjà
+par maints scandales. On lui fit épouser ce Du Fargis, notre
+ambassadeur en Espagne, qui y signa la paix contre ses instructions,
+en 1626. Quand on chassa les dames complaisantes qui, au Louvre et
+ailleurs, avaient si mal gardé la jeune reine contre Buckingham, on
+leur substitua la Fargis, plus complaisante encore et bien plus
+dangereuse. Elle était jolie, ardente, effrontée, tout à fait propre à
+aguerrir la reine par ses exemples. Agent de l'Espagne, elle lui
+faisait des amis de tous ses amants. C'était Créqui, c'était Cramail,
+c'était le vieux garde des sceaux, etc. Tel était, dans l'absence de
+la Chevreuse, le Mentor de la jeune reine.</p>
+
+<p>La vieille reine, non moins honteusement, était menée par un Provençal
+d'Arles, un musicien aventurier, qui, pour mieux gouverner la dame,
+s'était fait médecin, et, pour l'assotir tout à fait, étudiait en
+astrologie. Dans le petit journal de Richelieu, on voit toute
+l'importance du docteur. Le rival du grand homme, son antagoniste en
+Europe, ce n'est pas Spinola, ni Waldstein, ni Olivarès. C'est
+Vaultier. La reine mère crie et pleure pour Vaultier. La question
+suprême est de savoir si Vaultier remplacera Richelieu, d'abord
+<span class="pagenum"><a id="page050" name="page050"></a>(p. 050)</span> dans la maison de la reine mère, puis dans l'État, dans le
+gouvernement.</p>
+
+<p>Le roi s'alita le 22 septembre, et le 30 fut à la mort. Au dedans, au
+dehors, on agit vivement. On écrivit en Bretagne, en Bourgogne, pour
+que des deux bouts de la France il y eût explosion contre Richelieu.
+On écrivit au prince de Condé qu'il se hâtât de quitter celui que tous
+quittaient et qui allait périr.</p>
+
+<p>Voyons un peu chez le roi comment les choses se passent. Du 20 au 30,
+ce fut le plus grand trouble. La médecine la plus violente, les
+remèdes les plus héroïques ne pouvaient guérir Louis XIII. Il allait à
+la selle quarante fois par jour et rendait le sang pur. L'intrépide
+Bouvart était à bout et consterné. Saignée sur saignée, médecine sur
+médecine, rien n'y faisait. La maladie semblait, malignement moqueuse,
+augmenter d'heure en heure pour humilier la Faculté.</p>
+
+<p>C'était un spectacle lamentable de voir ce moribond, tant de selles,
+tant de sang. La cour était fort mal logée, et l'étiquette au diable.
+Chacun entrait, venait, voyait. Tel priait, tel pleurait. Le 1<sup>er</sup>
+octobre, il y eut grande scène. Le roi mourant communia et demanda
+pardon à tout le monde.</p>
+
+<p>C'est de ce mot chrétien que Brienne voudrait abuser pour nous faire
+croire que le roi fit satisfaction à sa femme. Et il ajoute, comme un
+sot, que le mourant même promit de se guider <i>par ses conseils</i>!...
+Conseils d'une telle étourdie, si compromise et le jouet visible de
+son entourage éhonté!</p>
+
+<p>Tous les autres témoins nous disent le contraire. Ils attestent que
+le malade était plus défiant que jamais, <span class="pagenum"><a id="page051" name="page051"></a>(p. 051)</span> qu'il démêlait
+très-bien l'intérêt qu'on avait à sa mort. À ce point, qu'il refusait
+tout, sauf ce qu'il recevait directement de la main de son premier
+valet de chambre, un bon homme allemand, Béringhen.</p>
+
+<p>Ce Béringhen devenait extrêmement important. Et, si quelqu'un pouvait
+<i>in extremis</i> tirer quelque chose de la main mourante,
+vraisemblablement c'était lui. Ni le confesseur Suffren, ni le médecin
+Bouvart, n'exerçaient d'ascendant.</p>
+
+<p>Monsieur croyait succéder à coup sûr. Cependant un homme plusieurs
+fois gracié, noté en des actes publics comme lié aux ennemis de
+l'État, aurait été aisément contesté, spécialement de Richelieu, sûr
+de périr si Monsieur était roi.</p>
+
+<p>Une autre personne craignait cet avénement: c'était la jeune reine,
+jadis bien avec Monsieur, alors mal, parce que le prince rieur et ses
+bouffons s'égayaient sur les petites aventures de la reine et ses
+fausses couches. Que n'était-elle enceinte! Elle eût été régente, et
+Monsieur était écarté! Mais, si elle ne l'était pas, il ne lui restait
+qu'à épouser cet homme méprisé, et qui riait d'elle tout le jour.
+C'était le plan de la reine mère, laquelle comptait bien gouverner. La
+reine Anne serait restée dépendante et petite fille.</p>
+
+<p>On dit qu'une chose violemment voulue et désirée se réalise, qu'un
+véhément désir parfois crée son objet. J'ignore ce qui en est. Ce qui
+me semble sûr, c'est que la reine, qui avait tant d'intérêt à être
+grosse, le devint en effet.</p>
+
+<p>Elle ne le déclara point. Mais, quatre mois après, la chose étant
+visible pour tous, le confident médecin <span class="pagenum"><a id="page052" name="page052"></a>(p. 052)</span> Bouvart n'osa le
+nier. Elle avorta en mars 1631, par un moyen artificiel, comme on
+verra, et probablement à six mois.</p>
+
+<p>Le roi l'avait quittée en mai 1630; il la revit à la fin d'août, étant
+déjà malade et en pleine fièvre. Ils se réconcilièrent le jour où il
+crut mourir, se brouillèrent encore, restèrent brouillés. Je ne vois
+pas quand il put être père.</p>
+
+<p>N'importe. Qu'elle fut grosse au jour de la mort, elle était sauvée.
+Elle restait reine régente, ou du moins présidant le conseil de
+régence. Elle subordonnait la reine mère et Monsieur, qui n'était plus
+que son premier sujet.</p>
+
+<p>Il suffisait pour cela que le roi, s'il testait en forme ordinaire,
+tout en reconnaissant son frère, laissât ajouter la petite réserve
+naturelle, qui était de <i>style</i>, quand le mourant était un homme
+marié: «<i>Sauf le cas</i> où notre très-chère épouse seroit enceinte.»</p>
+
+<p>Mais, si le roi n'aimait pas son frère, il n'aimait guère non plus sa
+femme. Défiant comme il était, il aurait bien pu être assez malicieux
+pour effacer ce mot.</p>
+
+<p>Il était bien essentiel qu'on s'assurât de l'homme qui, seul en ce
+moment, paraissait lui inspirer un peu de confiance, de Béringhen, non
+pas pour qu'il agît directement, mais seulement pour veiller les
+moments où la haine du roi pour son frère serait plus forte que sa
+malveillance pour sa femme. Ce moment, de lui-même allait se
+présenter. À grand bruit, de Paris, arrivait une armée, les amis de
+Monsieur avec tous leurs amis, les Guise, les Créqui et les
+Bassompierre. <span class="pagenum"><a id="page053" name="page053"></a>(p. 053)</span> Déjà ils étaient sûrs du gouverneur de Lyon, de
+sorte qu'ils tenaient le roi dans leurs mains. Si le 2 ou le 3, le 4
+octobre, dans leur impatience d'héritiers, ils venaient le troubler et
+le faire tester pour Monsieur, les deux gardes du lit, Béringhen et la
+veuve, n'avaient qu'à surveiller le testament, et le mourant, plus que
+jamais irrité contre Monsieur, n'eût point fait à la reine l'injure de
+lui biffer la réserve naturelle en tout héritage.</p>
+
+<p>Comment acquit-on Béringhen? Comme on acquiert un jeune homme, faible
+et doux, fort galant, sans défense contre les femmes. Celle qui menait
+l'intrigue, la confidente d'Anne, la Fargis, s'en saisit par un coup
+d'audace. La cour était campée à Lyon dans un hôtel étroit. Chacun
+couchait où il pouvait. Béringhen, dans les rares moments où la
+fatigue l'obligeait de prendre un peu de repos, se jetait sur un
+matelas, à deux pas de son maître, dans une pièce de passage où on
+allait et venait. La Fargis n'hésita pas. Sans crainte des passants,
+sans pudeur du mourant, qui aurait pu entendre, elle alla s'établir
+dans le lit du valet de chambre, et on les vit entre deux draps.</p>
+
+<p>Il ne manquait plus qu'une chose, c'était que le roi se hâtât de
+mourir. Les deux partis étaient en présence. La reine Anne tenait la
+Chambre, et les amis de Monsieur tenaient la ville. Quel que fût le
+vainqueur, Richelieu périssait. Il se trouva tout à coup seul. Il
+avait parlé à Bassompierre. En vain. Il parla à M. de Montmorency, à
+qui il avait donné espoir de le faire connétable. Mais tout ce qu'il
+tira de son caractère généreux, ce fut l'offre de le faire sauver de
+<span class="pagenum"><a id="page054" name="page054"></a>(p. 054)</span> Lyon; offre très-dangereuse, car c'était le pousser à
+s'accuser lui-même. En le sauvant ainsi, il le perdait.</p>
+
+<p>Les médecins avaient saigné six fois en six jours cet homme pâle qui
+n'avait point de sang. Ils essayèrent encore de lui en tirer le 2
+octobre. À ce moment, la nature le sauva. La vraie cause du mal,
+ignorée des docteurs, un abcès à l'anus, creva. Tout fut fini. Quoique
+très-faible, il se mit sur son séant, parla de se lever.</p>
+
+<p>Le jour même arrivaient Guise, Créqui, Bassompierre, représentants du
+nouveau roi. Ils furent consternés, terrifiés, de trouver cet homme
+mort qui se levait de son tombeau. Richelieu était près de lui. Il lui
+montrait que les impériaux se jouaient de lui à Ratisbonne. Il en
+tira, le 2, un ordre ferme qui semblait annoncer la résurrection de la
+France, ordre à l'ambassadeur Brulart de revenir; le père Joseph, son
+auxiliaire, pouvait rester, n'ayant pas caractère pour signer un
+arrangement. Du reste, Richelieu se croyait bien sûr de Joseph, son
+très-intime confident.</p>
+
+<p>L'Empereur, qui jusque-là empêchait la paix en n'offrant qu'un traité
+impossible, avait hâte alors de la faire, d'abord parce que Gustave
+avançait, deuxièmement, parce qu'il savait que Louis XIII avait
+promis, dès la paix faite, de chasser Richelieu. Joseph et Brulart,
+fort pressés des impériaux et sans doute de nos deux reines, étaient
+dans un grand embarras. Il y a loin de Lyon à Ratisbonne. Joseph
+reçut-il les nouvelles du 1<sup>er</sup> octobre, la communion du roi mourant?
+ou celles du 2, sa résurrection? On l'ignore. Mais, <span class="pagenum"><a id="page055" name="page055"></a>(p. 055)</span> quand il
+eût eu les dernières, même le roi vivant, Richelieu pouvait périr si
+Joseph consommait le traité de paix qui devait faire son expulsion.</p>
+
+<p>Donc, au total, Joseph semblait tenir le fil des destinées de
+Richelieu<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Lien vers la note 7"><span class="smaller">[7]</span></a>. C'était son homme, mais il ne l'aimait pas. Joseph
+croyait l'avoir créé, et avoir créé un ingrat. Le ministre ne faisait
+pas ce qu'il voulait <span class="pagenum"><a id="page056" name="page056"></a>(p. 056)</span> pour sa fortune. Avec ses sandales de
+capucin, sa ceinture de corde, cette comédie d'humilité, il visait au
+chapeau, qui sans doute lui eût donné moyen de supplanter son ami.
+Richelieu qui le voyait venir, essaya, dès 1628, de s'en débarrasser,
+de le claquemurer dans une ville morte, à La Rochelle, dont il l'eût
+fait évêque. Mais Joseph, non moins fin, déclina l'honneur de cet
+enterrement, et s'obstina à rester Capucin.</p>
+
+<p>En acceptant le traité de l'Empereur contre les instructions de
+Richelieu, il avait deux chances pour une. Si le roi mourait, le
+nouveau roi l'approuvait, le louait. Et, si le roi ne mourait pas, les
+deux reines montraient au convalescent le traité de Joseph, et, la
+<i>paix étant faite</i>, lui faisaient chasser Richelieu. Qui succéderait à
+celui-ci? Il n'y avait qu'un homme capable, Joseph encore. Il devenait
+ministre, et, de plus, cardinal. Le pape se joignait à l'Empereur pour
+le presser de faire la paix.</p>
+
+<p>Le fameux Capucin était un homme aimable, obligeant, qui, tout agent
+qu'il fût de Richelieu, avait trouvé moyen de rester bien avec tout le
+monde. C'est lui qui, en 1626, fonda l'énorme fortune d'Orléans, en
+décidant Richelieu, malgré sa répugnance, à donner à Monsieur
+mademoiselle de Montpensier. Monsieur l'aimait, et dit avec regret à
+la mort de Joseph: «C'était l'ami des princes.»</p>
+
+<p>Il mérita ce titre à Ratisbonne. Pressé, prié, il consentit que
+Brulart, son collègue, signât la paix. Lui, Capucin indigne, il
+déclinait un tel honneur. Mais on lui mit la plume en main, et sans
+doute on lui dit que <span class="pagenum"><a id="page057" name="page057"></a>(p. 057)</span> le pape le voulait, qu'en s'abstenant il
+perdrait pour jamais le chapeau. Il signa (13 octobre 1630).</p>
+
+<p>Cet acte, &oelig;uvre de Vienne, était un monstre d'équivoques et de
+piéges qui compromettait tout:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> L'<i>honneur</i>. En Italie, le commissaire de l'Empereur entrait à
+Casal; les Français et les Espagnols sortaient, mais avec grande
+différence, les Espagnols pour rester à deux pas; notre duc de
+Mantoue, sans protection et tout seul, restait comme un mouton à la
+garde des loups;</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Ce beau traité <i>compromettait la France</i>, lui interdisant
+l'alliance avec les ennemis de l'Empereur (dès lors avec Gustave); il
+ouvrait le royaume, il y avait une phrase qui eût pu faire rendre à
+l'Empire les Trois évêchés;</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> La paix n'était pas pour la seule affaire d'Italie, mais générale,
+donc <i>comprenant l'Espagne</i>, qui n'avait rien demandé, et qui restait
+tout à fait libre de signer ou de ne pas signer. Le traité nous liait
+les mains et n'obligeait pas l'ennemi.</p>
+
+<p>Joseph a dit qu'il avait signé pour gagner du temps; que le roi
+pouvait, après tout, ne pas ratifier. Très-mauvaise raison. Dans le
+désir général de la paix, dans les rapides entraînements de la France,
+ce chiffon de traité une fois répandu et connu, tout devait aller à la
+dérive, son premier et son grand effet étant justement d'écarter la
+main forte qui tenait la corde tendue.</p>
+
+<p>Le tant désiré parchemin s'envole à Lyon, comme la colombe de l'Arche.
+Saisi et baisé des deux reines, il est ébruité dans toute la ville,
+célébré à cor et à <span class="pagenum"><a id="page058" name="page058"></a>(p. 058)</span> cris. La paix! la paix!... Les feux de
+joie s'allument. Les reines au balcon, croyant, dans la fumée, voir
+s'évanouir Richelieu.</p>
+
+<p>Cela le 20. Et, le 26, le même effet en Italie, sous Casal, effet
+décisif et terrible sur notre armée. Richelieu, du 2 au 26, avait
+obtenu du roi réveillé un effort désespéré; il avait de ses mains
+arraché aux intendants, envoyé l'argent nécessaire. Plus, des
+renforts. Plus, l'ordre précis du roi de donner la bataille, et, si on
+la gagnait, de ne pas s'amuser à ménager l'Espagne, mais de finir ces
+comédies et d'entrer dans le Milanais. Cette armée était sous trois
+maréchaux, Schomberg et d'Effiat, deux hommes de talent et très-sûrs,
+le troisième suspect (l'agent des reines), Marillac, frère du garde
+des sceaux. Mais ce Marillac dut marcher. Schomberg, ayant l'ordre
+précis et répété, ne voulut plus attendre une heure, et mena l'armée à
+l'ennemi. Les Espagnols étaient perdus. Leur grand général Spinola
+venait de mourir, et leur courage aussi. Les Français, pleins d'élan,
+allaient leur passer sur le corps, et d'autant plus sûrement qu'ils
+avaient carte blanche, non plus pour secourir une méchante ville de
+Piémont, mais pour s'en aller voir Milan, la Lombardie.</p>
+
+<p>À ce moment, comme du ciel, un secours vient aux Espagnols, l'envoyé
+du pape, l'abbé Mazarino. C'était le 26, et, depuis plusieurs jours,
+le traité fait le 13 avait été apporté en Piémont. Une semaine
+entière, probablement, Mazarin le garda en poche, devinant bien, le
+rusé comédien, le parti qu'il en tirerait. Aux premières salves,
+faites de loin, sans danger encore, <span class="pagenum"><a id="page059" name="page059"></a>(p. 059)</span> notre abbé se présente
+aux rangs français, court, se démène, fait signe d'un mouchoir le long
+des premiers rangs; il va, vient, voltige à cheval, criant: La paix!
+la paix!</p>
+
+<p>Ce n'était pas assez pour arrêter Schomberg, qui, le matin encore,
+dans une dernière lettre du roi, avait lu qu'il ne reconnaissait pas
+cette paix. Mais c'était assez pour détremper ceux (il y en a en toute
+armée) qui ne marchent pas volontiers. C'était assez pour faire crier
+à Marillac que tout était fini. Schomberg lui-même se rangea à cet
+avis, tant il vit les esprits changés et l'armée refroidie.</p>
+
+<p>Le résultat de cette farce était de finir la résistance de Casal.</p>
+
+<p>Assiégeants, assiégés, Espagnols et Français s'en vont. Mais les
+impériaux (pires qu'Espagnols) y entrent, un commissaire de
+l'Empereur, avec une armée de domestiques allemands.</p>
+
+<p>Ce joli trait de Mazarin commença la carrière de ce grand Mascarille.</p>
+
+<p>Tout le parti espagnol en Europe, et nos reines surtout, en firent, en
+ornèrent la légende. Et quoi de plus touchant? Entre deux armées
+engagées, dans la première furie, sous une grêle de balles, ce jeune
+homme intrépide (mousquetaire avant d'être prêtre) se précipite, brave
+mille morts pour arrêter l'effusion du sang.</p>
+
+<p>Tant de courage, d'humanité, de charité chrétienne... Tout à la fois
+la légende d'un saint et celle d'un héros de roman!...</p>
+
+<p>Telle fut la noble et charmante auréole sous laquelle <span class="pagenum"><a id="page060" name="page060"></a>(p. 060)</span> fut
+bientôt présenté à notre Espagnole Anne le sauveur de l'armée
+d'Espagne. Admirable rencontre! mystérieuse prédestination! On fit
+remarquer à la reine que cet ange de paix avait des traits du beau,
+du noble Buckingham, du héros qu'elle avait aimé.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page061" name="page061"></a>(p. 061)</span> CHAPITRE V</h3>
+
+<h4>JOURNÉE DES DUPES.&mdash;VICTOIRE DE RICHELIEU SUR LES REINES ET MONSIEUR<br>
+
+De novembre 1630 à juillet 1631</h4>
+
+
+<p>L'effort du grand ministre, les nobles velléités du roi à son réveil,
+avaient donc avorté. On devait croire le roi indigné contre ceux qui
+lui avaient enlevé une victoire certaine, une conquête probable. Or,
+le contraire advint. En gardant encore son ministre, il assura de
+nouveau aux reines que, «la paix faite, il le renverrait.» (Fin
+d'octobre 1630.)</p>
+
+<p>Par quelle prise avaient-elles ressaisi le roi? Par la plus imprévue:
+une femme, un amour... Cet insensible, ce malade saigné à blanc, si
+pâle, qui faisait presque peur, on trouva l'art de le rendre amoureux!</p>
+
+<p>L'aventurier Vaultier, musicien de la reine mère, <span class="pagenum"><a id="page062" name="page062"></a>(p. 062)</span> qui
+s'était fait son médecin et astrologue, était un esprit pénétrant. On
+lui doit cet hommage. Il devina que ce moment où un homme échappe à la
+mort, où, les cierges de l'extrême-onction s'éteignant, il voit la
+vraie lumière, se croit rené, il est infiniment sensible par sa
+faiblesse même, enfant, tendre et poète, sous l'enchantement de sa
+nouvelle aurore.</p>
+
+<p>Donc, il advint que cette aurore, cette belle lumière de vie dont la
+nature se pare pour un mourant ressuscité, Louis XIII la vit un matin
+tout animée, charmante, dans une demoiselle de quinze ans, une blonde
+du Midi. L'avisé Provençal avait cherché, trouvé la petite fille au
+fond du Périgord, l'avait fait venir avec sa grand'mère, qu'il gagna
+en lui promettant de devenir dame d'atours de la mère du roi.</p>
+
+<p>On savait parfaitement par quel concert d'éloges, organisé et
+concordant comme par hasard, on pouvait faire aimer quelqu'un de Louis
+XIII. On lui donnait de temps à autre un favori, un camarade
+d'amusement ou de chasse. En hommes, c'était assez facile, plus
+difficile en femmes. Le sentiment qu'il avait de son insuffisance le
+rendait plus timide. Mais ici, le grand intérêt que les reines avaient
+à la chose leur donna de l'adresse. On prépara le roi à voir cette
+jeune merveille, et, quand il fit ses relevailles (pour ainsi dire) et
+alla rendre grâces à Saint-Jean de Lyon, le coup désiré fut frappé.</p>
+
+<p>Le roi, plein de reconnaissance, ayant bien remercié Dieu, resta
+encore à entendre un sermon. Là, les yeux errants du convalescent
+tombèrent sur la nouvelle venue, mademoiselle de Hautefort.
+L'<i>Aurore</i> <span class="pagenum"><a id="page063" name="page063"></a>(p. 063)</span> comme l'appelaient ses compagnes pour son teint
+rose, ses cheveux rutilants, illuminée sans doute du reflet des
+vitraux, apparut un rayon d'en haut et la résurrection elle-même à ce
+Lazare. Il eut honte d'avoir un carreau sous les genoux quand elle
+n'en avait pas, et, sans s'inquiéter de ce qu'on en dirait, il suivit
+son sentiment poétique et lui fit porter son carreau. Une fille du
+Nord eût été abîmée d'étonnement et d'embarras, eût fait quelque
+gaucherie. Mais celle-ci, d'une légère rougeur, du vif éclat de ses
+yeux bleus, transfigurée, prit le carreau, et, sans s'en servir, le
+posa près d'elle avec respect. Et tout cela d'un si grand air, d'une
+telle noblesse virginale, que tout le monde en fut ébahi.</p>
+
+<p>Voilà le roi, dès ce jour, sorti de la vie sauvage où l'avaient tenu
+ses favoris de chasse et autres, Luynes, Baradas, récemment
+Saint-Simon. Le voilà assidu désormais chez les reines, sans cacher
+aucunement qu'il y va pour mademoiselle de Hautefort. Il fait pour
+elle des vers, de la musique, lui parle de sa chasse comme à un
+camarade, de ses ennuis et même des affaires du royaume, parfois de
+son ministre. Elle, sans rechercher l'honneur de ces confidences, elle
+y répond modestement, avec adresse et présence d'esprit. Parfaitement
+dévouée aux reines, à sa chère maîtresse, Anne d'Autriche (si
+innocente et si persécutée), elle dit à merveille, d'une vivacité
+naïve et gasconne, les petits mots qu'on lui fait dire, du reste, ne
+parlant qu'en chrétienne, pour l'union de la famille royale, pour le
+soulagement du pauvre peuple et la fin de la guerre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page064" name="page064"></a>(p. 064)</span> Richelieu se noyait. Et voilà que cette enfant, innocente et
+charmante, presque sans s'en douter, lui met la pierre au cou.</p>
+
+<p>Le naufragé imagina de se reprendre à une vieille planche, la reine
+mère, à son ancien attachement. Puisque, de toutes parts, le vent
+était à l'amour et que l'amour lui faisait la guerre, il entreprit d'y
+recourir lui-même. Il avait fort vieilli, il est vrai; il avait déjà
+les joues creuses, le poil gris, l'air fantôme qu'on lui voit au
+portrait du Louvre. Mais enfin, la bonne dame avait toujours vingt ans
+de plus. Un homme de tant d'esprit, et qui avait cet esprit dans les
+yeux, ne pouvait-il, à force de tendres respects, de mensonges,
+réveiller au vieux c&oelig;ur l'étincelle des beaux jours passés? Un
+Vaultier tiendrait-il contre Richelieu en présence? Celui-ci prit un
+parti héroïque, ce fut de s'établir sur le terrain de Vaultier même,
+dans le propre bateau, l'appartement et l'alcôve mouvante où la reine
+descendait la Loire pour aller à Paris. Elle passait les jours au lit;
+lui à ses pieds, agenouillé sur des coussins, comme on faisait alors.</p>
+
+<p>Spectacle intéressant! Et quel dommage que Saint-Simon ne fût pas né!
+La passion première parut revenue tout à fait. C'était un doux concert
+de mots charmants en italien entre la vieille haineuse et le prêtre
+enfiellé. <i>Amico del cor mio!</i> disait-elle. Lui, il était ému, rêveur,
+visiblement fervent et plein de religion, mais troublé sans doute de
+tant de beauté.</p>
+
+<p>Qui tromperait et mentirait le mieux? C'était la question. La
+Florentine avait l'émulation de Catherine de Médicis. Mais, parmi ses
+douceurs, telle venimeuse <span class="pagenum"><a id="page065" name="page065"></a>(p. 065)</span> &oelig;illade put révéler au grand
+observateur la plaie qui lui restait et que rien ne guérit. La Fargis
+avait eu soin de lui dire que le cardinal et sa nièce (qui, comme tous
+les caractères sombres, avaient des échappées bouffonnes) égayaient
+leurs ébats à faire la comédie des galants transports de la vieille en
+baragouinage italien.</p>
+
+<p>Long et pénible fut ce tête-à-tête du bateau. Dès qu'elle en
+descendit, le cardinal partit grand train et rejoignit le roi à
+Auxerre. Le roi, loin des beaux yeux d'<i>Aurore</i>, avait quelque peu
+réfléchi. Une chose le rendait soucieux, c'était d'apprendre peu à peu
+comme on avait travaillé aux huit jours où il était mort et dans
+quelle tendre intimité on était avec l'homme de l'Espagne, Mirabel,
+alors à Bruxelles, qu'on fit revenir. Il avoua à Richelieu que la
+reine mère était toujours contre lui et n'oubliait rien pour le
+perdre.</p>
+
+<p>La bataille était pour Paris. Le champ de bataille était le
+Luxembourg, où la reine mère promenait sa fureur dans sa galerie de
+Rubens. Quoique le roi n'eût rien promis <i>qu'après la paix</i>, elle
+voulait sur l'heure qu'il chassât Richelieu (11 novembre 1630).
+Celui-ci, averti, accourt, veut entrer, se défendre; mais la porte est
+fermée; il entre par une autre. Il s'explique, il prie et il pleure.
+Une effroyable averse d'injures est la réponse. Le roi s'enfuit et se
+sauve à Versailles.</p>
+
+<p>On a dit que Richelieu, en ce moment, se crut perdu, qu'il fallut le
+conseil, la fermeté du cardinal de la Valette, pour lui rendre le
+courage et le faire aller <span class="pagenum"><a id="page066" name="page066"></a>(p. 066)</span> aussi à Versailles. J'en doute
+fort. Sa ténacité indomptable est bien prouvée. Il avait près du roi
+un ami, il est vrai, un petit ami, Saint-Simon, ex-page que le roi
+avait fait premier écuyer. Ce favori obscur, sans grande action, avait
+pourtant cela d'être près du roi à toute heure. Il n'avait pas les
+charmes et les heureux moments de mademoiselle de Hautefort, mais en
+revanche l'assiduité; nuit et jour, il était le très-discret écho,
+sourd, non retentissant, des plaintes du roi. Il faisait profession de
+ne se mêler de rien, de n'avoir aucune initiative. Il savait dire:
+«Oui, Sire,» donner la réplique, simple, indispensable. Le roi,
+s'affligeant de son abandon et du fardeau d'affaires qu'allait lui
+laisser Richelieu, aurait dit d'un ton de regret: «Où est-il,
+maintenant?» À ce mot, qui n'était pas une demande, l'autre répondit
+cependant: «Mais, Sire, il est ici.»</p>
+
+<p>Richelieu, comme de dessous terre, reparut et changea le roi. Il lui
+montra avec respect, mais lui montra pourtant, qu'en France, en
+Italie, partout, on se moquait de lui; qu'il avait perdu à Casal les
+résultats de deux campagnes, que l'Empereur en était maître, donc
+l'Espagnol (c'était même chose); que le pape était devenu tout
+impérial, que Venise demandait grâce à l'Empereur, qu'ici l'homme des
+reines, le vieux garde des sceaux, Marillac, là-bas, son frère le
+général, étaient excellents Espagnols; que sa cour, son conseil,
+n'avaient pour chef réel que l'ambassadeur Mirabel, appelé secrètement
+par la reine Anne à Paris.</p>
+
+<p>Le Paris de la Ligue avait eu pour roi Mendoza. Il <span class="pagenum"><a id="page067" name="page067"></a>(p. 067)</span> ne tenait
+pas à Mirabel qu'il ne jouât le même rôle. Il trouvait dans le
+Parlement force têtes pointues pour l'écouter, ou des sots importants,
+ou des fous imprudents qui auraient joué au jeu insensé de s'appuyer
+sur l'ennemi «dans l'intérêt des libertés publiques.» Le roi eut
+honte, eut peur d'une telle situation. Il reprit les sceaux au vieux
+Marillac, l'exila, fit arrêter l'autre Marillac à l'armée. Mais il
+était encore si incertain, qu'il lui fallut du temps pour se décider à
+donner les sceaux à Châteauneuf, un homme énergique et capable que lui
+désignait Richelieu. Il s'assura de Paris et de la police du Parlement
+en nommant Lejay premier président.</p>
+
+<p>Mais, comment la reine mère allait-elle prendre tout cela? C'était
+l'inquiétude du roi. Il envoya quelqu'un, à deux heures de nuit, de
+Versailles à Paris, pour réveiller le père Suffren, au noviciat des
+Jésuites, et le prier d'intervenir et de calmer sa mère.</p>
+
+<p>Cette journée, qu'on appela <i>journée des dupes</i> (11 novembre 1630), ne
+fut point décisive au fond, comme on l'a dit. Richelieu n'était sûr de
+rien; le roi restait chagrin de voir que lui seul eût raison.</p>
+
+<p>Il n'avait pas eu assez peur. On n'avait pu, sur des preuves
+certaines, lui faire voir, lire, toucher le complot. Heureusement pour
+Richelieu, en surveillant la Lorraine, le centre ordinaire des
+intrigues, il saisit sur la route (décembre 1630) un médecin du roi,
+Senelle, chargé et surchargé de lettres pour la reine Anne, pour la
+Fargis et autres.</p>
+
+<p>Que contenaient ces lettres? On ne le sait pas trop. Dans le procès
+qu'on fit, on n'ose lever qu'un coin du <span class="pagenum"><a id="page068" name="page068"></a>(p. 068)</span> voile. On parle de
+complots contre la vie du roi, sans en alléguer d'autres preuves que
+des recherches astrologiques qu'on faisait pour savoir l'époque de sa
+mort. Curiosité, il est vrai, mauvaise et très-sinistre. On a vu que
+les pronostics de la mort d'Henri IV y avaient très-réellement
+contribué, encouragé les meurtriers, qui se crurent sûrs de le tuer au
+jour prédit, marqué là-haut.</p>
+
+<p>Les deux reines et Monsieur ne souhaitaient qu'une mort, celle de
+Richelieu. On en avait souvent parlé, mais toujours on disait que, si
+Monsieur faisait tuer Richelieu, le roi le ferait mourir. Cela aurait
+pu arriver. Louis XIII, malade, comme Charles IX, avait sous les yeux
+son histoire. Dès son enfance, endoctriné par de Luynes, il tenait de
+lui cette opinion que Charles IX fut empoisonné par Catherine, et
+qu'il n'eût pas péri s'il eût fait périr son frère.</p>
+
+<p>Donc, Monsieur devait y songer, attendre encore.</p>
+
+<p>La mort de Richelieu exigeait la mort préalable du roi, qui, du reste,
+semblait ne devoir tarder; il ne se rétablissait point. Mais les
+valets parfois sont plus impatients que les maîtres; il se pouvait que
+ceux de Monsieur ou des reines perdissent patience et donnassent au
+roi malade quelque suprême médecine. L'Église y eût gagné, et l'âme
+aussi de Louis XIII. Car il allait se perdre, faire le grand péché
+d'Henri IV qui lui coûta la vie, l'alliance protestante. On le disait
+partout depuis un an pour irriter les catholiques, quoiqu'en réalité
+il ne traita que l'année suivante.</p>
+
+<p>Dans la riche collection de lettres qu'on saisit, parmi celles qui
+étaient écrites à la reine, aux grands personnages, <span class="pagenum"><a id="page069" name="page069"></a>(p. 069)</span> il y en
+avait une pour une vieille bourgeoise, de nom fort significatif,
+mademoiselle du Tillet.</p>
+
+<p>Cette vieille était un vrai bijou du Diable, dont elle avait l'esprit.
+Une destinée tout à rebours. Pour sa laideur, elle avait été adorée du
+duc d'Épernon. Et, pour sa roture de petite bourgeoise, elle régnait
+dans la maison de Guise, faisait la pluie et le beau temps. Il y avait
+quelque chose là-dessous. Elle ne bougeait du Luxembourg, où la reine
+mère la traitait avec grande considération. C'était une sibylle, une
+espèce d'oracle; on répétait et on retenait ses mots. On la consultait
+en affaires, comme on fait des grands hommes qui, en leur temps, ont
+accompli des choses ardues et hasardeuses. Comment s'en étonner? Elle
+passait pour avoir été dans le secret de Ravaillac.</p>
+
+<p>Mais elle était très-fine, et cette fois, pas plus que l'autre, on ne
+put la prendre. Interrogée, elle plut à Richelieu en parlant
+outrageusement de la Fargis.</p>
+
+<p>La découverte des lettres mit les trois cabales en déroute et en
+division. Chacun sacrifia les deux autres.</p>
+
+<p>Monsieur traita, promit d'être l'ami de Richelieu, qui acheta ses
+favoris. Il promit à la reine de parler pour elle, et parla plutôt
+contre.</p>
+
+<p>La reine mère traita aussi pour sauver son Vaultier. Elle envoya le
+nonce du pape à Richelieu lui dire qu'il y avait moyen de s'arranger.
+Puis, inquiète, elle lui envoya encore le père Suffren pour le prier
+de venir, et, quand il fut venu, très-douce, elle lui dit qu'elle
+avait réfléchi et qu'elle sentait bien que les affaires du roi ne
+pouvaient se passer de lui. Elle consentit à aller au conseil, et là,
+faisant bon marché de la jeune reine, <span class="pagenum"><a id="page070" name="page070"></a>(p. 070)</span> sa belle-fille, elle
+trouva fort bon qu'on punît la Fargis, qui ne pouvait guère l'être
+sans qu'Anne en demeurât tachée.</p>
+
+<p>Mais la plus embarrassée était la jeune reine, dont la grossesse
+apparaissait. Elle ne fit pas beaucoup d'effort pour la Fargis; elle
+pensa à elle-même, et, avec la faiblesse d'une femme en cet état,
+chargea et dénonça sa grande amie. Elle dit cette chose ridicule, trop
+visiblement improbable, qu'elle (la reine Anne) avait défendu le
+cardinal, refusé de le perdre, et que cette méchante Fargis avait
+forgé les lettres pour l'en punir et la perdre elle-même.</p>
+
+<p>Richelieu, absolument maître de la situation, montra pour la reine une
+grande douceur. Il craignit de déchirer le rideau de gaze légère qui
+couvrait le triste intérieur de la famille royale. Il craignit de
+rendre le roi ridicule. Il craignit peut-être pour Anne elle-même. Car
+cet homme, qui semblait si sec, aimait les femmes pourtant. Il croyait
+la reine fragile; il la voyait tombée jusqu'à l'avilissante faiblesse
+d'accuser son amie. Il espéra dans cette mollesse de nature, et crut
+qu'un jour ou l'autre, dans quelque embarras où l'étourdie se
+jetterait encore, il l'aurait à discrétion.</p>
+
+<p>Donc, il se contenta d'éloigner cette Fargis. Il la laissa s'enfuir,
+ce qui rendait le procès impossible. Mais, contre son attente, la
+Fargis partie (30 décembre 1630), la reine se désola et s'emporta;
+elle montra pour la perte de celle qu'elle venait d'accuser un
+inexplicable désespoir. Elle disait tantôt qu'elle savait qu'on
+voulait la renvoyer en Espagne, tantôt la faire mourir pour que la
+nièce du cardinal pût épouser le <span class="pagenum"><a id="page071" name="page071"></a>(p. 071)</span> roi. Elle priait, pleurait
+aussi, pour conserver un valet d'intérieur auquel elle tenait d'une
+manière étonnante, son apothicaire. Elle en fit une affaire d'État. De
+couronne à couronne, l'Espagne demanda à la France, par son
+ambassadeur, que cet indispensable serviteur fût rendu à la reine. On
+le lui rendit pour deux mois, et avec cette clause, qu'il ne la
+verrait qu'au Louvre et en présence d'une dame très-sûre.</p>
+
+<p>Son embarras tenait à l'éloignement de sa garde-malade et de l'homme
+qui pouvait simplifier son état. Il devenait visible. Richelieu,
+malicieusement, envoyait voir souvent comment elle se portait.
+Exaspérée, elle dit: «Mais qu'il vienne lui-même!... Il sera le
+très-bienvenu!»</p>
+
+<p>Cet état ne l'empêchait pas de s'agiter, de recevoir des agents de
+Lorraine ou de trotter aux Carmélites, pour voir Mirabel en cachette,
+ou un anglais papiste, lord Montaigu, agent de sa belle-s&oelig;ur
+Henriette, et mêlé dans tous les complots.</p>
+
+<p>Intrigues misérables, sans résultat possible. L'Espagne n'avait aucune
+chance de soulever le peuple en ce moment. Le seul complot qui eût pu
+réussir, c'était de profiter de la passion du roi pour mademoiselle de
+Hautefort, de le faire succomber, et, par elle, de s'emparer de lui
+entièrement. Innocente, mais dévouée, passionnée pour sa maîtresse,
+cette enfant (de seize ans) eût donné sa vie pour la reine, et
+peut-être un peu plus encore. L'intérêt de l'Église, d'ailleurs, eût
+tout couvert. Quel beau texte pour les casuistes! une douce faiblesse
+qui empêchait un crime (l'alliance protestante), qui chassait
+Richelieu, le démon de la <span class="pagenum"><a id="page072" name="page072"></a>(p. 072)</span> guerre, qui rendait la paix à
+l'Europe et réconciliait la grande famille chrétienne!... Près d'un
+tel dévouement, qu'était-ce que celui de Judith, qui ne sauva que
+Béthulie?</p>
+
+<p>La jeune victime était toute leur ressource en ce naufrage. Vaultier
+le dit dès Lyon. Son collègue, le pieux médecin Bouvart, à
+Saint-Germain, quand la reine fut visiblement grosse, n'osa plus
+tarder, mit les fers au feu. Il se jeta un jour dans un long discours
+à la Sganarelle, que le roi ne pouvait comprendre. Le sens qu'il
+démêla à la fin, c'est qu'il n'était malade que de chasteté (comme un
+de ses aïeux qui en mourut, dit-on); mais que lui, ce serait grand
+dommage s'il en mourait. Et, comme le roi s'impatientait, demandait où
+il en voulait venir, à quel remède, saignée, médecine ou lavement...
+Bouvart, embarrassé, insinua que la vraie médecine, c'était
+mademoiselle de Hautefort.</p>
+
+<p>Bouvart était un sot. Un homme que lui-même purgeait, dit-on, deux
+cents fois par an, était bien à l'abri de ces basses tentations. Il
+fut scandalisé. C'est tout ce qu'on gagna.</p>
+
+<p>Cependant les choses pressaient. On fit un essai plus direct. Le fait
+est très-connu, mais de date incertaine. Je n'hésite pas à le placer
+au moment où la reine, dans une situation urgente, eut besoin
+d'emporter la chose.</p>
+
+<p>Un jour, en souriant, mademoiselle de Hautefort tenait, laissait voir
+un petit billet. Voilà le roi curieux. Il veut savoir ce que c'est. En
+badinant toujours, elle recule, et le roi avance, curieux et intrigué
+de plus en plus. Il la prie de le laisser lire, avance la main pour
+<span class="pagenum"><a id="page073" name="page073"></a>(p. 073)</span> prendre. Elle le cache dans son sein. Le roi est arrêté tout
+court et ne sait plus que faire. Cela se passait devant la reine. Elle
+fit une chose hardie, et qui pouvait avoir de grandes conséquences.
+Elle prit les mains de la jeune fille, et la tint pour que le roi pût
+la fouiller.</p>
+
+<p>Mais Louis XIII fut plus embarrassé encore. Il recourut à l'expédient
+(ridicule, excellent) de prendre de petites pincettes d'argent qui
+étaient là, et, chastement, de ce lieu délicat, sans contact, enleva
+la lettre.</p>
+
+<p>Que serait-il arrivé si les choses s'étaient passées autrement? On
+rira si l'on veut, on se moquera de ceux qui donnent aux petites
+causes une grande portée. Il n'y a rien de petit au gouvernement
+monarchique.</p>
+
+<p>Si les pincettes ne s'étaient trouvées là, si Louis XIII n'eût pas été
+homme à les prendre, il serait arrivé que le roi eût senti la
+débonnaireté de la reine, goûté sa complaisance, compris ce que dit
+madame de Motteville: «Que la reine désirait qu'il aimât mademoiselle
+de Hautefort.» Enfin sa conscience dévote eût cédé, étouffée par cette
+connivence de la personne intéressée.</p>
+
+<p>Mademoiselle de Hautefort ne se fût pas sacrifiée pour n'en retirer
+rien. Aussi ardente et résolue qu'elle avait été vertueuse, le pas
+fait, elle aurait mené bien loin le roi dans le sens de la reine.
+Victoire complète de l'Espagne et du pape. Chute et procès de
+Richelieu. Nulle alliance avec Gustave-Adolphe.</p>
+
+<p>Mais Louis XIII ne fut pas assez inintelligent pour ne pas comprendre.
+Il méprisa ceux qui l'entouraient, et se donna solidement et
+fortement à Richelieu.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page074" name="page074"></a>(p. 074)</span> Celui-ci, qui connaissait mieux son homme et son malade, en
+contraste avec l'impuissante corruption de la cour, réussit par
+l'austérité. Le roi aimait le Capucin Joseph.</p>
+
+<p>Richelieu, non-seulement rappela Joseph, mais lui organisa un
+ministère de Capucins. Joseph eut quatre principaux secrétaires de son
+ordre, un état de maison, des chevaux, des voitures, des logements aux
+résidences de la cour.</p>
+
+<p>Mais rien ne fit meilleur effet auprès du roi que de voir le ministère
+peuplé de ces robes grises. Rien n'affermit mieux sa conscience et
+dans ses sévérités pour sa mère, et dans ses résistances au pape, dans
+l'alliance avec Gustave. Il crut que beaucoup de choses étaient
+permises à un roi qui faisait aller les Capucins en carrosse.</p>
+
+<p>Du reste, Richelieu, qui connaissait Joseph et l'avait expérimenté le
+premier fourbe de la terre, tout en le grandissant ainsi, le mit
+parfaitement dans sa main. Il dit aimer tant ce cher frère qu'il ne le
+logerait qu'avec lui. Lui et ses Capucins, ses employés, son petit
+ministère, tout fut établi chez le cardinal, au même étage, dans son
+appartement et sous ses yeux, de sorte qu'il pût toujours lui-même
+espionner ce chef des espions.</p>
+
+<p>Le tenant de si près, il l'employa à dire au roi certaines choses
+difficiles, à ouvrir certains avis violents, se réservant pour lui des
+dehors de modération. Le Capucin, né homme d'épée, passait pour en
+garder l'esprit, et on en faisait cent histoires plaisantes. On
+disait, par exemple, qu'un jour, disant sa messe, il <span class="pagenum"><a id="page075" name="page075"></a>(p. 075)</span> reçut
+un officier qui venait prendre un ordre pressé pour une surprise de
+place: «Mais, s'ils font résistance?» dit l'officier. «Alors tuez
+tout,» dit le bon père, et il reprit sa messe interrompue.</p>
+
+<p>Richelieu ne pouvait, sans une mauvaise couleur d'ingratitude, parler
+contre son ancienne protectrice, la reine mère. Peut-être fit-il
+parler Joseph, et, par lui, enleva la grande mesure de la séparation
+de la mère et du fils.</p>
+
+<p>Monsieur, le 31 janvier, ayant repris la guerre par une sortie
+furieuse et une bravade qu'il vint faire chez le cardinal, on acheva
+de persuader au roi, excédé de ces orages, qu'avec sa mère et son
+frère il n'aurait jamais de repos.</p>
+
+<p>Il alla à Compiègne avec toute la cour, mais partit, y laissa sa mère
+sous la garde de M. d'Estrée, lui faisant dire qu'il la priait d'aller
+à Moulins, d'y rester. On lui enleva Vaultier, pour le lui rendre,
+disait-on, dès qu'elle serait à Moulins.</p>
+
+<p>Le lendemain (25 février 1631), on mit son fidèle Bassompierre à la
+Bastille.</p>
+
+<p>La s&oelig;ur de Guise, princesse de Conti, fut exilée avec trois
+duchesses, dont deux étaient aussi de la maison de Guise.</p>
+
+<p>Monsieur s'enfuit en Franche-Comté, sur terre espagnole, le 11 mars,
+avec le secours de sa mère, qui lui remit les pierreries de sa défunte
+femme. Elle-même, laissée sans gardes à Compiègne, sur je ne sais quel
+avis qu'on lui donna, s'enfuit aux Pays-Bas (18 juillet 1631).</p>
+
+<p>C'est ce que voulait Richelieu.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page076" name="page076"></a>(p. 076)</span> Trois gouverneurs de provinces, Guise, Elbeuf et Bellegarde,
+avaient quitté la France. On les fit condamner à mort par le parlement
+de Dijon, ainsi que la Fargis, et Senelle aux galères. Le roi lui-même
+avait été à Dijon pour assurer la Bourgogne, gouvernement du fugitif
+Bellegarde.</p>
+
+<p>Le roi fit ce voyage en mars, et partit de Dijon le 2 avril, pour
+revenir. Ce fut en mars que la reine avorta.</p>
+
+<p>Richelieu avait eu la complaisance de laisser revenir près d'elle la
+Chevreuse, qui promettait de le servir désormais.</p>
+
+<p>Monsieur en plaisanta. Il dit dans son exil «qu'on avait fait revenir
+la Chevreuse pour donner plus de moyens à la reine de faire un
+enfant.» (<i>Journal de Richelieu, Arch. cur.</i>, t. V, p. 71.)</p>
+
+<p>On lit dans le même journal, p. 41, cette note curieuse:</p>
+
+<p>«Madame Bellier a dit au sieur Cardinal, en grandissime secret, <i>comme
+la reine avoit été grosse</i> dernièrement, qu'elle s'étoit <i>blessée</i>,
+que la cause de cet accident était <i>un emplâtre</i> qu'on lui avoit
+donnée, pensant faire bien. Depuis, Patrocle (écuyer de la reine) m'en
+a dit autant, et le médecin ensuite.»</p>
+
+<p>Le roi ignora-t-il cette grossesse? Et Richelieu fût-il tellement
+magnanime pour sa belle ennemie, jusqu'à la couvrir de son silence?</p>
+
+<p>Je ne l'imagine pas.</p>
+
+<p>Je crois plutôt qu'il laissa ce triste secret arriver au roi, pensant
+ne pouvoir s'affermir sur une meilleure base que sur le mépris de la
+reine.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page077" name="page077"></a>(p. 077)</span> Ce qui est sûr, c'est qu'Anne d'Autriche avorta en mars, et
+que Richelieu, définitivement vainqueur et maître, osa, au mois
+d'avril, clore et signer son traité avec Gustave, dressé dès le mois
+de janvier.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page078" name="page078"></a>(p. 078)</span> CHAPITRE VI</h3>
+
+<h4>GUSTAVE-ADOLPHE<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Lien vers la note 8"><span class="smaller">[8]</span></a><br>
+
+1631</h4>
+
+
+<p>Voilà quatre-vingts pages pour le récit de trois années. Et qu'ai-je
+raconté? Rien du tout.</p>
+
+<p>Ce rien est quelque chose. Car c'est le fond du temps. La grandeur de
+l'effort, le sérieux des tentatives, la complexité des combinaisons,
+l'ostentation savante d'une grosse machine politique et diplomatique,
+entravée par la moindre chose, qu'il faut raccommoder sans cesse, et
+qui crie, gémit, grince pour donner un minime effet, voilà ce qu'on a
+vu. Les infortunés machinistes, Sully et Richelieu, par une force
+très-grande <span class="pagenum"><a id="page079" name="page079"></a>(p. 079)</span> de sagesse et de volonté, atteignent de petits
+résultats éphémères.</p>
+
+<p>Que reste-t-il de Sully, à cette époque, des bonnes volontés d'Henri
+IV? Et ce retour que Richelieu, en 1626, comptait faire aux économies
+de Sully, cet espoir de réforme, que sont-ils devenus? Louis XII et
+François I<sup>er</sup> conquirent la Lombardie avec moins de labeur que
+Richelieu ces deux petites places de Pignerol et de Saluces qu'il nous
+fait tant valoir. Le résultat unique et réel qu'on ait obtenu, c'est
+l'amortissement définitif d'une grande force vive par où jadis la
+France fut terrible à l'Espagne; je parle du parti protestant, de la
+marine protestante.</p>
+
+<p>Du reste, l'impuissance est le trait marqué de l'époque. Chacun sent
+nettement que quelque chose meurt, et on ne sent pas ce qui vient.</p>
+
+<p>Les vigoureux génies qui, dans ce siècle, ont un moment prolongé
+l'autre, Shakespeare et Cervantès, ont une intuition fort nette de ces
+pensées de mort. Ils jouent avec la leur et ne regrettent rien.</p>
+
+<p>«Pleurez-moi seulement ce moment où la cloche tintera pour dire que je
+vais loger avec les vers... Oubliez-moi et ne répétez point ce pauvre
+nom de Shakespeare.»</p>
+
+<p>L'Espagnol est plus triste, car il s'obstine à rire. Après une
+histoire fort plaisante: «Je sens bien à mon pouls que dimanche il ne
+battra plus. Adieu, gaieté! adieu, plaisanterie! adieu, amis! À
+l'autre monde!»</p>
+
+<p>C'est la fantaisie, direz-vous, qui part avec Shakespeare et
+Cervantès. Une sérieuse renaissance va commencer, <span class="pagenum"><a id="page080" name="page080"></a>(p. 080)</span> de prose et
+de bon sens. Voici venir les gens de Port-Royal, l'austérité du
+jansénisme, des efforts méritoires pour mettre la raison dans la foi.
+Il est curieux de voir pourtant comment les fondateurs eux-mêmes
+jugeaient de la situation. Jansénius et Saint-Cyran, jeunes en 1613, à
+l'occasion de Gauffridi, <i>prince des magiciens</i> (V. le volume
+précédent), concluaient que le temps de l'Antichrist était venu, le
+dernier temps du monde. Vers 1653, Saint-Cyran, au principe même de la
+réforme de Port-Royal, montre infiniment peu d'espoir. Il dit en
+propres termes à Angélique Arnauld: «Il se fera une réformation dans
+l'Église... Elle aura de l'éclat et éblouira. Mais ce sera un éclat
+qui ne durera pas longtemps et qui passera.»</p>
+
+<p>En résumé, ce siècle même, à sa bonne époque, dans ses vigoureux
+commencements jusqu'à Pascal, manque du haut et fécond caractère qui
+marqua le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle à son aurore. Je parle de l'<i>espoir</i>, du signe
+décisif où le héros se reconnaît, la <i>joie</i>.</p>
+
+<p>J'en ai parlé fortement pour Luther, qui, parmi ses tempêtes, offre
+pourtant ce signe, la grande joie révolutionnaire, destructive et
+féconde, et la charmante joie des enfants.</p>
+
+<p>J'en ai parlé pour le sublime fou de la Renaissance, l'engendreur du
+Gargantua, qu'on range avec les fantaisistes, et qui, tout au
+contraire, eut la conception première du monde positif, du monde vrai
+de la <i>Foi profonde</i>, identique à la science.</p>
+
+<p>Je ne vois au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle que deux hommes gais, Galilée et
+Gustave-Adolphe.</p>
+
+<p>Galileo Galilei, fils du musicien qui trouva l'opéra, <span class="pagenum"><a id="page081" name="page081"></a>(p. 081)</span> et
+musicien lui-même, élève des grands anatomistes de Padoue, qui lui
+apprirent à fond le mépris de l'autorité, professait les
+mathématiques. En littérature, son livre, c'était l'Arioste; il
+laissait là le Tasse et les pleureurs.</p>
+
+<p>Deux choses un matin lui tombent dans les mains, un gros livre
+d'Allemagne et un joujou de Hollande. Le livre, c'était l'<i>Astronomia
+nova</i> de Keppler (1609) et le joujou, c'était un essai amusant pour
+grossir les objets avec un verre double.</p>
+
+<p>Keppler avait trouvé les mouvements des planètes, affermi Copernic et
+pressenti Newton. Galilée, au moyen de l'instrument nouveau qu'il
+organise, suit la voie de Keppler, et, derrière ses planètes, il voit
+la profondeur des cieux (1610).</p>
+
+<p>Foudroyé et ravi, saisi d'un rire divin, il communique au monde la
+joie de sa découverte. Il en fait un journal: <i>Messager des étoiles</i>.</p>
+
+<p>Puis les célèbres dialogues. Nulle pompe, nulle emphase; la grâce de
+Voltaire et le style le plus enjoué.</p>
+
+<p>Voilà la vraie grandeur.</p>
+
+<p>Nous la trouvons la même dans le maître de l'art militaire,
+Gustave-Adolphe, créateur de la guerre moderne. Si l'on veut croire ce
+qu'il disait, qu'il l'apprit d'un Français, il restera du moins le
+héros qui la démontra.</p>
+
+<p>Vrai héros et grand c&oelig;ur, dont ses ennemis, terrassés, ne bénirent
+pas moins la douceur et l'inaltérable clémence.</p>
+
+<p>Ce qui étonnait le plus en lui, c'était surtout son <span class="pagenum"><a id="page082" name="page082"></a>(p. 082)</span>
+étonnante sérénité, son sourire en pleine bataille. La conception du
+bon Pantagruel, du géant qui voit de haut les choses humaines,
+semblait s'être réalisée dans ce véritable guerrier. Il n'eut ni le
+génie morose de notre Coligny, ni le froid sérieux du Taciturne, ni
+l'âpreté farouche du prince Maurice. Tout au contraire, une humeur
+gaie, des traits de bonhomie héroïque.</p>
+
+<p>Cet enjouement de Galilée et de Gustave-Adolphe, des deux hommes
+vraiment supérieurs, est un trait fort spécial, fort étranger au
+temps, et qui n'y a nulle influence. Le temps est sec, et triste,
+sombre.</p>
+
+<p>Gustave n'apparut que pour un jour, pour montrer une science nouvelle,
+vaincre, périr. Galilée, pendant très-longtemps, influa peu; vingt ans
+après sa découverte, le jeune Descartes, qui va en Italie, ne le
+visite point et semble ignorer qu'il existe. La révolution de Luther,
+en l'autre siècle, a couru en un mois par toute l'Europe, et jusqu'en
+Orient. Celle de Galilée est négligée vingt ou trente ans, comme
+serait un badinage astrologique. Personne n'en sent l'énorme portée,
+morale et religieuse.</p>
+
+<p>Avant de faire connaître la révolution militaire qu'opéra
+Gustave-Adolphe, il n'est pas mal de le montrer lui-même.</p>
+
+<p>C'était un homme de taille très-haute (quelques-uns disent le plus
+grand de l'Europe). Très-large front. Nez d'aigle. Des yeux gris
+clairs (assez petits, si j'en crois les gravures), mais pénétrants. Il
+avait pourtant la vue basse, et il eut de bonne heure, étant Allemand
+par sa mère, beaucoup d'embonpoint. Sa grande force d'âme et de
+corps, sa paix profonde dans le péril où il <span class="pagenum"><a id="page083" name="page083"></a>(p. 083)</span> passait sa vie,
+et l'absence absolue de trouble, n'avaient pas peu contribué à le
+faire gras. Cela le gênait un peu; on ne trouvait guère de chevaux
+assez forts de reins pour le porter. Mais cela le servait aussi. Une
+balle, qui eût tué un homme maigre, se logea dans sa graisse.</p>
+
+<p>Il était fort sanguin, et il avait parfois de petits moments de
+colère, fort courts, après lesquels il se mettait à rire. Il
+s'avançait aussi trop en bataille, comme un soldat. Sans ces défauts,
+les seuls qu'on lui reproche, on aurait pu le croire plus haut que la
+nature humaine.</p>
+
+<p>Il était étonnamment juste, et trouvait bon que ses tribunaux suédois
+le condamnassent en ses affaires privées. Il apparut dans cette
+horrible guerre de Trente ans, où il n'y avait plus ni loi ni Dieu,
+comme un divin vengeur, un juge, la Justice elle-même.</p>
+
+<p>L'approche seule de son camp, irréprochablement austère, était une
+révolution. Un de ses hommes, qui venait de prendre les vaches d'un
+paysan, sent une main pesante qui se pose sur son épaule. Se
+retournant, il reconnaît le bon géant Gustave, qui lui adresse avec
+douceur ces fortes paroles: «Mon fils, mon fils, il te faut t'aller
+faire juger.» Ce qui voulait dire: Te faire pendre.</p>
+
+<p>Il était le représentant du principe opprimé, le protestantisme, celui
+de la liberté de l'Europe. Car son père ne fut roi de Suède que par la
+ruine du catholique Jean. Il fut le roi de la défense nationale contre
+la Pologne et les Jésuites. Son père le désignait, enfant, comme le
+vengeur de cette cause. «Je n'achèverai <span class="pagenum"><a id="page084" name="page084"></a>(p. 084)</span> pas, disait-il; ce
+sera celui-ci.» L'Allemagne le comprit ainsi. Et, quand il eut vingt
+ans (1614), les grandes villes impériales, si éclairées, Strasbourg,
+Nuremberg, Ulm, voulaient déjà le nommer leur défenseur contre la
+maison d'Autriche. Le landgrave de Hesse l'appelait aussi.</p>
+
+<p>Il avait eu une éducation très-forte. Il écrivait et parlait
+l'allemand et le hollandais, le latin, l'italien et le français. Il
+entendait le polonais et le russe. Mais ce qui était plus important,
+c'est que, dans la trêve de douze ans entre la Hollande et l'Espagne,
+nombre d'officiers, de toute nation, qui vinrent servir en Suède lui
+apprirent à fond toute cette savante guerre de Hollande. Situation
+très-favorable. Il se trouva, en réalité, le successeur du prince
+Maurice.</p>
+
+<p>C'était la guerre des siéges, des canaux, des marais. Mais, pour la
+stratégie proprement dite, la guerre des grandes man&oelig;uvres en
+plaine, le maître était en Suède. Pontus de la Gardie (de Carcassonne)
+l'avait entrevue, et son fils Jacques la trouva tout entière, la
+réalisa, l'enseigna à Gustave.</p>
+
+<p>Né en 1585, Jacques avait dix ans de plus que lui. La nécessité de
+faire face avec une petite infanterie à l'immense cavalerie polonaise
+et aux profondes masses russes le força d'avoir du génie et
+d'inventer. Il pénétra jusqu'à Moscou. Et ce qui prouve que l'homme en
+lui fut aussi grand que l'homme de guerre, c'est que les Russes,
+battus par lui, eussent voulu le canoniser.</p>
+
+<p>La Suède parut quelque temps irrésistible. Elle reprit Calmar sur le
+Danemark. Elle conquit la Finlande, <span class="pagenum"><a id="page085" name="page085"></a>(p. 085)</span> imposa la paix à la
+Russie. Elle conquit la Courlande, la Livonie, la Prusse polonaise,
+imposa la paix à la Pologne.</p>
+
+<p>En Pologne déjà, Gustave se trouva en face des impériaux, venus comme
+alliés. Il allait les retrouver en Allemagne, sur la côte du Nord,
+pour l'empêcher d'accomplir, ce qui semblait le mouvement naturel de
+sa conquête, le tour de la Baltique.</p>
+
+<p>Ce n'était pas une querelle accidentelle, mais naturelle, essentielle
+et fondamentale; la Baltique, visiblement, allait appartenir à
+quelqu'un; à Gustave? à Waldstein? Celui-ci assiégeait Stralsund, et
+Gustave la lui fit manquer (1628).</p>
+
+<p>Dès 1625, la Suède, sous Jacques la Gardie et Gustave, avait planté le
+drapeau de la réforme militaire, fait hardiment (elle si pauvre!) son
+plan pour une armée de quatre-vingt mille hommes. Et quelle prime
+offrait-elle? Un code d'une sévérité extraordinaire. De plus, elle
+supprimait presque les armes défensives.</p>
+
+<p>Un Français avait trouvé un principe de guerre opposé aux trois
+guerres d'alors. On peut le formuler ainsi: que ce qu'il y avait de
+plus fort, ce n'était pas l'élan des Turcs, la tempête de cavalerie,
+ce n'était pas la pesanteur des cuirassiers impériaux, ni même les
+murs et les savantes fortifications de la Hollande,&mdash;mais bien les
+murs humains, le ferme fantassin en plaine et la poitrine de l'homme.</p>
+
+<p>Et, bien loin de faire des carrés épais comme ceux des Espagnols, des
+Janissaires, des rangs serrés contre les rangs, qui, une fois rompus,
+s'embrouillaient de plus en plus, il mit ses hommes en files simples,
+et du <span class="pagenum"><a id="page086" name="page086"></a>(p. 086)</span> vide derrière, disant: «Si la cavalerie vous rompt,
+laissez passer, et reformez-vous à deux pas.»</p>
+
+<p>Cette confiance extraordinaire à la force morale eut son effet. Et
+cette belle tactique suédoise tenta les braves au point que beaucoup
+quittaient des services lucratifs, et la Hollande même, pour venir
+prendre part à la guerre hasardeuse où, pour rempart, on n'avait que
+le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Ainsi apparut dans la guerre le vrai génie moderne qui méprise les
+sens et la platitude du sens commun, qu'on appelle souvent le bon
+sens, et qui, le plus souvent, est la routine. Les sens, le sens
+commun, avaient dit que le ciel était une voûte de cristal à clous
+d'or.</p>
+
+<p>Galilée n'en crut rien, y vit et y montra un abîme infini. Les mêmes
+sens disaient que le plus sûr en guerre était de se mettre derrière
+des cuirasses et des murs. Gustave n'en crut rien, et il crut, d'après
+la Gardie, que le vrai mur, c'est l'homme ferme, et que cette fermeté
+mobile, dégagée des armures de limaçon sous lesquelles on traînait,
+est le secret de la victoire.</p>
+
+<p>Dans ces hardis joueurs qui venaient à cette noble loterie, on voyait
+un bon nombre de nos Français réfugiés de Hollande. L'armée suédoise
+était surtout, avant tout, l'armée protestante. L'alliance française,
+qui eût été désirable à Gustave en 1627, quand Richelieu faisait la
+guerre au pape en Valteline, lui fut extrêmement antipathique en 1629,
+quand Richelieu, vainqueur de la Rochelle, appelé par le pape en
+Italie, était chanté et célébré par tout le parti catholique. Et,
+d'autre part, le ministre, qui alors comptait sur Rome, et déjà se
+croyait légat, n'eût eu garde de tout <span class="pagenum"><a id="page087" name="page087"></a>(p. 087)</span> gâter par une telle
+alliance. Il tenait cependant près de Gustave un militaire distingué,
+Charnacé, qui négociait, semblait vouloir traiter, se mêlait fort des
+affaires de Gustave (de sa trêve avec la Pologne). Ce qu'il voulait
+surtout, c'était d'inquiéter l'Empereur, de retenir Waldstein au Nord,
+tandis que le duc de Lorraine et Monsieur l'appelaient en France.</p>
+
+<p>Une alliance que préférait Gustave était celle de Bethlem Gabor, son
+beau-frère, le chef des Marches turques, qui tenait l'Empereur par
+derrière. Mais il mourut en novembre 1629. Gustave eût volontiers pris
+des subsides du roi d'Angleterre, directement intéressé aux affaires
+d'Allemagne pour la spoliation de son parent, le Palatin. Mais
+Charles, en lutte avec sa nation, et sous l'influence de sa femme
+Henriette, n'était nullement ennemi de la maison d'Autriche. Gustave
+ne l'ignorait pas; il jugeait déjà Charles comme aurait fait Cromwell,
+et voyait dans son employé Vane un traître, un employé de Madrid.</p>
+
+<p>Quant au Danois, la terreur de sa défaite l'avait mis si bas, que,
+pour se sauver seul, il sacrifiait tous ses alliés protestants. Bien
+plus, il entrait (en dessous) dans un honteux traité avec
+l'aventurier, le grand marchand de meurtres, Waldstein, et il allait
+mêler le sang de cet homme au sang royal en épousant sa fille, riche
+des pleurs de l'Allemagne!</p>
+
+<p>Donc, Gustave était seul.</p>
+
+<p>Richelieu ne vint sérieusement à lui que fort tard, le 24 décembre
+1629. Ayant alors vaincu la cour par la découverte des lettres qui
+dévoilaient les trois cabales, à cette époque aussi décidément
+désabusé du <span class="pagenum"><a id="page088" name="page088"></a>(p. 088)</span> pape, il offrait de l'argent à Gustave pour qu'il
+passât en Allemagne. À quelles conditions? En promettant de respecter
+l'usurpation que la Bavière avait faite du Palatinat. Or, c'était le
+point grave dans les affaires de l'Allemagne. L'électorat du Palatin,
+transmis à la catholique Bavière, était le signe suprême de la
+victoire des catholiques. En respectant cela, quoi qu'on fît, on ne
+faisait rien. Richelieu n'appelait Gustave en Allemagne qu'en
+l'entravant, voulant qu'il s'abdiquât et s'énervât d'avance.</p>
+
+<p>Et cela pour trois cent mille francs!... Richelieu offrait cette somme
+<i>pour chaque année</i>. Mais y aurait-il plusieurs années? La première,
+dans une si grande et si terrible lutte, ne serait-elle pas la
+victoire ou la mort?</p>
+
+<p>La question fut décidée par le sénat de Suède, indépendamment de la
+France. Le chancelier Oxenstiern était contre le passage. Le roi et le
+sénat furent pour: 1<sup>o</sup> parce qu'on avait déjà un pied en Allemagne,
+Stralsund, qu'on avait défendu contre Waldstein et qu'on voulait
+garder; 2<sup>o</sup> pour garder (chose grave pour un pays pauvre comme la
+Suède) le gros revenu de la douane de Dantzig qu'on venait d'acquérir;
+3<sup>o</sup> pour garder surtout la Baltique. Waldstein s'y établissait
+décidément, comme maître du Mecklembourg. Il s'intitulait follement
+<i>propriétaire des mers du Nord</i>. Mais l'Espagne, mais la Hollande,
+avec leurs grandes flottes, ne l'auraient pas laissé paisible. Elles
+seraient venues se battre dans la Baltique, s'y faire des
+établissements. Et le Suédois n'eût plus été chez lui.</p>
+
+<p>Donc, on résolut le passage. Le 20 mai 1630, Gustave <span class="pagenum"><a id="page089" name="page089"></a>(p. 089)</span> apporta
+aux États de Suède son unique enfant dans ses bras (la petite
+Christine), la leur remit, leur fit ses adieux, et il chanta son
+psaume (le quatre-vingt-dixième): «Rassasie-nous, le matin, de ta
+Grâce... Nous serons joyeux tout le jour!»</p>
+
+<p>Le 24 juin, il débarqua en Allemagne, près de l'île Rugen, avec quinze
+mille hommes. Il écrivit ses griefs à l'Empereur, l'appelant sans
+souci de l'étiquette, dans sa bonhomie de soldat: «Notre ami et cher
+oncle.» À quoi Ferdinand, exaspéré, ne répondit pas moins avec une
+douceur jésuitique «qu'il ne se rappelait pas avoir fait de la peine
+au roi de Suède.»</p>
+
+<p>Celui-ci, en touchant ce rivage désolé de l'Allemagne, fut bien
+surpris de voir que ce peuple, qui l'appelait depuis si longtemps, qui
+semblait vouloir l'appuyer, le nourrir, «qui lui aurait donné son
+c&oelig;ur même à manger,» ne bougea plus, se recula plutôt de lui avec
+terreur. Tant la tyrannie exécrable de Waldstein les avait brisés. Le
+Poméranien, obligé de recevoir Gustave à Stettin et ne pouvant lui
+résister, en fit à Vienne les plus basses excuses. Les électeurs de
+Saxe, de Brandebourg, en qui il espérait, ne lui envoyèrent personne.
+Ils envoyèrent à l'Empereur, à sa diète de Ratisbonne. Bref, Gustave
+n'eut ni ami ni ennemi sérieux. Il eut beau laisser tout ouvertes les
+portes de Stettin pour inviter les impériaux à venir l'attaquer. Ils
+restèrent à distance. Il prit des villes, il prit l'embouchure de
+l'Oder, et n'en fut pas plus fort. Sa guerre était tout autre que
+celle des impériaux. Ils prenaient tout et affamaient les villes. Lui,
+il leur apportait du pain.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page090" name="page090"></a>(p. 090)</span> Cette situation dura presque une année (de juin en juin). Les
+princes protestants, au lieu de se joindre à Gustave, exploitèrent
+seulement sa présence en Allemagne pour faire peur à l'Empereur à
+Ratisbonne, et obtenir de lui la destitution de Waldstein.</p>
+
+<p>Cette affaire fut poussée d'ensemble et par les protestants (Saxe et
+Brandebourg) et par le catholique duc de Bavière, qui espérait
+succéder à Waldstein comme général des forces de l'Empire. Mais la
+destitution de celui-ci n'était que nominale. Simple particulier, il
+n'en restait pas moins le chef secret de ces loups effrénés qui
+n'eussent jamais trouvé un si bon maître, c'est-à-dire si cruel ni si
+tolérant pour le crime.</p>
+
+<p>On a dit à la légère que le père Joseph avait fait son beau traité à
+Ratisbonne pour obtenir de l'Empereur la destitution. Chose prouvée
+fausse par les dates. Waldstein fut destitué en septembre, le traité
+signé en octobre (1630).</p>
+
+<p>En décembre, Gustave était encore fort seul dans le nord de
+l'Allemagne, dans un affreux désert. Il croyait y périr. Le 4, il
+écrit à son ami Oxenstiern en lui donnant courage, mais sans cacher
+qu'il espère peu, et il lui recommande son enfant, sa mémoire. C'est
+peu de jours après qu'il reçut l'offre de Richelieu, un subside, une
+entrave, un très-faible subside; avec la condition de s'abstenir des
+plus riches pays de l'Allemagne, des gras électorats ecclésiastiques
+du Rhin, et de respecter la Bavière. De janvier en mars, dans sa
+grande misère, il résista encore, dit Non. Cependant il avait contre
+lui l'armée de Tilly. Et l'Empereur songeait <span class="pagenum"><a id="page091" name="page091"></a>(p. 091)</span> à rappeler
+Waldstein en lui donnant la dictature militaire de l'Allemagne. Deux
+armées catholiques allaient se former contre lui, tandis que les
+princes protestants tergiversaient. Il prit enfin la plume, signa et
+reçut l'argent catholique, secours minime et illusoire, trois cent
+mille livres pour la première année, et libéralement un million pour
+chaque année suivante, probablement après sa mort.</p>
+
+<p>Il signa. Et pourquoi? Pour avoir le nom de la France. Il rendit
+public, imprima cet acte que Richelieu voulait secret. L'effet en fut
+immense. Ce nom, réellement, donna des ailes à sa fortune.</p>
+
+<p>Avril 1631 est mémorable par les traités contraires que fit la France
+en même temps.</p>
+
+<p>Le 22 avril fut ratifié le traité avec Gustave-Adolphe contre
+l'Empereur.</p>
+
+<p>Le 6 avril, avait été conclu, à Chérasco, un traité de la France avec
+l'Empereur. Ce traité pour l'Italie seule, il est vrai, mais qui
+permettait à Ferdinand de retirer une armée d'Italie et de l'envoyer
+contre Gustave.</p>
+
+<p>Troisièmement, en mai, Richelieu fit un traité secret avec la Bavière
+(rival secret de l'Empereur, ennemi public de Gustave), que la France
+eût voulu faire respecter du roi de Suède pendant que le Bavarois
+envoyait contre lui Tilly.</p>
+
+<p>Honteuse politique et misérable imbroglio. Mais les événements
+déchirèrent les fils brouillés de cette toile d'araignée.</p>
+
+<p>D'abord, le cabinet jésuite de Ferdinand, très-sottement rusé pour ne
+tromper personne, déclare aux protestants <span class="pagenum"><a id="page092" name="page092"></a>(p. 092)</span> qu'il renonce à
+leur faire des procès <i>religieux</i> pour les restitutions; on ne fera
+que des procès <i>civils</i>; les gens de loi de l'Empereur vont s'établir
+chez chaque prince et s'immiscer partout dans le régime intérieur des
+États. En réalité, plus de princes, plus de gouvernements; la justice
+impériale aurait remplacé tout.</p>
+
+<p>Il s'éleva un cri d'indignation contre une telle hypocrisie. Et, au
+même moment, un fait horrible perça le c&oelig;ur de l'Allemagne,
+Magdebourg brûlé et quarante mille hommes égorgés par Tilly au cri de
+<i>Jésus! Maria!</i> Lui-même écrit paisiblement: «On n'a rien vu de tel
+depuis la ruine de Jérusalem.»</p>
+
+<p>Ce fut le fruit des hésitations de l'ivrogne électeur de Saxe, qui,
+parmi les brouillards du vin, croyait tenir la balance entre Gustave
+et l'Empereur, ne faisait rien et paralysait tout.</p>
+
+<p>Tilly marcha vers lui, et, dans sa peur, il fallût bien alors que le
+Saxon se réfugiât sous la main de Gustave. Celui-ci entraîna encore le
+Brandebourg, et il avait déjà le Mecklembourg, la Poméranie. Le
+courageux landgrave de Hesse, si loin de sa protection, seul sur le
+Rhin, se déclarait aussi pour lui.</p>
+
+<p>L'approche de Tilly s'annonça à la Saxe par l'incendie de deux cents
+villages. Il n'était pas loin des armées suédoises et saxonnes. Mais
+il voulait attendre l'armée des bourreaux de Mantoue pour en fortifier
+celle des bourreaux de Magdebourg. Notre traité de Chérasco lui
+faisait espérer ce gros renfort. Gustave ne lui donna pas le temps de
+le recevoir. Le 7 septembre, il le défit et l'anéantit à Leipzig. Ce
+fut le solennel essai de la tactique nouvelle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page093" name="page093"></a>(p. 093)</span> Gustave fit un usage habile, heureux, d'une rapide et mobile
+artillerie légère. Il dit aux fantassins: «Ne tirez pas avant d'être
+assez près pour voir le blanc des yeux.» Et, comme la masse pesante
+des cuirassiers impériaux pouvait les alarmer, il dit: «Poignardez les
+chevaux.»</p>
+
+<p>Les vieux régiments de Tilly combattirent avec une fureur
+inexprimable, d'autant qu'ils perdaient leur métier, que dès lors la
+chance était aux Suédois. Mais ils furent écrasés. Leur fuite fut plus
+sanglante encore que la bataille. Car la terre délivrée, la terre se
+souleva, les montagnes du Hartz fondirent sur eux, et les pierres sur
+tout le chemin semblèrent s'être changées en paysans armés pour
+consommer cette juste vengeance et cette punition de Dieu.</p>
+
+<p>Il n'y eut jamais victoire si belle. C'était celle du peuple, celle de
+l'humanité, de la pitié, de la justice.</p>
+
+<p>Gustave pouvait faire ce qu'il voulait, aller où bon lui semblerait, à
+droite ou à gauche;&mdash;ou tout droit au midi, par la Bohême ruinée,
+aller frapper l'Autriche à Vienne;&mdash;ou bien, au sud-ouest, aller
+s'établir et se refaire dans les pays non ruinés, dans les bonnes
+terres de prêtres sur le Rhin, et, s'il le fallait, en Bavière.</p>
+
+<p>Le chancelier Oxenstiern, qui était loin, eût voulu qu'on allât à
+Vienne. Gustave, qui était près, jugea qu'il fallait aller vers le
+Rhin.</p>
+
+<p>Tous l'en blâment. Moi, non. Ce misérable Empereur, qui avait fait de
+ses mains une Arabie de la Bohême, qui avait épuisé ses États
+patrimoniaux et bu leur sang, d'où tirait-il un peu de moelle encore?
+Des pays <span class="pagenum"><a id="page094" name="page094"></a>(p. 094)</span> de l'ouest, des princes-prêtres qui l'aidaient
+malgré eux. La main mise sur ceux-ci, et la perfidie bavaroise étant
+neutralisée, d'un seul revers à gauche, Gustave eût abattu l'Autriche.</p>
+
+<p>Il chargea donc la Saxe d'envahir le désert de Bohême, et il s'en alla
+vers le Rhin, guerroyant à son aise, ménageant tout le monde, riant
+avec les prêtres, dont ses Suédois buvaient le vin. Il était sûr de
+réussir s'il n'avait d'obstacle que ses ennemis.</p>
+
+<p>Mais il pouvait aussi trouver obstacle en ses amis, en ses alliés
+malveillants. En approchant du Rhin, il allait toucher Richelieu.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page095" name="page095"></a>(p. 095)</span> CHAPITRE VII</h3>
+
+<h4>COMMENT RICHELIEU PROFITA DES VICTOIRES DE GUSTAVE<br>
+
+1632</h4>
+
+
+<p>Quand Richelieu vit son ami Gustave venir à lui à travers toute
+l'Allemagne, faire sans obstacle deux cents lieues vers l'Ouest et
+arriver au Rhin, il fut étonné, j'allais dire effrayé. Quel
+dérangement de l'équilibre! quelle énorme prépondérance du parti
+protestant! Il n'avait deviné en rien ce roi de Suède. Il l'avait
+mesuré à la mesure de Spinola, de quelque autre bon général, et il
+avait compté sur une guerre hollandaise où les deux partis, faisant
+pied de grue, restaient des dix ans à se regarder.</p>
+
+<p>Gustave était bien plus qu'un général. C'était une révolution.</p>
+
+<p>Bien vite Richelieu fit trois choses:</p>
+
+<p>Il poussa son roi en Lorraine dès le lendemain de la <span class="pagenum"><a id="page096" name="page096"></a>(p. 096)</span>
+bataille de Leipzig, pour profiter, happer quelque dépouille (octobre
+1631). Chose peu difficile dans ce grand moment de terreur.</p>
+
+<p>Deuxièmement, il avertit les catholiques, et en général les princes
+d'Allemagne, de se réfugier tous sous la garantie du traité de France,
+dans une neutralité armée, de n'aider ni Gustave ni l'Empereur.
+Neutralité qui, plus tôt aurait été favorable à Gustave, mais qui,
+lorsqu'il était vainqueur, devenait son obstacle. S'avançant seul et
+si loin, il avait besoin d'être aidé si l'on voulait que sa victoire
+fût sérieuse, durable, fatale à la maison d'Autriche.</p>
+
+<p>Enfin Richelieu invita Gustave même à ne pas profiter de son succès, à
+laisser ces prétendus neutres garder leurs forces entières et se tenir
+armés, au profit réel de l'Autriche, dont ils restaient les secrets
+alliés, et demain les auxiliaires actifs, au premier revers du
+Suédois.</p>
+
+<p>Il semble qu'il eût cru, pour ses trois cent mille francs, avoir
+acquis Gustave pour le diriger, l'arrêter, le mener ici et là. Voilà
+que, sans avoir rien fait, on voudrait limiter, détourner la conquête
+de cet Alexandre le Grand. Il ne touchera pas à la Bavière, évitera
+l'Alsace, tournera Trêves, respectera Mayence, n'ira pas en Lorraine,
+dont le duc était allé le provoquer et se faire battre.</p>
+
+<p>Gustave eut la bonté de répondre qu'il ne lui était pas facile
+d'épargner tous ces princes amis de l'Autriche; que le Bavarois jouait
+double, armait en faisant négocier; qu'on savait ses pensées, et par
+lui-même, ayant intercepté ses lettres; que l'ennemi, d'ailleurs,
+<span class="pagenum"><a id="page097" name="page097"></a>(p. 097)</span> qui venait de lui disputer l'Allemagne à Leipzig, était le
+Bavarois Tilly.</p>
+
+<p>Gustave n'avait pas la moindre idée de se détourner en Lorraine. La
+protection dont Richelieu couvrait un pays que l'on n'attaquait pas
+n'était qu'un prétexte pour y prendre des gages, s'y établir comme
+protecteur. Quant à l'Alsace, Gustave pensait certainement à
+Strasbourg, qui l'avait appelé, comme bien d'autres villes. Richelieu
+n'y pouvait trouver à redire, lui qui, aux derniers dangers de
+Strasbourg, n'avait osé lui donner des secours que l'autorisation
+d'emprunter quelque argent aux marchands de Paris!</p>
+
+<p>La protection que Richelieu offrait aux catholiques d'Allemagne
+n'était pas sérieuse. Il n'était pas armé encore, et, quoiqu'il se
+vante d'avoir eu au printemps suivant cent mille hommes, on a peine à
+le croire. En comptant bien les trois armées qu'il eut, on n'en trouve
+que cinquante mille. Mais alors, à la fin de 1631, il n'avait encore
+presque aucune force. C'était par le nom seul du roi qu'il voulait
+arrêter Gustave et lui faire respecter ces petits princes. Tous leurs
+ambassadeurs vinrent se grouper auprès de Louis XIII. Ils en tirèrent
+une sotte confiance. Les moindres en prirent une assurance ridicule
+pour chicaner, marchander avec une force irrésistible.</p>
+
+<p>On le vit à Francfort. Les Francfortois le prièrent de passer son
+chemin, disant que, s'il leur faisait manquer à la fidélité qu'ils
+devaient à l'Empereur, ils pourraient bien être privés du privilége de
+leurs foires. Ce qui leur valut la verte semonce qu'on va lire: «Vous
+ne parlez que de vos foires; mais vous ne parlez <span class="pagenum"><a id="page098" name="page098"></a>(p. 098)</span> pas de
+conscience et de liberté... Si j'ai trouvé la clef des places, de la
+Baltique au Rhin, je trouverai bien encore celle de Francfort...
+Suis-je venu ici pour moi-même? Non, c'est pour vous et pour les
+libertés publiques.&mdash;Que Votre Majesté nous permette du moins de
+consulter monseigneur l'archevêque de Mayence...&mdash;C'est moi qui suis
+monseigneur de Mayence. Et, comme tel, je vais vous donner une bonne
+absolution qui vaudra bien la sienne... Pour la Bavière, n'y pensez
+pas; j'ai déjà pris de ses canons que je pourrais vous faire
+entendre...»&mdash;Là, les voyant tout blêmes, il reprit sur un ton plus
+gai: «Je ne suis pas votre ennemi. Mais j'ai besoin de votre ville...
+Votre Allemagne est un vieux corps malade; il faut des remèdes
+héroïques. S'ils sont un peu forts, ayez patience. Moi, j'en ai bien.
+Je ne suis pas ici pour me divertir. Je couche sur la dure avec mes
+hommes, tandis que j'ai là-bas une belle jeune femme avec qui je n'ai
+pas couché depuis longtemps... Bref, Messieurs de Francfort, vous me
+tendez le bout du doigt; moi, je veux votre main entière pour vous
+donner la main. Je vois bien la man&oelig;uvre... mieux que je ne vois
+celle de vos braves soldats. Pour des paroles, la seule à quoi je me
+fie, c'est celle de Dieu; il est ma garantie, avec ma propre
+prévoyance.»</p>
+
+<p>Il avait dit: «Je suis électeur de Mayence et duc de Franconie.» Il
+jugeait avec raison que l'Empire était fini. On le voyait crouler à la
+première impulsion.</p>
+
+<p>Les deux mensonges s'en allaient.</p>
+
+<p>Le mensonge autrichien (de tant de peuples unis <span class="pagenum"><a id="page099" name="page099"></a>(p. 099)</span> d'eux-mêmes,
+disait-on) était violemment démenti, et par la Bohême qui, en deux
+mois, passa à la Saxe, et par la Hongrie, demi-soulevée, et par
+l'Autriche elle-même qui voulait armer contre l'Autrichien.</p>
+
+<p>Et le grand mensonge allemand, la fiction du saint-empire, la sotte
+comédie d'élire un prince réellement héréditaire, tout cela finissait
+aussi. Tous ces princes et principicules, valets-nés du plus fort,
+qui, sous l'ombre du grand vautour, mangeaient, suçaient le plus
+patient des peuples, il leur fallait quitter le jeu. Un vengeur et un
+protecteur arrivait à l'Allemagne pour briser à la fois et ses faux
+protecteurs, et le fléau de l'armée des brigands. Il avait été droit à
+Francfort, au champ d'élection, pour couper court avant tout à la
+vieille farce qu'ils allaient jouer encore, de faire un faux roi des
+Romains dans le fils de l'Autriche. Gustave, avec son titre de prince
+des Goths que portent les rois de Suède, assurait ne connaître rien au
+vieux droit de l'Empire. Son droit, c'était Leipzig, la vengeance et
+la délivrance de l'Allemagne, prouvée si incapable de se délivrer
+elle-même.</p>
+
+<p>Nul doute qu'en présence du fléau exécrable qui rongeait le pays,
+l'armée générale des voleurs qui se refaisait sous Waldstein, il ne
+fallût un gardien de l'Allemagne qui campât, l'épée nue, non pas sur
+la Baltique au petit bord, mais au c&oelig;ur, sur le Rhin. Un grand
+royaume armé du Rhin était la seule condition de salut pour cette race
+infortunée, si Dieu avait assez pitié d'elle pour conserver
+Gustave-Adolphe.</p>
+
+<p>La Suède lui est-elle étrangère? Elle parle un dialecte germanique,
+et Gustave spécialement était Allemand <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> par sa mère. D'où vint
+donc cette répulsion, cette antipathie, cette froideur? D'elle-même,
+l'Allemagne est jalouse. Si grande et si féconde, matrice et cerveau
+de l'Europe en plusieurs de ses grandes crises, elle ne devrait rien
+jalouser. Et le Suédois encore moins qu'autre chose. Grand vainqueur,
+mais très-petit prince, très-pauvre, une force passagère qui ne
+pouvait tirer consistance et durée que d'une extrême bonne volonté de
+l'Allemagne. Elle lui manqua réellement. Les princes, ceux du moins
+qui ne furent pas forcés par la présence de Gustave, suivirent de leur
+mieux le conseil de Richelieu, de rester impartiaux et de garder une
+juste balance entre Dieu et le Diable, entre leur sauveur et leur
+exterminateur. La bourgeoisie des villes impériales, qui, quinze
+années plus tôt, avait appelé Gustave, lui venu, se montra prudente,
+fine et avisée, politique, aidant le moins possible celui qui
+combattait pour tous, chicanant au libérateur ce que le lendemain elle
+donna généreusement aux brigands.</p>
+
+<p>Il me faut bien ici laisser les grandes choses pour conter les
+petites, voir maintenant comment Richelieu, en entravant Gustave,
+profita de ses victoires, exploita habilement la terreur de son nom et
+grappilla sur sa conquête.</p>
+
+<p>L'histoire est identique ici à l'histoire naturelle. L'astucieux
+corbeau suit l'aigle ou va devant, attentif à se faire sa part,
+s'invitant au repas et relevant les restes même avant la fin du
+festin.</p>
+
+<p>L'attention qu'il a dans ses Mémoires à brouiller son récit, à
+intervertir les dates de mois et jours, empêche <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> d'observer
+que chaque pas de Louis XIII suit chaque victoire de Gustave; que nos
+succès sont les contrecoups naturels des grands succès de là-bas. Il
+est bien entendu que la plupart des auteurs de mémoires et historiens
+ont reproduit soigneusement ce désordre. Rétablissons le synchronisme
+des affaires d'Allemagne et de celles de France qui en étaient les
+résultats.</p>
+
+<p>Richelieu ne bougea avant que Gustave eût gagné sa bataille de Leipzig
+(7 septembre 1631). À l'instant, il emmena le roi avec quelques
+troupes qu'il avait en Champagne (23 octobre), et fondit sur la
+Lorraine allemande, investit Moyenvic, petite forteresse de l'évêché
+de Metz, que les soldats de l'Empereur occupaient et fortifiaient. Le
+drapeau impérial flottant sur Moyenvic n'empêcha pas le roi d'y entrer
+(27 décembre 1631). Après la déchirure qu'y venait de faire à Leipzig
+l'épée du roi de Suède, ce drapeau n'était qu'un lambeau.</p>
+
+<p>L'étourdi duc de Lorraine avait pris justement ce temps pour provoquer
+à la fois les deux rois. D'une part, il avait chez lui le frère de
+Louis XIII et le mariait secrètement à sa s&oelig;ur. De l'autre, il s'en
+allait, dans ce moment terrible où le torrent de Suède emportait tout,
+se mettre devant. Éreinté et jeté au loin, il ne rentra chez lui que
+pour y voir le roi de France. Le roi eut pourtant la bonté de le
+recevoir, de lui dire qu'il le protégerait contre Gustave (qui ne
+songeait guère à l'attaquer), mais que, pour rassurer Gustave sur les
+intentions du duc de Lorraine, lui Louis XIII prendrait <i>en dépôt</i> sa
+ville de Marsal et ses salines, le meilleur de son revenu (6 janvier
+1632).</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> Le duc de Lorraine méritait cela, et pis. On ne peut
+qu'applaudir à une ruine si méritée. Cependant Richelieu mit à sa
+spoliation successive, qui dura deux ans, un luxe de ruse et d'astuce
+absolument inutile avec ce petit prince qui ne pouvait ni se défendre
+ni se faire défendre par les impériaux ou Espagnols. Il prit la
+Lorraine en trois fois, par trois cessions successives, tenant, ce
+semble, à ne rien prendre que par le consentement forcé du spolié, et
+non comme conquête, mais comme amende et punition. Enfin il le
+désespéra au point qu'il alla se faire reître.</p>
+
+<p>Le second grand coup de Gustave, la défaite, la mort de Tilly (5 avril
+1632), donna à Richelieu une force inouïe au dehors, au dedans, pour
+frapper ici les amis, là les alliés de l'Espagne.</p>
+
+<p>L'Espagne, battue sur le Rhin par un petit parti suédois, tombait dans
+le ridicule. Et ses malheurs la faisaient radoter. Elle en était à
+faire sa cour au pape pour qu'il tirât le glaive spirituel, octroyât
+la croisade contre le prince des Goths. Elle priait Venise et la
+Toscane de vouloir bien faire avec elle une ligue italienne. Venise
+s'en moquait et soudoyait Gustave-Adolphe.</p>
+
+<p>On comprend le mépris avec lequel Richelieu reçut l'intervention des
+deux protégés de l'Espagne, la reine mère et Gaston, dans le procès
+qu'il faisait faire au maréchal Marillac. Ils avaient cru faire peur
+aux juges, effrayer la commission qui procédait. Richelieu prit sur
+lui le danger possible et futur. Il rassura les juges en leur laissant
+l'excuse de pouvoir dire plus tard, s'il le fallait, qu'il les avait
+forcés. Il fit faire le <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> procès chez lui-même à Rueil.
+Marillac, comme général, s'étant fort mal conduit, avait montré une
+inertie perfide dans les moments critiques. La trahison pourtant était
+difficile à prouver. Il fut condamné comme voleur, ayant détourné de
+l'argent, l'argent des vivres, gagné sur la vie du soldat. Sa
+condamnation et sa mort, malgré les menaces insolentes qu'on faisait
+de Bruxelles, furent une victoire sur l'Espagne, sur ses alliés, la
+mère et le fils (10 mai 1632).</p>
+
+<p>L'Espagne ne désespérait pas d'opérer ici par nos traîtres une petite
+diversion. En mettant Gaston à la tête d'une bande de deux mille
+coquins de toute nation (qu'on disait Espagnols), on le lançait en
+France, où les Guise, les Créqui, les d'Épernon, et autres, même
+Montmorency, faisaient espérer de le soutenir. Les Espagnols
+promettaient tout, une armée aux Pyrénées, une flotte en Provence,
+etc. Et cela au moment où, de toutes parts, ils étaient enfoncés,
+battus, perdus, ne pouvaient plus se reconnaître. Louis XIII en fut si
+peu inquiet, qu'il prit ce moment pour mordre encore un bon morceau
+dans la Lorraine. Alléguant que Gaston avait fait en Lorraine sa
+petite armée, il passa au fil de l'épée deux régiments lorrains, campa
+devant Nancy (23 juin). Le duc, non secouru, est réduit encore à
+traiter, et, cette fois, cède trois forteresses.</p>
+
+<p>Lui et Gaston avaient agi comme des enfants. Au défaut de l'Espagne,
+ils comptaient sur Waldstein; ils appelaient Waldstein, comme s'il eût
+pu bouger, étant alors en face de l'épée de Gustave. Seulement, comme
+celui-ci était obligé de se concentrer devant Waldstein, <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> il
+était faible sur le Rhin, presque autant que les Espagnols. Cela
+permettait à Richelieu d'avancer entre les uns et les autres, de
+profiter de la terreur des princes-prêtres et de se garnir les mains.
+Les Suédois avaient préparé, Richelieu recueillait. Il arrivait, comme
+protecteur des catholiques, pour escamoter les conquêtes, le prix du
+sang des Suédois. C'est ainsi que ceux-ci, ayant battu les Espagnols
+dans l'archevêché de Trêves, et croyant avoir pris Coblentz, virent
+sur la forteresse flotter le drapeau d'une garnison française que
+l'archevêque y mit lui-même.</p>
+
+<p>Telle était l'union de ces bons alliés. Mais l'effet moral de
+l'alliance n'en était pas moindre. «Ces deux puissances jointes
+ensemble, dit Richelieu, on sentoit qu'il n'y avoit rien en terre qui
+pût résister.» Donc, le pauvre Gaston put continuer en France son
+pèlerinage solitaire. Pas une province ne bougea, pas une ville
+n'ouvrit ses portes. Les gouverneurs qui avaient donné espoir,
+d'Épernon, Créqui, se gardèrent bien de se déclarer. Une seule chose
+était dangereuse, c'est que Valençay, qui tenait Calais, avait promis
+de l'ouvrir à l'Espagne. Mais l'Espagne n'y fut pas plus à temps
+qu'elle ne le fut aux Pyrénées pour soutenir Montmorency, gouverneur
+du Languedoc. Celui-ci s'était brouillé avec Richelieu, fort
+maladroitement, pour un chevalier comme il était, sur une question
+d'argent. Richelieu et d'Effiat, son surintendant des finances,
+avaient fait l'entreprise d'introduire en Languedoc, comme dans tous
+les pays d'états, <i>l'impôt réglé par les élus</i>. Impôt, il est vrai,
+non voté, donc d'un arbitraire élastique, mais en revanche dégagé des
+surcharges <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> insensées, honteuses et monstrueuses, que les
+états votaient pour dons aux gouverneurs et autres grosses têtes de
+l'assemblée. Montmorency y perdait cent mille francs. Belle et noble
+occasion pour faire la guerre civile!</p>
+
+<p>Montmorency n'entraîna les états que par la force en emprisonnant les
+récalcitrants. Mais il n'entraîna pas du tout nos protestants des
+Cévennes, ni ceux des villes, Narbonne, Nîmes, Montpellier. Ils
+n'avaient garde d'armer contre Richelieu, qu'ils croyaient ami de
+Gustave.</p>
+
+<p>Qui croirait que Gaston, Montmorency, ces pitoyables fous, eurent
+l'idée ridicule d'écrire à Gustave, d'imaginer que, n'étant pas
+content de Richelieu, il leur enverrait des secours? autrement dit,
+que Gustave coopérerait avec les Espagnols?</p>
+
+<p>Gaston n'était qu'un page, et ne méritait que le fouet. Son frère,
+pour châtier ou ramener cet enfant prodigue, lui envoya, pour
+pédagogues, deux protestants, la Force et Schomberg, avec quelques
+mille hommes. Leur besogne fût peu difficile. Gaston était plus fort
+que Schomberg, comme nombre. Mais, comme force morale, il était nul;
+il apportait à la bataille le découragement de l'Espagne, sa reculade
+universelle et l'entrain des défaites. Schomberg avait, tout au
+contraire, la France et le roi derrière lui, plus l'alliance du
+redouté vainqueur, la lointaine terreur et l'invincibilité de Gustave.
+Gaston le sentait bien. Montmorency peut-être aussi. Mais il n'osa pas
+reculer, et, les yeux fermés, à peine suivi, ce vaillant fou plongea
+dans les rangs de Schomberg. Il n'eut pas le <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> bonheur d'être
+tué; il fut blessé et pris (1<sup>er</sup> septembre 1632).</p>
+
+<p>Schomberg était trop politique pour faire prisonnier l'héritier du
+trône. Gaston pouvait s'enfuir. S'il eût fait retraite vers la mer, il
+aurait reçu au rivage six mille Napolitains que l'Espagne lui faisait
+passer. Mais Schomberg négocia avec lui, lui fit espérer que, s'il ne
+fuyait pas, il aurait de bonnes conditions. Il resta, les posa
+lui-même comme s'il eût été vainqueur, exigeant des choses excessives,
+qui auraient été la honte du roi, des places de sûreté pour lui, le
+rétablissement des condamnés, entre autres, celui de la Fargis près de
+la reine Anne. Pendant ce temps, on le tournait, on l'enveloppait, on
+passait au midi entre lui et l'Espagne. Il lui fallut baisser de ton.
+Bullion, homme de Richelieu, arriva, et lui dit qu'il n'avait de salut
+que dans une soumission complète. Mais quelle? La plus déshonorante,
+avec deux clauses terribles: promesse de dénoncer à l'avenir les
+complots qu'on fera pour lui, engagement de ne prendre aucun intérêt à
+ceux qui l'ont suivi et de ne pas se plaindre s'ils subissent ce
+qu'ils méritent.</p>
+
+<p>Gaston (à en croire ses lettres et ses mémoires écrits par un des
+siens) avait peur et horreur d'avaler cette infâme médecine. On lui
+dit que c'était la seule chance d'apaiser son frère et de sauver
+Montmorency. La femme du prisonnier pria Gaston elle-même de trahir
+son mari en paroles pour le sauver en acte. Le roi pourtant ne fut pas
+engagé, Bullion n'ayant pouvoir ni caractère pour promettre la grâce
+en son nom.</p>
+
+<p>La situation était analogue à celle d'Henri IV dans <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span>
+l'affaire de Biron, avec cette différence que Montmorency n'avait rien
+de la noirceur de l'autre, qu'il était aimé de tout le monde et
+méritait de l'être pour ses charmantes qualités. C'était un pauvre
+esprit, léger et indécis (comme sa parole même, il bredouillait un
+peu), mais le c&oelig;ur sur la main, un attrait tout particulier de
+naïveté chevaleresque. Toute la cour, toute la noblesse de France,
+étaient à genoux devant le roi et priaient pour lui. Faire périr un
+tel homme, et dans son Languedoc même, où il était adoré, et dont lui
+et ses pères étaient gouverneurs depuis si longtemps, cela paraissait
+un horrible coup. Et un coup qui serait vengé. Monsieur avait dit que,
+si l'on touchait à cette tête, il connaissait plus de trente
+gentilshommes qui poignarderaient Richelieu.</p>
+
+<p>Celui-ci nous a conservé la délibération. On y voit qu'il donna les
+raisons pour et contre, faisant valoir surtout les raisons pour la
+mort, l'avantage de décourager à jamais le parti de Monsieur, la
+grande difficulté de garder un tel prisonnier; puis se démentant tout
+à coup, et concluant à le garder comme otage.</p>
+
+<p>Il est trop évident qu'il voulait que le roi eût seul la
+responsabilité d'un pareil acte. Mais le roi n'avait rien de spontané,
+nulle initiative. On avait beau lui arranger la chose, lui bien
+montrer la question. Il fallait que quelqu'un le poussât par un avis
+exprès, lui fît signer la mort. Le panégyriste du père Joseph,
+écrivain ailleurs très-peu grave, mérite ici quelque attention quand
+il affirme, «d'après des mémoires sûrs,» que le Capucin eut l'honneur
+de la chose, <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> qu'il mena toute l'affaire, d'abord la trahison
+de Bullion, l'espoir dont il leurra Monsieur, puis le conseil de mort.
+Richelieu mit Joseph en avant et le fit parler avant lui. Il le
+connaissait vain, aimant à se faire fort d'énergie machiavélique et à
+faire blanc de son épée. Joseph parla d'autant plus ferme, qu'il
+sentait trouver faveur et appui dans le c&oelig;ur de Louis XIII, porté
+de sa nature à la sévérité. Montmorency, condamné au Conseil, le fut
+immédiatement par le Parlement de Toulouse, décapité le même jour (30
+octobre 1632).</p>
+
+<p>L'étonnement fut extrême en France et en Europe. On ne l'eût jamais
+cru, et personne ne l'aurait prévu. Chacun baissa la tête, et sentit
+bien qu'après ce coup il n'y avait de grâce à attendre pour personne.
+L'effet fut plus terrible que celui de la mort de Biron. Montmorency
+était si aimé, que ce fut pour beaucoup comme une perte de famille, un
+coup tout personnel, l'effet d'un frère décapité.</p>
+
+<p>On fit comme pour Biron. On calma les parents en leur donnant les
+biens du mort. Le mari de sa s&oelig;ur, le prince de Condé, le plus
+avare homme de France, tendit la main, reçut. Principale origine de
+cette énorme fortune des Condé. Celui-ci en 1609 n'avait pas dix mille
+francs de rente. Sa femme l'enrichit, puis la mort de son beau-frère,
+qui lui valut Écouen, Saint-Maur et Chantilly. Richelieu, déjà malgré
+lui, avait fondé les Orléans (1626) et fonda encore les Condé.
+Montmorency, qui mourut comme un saint, lança pourtant, par testament,
+une rude pierre au front de Richelieu. Il lui fit un don, lui légua
+un tableau de prix.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> Plusieurs des amis de Montmorency, de ses principaux
+gentilshommes, furent mis à mort, et leur fidélité punie. Chose
+nouvelle qui scandalisa, indigna. Elle brisait les vieux attachements
+de vassal à seigneur, de client à patron, de <i>domestique</i> à maître.
+Nul maître désormais que le roi et l'État.</p>
+
+<p>Sévérité terrible, mais nécessaire. C'était le commencement du règne
+de la loi. Et, dans les m&oelig;urs, dans l'opinion d'alors, il y avait à
+oser cela et péril et grandeur.</p>
+
+<p>L'effet voulu fut obtenu. Pour longtemps les partis restèrent
+décapités, la guerre civile impossible, et l'Espagne n'eut plus de
+prise. Les complots furent réduits aux chances de l'assassinat.</p>
+
+<p>Dès ce jour, beaucoup désirèrent violemment la mort de Richelieu. Et
+cela, il faut le dire, moins encore pour son audace que pour le
+mélange d'une basse cruauté de robe longue qu'on crut y voir mêlé. On
+trouva monstrueux qu'un des gentilshommes de Montmorency fût envoyé
+aux galères ramer avec les forçats. Pour l'échafaud, à la bonne heure.
+On trouvait même que l'acte hardi de la mort de Montmorency avait été
+fait lâchement. Il l'avait voulue sans nul doute, et n'avait pas osé
+la conseiller. Il y avait montré le courage d'une âme de prêtre, ne
+frappant pas lui-même, mais poussant le couteau.</p>
+
+<p>Il se sentit très-seul. Le spectacle de cette cour terrifiée, mais
+désolée, était effrayant pour lui-même. Le roi avait tenu bon au
+moment décisif. Mais n'aurait-il pas de retour? Par un revirement
+surprenant et qu'on put croire timide, à ce moment de grande audace,
+Richelieu <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> envoya à Madrid et fit des ouvertures aux
+Espagnols.</p>
+
+<p>Gustave-Adolphe avait pâli, et Richelieu, par un sens froid, exact, de
+la destinée du héros, jugeait qu'il était temps de l'abandonner.
+Waldstein et l'armée des brigands avaient ressuscité, et l'Allemagne
+ne secondait pas sérieusement son libérateur. Quand Gustave vint
+contre Waldstein défendre Nuremberg, la capitale du commerce et
+l'arche sainte du génie allemand, on le laissa deux mois languir,
+s'épuiser là de misère et de maladies.</p>
+
+<p>Richelieu calcula qu'il fallait profiter d'une situation encore
+entière et de l'effet moral qu'allait avoir ce coup de vigueur sur
+Montmorency. Avant l'exécution, il fit partir Beautru (le bouffon,
+l'<i>esprit fort</i> et l'excellent espion), de manière qu'il fût à Madrid
+quand la nouvelle de la mort arriverait, à temps pour voir la mine
+piteuse des Espagnols et pour en profiter. Beautru les trouva en effet
+abattus, détrempés, d'autant plus tendres aux avances imprévues de
+Richelieu. Il saisit ce moment pour dire qu'après tout on n'était pas
+ennemi, et il présenta les prisonniers espagnols que renvoyait le
+cardinal. On s'arrangea, d'abord pour l'Italie.</p>
+
+<p>Chose agréable à l'Espagne, qui pourrait en tirer des forces pour agir
+sur le Rhin contre les Suédois. Agréable, honorable au pape, qui,
+depuis quatre ans, s'entremettait fort pour la paix, faisait trotter
+son Mazarin et jouait son petit rôlet. Enfin chose agréable à notre
+jeune reine espagnole, à sa cour, qui, par mademoiselle de Hautefort,
+n'était pas sans influence sur <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> le roi. La bonne entente avec
+Rome et l'Espagne allait peut-être atténuer l'effet du sang versé,
+adoucir quelque peu les haines, faire rentrer le cardinal dans le
+concert des honnêtes gens.</p>
+
+<p>Il semblera bien étonnant, bizarre, absurde, que justement alors
+Richelieu, couvert d'un tel sang, voulût plaire à la reine! On ne peut
+pourtant en douter. Ce qu'on a dit du goût qu'il avait pour Anne
+d'Autriche et de ses tentatives près d'elle est incertain pour le
+temps qui précède et démenti pour le temps qui va suivre. Mais, pour
+ce moment où nous sommes, la chose est sûre et constatée.</p>
+
+<p>On l'a vu en avril 1631 l'espionner, la désespérer, en surveillant sa
+grossesse. On le verra en 1635 demander son divorce à Rome et vouloir
+la chasser. Mais aujourd'hui (novembre 1632) il est galant près
+d'elle, lui fait sa cour, semble en être amoureux.</p>
+
+<p>Tyrannique esprit de cet homme, de précipitation sauvage et sans
+respect du temps. La tête de Montmorency vient de tomber le 30
+octobre, presque sous les yeux de la reine. Et il lui faut sourire et
+accepter des fêtes, descendre avec lui la Garonne, se laisser promener
+en France, et loger et coucher chez lui!</p>
+
+<p>Il semblait espérer justement dans le deuil de la reine, dans sa
+terreur et son abaissement. Depuis l'avortement d'avril 1631, sa
+situation était fort humble. Le roi n'en tenait pas le moindre compte,
+et venait tous les soirs chez elle pour mademoiselle de Hautefort sans
+lui dire un seul mot. On l'avait amenée au voyage du Midi, moins comme
+reine que comme otage, comme une prisonnière suspectée qu'on ne
+pouvait laisser à <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> Paris. Elle semblait n'être venue que pour
+aller d'exécution en exécution, sur le Rhône d'abord, puis en
+Languedoc. L'étrange demande de Gaston de rendre la Fargis à la reine
+disait assez qu'il restait encore quelque lien entre la reine et son
+beau-frère. L'indifférence haineuse du roi dut s'en accroître. Il la
+laissa aux mains de Richelieu, et s'en alla droit à Paris.</p>
+
+<p>À celui-ci d'en faire ce qu'il voudrait, de la régaler et fêter dans
+l'intérêt du traité espagnol. C'est le prétexte qui couvrit son
+changement à l'égard de la reine. Changement inespéré, douce surprise
+pour elle, rassurée tout à coup. Surprise forte pour un c&oelig;ur de
+femme. Elle pouvait défaillir et mollir, laisser prendre de grands
+avantages à l'audace d'un homme tout-puissant, d'un vainqueur, disons
+d'un maître, et qui voulait ce qu'il voulait.</p>
+
+<p>Richelieu n'était beau ni jeune, et ne ressemblait pas à Buckingham.
+En revanche, il l'avait battu; le brillant fanfaron était mort
+ridicule. Richelieu, au contraire, nécessaire aux Suédois, et désiré
+des Espagnols, semblait l'arbitre de l'Europe, grandi des victoires de
+Gustave, des succès de Lorraine, de la défaite de Monsieur. Même la
+tragédie de Toulouse, pour laquelle on avait pleuré, elle le servait
+peut-être au fond. Les femmes aiment qui frappe fort, et parfois ceux
+qui leur font peur.</p>
+
+<p>Donc ce triomphateur, menant la cour vaincue, la reine souriante et
+tremblante, descendait doucement de Garonne en Gironde. À Bordeaux, sa
+victoire devait doubler encore par la mortification, le désespoir du
+vieux gouverneur, le duc d'Épernon. Il touchait <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> aux
+quatre-vingts ans. La fête eût été belle si la rage remontée l'eût
+expédié et que le cardinal eût pu l'enterrer en passant.</p>
+
+<p>Vain espoir! À Bordeaux, tout change.</p>
+
+<p>Vicissitude étrange de la destinée qui s'amuse à nous prendre au plus
+beau moment, en pleine fête et couronnés de fleurs, pour nous tordre
+le cou!... Les violentes émotions de Richelieu, sa préoccupation
+terrible, l'effort qu'il avait fait, son audace craintive, enfin,
+par-dessus tout, le tourment de l'espoir, tout cela fut plus fort que
+lui. Et il fut frappé à Bordeaux.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas à lutter avec ce mal. L'irritation de la vessie,
+l'impossibilité d'uriner, semblent du premier coup l'approcher de la
+mort. L'augure fâcheux d'une mort subite vient le frapper, Schomberg
+mort en soupant. Et déjà, en Allemagne, il a perdu d'Effiat, général,
+financier, homme universel, son autre bras droit. Tout s'assombrit. La
+reine part en avant. Les fêtes qu'il lui préparait chez lui (à
+Brouage) et dans sa conquête sur son champ de gloire à la Rochelle,
+tout se fera sans lui. Pour comble, le vieux coquin d'Épernon,
+insolent d'être en vie, vient chaque matin, à grand bruit, avec toute
+une armée de spadassins, pour lui tâter le pouls et le voir au visage,
+lui aigrissant son mal par ces accès de peur. Qui l'empêche, en effet,
+d'enlever le malade, de le mettre au château Trompette, sinon dans
+l'autre monde? Le roi eût été en colère, mais on l'eût entouré, calmé,
+félicité, et, dans la joie universelle, il eût accepté les faits
+accomplis.</p>
+
+<p>La reine, quitte à si bon marché, continuait joyeusement <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> son
+voyage, profitait pleinement des fêtes du cardinal, que sa présence
+aurait gâtées. Il y eut à la Rochelle des magnificences incroyables,
+arcs de triomphe, joutes, combat naval, des danses et des concerts.
+Une extrême gaieté, car on disait qu'il était mort ou qu'il allait
+mourir. On dansait. Cependant la reine, qui palpitait d'espoir,
+impatiente, envoya son bon La Porte, un confident valet de chambre,
+pour s'assurer de l'heureux événement. «Je le trouvai, dit La Porte,
+entre deux petits lits, sur une chaise où on le pansait. Et on me
+donna le bougeoir pour l'aider à lire les lettres que je lui
+apportais.» Il interrogea fort La Porte pour savoir ce que faisait la
+reine, si M. de Châteauneuf, le garde des sceaux, y allait souvent,
+<i>et s'il y restait tard</i>, s'il n'allait pas ordinairement chez madame
+de Chevreuse, etc. Mais il ne s'en rapporta pas au valet de chambre,
+et recueillit des notes exactes sur ceux qui avaient ri et sur ceux
+qui avaient dansé.</p>
+
+<p>Le bal ne dura pas, et la joyeuse cour revint au sérieux tout à coup,
+apprenant deux nouvelles qui changeaient le monde. Richelieu avait
+uriné, et Gustave-Adolphe était mort (16 novembre 1632).<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> CHAPITRE VIII</h3>
+
+<h4>RICHELIEU, CHEF DES PROTESTANTS&mdash;SES REVERS&mdash;LA FRANCE ENVAHIE<br>
+
+1633-1636.</h4>
+
+
+<p>Le monde a vu et perdu une chose bien rare, un vrai héros, et, avec
+lui, une admirable chance de salut. Si Gustave-Adolphe eût vécu, on
+arrivait dix ans, quinze ans plus tôt, à la paix de Westphalie.</p>
+
+<p>Il ne fit qu'apparaître, et n'en reste pas moins un bienfaiteur du
+genre humain. Sa victoire eut deux résultats qu'on n'a pas assez
+remarqués. Elle sauva les villes impériales, non-seulement Nuremberg,
+mais Strasbourg, mais Augsbourg et toutes, que l'armée des brigands
+aurait certainement visitées. La sienne, la primitive armée
+libératrice, s'épuisa devant Nuremberg et y laissa ses os; mais elle y
+eut le succès admirable de détruire en même temps le monstre
+militaire, <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> l'armée de Waldstein. Celui-ci, à Lutzen, ayant
+perdu ses hommes de confiance, fut en réalité éreinté pour jamais. Il
+ne les remplaça que par de petits officiers, brigands de troisième
+ordre, parmi lesquels l'Autriche trouva sans peine un assassin.</p>
+
+<p>Répétons-le, Gustave ne mourut pas en vain. Il fit la grande chose
+pour laquelle il était né. Il coupa la tête au dragon, au gouvernement
+de soldats qui eût anéanti la civilisation de l'Europe.</p>
+
+<p>La menue monnaie de Waldstein, toute cette populace de bons généraux
+qui continueront la guerre de Trente ans, perpétuent les misères, mais
+ne renouvellent pas le danger du monde.</p>
+
+<p>Chaque fois que j'entre dans Strasbourg ou Francfort, dans Nuremberg,
+ce grand musée, dans la splendide Augsbourg, dans ces puissants foyers
+du génie allemand d'où jaillirent G&oelig;the et Beethoven et tant
+d'autres lumières, je me remémore avec un sentiment de religion le
+grand soldat Gustave, qui sauva l'Allemagne, et qui sait? la France
+peut-être.</p>
+
+<p>Et je dis à ces villes: «Où seriez-vous sans lui?... Dans les ruines
+et les décombres, les cendres où finit Magdebourg.»</p>
+
+<p>Tout ce que l'histoire fabuleuse avait conté du héros fut accompli ici
+et à la lettre: Sauver le monde, mourir jeune et trahi.</p>
+
+<p>On sait sa mort. À cette furieuse bataille de Lutzen, il accable
+Waldstein, le bat, le blesse, le crible, le renverse, lui tue ses
+fameux chefs, l'homme surtout qui fut la guerre même, ce Pappenheim,
+qui, en naissant, eut au front deux épées sanglantes. Il revenait,
+paisible <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> et pacifique, confiant comme à l'ordinaire, de la
+terrible exécution. Il n'avait avec lui qu'un Allemand, un petit
+prince qui avait passé, repassé plus d'une fois d'un parti à l'autre.
+Un coup part, et Gustave tombe. L'homme suspect qui l'accompagnait
+s'enfuit et alla droit à Vienne (16 septembre 1632).</p>
+
+<p>Il avait fait beaucoup, et beaucoup lui restait à faire. S'il eût vécu
+quelques années de plus, non-seulement il eût imposé, forcé la paix,
+mais il eût obtenu un résultat moral immense; il eût imprimé au
+c&oelig;ur abaissé de l'Europe un idéal grand, fort, fécond.</p>
+
+<p>L'allégresse héroïque qui fit ce bon géant calme et serein, et «joyeux
+tout le jour,» elle eût été comme une aurore morale dans cette sombre
+époque. C'est l'effet d'une telle force de tout rasséréner et de tout
+élever à soi. Chacun regarde, admire, et grandit d'avoir regardé. La
+moyenne générale change. Tous gagnent un degré; même les moindres sont
+moins petits. Le vrai héros, de loin, et là même où il n'agit pas, par
+cela seul qu'il est, imprime à tous une gravitation par en haut; le
+monde aspire et monte, hausse vers le niveau de son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Le politique, le grand homme d'affaires, comme fut Richelieu, ou tel
+grand militaire, tel soi-disant héros, n'ont point du tout cette
+influence. Leur forte tension, et le bras d'airain, par lesquels ils
+serrent les ressorts, bandent la machine à casser presque, n'ont
+après, pour effet définitif, qu'une détente déplorable, une énervation
+générale. Et le monde en reste aplati.</p>
+
+<p>L'idée de Richelieu, celle de l'équilibre et du balancement des
+forces, était-elle une idée vitale qui <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> renouvelât l'esprit
+européen? Point du tout. L'équilibre peut avoir lieu entre vivants ou
+entre morts. Le très-faux semblant d'équilibre qu'on obtint à la
+longue par le traité de Westphalie, on ne l'eut réellement que par
+l'épuisement définitif et par voie d'extermination.</p>
+
+<p>Maintenant, osons le dire, Richelieu se méprit sur le fond de son idée
+même. En cherchant l'équilibre entre protestants et catholiques, il ne
+s'aperçut pas que les protestants isolés, débandés, n'étaient pas même
+un parti, tandis que les catholiques avaient la force et l'unité d'une
+faction.</p>
+
+<p>Quand Rome, Vienne, Madrid, les Jésuites, illuminèrent et firent des
+fêtes pour la bataille de Lutzen, ce n'était pas seulement pour la
+mort de Gustave, mais pour la ruine de Waldstein, qui, rendu et fini,
+bientôt tué, allait restituer à l'Empereur son rôle de chef des armées
+catholiques et donner à ce parti, lié si fortement, l'unité
+absolue<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Lien vers la note 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.</p>
+
+<p>Qui dit l'Empereur, dit les Jésuites. Ils sont les vainqueurs des
+vainqueurs.</p>
+
+<p>La guerre, menée par des hommes de paix, par des <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> hommes qui
+n'y vont pas, ne peut manquer d'être éternelle. La médiocrité, la
+platitude et la bassesse, centralisées au cabinet jésuite, vont de
+Vienne s'étendre partout comme un pesant brouillard de plomb.</p>
+
+<p>Où est le général en chef après Waldstein? Au prie-dieu, entre deux
+Jésuites. En réponse à cette question, ceux-ci avec satisfaction vous
+auraient montré là leur ouvrage, leur créature et leur propriété, un
+petit homme gras, qu'ils tiennent jour et nuit, gardent à vue, mènent,
+ramènent de l'oratoire à la chapelle. Créature étonnante! Il serait
+curieux d'expliquer comment ces pères ont couvé, fait éclore cette
+espèce jusque-là inconnue en histoire naturelle. On avait bien le
+fanatique, mais on n'avait pas le <i>bigot</i>. Heureux mélange du sot, du
+furieux, combinaison savante d'aveugle docilité et de stupidité
+sauvage. Le fanatique était terrible; mais enfin il avait des yeux; il
+risquait par moments d'entrevoir des lueurs. Mais rien ici; le sens de
+la vue manque. Aussi quelle force et quelle roideur! Nulle courbe; une
+droite ligne de férocité sotte qu'on n'eût imaginée jamais.</p>
+
+<p>On ne peut contester qu'il n'y ait là une puissance réelle. L'absence
+de doute et de scrupule, la parfaite unité automatique, garde cet être
+à part des tergiversations humaines. En lui est scellée l'unité du
+parti catholique. Parti très-fort, qui ne peut se disjoindre. Que le
+pape ait des velléités pour la France, que l'Espagne parfois soit
+tentée de traiter à part, ces petites inconséquences n'ont aucune
+portée. L'un et l'autre essentiellement sont unis à l'Autriche. Même
+le Bavarois, rival jaloux de l'Autrichien, comment s'en
+séparerait-il? <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> Richelieu, bien à tort, a bâti sur cette
+espérance. Comment ne voit-il pas la fatale unité, l'indissolubilité
+de ce parti, où la Bavière et tous, par la grande question de
+spoliation territoriale, sont liés, attachés, collés et cimentés
+ensemble. Le drapeau de l'Empereur, c'est <i>l'Édit de restitution</i>.</p>
+
+<p>Les protestants, qu'étaient-ils en substance? La transition du
+christianisme à la liberté, la liberté naissante, sous forme encore
+chrétienne.</p>
+
+<p>La liberté, c'est la variété spontanée du génie humain. Elle arrivait
+avec vingt masques qui ne se reconnaissaient pas encore dans leur
+unité intime. Les calvinistes, à chaque instant, étaient maudits,
+trahis par les luthériens et les anglicans. Le grand traître, c'était
+l'Angleterre de Charles I<sup>er</sup>, au jugement de Gustave. Entre les
+luthériens, le Danemark frappé, effrayé, laissa les autres; la Saxe,
+même le Brandebourg, ne furent pas plus fidèles. L'Allemagne
+luthérienne, en masse, était jalouse des Suédois, applaudissait peu
+leurs victoires.</p>
+
+<p>Les protestants, si faibles par leur division nécessaire, furent un
+moment liés par un miracle. Ce miracle est Gustave-Adolphe.</p>
+
+<p>Il fallait le laisser aller. Richelieu ne le pouvait pas avec son roi
+dévot. Et il ne le voulait pas non plus, étant prêtre, cardinal, légat
+de Rome en espérance. Il soutint, fortifia moralement les catholiques,
+c'est-à-dire les plus forts. Voilà quel fut son équilibre en 1632.</p>
+
+<p>Somme toute, ce grand homme d'affaires ne montra pas beaucoup de
+prévoyance. Il ne prévit pas le rapide <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> succès de Gustave,
+puis se l'exagéra. Il ne prévit pas la mort de Gustave, et agit comme
+s'il devait vivre toujours, comme si un homme mortel, un héros
+toujours en bataille, était le danger futur de l'Europe plus que la
+faction durable de Vienne. Il ne prévit pas la fidélité forcée de la
+Bavière à l'Autriche. Il ne prévit pas l'infidélité de Saxe et de
+Brandebourg, qui le poussèrent à la guerre, et puis le plantèrent là.</p>
+
+<p>Frappé par la mort de Gustave, par la mort de Waldstein, qui unifiait
+le parti catholique et lui restituait sa prépondérance intrinsèque, il
+fallut bien alors, tellement quellement, qu'il suppléât Gustave, qu'il
+entreprît le rôle étrange et impossible de chef des protestants, lui
+cardinal; que d'abord il payât la guerre, puis la fît. Avec quoi? Avec
+des officiers tellement ses ennemis, qu'ils aimaient mieux les
+Espagnols et désiraient être battus.</p>
+
+<p>En janvier 1633, quand on le rapporta à Bordeaux, et que Louis XIII
+alla dix lieues au devant du malade, il paraissait très-fort. Il
+frappa ses ennemis, frappa ses faux amis. Mais maintenant quels seront
+les vrais? Nous avons vu comment le P. Joseph l'avait trahi à
+Ratisbonne. Montmorency, naguère ami à Lyon dans la crise de 1630, a
+tourné et péri. Châteauneuf, son ami à la Journée des dupes, mais
+depuis gagné par les dames, a dansé pour sa mort; il le fait arrêter.
+Son instrument, d'Estrées, qui, en 1631, se fit pour lui garde,
+presque geôlier de la reine mère, d'Estrées même, cette fois, est du
+complot. Il a peur et se cache. Richelieu est forcé de le chercher, de
+le rassurer, de le reprendre; à quel autre se fierait-il mieux?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> Il est trop évident que personne ne croit que Richelieu
+puisse durer. Il mourra, ou le roi mourra. Et d'ailleurs le roi peut
+changer. Comment lui reste-t-il? C'est ce qu'on a peine à comprendre.
+Comment supporte-t-il la vie que lui fait Richelieu?</p>
+
+<p>Premièrement, celui-ci lui a chassé sa mère, la tient dehors, et ferme
+solidement la porte, lui faisant, pour rentrer, la condition
+impossible de livrer son confesseur qui, dit-on, veut faire tuer le
+cardinal.</p>
+
+<p>Deuxièmement, il maintient le roi en défiance de l'unique personne
+qu'il aime, lui démontrant sans peine que la gracieuse Hautefort est
+au fond l'espion de la reine, et lui redit tout ce qu'il dit.</p>
+
+<p>Au moins ce roi dévot s'épanchera-t-il au confessionnal? Point du
+tout. On lui prouve que le Jésuite Suffren appartient à sa mère, et
+tout à l'heure que Caussin, l'un de ceux qui succèdent, intrigue pour
+Anne d'Autriche.</p>
+
+<p>Voilà un roi bien seul, bien ennuyé. De moins en moins, sa santé lui
+permet la chasse. Et Richelieu, de plus en plus, lui interdit d'aller
+à la guerre.</p>
+
+<p>Par quoi donc le tient-il? Serait-ce par le douteux Joseph, si peu sûr
+en lui-même, par le ministère capucin?</p>
+
+<p>La nécessité politique le pousse à chaque instant à des choses qui
+devraient être intolérables à la conscience du roi. En janvier 1633,
+pour l'affaire Montmorency, il lui faut proscrire cinq évêques. Il lui
+faudra bientôt agir contre le pape, qui approuve le mariage de
+Monsieur avec une Lorraine, qui accorde à l'Espagne les moyens de la
+guerre, l'argent de l'église <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> espagnole, en refusant à
+Richelieu de faire payer le clergé français.</p>
+
+<p>Richelieu ménagea au roi l'amusement d'achever l'affaire de Lorraine
+en entrant lui-même à Nancy.</p>
+
+<p>La conquête fut menée comme une saisie judiciaire; le prétexte en
+justice, passablement grotesque, fut le <i>rapt</i> commis sur Gaston, un
+homme de trente ans, par la jeune princesse de Lorraine, qui en avait
+dix-huit.</p>
+
+<p>En réalité, le roi était mené par la force des choses à se saisir de
+la Lorraine, comme chemin de l'Allemagne, où il devenait le chef réel
+du parti protestant.</p>
+
+<p>Il avait travaillé l'hiver à refaire l'unité discordante de ce pauvre
+parti, qui paraissait s'abandonner lui-même. En avril 1633, il signa
+une ligue avec quatre cercles d'Allemagne, et avec les Suédois, à qui
+il promettait un million par année. Secours insuffisant. On le lui
+dit. Et il y parut bientôt à Nordlingen, où Bernard de Weimar, général
+allemand des Suédois, fut battu par les Impériaux (août 1634).
+L'Allemagne, à la discrétion de l'empereur, priait Richelieu de
+prendre Brisach, Philipsbourg, le haut Rhin, mais d'armer et
+d'intervenir, de descendre en champ clos, de remplacer Gustave.</p>
+
+<p>Ainsi l'attraction fatale de cette guerre terrible, affamée d'hommes,
+entraînait la France. Et personnellement Richelieu, par son intérêt de
+ministre et ses passions d'homme, n'y était pas moins attiré.
+L'Espagne le minait au Louvre. Serait-ce toujours impunément que le
+roi irait chaque soir chez la reine écouter cette fille dévote,
+dangereuse et charmante, qui lui parlait pour sa maîtresse? Le plus
+fort levier de l'Espagne <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> était à Paris même. Richelieu lui
+avait déjà ôté la prise de la reine mère. Il devait lui ôter encore
+celle que lui donnait la petite cour de la reine Anne. Cette cour,
+qu'on voudrait croire délicate, élégante, n'en était pas moins la
+fabrique des plaisanteries fort sales et fort grossières qui couraient
+sur le ministre, sur sa vessie, ses urines, sur un ulcère caché
+qu'aurait eu, disait-on, sa nièce. On n'y épargnait rien pour faire
+arriver au roi cent contes ridicules sur ses mauvaises m&oelig;urs, ses
+déclarations à la reine, ses visites à Marion Delorme, les escapades
+invraisemblables d'un malade de cinquante ans, et si souvent au lit.
+Ces sottises, lors même qu'on les prouve fausses et controuvées,
+diminuent un homme à la longue, l'avilissent, fatiguent ceux qui le
+défendent; ils finissent par croire que, dans tant de choses fausses,
+il y a un peu de vérité.</p>
+
+<p>En 1634, Richelieu avait pris enfin deux grandes décisions: rupture
+ouverte avec l'Espagne, renvoi de la reine espagnole.</p>
+
+<p>Cette dernière mesure eût été un grand coup en Europe. Elle eût
+indiqué qu'on faisait peu de cas des forces de l'Espagne, puisqu'on ne
+craignait pas de rompre sans retour avec elle, par un outrage
+personnel, d'homme à homme et de roi à roi.</p>
+
+<p>Une dépêche de Philippe IV (arch. Simancas, ap. Capefigue) montre
+qu'il fut extrêmement effrayé. Elle nous apprend que Louis XIII était
+tout décidé, qu'il voulait faire entendre raison à la reine par
+l'ambassade même d'Espagne, en lui faisant craindre un procès
+scandaleux qui l'eût couverte de honte, et qui l'eût <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> perdue
+en Espagne même, dans sa famille humiliée. Cette terreur agit si bien
+sur Philippe IV, qu'il charge son ambassadeur d'une démarche assez
+basse près de Richelieu, voulant l'apaiser <i>par tous les moyens</i>, lui
+offrant tout, lui faisant dire qu'un esprit si vaste, si avide de
+gloire, ne pouvait trouver un champ digne de lui qu'auprès du roi
+d'Espagne et dans les moyens infinis de la monarchie espagnole.</p>
+
+<p>La même dépêche nous apprend que M. de Créqui, le gouverneur du
+Dauphiné, homme si important, et influent en Italie, était envoyé à
+Rome pour le divorce. Vaine ambassade. Il était évident que le pape,
+même sous la pression du parti français, n'en viendrait jamais à faire
+une telle injure au roi d'Espagne, à la maison d'Autriche, avec qui
+ses rapports secrets étaient bien plus intimes.</p>
+
+<p>En tout, sur tout, à ce moment, le pape était contre la France. Il lui
+refusait l'argent qu'il donnait à l'Espagne. Richelieu, pour obtenir
+un don du clergé de France sans l'autorisation de Rome, fit valoir aux
+évêques qu'il n'allait commencer la guerre que pour délivrer un
+évêque, l'électeur de Trêves, enlevé par l'Espagne et prisonnier à
+Vienne. Cette pieuse croisade devait s'exécuter par l'épée protestante
+des Suédois et des Hollandais. Par son traité avec ceux-ci, Richelieu
+leur donnait moitié des Pays-Bas, s'adjugeait l'autre.</p>
+
+<p>Richelieu accuse Henri IV d'avoir imprudemment voulu la guerre au
+moment de sa mort. Henri y était pourtant mieux préparé, plus en état
+d'y frapper de grands coups. Il dit à tort qu'il avait assez
+d'argent, <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> de troupes, des places en bon état.
+Fontaine-Mareuil et autres disent le contraire, et l'événement ne
+prouva que trop bien qu'ils avaient raison.</p>
+
+<p>Il ne vit pas, ne prévit pas. Ce qu'il aurait pu voir, c'était son
+isolement réel, combien il était haï, et le profond bonheur que tout
+le monde aurait à le faire échouer. Et il ne prévit pas que l'argent
+manquerait dès la seconde année, que la France, au lieu d'envahir,
+serait elle-même envahie.</p>
+
+<p>Il y avait du jeune homme en ce grand homme, et de fortes chaleurs de
+c&oelig;ur. Deux fois l'audace en choses improbables lui avait réussi, et
+dans la tentative de dompter la mer à la Rochelle (n'ayant pas de
+marine encore), et dans celle de forcer les Alpes au Pas de Suze
+(n'ayant pas même de poudre). Donc, il se remit à la chance, dans
+cette guerre contre l'Espagne, guerre contre la reine, guerre contre
+la cour, contre tous ses ennemis.</p>
+
+<p>Pour leur crever le c&oelig;ur, le jour même où il envoya la déclaration
+de guerre à Bruxelles, il exigea que l'on rît à Paris. Il fit
+représenter une comédie sur son théâtre, dont il fit l'ouverture (16
+avril 1635). Il voulut voir la mine que ferait cette cour ennemie, et
+si elle oserait ne pas rire. La pièce, les <i>Tuileries</i>, avait été
+esquissée par lui-même, écrite par Rotrou, Corneille et trois autres.
+Mais le drame était l'auditoire, et les spectateurs étaient le
+spectacle. Devant la face pâle du pénétrant esprit, du revenant qu'on
+voyait au fond de sa loge et qui surveillait tout, on travaillait à
+être gai.</p>
+
+<p>Plus d'un de ses applaudisseurs se vengèrent de <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> leur lâcheté
+de courtisans par leur perfidie à l'armée. Ils y vinrent impatients de
+se faire battre et prêchant la désertion.</p>
+
+<p>Il y avait bientôt quarante ans que la France n'avait fait la grande
+guerre. Et personne ne la savait plus. Nos gentilshommes duellistes
+n'étaient pas du tout des soldats. Pas un général sérieux, sauf Rohan,
+Thoiras, qui moururent, sauf peut-être le jeune Feuquières et le
+très-vieux La Force. Turenne est encore un enfant. Personne qui mérite
+confiance. Richelieu, en 1630, avait trois généraux à l'armée
+d'Italie, qui commandaient chacun son jour. En 1635, il suit une
+méthode moins absurde, mais mauvaise encore, deux généraux à chaque
+armée, et l'un d'eux un parent ou ami du ministre qui observe l'autre,
+l'empêche de trahir. Au nord, ce fut Brézé, son beau-frère, et sur le
+Rhin, le cardinal la Valette. Prétexte pour ne point obéir. La
+noblesse ne veut prendre l'ordre d'un général prêtre. L'armée, arrivée
+à Mayence, lui signifie qu'elle n'entrera pas en Allemagne. À quoi
+bon? Le parti protestant qu'on veut secourir est dissous, puisque Saxe
+et Brandebourg ont traité avec l'Empereur. Loin de pouvoir rejoindre
+les Suédois, la Valette est forcé de faire une retraite désastreuse.
+Aux nouveaux corps qu'on envoie, les anciens prêchent la révolte.
+L'arrière-ban, convoqué, vient ajouter l'insolence féodale d'une
+chevauchée de gentilshommes qui veulent bien servir le roi en France,
+mais non ailleurs, et encore faire seulement leurs quarante jours, le
+petit service de l'<i>ost</i>, d'après les <i>us</i> de saint Louis. Ni guet, ni
+garde; tout cela est au-dessous de la noble gendarmerie. Charger, à
+la <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> bonne heure; une bataille, et aujourd'hui, sinon ils
+retournent chez eux.</p>
+
+<p>Tout manqua de tous les côtés. La grande invasion des Pays-Bas n'eut
+d'autre effet que la ruine d'une ville, l'horrible saccagement de
+Tirlemont. En Italie, quoiqu'on eût pour soi le Savoyard, on resta, on
+échoua devant une bicoque.</p>
+
+<p>Bref, la première campagne resta de tout point ridicule. Madrid dut
+être satisfaite. Mais le Louvre l'était bien plus, et la cour nageait
+dans la joie.</p>
+
+<p>Richelieu réussirait-il mieux en 1636? Il n'y avait pas d'apparence.
+L'argent manquait. Il avait entrepris, en commençant la guerre, une
+chose hardie, et révolutionnaire alors, d'alléger quelque peu la
+taille du peuple en faisant payer quelques exemptés, les gros
+bourgeois pour une partie de leurs fiefs, les ecclésiastiques
+propriétaires pour ce qu'ils possédaient d'étranger à l'Église.
+Très-vive irritation. Elle ne fut pas moindre dans les gens d'épée
+quand, pour punir l'armée du Rhin, il déclara dégradés de noblesse
+ceux qui quittaient l'armée; les officiers non nobles envoyés aux
+galères, et les soldats punis de mort.</p>
+
+<p>Il lui avait fallu licencier cette armée. Et, d'autre part, celle du
+Nord était retenue en Hollande au service des Hollandais, qui ne la
+renvoyèrent qu'en plein été. Donc, la France était découverte. Une
+invasion n'était pas improbable. Le divorce demandé à Rome, le plan
+pour partager les Pays-Bas, c'étaient deux crimes, deux injures
+personnelles que la maison d'Autriche brûlait certainement de venger.</p>
+
+<p>Richelieu fit visiter nos places du Nord par un <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> homme qu'il
+croyait très-sûr, par Sublet Du Noyer<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Lien vers la note 10"><span class="smaller">[10]</span></a>. C'était un petit homme, de
+méchante mine cagote et d'âme pire, mais un b&oelig;uf de labour qui, ni
+jour ni nuit n'arrêtait, qui satisfaisait le maître de quelque
+<span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> charge dont on chargeât son dos. Il faisait toujours plus, il
+faisait toujours trop. Un ministre homme d'esprit, à qui les affaires
+n'ôtaient nullement l'ambition littéraire, trouvait bien doux de
+trouver là toujours les grosses épaules voûtées de ce Sublet pour y
+mettre tout ce qu'il voulait. La facilité plate d'expédier
+passablement une foule de matières qu'il ne connaissait point rendait
+ce terrible commis en état de suffire à tout. On lui mit dessus la
+marine où il ne savait rien, et il s'en tira assez bien. On ajouta la
+guerre, et tout alla très-mal; mais était-ce sa faute?</p>
+
+<p>Par l'entraînement des affaires, peu à peu, tout alla à lui. Il avait
+deux choses pour lui: son énorme travail, qui semblait consciencieux,
+et sa bassesse de nature, peinte en sa face de hibou, qui empêchait de
+croire qu'il pût avoir aucune prétention élevée. Au total, un homme
+ténébreux, haineux et dangereux, qui ruinait sourdement ses
+concurrents, et qui, à la longue, eût bien pu oser miner Richelieu
+même, car il plaisait au roi par sa dévotion, et secrètement il était
+aux Jésuites.</p>
+
+<p>Ce commis ne connaissait rien aux places de guerre. Il rapporta à
+Richelieu ce que désirait le ministre, que tout était en bon état. Et
+celui-ci, tranquille sur le Nord, regarda au sud-est, où le prince de
+Condé, gouverneur de Bourgogne, lui proposait d'envahir la
+Franche-Comté. Le prince le flattait de l'espoir qu'en cette campagne,
+la Meilleraie, un bon soldat, parent du cardinal, éclaterait sous lui,
+justifierait la faveur singulière du ministre, qui venait d'obtenir du
+vieux Sully sa démission de grand-maître de l'artillerie pour
+<span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> donner cette haute charge au brave et peu capable la
+Meilleraie.</p>
+
+<p>Pour faire réussir celui-ci, on met dans cette armée deux officiers
+solides, très-fermes et très-forts sur leurs reins, déjà vieux dans la
+guerre de Trente ans, soldats du grand Gustave, que le roi venait
+d'acquérir. L'un, l'Allemand Rantzau; l'autre, le Béarnais Gassion. On
+croyait surprendre, emporter Dôle; elle prise, la province eût suivi;
+la Meilleraie revenait couvert de gloire, le premier général du
+siècle.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, une chose facile à prévoir est arrivée au nord. La
+France est envahie.</p>
+
+<p>L'ambassadeur d'Espagne, en ce moment, gouvernait ceux qui
+gouvernaient Ferdinand II. Il obtint qu'à vingt mille fantassins
+espagnols qui iraient vers Liége (sous prétexte d'une révolte),
+l'Empereur joindrait quinze mille cavaliers sous Piccolomini et Jean
+de Werth. Pendant ce temps, le duc de Lorraine entrait en Bourgogne,
+et Gallas, autre général de l'Empereur, allait par la Franche-Comté.
+Union pour la première fois, parfaite entente, accord actif de
+l'Espagne et de l'Autriche.</p>
+
+<p>Le gouverneur des Pays-Bas, le cardinal infant, menait l'armée du Nord
+en France (1<sup>er</sup> juillet 1636).</p>
+
+<p>Il assiége et prend la Capelle. Nul obstacle. Des places non
+approvisionnées, démantelées. Des gouverneurs tremblants, que les
+habitants forcent de se rendre. Un indicible effroi dans les
+campagnes. Toute la barbarie des guerres turques; incendie, pillage et
+massacre. Jean de Werth remplissant tout de son nom et de sa terreur.
+La grande masse espagnole s'arrête <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> à assiéger Corbie, qui est
+prise (15 août). Le torrent roule vers Paris. Les Croates vont jusqu'à
+Pontoise. Paris, épouvanté, déménage, fuit vers Orléans.</p>
+
+<p>Richelieu, ce génie si sérieux et si attentif, à qui l'on supposait le
+don de prescience, souffrait ici plus qu'un revers; il semblait
+convaincu d'étourderie. C'était l'astronome tombé dans un puits,
+c'était le prophète aveugle qui se voit avalé au ventre de la baleine.
+Il avait cru prendre, et il était pris. Il sentait les risées du
+Louvre, la joie sournoise du monde de la reine. On dit que le c&oelig;ur
+lui manqua, qu'il fut troublé de voir un peuple immense qui
+remplissait les rues, qui, pour la première fois, parlait. Ce fut,
+dit-on encore, le Capucin Joseph qui le releva, le ranima. J'en doute.
+À ce moment, ce personnage double s'était fait l'avocat de la mère du
+roi, le doucereux réconciliateur de la famille royale. Loin
+d'encourager son ami à rester et tenir ferme, il l'eût plutôt poussé à
+bas et aidé à sa ruine.</p>
+
+<p>Richelieu, comme tout homme d'imagination, en telle rencontre, était
+très-agité. Mais, homme d'esprit avant tout, il comprit bien qu'en ce
+pays de France, sous les croisées moqueuses du Louvre, il fallait de
+l'aplomb et une belle contenance. Il sortit en voiture, à peu près
+seul, traversa en tous sens cette foule qui jusque-là le maudissait et
+qui ne sut plus qu'applaudir.</p>
+
+<p>Paris, en ce moment, fut très-beau. Il y a toujours d'étranges
+ressources avec ce peuple. Les métiers, reçus par le roi dans la
+grande galerie du Louvre, montrèrent un noble enthousiasme et
+promirent une <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> armée. On la leva réellement avec l'aide du
+Parlement et de toute la bourgeoisie, qui donna sans compter.</p>
+
+<p>Nos troupes grossissaient. Et celles de l'ennemi fondaient chaque
+jour. Les cavaliers d'Allemagne, enrichis de pillage, laissaient le
+camp et s'évanouissaient chaque nuit. Voilà pourquoi le cardinal
+infant traînait et hésitait pour s'enfoncer en France. Il ne profita
+pas des perfidies secrètes de nos généraux princes du sang, le comte
+de Soissons et Monsieur, qui craignaient de trop réussir contre les
+Espagnols et tramaient un complot pour tuer Richelieu. Il ne tenait
+qu'à eux, et sa vie était dans leurs mains. Monsieur, se rappelant
+sans doute ce qu'on disait, que, Richelieu tué, le roi pourrait bien
+le tuer lui-même, Monsieur, dis-je, cette fois encore, saigna du nez,
+tourna le dos au moment où les conjurés le regardaient et attendaient
+son ordre.</p>
+
+<p>En six semaines, Richelieu et le roi reprirent Corbie, une méchante
+petite place qu'on aurait pu enlever en vingt-quatre heures, et à qui
+on fit les honneurs d'un siége.</p>
+
+<p>La tempête du Nord dissipée, celle de l'Est eût pu nous emporter
+encore si le duc de Lorraine et Gallas, qui arrivaient par deux
+chemins, eussent combiné leur invasion. Mais Gallas, affaibli aussi
+par la désertion des pillards, vint s'aheurter au siége d'une petite
+place, Saint-Jean de Losne, dont la population, attendant les
+dernières horreurs des brigands impériaux, fit une défense incroyable,
+les femmes comme les hommes. Rantzau parvint à s'y jeter, et dès lors
+régala les Allemands de sorties furieuses. La Saône se mit de la
+partie et déborda. Les assiégeants étaient <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> dans l'eau, et ne
+réchappaient qu'à la nage. Cette ville fut délivrée le jour où Corbie
+fut reprise (14 novembre 1636).</p>
+
+<p>On peut dire que la France s'était sauvée elle-même. Ce gouvernement,
+fort, dur, pesant, s'était vu désarmé, et, loin de protéger, c'est lui
+qui, dans la crise, fut protégé par la nation.</p>
+
+<p>Mais comment la nation le put-elle, appauvrie qu'elle était et
+déshabituée de la guerre? Il faut l'avouer franchement, parce que
+l'invasion n'était pas sérieuse, et que les conquérants se souciaient
+peu de conquérir. Les bandes qui entrèrent par le Nord, par la
+Lorraine et la Franche-Comté, sous le drapeau de l'Espagne et de
+l'Empereur, ne se battaient ni pour l'un ni pour l'autre; elles ne
+voulaient rien que piller. C'est ce qu'elles firent à leur aise,
+non-seulement en France, mais en Franche-Comté sur terre espagnole.
+Puis, chargées, surchargées, ayant déménagé, vidé, ruiné le pays de
+fond en comble, elles plantèrent là leurs généraux.</p>
+
+<p>Nous pûmes triompher à notre aise de leur départ que nous n'avions pas
+fait, mais triompher dans le désert sur nos propres ruines.</p>
+
+<p>La Franche-Comté, jusque-là protégée par une neutralité tolérée, était
+pleine de biens. Elle périt alors, et ne s'en est jamais bien relevée.
+La Picardie entra dans le terrible <i>crescendo</i> de famine que l'on
+verra plus tard. La Lorraine resta rasée comme la main, et tout le
+pays à l'Est. L'invasion des Barbares, attendue depuis dix ans,
+retardée par Gustave quand il brisa Waldstein, ne fut pas une
+conquête, comme elle l'eût <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> été sous ce chef, mais un grand
+pillage anarchique. Tous retournèrent à leurs camps d'Allemagne,
+ramenant chacun sa charge de vol, qui un cheval, qui un âne, qui une
+grosse charrette pleine. Ils ne laissèrent à manger que les pierres.
+On assure qu'en deux ans, dans l'Est seulement, un demi-million
+d'hommes mourut de misère et de faim (V. l'historien jésuite et
+autres, rapprochés par Bonnemère, <i>Histoire des Paysans</i>).</p>
+
+<p>Donc Richelieu n'empêcha rien. Sa petite combinaison d'opposer la
+Bavière à l'Autriche ayant échoué complétement, tous les princes
+allemands se soumirent, et firent roi des Romains le fils de
+l'Empereur, consolidèrent la couronne impériale dans la maison
+d'Autriche.</p>
+
+<p>En France même, les Espagnols prirent à notre barbe et gardèrent
+longtemps nos îles de Provence, tenant nos côtes en crainte et nos
+flottes en échec.</p>
+
+<p>En remontant à la cause première de nos revers de 1636, on trouvait
+que Richelieu, privé de son armée du Rhin et ne pouvant ravoir celle
+de Hollande, employant le peu qu'il avait de forces en Franche-Comté,
+n'avait pas eu à temps l'argent qu'il eût fallu pour recruter l'armée
+du Nord.</p>
+
+<p>Donc, l'argent, l'argent, et de suite, c'était le seul moyen pour
+éviter de grands malheurs en 1637. Mais, l'impôt étant augmenté, la
+Guyenne ruinée par les armes.</p>
+
+<p>Devant ce désespoir d'une misère trop réelle, le parlement de Toulouse
+faiblit, dispensa de payer.</p>
+
+<p>Un certain Boismaillé offrit à Richelieu de lui apprendre <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> à
+faire de l'or, et de lui faire trouver deux cent mille écus par
+semaine. Tels étaient sa détresse, son abattement et son inquiétude,
+que, tout sérieux qu'il fût, il ne repoussa pas cette chimère, et se
+mit au creuset pour travailler en alchimie.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> CHAPITRE IX</h3>
+
+<h4>LA TRILOGIE DIABOLIQUE SOUS LOUIS XIII&mdash;LES RELIGIEUSES DE LOUDUN<br>
+
+1633-1634.</h4>
+
+
+<p>La terrible <i>année de Corbie</i> (on appela ainsi 1636) et l'année encore
+qui suivit ne donnent nul autre résultat que de démontrer la faiblesse
+d'un gouvernement forcé qui paraissait fort. Retournons un peu en
+arrière, et regardons dessous. Nous serons étonnés de voir les
+discordes morales, les ténébreux abîmes, les gouffres, crevasses et
+fondrières, dont la plane unité de cette monarchie catholique était
+minée réellement.</p>
+
+<p>La formule acceptée et répétée de plus en plus en ce siècle, c'est que
+la France est une, depuis la prise de la Rochelle. Les protestants,
+s'ils ne sont pas convertis, <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> vont se convertir. Richelieu en
+est convaincu, et y travaille par de grosses sommes qu'on fait passer
+par les mains des jésuites et qui gagnent quelques ministres. Il y
+travaille encore par ses &oelig;uvres de controverse qu'il étend,
+fortifie, perfectionne jusqu'à la mort. Il emploie volontiers les
+protestants à l'armée, et ailleurs, comme officiers ou <i>gens de
+lettres</i>. C'est à ce dernier titre qu'il accueille les ministres et
+leur donne sa protection. L'Académie française, ouverte chez un
+protestant (Conrart), fut, dans les idées du ministre, un honorable
+asile et une douce tentation aux littérateurs convertis, comme un
+hôpital du protestantisme.</p>
+
+<p>Un zèle si patient ne plaît pas à Aubry, son historien. Il veut faire
+croire que le grand cardinal, s'il eût vécu, eût égalé la gloire de
+Louis le Grand, employant le fer et le feu pour exterminer l'hérésie;
+qu'il eût même, avec une armée, converti l'Angleterre. Du reste, pas
+la moindre preuve. Avec bien plus de vraisemblance, d'autres auteurs
+du même siècle attribuent ce zèle véhément, cette précipitation
+guerrière au fougueux père Joseph, romanesque et violent, autant que
+rusé.</p>
+
+<p>Du reste, la matière manquait à la persécution.</p>
+
+<p>Les protestants étaient alors les plus fidèles sujets du roi; il y
+avait paru dans l'affaire de Montmorency. Les missions violentes,
+insolentes, qu'on faisait parmi eux, comme on eût fait en pays turc,
+ne parvenaient pas à lasser leur admirable patience. Les Jésuites, les
+Capucins et moines de toute sorte avaient en vain organisé contre eux
+une machine populaire <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> très-provoquante. On voyait fréquemment
+l'artisan paresseux, menuisier, perruquier, laisser là son métier, se
+faire apôtre; emporté d'un excès de zèle, il allait dresser son
+tréteau dans telle ville, et puis dans une autre, et prêcher en plein
+vent contre les huguenots. Ils étaient la bourgeoisie riche dans
+plusieurs lieux, et presque partout le commerce; ces sermons étaient
+fort goûtés comme appel au pillage, au massacre peut-être, sous un
+gouvernement plus faible; mais Richelieu ne l'aurait pas souffert, il
+eût fait pendre les apôtres.</p>
+
+<p>Donc, c'était d'un autre côté que devait se tourner le zèle ardent du
+Capucin.</p>
+
+<p>Les philosophes, athées et esprits forts, que l'on brûlait de temps à
+autre, étaient trop peu nombreux, des individus isolés. Une affaire de
+ce genre ne pouvait faire la fortune d'un homme. La dernière, la
+persécution de Théophile, chassé à mort en 1623 par le jésuite Arnoult
+et par tous les curés de France, n'avait pas grandi le Jésuite. Pour
+que Joseph éclatât et brillât comme vengeur de l'Église, pour que Rome
+fût forcée de lui donner le désiré chapeau, il lui aurait fallu une
+classe nombreuse à persécuter, quelque grande, nouvelle, dangereuse
+hérésie, qui motivât une croisade de Capucins.</p>
+
+<p>La dévotion du roi y eût mordu, et, Richelieu n'osant y contredire, la
+France entière devenait un théâtre où ces bruyants acteurs eussent
+paradé devant les foules, rempli tout du tumulte de leurs enquêtes
+dramatiques, terrorisé les simples. Un pouvoir nouveau se fût
+constitué, une inquisition capucine, un grand inquisiteur, Joseph.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> D'abord Torquemada, mais bientôt Ximénès, il eût jeté bas
+Richelieu.</p>
+
+<p>Pour bien pousser cette guerre à l'intérieur, il eût fallu finir la
+guerre extérieure et s'arranger, sacrifier la petite question
+politique et la balance de l'Europe à la grande question de la foi.
+Pour cela, il fallait replacer près du roi le bon conseil d'Espagne,
+la reine mère. Et c'est à quoi Joseph commençait à travailler
+timidement. Il recevait les lettres de Marie de Médicis, ses prières
+pour rentrer, et les montrait au roi.</p>
+
+<p>Le Capucin avait plus d'une chance près de Louis XIII et dans le
+public même. Ce qui tuait le roi et tout le monde sous Richelieu,
+c'était l'ennui. L'éternelle guerre d'Allemagne où la France épuisée
+entrait, la misère éternelle (avec certitude de croître), c'était
+toute la situation. L'air, d'année en année, plus pesant et moins
+respirable. Un brouillard monotone couvrait la scène où l'on ne
+distinguait qu'un seul acteur, cette grande figure de plomb. Joseph
+aurait bien autrement occupé le théâtre. L'intérêt dramatique eût tenu
+chacun éveillé. Les tragédies de l'autre siècle auraient recommencé,
+incidentées par le génie burlesque, italien, des cappuccini.</p>
+
+<p>Dans les <i>Mémoires d'État</i> qu'avait écrits Joseph, qu'on ne connaît
+que par extraits, et que l'on a sans doute prudemment supprimés comme
+trop instructifs, ce bon père expliquait qu'en 1633 ou 1634 il avait
+eu le bonheur de découvrir une hérésie, une hérésie immense, où
+trempaient un nombre infini de confesseurs et de directeurs.</p>
+
+<p>Les Capucins, légion admirable des gardiens de <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> l'Église,
+bons chiens du saint troupeau, avaient flairé, surpris, non pas dans
+les déserts, mais en pleine France, au centre, à Chartres, en
+Picardie, partout, un terrible gibier, les <i>alumbrados</i> de l'Espagne
+(illuminés ou quiétistes), qui, trop persécutés là-bas, s'étaient
+réfugiés chez nous, et qui, dans le monde des femmes, surtout dans les
+couvents, glissaient le doux poison qu'on appela plus tard du nom de
+Molinos.</p>
+
+<p>La merveille, c'était qu'on n'eût pas su plus tôt la chose. Elle ne
+pouvait guère être cachée, étant si étendue. Les Capucins juraient
+qu'en la Picardie seule (pays où les filles sont faibles et le sang
+plus chaud qu'au Midi) cette folie de l'amour mystique avait soixante
+mille professeurs. Tout le clergé en était-il? tous les confesseurs,
+directeurs? Il faut sans doute entendre qu'aux directeurs officiels
+nombre de laïques s'adjoignirent, brûlant du même zèle pour le salut
+des âmes féminines. Un de ceux-ci qui éclata plus tard avec talent,
+audace, est l'auteur des <i>Délices spirituelles</i>, le trop fameux
+Desmarets de Saint-Sorlin.</p>
+
+<p>Que les couvents fussent corrompus, ce n'était pas là une grande
+nouvelle. Il n'était nécessaire de supposer que la corruption vînt
+d'Espagne, qu'elle fût un fruit propre à tel pays, à telle époque. Au
+temps de saint Louis, l'un de ses confidents, Eudes Rigault, homme
+très-austère, qu'il avait fait archevêque de Rouen, ayant entrepris la
+visite des couvents de Normandie, écrivait chaque soir ce qu'il avait
+vu dans le jour. Son journal fait frémir. Il trouva chez les moines
+toute la violence féodale, un libertinage effréné, leurs nonnes
+pleines, et sans pudeur, sans réserve, <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> publiquement,
+n'imaginant pas même qu'il y eût là rien à cacher.</p>
+
+<p>Qui ramena quelque décence? Surtout la satire hérétique, la
+concurrence des Églises nouvelles, et le vis-à-vis du protestantisme.
+Il fallut un peu de tenue en face de cette austérité. Les confesseurs
+s'abstinrent, mais le Diable ne s'abstint pas. C'était un de ses jeux
+au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle de prendre la figure du pauvre confesseur pour le
+calomnier et le perdre, de faire sous son visage et sa parfaite
+ressemblance l'amour aux religieuses. Dans le fameux procès des
+Augustines du Quesnoy, l'une d'elles avoua que cette ruse du Diable
+l'avait trompée quatre cent trente-quatre fois, et dans l'église même.
+Le père était en fuite. Tout retomba sur elle; jetée pour toujours à
+l'<i>in pace</i>, elle n'y languit pas du moins: elle y mourut au bout de
+quelques jours (V. Massée. 1540). Nous retrouvons ceci au couvent de
+Louviers exactement un siècle après.</p>
+
+<p>Au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup>, l'intervention du Diable est bien moins nécessaire.
+Toujours puissant dans les campagnes, il n'est appelé dans les
+couvents que comme un auxiliaire fort accessoire. Dans les trois
+grands procès d'Aix, Loudun et Louviers (Gauffridi, Grandier et
+Pinart), le Diable arrive pour donner l'intérêt dramatique, l'effet de
+la finale. Mais on voit trop qu'avant qu'on produise cet acteur
+populaire, la pièce était bien avancée, quoiqu'on ait eu l'attention
+de laisser dans un demi-jour les premiers actes, trop naturels, pour
+faire valoir la fin surnaturelle et diabolique.</p>
+
+<p>On ne peut comprendre la toute-puissance du directeur sur les
+religieuses, cent fois plus maître alors <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> qu'il ne le fut dans
+les temps antérieurs, si l'on ne se rappelle les circonstances
+nouvelles.</p>
+
+<p>La réforme du concile de Trente pour la clôture des monastères, fort
+peu suivie sous Henri IV, où les religieuses recevaient le beau monde,
+donnaient des bals, dansaient, etc., cette réforme commença
+sérieusement sous Louis XIII. Le cardinal de la Rochefoucauld, ou
+plutôt les jésuites qui le menaient, exigèrent une grande décence
+extérieure. Est-ce à dire que l'on n'entrât plus aux couvents? Un seul
+homme y entrait chaque jour, et non-seulement dans la maison, mais à
+volonté dans chaque cellule (on le voit dans plusieurs affaires,
+surtout par David à Louviers). Cette réforme austère et cette clôture
+ferma la porte au monde, aux rivaux incommodes, donna le tête-à-tête
+au directeur et l'influence unique.</p>
+
+<p>Qu'en résulterait-il? Les spéculatifs en feront un problème, non les
+hommes pratiques, non les médecins. Dès le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, le médecin
+Wyer nous l'explique par des histoires fort claires. Il cite dans son
+livre IV nombre de religieuses qui devinrent furieuses d'amour. Et,
+dans son livre III, un prêtre espagnol estimé qui, à Rome, entré par
+hasard dans un couvent de nonnes, en sortit fou, disant qu'épouses de
+Jésus, elles étaient les siennes, celles du prêtre, vicaire de Jésus.
+Il faisait dire des messes pour que Dieu lui donnât la grâce d'épouser
+bientôt ce couvent. (Wyer, lib. III. c. <span class="smcap">VII</span>.)</p>
+
+<p>Si cette visite passagère eut cet effet, on peut comprendre quel put
+être l'état du directeur des monastères de femmes quand il fut seul
+chez elles, et profita de la clôture, put passer le jour avec elles,
+recevoir à <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> chaque heure la dangereuse confidence de leurs
+langueurs, de leurs faiblesses.</p>
+
+<p>Les sens ne sont pas tout dans l'état de ces filles. Il faut compter
+surtout l'ennui, le besoin absolu de varier l'existence, de sortir
+d'une vie monotone par quelque écart ou quelque rêve. Que de choses
+nouvelles à cette époque! Les voyages, les Indes, la découverte de la
+terre! l'imprimerie! les romans surtout!... Quand tout cela roule au
+dehors, agite les esprits, comment croire qu'on supportera la pesante
+uniformité de la vie monastique, l'ennui des longs offices, sans
+assaisonnement que de quelque sermon nasillard?</p>
+
+<p>Les laïques même, au milieu de tant de distractions, veulent, exigent
+de leurs confesseurs la variété du plaisir, l'absolution de
+l'inconstance.</p>
+
+<p>Le prêtre est entraîné, forcé de proche en proche. Une littérature
+immense, variée, érudite, se fait de la casuistique, de l'art de tout
+permettre. Littérature très-progressive, où l'indulgence de la veille
+paraîtrait sévérité le lendemain. Courbés sur Navarro, Sanchez,
+Ovando, Escobar et autres, les confesseurs pâlissent à scruter ces
+mines immenses d'expédients, de fines et subtiles ressources pour
+exterminer le péché, je veux dire pour le nier, en supprimer partout
+l'idée. Des hommes si charitablement occupés nuit et jour à trouver
+des moyens pour autoriser le plaisir, ne garderont-ils pas pour eux
+une part de tant d'absolutions?</p>
+
+<p>Les mondains exigeaient de l'art; ils n'acceptaient pas l'indulgence,
+à moins que le confesseur ne l'assaisonnât d'un sophisme. Mais
+était-ce la peine de ruser, <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> de faire tant de frais avec les
+pauvres religieuses, faibles et convaincues d'avance?</p>
+
+<p>La casuistique fut pour le monde, la mystique pour les couvents.</p>
+
+<p>Les fines recettes et les <i>distinguo</i> de la première ne sont pas
+nécessaires ici. La mystique n'a que faire de ces pointes d'aiguille,
+ayant la flamme d'amour pour brouiller, brûler tout, dans sa dévorante
+équivoque.</p>
+
+<p>L'anéantissement de la personne et la mort de la volonté, c'est le
+grand principe mystique. Desmarets nous en donne très-bien la vraie
+portée morale. Ces dévoués, dit-il, immolés en eux et anéantis,
+n'existent plus qu'en Dieu. <i>Dès lors ils ne peuvent mal faire.</i> La
+partie supérieure est tellement divine, qu'elle ne sait plus ce que
+fait l'autre.</p>
+
+<p>Doctrine très-ancienne qui reparaît souvent dans le Moyen âge. Au
+<span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup>, elle est commune dans les couvents de France et d'Espagne,
+nulle part plus claire et plus naïve que dans les leçons d'un ange
+normand à une religieuse (affaire de Louviers).</p>
+
+<p>L'ange enseigne à la nonne premièrement «le mépris du corps et
+l'indifférence à la chair. Jésus l'a tellement méprisée, qu'il l'a
+exposée nue à la flagellation, et laissé voir à tous...»</p>
+
+<p>Il lui enseigne «l'abandon de l'âme et de la volonté, la sainte, la
+docile, la toute passive obéissance. Exemple, la sainte Vierge, qui ne
+se défia pas de Gabriel, mais obéit, conçut.»</p>
+
+<p>«Courait-elle aucun risque? Non. Car un esprit ne peut causer aucune
+impureté. Tout au contraire, il purifie.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> À Louviers, cette belle doctrine fleurit dès 1623, professée
+par un directeur âgé, autorisé, David. Le fond de son enseignement
+était «de faire mourir le péché par le péché, pour mieux rentrer en
+innocence. Ainsi firent nos premiers parents.»</p>
+
+<p>On devait croire que le zélé Joseph, qui avait poussé si haut le cri
+d'alarme contre ces corrupteurs, ne s'en tiendrait pas là, qu'il y
+aurait une grande et lumineuse enquête; que ce peuple innombrable,
+qui, dans une seule province, comptait soixante mille docteurs, serait
+connu, examiné de près. Mais non, ils disparaissent, et l'on n'en a
+pas de nouvelles. Quelques-uns, dit-on, furent emprisonnés. Mais nul
+procès, un silence profond.</p>
+
+<p>Selon toute apparence, Richelieu se soucia peu d'approfondir la chose.
+Sa tendresse pour les Capucins ne l'aveugla pas au point de les suivre
+dans une affaire qui eût mis dans leurs mains l'inquisition sur tous
+les confesseurs.</p>
+
+<p>En général, le moine jalousait, haïssait le clergé séculier. Maître
+absolu des femmes espagnoles, il était peu goûté de nos Françaises
+pour sa malpropreté; elles allaient plutôt au prêtre, ou au Jésuite,
+confesseur amphibie, demi-moine et demi-mondain. Si Richelieu avait
+lâché la meute des Capucins, Récollets, Carmes, Dominicains, etc., qui
+eût été en sûreté dans le clergé? Quel directeur, quel prêtre, même
+honnête, n'avait usé et abusé du doux langage des quiétistes près de
+ses pénitentes? Leur grand accusateur Bossuet, dans ses lettres à une
+femme qu'il mène parfois durement (la veuve Cornuau), ne peut
+lui-même s'abstenir des <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> molles douceurs, des équivoques
+malsaines, des mots à double entente.</p>
+
+<p>Richelieu se garda de troubler le clergé lorsque déjà il préparait
+l'assemblée générale où il demanda un don pour la guerre. Un procès
+fut permis aux moines, un seul, contre un curé, mais contre un curé
+magicien, ce qui permettait d'embrouiller les choses (comme en
+l'affaire de Gauffridi), de sorte qu'aucun confesseur, aucun
+directeur, ne s'y reconnût, et que chacun, en sécurité pleine, pût
+toujours dire: «Ce n'est pas moi.»</p>
+
+<p>Grâce à ces soins tout prévoyants, une certaine obscurité reste en
+effet sur l'affaire de Grandier. Son historien, le Capucin Tranquille,
+prouve à merveille qu'il fut sorcier, bien plus un diable, et il est
+nommé dans le procès (comme on aurait dit d'Astaroth) <i>Grandier des
+dominations</i>. Tout au contraire, Ménage est près de le ranger parmi
+les grands hommes accusés de magie, dans les martyrs de la libre
+pensée.</p>
+
+<p>Pour voir un peu plus clair, il ne faut pas prendre Grandier à part,
+mais lui garder sa place dans la trilogie diabolique du temps, dont il
+ne fut qu'un second acte, l'éclairer par le premier acte qu'on a vu en
+Provence dans l'affaire terrible de la Sainte-Baume où périt
+Gauffridi, l'éclairer par le troisième acte, par l'affaire de
+Louviers, qui copia Loudun (comme Loudun avait copié), et qui eut à
+son tour un Gauffridi et un Urbain Grandier.</p>
+
+<p>Les trois affaires sont une et identiques. Toujours le prêtre
+libertin, toujours le moine jaloux et la nonne furieuse par qui on
+fait parler le Diable, et le prêtre brûlé à la fin.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> Voilà ce qui fait la lumière dans ces affaires, et qui permet
+d'y mieux voir que dans la fange obscure des monastères d'Espagne et
+d'Italie. Les religieuses de ces pays de paresse méridionale étaient
+étonnamment passives, subissaient la vie de sérail, et pis encore (V.
+Del Rio, Llorente, Ricci, etc.). Nos Françaises, au contraire, d'une
+personnalité forte, ardente, exigeante, furent terribles de jalousie
+et terribles de haine, vrais diables (et sans figure), partant
+indiscrètes, bruyantes, accusatrices. Leurs révélations furent
+très-claires, et si claires vers la fin, que tout le monde en eut
+honte et qu'en trente ans, en trois affaires, la chose, commencée par
+l'horreur, s'éteignit dans la platitude, sous les sifflets et le
+dégoût.</p>
+
+<p>Ce n'était pas à Loudun, en plein Poitou, parmi les huguenots, sous
+leurs yeux et leurs railleries, dans la ville même où ils tenaient
+leurs grands synodes nationaux, qu'on eût attendu une affaire
+scandaleuse pour les catholiques. Mais justement ceux-ci, dans les
+vieilles villes protestantes, vivaient comme en pays conquis, en
+liberté très-grande, pensant avec raison que des gens souvent
+massacrés, tout récemment vaincus, ne diraient mot. La Loudun
+catholique (magistrats, prêtres, moines, un peu de noblesse et
+quelques artisans) vivait à part de l'autre, en vraie colonie
+conquérante. La colonie se divisa, comme on pouvait le deviner, par
+l'opposition du prêtre et du moine.</p>
+
+<p>Le moine, nombreux et altier, comme missionnaire convertisseur, tenait
+le haut du pavé contre les protestants et confessait les dames
+catholiques, lorsque, de Bordeaux, arriva un jeune curé, élève des
+Jésuites, <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> lettré et agréable, écrivant bien et parlant mieux.
+Il éclata en chaire, et bientôt dans le monde. Il était Manceau de
+naissance et disputeur, mais méridional d'éducation, de facilité
+bordelaise, hâbleur, léger comme un Gascon. En peu de temps, il sut
+brouiller à fond toute la petite ville, ayant les femmes pour lui, les
+hommes contre (du moins presque tous). Il devint magnifique, insolent
+et insupportable, ne respectant plus rien. Il criblait de sarcasmes
+les Carmes, déblatérait en chaire contre les moines en général. On
+s'étouffait à ses sermons. Majestueux et fastueux, ce personnage
+apparaissait dans les rues de Loudun comme un père de l'Église, tandis
+que la nuit, moins bruyant, il glissait aux allées ou par les portes
+de derrière.</p>
+
+<p>Toutes lui furent à discrétion. La femme de l'avocat du roi fut
+sensible pour lui, mais plus encore la fille du procureur royal, qui
+en eut un enfant. Ce n'était pas assez. Ce conquérant, maître des
+dames, poussant toujours son avantage, en venait aux religieuses. Il y
+avait partout alors des Ursulines, s&oelig;urs vouées à l'éducation,
+missionnaires femelles en pays protestant, qui caressaient, charmaient
+les mères, attiraient les petites filles. Celles de Loudun étaient un
+petit couvent de demoiselles nobles et pauvres. Pauvre couvent
+lui-même; en les fondant, on ne leur donna guère que la maison, ancien
+collége huguenot. La supérieure, dame de bonne noblesse et bien
+apparentée, brûlait d'élever son couvent, de l'amplifier, de
+l'enrichir et de le faire connaître. Elle aurait pris Grandier
+peut-être, l'homme à la mode, si déjà elle n'eût eu pour directeur un
+prêtre qui avait de bien autres racines dans <span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> le pays, étant
+proche parent des deux principaux magistrats. Le chanoine Mignon,
+comme on l'appelait, tenait la supérieure. Elle et lui en confession
+(les dames supérieures confessaient), tous deux apprirent avec fureur
+que les jeunes nonnes ne rêvaient que de ce Grandier dont on parlait
+tant.</p>
+
+<p>Donc, le directeur menacé, le mari trompé, le père outragé (trois
+affronts en même famille!) unirent leurs jalousies et jurèrent la
+perte de Grandier. Pour réussir, il suffisait de le laisser aller. Il
+se perdait assez lui-même. Une affaire éclata qui fit un bruit à faire
+presque écrouler la ville.</p>
+
+<p>Les religieuses, en cette vieille maison huguenote où on les avait
+mises, n'étaient pas rassurées. Leurs pensionnaires, enfants de la
+ville, et peut-être aussi de jeunes nonnes, avaient trouvé plaisant
+d'épouvanter les autres en jouant aux revenants, aux fantômes, aux
+apparitions. Il n'y avait pas trop d'ordre en ce mélange de petites
+filles riches que l'on gâtait. Elles couraient la nuit les corridors.
+Si bien qu'elles s'épouvantèrent elles-mêmes. Quelques-unes en étaient
+malades, ou malades d'esprit. Mais, ces peurs, ces illusions, se
+mêlant aux scandales de ville dont on leur parlait trop le jour, le
+revenant des nuits, ce fut Grandier. Plusieurs dirent l'avoir vu,
+senti la nuit près d'elles, audacieux, vainqueur, et s'être réveillées
+trop tard. Était-ce illusion? Étaient-ce plaisanteries de novices?
+Était-ce réellement Grandier qui avait acheté la portière ou risqué
+l'escalade? On n'a jamais pu l'éclaircir.</p>
+
+<p>Les trois dès lors crurent le tenir. Ils suscitèrent d'abord dans les
+petites gens qu'ils protégeaient deux <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> bonnes âmes qui
+déclarèrent ne pouvoir plus garder pour leur curé un débauché, un
+sorcier, un démon, un esprit fort, qui, à l'église, «pliait un genou
+et non deux;» enfin qui se moquait des règles, et donnait des
+dispenses contre les droits de l'évêque.&mdash;Accusation habile qui
+mettait contre lui l'évêque de Poitiers, défenseur naturel du prêtre,
+et livrait celui-ci à la rage des moines.</p>
+
+<p>Tout cela monté avec génie, il faut l'avouer. En le faisant accuser
+par deux pauvres, on trouva très-utile de le bâtonner par un noble. En
+ce temps de duel, l'homme, impunément bâtonné, perdait dans le public;
+il baissait chez les femmes. Grandier sentit la profondeur du coup.
+Comme en tout il aimait l'éclat, il alla au roi même, se jeta à ses
+genoux, demanda vengeance pour sa robe de prêtre. Il l'aurait eue d'un
+roi dévot; mais il se trouva là des gens qui dirent au roi que c'était
+affaire d'amour et fureur de maris trompés.</p>
+
+<p>Au tribunal ecclésiastique de Poitiers, Grandier fut condamné à
+pénitence et à être banni de Loudun, donc déshonoré comme prêtre. Mais
+le tribunal civil reprit la chose et le trouva innocent. Il eut encore
+pour lui l'autorité ecclésiastique dont relevait Poitiers,
+l'archevêque de Bordeaux, Sourdis. Ce prélat belliqueux, amiral et
+brave marin, autant et plus que prêtre, ne fit que hausser les épaules
+au récit de ces peccadilles. Il innocenta le curé, mais en même temps
+lui conseilla sagement d'aller vivre partout, excepté à Loudun.</p>
+
+<p>C'est ce que l'orgueilleux n'eut garde de faire. Il voulut jouir du
+triomphe sur le terrain de la bataille <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> et parader devant les
+dames. Il rentra dans Loudun au grand jour, à grand bruit; toutes le
+regardaient des fenêtres; il marchait tenant un laurier.</p>
+
+<p>Non content de cette folie, il menaçait, voulait réparation. Ses
+adversaires, ainsi poussés, à leur tour en péril, se rappelèrent
+l'affaire de Gauffridi, où le Diable, le père du mensonge,
+honorablement réhabilité, avait été accepté en justice comme un bon
+témoin véridique, croyable pour l'Église et croyable pour les gens du
+roi. Désespérés, ils invoquèrent un Diable, et ils l'eurent à
+commandement. Il parut chez les Ursulines.</p>
+
+<p>Chose hasardeuse. Mais que de gens intéressés au succès! La supérieure
+voyait son couvent, pauvre, obscur, attirer bientôt les yeux de la
+cour, des provinces, de toute la terre. Les moines y voyaient leur
+victoire sur leurs rivaux, les prêtres. Ils retrouvaient ces combats
+populaires livrés au Diable en l'autre siècle, souvent (comme à
+Soissons) devant la porte des églises, la terreur et la joie du peuple
+à voir triompher le bon Dieu, l'aveu tiré du Diable, «que Dieu est
+dans le Sacrement,» l'humiliation des huguenots convaincus par le
+démon même.</p>
+
+<p>Dans cette comédie tragique, l'exorciste représentait Dieu, ou tout au
+moins c'était l'archange terrassant le dragon. Il descendait des
+échafauds, épuisé, ruisselant de sueur, mais triomphant, porté dans
+les bras de la foule, béni des bonnes femmes qui en pleuraient de
+joie.</p>
+
+<p>Voilà pourquoi il fallait toujours un peu de sorcellerie dans les
+procès. On ne s'intéressait qu'au Diable. <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> On ne pouvait pas
+toujours le voir sortir du corps en crapaud noir (comme à Bordeaux en
+1610). Mais on était du moins dédommagé par une grande, superbe mise
+en scène. L'âpre désert de Madeleine, l'horreur de la Sainte-Baume,
+dans l'affaire de Provence, firent une bonne partie du succès. Loudun
+eut pour lui le tapage et la bacchanale furieuse d'une grande armée
+d'exorcistes divisés en plusieurs églises. Enfin, Louviers, que nous
+verrons, pour raviver un peu ce genre usé, imagina des scènes de nuit
+où les diables en religieuses, à la lueur des torches, creusaient,
+tiraient des fosses les charmes qu'on y avait cachés.</p>
+
+<p>L'affaire commença par la supérieure et par une s&oelig;ur converse à
+elle. Elles eurent des convulsions, jargonnèrent diaboliquement.
+D'autres nonnes les imitèrent, une surtout, hardie, reprit le rôle de
+la Louise de Marseille, le même diable Léviathan, le démon supérieur
+de chicane et d'accusation.</p>
+
+<p>Toute la petite ville entre en branle. Les moines de toutes couleurs
+s'emparent des nonnes, les divisent, les exorcisent par trois, par
+quatre. Ils se partagent les églises. Les Capucins à eux seuls en
+occupent deux. La foule y court, toutes les femmes, et, dans cet
+auditoire effrayé, palpitant, plus d'une crie qu'elle sent aussi des
+diables; six filles de la ville sont possédées. Et le simple récit de
+ces choses effroyables fait deux possédées à Chinon.</p>
+
+<p>On en parla partout, à Paris, à la cour. Notre reine espagnole,
+imaginative et dévote, envoie son aumônier; bien plus, lord Montaigu,
+l'ancien papiste, son fidèle serviteur, qui vit tout et crut tout,
+rapporta tout <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> au pape. Miracle constaté. Il avait vu les
+plaies d'une nonne, les stigmates marqués par le Diable sur les mains
+de la supérieure.</p>
+
+<p>Qu'en dit le roi de France? Toute sa dévotion était tournée au Diable,
+à l'enfer, à la crainte. On dit que Richelieu fut charmé de l'y
+entretenir. J'en doute; les diables étaient essentiellement espagnols
+et du parti d'Espagne; s'ils parlaient politique, c'eût été contre
+Richelieu. Peut-être en eut-il peur. Il leur rendit hommage, et envoya
+sa nièce pour témoigner intérêt à la chose.</p>
+
+<p>La cour croyait. Mais Loudun même ne croyait pas. Ses diables, pauvres
+imitateurs des démons de Marseille, répétaient le matin ce qu'on leur
+apprenait le soir d'après le manuel connu du père Michaëlis. Ils
+n'auraient su que dire si des exorcismes secrets, répétition soignée
+de la farce du jour, ne les eussent, chaque nuit, préparés et stylés à
+figurer devant le peuple.</p>
+
+<p>Un ferme magistrat, le bailli de la ville, éclata, vint lui-même
+trouver les fourbes, les menaça, les dénonça. Ce fut aussi le jugement
+tacite de l'archevêque de Bordeaux, auquel Grandier en appelait. Il
+envoya un règlement pour diriger du moins les exorcistes, finir leur
+arbitraire; de plus, son chirurgien, qui visita les filles, ne les
+trouva point possédées, ni folles, ni <i>malades</i>. Qu'étaient-elles?
+Fourbes à coup sûr.</p>
+
+<p>Ainsi continue dans ce siècle ce beau duel du médecin contre le
+Diable, de la science et de la lumière contre le ténébreux mensonge.
+Nous l'avons vu commencer par Agrippa, Wyer. Certain docteur Duncan
+<span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> continua bravement à Loudun, et sans crainte imprima que
+cette affaire n'était que ridicule.</p>
+
+<p>Le Démon, qu'on dit si rebelle, eut peur, se tut, perdit la voix. Mais
+les passions étaient trop animées pour que la chose en restât là. Le
+flot remonta pour Grandier avec une telle force, que les assaillis
+devinrent assaillants. Un parent des accusateurs, un apothicaire, fut
+pris à partie par une riche demoiselle de la ville, qu'il disait être
+maîtresse du curé. Comme calomniateur, il fut condamné à l'amende
+honorable.</p>
+
+<p>La supérieure était perdue. On eût aisément constaté ce que vit plus
+tard un témoin, que ses stigmates étaient une peinture, rafraîchie
+tous les jours. Mais elle était parente d'un conseiller du roi,
+Laubardemont, qui la sauva. Il était justement chargé de raser les
+forts de Loudun. Il se fit donner une commission pour faire juger
+Grandier. On fit entendre au cardinal que l'accusé était curé et ami
+de la <i>Cordonnière de Loudun</i>, un des nombreux agents de Marie de
+Médicis; qu'il s'était fait le secrétaire de sa paroissienne, et, sous
+son nom, avait écrit un ignoble pamphlet.</p>
+
+<p>Du reste, Richelieu eût voulu être magnanime et mépriser la chose,
+qu'il l'eût pu difficilement. Les Capucins, le Père Joseph,
+spéculaient là-dessus. Richelieu lui aurait donné une belle prise
+contre lui près du roi s'il n'eût montré du zèle. Certain M. Quillet,
+qui avait observé sérieusement, alla voir Richelieu et l'avertit. Mais
+celui-ci craignit de l'écouter, et le regarda de si mauvais &oelig;il,
+que le donneur d'avis jugea prudent de se sauver en Italie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> Laubardemont arrive le 6 décembre 1633. Avec lui la terreur.
+Pouvoir illimité. C'est le roi en personne. Toute la force du royaume,
+une horrible massue, pour écraser une mouche.</p>
+
+<p>Les magistrats furent indignés, le lieutenant civil avertit Grandier
+qu'il l'arrêterait le lendemain. Il n'en tint compte et se fit
+arrêter. Enlevé à l'instant, sans forme de procès, mis aux cachots
+d'Angers. Puis ramené, jeté où? dans la maison et la chambre d'un de
+ses ennemis, qui en fait murer les fenêtres pour qu'il étouffe.
+L'exécrable examen qu'on fait sur le corps du sorcier, en lui
+enfonçant des aiguilles pour trouver la marque du Diable, est fait par
+les mains mêmes de ses accusateurs, qui prennent sur lui d'avance leur
+vengeance préalable, l'avant-goût du supplice!</p>
+
+<p>On le traîne aux églises en face de ces filles, à qui Laubardemont a
+rendu la parole. Il trouve des bacchantes que l'apothicaire condamné
+soûlait de ses breuvages, les jetant en de telles furies qu'un jour
+Grandier fut près de périr sous leurs ongles.</p>
+
+<p>Ne pouvant imiter l'éloquence de la possédée de Marseille, elles
+suppléaient par le cynisme. Spectacle hideux! des filles, abusant des
+prétendus diables, pour lâcher devant le public la bonde à la furie
+des sens! C'est justement ce qui grossissait l'auditoire. On venait
+ouïr là, de la bouche des femmes, ce qu'aucune n'osa dire jamais.</p>
+
+<p>Le ridicule, ainsi que l'odieux, allaient croissant. Le peu qu'on leur
+soufflait de latin, elles le disaient tout de travers. Le public
+trouvait que les diables n'avaient pas fait leur <i>quatrième</i>. Les
+Capucins, sans se déconcerter, <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> dirent que, si ces démons
+étaient faibles en latin, ils parlaient à merveille l'iroquois, le
+topinambour.</p>
+
+<p>La farce ignoble, vue de soixante lieues, de Saint-Germain, du Louvre,
+apparaissait miraculeuse, effrayante et terrible. La cour admirait et
+tremblait. Richelieu (sans doute pour plaire) fit une chose lâche. Il
+fit payer les exorcistes, payer les religieuses.</p>
+
+<p>Une si haute faveur exalta la cabale et la rendit tout à fait folle.
+Après les paroles insensées vinrent les actes honteux. Les exorcistes,
+sous prétexte de la fatigue des nonnes, les firent promener hors de la
+ville, les promenèrent eux-mêmes. Et l'une d'elles en revint enceinte.
+L'apparence du moins était telle. Au cinquième ou sixième mois, tout
+disparut, et le démon qui était en elle avoua la malice qu'il avait
+eue de calomnier la pauvre religieuse par cette illusion de grossesse.
+C'est l'historien de Louviers qui nous apprend cette histoire de
+Loudun (Esprit, p. 135).</p>
+
+<p>On assure que le père Joseph vint secrètement, mais vit l'affaire
+perdue, et s'en tira sans bruit. Les Jésuites vinrent aussi,
+exorcisèrent, firent peu de chose, flairèrent l'opinion, se dérobèrent
+aussi.</p>
+
+<p>Mais les moines, les Capucins, étaient si engagés, qu'il ne leur
+restait plus qu'à se sauver par la terreur. Ils tendirent des piéges
+perfides au courageux bailli, à la baillive, voulant les faire périr,
+éteindre la future réaction de la justice. Enfin ils pressèrent la
+commission d'expédier Grandier. Les choses ne pouvaient plus aller.
+Les nonnes même leur échappaient. Après cette terrible orgie de
+fureurs sensuelles et de cris impudiques <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> pour faire couler le
+sang humain, deux ou trois défaillirent, se prirent en dégoût, en
+horreur; elles se vomissaient elles-mêmes. Malgré le sort affreux
+qu'elles avaient à attendre si elles parlaient, malgré la certitude de
+finir dans une basse-fosse (c'était l'usage encore, voir Mabillon),
+elles dirent dans l'église qu'elles étaient damnées, qu'elles avaient
+joué le Diable, que Grandier était innocent.</p>
+
+<p>Elles se perdirent mais n'arrêtèrent rien. Une réclamation générale de
+la ville au roi n'arrêta rien. On condamna Grandier à être brûlé (18
+août 1634). Telle était la rage de ses ennemis, qu'avant le bûcher ils
+exigèrent, pour la seconde fois, qu'on lui plantât partout l'aiguille
+pour chercher la marque du Diable. Un des juges eût voulu qu'on lui
+arrachât même les ongles, mais le chirurgien refusa.</p>
+
+<p>On craignait l'échafaud, les dernières paroles du patient. Comme on
+avait trouvé dans ses papiers un écrit contre le célibat des prêtres,
+ceux qui le disaient sorcier le croyaient eux-mêmes esprit fort. On se
+souvenait des paroles hardies que les martyrs de la libre pensée
+avaient lancées contre leurs juges, on se rappelait le mot suprême de
+Bruno, la bravade de Vanini. On composa avec Grandier. On lui dit que,
+s'il était sage, on lui sauverait la flamme, qu'on l'étranglerait
+préalablement. Le faible prêtre, homme de chair, donna encore ceci à
+la chair, et promit de ne point parler. Il ne dit rien sur le chemin
+et rien sur l'échafaud. Quand on le vit bien lié au poteau, toute
+chose prête, et le feu disposé pour l'envelopper brusquement de flamme
+et de fumée, un moine, son propre confesseur, sans <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> attendre
+le bourreau, mit le feu au bûcher. Le patient, enragé, n'eut que le
+temps de dire: «Ah! vous m'avez trompé!» Mais les tourbillons
+s'élevèrent et la fournaise de douleurs... On n'entendit plus que des
+cris.</p>
+
+<p>Richelieu, dans ses Mémoires, parle peu de cette affaire et avec une
+honte visible. Il fait entendre qu'il suivit les rapports qui lui
+vinrent, la voix de l'opinion. Il n'en avait pas moins, en soudoyant
+les exorcistes, en lâchant bride aux Capucins, en les laissant
+triompher par la France, encouragé, tenté la fourberie. Gauffridi,
+renouvelé par Grandier, va reparaître encore plus sale dans l'affaire
+de Louviers.</p>
+
+<p>C'est justement en 1634 que les diables, chassés de Poitou, passent en
+Normandie, copiant, recopiant leurs sottises de la Sainte-Baume, sans
+invention et sans talent, sans imagination. Le furieux Léviathan de
+Provence, contrefait à Loudun, perd son aiguillon du Midi, et ne se
+tire d'affaire qu'en faisant parler couramment aux vierges les langues
+de Sodome. Hélas! tout à l'heure, à Louviers, il perd son audace même;
+il prend la pesanteur du Nord, et devient un pauvre d'esprit.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> CHAPITRE X</h3>
+
+<h4>LES CARMÉLITES&mdash;SUCCÈS DU CID<br>
+
+1636-1637</h4>
+
+
+<p>Nous ne sortons pas des couvents ni du surnaturel. L'histoire de ce
+temps va de miracle en miracle. Au cloître se fait et se défait par
+voie occulte le n&oelig;ud brouillé des plus grands intérêts. Le fil
+qu'une politique savante croit diriger aux <i>cabinets des princes</i>, une
+main ignorante de femme le coupe en se jouant. Richelieu propose; la
+Vierge dispose. Tous les calculs du Palais-Cardinal sont bafoués par
+le Val-de-Grâce.</p>
+
+<p>Un mot d'avance qui contient tout, qui enveloppe le siècle même.</p>
+
+<p>La question du siècle, c'est le mariage espagnol, redouté d'Henri IV,
+accompli par sa femme, presque <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> brisé par Richelieu. À
+l'intérieur, à l'extérieur, Richelieu sue à combattre l'Espagne et la
+maison d'Autriche. Mais, malgré lui, le mariage espagnol porte
+décidément son fruit. Une grossesse miraculeuse met dans le trône de
+France le sang de Charles-Quint, <i>Dieudonné</i>, ou Louis XIV, lequel ne
+combattra l'Espagne que pour prendre son rôle et la continuer par la
+ruine de la Hollande et de la France protestante.</p>
+
+<p>C'est la victoire d'un mort sur un vivant, celle de l'Espagne sur la
+France; l'esprit espagnol, en un siècle, mène celle-ci à sa mutilation
+et à sa banqueroute de trois milliards.</p>
+
+<p>Est-ce à dire que ce mort, ce blême et faible revenant, ait eu
+directement cette victoire sur les puissances de la vie? Non,
+l'Espagne n'aurait pas eu prise si la France elle-même ne s'était
+ouverte et livrée par l'admiration de cette vieille ruine, employant
+la vivacité d'un réveil de génie à relever l'Espagne dans l'opinion.
+Il y fallut Corneille, il y fallut le <i>Cid</i> et son succès national;
+événement énorme, d'une portée qui n'a jamais été sentie jusqu'ici.</p>
+
+<p>Examinons. En 1635, à la rupture, lorsque l'ambassadeur d'Espagne,
+Mirabel, partit de Paris, où resta le foyer de l'intrigue espagnole?
+Aux Carmélites de la rue Saint-Jacques. «C'est alors, dit Laporte,
+valet de chambre de la reine, qu'elle renoua correspondance avec son
+frère Philippe IV.» Elle écrivait dans ce couvent.</p>
+
+<p>Cette colonie de Carmélites avait été, sous Henri IV, une vraie
+invasion espagnole. On a vu leur entrée triomphale à Paris sous les
+auspices des Guises. Elles <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> établirent rue Saint-Jacques leur
+dévot ermitage, leur désert extatique, au lieu le plus peuplé et sur
+la grande route du Midi, la plus fréquentée de France. Ce fut un autre
+Escurial à un quart d'heure du Louvre.</p>
+
+<p>Nous devons à M. Cousin de connaître les pieuses origines de ces
+solitaires<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Lien vers la note 11"><span class="smaller">[11]</span></a>. Il est heureux. Au revers du critique qui croyait
+<i>dénicher</i> des saints, il a trouvé, rétabli dans leur niche, je ne
+sais combien de saintes, acceptant de confiance ce que les
+religieuses elles-mêmes <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> ont écrit de leur propre sainteté,
+leur donnant la publicité de ses livres charmants, écrits sur les
+femmes et pour elles.</p>
+
+<p>Moi, je suis moins heureux. Sur ma route, je vois sortir de là
+d'étranges réputations, la Fargis, par exemple. J'y vois que les
+saintes elles-mêmes, fort occupées du monde, mirent toute leur ferveur
+à avancer les affaires de l'Espagne.</p>
+
+<p>Richelieu y avait l'&oelig;il. Il avait cru se donner une prise sur
+l'ordre en se faisant nommer protecteur des <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> Carmélites, et
+sur la maison de Paris en lui donnant pour supérieure une de ses
+parentes. Parente ou non, elle était femme, et, comme telle, dans la
+ligue universelle des femmes contre Richelieu. La reine trouva là une
+sûreté qu'elle n'avait nulle part. Elle put y écrire tout le jour à
+son aise. Elle put y voir à la grille qui elle voulait, des inconnus,
+de faux pauvres, les agents que Mirabel envoyait de Bruxelles, le lord
+papiste Montaigu; un joli cavalier aussi, qui, dans ses grandes
+crises, lui venait à propos pour lui donner courage. Le cavalier
+n'était autre que la Chevreuse, qui vint parfois de son exil, faisant
+trente lieues en une nuit.</p>
+
+<p>Entrait-on dans ce monastère? Un passage curieux de mademoiselle de
+Montpensier nous apprend que les couvents de fondation royale
+n'avaient point de clôture pour les officiers des princesses.
+Elle-même, à douze ans, entrant dans un monastère, tous les hommes de
+sa suite y entraient sans difficulté.</p>
+
+<p>Que pouvait-elle donc tant écrire, n'entrant pas au conseil et tenue
+hors des affaires? La réponse n'est pas difficile. Le couvent, mêlé de
+noblesse, de bourgeoisie ligueuse, et visité par tant de gens, était
+un grand centre d'informations. Et plus directement encore, la reine,
+par mademoiselle de Hautefort, savait chaque matin ce que le roi avait
+dit le soir. Plus d'un secret d'État pouvait, par cette voie, aller
+droit à Madrid.</p>
+
+<p>Il faut bien se rappeler la situation. L'Espagne épuisée se voyait
+faire la guerre par la France épuisée. À chaque année, elle espérait
+que Richelieu n'en pourrait <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> plus, serait tari, fini. Elle le
+crut en 1636, où, faute d'argent, il ne put refaire à temps son armée
+du Rhin et du Nord. La violente dictature des intendants, qu'il mit
+partout alors, lui donna des ressources, mais à l'instant provoqua des
+révoltes. L'Espagne comptait là-dessus, le guettait, l'attendait.</p>
+
+<p>Mais les temps étaient bien changés. Les révoltes, isolées, partielles
+et sans concert, ne rappelaient en rien la Ligue. Les insurrections de
+paysans qui éclatèrent ici et là en 1638, la sournoise résistance (de
+bourgeoisie surtout) qui se fit sous forme religieuse et s'appela le
+jansénisme, n'auraient pas fait grand chose. L'homme tant détesté n'en
+fût pas moins resté fort et haut dans l'opinion. On voyait sa terrible
+route à travers tant d'obstacles, et les résultats (médiocres au fond)
+qu'il obtenait étaient loués avec raison pour la grandeur de volonté,
+l'invincibilité que l'on sentait en lui. Mais voici qu'un matin, sous
+forme littéraire, sans pouvoir être arrêté, réprimé, un coup moral
+inattendu lui est porté par la main d'un enfant, la main innocente et
+aveugle du bonhomme Corneille. Coup oblique, indirect, qui entra
+d'autant mieux. Tout fut changé, et le public, et peut-être Richelieu
+lui-même. Il ne s'en est jamais relevé. Il faut dire que ce coup fut
+asséné au jour le plus critique, en 1636, le lendemain de l'invasion,
+quand la France entamée douta du génie du ministre et l'accusa
+d'imprévoyance. Elle eut à ce moment un accès fou qu'elle a parfois,
+celui d'admirer l'ennemi. Et, par un terrible à-propos (que l'auteur,
+certes, n'avait pas calculé), l'Espagne éclata au théâtre et y fut
+glorifiée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> Richelieu, essentiellement homme de lettres, aimait,
+nourrissait ses confrères, qui alors ne pouvaient vivre de leur plume.
+Malgré la détresse publique, il soutenait les bons écrivains du temps,
+la Mothe le Vayer, Rotrou, Corneille, Benserade, Renaudot, l'historien
+Mézeray, l'amusant Boisrobert, l'honnête et savant Chapelain. Il
+faisait plus que de les payer, il les honorait. Par exemple, il ne
+souffrait pas que Desmarets lui parlât découvert; il le faisait
+couvrir, asseoir. Néanmoins sa nature violente et la violence de son
+gouvernement, qu'il le voulût ou non, étouffait la littérature. Sa
+manie de faire faire des pièces, dont il faisait le plan et rimait
+quelques scènes, était despotique, irritante; ces pauvres rimeurs à
+grand'peine tiraient la charrue sous l'aiguillon de ce terrible
+camarade.</p>
+
+<p>Un petit juge de Rouen, Pierre Corneille, avait, dès 1629, relevé, ou
+plutôt créé le théâtre, par une mauvaise pièce, <i>Mélite</i>, qui eut un
+succès immense. La liberté d'esprit, chassée du monde réel, sembla
+vouloir se réfugier dans celui des fictions, dans le drame d'intrigue.
+Trois théâtres surgirent. Richelieu eut l'ambition de conquérir encore
+cet asile de la fantaisie et de la libre opinion. À son confident
+Boisrobert il attela quatre hommes, Corneille, Rotrou, l'Étoile et
+Colletet, et les regarda travailler. Le plus indépendant fut Colletet
+(de pauvreté proverbiale); il repoussa le plan du tout-puissant
+ministre. Corneille essaya de résister, puis obéit et fit ce qu'il
+voulut, mais se retira à Rouen (1635).</p>
+
+<p>Là, un vieux secrétaire de Marie de Médicis, grand <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span>
+admirateur de l'Espagne, lui montra, lui recommanda une pièce
+espagnole, le <i>Cid</i>, de Guilain de Castro; il l'engagea à porter ce
+beau sujet sur notre scène. Il y avait une difficulté; la pièce était
+la glorification du duel, si sévèrement puni par les édits, à ce point
+qu'on y sacrifia en 1626 la tête même d'un Montmorency. Sévérité, du
+reste, qui indigna et fut prise dans l'opinion comme un trait des plus
+odieux de ce gouvernement de prêtre. «Plus de général prêtre!» Ce fut
+le cri de la noblesse en 1635.</p>
+
+<p>Glorifier le duel, c'était, dans les idées du temps, attaquer,
+détrôner le prêtre et relever le gentilhomme.</p>
+
+<p>Dans une pièce, du reste, médiocre, <i>Médée</i>, que Corneille venait de
+faire jouer l'année même de l'invasion, on avait admiré et applaudi
+ces vers.</p>
+
+<p class="poem">
+ Dans un si grand revers, que vous reste-t-il?&mdash;Moi,<br>
+ Moi, dis-je, et c'est assez.</p>
+
+<p>Mot fort et très-profond, bien plus que ne le sentit l'auteur. Le
+sort, la pensée de la France et son état moral étaient dans cette
+formule. La tempête d'idées et d'opinions qui battit le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle
+avait laissé un calme morne; plus de protestantisme; le catholicisme
+stérile (sauf un fruit sec, le jansénisme). Il ne restait guère que
+l'individu.</p>
+
+<p>Des m&oelig;urs religieuses en dessus, fort gâtées en dessous. Et, avec
+tout cela, cette France gardait une étincelle d'idées? Non, d'énergie,
+une certaine pointe du moins, la langue acérée, l'épée prompte. Un
+brillant <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> coup d'épée, à cela véritablement se réduit l'idéal
+du temps.</p>
+
+<p>«Que vous reste-t-il?&mdash;Moi.» Ce mot n'était que le duel.</p>
+
+<p>Précisément la chose que le ministre poursuivait, punissait de mort.</p>
+
+<p>Comment ce pauvre petit juge de Rouen, fonctionnaire craintif,
+bourgeois de m&oelig;urs et d'habitudes, s'emporta-t-il à cet excès
+d'audace? Et fut-ce bien le vieux secrétaire de la reine mère qui fit
+cette malice de relever par là nos ennemis les Espagnols? Non, à coup
+sûr. Il y a une autre explication, meilleure, je crois. C'est que
+Corneille était dans un moment où les hommes ne se connaissent plus,
+et font parfois, sans savoir ce qu'ils font, de sublimes imprudences.
+Il aimait, aimait sans espoir. Sans cette folie-là, il n'eût jamais
+fait l'autre.</p>
+
+<p>Une autre chose à expliquer, c'est de savoir comment cet homme de
+robe, ce juge de Rouen, eut la pensée des gentilshommes, l'âme de la
+noblesse plus qu'elle ne l'avait elle-même. L'esprit bourgeois était
+très-belliqueux. Des Arnauld, avocats, nous voyons surgir cet Arnauld,
+capitaine, qui fit le fort Louis contre La Rochelle et forma le
+renommé régiment de Champagne. Du parlement de Pau sortit l'homme que
+Richelieu appelait <i>la Guerre</i>, le fameux Gassion. Le fils du
+président de Thou, cet Auguste de Thou qui doit périr, va comme
+amateur à la guerre, en partie de plaisir, avec ses amis de la cour,
+aux endroits les plus dangereux, et s'amuse à se faire blesser.</p>
+
+<p>Corneille amoureux fit Chimène. Corneille escrimeur <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> fit
+Rodrigue. Je veux dire escrimeur d'esprit et disputeur normand. Ses
+drames, sauf les moments sublimes, ne sont qu'escrime et polémique.</p>
+
+<p>Le <i>Cid</i>, présenté comme une imitation de l'espagnol, allait droit à
+la reine. Il fut représenté chez elle au Louvre. Richelieu fut
+surpris. Cet incident si grave échappa à sa surveillance.</p>
+
+<p>Le coup parti, tout fut fini; impossible d'y revenir. Dès la première
+représentation, les applaudissements, les trépignements, les cris, les
+pleurs, un frénétique enthousiasme. Joué au Louvre, joué à Paris, joué
+chez le cardinal même, qui le subit sur son théâtre, supposant
+très-probablement que sa désapprobation souveraine, toujours si
+redoutée, tuerait la pièce, ou tout au moins verserait aux acteurs,
+aux spectateurs, une averse de glace; que, les uns n'osant bien jouer
+ni les autres applaudir, le <i>Cid</i> périrait morfondu.</p>
+
+<p>Phénomène terrible! Chez le cardinal même et devant lui, le succès fut
+complet. Acteurs et spectateurs avaient pris l'âme du <i>Cid</i>. Personne
+n'avait plus peur de rien. Le ministre resta le vaincu de la pièce,
+aussi bien que don Sanche, l'amant dédaigné de Chimène.</p>
+
+<p>Contre cette erreur du public, le tout-puissant ministre, n'ayant
+nulle ressource en la force, fut obligé de faire appel au public même,
+au public des lettrés contre celui des illettrés, aux écrivains contre
+la cour et la ville ignorantes. Une compagnie littéraire, à l'instar
+des académies italiennes, s'était formée vers 1629. Chapelain et
+autres bons esprits se réunissaient chez un protestant aimé de
+Richelieu, le savant Conrart. En 1634, le ministre eut l'idée d'en
+faire une <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> société qui s'occupât de mots (jamais d'idées), qui
+consacrât ses soins à polir notre langue. Ce fut l'Académie française.
+Nul péril. L'innocente et honnête société devait la protection du
+cardinal à son fou Boisrobert, un bouffon de beaucoup d'esprit. Et
+elle avait pour chancelier un homme qui était tout à lui, Desmarets de
+Saint-Sorlin.</p>
+
+<p>Le 10 juillet 1637, au moment où Richelieu recommençait encore contre
+l'Espagne une campagne laborieuse, au moment où la cour l'entourait de
+complots, son âme littéraire, plus occupée encore du succès de
+Corneille, éclata toute dans une solennelle ouverture qu'il fit chez
+lui de l'Académie française contre le <i>Cid</i> et le public.</p>
+
+<p>L'Académie naissante ne se souciait nullement de débuter par
+contredire l'opinion. Il fallut les ordres précis, et même une menace
+brutale du ministre, pour qu'elle obéît: «Je vous aimerai comme vous
+m'aimerez,» dit-il. Évidemment il menaçait de supprimer leurs
+pensions.</p>
+
+<p>On sait le jugement, faible et froid, médiocre, parfois judicieux,
+parfois timidement complaisant, que l'Académie publia, et l'insultante
+critique du ridicule capitan Scudéry, et les lâches injures de Mairet,
+jusque-là maître de la scène, qui s'avoua jaloux et releva encore par
+là le succès de Corneille.</p>
+
+<p>Aurait-on pu, en 1637, après le <i>Cid</i>, ce qu'on avait pu en 1626,
+punir de mort l'obstiné duelliste revenu pour se battre sous les
+croisées du roi? Non, l'édit était aboli, la scène avait vaincu les
+lois; sur Richelieu planait Corneille.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> La campagne s'ouvrait. De quel c&oelig;ur la noblesse
+allait-elle se battre contre les descendants du <i>Cid</i>, ces Espagnols
+aimés et admirés? Français et Espagnols allaient penser également que
+l'ennemi n'était qu'à Paris, l'ennemi commun, Richelieu.</p>
+
+<p>Tout en voulant apaiser le ministre et lui demandant pardon d'avoir
+réussi, Corneille allait de crime en crime. Pas une de ses pièces qui
+n'eût l'effet d'une conspiration. <i>Horace</i>, quoique dédié au cardinal,
+fut avidement saisi par les Romains du Parlement, les Cassius de la
+grand'chambre et les Brutus de la basoche. <i>Cinna</i>, la <i>Clémence
+d'Auguste</i>, sous cet homme inclément, parut une sanglante satire.
+<i>Polyeucte</i> fut représenté au moment où le ministre venait de mettre à
+la Bastille le Polyeucte janséniste, l'abbé de Saint-Cyran. Les femmes
+de Corneille sont déjà les frondeuses, et ce sont elles qui firent
+celles-ci. La Palatine se croyait Émilie. Madame de Longueville disait
+de sang-froid, à Coligny, à la Rochefoucauld, ce que Chimène dit, dans
+son transport, ne se connaissant plus:</p>
+
+<p class="poem">
+ Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.</p>
+
+<p>Mais la Chimène surtout, ce fut la reine. Avec ses trente-sept ans,
+notre reine espagnole, oubliée, peu comptée, un peu moquée pour ses
+couches douteuses, refleurit jeune et pure par la vertu du Cid. Sur
+elle, aux représentations, se fixent tous les yeux, à elle reviennent
+les bravos et l'enthousiasme public. Tout imite l'Espagne, se drape à
+l'espagnole, pour être bien <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> vu de Chimène. Elle accepte ce
+rôle, et, quoique l'auteur inquiet ait dédié le Cid à la nièce du
+cardinal, la reine se pose sa patronne. Elle demande, obtient de
+Richelieu qu'on donne la noblesse au père de Corneille, et il n'ose
+refuser. Contradiction flagrante. Il le fait honorer, il le fait
+condamner, subissant malgré lui l'arrêt de l'opinion, si bien formulé
+par Balzac: «Si Platon le met hors de sa cité, il ne peut le chasser
+que couronné de fleurs.»<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> CHAPITRE XI</h3>
+
+<h4>DANGER DE LA REINE<br>
+
+Août 1637</h4>
+
+
+<p>La reine Anne d'Autriche, en 1637, n'était plus jeune. Elle était à
+peu près de l'âge du siècle. Mais elle avait toujours une grande
+fraîcheur. Ce n'était que lis et que roses. Née blonde et
+Autrichienne, elle brunissait un peu de cheveux, était un peu plus
+Espagnole. Mais, comme elle était grasse, son incomparable blancheur
+n'avait fait qu'augmenter. Flore devenait Cérès, dans l'ampleur et la
+plénitude, le royal éclat de l'été.</p>
+
+<p>Elle fut plus tard fort lourde. Retz la trouve, à quarante-huit ans,
+«une grosse Suissesse.» Mais nous sommes encore en 1637.</p>
+
+<p>Elle nourrissait un peu trop sa beauté, mangeait beaucoup et se levait
+fort tard, soit paresse espagnole, soit pour avoir le teint plus
+reposé. Elle entendait une ou deux messes basses, dînait solidement à
+midi, puis allait voir des religieuses. Sanguine, orgueilleuse et
+colère, elle n'en était pas moins faible; ses domestiques <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> la
+disaient <i>toute bonne</i>. Elle avait eu (jeune surtout) un bon c&oelig;ur
+pour les pauvres. C&oelig;ur amoureux, crédule et ne se gardant guère. La
+Chevreuse, qui la connaissait, disait à Retz: «Prenez un air rêveur;
+oubliez-vous à admirer sa belle peau et sa jolie main; vous ferez ce
+que vous voudrez.»</p>
+
+<p>Sa parfaite ignorance et son esprit borné la livraient infailliblement
+aux amants par spéculation et aux rusées friponnes qui s'en faisaient
+un instrument.</p>
+
+<p>Par deux fois, dans deux grands dangers de la France, on la mit en
+rapport avec l'ennemi. En 1628, quand l'alliance monstrueuse de
+l'Angleterre et de l'Espagne se faisait sous main contre nous, et
+qu'on poussait Waldstein à l'invasion de la France, elle sollicita le
+duc de Lorraine de nous abandonner, c'est-à-dire d'ouvrir la porte à
+Waldstein (chose avouée par un des Guises). Et, quand l'invasion se
+réalisa, en effet, dans l'année 1636, où la grande armée des voleurs
+impériaux entra par le Nord et par l'Est, où commença en Lorraine et
+au Rhin l'immense destruction dont nous avons parlé, nous retrouvons
+notre grosse étourdie aux Carmélites, écrivant aux Espagnols, qui
+viennent à dix lieues de Paris!...</p>
+
+<p>Elle trahissait et elle flattait. Elle s'était rapprochée de
+Richelieu. Elle lui demandait des grâces. Elle se laissa même aller,
+pour l'enivrer et l'aveugler, jusqu'à aller le voir chez lui à Ruel,
+où elle accepta ses fêtes galantes et ses collations, les concerts et
+les vers qu'il faisait faire pour elle.</p>
+
+<p>Il n'était pas tout à fait dupe. Un si grand changement l'inquiétait
+plutôt. Et, à ce moment même, il accueillait <span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> l'idée d'un
+petit complot qui eût écarté mademoiselle de Hautefort, l'avocat de la
+reine, son vertueux espion. Saint-Simon et quelques autres avaient
+entrepris de changer les platoniques amours du roi et de lui faire
+aimer une fille plus jeune, Lafayette, moins jolie, toute brune, mais
+nature tendre, amoureuse, élevée, de celles qui ravissent les
+c&oelig;urs. Le confesseur du roi, le Jésuite Caussin, que l'on croyait
+un simple, entrait dans cette intrigue. Le fond du fond, ce semble,
+que Richelieu n'aperçut que plus tard, était que, Lafayette étant
+proche parente du père Joseph, son succès près du roi eût fait
+l'élévation du fameux Capucin, donc la chute de Richelieu.</p>
+
+<p>Les choses allèrent très-loin. La haine de la reine, un essai fort
+grossier qu'elle fit pour humilier la pauvre fille en surprenant cette
+nymphe idéale dans nos basses fonctions de nature, ne firent
+qu'irriter, échauffer le roi. Sa réserve, sa dévotion, cédèrent une
+fois dans sa vie. Il eut un vrai transport, et proposa à Lafayette de
+venir s'établir <i>chez lui</i>, dans son petit Versailles, et d'être toute
+à lui.</p>
+
+<p>Elle aurait fort bien pu être reine de France. Le roi ne pouvait avoir
+qu'une épouse, non une concubine. Tous furent saisis, surpris,
+épouvantés.</p>
+
+<p>Richelieu commençait à voir à qui l'affaire profiterait. Et les
+parents de Lafayette commencèrent à prendre peur, à craindre d'être
+sacrifiés, si le roi, toujours incertain, n'allait pas jusqu'au bout.
+Ils abandonnèrent Lafayette, firent dire par la jeune fille qu'elle
+voulait se retirer à la Visitation. Le roi pleura, mais, de toutes
+parts, on éveilla ses scrupules, on fit appel <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> à sa dévotion.
+Lafayette pleura encore plus, mais s'en alla (19 mai 1637). Le père
+Caussin, qui ne lâchait pas prise, insinua au pénitent royal qu'il
+pouvait sans péché continuer de la voir à la grille. Religieuse et
+toujours aimée, elle n'en eût été que plus puissante peut-être pour
+amener le roi où l'on voulait.</p>
+
+<p>La reine triomphait du départ de Lafayette. Cependant, au mois d'août,
+elle fut frappée à son tour. Un avis positif permit à Richelieu de
+saisir enfin sa correspondance. On arrêta Laporte, qui ne la trahit
+pas. Ce fut elle qui trahit Laporte, avoua, et, de plus, se laissa
+dicter une lettre pour lui ordonner de tout dire. Amené devant le
+ministre, il nia fermement. On ne poussa pas trop. Richelieu se montra
+doux et courtois jusqu'à envoyer de l'argent à madame de Chevreuse,
+qui s'enfuyait et partait pour l'Espagne. Il fit visiter le couvent,
+ne trouva rien que haires, cilices et disciplines. Il est faux et
+absurde qu'en cette visite le chancelier ait fouillé la reine
+effrontément, mis la main dans son sein. Elle n'était pas même à
+Paris, mais à Chantilly, près du roi.</p>
+
+<p>À quoi tint son salut? À ce qu'on ne trouva pas les pièces
+essentielles? À ce que mademoiselle de Hautefort alla déguisée à la
+Bastille, et avertit Laporte de ce qu'il devait dire? Il y eut tout
+cela, mais encore autre chose. La douceur de Richelieu pour Laporte
+(qui ne fut pas mis à la question), les éloges même que le ministre
+donna à sa résistance, à sa fidélité, montrent assez qu'alors il
+ménagea la reine. Pourquoi? Elle était à ses pieds et elle avait
+demandé grâce.</p>
+
+<p>Il l'avait terrifiée d'abord, lui faisant croire qu'il <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> avait
+trouvé tout. Et alors, perdant la tête, elle l'avait prié d'éloigner
+les témoins et de rester seul avec elle. Le manuscrit cité par
+Capefigue, quoique de la main du cardinal, est si naïf, qu'on n'y peut
+méconnaître ce que dut sentir la femme effrayée. Par sa trahison de
+Laporte, par celle qu'elle fit (plus haut) de la Fargis, on voit comme
+elle était peureuse. Elle fut d'autant plus caressante, plus qu'une
+reine, plus qu'une femme ne pouvait l'être avec sûreté: «Quelle bonté
+faut-il que vous ayez, monsieur le cardinal!... Tirez-moi de là; je ne
+ferai plus de faute à l'avenir.» Elle avançait, offrant sa main
+tremblante. C'était fait de la fière Chimène. Au vainqueur de dicter
+les conditions.</p>
+
+<p>Au grand étonnement de la reine, Richelieu recula. Il ne prit point
+cette main, s'inclina humblement et dit qu'il allait demander les
+ordres du roi. Que dire des contradictions humaines? La faveur que,
+cinq ans plus tôt, en novembre 1632, il avait cherchée, désirée, il la
+décline en 1637. Y vit-il une perfidie, un piége féminin pour le
+perdre? Ou peut-être, malade, vieilli, il se jugea, se contenta de
+tout pouvoir.</p>
+
+<p>Revenu, rapportant l'ordre du roi, il la retrouve humiliée, anéantie.
+Comme une petite fille, elle écrit devant lui une confession de ses
+rapports avec l'Espagne, une promesse de ne plus récidiver, de se
+conduire selon son devoir, <i>de ne rien écrire qu'on ne voye</i>, de ne
+plus aller aux couvents, du moins seule, et de n'entrer dans les
+cellules qu'avec telle dame qui en répond au roi.</p>
+
+<p>Pièce grave, qui pouvait servir si l'on allait jusqu'au divorce.
+Mais, même en donnant cet acte contre elle, <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> elle n'eut pas
+grâce entière du roi. Il ne lui parla plus. Tout le monde s'éloigna
+d'elle. Les courtisans qui entraient dans la cour de Chantilly
+tenaient les yeux baissés, afin qu'on ne pût dire qu'ils regardaient
+les fenêtres de la reine. Elle étouffait de honte et de douleur, et,
+les deux jours qui suivirent son pardon, chose inouïe pour elle, elle
+ne put manger.</p>
+
+<p>Trois personnes lui restaient fidèles et travaillaient pour elle en
+dessous; d'abord deux femmes généreuses, Hautefort par dévouement,
+Lafayette par dévotion; enfin le père Caussin, qui, sous son air béat,
+saisissait adroitement toute occasion de faire scrupule au roi de
+vivre mal avec sa femme, de tenir sa mère en exil et de continuer la
+guerre. Pour s'amender des trois péchés, une chose suffisait: renvoyer
+Richelieu.</p>
+
+<p>Les Jésuites, qu'on croit de si grands politiques, satisfont peu ici.
+Ils se montrent flottants et peu d'accord. Plusieurs étaient pour
+Richelieu. Plusieurs, un père Monod, qui gouvernait la régente de
+Savoie et qui influait sur Caussin, Caussin même et d'autres sans
+doute voulaient renverser Richelieu. Mais qui eussent-ils mis à la
+place? On a dit le vieux Angoulême, bâtard (fort méprisé) de Charles
+IX; j'ai grand'peine à les croire si sots. Angoulême peut-être aurait
+suffi comme drapeau et mannequin; mais dessous, très-probablement,
+était en embuscade le seul homme capable, le père Joseph, que sa
+parente Lafayette eût mis sans peine au ministère.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, ces souterrains, ces mines, poussés d'août en
+décembre, avaient réussi chez le roi. Il était pris. On le voit par
+une lettre craintive de Richelieu <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> où il lui explique qu'à
+tort le père Caussin <i>dit qu'il désire se retirer</i>; il le fera <i>quand
+la paix sera faite</i>. Humble manière de conjurer l'orage et de gagner
+du temps.</p>
+
+<p>Il arriva pour Angoulême ce qui était arrivé pour les parents de
+Lafayette. Il s'effraya de cet honneur de succéder à Richelieu. La
+terrible réputation du cardinal le servit encore cette fois. Angoulême
+lui dénonça tout. Richelieu le mena lui-même au roi, demanda si
+vraiment c'était lui qui le remplaçait. Le roi balbutia, s'excusa. Et
+Richelieu resta plus maître que jamais.</p>
+
+<p>C'était le 8 ou le 9 décembre. Tous les fils laborieusement ourdis par
+la cabale se trouvaient à la fois rompus. Tous les moyens humains,
+Caussin, Hautefort et Lafayette, les avertissements, les prières, les
+suggestions de l'amour et de la dévotion, avaient échoué. Il fallait
+un coup d'en haut pour trancher le n&oelig;ud, un miracle. Il se fit.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> CHAPITRE XII</h3>
+
+<h4>LA NAISSANCE DE LOUIS XIV<br>
+
+1636-1637</h4>
+
+
+<p>Les origines des grandes choses ne sont pas toujours claires. Le Nil
+cache sa source, et l'on peut disputer sur celles du Danube et du
+Rhin. Ne nous étonnons pas si les vraies origines du Messie de la
+monarchie sont restées un peu troubles, si son fameux Noël n'en est
+pas moins louche. Pour bien y voir, il manque l'étoile d'Orient.</p>
+
+<p>Ce qui nous permet l'examen et même l'encourage, c'est la conduite du
+roi, qui se montra tellement désintéressé de la chose, subit
+patiemment le miracle, mais n'en fut pas mieux pour la reine, ne
+s'émut point de ses souffrances, enfin, ne l'embrassa pas, comme
+c'était l'usage, après l'accouchement.</p>
+
+<p>Le sceptique Henri IV s'était montré bien autre à la <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span>
+naissance de Louis XIII. Tout en le proclamant aussi un don de Dieu,
+il avait prouvé par sa joie qu'il se jugeait l'instrument du miracle;
+il avait embrassé la mère, versé des larmes paternelles.</p>
+
+<p>Mais ici rien pour la nature. Dieudonné est le fils de la raison
+d'État.</p>
+
+<p>La date est importante et très-délicate à fixer. Si l'on en croyait la
+dame qui écrit la vie de mademoiselle de Hautefort, celle-ci eût fait
+parler le confesseur au roi et décidé le rapprochement des époux la
+<i>veille d'une grande fête</i>, évidemment Noël (25 décembre 1638). Date
+improbable, qui, admise, ferait naître l'enfant avant terme, ce qu'on
+n'a jamais dit. Date plutôt certainement fausse; au 25, le confesseur
+Caussin était chassé; son successeur, donné par Richelieu, n'aurait
+pas conseillé au roi de se rapprocher de la reine.</p>
+
+<p>Le calcul exact des neuf mois<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Lien vers la note 12"><span class="smaller">[12]</span></a> nous reporte, au contraire, à une
+date bien plus vraisemblable, au 9-10 décembre, au moment de la grande
+crise, au jour où Richelieu vainquit Caussin et dut le faire partir le
+lendemain.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> Il en advint à Paris en 1637, comme à Lyon en 1630. L'enfant
+apparut au moment où la mère se croyait perdue si elle n'était
+enceinte. Il vint exprès pour la sauver. C'est l'<i>Ultima ratio</i> des
+femmes, c'est le <i>Deus ex machinâ</i>, qui vient trancher le n&oelig;ud
+qu'on ne peut dénouer.</p>
+
+<p>Rappelons-nous les terribles secousses par lesquelles elle avait passé
+dans cette seule année 1637. Nous en comprendrons mieux l'extrémité où
+elle se trouva en décembre. Elle s'était vue tour à tour très-haut,
+très-bas. D'espoirs en désappointements et de triomphes en chutes,
+elle avait trouvé finalement le fond du désespoir.</p>
+
+<p>Le <i>Cid</i> en janvier a remis l'Espagne en honneur, à la mode. Chimène a
+glorifié, relevé Anne d'Autriche.</p>
+
+<p>Mais un astre nouveau s'est levé, plus qu'une maîtresse,&mdash;une reine
+possible, la jeune Lafayette. Cela dure quatre mois. Volontairement
+l'astre s'éteint. La reine est rassurée (mai).</p>
+
+<p>À tort. L'affaire du Val-de-Grâce la met à deux doigts de sa perte
+(août). Pardonnée, écrasée, elle a chance encore contre Richelieu, si
+Caussin, si les dames peuvent réussir auprès du roi. Mais Richelieu
+l'emporte.</p>
+
+<p>Richelieu, irrité de nouveau en décembre, poussera son avantage, fera
+valoir pour le divorce les aveux qu'elle a faits, les pièces qu'elle a
+données contre elle.</p>
+
+<p>Elle était descendue où peut descendre une femme. Elle s'était
+humiliée (et j'allais dire offerte), avait tendu la main. On avait
+reculé.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> Cruel affront au sang d'Autriche! L'âge aussi, pour la
+première fois, dut lui venir à l'esprit, et la quarantaine imminente;
+surprise inattendue, amère...</p>
+
+<p>Plus jeune, elle avait dit à ceux qui parlaient de le tuer: «Mais il
+est prêtre.» L'eût-elle dit alors après un si cruel dédain?</p>
+
+<p>Peut-être elle s'en fût tenue, comme faible femme, au chagrin et aux
+pleurs. Mais ceux qui la poussaient (je parle des agents espagnols),
+ceux-là, dis-je, ne pouvaient s'en tenir là. Ils la voyaient bientôt à
+quarante ans sans avoir encore pris racine en France. Chose honteuse
+pour l'habileté du cabinet de Madrid d'avoir eu si longtemps ici une
+infante et de n'en avoir tiré aucun parti. La Fargis n'était plus là,
+comme à Lyon, pour pousser la reine aux aventures. Mais madame de
+Chevreuse, de son exil de Tours, venant au Val-de-Grâce, y venait-elle
+en vain? Le mot fort et amer de Gaston (V. 1631) indique assez que la
+Chevreuse lui disait ce que l'oncle de Marie de Médicis lui dit au
+départ: «Sois enceinte.»</p>
+
+<p>On sait que, bien souvent, des femmes condamnées à mort usèrent de ce
+remède pour gagner du temps. Celle-ci risquait plus que la mort. Elle
+risquait, non-seulement de ne plus être reine de France et de rentrer
+dans l'ennui de Madrid, mais, par un procès scandaleux, d'irriter sa
+famille, déshonorée par elle, et de se trouver perdue, même à Madrid.
+Si les confidents de la reine, en mars 1631, n'osèrent cacher à
+Richelieu ni son avortement ni ce qui le provoqua, l'auraient-ils
+soutenue, couverte jusqu'au bout dans un procès poussé à mort par le
+ministre tout-puissant? Que de choses <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> on eût sues! Quelle eût
+été l'indignation de la prude maison d'Autriche contre son imprudente
+infante, quand on eût vu combien la dévotion espagnole était une
+gardienne peu sûre, une duègne infidèle de la vertu des reines!</p>
+
+<p>C'était justement cette duègne qui moyennait ici les choses. De quoi
+s'agissait-il? De sauver l'Église en Europe, l'intérêt catholique
+aussi bien qu'espagnol. Un tel but sanctifiait les moyens. Le Jésuite
+Caussin n'était nullement étranger, à coup sûr, à l'art que les grands
+casuistes professaient depuis quarante ans. L'ingénieux Navarro, le
+savant et complet Sanchez, les nombreux éclectiques, comme Escobar et
+autres, avaient creusé et raffiné. En cent cas, l'adultère, pour une
+femme mal mariée, était un péché véniel.</p>
+
+<p>Il est curieux de savoir quels serviteurs de confiance entouraient
+notre reine à ce moment. Son écuyer Patrocle la trahissait; elle ne
+l'ignorait pas. Laporte était à la Bastille. Bouvart, le médecin
+dévot, peu scrupuleux (qui ordonnait au roi une maîtresse), n'était
+pas très-sûr pour la reine; il avait avoué l'avortement (1631).</p>
+
+<p>Au total, l'homme sûr à qui la reine pouvait se fier était Guitaut,
+capitaine de ses gardes. Guitaut n'était pas jeune, et il avait
+souvent la goutte. Il devait être suppléé dans ces moments par celui
+qui avait la survivance de sa charge, son neveu Comminges, un beau
+jeune homme, brave et spirituel, vrai héros de roman (V. Arnauld
+d'Andilly). C'est lui, pendant la Fronde, à qui la reine donna la
+périlleuse commission d'arrêter l'idole du peuple, le conseiller
+Broussel. Mais Mazarin <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> (jaloux, sans doute) ne le laissa pas
+près de la reine, et l'envoya mourir en Italie.</p>
+
+<p>La familiarité royale avec ces hauts <i>domestiques</i> était extrême
+alors. La disposition même des appartements était telle, que les
+princes et princesses, à tout moment en évidence et dans les choses
+que nous cachons le plus, vivaient (tranchons le mot) dans un étrange
+pêle-mêle. L'exhaussement même de la royauté, la divinisation des
+personnes royales, qui eut lieu en ce siècle, les enhardissaient fort,
+et leur faisaient accorder aux simples mortels qui les entouraient une
+trop humaine intimité.</p>
+
+<p>Mais laissons tout ceci. Sortons des conjectures, voyons les faits,
+les dates précises.</p>
+
+<p>Le 8 décembre, Caussin fit près du roi la démarche dernière et le
+suprême effort contre Richelieu. Angoulême avertit celui-ci, qui, le
+matin du 9, vit le roi, le reprit, exigea la promesse qu'il renverrait
+Caussin. Le roi, reconquis et forcé, rentrant en esclavage, pour fuir
+la cour peut-être et les reproches muets de mademoiselle de Hautefort,
+pour s'excuser aussi à mademoiselle de Lafayette, partit de
+Saint-Germain, se proposant de la voir à Paris à la Visitation, mais
+de ne pas revenir, de continuer le faubourg Saint-Antoine, et d'aller
+coucher à Saint-Maur, chez les Condé, amis de Richelieu.</p>
+
+<p>Tout cela ne fut pas si prompt qu'on ne pût faire avertir Lafayette
+pour qu'elle retînt le roi, l'empêchât d'aller s'endurcir et
+s'obstiner dans ce désert, pour qu'enfin, dans ce jour suprême, s'il
+se pouvait, elle fondît son c&oelig;ur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> La reine courut après le roi. Sous je ne sais quel prétexte
+d'affaires ou de dévotion, elle vint au Louvre, attendre, souper,
+coucher et profiter peut-être de ce qu'aurait fait Lafayette.</p>
+
+<p>La partie était extraordinairement montée. La reine n'avait pas caché
+sa vive inquiétude. Des couvents étaient en prières (on le sut le
+lendemain).</p>
+
+<p>La jeune Lafayette, innocente complice d'une affaire si peu innocente,
+fit d'autant mieux ce qu'on voulait. Elle tint le roi longtemps,
+très-longtemps, deux heures, trois heures, quatre heures, tant que ce
+fut soir. On devine bien ce qu'elle dit. Elle pria pour la reine,
+supplia, et pour le roi même, pour sa conscience et son salut. Noël
+allait venir. Pourrait-il bien, dans un tel jour où Christ vient
+apporter la paix, ne pas donner la paix à sa femme et à sa famille, à
+la France en péril s'il ne lui venait un Dauphin? Dernier point
+délicat où cette enfant de dix-sept ans ne put ne pas rougir. Une
+jeune sainte charmante, demandant, implorant un Dauphin pour la
+France, belle de sa honte et de son trouble, de son effort suprême
+pour obéir et dire ce qu'on lui faisait dire, c'était une scène plus
+forte que celle des pinces d'argent.</p>
+
+<p>Louis XIII, qui semblait de bois, sortit pourtant si animé, qu'il s'en
+allait éperdu à Saint-Maur par une nuit glacée, un effroyable temps
+d'hiver. Le bonhomme Guitaut, qui, depuis quatre heures, se morfondait
+là à l'attendre, lui demanda lamentablement s'il était d'un roi
+chrétien de faire courir ses gens par ce temps-là. Le roi n'entendait
+rien. Deux fois, trois fois, il fit la sourde oreille, quoiqu'on lui
+dît et <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> répétât que la reine, avec un bon feu, était au
+Louvre, qui bien volontiers lui donnerait à souper, à coucher. Enfin
+l'obstination de Guitaut l'emporta. Tout entier à ce rêve, à ces
+brûlantes paroles, à cette image enflammée du rayon de Dieu, il se
+laissa mener au Louvre. Tout était prêt, et il soupa. Le journal de
+son médecin malheureusement ne va pas jusque-là; nous saurions quel
+fut le menu, quel le dessert, si les fameux <i>diavoletti</i> y furent
+servis, ou les breuvages d'illusion qu'on donnait au sabbat. Quoi
+qu'il en soit, le roi coucha au Louvre dans le lit de la reine, s'en
+alla le matin. Quand elle se leva pour dîner, un supérieur de moines
+se trouva sur la route pour lui annoncer que la nuit un simple, un bon
+frère lai, avait su par révélation ce bonheur de la France. Et il lui
+dit en souriant: «Votre Majesté est enceinte.»</p>
+
+<p>Toute la cour était pour la reine. On entoura le roi, on le félicita,
+on le persuada. Eh! que ne peut la sainte Vierge? N'était-ce pas
+elle-même que ce jour-là il avait vue dans mademoiselle Lafayette,
+toute divine et transfigurée? De là l'acte célèbre. Le 13 janvier, par
+un élan de chevalerie extatique qui revient, je crois, tout entier à
+la gloire de la jeune religieuse, il mit le royaume de France à la
+protection de la Vierge.</p>
+
+<p>Neuf mois sont longs. La reine avait à craindre qu'en ces neuf mois un
+mot, une plaisanterie calculée de Gaston (qui, après tout, perdait le
+trône), n'assombrît fort le roi et n'éclairât les souvenirs confus qui
+lui restaient de cette nuit. La fille de Gaston, alors enfant, nous
+apprend que la reine la faisait venir, ne <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> se lassait pas de
+la caresser, lui disant et lui répétant: «Tu seras reine, tu seras ma
+belle-fille.» Ou bien: «C'est ton petit mari.»</p>
+
+<p>Cela calma Gaston, lui fit avaler l'amère pilule. Il avait fait une
+protestation secrète contre la légitimité de l'enfant. Mais il
+n'éclata pas, ne troubla pas le doux concert des félicitations dont on
+flattait l'amour-propre du roi. Lafayette soutenait sa foi, et, d'une
+bouche pure et non menteuse, affirmait, célébrait le miracle de la
+Vierge. Mais, plus directement encore, mademoiselle de Hautefort
+reprit et empauma le roi. Audacieuse de son dévouement, sûre
+d'ailleurs de ne risquer guère, la vive Périgourdine lui fit des
+avances innocentes. Elle le refit son chevalier. Il se remit à faire
+pour elle des vers, de la musique. Il aimait à la voir manger avec les
+autres demoiselles; il les servait à table; il parlait mal du
+cardinal. Bref, il n'oubliait rien pour plaire.</p>
+
+<p>De temps à autre, pour l'éveiller un peu, elle le piquait, le
+querellait; il passait tout le temps à écrire ces petites disputes,
+les dits et les répliques.</p>
+
+<p>On gagna ainsi les neuf mois. Enfin, le jour venu (5 septembre 1638),
+on aurait voulu que le roi fût ému, qu'il montrât des entrailles de
+père. La Hautefort ne s'épargna de l'ébranler, le mettre en mouvement.
+Elle y perdit son temps. La reine eut beau crier. On eut beau même
+dire, à tort ou à raison, qu'elle était en danger. Le roi resta calme
+et paisible.</p>
+
+<p>Il ne fut pas pourtant inhumain pour l'enfant. La Hautefort, pleurant
+et lui reprochant sa froideur: <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> «Qu'on sauve le petit, lui
+dit-il. Vous aurez lieu de vous consoler de la mère.»</p>
+
+<p>Si je ne craignais de faire tort à ce pauvre roi, je dirais que,
+malgré ses sentiments chrétiens, il se fût consolé sans peine de voir
+crever son Espagnole. La Française était là (non plus Lafayette
+impossible), mais cette vive Gasconne, qui le tenait alors. La dame
+qui écrit son histoire assure que toute la nuit, pendant que la reine
+criait, il se faisait lire l'histoire des rois veufs, qui, comme
+Assuérus, épousèrent leurs sujettes.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> CHAPITRE XIII</h3>
+
+<h4>MISÈRE&mdash;RÉVOLTES&mdash;LA QUESTION DES BIENS DU CLERGÉ<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Lien vers la note 13"><span class="smaller">[13]</span></a><br>
+
+1638-1640</h4>
+
+
+<p>L'enfant fut un garçon, donc un roi. Gaston perdit le trône. La France
+en fut folle de joie. Heureuse d'échapper à un autre Henri III, elle
+acceptait aveuglément les chances d'une royauté de femme, la sinistre
+<span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> loterie d'une régence étrangère où elle avait déjà gagné deux
+Médicis.</p>
+
+<p>Richelieu demeura sans voix. Sa fatalité était désormais d'avoir pour
+maîtres l'infant de la maison d'Autriche, la régente espagnole. Dans
+le compliment sec, en deux lignes, qu'il fait à la reine, les paroles
+lui restent à la gorge: «Madame, les grandes joies ne parlent pas...»</p>
+
+<p>L'avenir était très-obscur. Richelieu, il est vrai, n'avait plus à
+craindre Gaston. Mais quels seraient les amants de la reine? C'était
+la question. Haï d'elle à ce point, pourrait-il lui faire accepter un
+homme à lui? Un homme sans famille et sans racine aucune, un étranger,
+un prêtre, un aventurier sans naissance, lui valait mieux qu'un autre.
+C'est, si je ne me trompe, la raison principale qui lui fit adopter
+bientôt un Italien que lui-même lui présenta comme ressemblant à
+Buckingham, le fin, le délié, le beau Mazarini.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> Il avait apparu en 1630, comme on a vu, pour sauver l'armée
+espagnole. Cependant le père Joseph l'avait fait accepter de Richelieu
+comme pouvant être utile à Rome, Mazarin étant <i>domestique</i> de celui
+des neveux du pape qui tenait le parti français. La mort du père
+Joseph, en décembre 1638, rendit sa place vide; bientôt Mazarin
+succéda.</p>
+
+<p>Joseph, cette année même, appuyé par sa jeune parente Lafayette, avait
+hardiment travaillé contre Richelieu. Il avait tiré du roi promesse de
+rappeler sa mère, et la demande au pape de le faire cardinal. Le pape
+n'osait. Il savait que Richelieu, sous main, contre Joseph, poussait
+le client de Joseph, ce Mazarin, qu'il croyait à lui maintenant, et
+qu'il voulait faire cardinal. Joseph vit bien qu'on l'amusait. Le
+désespéré Capucin sentit que le chapeau, l'ambition de toute sa vie,
+ne lui viendrait jamais, et comprit que son Mazarin le lui soufflait.</p>
+
+<p>Il étouffa, il étrangla; une attaque d'apoplexie le frappe en mai. Et
+chacun dit: «Il est empoisonné.» Il confirma ce bruit tant qu'il put
+en quittant l'hôtel du cardinal et se réfugiant à son couvent.</p>
+
+<p>Richelieu l'y calma un peu en lui faisant venir la promesse tant
+désirée <i>pour la première vacance</i>. Mais le pape était averti. Joseph
+fut joué jusqu'au bout. Le roi seul était sérieux dans l'affaire, il
+insistait contre le ministre. Ordre aujourd'hui et contre-ordre
+demain. Le pauvre martyr n'y tint pas. Une mauvaise nouvelle qui vint
+de Rome l'acheva, et il mourut deux heures après (18 décembre 1638).</p>
+
+<p>Entre la naissance du Dauphin et la mort de Joseph, <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span>
+Richelieu régala la cour d'une grande fête. Il fit danser le <i>ballet
+de la félicité publique</i>. Chose hardie au moment où de toutes parts il
+avait des revers. Impuissance complète en Italie. En Espagne, un
+honteux échec, Condé, Sourdis en fuite. Au Nord, nouveau projet de
+conquérir les Pays-Bas avec le prince d'Orange, et, pour tout
+résultat, la reprise d'une petite place. Richelieu n'avait réussi que
+là où il n'était pas. Le général aventurier, Weimar, qui guerroyait
+aidé de quelque argent de la France, battu, battant, avait pourtant à
+la fin quatre fois défait l'ennemi, pris Brisach. Il songeait à se
+faire, entre nous et l'Empire, un petit royaume d'Alsace.</p>
+
+<p>Richelieu assurait qu'il avait pris Brisach pour nous. Mais Weimar
+montra le contraire. Il garda sa conquête, et il allait devenir un
+danger pour la France quand une fièvre nous en délivra (18 juillet
+1639). On admira encore que les ennemis de Richelieu mourussent ainsi
+toujours à temps.</p>
+
+<p>L'invincible ennemi dont on ne pouvait se défaire, c'était
+l'épuisement du royaume, l'abîme de la misère publique qui se creusait
+de plus en plus. Le gouvernement était sérieux, nullement
+dilapidateur, le ministre économe, le roi avare. Il avait réduit à
+rien les libéralités royales. Les grands revenus de Richelieu ne
+paraîtront pas excessifs si l'on songe que sa maison était réellement
+un ministère des arts qui pensionnait les gens de lettres (nullement
+nourris par leurs ouvrages alors). Ajoutez-y les fêtes et les diverses
+dépenses de représentation que Richelieu prenait sur lui. Au milieu de
+cette guerre dévorante, de cet effort immense pour refaire <span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span>
+l'armée chaque année, il avait réussi pourtant à créer une marine.
+Dans tout cela, il y avait certes beaucoup à admirer, et les éloges de
+Balzac et de tant d'autres ne sont pas entièrement déraisonnables.
+Madame de Motteville, comparant Richelieu à Mazarin, le voleur, le
+prodigue, si justement méprisé et haï, a été jusqu'à dire cette parole
+excessive et absurde: «Richelieu était adoré.»</p>
+
+<p>Il dit dans ses Mémoires qu'il avait augmenté l'impôt <i>modérément</i>.
+Cela est vrai relativement, eu égard à l'immensité des dépenses.
+D'année en année se succèdent des édits sages pour mieux régler la
+répartition des taxes. Mais toute cette sagesse devait échouer contre
+ce que nous avons dit ailleurs: <i>il ne pouvait toucher au grand corps
+riche</i>, au clergé, pas davantage à la noblesse, obérée, ruinée,
+mendiante. Il s'efforçait d'atteindre la bourgeoisie par sa <i>taxe des
+gens aisés</i>, et par un examen sévère des exemptions sans titre et de
+la fausse noblesse.</p>
+
+<p>La bourgeoisie propriétaire se revengeait sur ses fermiers, métayers,
+paysans, haussait les baux, suçait et resuçait la terre. En dernière
+analyse, c'était sur le cultivateur que l'impôt retombait d'aplomb.</p>
+
+<p>En 1635 et 1639, les parlements de Toulouse et de Rouen révélèrent le
+cruel mystère de ce gouvernement. Même quand le chiffre des taxes
+n'augmentait pas, elles devenaient chaque année plus pesantes.
+Pourquoi? Parce qu'en chaque commune, ce que ne payaient pas les
+insolvables, les ruinés, les pauvres gens en fuite, ceux qui restaient
+solvables le payaient. Mais, écrasés par cette solidarité désolante,
+ils devenaient <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> peu à peu moins solvables, grossissaient le
+nombre des ruinés et des gens en fuite. Des villages devenaient
+déserts.</p>
+
+<p>On saisissait, on prenait, vendait tout, jusqu'aux jupes des femmes.
+Le parlement de Normandie dit qu'elles ne vont plus à la messe,
+n'osant montrer leur triste nudité. La saisie principale, malgré les
+ordonnances d'Henri IV, tombait généralement sur les bestiaux. On
+enlevait le troupeau du village. Et dès lors, plus d'engrais; la terre
+jeûnait, ainsi que l'homme, ne se réparait plus. Le maigre laboureur
+semait chaque année dans un sol plus épuisé, plus maigre. Voilà la
+route où nous entrons, où nous irons de plus en plus. Vauban et
+Boisguilbert la déplorent sous Louis XIV. Mais on n'y va pas moins
+jusqu'en 89.</p>
+
+<p>Une guerre sans élan moral, et faite à contre-c&oelig;ur, ne se soutenait
+qu'à force d'argent. On n'entrait en campagne que par l'emploi nouveau
+de quelque expédient violent, une fois en saisissant la rente et ne
+payant pas les rentiers, qui s'ameutèrent et qu'on emprisonna. Une
+autre fois, on fait croire aux provinces, mangées, foulées par les
+logements de troupes, qu'en payant elles seront quittes de ces
+misères. Elles paient, et les soldats n'en sont pas moins logés chez
+l'habitant.</p>
+
+<p>La <i>taxe des gens aisés</i>, acceptée au moment de l'invasion comme une
+rigueur passagère, subsista, s'étendit, et toute la bourgeoisie fut
+tenue sous la terreur d'un arbitraire indéfiniment élastique, qui
+croissait ou baissait à la volonté des commis. Ces commis gouvernèrent
+en 1637 sous le nom d'<i>intendants</i>, armés d'un <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> pouvoir
+triple de justice, police et finances, suspendant, entravant et les
+anciens pouvoirs de Gouverneurs, d'États, de Parlements, supprimant
+brusquement les élus par qui Richelieu avait voulu d'abord régler
+l'impôt, mais dont l'action lente ne donnait pas les rentrées sûres,
+rapides, que demandait la guerre. Un seul roi reste en France, armé
+des trois pouvoirs, c'est l'Intendant, l'envoyé du ministre; un homme
+généralement inconnu et de peu de poids, un cadet de famille de juges
+ou de la cour des aides, de la chambre des comptes. Petit jeune homme
+en habit court, qui fera faire taire les robes longues, menacera les
+Parlements, qui sait? par une accusation, fera mener à la Bastille
+monseigneur le Gouverneur même de la province et les plus grands noms
+de la monarchie.</p>
+
+<p>Il est curieux de voir la versatilité de ce gouvernement. Richelieu,
+pendant six années, de 1630 à 1636, emploie toute sa vigueur à
+introduire partout l'<i>impôt levé par les élus</i>, par trois mille
+notables de France. Il brise, pour y réussir, les résistances des
+États provinciaux et des Parlements.</p>
+
+<p>La guerre venue, il quitte brusquement ce système et fait lever
+l'impôt (révolutionnairement, on peut le dire) par trente-cinq
+dictateurs sous le nom d'Intendants. L'ordre y gagne; les pouvoirs
+locaux sont écrasés. Mais l'action violente, précipitée, d'un
+gouvernement si terrible, décide l'explosion du désespoir. Révoltes,
+non contre le roi, mais contre le fisc. Les <i>croquants</i> du Midi sont
+massacrés par la Valette, et les <i>nu-pieds</i> normands sont massacrés
+par Gassion, beaucoup pendus, plusieurs roués vifs à Rouen
+(1639-1640).</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> Tout cela fait, rien de changé. L'impossibilité de payer est
+la même. Et le roi, dans une ordonnance de novembre 1641, avoue, «les
+larmes aux yeux,» ce sont ses termes, précisément les mêmes maux dont
+se plaignaient les insurgés, précisément l'horreur de cette solidarité
+de ruine qu'ont accusée les Parlements. Mais quel remède propose-t-il?
+Il n'ose articuler le seul qui serait efficace.</p>
+
+<p>La grande question du monde en ce siècle et aux trois derniers, c'est
+celle des biens ecclésiastiques. Elle domine toute la guerre de Trente
+ans. En Allemagne, en France, partout, c'est la question, plus ou
+moins formulée, ici parlante et là muette.</p>
+
+<p>Il était évident que les biens donnés à l'Église servaient au Moyen
+âge diverses utilités publiques, écoles, hôpitaux, entretien des
+pauvres, etc. L'État n'existant pas alors (à proprement parler),
+l'État réel, sérieux, était dans l'Église. Celle-ci, peu à peu, se
+dégagea des charges, garda les avantages, s'enfonça dans son repos,
+donnant pour tout secours à l'État... ses prières.</p>
+
+<p>L'État, chargé de plus en plus par l'organisation de tous les services
+publics, et frémissant de faim, tournait tout autour du clergé, et
+rencontrait de toutes parts une merveilleuse clôture. Les grands
+siéges dont on parle depuis celui de Troie, l'Anvers du prince de
+Parme et l'Alesia de César, sont fort peu de chose à côté.</p>
+
+<p>François I<sup>er</sup> crut pénétrer dans la place par la connivence du pape.
+Ce fut le Concordat. Le roi mit les siens dans l'Église, paya en
+bénéfices des emplois, <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> des retraites. Mais on put voir la
+vertu singulière des terres d'Église pour transformer les hommes. À
+peine mis dessus, les serviteurs du roi n'étaient que prêtres et
+défendaient les biens sacrés.</p>
+
+<p>Au premier mot que l'Hôpital risqua pour demander un état de ces biens
+(mai 1561), le clergé appela l'Espagne. Mais les huguenots étaient là.
+Il eut peur, il jeta un os, une rente d'un million à peu près pour la
+dette du roi à l'Hôtel de Ville. Somme minime au siècle suivant, où
+toute valeur avait changé.</p>
+
+<p>Henri II et Henri IV imaginaient avoir trouvé une fente, une étroite
+fissure. Au nom de la charité, ils priaient que les abbayes reçussent,
+<i>comme frères convers</i>, de vieux soldats mutilés. Les pauvres diables
+y furent reçus si mal, qu'ils aimaient mieux s'en aller et tendre la
+main aux passants. Leurs places n'en furent pas moins remplies. Les
+grands abbés y mettaient leurs domestiques en retraite, leurs favoris,
+les parents de Jeannette.</p>
+
+<p>Aux assemblées qui précédèrent le siége de La Rochelle, puis la
+rupture avec l'Espagne «pour délivrer l'archevêque de Trèves,» le
+clergé donna quelque chose, comme une subvention de croisade. En 1638,
+Richelieu, aux abois, les dents aiguisées par la faim, et peut-être
+poussé par les conseils hardis du moine révolutionnaire Campanella,
+sembla déterminé à exiger davantage. On peut croire, toutefois, que,
+de longue date, il avait prévu ce moment, ayant encouragé un long
+travail, l'immense compilation des <i>Libertés gallicanes</i> de Pierre Du
+Puy. Ce savant archiviste, excellent instrument de guerre que
+possédait le cardinal, <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> l'avait armé de pièces pour prendre la
+Lorraine. Et il lui prépara un arsenal d'actes et de vieux livres,
+réimprimés en trois in-folios, pour battre le clergé en brèche. Le
+sens total fut résumé hardiment par Du Puy dans ce grand axiome:
+«L'Église ne peut pas posséder.»</p>
+
+<p>Contradiction étrange. En 1629, quand Richelieu crut devenir légat, il
+obligea le doyen de Sorbonne d'abjurer les doctrines gallicanes. Il
+les ressuscite aujourd'hui, en 1638. Il les pousse à leur dernière
+conséquence. On concluait à Rome qu'il voulait se faire patriarche.
+J'en conclus seulement qu'il périssait faute d'argent, et qu'il
+voulait rançonner le clergé. La dévotion du roi ne permettait pas une
+révolution sérieuse. Richelieu, pour gagner le roi, trouva un Jésuite,
+Cellot, qui appuya Du Puy; un autre, Rabardeau, pour soutenir et
+autoriser cet épouvantail du patriarcat. Mais tout cela rassurait peu
+la conscience de Louis XIII.</p>
+
+<p>Ce qu'on pouvait lui faire entendre, c'est que ce clergé économe, qui
+disputait une aumône à l'État, était effroyablement riche. Son revenu
+de trois cents millions d'alors a été évalué très-mal douze cents
+millions d'aujourd'hui. C'est s'arrêter au pur rapport des valeurs
+métalliques. Mais il faut tenir compte aussi de l'avilissement des
+denrées (personne ne pouvant acheter dans cette misère), tenir compte
+de la position du seul riche, du seul acheteur, du seul qui eût de
+l'argent pour faire toute bonne affaire et pouvoir s'enrichir encore.</p>
+
+<p>Pour parer le coup, Rome avait choisi pour nonce le doux, le charmant
+Mazarin. Celui-ci obtint en effet de <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> Richelieu une
+surprenante reculade, un arrêt du conseil contre son propre livre; le
+livre qu'il avait commandé à Du Puy. Mazarin, par ce grand service,
+croyait charmer le pape, enlever le chapeau. Mais, en même temps, pour
+plaire à Richelieu, il l'engagea à envoyer à Rome un ambassadeur
+militaire qui poussât le pape, Rome étant du tempérament des belles
+qui ne haïssent pas une douce contrainte. Richelieu envoya d'Estrées,
+l'homme même qui avait chassé le pape de la Valteline. Enhardie par
+l'Espagne, Rome manqua à d'Estrées et rappela Mazarin. En octobre
+1639, l'ambassadeur interrompit ses relations avec le saint-siége.</p>
+
+<p>Donc la petite guerre commença. Déjà Richelieu avait créé des
+procureurs du roi dans les tribunaux ecclésiastiques pour les
+surveiller. Il fit décider par le Parlement que l'enquête ordinaire
+sur les m&oelig;urs des nouveaux bénéficiés se ferait par les évêques,
+non par les nonces de Rome.</p>
+
+<p>Enfin le modéré Marca, jusque-là contraire à Du Puy, dépassa Du Puy en
+un point; il enseigna que les églises, ayant droit d'élire leurs
+évêques, pouvaient donner ce droit au roi. Louis XIII aurait eu les
+pouvoirs d'Henri VIII. Ces évêques royaux, en concile, eussent pu
+créer un patriarche.</p>
+
+<p>Le roi (le 16 avril 1639), acceptant, proclamant comme siennes les
+hardiesses de Du Puy qu'il a désavouées, déclare «que le clergé <i>est
+incapable de posséder</i> et peut être contraint de vider tout immeuble
+un an après l'acquisition. Mais il veut bien ne pas le dessaisir; il
+se contentera d'exiger les droits d'amortissement.» <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> Fière et
+redoutable menace, mais bien peu soutenue. Le 7 janvier 1640, on avoue
+platement que le roi s'en tiendrait à un petit don de trois millions.</p>
+
+<p>Le roi est donc vaincu? Du Puy ne l'est pas, et il continue la
+bataille, aidé surtout par l'ennemi, par les pamphlets papistes qui
+indignent le public, relèvent le courage du ministre. Trois millions
+ne sont plus assez; il lui faut le <i>sixième du revenu</i> pendant deux
+ans (<i>cent millions de ce temps-là</i>), 6 octobre 1640. Une commission,
+créée par Richelieu pour établir ce droit, sur le refus des pièces,
+fait enfoncer les portes des archives que lui fermaient les agents du
+clergé. La bataille est bien engagée.</p>
+
+<p>Et, à ce moment même, Richelieu fait décidément le plongeon. Il se
+résigne à demander cinq millions et demi, une fois payés (1641).</p>
+
+<p>Il marqua sa mauvaise humeur en faisant renvoyer dans leurs diocèses
+les cinq ou six évêques dont la résistance avait tout arrêté. Ils
+partent, mais vainqueurs. La question, dès ce jour, est finie pour
+jamais.</p>
+
+<p>Le clergé sera quitte dès lors pour donner peu ou rien. Dès lors, le
+grand riche est exempt, et l'on ne prendra rien qu'aux pauvres.</p>
+
+<p>Si Richelieu veut soutenir la guerre, si le gouvernement a des besoins
+croissants de toute sorte, qu'il demande à ceux qui n'ont rien.</p>
+
+<p>Si l'on est obligé d'organiser la charité publique, en présence du
+nombre effroyable de ceux qui demandent l'aumône, les biens d'Église,
+fondés pour cet usage, ne contribueront pas. Vincent de Paul et
+autres chercheront <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> des ressources fortuites pour les
+établissements nouveaux.</p>
+
+<p>Ni Richelieu pour le gouvernement, ni Vincent pour la charité, ne
+feront rien de grand ni de solide.</p>
+
+<p>Résumons en trois mots les trois chapitres précédents.</p>
+
+<p>Richelieu, vaincu dans l'opinion par le drame espagnol et le succès du
+Cid, vaincu dynastiquement par la grossesse de la reine et l'enfant du
+miracle, reste vaincu encore dans la question d'argent par la
+résistance du clergé.</p>
+
+<p>D'autant plus pesant il retombe sur le peuple, et d'autant plus
+maudit.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> CHAPITRE XIV</h3>
+
+<h4>RICHELIEU RELEVÉ PAR LES RÉVOLUTIONS ÉTRANGÈRES&mdash;LES FAVORIS, MAZARIN,
+CINQ-MARS<br>
+
+1639-1641</h4>
+
+
+<p>L'Europe, épuisée, haletante, se mourait du désir de la paix. Mais la
+France malade, l'Espagne agonisante, l'Empire exterminé, ne s'y
+décidaient pas. Pourquoi? Nulle question essentielle n'avançait, ni la
+question de propriété, ni la question religieuse. Pas un de ceux qui
+avait pris ne voulait rendre. Le pape demandait un congrès, et
+lui-même le rendait impossible, en refusant d'y paraître si l'on
+admettait un seul protestant. On passa sept années à discuter la forme
+du congrès, à régler l'étiquette, les passeports, etc.</p>
+
+<p>Notre campagne de 1639 ne valut guère mieux que les autres. Richelieu
+n'aboutit, avec sa principale <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> armée et le roi en personne,
+qu'à donner à la Meilleraye, son parent, le petit succès de prendre
+Hesdin. Et l'on n'y arriva qu'au prix d'une diversion très-malheureuse
+à l'Est, où on força le brave Feuquières d'attaquer sans avoir des
+forces, c'est-à-dire de se faire tuer.</p>
+
+<p>Le favori de Richelieu, Condé, en Catalogne, eut échec sur échec. Si
+nous réussîmes en Savoie par la bravoure d'Harcourt et du jeune
+Turenne, ce petit succès fut terni par la spoliation de la duchesse de
+Savoie, fille d'Henri IV et s&oelig;ur de Louis XIII, que l'on protégea
+comme on avait protégé la Lorraine, en occupant ses places qu'on prit
+et qu'on garda.</p>
+
+<p>La scène change en 1640. Mais comment? Par des circonstances
+extérieures, où, quoi que l'on ait dit, Richelieu eut bien peu de
+part.</p>
+
+<p>L'Angleterre, allié timide, mais efficace, de l'Espagne, tombe en
+pleine révolution. Le jugement commence sur le grand traître du parti
+protestant, déjà dénoncé par Gustave.</p>
+
+<p>L'Empire espagnol tombe en pièces, la France n'aura qu'à ramasser.</p>
+
+<p>Je ne crois pas ce que dit Temple, que Richelieu ait donné deux
+millions aux Convenantaires pour renverser Charles I<sup>er</sup>. Il n'avait
+guère d'argent. Mais la faveur marquée de ce roi pour l'Espagne, mais
+son opposition à notre invasion des Pays-Bas espagnols, jeta
+certainement Richelieu dans les résolutions les plus sinistres. Ses
+échecs au dehors, au dedans, l'avaient aigri. Il encouragea partout la
+révolution, employant désormais contre ses ennemis des moyens
+désespérés.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> Notre succès en Catalogne fut très-étrange. Nous réussîmes à
+force d'être battus. La résistance nationale que nous avaient faite
+les Catalans méritait des couronnes; à la place, ils reçurent
+d'Olivarès des garnisaires. Il mit en logement chez eux une armée de
+brigands qui venaient d'Italie, habitués à tout prendre et tout faire.
+Les Catalans tuèrent leur vice-roi, appelèrent les Français, qu'ils
+craignaient d'autant moins qu'ils venaient de les battre.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas à marchander avec ce peuple, dans un si grand bonheur
+et si inespéré. C'est ce qu'on fit pourtant. Louis XIII accepta, non
+la protection d'une république catalane qu'ils auraient désirée, mais
+la royauté du pays, alléguant que la Catalogne avait appartenu aux
+Francs de Charlemagne.</p>
+
+<p>La révolution de Portugal suivit de près. Elle fut toute spontanée.
+Richelieu y avait pensé, et il cherchait un prétendant. Mais
+l'explosion se fit d'elle-même et pour Bragance (1<sup>er</sup> décembre
+1640).</p>
+
+<p>Elle nous valut le gain de dix batailles. L'Espagne, étranglée
+désormais entre deux révolutions, nous laissa faire partout. Elle ne
+put empêcher ni Harcourt de prendre Turin, ni la Meilleraye de prendre
+Arras. Cette dernière affaire traîna pourtant et nous mit en péril.</p>
+
+<p>Pendant qu'on fait le siége en règle, à la façon de la Rochelle, en
+entourant la place d'une circonvallation de cinq lieues, les Espagnols
+ont le temps de ramasser des forces et d'assiéger les assiégeants.
+Enfin, sans la lenteur qu'ils mirent de leur côté à attaquer le
+secours qu'on envoya, il ne serait pas arrivé, et, malgré tant
+<span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> de circonstances favorables, nous aurions échoué encore.</p>
+
+<p>L'intérieur change aussi bien que l'Europe. Richelieu met en scène
+deux acteurs nouveaux qu'il croit siens. Il donne au roi pour favori
+un joli page, un écolier à lui, le jeune Cinq-Mars. Et en même temps
+il établit en France le beau Mazarin, le futur mari de la reine.</p>
+
+<p>La vengeance que l'Italie a tirée de la France pour avoir tant de fois
+trompé sa confiance a été d'y mettre la peste qui s'exhalait de son
+tombeau. Les plus grands corrupteurs des m&oelig;urs et de l'opinion nous
+sont venus toujours d'Italie, nombre d'aventuriers funestes, de
+<i>bravi</i> scélérats, de séduisants coquins. Les uns réussissent, et les
+autres avortent. Mais tous nous pervertissent. Concini règne ici sept
+ans, Mazarin quinze. Et le Corse Ornano, gouverneur de Gaston, s'il ne
+fût mort à temps, peut-être lui aussi eût été roi de France.</p>
+
+<p>La France du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle procède de deux caducités, de la vide
+enflure espagnole, de la pourriture italienne. Aussi, dans la
+littérature, le moment vigoureux du siècle, son milieu, est marqué des
+rides de la décadence. La préoccupation ridicule de la forme dépare,
+non-seulement les Balzac et autres rhéteurs, mais les plus sérieux
+écrivains. Richelieu, si net et si fort, n'en est pas moins souvent
+burlesque. Saint-Cyran, ingénieux, parfois profond, se noie
+fréquemment dans un galimatias énigmatique. Qui pourrait lire
+Corneille, sauf ses quatre chefs-d'&oelig;uvre? Le grand succès de
+l'époque est <i>Clélie</i>, long, ennuyeux roman, écrit par une
+Sicilienne, mademoiselle Scudéry. Et la dictature <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> littéraire
+est au salon d'une Romaine, née Pisani, madame de Rambouillet.</p>
+
+<p>L'opéra nous vient d'Italie cette année même; ses machines d'abord
+pour les fêtes de Rueil; puis la musique tout à l'heure, sous la
+régente et Mazarin.</p>
+
+<p>Richelieu connut-il celui qu'il mettait en France? Parfaitement. Il le
+crut un faquin, et c'est pour cela qu'il le prit. Il l'avait vu double
+et ingrat pour l'homme qui l'avait introduit, le père Joseph. Il le
+savait très-bas, propre aux coups de bâton. Il raille sa bravoure et
+ses reculades subites dans une lettre spirituelle (1639). À Paris,
+Jules Mazarin avait donné des conseils de vigueur et fait le Jules
+César, enhardi Richelieu à envoyer d'Estrées et menacer le pape. Mais,
+rappelé à Rome, il eut grand'peur. Richelieu l'en plaisante, voudrait
+qu'il prît c&oelig;ur, qu'il restât. «Convenons, dit-il, qu'il n'y a que
+les Italiens pour savoir faire les choses, pour jeter en paix les
+parfums, les poudres odoriférantes, les fulminantes en guerre,» etc.</p>
+
+<p>Mazarin, dans sa poltronnerie, voulait que Richelieu cédât et reculât
+brusquement. Mais Richelieu persiste. Alors Mazarin n'y tient pas. Il
+se sauve de Rome sans dire adieu, se réfugie en France.</p>
+
+<p>La peur était mêlée d'espoir et de spéculation. Le rusé avait calculé
+que son bon protecteur, le père Joseph, étant près de mourir, il
+fallait se trouver là, prendre la place chaude et s'y fourrer. Il élut
+domicile chez son intime ami, Chavigny, qu'il trahit plus tard, comme
+Joseph. Chavigny, fils de Bouthilier, passait pour fils du cardinal.
+Ce ténébreux jeune homme, sombre reflet de Richelieu, malgré sa
+défiance et sa <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> pénétration, accueillit le fourbe Italien. Il
+venait, disait-il, se donner corps et âme au grand maître de la
+politique, étudier sous un tel professeur. Richelieu, qui, dans sa
+grandeur, n'avait pas moins des côtés de pédant, le prit au mot sur
+cette éducation, l'accepta pour élève. Lui-même le disait à sa nièce
+un jour qu'elle sortait du théâtre: «Pendant que vous êtes à la
+comédie, je forme un ministre d'État.»</p>
+
+<p>Quand Mazarin réfugié vint ainsi se mettre à l'école, Richelieu sentit
+le parti qu'on en pouvait tirer. Lui qui voyait tant d'hommes, il
+n'avait jamais vu un homme ni si fin ni si bas. S'il ne s'y fia pas,
+il crut cependant qu'avec un tel valet il n'y avait du moins pas grand
+danger de révolte, qu'on le tiendrait tout au moins par la peur. Il
+résolut de le pousser, de le mettre au plus haut, insista près du
+pape, et tant, qu'à la longue il arracha pour lui le chapeau. Mais je
+crois qu'il fit plus. Il y avait six mois à peu près qu'il avait donné
+au roi son joujou, le petit Cinq-Mars. Répugna-t-il à ce que Mazarin,
+bien vu dès longtemps de la reine, intéressant alors par son malheur,
+son dévouement pour nous, s'avançât, réussît près d'elle? Les fêtes de
+décembre et janvier, les repas qu'on y fait, sont des temps
+d'attendrissement pour les dames qui aiment la table. Ce qui est sûr,
+c'est qu'elle fut enceinte de la nuit de Noël (1639), et qu'au 22
+septembre suivant elle accoucha de son second fils, d'un prince tout à
+fait italien. C'est le frère de Louis XIV.</p>
+
+<p>On a dit que ce roi fut fils de Mazarin; à tort certainement; il fut
+Français, lesté d'Autriche. Mais son frère, le duc d'Orléans, tout
+comme le premier, <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> Gaston, ne fut rien qu'Italie, pour
+l'esprit, pour les m&oelig;urs. Il fut tout aussi Mazarin que Gaston
+était Concini.</p>
+
+<p>Je sais bien les difficultés. Les contemporains croient qu'elle ne se
+donna à lui que plus tard. Il y a eu tout au moins un entr'acte dans
+sa faveur. Richelieu l'avait présenté «comme ressemblant à
+Buckingham,» et pour qu'il réussît. Ressemblance invincible, mais
+présentation trop suspecte. Il put être favorisé d'amour plus que de
+confiance. Lui-même fut peut-être effrayé du succès, et recula vers
+Richelieu.</p>
+
+<p>Mais revenons au roi et à Cinq-Mars, histoire plus ridicule encore.</p>
+
+<p>Louis XIII, on l'a dit, n'était pas Henri III. Je le crois bien. C'est
+un temps bien plus vieux. La virilité baisse encore. Tous les rois de
+l'Europe n'en peuvent plus, et, si Anne d'Autriche n'eût
+vigoureusement relevé la race, les nôtres en seraient venus au
+rachitisme de Charles II d'Espagne.</p>
+
+<p>Cette misère physique et cet épuisement général se marque par l'usage
+très-grand des excitants, vieux ou nouveaux. Les écrivains du siècle
+buvaient beaucoup de vin; la plupart se grisaient (V. le dîner connu
+d'Auteuil). Le café va bientôt donner l'ivresse sobre. Le <i>scocolato</i>
+espagnol est reproché par Richelieu au cardinal son frère, comme une
+drogue nouvelle et funeste qu'il a apportée de Rome.</p>
+
+<p>Mais, si les forces baissent, les passions restent, ou du moins les
+velléités. L'admiration de la beauté (admiration non pure, mais
+abstinente) est le vice singulier des princes du temps, tous Italiens
+dégénérés. <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> Le faible et gras Jacques I<sup>er</sup> (fils éreinté du
+chanteur Rizzio) n'a aucun besoin de maîtresse. Il lui suffit d'aimer
+une jeune âme, docile et imparfaite encore, que lui, maître Jacques,
+formera, rendra parfaite; cette âme est Buckingham. Le <i>castoiement</i>
+(comme dit le Moyen âge), le plaisir, non de châtier avec des coups,
+mais de gronder, de corriger, d'humilier, de faire pleurer, de se
+brouiller toujours pour se raccommoder sans cesse, c'est tout
+l'amusement de ces rois. Louis XIII (Orsini?) n'avait d'autre plaisir.
+Jusque-là peu heureusement. Son premier ami, Baradas, jeune homme
+grand et fort, était un rustre qu'on ne pouvait mener ainsi.
+Saint-Simon fut trop nul. Et mademoiselle de Hautefort, au contraire,
+eut trop d'esprit gascon, de nerf et de saillie; il n'y avait pas
+plaisir à la gronder; elle rendait les coups; elle ne pleurait pas;
+elle riait. Et c'était le roi qui s'en allait pleurer chez Richelieu.</p>
+
+<p>Celui-ci, grand admirateur des Jésuites, et spécialement de leur
+pédagogie, n'ignorant nullement le secret de leurs succès, comprit
+qu'au goût du roi c'était un vrai écolier qu'il fallait<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Lien vers la note 14"><span class="smaller">[14]</span></a>. Il le
+fallait joli, <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> fantasque, vicieux, mais susceptible de
+réforme, tel que le roi entreprît de le <i>castoyer</i> et de le refaire.
+<span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> Son ami d'Effiat, en mourant, avait laissé un enfant
+charmant, le jeune Cinq-Mars, et une fille qui épousa la Meilleraye,
+parent de Richelieu. Cinq-Mars <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> était presque allié de
+celui-ci. Il arrivait à dix-sept ans. Il allait porter l'épée et
+entrer dans les grades. Nouvel amusement pour le roi, né caporal, et
+qui ne <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> parlait que de soldats, même à mademoiselle de
+Hautefort. La vive demoiselle endurait cet excès d'ennui assez
+patiemment. Mais combien mieux le roi pouvait-il parler d'armes, de
+chasse et de tout à un jeune militaire! Donc, le cardinal le lança,
+bien instruit, bien stylé, pour <i>observer</i> le roi d'abord, et peu à
+peu pour lui plaire s'il pouvait.</p>
+
+<p>Le roi vit bien venir la chose, et, trouvant cet enfant qui dormait ou
+faisait semblant dans les coins des appartements, il devina qu'il
+dormait pour le cardinal, pour écouter et rapporter. Cela même lui
+donna pitié de la jeune âme qu'on corrompait ainsi, et qui, logeant
+dans ce beau corps, devait être mieux douée de Dieu, appelée par lui à
+autre chose. De là une tentation naturelle de convertir Cinq-Mars et
+d'en faire un honnête garçon, un parfait gentilhomme. Il était tard.
+Car l'étourdi était déjà fort engagé dans la jeune société noble du
+temps, le monde du <i>Marais</i>, comme on disait, autrement dit des
+élégants, des esprits forts, des gens qui ne croyaient à rien et ne se
+gênaient guère.</p>
+
+<p>Cette préoccupation du roi commence vers juin 1639 au siége d'Hesdin,
+où mademoiselle de Hautefort n'avait pu venir. Il y prit habitude
+d'avoir toujours là Cinq-Mars pour le prêcher. Et voilà qu'il ne
+pouvait plus s'en passer. À la moindre absence, il criait: «Où est
+Cinq-Mars?» Richelieu usa sur-le-champ de cette première fleur de
+passion. L'enfant gâté dit qu'il aimait le roi, mais voulait être
+seul, c'est-à-dire qu'il n'aimât plus la Hautefort. Cela promis, ce
+ne fut plus assez. Pria-t-il? pleura-t-il? On ne sait; <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> mais
+le roi, pour l'apaiser, eut la faiblesse de promettre qu'il la
+chasserait de la cour. Chose plus facile à promettre qu'à faire. Car
+nulle précaution n'y servit; elle se mit, malgré tous les ordres, sur
+le passage du roi, et fit rougir le pauvre Sire.</p>
+
+<p>Le cardinal, vainqueur, ayant un si bon instrument, et sachant que ces
+choses-là durent peu, poussait son petit homme au grand galop. Il
+l'engageait à exiger, faire le difficile et se faire valoir. Le roi,
+ayant voulu lui donner la place qu'avaient eue Saint-Simon, Baradas,
+le jeune insolent dit: «C'était bon pour eux, de petits gentilhommes.»
+Il fallut que le roi négociât avec le vieux M. de Bellegarde pour
+satisfaire sa volonté, qui fut d'abord d'être grand écuyer. Dans la
+langue de cour, ce petit polisson fut appelé <i>Monsieur le Grand</i>.</p>
+
+<p>Louis XIII avait jusque-là paru un homme sec, mais assez raisonnable.
+Il avait eu deux lueurs poétiques, l'apparition première de
+mademoiselle de Hautefort et la transfiguration de Lafayette.
+Mouvements excusables de c&oelig;ur, courts élans de jeunesse dans un
+homme né vieux, mais enfin tout cela était d'humanité, de nature, donc
+non ridicule. Un côté de son caractère qui l'était davantage, c'est
+qu'il avait du temps pour tout, sauf pour la royauté. Il écrivait des
+plans de campagne, envoyait de petits articles à la <i>Gazette de
+France</i>, faisait de petits airs et des chansons en bouts rimés. Son
+extrême dés&oelig;uvrement lui donna parfois des curiosités peu royales,
+celle, par exemple, d'apprendre la cuisine; il prit des leçons pour
+savoir larder.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> Pauvretés, ennui, innocence. L'excuse, c'était Richelieu, un
+autre roi, qui, en le consultant toujours avec respect, n'eût pas
+souffert qu'il fît rien de sérieux.</p>
+
+<p>Ce qui le mit plus bas que sa lardoire, ce fut son radotage pour un
+enfant qui se moquait de lui. Il donna là des signes d'imbécillité
+caduque, à quarante ans. Les froideurs de Cinq-Mars, ses rebuffades,
+un simple oubli d'écrire dans les absences, faisaient pleurer le roi.
+Mais, quand on voit ses lettres à Richelieu pour faire chapitrer
+l'écolier, lettres si pesantes et si sottes, on est du parti de
+l'enfant, on trouve qu'à bon droit il fuyait l'éternelle gronderie et
+plus encore les burlesques tendresses de son royal Jésuite. Mieux
+valaient les verges et le fouet.</p>
+
+<p>Il échappait tant qu'il pouvait. Parfois, aux antichambres, ce garçon,
+que le roi eût voulu maréchal de France, passait le temps à lire le
+roman de Cyrus avec les valets. Parfois, la nuit, il se sauvait de
+Saint-Germain, galopait à Paris, au quartier élégant, à la place
+Royale, dans les belles ruelles et les conversations galantes. On l'y
+travaillait fort. Les dames politiques n'épargnaient rien pour le
+gâter, lui brouiller la cervelle, le rendre fou et traître.
+L'intrigante Marie de Gonzague en faisait son <i>Petit Jean de Saintré</i>,
+et par le roman le menait à l'histoire (la plus triste). Le roi avait
+beau le tenir, le garder, le coucher dans son lit, avec lui; il
+fuyait, s'évanouissait.</p>
+
+<p>Cependant l'influence occulte se révéla. Il ne se tint pas satisfait
+d'un grand titre ni de la faveur. Il prétendit avoir part aux
+affaires. Richelieu fut bien étonné lorsque, le roi tenant conseil
+chez lui (il était <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> malade à Rueil), Cinq-Mars resta, siégea.
+Le cardinal refusa de parler devant lui, et le lendemain le tança fort
+de son outrecuidance. Mais ceux qui menaient le jeune homme, loin de
+reculer, avancèrent, lui firent demander... quoi? un bijou? une armée!
+et dans le moment le plus difficile pour secourir notre camp d'Arras,
+menacé par les Espagnols. Le roi était si faible, que, sans Richelieu,
+il cédait. Du moins il lui donna à conduire le corps des volontaires,
+toute la jeune noblesse de France. Il eut un cheval tué, se crut
+Alexandre le Grand. Le roi ne souffrit plus qu'il se hasardât
+davantage.</p>
+
+<p>Les Espagnols battus regagnaient par l'intrigue ce que perdaient leurs
+armes. La ligue universelle des femmes était pour eux. Marie de
+Médicis en Angleterre, aux Pays-Bas, la Chevreuse à Madrid, à Londres,
+les filles d'Henri IV, Henriette, Christine, ne travaillaient pas
+seules. Le duc de Lorraine avait épousé (sa femme vivant encore) une
+Italo-Flamande, qui le mena aux genoux du roi pour rentrer chez lui et
+trahir. Le jeune Guise, archevêque de Reims, un brillant duelliste,
+s'était marié deux ou trois fois, et suivait la sagesse de la
+Palatine. Le duc de Bouillon, longtemps général de Hollande, et qui
+passait pour une forte tête, ayant vieilli dans les affaires, avait
+épousé sur le tard une catholique qui le fit catholique, le jeta dans
+tous les casse-cous.</p>
+
+<p>En 1641, la partie fut liée à merveille. Madame de Bouillon fit de son
+vieux mari goutteux le centre, la clef de voûte d'une ligue
+universelle. L'Empereur fournit des troupes, et l'Espagne en promit.
+Mais, pour <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> donner à l'invasion étrangère un air national, un
+prince du sang, le comte de Soissons, réfugié chez Bouillon, prit le
+commandement de l'armée. Les émigrés français, de tout parti, devaient
+partir de Londres et faire une descente en France. Il leur semblait
+faire la guerre à coup sûr, ayant Paris d'avance où le jeune Gondi eût
+surpris la Bastille, ayant la cour, les v&oelig;ux de la reine, ayant le
+cabinet du roi et son secret par son enfant gâté, Cinq-Mars, à qui il
+disait tout. L'armée même que Richelieu leur opposait était en grande
+partie pour eux. L'armée, la France, tout le monde était gagné par le
+mot séducteur que l'ennemi avait mis sur son drapeau: La paix.</p>
+
+<p>Richelieu, en si grand péril, fit d'abord procéder le Parlement contre
+Guise et Bouillon. Soissons étant prince du sang, on ne pouvait le
+juger, mais bien le faire tuer. Le dévot et scrupuleux Dunoyer, homme
+très-discret, se chargea, dit-on, de négocier l'affaire. Il partit,
+emporta une forte somme pour payer l'assassin.</p>
+
+<p>Des deux côtés, les choses se passèrent comme on pouvait le prévoir.
+Soissons battit sans peine une armée qui voulait être battue. Mais,
+d'autre part, pendant que ce vainqueur, autre Gustave-Adolphe,
+regardait la déroute, il lui advint comme à Gustave, il fut frappé à
+mort sans que l'on sût par qui (6 juillet 1641).</p>
+
+<p>Jamais mort d'homme n'eut un plus grand effet. Le général français
+étant tué, l'affaire changeait de caractère; elle reparaissait tout à
+fait étrangère, c'était une invasion, et elle manquait. Sept mille
+impériaux pour conquérir la France, ce n'était pas assez. Les
+Espagnols <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> n'arrivaient pas. Et la descente des émigrés de
+Londres ne se fit pas non plus. Bref, Bouillon demanda pardon, et jura
+au roi une fidélité éternelle. Richelieu fit semblant d'y croire, et,
+pour l'éloigner de France, lui promit le commandement de l'armée
+d'Italie.</p>
+
+<p>Il savait tout. Il les avait tous sous la main, et, s'il ne frappait
+pas, c'est qu'il n'y avait guère de témoins ni de preuves. Tous
+s'entendaient et tous étaient coupables. Le roi même l'était en un
+sens, par ses plaintes, ses protestations d'être excédé de Richelieu.</p>
+
+<p>Cinq-Mars était dans l'affaire de Soissons. La reine en
+était-elle<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Lien vers la note 15"><span class="smaller">[15]</span></a>? On ne peut en douter quand on voit la subite, la
+violente irritation que Richelieu montra <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> alors contre elle,
+et que n'explique aucun auteur du temps. Il fit écrire (et écrivit,
+dit-on) la pièce de <i>Mirame</i>, pleine d'allusions à la situation, à sa
+victoire sur tous ses ennemis, insultante surtout pour la reine qu'on
+y reconnaissait dans mille traits injurieux. Il avait bâti tout
+exprès, au Palais-Cardinal, un théâtre qui ouvrit par <i>Mirame</i>, et qui
+resta le Théâtre-Français.</p>
+
+<p>La reine y assista, la cour y assista, et personne n'osait y manquer.
+On subit le ministre, mais on punit l'auteur. Un silence de glace, un
+ennui calculé, lui revinrent de toute la salle et le morfondirent dans
+sa loge. On traita le malade comme étant mort déjà. Il sentit le froid
+du linceul, frissonna dans sa bière. Supplice inouï et cruel pour une
+âme brûlante, affamée d'immortalité: on affecta de l'oublier vivant.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> CHAPITRE XV</h3>
+
+<h4>CONSPIRATION DE CINQ-MARS ET DE THOU<br>
+
+1642</h4>
+
+
+<p>Les choses inclinaient vers leur terme (janvier 1642). Le cardinal
+était toujours malade, mais le roi beaucoup plus. Les médecins ne lui
+donnaient pas six mois à vivre. Pour une solution si prochaine, chacun
+songeait à se pourvoir.</p>
+
+<p>C'était fait des ménagements. Richelieu fit exclure Cinq-Mars de tout
+conseil, et engagea le roi à retirer le Dauphin des mains de la reine.
+Laisser le roi futur dans une main espagnole, c'était risquer de
+revoir l'étranger régner encore au Louvre, comme Henri V aux temps de
+Charles VI.</p>
+
+<p>Le très-intelligent Fontrailles, notre auteur principal ici, assure
+que la reine en péril désirait qu'il y <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> eût un complot<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Lien vers la note 16"><span class="smaller">[16]</span></a>, et
+y contribuait de son mieux, ne pouvant qu'y gagner, quel que fût celui
+qui pérît, Richelieu ou Gaston, l'un ou l'autre de ceux qui pouvaient
+à la mort du roi lui ôter la régence.</p>
+
+<p>Était-elle capable d'un si grand machiavélisme? Par elle-même? Non,
+mais peut-être par la Chevreuse, qui lui donna alors un homme à elle,
+non pas pour conspirer, mais pour lier entre elles les conspirations
+différentes, s'entremettre de l'une à l'autre, et, du moins
+indirectement, pousser à l'action.</p>
+
+<p>Bouillon, pardonné, exilé au généralat d'Italie, était plus que jamais
+poussé par sa femme orgueilleuse à se venger de Richelieu.</p>
+
+<p>Cinq-Mars, chassé par lui du conseil, et avec outrage, pleurait et
+sanglotait, ne songeait qu'à le faire tuer.</p>
+
+<p>Gaston allait être emmené par Richelieu à la guerre du Midi, mais sans
+emploi, sans titre. Il disait à Fontrailles: «Ne le tuera-t-on
+pas?»&mdash;On lui répondait: «Oui, devant vous, sur votre ordre, mais non
+autrement.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> Il n'était pas jusqu'au roi qui ne parût contre lui. Il ne
+cessait de dire qu'il voudrait <i>s'en défaire</i>. Mot équivoque, traduit
+diversement. À tout ce qu'on disait, il n'objectait qu'une chose:
+«Comment le renvoyer? Il est maître de tout...&mdash;Mais, Sire, on le
+tuera...&mdash;Un prêtre! un cardinal!... Je serais excommunié!»&mdash;À quoi un
+de ses mousquetaires, Troisville (homme estimé qui fut plus tard de
+Port-Royal), répondait en riant: «Ordonnez seulement, laissez-moi
+faire... Je m'en irai à Rome, où j'aurai mon absolution.»</p>
+
+<p>L'homme de la Chevreuse, qui devint celui de la reine, l'intermédiaire
+des mécontents et le trait d'union des partis, était un homme de
+mérite, au fond sans importance, mais parent du duc de Bouillon,
+familier de Cinq-Mars, lié avec Fontrailles et les hommes de Monsieur.</p>
+
+<p>Auguste de Thou, fils de l'illustre historien, était jeune, candide,
+dévoué, honnête, non sans élévation, et l'on s'étonne de le rencontrer
+avec ces gens-là. C'était un savant, comme son père; il était
+conseiller et bibliothécaire du roi, mais, de plus, intendant d'armée,
+ce qui le mêla aux grands seigneurs, à la jeune noblesse, avec qui
+volontiers il s'exposait en amateur. De nature tendre et généreux, il
+ne recula point devant l'occasion romanesque de se hasarder «pour une
+grande reine,» si malheureuse, à qui on voulait ôter ses enfants. Il
+lia Cinq-Mars et Bouillon, jusque-là sans rapport, alla, vint,
+s'entremit, porta de l'un à l'autre des paroles, des propositions.</p>
+
+<p>De Thou n'était nullement intéressé, point ambitieux. Mais c'était un
+homme déclassé, hors de tout, <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> hors de la robe sans être de
+l'épée, n'ayant le pied ferme nulle part. Il était fils de
+l'<i>impartialité</i> historique et de l'indécision. Lui-même, s'il était
+quelque chose, il était l'agitation même. Ses amis l'appelaient en
+riant: «Votre <i>inquiétude</i>.»</p>
+
+<p>Ce n'est pas un tel homme qui pouvait penser à un assassinat. Que
+voulait-il? Rien que sauver la reine, finir la guerre européenne. Or,
+on croyait à tort que la guerre, c'était Richelieu, que l'Espagne
+voulait la paix.</p>
+
+<p>La paix! quelle belle parole! dit Jean Gerson, comme elle emplit la
+bouche de miel!... Il faut se souvenir des terribles malheurs qui
+avaient dépeuplé des provinces entières. Cinq cent mille hommes
+étaient morts de misère en Lorraine et au Rhin. C'était le tour de la
+France du Nord. Les familles les plus honorables (et c'étaient les
+parlementaires, la bonne bourgeoisie) ressentaient cette douleur. Des
+femmes charmantes, excellentes, femmes de présidents, de simples
+conseillers, se réunirent bientôt autour d'un petit homme (resté si
+grand), Vincent de Paul, et elles envoyaient quelques secours, hélas!
+bien peu de chose, une goutte d'eau sur un grand incendie. La paix
+seule pouvait atténuer ces maux. Mais pouvait-on la faire? C'était la
+question.</p>
+
+<p>Telle fut l'illusion de de Thou et d'autres parlementaires. Je ne leur
+reproche rien. Quoique leur conduite ait été tantôt coupable et tantôt
+ridicule, je comprends leur fluctuation. Ils ne sentirent pas assez,
+sans doute, que la France eût péri sans cette violente dictature,
+qu'elle eût été engloutie par Waldstein, puis par les <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> menus
+brigands, les Gallas et les Jean de Werth; ils ne virent pas que
+Richelieu, malheureux à la guerre, nous aguerrit pourtant et prépara
+Rocroy. D'autre part, quand on sait, par l'horrible affaire de Loudun,
+la force et la furie que les tyrannies secondaires déployaient avec
+les pouvoirs de la grande tyrannie centrale, on excuse les
+parlementaires d'avoir (sans droit, sans mission, n'importe) tenté de
+suppléer les garanties publiques qui n'existèrent jamais dans ce
+misérable pays.</p>
+
+<p>Pour revenir, le pauvre de Thou se vit mené plus loin qu'il ne
+croyait. Les hommes de Gaston, spécialement Fontrailles, homme
+d'esprit, sans conscience, un furieux bossu, dont Richelieu s'était
+moqué, organisaient deux choses. D'abord, le cardinal devant suivre le
+roi qui partait pour la guerre d'Espagne, il fut réglé qu'on le
+tuerait à Lyon; Gaston devait y aller tout exprès, et, brave cette
+fois, donner lui-même le signal. Mais Richelieu tué, restaient ses
+hommes et ses parents, tant de gens qu'il avait placés, les Brézé, les
+la Meilleraye, les Chavigny, en tête les Condé, dont le fils venait
+d'épouser sa nièce. Les grands militaires de l'époque, Guébriant,
+Harcourt, Fabert, Gassion, tenaient personnellement à Richelieu, et se
+seraient ralliés aux Condés pour faire face à Gaston. Celui-ci,
+méprisé, n'avait pas grande chance hors de l'assistance étrangère. M.
+de Bouillon l'exigeait, Fontrailles tira de Gaston une lettre où il
+s'engageait à faire livrer aux Espagnols une place forte (c'était
+Sedan) pour les enhardir à entrer en France. La reine ne donna point
+de lettre, ne signa rien, resta derrière.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> Les Espagnols hésitaient fort, pour cette raison. Ils
+voyaient la régence qui allait leur venir par Anne d'Autriche.
+Avaient-ils besoin de Gaston? Et, s'il réussissait par eux, ne
+publierait-il pas sa secrète protestation pour détrôner le fils de
+leur infante? Cependant les succès de Richelieu en Allemagne, une
+bataille qu'il gagna sur le Rhin, le voyage du roi pour prendre
+Perpignan, le Roussillon, la Catalogne, les décidèrent, et le traité
+se fit. Ils promirent secours à Gaston (mars 1642).</p>
+
+<p>Comment de Thou resta-t-il dans l'affaire lorsqu'elle devenait si
+criminelle? Une lettre qu'il écrivit à sa mort nous le fait deviner.
+Il était alors amoureux d'une dame très-aimée de la reine, jolie
+petite princesse à tête légère, madame de Guémené. Elle était
+janséniste, et refusait tout à de Thou. Il était roux, il était homme
+de robe, etc. Elle fut vertueuse pour lui, mais non pour Retz. Elle
+prodigua au prêtre libertin (et fort laid) ce qu'elle avait refusé à
+l'amour, au culte d'un homme supérieur qui, dans un meilleur temps,
+eût été peut-être un grand homme, qui avait mis son idéal en elle, et
+dont elle fut la suprême pensée.</p>
+
+<p>Ce fut, je crois, le vain espoir de fléchir les rigueurs de cette
+cruelle qui aveugla de Thou, lui cacha l'énormité de sa faute, et le
+rendit, non pas témoin seulement, comme on a dit, mais acteur
+très-actif dans cette affaire coupable qu'il croyait celle de la
+reine.</p>
+
+<p>Gaston, à son ordinaire, manqua de parole. Les conjurés l'attendaient
+à Lyon; il resta à Blois. Les deux malades, le roi en avant, le
+cardinal derrière à quelques lieues, continuèrent d'avancer au Midi.
+Mais, à <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> Narbonne, le dernier, craignant, sur les rapports
+qu'il recevait, que le roi ne permît sa mort, dit ne pouvoir aller
+plus loin. Son incertitude était grande; tout en se disant incapable
+de bouger, il partit de Narbonne sans trop savoir où il irait. Le
+gouverneur de Provence le reçut dans un abri sûr, au château de
+Tarascon, d'où il pouvait toujours s'embarquer et gagner la mer, puis,
+en tournant l'Espagne, aller s'enfermer à Brouage qu'il avait
+fortifié. Dans sa mortelle inquiétude, il fit prier le prince d'Orange
+d'intercéder pour lui, et fit dire au vaillant colonel Gassion que le
+moment venait où il faudrait <i>qu'on se déclarât</i>, qu'on distinguât ses
+amis de ses ennemis.</p>
+
+<p>Le roi n'était pourtant nullement décidé contre lui. L'impertinence de
+Cinq-Mars, qui bravait, démentait les meilleurs officiers, provoqua
+une explosion. Le roi lui dit: «Je vous vomis.» Souvent il lui ferma
+sa porte. Une défaite éprouvée dans le Nord, qui jeta la panique
+jusqu'à Paris, fit vivement sentir l'absence de Richelieu.</p>
+
+<p>Cependant le roi semblait si malade, qu'on se croyait au moment
+décisif. De Thou, qui était à l'armée, pensa qu'il était bon que la
+reine s'assurât des chefs, et, comme il était difficile de deviner de
+loin quelles conditions ils feraient, il la priait de lui envoyer des
+blancs seings qu'il pût remplir selon les circonstances. Elle l'aurait
+fait étourdiment. Brienne se donne l'honneur de l'en avoir empêchée.
+Je crois qu'auprès de Richelieu même elle eut un autre conseiller qui
+la renseigna et la dirigea. Mazarin très-probablement. Il put lui
+faire entendre que les choses n'en étaient pas <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> où on le lui
+disait, que le roi vivait, que Richelieu vivait et tenait encore les
+armées, que le danger, d'ailleurs, de la future régente, était Gaston
+bien plus que Richelieu, que Gaston se noyait dans une entreprise
+manquée, qu'au lieu de se lier à lui il fallait l'enfoncer plutôt et
+aider au naufrage.</p>
+
+<p>Selon Fontrailles, selon Voiture et autres, ce fut la reine <i>qui fit
+trouver</i> le traité. Chavigny, sans le dire, fit un jour entendre la
+même chose.</p>
+
+<p>Elle envoya un homme sûr au cardinal (dit Monglat), et, sans doute par
+cette voie, lui donna connaissance du traité. La paix se fit entre eux
+à ce prix. Elle garda ses enfants.</p>
+
+<p>Le roi malade avait quitté le siége et était revenu à Narbonne quand
+l'homme de Richelieu, son ombre, Chavigny, vint le trouver et lui
+dévoila tout. Le roi saute au plancher. Quelle preuve cependant?
+Chavigny ne lui donnait pas le traité (comme on l'a dit à tort); il
+apportait seulement l'affirmation de Richelieu. Le roi hésitait fort.
+Il fallut que l'on s'adressât à sa conscience. Chavigny alla trouver
+le confesseur, le père Sirmond, le fit parler. Sirmond, le cas posé,
+décida qu'en un grand péril de l'État, un roi ne pouvait se dispenser
+d'agir préventivement, d'arrêter l'accusé.</p>
+
+<p>Cinq-Mars eut un jour pour s'enfuir et n'en profita pas. En voyant
+Chavigny, il avait deviné sa perte. Il eut l'idée, à tout hasard, de
+le faire poignarder avant qu'il pût parler au roi. Mais déjà il était
+trop tard. Il aurait pu encore, en sautant à cheval, passer les portes
+de Narbonne. Mais il perdit la tête, et on eut le temps de les
+fermer.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> On fit crier peine de mort pour qui cacherait Cinq-Mars. Une
+femme l'avait caché dans son lit même. Mais le mari alla le dénoncer.
+On arrête Cinq-Mars et de Thou. Ordre envoyé à l'armée d'Italie, où
+commandait Bouillon, pour l'arrêter et l'envoyer en France (13 juin
+1642).</p>
+
+<p>Ce qu'on craignait le plus, c'était que Gaston ne s'enfuît et qu'on
+n'eût pas son témoignage. Le roi, pour le tromper, lui écrivit que
+«c'était pour ses insolences» que Cinq-Mars était arrêté.</p>
+
+<p>Richelieu était en péril peut-être autant que Cinq-Mars même. On voit,
+par ses notes écrites à Tarascon le 5 et le 7 juillet, qu'il faisait
+commencer le procès sans preuves ni témoins, donc sur la simple
+révélation verbale qui lui venait de la reine. Mais il ne pouvait
+avouer cette source. Il parle dans ces notes comme s'il eût <i>deviné</i>
+l'existence du traité. Il dit qu'il faut l'avoir, l'acheter à tout
+prix d'un confident de Gaston.</p>
+
+<p>Avec un homme moins peureux que Gaston on n'eût rien obtenu, et
+Richelieu, n'ayant nulle pièce, eût été conspué, chassé pour calomnie,
+poursuivi à son tour. Mais Chavigny, qu'il lui envoya, le terrifia en
+assurant qu'on avait le traité, une copie du moins, «trouvée par des
+pêcheurs dans une barque échouée en Catalogne.» À lui, Gaston, de
+mériter sa grâce en délivrant l'original. C'est ce qu'il ne pouvait
+plus faire; dans sa peur, il l'avait brûlé. Mais il offrit d'y
+suppléer par la confession la plus complète; confession terrible,
+meurtrière, où il allait dire les péchés des autres, ne risquant pour
+lui que la honte; un fils de France ne peut aller en Grève.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> Le roi avait comblé sa terreur en écrivant que, si sa
+confession était incomplète, <i>on le poursuivrait avec des troupes et
+qu'on l'enfermerait</i>; mais que, s'il disait tout, on le laisserait
+aller libre à Venise en lui faisant une pension.</p>
+
+<p>Il parla tout au long, et chacun de ses mots tuait,&mdash;d'abord
+Cinq-Mars, Bouillon, Fontrailles, puis de Thou même.</p>
+
+<p>La reine, sans le vouloir ni le savoir peut-être, en mettant Richelieu
+sur la voie de tout découvrir, avait perdu de Thou. Il fallait bien au
+moins une tête à la justice. Or Gaston ne pouvait périr. Bouillon,
+arrêté, eut sa grâce en livrant sa place, Sedan. Fontrailles était en
+fuite. Si le roi sauvait Cinq-Mars, un seul mourait: c'était de Thou.</p>
+
+<p>Pour elle, elle n'avait rien à craindre. Elle pouvait dormir
+paisiblement, attendre la régence. On la croyait perdue. Madame de
+Lansac, que Richelieu avait faite gouvernante du Dauphin, vint
+triomphante le matin lui dire qu'on tenait Cinq-Mars et de Thou. Elle
+faisait la dormeuse entre ses rideaux. La Lansac les tira, mais la
+trouva fort calme. Elle connaissait bien de Thou, savait qu'il
+mourrait sans parler.</p>
+
+<p>Quant à Gaston, ce qui aurait fait son supplice, c'eût été qu'on le
+mît en face de ceux qui s'étaient immolés pour lui et qu'il faisait
+périr. Mais les magistrats complaisants assurèrent qu'il n'y avait nul
+exemple qu'un fils de France fût confronté. On le fit venir à deux
+lieues de Lyon, et comme à la porte du tribunal, pour en tirer au
+besoin ce que demanderait le procès. Principal accusé, il ne figura
+que comme <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> témoin, et ce témoin dispensa des pièces mêmes,
+puisqu'on n'avait que des copies, des chiffons de papier, et sans
+caractère authentique.</p>
+
+<p>Cinq-Mars essaya de nier, et attesta Bouillon qu'il croyait loin. À
+l'instant même, on le lui présenta pour le démentir. On l'avait pris
+caché dans une meule de foin et amené à Lyon, où Mazarin lui conseilla
+en ami de faire comme Gaston, de se sauver par la lâcheté. Le roi lui
+laisserait sa tête et ne lui prendrait que Sedan.</p>
+
+<p>De Thou montra du courage, mais il aurait plus honoré sa mort s'il eût
+moins chicané sa vie par des fins de non-recevoir de procureur. Il se
+retrancha trop habilement sur une chose fausse, qu'il avait eu <i>une
+simple connaissance</i> de la chose, n'avait pu trahir ses amis. En
+réalité, il avait agi, dirigé même, indiquant tous les rendez-vous, y
+conduisant les conjurés, les faisant entrer, sans entrer lui-même, et
+restant à la porte.</p>
+
+<p>Amené, dit-on, devant Richelieu, il prétendit «avoir ordre du roi.»
+Nul écrit, à coup sûr; des paroles vagues, à la bonne heure.</p>
+
+<p>De Thou fut bien jugé. Un c&oelig;ur comme le sien ne pouvait manquer de
+le reconnaître. Lorsque Cinq-Mars et lui allèrent à la mort, leurs
+juges (dont était l'illustre Marca) étaient sur leur passage, et les
+condamnés les remercièrent de la juste sentence qui, lavés et
+purifiés, allait les envoyer à Dieu.</p>
+
+<p>Cinq-Mars, si beau, si jeune, de Thou, si estimé jusque-là, si pur
+(moins une erreur), excitèrent dans la foule un intérêt
+extraordinaire. La maladresse d'un bourreau novice qu'on employa
+ajouta encore à l'émotion. <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> Quand la tête de Cinq-Mars tomba,
+il s'éleva de toute la place un horrible cri de douleur. De Thou,
+manqué d'abord et très-cruellement égorgé, jeta la foule dans un accès
+de fureur frénétique. Des pierres volèrent sur l'échafaud. Ce bon
+peuple de France maudit cette justice qu'il appelait vengeance, et
+pleura amèrement les coupables qui l'avaient trahi.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> CHAPITRE XVI</h3>
+
+<h4>ISOLEMENT ET MORT DE RICHELIEU&mdash;MORT DE LOUIS XIII<br>
+
+1642-1643</h4>
+
+
+<p>Richelieu avait fait lui-même sa dernière maladie. Par propreté
+galante, il avait supprimé un flux d'hémorrhoïdes, dérivatif utile de
+maux plus graves, qui le tenait en vie. Immédiatement un abcès parut à
+la main, au bras, d'autres ailleurs. Dès lors, rien n'y servit; il eut
+beau faire; il était mort.</p>
+
+<p>De toute façon, Cinq-Mars l'avait tué. Son maître le haïssait
+désormais sans retour. L'auteur primitif du complot avait été le roi.
+Tout avait commencé par ses paroles imprudentes qui semblaient
+demander qu'on le délivrât de son ministre. Il avait été découvert par
+les aveux des accusés; et, lorsque, revenant au Nord, il lui fallut à
+Tarascon comparaître devant Richelieu, il y vint comme un accusé.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> Malade, on le mit sur un lit en face du malade, et, quelque
+soin que prît le cardinal de le rassurer, de lui donner le change, ni
+l'un ni l'autre dès lors ne s'y trompa. C'étaient deux ennemis.</p>
+
+<p>Le roi revint seul à Paris avec les mêmes hommes qui, même avant
+l'affaire Cinq-Mars, offraient, au premier ordre, de le défaire de
+Richelieu.</p>
+
+<p>Dans ce triste château de Tarascon, plus tard fameux par les
+massacres, au bruit monotone du flot qui sanglote en passant, la
+petite cour du cardinal avait été un moment réduite à quatre hommes
+trop compromis pour le quitter vivant. Ses instruments d'abord et
+sous-ministres, Chavigny, Dunoyer, Mazarin. Le premier seul était bien
+sûr; seul il représentait, exécutait sa violente volonté. Dunoyer, le
+b&oelig;uf, le Jésuite, ne pouvait manquer tôt ou tard, par sa dévotion,
+de tourner à l'Espagne, c'est-à-dire à la reine; c'est ce qui arriva.
+Pour Mazarin, le plus douteux de tous, il avait bien servi pour
+espionner Cinq-Mars, pour faire parler Bouillon; il marchait droit
+sous l'&oelig;il du maître; mais son zèle apparent, son patelinage
+italien, son caressant baragouinage, n'inspiraient pas, comme on va
+voir, grande confiance à Richelieu.</p>
+
+<p>Le quatrième personnage, sur lequel il faut s'arrêter, était un homme
+de vingt ans qui n'avait rien de jeune. Très-sinistre figure d'oiseau
+de proie, la plus bizarre du siècle. Point de front et nez de vautour;
+des yeux sauvages et fort brillants; rien d'homme, quelque chose de
+moins ou de plus, et d'une espèce différente. Animal féroce et docile,
+servile en ses débuts, plus servile à la fin. Ce personnage étrange,
+<span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> nourri par Richelieu dans sa ménagerie, va éclater dans
+l'histoire. C'est Condé.</p>
+
+<p>Ces Condés étaient sombres et bas, et semblaient toujours inquiets.
+Frappant contraste avec les Condés d'autrefois, avec celui des guerres
+civiles, celui de la chanson (le Petit Homme tant joli, qui toujours
+chante et toujours rit...). Mais ceux-ci étaient contestés. On a vu la
+terrible affaire du père du grand Condé, né en prison d'une mère
+accusée d'empoisonnement. On le disait l'&oelig;uvre furtive d'un page
+gascon qui se sauva. Henri IV, sans enfant alors, fit réformer le
+jugement de la mère, prit le petit pour vrai Condé et lui fit sa
+fortune en lui donnant mademoiselle de Montmorency.</p>
+
+<p>Les deux époux se détestaient. Il n'aimait pas les femmes; tous ses
+amours étaient dans l'Université de Bourges (Lenet). Cependant, quand
+il fut mis à la Bastille par le maréchal d'Ancre, il joua à sa femme
+le tour de dire qu'il ne pouvait se passer d'elle. Elle, glorieuse,
+mit son honneur à accepter, et elle s'enferma avec lui. Homme
+d'esprit, mais bas, sale, avare, portant sur le visage son âme
+d'usurier, il avait tout ce qu'il fallait pour éloigner une femme.
+Mais la prison, l'ennui, firent un miracle. Elle devint enceinte, et
+fit tout à sa ressemblance la très-jolie madame de Longueville, la
+future reine de la Fronde. Puis un garçon, cette figure crochue du
+grand Condé; enfin Conti, prêtre et bossu, que sa s&oelig;ur fit général
+de Paris.</p>
+
+<p>Les deux garçons naquirent amoureux de leur s&oelig;ur. Condé,
+éperdument, jusqu'à lui passer tout, adopter ses amants, puis jusqu'à
+la haïr. Conti, sottement, servilement, se faisant son jouet, ne
+voyant rien que ce <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> qu'elle lui faisait voir, dupé, moqué par
+ses rivaux. Condé le père maria son aîné, qu'on appelait alors
+Enghien, à une nièce du cardinal, croyant que le ministre allait à sa
+Bourgogne ajouter je ne sais combien de gouvernements, refaire en lui
+Charles le Téméraire. Il lui devait déjà la dépouille de son
+beau-frère, Montmorency, décapité. Puissance merveilleuse des maris
+sur les femmes. Condé dressa la sienne à faire sa cour au cardinal, à
+lui faire visiter, pour affaire et pour intérêt, les juges qui avaient
+envoyé son frère à la mort.</p>
+
+<p>Le serviteur du grand Condé, Lenet, nous apprend que cette famille, si
+mendiante auprès de Richelieu, tâchait pourtant à tout hasard de se
+créer contre lui des moyens de résistance. De temps à autre, sous
+différents prétextes, ils ajoutaient aux fortifications d'une bonne
+place qu'ils avaient en Bourbonnais au carrefour des routes de quatre
+provinces. Madame la princesse, par tout moyen, attirait la noblesse à
+sa cour. Quand le petit prince monta à cheval, on ouvrit à portée de
+la résidence un marché de chevaux, pour que, sous ombre d'achats, les
+gentilshommes vinssent, montassent au château pour faire leurs
+hommages, devinssent clients de la maison.</p>
+
+<p>L'enfant fut élevé d'une manière populaire et ambitieuse. On le mit au
+collége à Bourges, sous un Jésuite, parmi nombre d'enfants de
+gentilshommes qui s'attachèrent à lui. Il eut l'éducation variée,
+littéraire, que donnaient les Jésuites, sans fond moral, mais bien
+combinée pour l'effet; les langues, les exercices publics, des thèses
+où l'écolier brillait. Mais, après le <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> collége, son père
+voulut encore qu'il sût un peu d'histoire, de mathématiques. On
+entendait par là surtout la fortification, l'art de l'ingénieur.</p>
+
+<p>Son couronnement d'éducation fut d'être envoyé par son père pour tenir
+sa place en Bourgogne, pour s'informer de tout, et du militaire, et de
+la justice, pour caresser le Parlement.</p>
+
+<p>Il fut du premier coup très-brave (campagne d'Arras, 1640). Son père
+voulait le pousser au commandement et lui faire avoir une armée. C'est
+pour cela surtout qu'il lui fit épouser malgré lui mademoiselle de
+Brézé. Il avait vingt ans, elle douze. Il fut très-dur pour elle,
+vivant à côté d'elle sans en tenir compte et tout à fait à part. En
+réalité, maladif (il fut un moment à la mort), ambitieux comme sa
+mère, avare comme son père, il visait de loin la grande héritière,
+mademoiselle de Montpensier, l'énorme fortune d'argent que feraient
+les biens d'Orléans par-dessus les biens des Condé et des Montmorency.
+Seulement le roi y consentirait-il? Ce jeune homme d'aspect si
+sauvage, mais excellent calculateur, trouva moyen d'aller au c&oelig;ur
+du roi en s'associant à sa mère, à sa s&oelig;ur, dans leur zèle pour les
+Carmélites. Il quêta pour leur faire avoir un reliquaire fort riche.
+Chose rare qu'un jeune militaire eût une dévotion si précoce.</p>
+
+<p>Richelieu le voyait venir, et il en était indigné. Cette chasteté
+persévérante, ce divorce dans le mariage pour en préparer un plus
+riche, montraient en celui-ci un homme qui passerait son père. Il y
+avait là avarice, insolence, l'orgueil et la haine secrète qu'il
+avait sucés de sa mère, s&oelig;ur de Montmorency. Quoi! <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> le
+sang de Richelieu était-il donc si vil, qu'un prince d'une princerie
+fort douteuse dédaignât d'y mêler le sien? Qu'avait-elle fait, cette
+enfant innocente? Était-ce sa faute si elle était nièce du plus grand
+homme de l'Europe, et si le prévoyant ministre refusait d'armer les
+Condés de ces moyens de guerre civile dont tant de princes en notre
+histoire ont si cruellement abusé?</p>
+
+<p>Les cardinaux sont protecteurs des trônes. Richelieu, comme cardinal,
+avait la prétention de ceux d'Espagne et d'Italie, qui passent devant
+les princes. Visité par la reine, il restait assis devant elle. La
+pourpre qu'il portait, lui et son frère, l'archevêque de Lyon, lui
+semblait l'égaler aux rois.</p>
+
+<p>Haï de Richelieu et le lui rendant bien, Enghien eut pourtant la
+prudence de se garder de l'affaire de Cinq-Mars. Il ne varia pas, ne
+douta pas un moment de la victoire du cardinal, à ce point qu'il
+quitta le siége, laissa le roi et revint à Tarascon.</p>
+
+<p>C'était s'offrir à Richelieu. Mais celui-ci n'en était pas moins
+envenimé. L'injure faite à son sang lui cuisait d'autant plus, qu'il
+se sentait mourir. Que serait-ce après lui si, lui vivant, on
+méprisait les siens? Il voulut à tout prix que le rang supérieur des
+cardinaux, admis par les Condés, les menât à avouer qu'il n'y avait
+point mésalliance du sang d'un cardinal au sang d'un prince. Pour la
+même raison, Enghien se réservait cette cause de divorce. Quand il
+passa à Lyon, il évita de voir l'archevêque, frère de Richelieu et
+cardinal, n'accepta pas la fête qu'il avait préparée, ne coucha pas
+chez lui. Richelieu, porté aux eaux de Bourbon, semblait près de sa
+fin. Il n'en fut que plus <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> furieux, ne put se contenir; devant
+ses domestiques, «il jura si terriblement, qu'ils en eurent horreur.»</p>
+
+<p>Le père d'Enghien, cependant, avait pris peur. Il envoie son fils
+demander pardon. Mais nul moyen d'apaiser le cardinal. Il en était à
+regretter Gaston. Il ne le laissa pas aller à Venise, lui fit dire
+qu'il pouvait rester à notre frontière de Savoie. Visiblement il
+aimait mieux son mortel ennemi que les Condés ingrats.</p>
+
+<p>Enghien, désespéré, faisait sa cour à madame d'Aiguillon, la
+très-puissante nièce, la priait de dicter ce qu'il avait à faire. Elle
+lui dit: «Aimez votre femme.» Il obéit sur l'heure, vole à Paris, et
+aime. La petite femme fut enceinte.</p>
+
+<p>Mais ce n'était pas tout. Il fallut boire le fond du vase, le plus
+amer. Richelieu ne le tint pas quitte qu'il n'allât faire excuse à
+Lyon au cardinal, et, pour mieux mater le jeune homme, le rancuneux
+ministre envoya son frère en Provence, afin que d'Enghien, qui courait
+après, eût tout le royaume à traverser.</p>
+
+<p>Tel est le chemin de la gloire. À ce prix, d'Enghien espérait obtenir
+une armée. Mais on pouvait sans peine augurer qu'un jeune homme,
+chaste par avarice et servile par ambition, ne ménagerait rien, et
+que, s'il avait des succès, il en abuserait cruellement pour
+brouiller, troubler le royaume.</p>
+
+<p>C'est dans ces pensées sombres que Richelieu revenait vers Paris,
+rapporté par ses gardes, revenait vers la mort. Il rapportait ce
+sentiment amer que le roi dont il avait tant honoré le règne était son
+plus grand ennemi, entouré de ses ennemis, et peut-être de ses
+assassins.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> Le roi n'allait guère à Rueil, et Richelieu n'osait aller à
+Saint-Germain. Il voyait le roi entouré précisément des officiers qui
+avaient offert de le tuer à Lyon. Il priait, insistait, pour qu'on les
+éloignât, déclarant qu'autrement il ne pouvait entrer qu'avec ses
+propres gardes. Précaution fort raisonnable, mais que le roi trouvait
+injurieuse. Longue fut cette négociation. Elle fut poussée à bout par
+l'insistance de Chavigny, que le roi n'aimait pas, mais que dès lors
+il prit en grippe, et qui décidément, comme on verra, fut perdu pour
+tout l'avenir.</p>
+
+<p>Chavigny, fils de Bouthilier et d'une mère aimée de Richelieu, passait
+pour fils du cardinal, et il était la seule personne à qui il se fiât.
+Il le méritait en réalité, l'ayant servi en ce dernier moment, comme
+il avait besoin de l'être, avec un âpre dévouement, sans réserve, sans
+considération de l'avenir ni de sa fortune. Richelieu le croyait un
+grand esprit, «et le plus grand du monde,» dit Tallemant. En réalité,
+c'est lui qui lui donna le conseil de ménager Gaston, de le garder
+contre la reine et les Condés, de le retenir à portée pour pouvoir, au
+jour nécessaire, les neutraliser les uns par les autres.</p>
+
+<p>Quant à Mazarin, le rusé s'est posé, donné à l'histoire comme l'élève
+chéri de Richelieu, une espèce de fils adoptif. Le croire serait faire
+peu d'honneur à la pénétration du grand ministre, à son expérience des
+hommes. Il voyait, comprenait très-bien où visait cette glissante
+couleuvre dans ses douces ondulations et son frétillement. Mais il
+était tellement seul! Il ne voyait guère mieux autour de lui. Il
+flottait entre deux pensées, <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> l'éloigner, l'employer. Parfois
+il voulait l'envoyer au pape, le tenir hors de France; il demanda aux
+commis de la marine s'il y avait un vaisseau prêt. «Pas encore, mais
+bientôt,» dirent-ils.</p>
+
+<p>D'autre part, le sachant si lâche, il crut le gouverner encore après
+sa mort, et le tenir par Chavigny. Il voyait celui-ci antipathique au
+roi, et pensait que peut-être, Mazarin (créé par Chavigny) lui
+demeurant uni, l'un ferait passer l'autre, que l'Italien compenserait
+la roideur du Français par ses grâces et par sa bassesse.</p>
+
+<p>Dans les instructions qu'il laissait par écrit au roi, et où il lui
+formait son conseil, il y donna place à Mazarin, mais en réalité
+Chavigny aurait dominé, ayant deux voix, celle de son père Bouthilier
+et la sienne. On pouvait croire que l'homme de travail, l'universel
+commis, Dunoyer, qui faisait la grosse besogne dans une docilité
+servile, continuerait de labourer sous Chavigny et Mazarin, qui, ayant
+besoin l'un de l'autre, continueraient d'ensemble la pensée de
+Richelieu.</p>
+
+<p>Voilà tout ce que le mourant put prévoir, arranger dans l'intérêt
+public. Il ne lui restait plus qu'à s'acquitter de la grande et
+commune fonction humaine. Il s'en tira fort honorablement, mourut
+d'une manière conséquente à sa vie, en théologien catholique et en
+controversiste, faisant honneur à ses livres (qu'il aimait plus que
+chose au monde) par la fermeté de sa foi. Assisté du curé de
+Saint-Eustache, qui l'engageait à pardonner à ses ennemis, il dit
+cette parole noble et, je crois, vraie: «Je n'en eus pas d'autres que
+les ennemis de l'État.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> Que ses actes le jugent. Ne nous amusons pas à ces portraits
+où, pour concentrer les <i>grands traits</i>, on fait abstraction des
+détails nombreux et complexes où est justement la vie propre, l'intime
+individu. Encore moins nous jetterons-nous dans les vagues
+comparaisons qui obscurcissent en voulant éclaircir. Richelieu,
+quoiqu'on l'ai tant dit, ne ressemble guère à Louis XI. Et combien
+moins au dernier roi de France qu'on appelle la Convention!</p>
+
+<p>Qu'il ait eu un génie systématique et centralisateur, cela est vrai.
+Moins pourtant qu'on n'a dit, car ce qu'il fit de plus grand dans ce
+sens (la création des <i>intendants</i>), cela, dis-je, se fit le lendemain
+de l'invasion, sous l'empire d'un besoin pressant, non d'après une
+idée préméditée. Celle-ci même était contraire à celle que Richelieu
+essayait de faire prévaloir depuis plusieurs années (la levée de
+l'impôt par les <i>élus</i>).</p>
+
+<p>En cela, comme en bien d'autres choses, il fit toute autre chose que
+ce qu'il avait projeté. Mais la grandeur visible de son âme et de sa
+forte volonté, l'immensité de son labeur, la dignité sinistre de sa
+fière attitude, couvraient, sauvaient les sinuosités, les misères
+infinies de ces contradictions fatales.</p>
+
+<p>Le premier homme d'un mauvais temps ne peut guère être que mauvais. En
+celui-ci, il y eut des laideurs, des caricatures, le prêtre cavalier,
+les ridicules d'un pédant de Sorbonne, d'un rimeur pitoyable; plus,
+des échappées libertines, communes chez les prélats d'alors, mais plus
+choquantes dans un homme d'un si terrible sérieux.</p>
+
+<p>Il eut des âcretés de prêtre. Il eut, comme politique, <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> des
+furies de joueur acharné à gagner <i>quand même</i>, qui met sa vie sur une
+carte, la vie des autres aussi. Et cependant fut-il vraiment cruel?
+Rien ne l'indique. Les quarante condamnés qui périrent sous lui, en
+vingt ans, furent mal jugés sans doute (comme on l'était alors, par
+des commissions), mais n'en étaient pas moins coupables, et la plupart
+étaient des traîtres qui nous livraient à l'étranger.</p>
+
+<p>Il ne pardonna guère. Mais il n'eût pardonné qu'aux dépens de la
+France.</p>
+
+<p>Il aimait fort ceux qu'il aimait. Il n'oublia jamais un bienfait, et
+il n'y eut jamais un meilleur ami. Même à l'égard de ceux qu'il
+n'aimait pas, il essayait parfois de se dominer à force de justice.
+Fontenelle cite de lui un fait très-beau et curieux.</p>
+
+<p>Richelieu, comme auteur, avait une misérable jalousie de Corneille,
+et, comme politique (on l'a vu), il avait reçu de lui, au jour de ses
+revers, le plus sensible coup, l'Espagne glorifiée par le <i>Cid</i>.</p>
+
+<p>Toutes les pièces de Corneille semblaient des dénonciations indirectes
+de guerre au tout-puissant ministre. Il le pensionnait cependant et le
+recevait même. Un jour, il le voit arriver d'un air fort abattu,
+triste, rêveur. «Vous travaillez, Corneille?&mdash;Hélas! je ne puis plus,
+monseigneur. Je suis amoureux.» Et il explique qu'il aime, mais une
+personne si haut, si haut placée, qu'il n'a aucun espoir. «Et qui
+encore?&mdash;La fille d'un lieutenant général (des finances) de la ville
+d'Andely.»</p>
+
+<p>«N'est-ce que cela?» dit Richelieu. C'était justement le moment où
+l'on venait de jouer <i>Cinna</i>. Richelieu <span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> prit l'âme d'Auguste.
+Il fit écrire au père de venir sur l'heure à Paris. Le bonhomme,
+étonné, effrayé, se présente. Et le ministre lui fait honte de refuser
+sa fille au grand Corneille. Celui-ci fut marié de la main de son
+ennemi.</p>
+
+<p>Il mourut tellement redouté, qu'on n'osait nulle part dire qu'il fût
+mort, même dans les pays étrangers (Monglat). On aurait craint que,
+par dépit, par un terrible effort de volonté, il ne s'avisât de
+revenir.</p>
+
+<p>Le roi le haïssait. Et il eut même, à sa dernière visite où Richelieu
+mourant lui renouvela le don du Palais-Cardinal, l'indignité de s'en
+emparer sur-le-champ et d'y mettre ses gardes. Et, avec tout cela, il
+lui obéit de point en point après sa mort, refusant tout aux
+prisonniers, aux exilés, si durement, que, madame de Vendôme priant
+pour son mari, il lui dit: «Si vous n'étiez femme, je vous mettrais à
+la Bastille.»</p>
+
+<p>De toutes les personnes persécutées, la plus suspecte au roi, c'était
+la reine. Des trois ministres, Dunoyer, Mazarin, Chavigny, le premier
+se crut fort par les prédilections dévotes du roi pour sa dévotion; il
+commença à travailler sourdement pour la reine. Il comptait arriver
+par elle à l'archevêché de Paris. Cela le perdit près du roi, qui le
+traita si mal, qu'il lui fallut demander sa retraite.</p>
+
+<p>Mazarin, Chavigny, ne se maintinrent qu'en paraissant très-contraires
+à la reine. Monsieur, flétri naguère, déclaré incapable de toute
+charge et mal voulu du roi, n'eût pu songer à la régence.</p>
+
+<p>Ils dirent au roi habilement que, si on la faisait régente, <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span>
+il fallait la lier et la subordonner, lui mettre sur la tête un
+conseil souverain, et <i>non destituable</i>: Monsieur, Condé, Mazarin, et
+le père et le fils, Bouthilier, Chavigny. Tout se déciderait à la
+pluralité des voix. Le tout, ordonné par le roi, formulé en
+déclaration, enregistré au Parlement.</p>
+
+<p>Mais, en même temps, Mazarin faisait dire à la reine, par le nonce
+Grimaldi, que cette ordonnance, si sévère pour elle, en réalité la
+sauvait, lui assurait le point essentiel: <i>que son mari mourant ne
+l'écartât pas de la régence</i>, parût l'en juger digne. Avec cela, elle
+allait être maîtresse et ferait ce qu'elle voudrait.</p>
+
+<p>Le flot montait si fort pour elle, que le roi, vers la fin, n'eut plus
+la force de soutenir la digue. Les prisonniers sortirent, les exilés
+revinrent, toute la vieille cabale à la file. On fit scrupule au
+mourant de persister jusqu'à la fin.</p>
+
+<p>Tout d'ailleurs le fuyait, lui échappait. Enghien, à qui il venait de
+donner la grande armée du Nord, s'offre secrètement à la reine. À
+Saint-Germain et à Paris, on travaille pour elle les gardes suisses et
+les gardes françaises. On lui offre d'occuper le Palais avant même que
+le roi expire, de crainte que Monsieur n'y soit le premier. Quand le
+roi enfin meurt (14 mai 1643), le château où il meurt est déjà à la
+reine, et le Parlement, et la ville. Le roi femelle occupe tout.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> CHAPITRE XVII</h3>
+
+<h4>LOUIS XIV&mdash;ENGHIEN&mdash;BATAILLE DE ROCROY<br>
+
+1643</h4>
+
+
+<p>La régente espagnole ouvre son règne de quinze ans par un chemin de
+fleurs. Ce peuple singulier, qui parle tant de loi salique, est tout
+heureux de tomber en quenouille. Sans qu'on sache pourquoi ni comment
+cette étrangère est adorée.</p>
+
+<p>Elle est femme et elle a souffert. Les c&oelig;urs sont attendris
+d'avance. Elle est faible. Chacun espère en profiter. Ce sera un règne
+galant. Mais où sera la préférence? Cette loterie d'amour autorise
+l'infini des rêves. Quel qu'il soit, le nouveau Concini ira plus loin
+que l'autre avec une Espagnole fort mûre qui va tourner à la
+dévotion, aux scrupules, à la fixité des <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> attachements
+légitimes. Que sera-ce si elle finit par devenir fidèle, pour la ruine
+de la France?</p>
+
+<p>En attendant, tout tourne à son profit. Les favoris du dernier règne,
+les Condés, gagnent une bataille à point pour elle, et font à Rocroy
+la brillante préface du règne emphatique de Louis XIV<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Lien vers la note 17"><span class="smaller">[17]</span></a>. C'est
+l'enfant qui en a la gloire, c'est la sage régente. Heureuse reine qui
+gagne des batailles en berçant son fils?</p>
+
+<p>Le jeune duc d'Enghien, nous l'avons vu, assez mal vers la fin avec
+Richelieu, avait, par sa dévotion, gagné le c&oelig;ur de Louis XIII,
+celui du grand commis Dunoyer, si avant dans le parti dévot, qui, seul
+avec le roi, faisait le travail de la guerre. On avait tout l'hiver
+arrangé ce travail de manière à préparer une campagne au duc
+d'Enghien. Il en fut justement comme en 1638, où l'on avait grandi la
+Meilleraye à l'armée du Nord, en immolant Feuquières à l'armée de
+Lorraine. De même, cette fois, on mit toutes les <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> forces à
+l'armée royale que menait Enghien. Aucun renfort à l'armée
+d'Allemagne, où Rantzau, Guébriant venaient de gagner des batailles,
+de sauver les Suédois, de résister aux efforts combinés des impériaux
+et Bavarois. La fameuse armée de Weimar, achetée par nous et si bien
+menée par Guébriant, s'usa, tomba à six mille hommes qui se
+maintinrent à grand'peine en Alsace.</p>
+
+<p>Enghien eut seize mille fantassins, sept mille chevaux, surtout des
+mentors admirables, vieux soldats de Gustave-Adolphe. Le succès était
+vraisemblable. Il était nécessaire. C'était réellement la seule forte
+armée de la France, la seule qui la couvrît de l'ennemi.</p>
+
+<p>La France, qu'on dit si incrédule, si sceptique et si positive, a
+pourtant toujours besoin d'un miracle, du miracle humain, le héros. Il
+lui faut adorer quelqu'un ou quelque chose qui lui semble au-dessus de
+l'homme. Nous avons déjà, pour François de Guise à Metz et à Calais,
+observé la fabrique, les recettes pour faire des héros. Quand ce
+royaume énorme, qui s'est fait de douze royaumes, centralise sa force
+pour un général favori, il ne peut guère manquer de frapper un grand
+coup. Le miracle se fait.</p>
+
+<p>Un héros est tombé du ciel. Le peuple est à genoux.</p>
+
+<p>Si un malencontreux critique cherche les cordes et les machines qui,
+par derrière, ont aidé au miracle, c'est un envieux, un dénigreur; on
+lui en sait très-mauvais gré.</p>
+
+<p>Lisez le grand Bossuet, lisez l'historien de famille, l'homme
+d'affaires des Condé, Lenet, vous verrez qu'Enghien seul nous fit la
+victoire de Rocroy. Lenet <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> craint tellement que ses
+lieutenants y aient la moindre part, qu'il les note en passant de
+stigmates fâcheux. Il voudrait flétrir même la probité de Gassion.</p>
+
+<p>Nous avons ailleurs heureusement des sources plus sûres, des détails
+plus exacts, plus dignes de l'histoire.</p>
+
+<p>Les Espagnols, sachant le roi à l'extrémité, crurent que le moment
+était bon, laissèrent là la Hollande, et, ramassant toutes leurs
+forces sous deux excellents généraux, D. Francisco de Mello et le
+vieux comte de Fontaine, firent mine d'entrer en Picardie, mais
+tournèrent, percèrent les Ardennes, enveloppèrent Rocroy.</p>
+
+<p>Le roi et Dunoyer, qui devaient mêler à tout leur médiocrité, avaient
+eu soin, en lançant le duc d'Enghien, de le paralyser. Ils lui avaient
+adjoint un <i>sage</i> général (frère de Vitry, qui tua l'Ancre), camarade
+fort aimé du roi qu'il voulut faire maréchal avant sa mort, Hallier ou
+L'Hospital. Son <i>sage</i> conseil était qu'on s'affaiblît en mettant des
+secours dans cette méchante petite place, qu'on jetât là des gens pour
+les faire prendre, et qu'on évitât la bataille. On eût été ensuite
+poussé à reculons par l'Espagnol, qui, avançant toujours, ayant sur
+nous l'avantage de l'offensive, nous eût de proche en proche
+découragés, déconcertés, battus.</p>
+
+<p>Un conseil fut tenu, et heureusement les maréchaux de camp qui avaient
+fait les guerres d'Allemagne et vu Gustave-Adolphe, le très-avisé
+Gassion, le ferme et fort Sirot, dirent qu'il fallait combattre.</p>
+
+<p>Un mot de ces deux hommes. Lorsque le grand <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> Gustave débarqua
+en Allemagne, le premier homme qu'il vit au rivage fut ce petit
+gascon, Gassion, qui venait se donner à lui. Il fut le plus ardent de
+tous les amoureux de ce géant qui ravissait les c&oelig;urs et les
+grandissait à sa taille.</p>
+
+<p>Il plut fort à Gustave. «Va-t'en à Paris, lui dit-il, achète-moi des
+Français.» Gassion en ramena une centaine qui firent bonne figure au
+sublime moment de Leipzig.</p>
+
+<p>Quant au Bourguignon Sirot, un peu vantard, quoique si brave, il
+contait volontiers qu'il avait fait le coup de pistolet avec trois
+rois, et même avec celui que personne n'osait regarder. Il avait mis,
+disait-il, une balle dans le chapeau de Gustave, ramassé ce chapeau
+que Gustave laissa derrière lui.</p>
+
+<p>Richelieu, qui connaissait les hommes, prit à lui ces deux-ci, et en
+même temps un brave ivrogne allemand, le célèbre Rantzau, qui se
+ménageait peu et laissait un membre à chaque bataille.</p>
+
+<p>Pour revenir, ces hommes d'expérience, et qui ne s'étonnaient de rien,
+comprirent que cette armée, comme ordinairement celles d'Espagne,
+n'était pas espagnole, sauf quelques milliers d'hommes, un petit
+bataillon. C'était un mélange italien, allemand, wallon, flamand. Ils
+insistèrent pour la bataille. Et le duc d'Enghien se mit avec eux. Un
+nouveau règne commençait, celui de la reine, point du tout amie des
+Condés. Il y avait à parier qu'on ne donnerait plus à celui-ci une
+occasion pareille. L'Hospital se trouva tout seul de son avis. Le roi,
+son protecteur, étant mort, son autorité n'était pas forte. Le
+maréchal <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> d'hier eût eu mauvaise grâce de s'obstiner contre
+des gens qui avaient tant vu et tant fait.</p>
+
+<p>Le roi avait laissé carte blanche à L'Hospital et au conseil du
+prince. Mourant, il avait eu, dit-on, pressentiment de la bataille. Il
+crut la voir. Il dit agonisant: «Ils sont aux mains. Enghien les
+bat... Apportez-moi mes pistolets.»</p>
+
+<p>Il meurt le 14 mai. La bataille a lieu le 19.</p>
+
+<p>Les Espagnols étaient fort tranquilles autour de Rocroy, leurs corps
+dispersés, et bien loin de croire que la France, malade et alitée sans
+doute avec le roi, vînt les déranger là. Du reste, ils étaient
+couverts de tous côtés par ces bois infinis de petits chênes qu'on
+appelle la forêt des Ardennes, et dont le triste Rocroy, sur sa basse
+colline, est une clairière peu étendue. Pour y venir, par où qu'on
+vienne, il faut arriver à la file par les étroites avenues de ces
+bois. Opération assez scabreuse. Gassion se la réserva, passa le
+premier avec quinze cents chevaux. Pendant que les Espagnols, un peu
+étonnés, s'appellent, se réunissent, Enghien passe, et tout passe, si
+bien que, quand l'armée d'Espagne se trouve enfin en ligne, la
+française lui fait vis-à-vis. Autre surprise pour eux. Ils avaient cru
+d'abord que Gassion venait seulement pour se jeter dans la place. Mais
+voici l'armée tout entière. On se canonne, on se salue (18 mai).</p>
+
+<p>La nuit, un transfuge nous apprit que, le lendemain matin, les
+Espagnols, déjà plus forts que nous, recevraient de surcroît une
+petite armée de mille cavaliers, trois mille fantassins. Nouvel
+argument pour Gassion, et décisif pour la bataille.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> Le 19, vers trois ou quatre heures, à l'aube, Enghien, fort
+gai, passa au front des troupes, n'ayant que sa cuirasse, sur la tête
+force plumes blanches. Pour mot d'ordre de la bataille, il donna son
+nom même, Enghien.</p>
+
+<p>Les Espagnols ne bougeaient. Nous marchâmes. Et la bataille fut en un
+moment gagnée à la droite, perdue à la gauche.</p>
+
+<p>À droite, Gassion et le duc marchèrent vers un petit rideau d'arbres
+où les Espagnols avaient caché mille mousquetaires pour nous fusiller
+en flanc quand nous irions à eux.</p>
+
+<p>Gassion les tailla en pièces, et, ce bois bien purgé, tomba sur la
+cavalerie ennemie, enfonçant le premier rang, le renversant sur le
+second et mettant tout en fuite.</p>
+
+<p>Grande tentation pour le prince d'imiter l'autre Enghien de Cérisoles,
+de se lancer à la poursuite. Gassion ne le permit pas, n'alla que
+bride en main, se rallia, se ramassa.</p>
+
+<p>À l'autre aile, L'Hospital fut battu, blessé, son lieutenant pris, et,
+chose plus grave, notre canon aussi.</p>
+
+<p>Cette aile paraissait si malade, qu'Enghien, qui vit de loin le
+désastre, envoya dire à la réserve que Sirot commandait de marcher au
+secours.</p>
+
+<p>Le vieux soldat comprit que, s'il obéissait, si ses troupes venaient à
+la file, il ne ferait ajouter qu'au désastre et serait battu en
+détail. Il dit: «Il n'est pas temps.»</p>
+
+<p>Un officier de cette aile battue vint pour la seconde <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> fois
+ébranler Sirot: «Monsieur, la bataille est perdue...
+Retirons-nous...&mdash;Monsieur, rien n'est perdu. Car Sirot reste encore.»</p>
+
+<p>À ce moment, l'ennemi fondit sur lui, le trouva tout entier et ferme.
+Sans reculer d'une semelle, il tint, étant bien sûr que Gassion
+venait.</p>
+
+<p>Celui-ci, en effet, ayant terminé sa besogne, c'est-à-dire passé sur
+le corps de toute la fausse Espagne (l'infanterie d'autres nations),
+revint en face de Sirot, et chargea par derrière ceux qui le
+chargeaient par devant.</p>
+
+<p>Ces vainqueurs de notre gauche furent vaincus à leur tour.</p>
+
+<p>Restait la vraie Espagne, la fameuse infanterie, comme un gros
+hérisson de piques, où on ne mordait pas.</p>
+
+<p>On y donna de tous côtés, et, pour l'entamer sûrement, on y fit sur un
+flanc une percée à coups de canon, par où on y entra. D. Francisco
+échappa. Mais le vieux comte de Fontaine, qui avait la goutte et qui
+se faisait porter ici et là dans sa chaise l'épée à la main, ne la
+posa pas, fut tué.</p>
+
+<p>On ne fit pas la faute de Ravenne, où Gaston de Foix s'obstina à
+massacrer et périt. Nos Français, qui, dès ce jour, avaient pris
+l'avantage et pour jamais, respectèrent, admirèrent ces pauvres
+diables, qui avaient la mort dans le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>L'infanterie française resta, reste la première du monde. Et cela
+indépendamment de ses généraux. Il y parut bientôt. Quiconque l'eut
+avec soi vainquit. Harcourt, un bon soldat et général passable, fut
+assez <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> heureux pour battre Condé dès que celui-ci n'eut plus
+avec lui l'invincible infanterie. Dans la comédie de la Fronde, on
+vit, chose plus comique encore, Mazarin général et vainqueur de
+Turenne. L'espiègle avait volé l'épée de la France endormie.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> CHAPITRE XVIII</h3>
+
+<h4>L'AVÉNEMENT DE MAZARIN<br>
+
+1643</h4>
+
+
+<p>Ce grand bonheur fit deux malheurs. Il créa un héros insatiable et
+insupportable, monté sur des échasses et prêt à tout tuer pour la
+moindre prétention d'orgueil ou d'intérêt. D'autre part, il glorifia
+l'avénement de Mazarin, il sacra le roi des fripons.</p>
+
+<p>C'est une grande simplicité de croire qu'un événement aussi prévu que
+la mort du roi ait trouvé la reine au dépourvu, qu'elle n'ait su où
+donner de la tête, qu'elle ait sérieusement offert le pouvoir à
+celui-ci, à celui-là. Toute l'affaire était certainement réglée
+d'avance. Et par quoi? Par son indolence qui lui disait qu'un lit tout
+fait lui valait mieux pour s'allonger, dormir, qu'un arrangement
+nouveau qui l'obligerait de vouloir, de penser.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> Elle voyait prêts à partir de Londres, de Bruxelles ou
+Madrid, je ne sais combien d'exilés, se disant tous martyrs de la
+cause de la reine, et venant exiger la couronne de ce martyre. Comment
+les satisfaire? Son oreille était tout ouverte à celui qui lui
+enseignait les douceurs de l'ingratitude.</p>
+
+<p>Mazarin ici était admirable. Il a bien varié, mais jamais sur ce
+point. Son caractère offre la beauté d'un type bien soutenu qui ne se
+dément pas. Ingrat pour ses auteurs, Joseph et Chavigny qui le
+créèrent en France, il se tira d'affaire deux fois pendant la Fronde
+par le même moyen, ingrat pour Condé, puis pour Retz. Enfin il
+couronne sa vie par le plus fort, l'ingratitude pour la reine, sa
+vieille amoureuse.</p>
+
+<p>Rappelons ses précédents. En 1631, il plut; Richelieu, en le
+présentant, fit valoir qu'il ressemblait à Buckingham. En 1639,
+réfugié et fixé en France, il fut favorisé, ce semble, au moins un
+moment. En 1642, il devint maître de la reine, <i>après le traité
+d'Espagne</i>, dit Tallemant, ce qui signifie, selon moi, <i>quand il lui
+conseilla de révéler le traité</i>, pour obtenir de garder ses enfants.</p>
+
+<p>Les hommes de Richelieu, odieux et détestés, les Chavigny, les
+Bouthilier, se trouvaient impossibles. Mazarin était étranger, sans
+racine ici et prêt à partir dès qu'il aurait mis la reine au courant.
+Il faisait ses paquets. Bon moyen pour rester.</p>
+
+<p>Mais que n'eût-on pas dit si l'on eût prévu Mazarin? La reine parut
+fort incertaine. Elle consulta beaucoup, hésita beaucoup, alla jusque
+dans l'Oratoire demander à Gondi, père de Retz, s'il voulait le
+ministère. En <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> attendant, elle suivait les avis d'un simple,
+un vieux bonhomme d'évêque de Beauvais.</p>
+
+<p>Une concurrence plus sérieuse pour Mazarin fut celle de la maison de
+Vendôme, de leur cadet Beaufort. Ce petit-fils de Gabrielle en avait
+la beauté. Il était jeune, brave, tout fleuri, en longs cheveux d'or,
+un Phébus Apollon. C'est celui qui bientôt sera le roi des halles,
+dont les poissardes raffolaient.</p>
+
+<p>Facilité brillante pour le galimatias, éloquence grotesque, un torrent
+de non-sens. Il ne lui manquait rien pour charmer une sotte.</p>
+
+<p>Femme avant tout et tendre, la reine eut un moment pour lui. Le jour
+même de l'avénement, elle l'avait près d'elle, et, pour faire retirer
+la foule qui l'étouffait, elle employa Beaufort, qui, pour son coup
+d'essai de maladresse, parla comme le maître de la maison, et se fit
+une affaire avec le vieux Condé. Ce fut encore à lui qu'elle se remit
+pour aviser à la sûreté du roi et l'amener à Paris dans ce moment
+douteux où elle pouvait craindre encore les tentatives du parti
+d'Orléans.</p>
+
+<p>Donc, Beaufort, un moment, eut l'attitude et l'apparence du favori, du
+préféré. Deux choses l'empêchèrent d'en avoir le réel. D'abord, il fut
+conquis à grand bruit par Vénus, la Vénus effrontée du temps, madame
+de Montbazon, beauté superbe et colossale, qui reconnut bientôt les
+petits moyens de Beaufort, et dit partout que, pour les dames, <i>cet
+innocent</i> n'avait aucun danger. Moins jeune, Mazarin valait mieux.
+Mais il ne parut pas d'abord, et resta derrière le rideau jusqu'à ce
+que la reine fût régente absolue.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> Gaston, assez piteusement, puis Condé, renoncèrent à
+l'autorité que leur donnait le feu roi; les autres à plus forte
+raison. M. Talon, avocat général, <i>requit</i> qu'elle fût régente, mais
+libre de se faire assister par qui elle voudrait, et «sans être
+obligée de suivre la pluralité des voix.»</p>
+
+<p>Donc, le tour était fait. Deux heures après, Condé vint dire à
+Mazarin, «prêt à partir,» que la reine le faisait chef du conseil,
+gardant aussi Chavigny et son père, le chancelier Séguier, le même qui
+avait fait contre elle l'enquête de 1637.</p>
+
+<p>Coup mortel pour Beaufort et les Vendômes, les amis de la reine. Quand
+ils lui demandèrent explication, elle dit que Mazarin ne lui ferait
+point oublier ses amis, qu'il était au courant des choses, étranger,
+donc peu dangereux, qu'il était amusant, mais surtout <i>désintéressé</i>.</p>
+
+<p>Ce désintéressement alla au point, et ce pauvre homme resta si pauvre,
+qu'au bout de peu d'années, quand on le chassa, et qu'il voulut
+rentrer, il put lever une armée de son argent.</p>
+
+<p>Pour revenir à l'avénement, Mazarin commença dès lors l'éducation de
+la reine, enfermé toutes les soirées avec elle pour lui apprendre les
+affaires. La cour, la ville, ne jasaient d'autre chose.</p>
+
+<p>La nouvelle de Rocroy, qui arriva deux jours après pour faire une fête
+publique, était à point pour Mazarin. Il se serrait sous les Condé. Il
+écrivit au jeune vainqueur qu'il ne serait que son chapelain, et
+ferait tout ce qu'il voudrait. Le vieux Condé, sa femme, lui
+rendaient le service d'exclure du ministère le seul <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> homme
+qu'il craignît pour concurrent, le très-capable Châteauneuf,
+prisonnier si longtemps pour la cause de la reine. Lorsque madame de
+Chevreuse, l'ancienne amie de c&oelig;ur, revint, proposa Châteauneuf,
+Mazarin répondit que la princesse de Condé ne laisserait jamais
+arriver celui qui avait fait couper la tête à son frère, M. de
+Montmorency.</p>
+
+<p>Il y avait un autre homme que Mazarin brûlait de perdre, celui
+naturellement à qui il devait le plus, son bienfaiteur fils de son
+bienfaiteur, Chavigny (fils de Richelieu?). On l'entama par son père
+officiel, Bouthilier, que l'on renvoya du conseil. Puis madame de
+Chevreuse imposa à Mazarin d'éloigner Chavigny, et, quoique son
+c&oelig;ur en saignât, il lui fallut immoler son ami.</p>
+
+<p>Pour avoir un ministère harmonique et bien homogène, il fit bientôt
+contrôleur des finances un Italien, Émeri de Particelli, homme
+d'esprit, d'expédients, qui, jeune, avait eu le malheur d'avoir
+affaire avec la justice et d'être pendu à Lyon (en effigie). C'était
+le temps où Mazarin, alors soldat du pape, commençait ses campagnes en
+pipant et volant au jeu.</p>
+
+<p>Pour faire accepter ce gouvernement de <i>Trivelino principe</i>, il y eut
+une profession de grâces extraordinaire, un débordement de faveurs, un
+déchaînement de prodigalités. Les admirateurs des faits accomplis
+appellent cela la détente <i>naturelle</i> du règne tendu de Richelieu; ils
+diraient presque <i>légitime</i>. Nul doute cependant que, si la reine
+n'eût pas pris son amant si bas, si elle n'eût pas appelé au suprême
+pouvoir ce bouffon italien, elle eût eu moins à faire et à donner
+<span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> pour se faire pardonner son choix. Châteauneuf, à meilleur
+marché, eût été chef du ministère. Il ne déplaisait pas aux ennemis de
+Richelieu, et il avait été jadis l'ami du grand ministre; il avait sa
+tradition.</p>
+
+<p>Mais il faut avouer que la reine fut embarrassée pour excuser son
+choix, et qu'il lui fallut l'expier, l'excuser, l'acheter, en jetant
+tout à tous, livrant la France en proie.</p>
+
+<p>Mazarin n'y eût pas suffi s'il n'eût trouvé moyen de se débarrasser de
+tous les amis de la reine. C'est à quoi le servit admirablement leur
+imprudence, celle de Beaufort et de sa Montbazon, qui irritèrent à
+plaisir les Condé, surtout la s&oelig;ur du héros, madame de Longueville.
+Et cela au moment où Rocroy faisait le frère et la s&oelig;ur rois de la
+cour, rois de l'opinion, où la reine et Mazarin étaient leurs
+protégés. Madame de Longueville, la belle, la prude, la précieuse, une
+déesse de l'Empyrée, du haut de son nuage, favorisait fort Coligny. La
+Montbazon eut la malice de se procurer deux lettres de cette divinité
+où elle descendait de l'autel, s'humanisait pour son adorateur. Dès
+lors, explosion. Les écritures confrontées chez la reine, à l'honneur
+de madame de Longueville (cependant un ami de celle-ci crut prudent de
+brûler les lettres). La Montbazon, condamnée aux excuses par la reine
+(donc, par Mazarin). De là une rage extraordinaire. Je ne sais combien
+de gentilshommes, jusqu'à quatorze princes, viennent offrir leur épée
+à la Montbazon contre le ministre.</p>
+
+<p>Non pas que cette belle eût vraiment tant de chevaliers. Mais on était
+déjà assommé de la tyrannie des Condé et de leur ami Mazarin, de la
+vertu immaculée <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> de madame de Longueville, de sa princerie
+prétentieuse. Dans sa modestie fausse, on sentait déjà l'insolence du
+héros que l'on attendait.</p>
+
+<p>L'ancienne cabale de Monsieur, abandonnée par lui, les Fontrailles et
+les Montrésor, maintenant amis de Beaufort, et que la cour appelait
+les <i>importants</i>, avaient, dès Richelieu, leurs traditions violentes,
+la politique d'exécution pour trancher les n&oelig;uds embrouillés. Ils
+furent d'avis de tuer ce nouveau Concini, sûrs que la chose serait
+reçue avec applaudissement. D'accord avec les dames de Chevreuse et de
+Montbazon, ils mirent cela en tête de l'<i>innocent</i> Beaufort. L'affaire
+était très-bien montée et infaillible. Elle manqua par madame de
+Chevreuse, qui, pour éviter un combat, avertit un intime ami qui
+commandait au Louvre de faire le sourd s'il y avait du bruit aux
+portes. Mazarin, averti, obtint de la reine qu'elle fit arrêter
+Beaufort et ses amis. Elle obéit, et donna l'ordre, en pleurant à
+chaudes larmes sur Beaufort, comme sur un amant sacrifié. Mais déjà
+Mazarin avait le pouvoir d'un mari<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Lien vers la note 18"><span class="smaller">[18]</span></a> (2 septembre 1643).<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> CHAPITRE XIX</h3>
+
+<h4>GLOIRE ET VICTOIRE&mdash;TRAITÉ DE WESTPHALIE<br>
+
+1643-1648</h4>
+
+
+<p><i>Puer triomphator.</i> C'est la devise d'une médaille qui ouvre le grand
+règne. Le nourrisson royal reçoit les clefs de trente villes ou
+villages du Rhin, où l'on n'entra que pour sortir. C'est de cette
+fumée que Mazarin nourrit la France et la tint cinq longues années
+immobile pendant qu'il la saignait à blanc.</p>
+
+<p>Sous Richelieu, on n'en pouvait plus; son sage et économe surintendant
+Bullion ne savait comment vivre. Mais l'homme de Mazarin, Émeri, le
+sait; Fouquet, tout à l'heure, le saura en doublant, triplant les
+dépenses. Des emprunts usuraires, l'impôt vendu d'avance, toutes les
+ressources de l'avenir compromises ou détruites, un gouvernement de
+joueur qui ne ménage rien, de joueur furieux, mais non pas tant
+aveugle, qu'en jetant l'or par les fenêtres il ne remplisse aussi ses
+poches.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> Ce gouvernement trouve, en pleine famine, cinq cent mille
+écus pour créer l'Opéra. Quel besoin plus urgent? Il faut en effet des
+surprises, des changements à vue, des rêves et des illusions, tous les
+mensonges de la scène, pour distraire d'une réalité désespérée.</p>
+
+<p>La grande scène du temps, le triomphe du faux, c'est la guerre. Le
+machiniste, c'est Condé.</p>
+
+<p>Sans Condé, Mazarin n'eût pu se soutenir. Il fût mort étouffé dans le
+mépris public. La bassesse frappante dans sa figure de beau laquais,
+son langage grotesque, son insolence alternée de tristes reculades,
+ses petites noirceurs de femme pour brouiller les gens entre eux, tout
+cela l'eût bientôt perdu, malgré la reine. On savait trop comment il
+fallait lui parler. Miossens, à qui il avait promis de le faire
+maréchal, le rencontre sur le Pont-Neuf, l'arrête, lui promet cent
+coups de bâton. «À la bonne heure, dit-il, voilà qui est parler!» Il
+signe sa nomination. Miossens est <i>maréchal d'Albret</i>.</p>
+
+<p>Pour qu'il durât, il fallait qu'on pût dire: «C'est un lâche, un
+fripon, un escroc. Mais il <i>réussit</i>.» Lui-même n'eut pas d'autre
+idéal. Quand on lui proposait un général, il ne demandait pas s'il
+était brave, habile, mais seulement: «Est-il <i>houroux</i> (heureux)?»</p>
+
+<p>Être heureux, c'était chaque année frapper un coup brillant qui saisît
+l'opinion. À quel prix? Peu importe. En concentrant tout sur un point,
+dans une seule armée, et laissant le reste au hasard, par un grand
+sacrifice d'hommes, chaque année, on frappait ce coup. Une bataille
+sanglante, de nom sonore, occupait l'opinion. Qu'elle restât stérile,
+sans résultat, qu'elle fût <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> même suivie de revers, cela n'y
+faisait rien. On avait le coup de trompette, le changement à vue, et
+le miracle d'opéra.</p>
+
+<p>La chose était plus facile qu'il ne semble. Il était arrivé en petit à
+Richelieu ce qui arriva plus tard en grand à la Révolution, de mourir
+à la peine, mais en mourant de laisser une épée, l'épée enchantée,
+infaillible, pour gagner les batailles. En 1635, au début de la
+guerre, Richelieu n'avait eu personne. Mais, en huit ans, par les plus
+dures épreuves et de sanglants revers, un personnel s'était créé
+d'officiers admirables et de passables généraux, plus, le maître des
+maîtres, le modeste, le grand Turenne.</p>
+
+<p>Il était jeune encore et en sous-ordre. Ce n'était point du tout
+l'homme qu'il fallait à Mazarin. Il lui fallait non-seulement un
+heureux capitaine, mais un très-grand acteur, qui, d'instinct, de
+passion, avec une terrible âpreté, jouât chaque printemps la scène
+émouvante que l'on attendait.</p>
+
+<p>À vingt-deux ans, Condé avait déjà tout de la guerre, le brillant, le
+sérieux, l'élan et la réflexion; de plus, la chose rare, très-rare
+dans un jeune homme, une ténacité indomptable, une résolution fixe et
+forte qui l'enracinait au champ de bataille. Tout cela parut à
+Fribourg.</p>
+
+<p>Néanmoins, la justice exige qu'on fasse une distinction quand on le
+compare aux maîtres de la guerre de Trente ans, aux persévérants
+militaires qui, toute leur vie, restèrent sur le terrain, et créèrent
+l'art de la guerre; je parle des Mercy, des Turenne. Il fut un général
+d'été.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> Je m'explique. Ces savants généraux, les martyrs de leur art,
+avec des armées peu nombreuses qu'il leur fallait industrieusement
+nourrir, abandonnés pendant de longs hivers, firent face à des
+difficultés incroyables, et souvent, à force de vertu militaire, de
+talent, de génie, n'arrivèrent qu'à être battus. N'importe, en suivant
+bien leurs campagnes, leur science profonde, leur divination
+surprenante des pensées de l'ennemi, étonnent, remplissent de respect.
+On admire jusqu'à leurs revers.</p>
+
+<p>Telle ne fut pas la carrière de Condé. On le lançait aux beaux
+moments, à l'instant favorable de la belle saison, avec de grands
+moyens, qui, amenés par lui subitement, jetés sur le terrain, emportés
+dans sa fougue, relevaient tout, opéraient la victoire.</p>
+
+<p>Il ne faut pas dire seulement que les Condé étaient en faveur. Ils
+étaient maîtres, et se donnaient les moyens qu'ils voulaient. Le vieux
+Condé profitait des victoires de son fils pour grossir, gonfler sans
+mesure sa monstrueuse fortune. Sous Richelieu, au moment où il attrapa
+la dépouille de Montmorency, il demandait humblement, à genoux, des
+terres, des abbayes, toute espèce de choses lucratives. Sous Mazarin,
+Condé, mendiant fier et redoutable, exigea qu'à sa Bourgogne on
+joignît le Berry et l'énorme gouvernement de Champagne, long de
+cinquante lieues. Son gendre, Longueville, avait la riche Normandie.
+Mais ce n'était pas assez. Il rêvait le Midi, rêvait l'amirauté, la
+mer aussi bien que la terre. Il n'y avait pas à marchander; il
+avançait toujours, il voulait tout.</p>
+
+<p>La grosse armée, l'armée privilégiée, celle qu'on <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span>
+nourrissait (les autres jeûnaient), était chaque année celle du duc
+d'Enghien. En mai ou juin, emmenant une troupe leste, un gros renfort,
+parfois de huit ou dix mille hommes, plus un tourbillon de noblesse,
+tous les jeunes volontaires de France, il partait de Paris, volait à
+l'ennemi. Une telle mise en scène exigeait un succès immédiat. Donc,
+sans tourner ni rien attendre, souvent par le point difficile, on
+attaquait sur l'heure, et on l'emportait à force de sang.</p>
+
+<p>C'est l'histoire uniforme de Fribourg, de Nordlingen, de Lens.</p>
+
+<p>La boucherie de Fribourg dura trois jours. Condé, qui avait en face la
+très-petite armée du très-grand général Mercy, voulut attaquer par le
+côté le plus glorieux, c'est-à-dire par l'inaccessible. Il refusa,
+comme indigne d'un prince, l'offre qu'on faisait de le conduire
+derrière et de lui faire tourner l'ennemi. Il amena tout son monde
+heurter aux palissades impénétrables de Mercy, qui, derrière, tuait à
+l'aise. Des masses énormes périrent là (3 août 1644). La nuit, Mercy
+se déroba, et avec une habileté, un ordre admirable, se posta mieux
+encore sur la Montagne-Noire, qui domine Fribourg. Nouvelle attaque
+infructueuse. Condé revient tout seul à petits pas, tous ses amis
+tués. À l'un d'eux qui vivait encore: «Ce n'est rien, dit-il, nous
+allons recommencer, et nous y prendre mieux.» Alors, sept fois de
+suite, on charge, quoi?... du bois, les abatis dont Mercy s'était
+entouré, et l'on se retire à grand'peine.</p>
+
+<p>Mercy était si bien où il était, qu'il n'en eût bougé de sa vie. Il
+laissait les Français triompher de leur <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> échec et s'empester
+de leurs propres morts. À la longue, craignant pour ses vivres, il
+marcha, mais si bien, choisissant son terrain si habilement, qu'on ne
+pouvait le joindre qu'en marchant à la file. On le fit. On reçut de ce
+prétendu fugitif une charge terrible, où il nous prit plusieurs
+drapeaux.</p>
+
+<p>Cela s'appelle la victoire de Fribourg.</p>
+
+<p>Nous perdîmes bien plus que Mercy. Mais il y eut un résultat moral.
+L'Europe fut effrayée de la docilité du soldat français qui avait obéi
+à ce point-là, s'aheurtant sans murmure à une chose impossible. Et on
+fut effrayé du courage tenace, froid et furieux, impitoyablement
+cruel, de cet homme de vingt ans qui enterrait là un monde de soldats,
+de noblesse, tous ses amis, plutôt que de lâcher prise. Toutes les
+petites villes du Rhin, dans cette terreur, ouvrirent, et Mayence
+même, qu'on rendit, il est vrai, bientôt.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, échec en Italie, échec en Catalogne. On ne parla que
+de Fribourg.</p>
+
+<p>L'anniversaire de la bataille, le 3 août (1645), même histoire à
+Nordlingen. Turenne languissait très-faible et venait d'avoir un
+revers quand le secours lui vint, mais conduit par celui qu'on
+chargeait tous les ans de gagner la bataille. Mercy, cette fois
+encore, sut nous faire combattre quand et où il lui plut. Une fois, à
+l'improviste, il nous coupe la route, nous canonne derrière un marais.
+Une autre fois, trompés encore, nous le voyons qui nous attend dans un
+poste très-fort, sur une colline. On l'attaque sur l'heure, de peur
+qu'il ne se fortifie. Le terrain est mal reconnu. Enghien, repoussé à
+gauche, tire des troupes de sa droite, et <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> tant, que la droite
+affaiblie entre en pleine déroute. Nos cavaliers coururent jusqu'à
+deux lieues. La gauche, formée de nos Allemands, restait seule entière
+sous Turenne<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Lien vers la note 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Enghien, désespéré, la prend, et charge avec succès.
+Mercy était tué. On ne sait autrement comme eût tourné l'affaire (3
+août 1645).</p>
+
+<p>La perte fut égale, quatre mille hommes de chaque côté. Et l'ennemi
+s'en alla fièrement, sans être molesté, ayant détruit nombre de nos
+canons. Tous nos officiers généraux tués ou blessés. On n'en fut pas
+moins joyeux à la cour, la reine surtout. Mazarin fut plus grave.
+Chaque victoire de Condé augmentait sa servitude, l'exigence et la
+rapacité de cette famille. On ne savait plus trop, à force de donner,
+s'il resterait au roi quelque chose.</p>
+
+<p>Enghien était un maître insupportable, même pour ceux qui l'avaient
+fait, qui avaient commencé sa gloire. Sur une observation de Gassion,
+il lui adressa devant toute l'armée ces paroles brutales qui resteront
+sur sa mémoire: «Ce n'est pas à vous à raisonner, mais à obéir. Je
+suis votre général, et j'en sais plus que vous. Je vous apprendrai à
+obéir comme au dernier goujat.»</p>
+
+<p>La vengeance de Gassion, qui lui avait donné sa victoire de Rocroy,
+fut de le faire triompher encore. Dans la campagne de Flandres, que
+le duc d'Orléans commença <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> et où Enghien eut l'adresse de le
+remplacer, Gassion prit Furnes pour lui et l'aida à prendre Dunkerque
+(11 octobre 1646) en le couvrant de sa personne contre les Espagnols
+qui venaient dégager la place.</p>
+
+<p>Un an après, il fut tué. Ce grand homme de guerre, nullement
+courtisan, et protestant jusqu'à la mort, n'en avait pas moins été
+honoré de Richelieu. Il l'appelait <i>la Guerre</i>. Il ne fut, ne voulut
+jamais être autre chose. Sa vie passa comme un boulet de fer, n'ayant
+molli jamais. Il n'eut aucune connaissance des femmes, ne fut jamais
+amoureux que du grand Gustave. Quelqu'un voulait le marier. «Je
+n'estime pas assez la vie, dit-il, pour vouloir la donner à personne.»</p>
+
+<p>Puisque nous sommes à parler de grands guerriers, parlons de Mazarin.
+Ancien soldat du pape, voici qu'il fait la guerre au pape (Innocent
+X). Non sans cause, vraiment. Le pape ne veut pas faire cardinal un
+sot moine, frère de Mazarin. Celui-ci, qui n'a pas d'argent pour
+nourrir nos armées, en trouve pour une si belle cause. Il arme une
+grande flotte à Toulon, il y met six mille hommes, et expédie le tout,
+non pas à Rome même, il est vrai, mais à côté, sur un point que
+tenaient les Espagnols. Quelle joie d'effrayer Rome! quelle gloire
+pour les Mazarini restés là-bas! Malheureusement tout manque. L'amiral
+est tué. Le vent éloigne les vaisseaux. La petite armée mazarine
+s'enfuit par la Toscane. Énorme dépense perdue.</p>
+
+<p>Croyez-vous que cela l'arrête? Que fait l'argent à un grand c&oelig;ur?
+Il recommence, et il en vient à bout. La signora Olympia, qui régnait
+pour le pape, apaise ce conquérant à bon marché, lui jette le
+chapeau.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> L'amiral tué était beau-frère d'Enghien. Celui-ci demande sa
+succession comme chose due, l'amirauté et la Rochelle. Mazarin, fort
+embarrassé, ne trouve qu'un expédient, c'est de faire la reine
+amirale. Enghien, devenu Condé alors, ne se paye point de cela. Il
+insiste, il exige. La brouille est imminente.</p>
+
+<p>Mazarin timidement avait imaginé de lui créer un concurrent. Il avait
+envoyé en Catalogne Harcourt, illustré par Turin. Bien armé et bien
+appuyé, il eut quelques succès, mais vint échouer devant le roc de
+Lérida, place déjà funeste aux Français. Les amis des Condé crièrent
+qu'il y fallait Condé. Il se laissa persuader. Mazarin malicieusement
+l'y envoya. Il y avait plus d'un obstacle. Le principal, c'est que les
+Catalans ne voulaient plus de nous. Ils savaient qu'au congrès de la
+paix européenne, Mazarin offrait tous les jours de les livrer, voulait
+les vendre. Donc, la Catalogne tourna. L'Aragon arma contre nous.
+Condé, avec sa confiance ordinaire, ouvre la tranchée avec des
+violons. Le commandant de Lérida, aussi poli que brave, envoie au
+prince des glaces pour le bal et des oranges tous les jours. D'autres
+oranges toutefois pleuvaient comme grêle, et l'on n'avançait pas. Le
+fer de nos mineurs rebroussait sur ce roc. L'armée d'Aragon
+s'avançait. Bref, la chaleur venait, les maladies. Condé désespéré fut
+obligé de s'en aller, et, pour se soulager le c&oelig;ur, égorgea tout
+dans une petite ville qu'il prit sur son passage. Il eût bien mieux
+aimé égorger Mazarin.</p>
+
+<p>Avec nos fameuses victoires, il était évident que l'Espagne avait
+pourtant l'avantage. Deux ou trois fois, <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> nous nous étions
+heurtés à cette porte redoutable, Lérida, et toujours en vain. Nous ne
+nous relevâmes que par les révolutions imprévues de Naples et de
+Sicile, dont l'Espagne vint pourtant à bout. Résurrections tardives
+des nationalités antiques. Le sublime corroyeur de Sicile, qui menait
+tout, périt. Et de même, Mazaniello, le pêcheur roi de Naples. Elle
+appela les Français, qui y coururent sous Guise, plus fou que le
+pêcheur. Mazarin promit tout, ne tint rien, et fit le plongeon.</p>
+
+<p>Ce grand ministre, aussi longtemps qu'il eut un sou, voulut la guerre
+européenne, la continuation du gâchis militaire où il pouvait, de cent
+façons, escroquer, faire sa main. Mais enfin Émeri lui dit qu'il avait
+tout vendu, que personne, à aucun prix, ne voulait plus prêter, qu'il
+fallait s'arranger. Mazarin, dès ce jour, se sentit pour la paix un
+c&oelig;ur humain, chrétien. Il l'avait jusque-là effrontément retardée
+de toutes ses forces<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Lien vers la note 20"><span class="smaller">[20]</span></a>. Nous avions fait attendre tout le monde au
+<span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> congrès, où nous siégeâmes les derniers, et fîmes mille
+insolences calculées pour rompre tout<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Lien vers la note 21"><span class="smaller">[21]</span></a>. Nous y suivîmes <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span>
+la maxime admirable que notre ambassadeur rappela à celui de Suède:
+«Qu'on était convenu de se relâcher sur l'intérêt public, à proportion
+qu'on serait satisfait sur ses intérêts particuliers.»</p>
+
+<p>Je reviendrai sur ce grand replâtrage où tout le monde, excédé et
+lassé, se désista de ce qu'il avait si longtemps défendu. Nous
+gardâmes les conquêtes de Richelieu sur l'Empire, quelques morceaux
+d'Alsace. Mazarin resta un grand homme et un politique profond qui
+avait finalement étendu le royaume.</p>
+
+<p>Mais pouvait-on garder ce qu'on avait pris à l'Espagne? La question
+restait tout entière. Elle ne fut nullement tranchée par la bataille
+de Lens, une des meilleures de Condé qui firent admirer le plus et son
+tact militaire, et son héroïque intrépidité.</p>
+
+<p>Avec cela, il avait le c&oelig;ur gros, et il en voulait mortellement à
+Mazarin, croyant qu'il l'avait perfidement envoyé contre ce roc de
+Lérida pour s'y casser le nez.</p>
+
+<p>Un soir, à je ne sais quelle comédie où était le prince, un
+impertinent siffle. On voulait l'empoigner. Il s'évanouit dans la
+foule en décochant ce trait: «On ne me prend pas.... Je suis Lérida.»</p>
+
+<p>Cette rage de Condé n'a pas peu aidé à la Fronde.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> CHAPITRE XX</h3>
+
+<h4>LE JANSÉNISME&mdash;LA FRONDE<br>
+
+1648</h4>
+
+
+<p>La France de Mazarin, décorée au dehors des drapeaux de Rocroy, et au
+dedans dévastée, ruinée, me rappelle ces vieux palais délabrés de
+Venise dont le perron triomphal de vingt marches de marbre et dont la
+porte aussi me semblaient faire bonne figure sous leurs armes
+héroïques<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Lien vers la note 22"><span class="smaller">[22]</span></a>. Mais au rez-de-chaussée, jadis plein d'amiraux, de
+vaillants capitaines, vous ne trouviez que trois coquins qui y
+prenaient le frais. Par un escalier magnifique, vous montiez, l'odorat
+saisi (chaque palier servant de latrine). Et, dans cette saleté,
+<span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> sous des toiles d'araignée, quelque bon vieux tableau
+pourtant, tout noirci, se montrait encore. En cherchant bien, vous
+trouviez dans un bouge un escroc d'intendant avec un brocanteur,
+vendant les derniers meubles. À force de monter, vous auriez découvert
+dans quelque galetas l'héritier, joli garçon malpropre et mal peigné,
+vautré tout le jour sur un lit dont les draps passent à l'état de
+dentelle, à quoi travaille de son mieux le jeune seigneur, prenant
+plaisir à agrandir les trous, y passant le pied ou la jambe, ou enfin
+se levant le soir pour s'amuser à quelque farce où il jouera
+Mascarille ou Scapin. On travaille du reste à son éducation.
+L'<i>abbate</i> le régale de contes gras, et, le soir, l'intendant, s'il ne
+lui fait courir les filles, le travestit en fille et le mène je n'ose
+dire où.</p>
+
+<p>Nous venons presque de redire, mot à mot, ce que Laporte, valet de
+chambre dévoué, confident de la reine, raconte de l'éducation que
+Mazarin donnait au jeune roi, de l'abandon, de la misère où il était,
+du plaisir qu'il avait à jouer les valets, etc., etc.</p>
+
+<p>La reine disait en 1643 que Mazarin n'était pas dangereux pour les
+femmes, qu'il avait <i>d'autres m&oelig;urs</i>. Deux ans après, elle lui
+confie son fils.</p>
+
+<p>La lutte du pauvre valet de chambre pour garder cet enfant (dans
+l'abandon dénaturé où le laisse sa mère) pour en faire un honnête
+homme, malgré tout le monde, est une chose très-belle à lire.</p>
+
+<p>Laporte essaye d'apprendre un peu d'histoire de France au roi de
+France; il lui lit Mézeray. Mais Mazarin se fâche. On verra ce qu'il
+lui apprit.</p>
+
+<p>Le jeune roi était très-beau, bien né et bien doué, <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> sans
+grand éclat d'esprit, mais d'un bon jugement. Il préférait Laporte,
+malgré toutes ses sévérités. Il leur fallut chasser cet honnête homme
+pour que l'enfant cédât aux vices.</p>
+
+<p>On verra, Laporte chassé, comment allèrent les choses, et dans quel
+bourbier allait tomber l'enfant, si de bonne heure il n'eût eu des
+maîtresses. Les femmes le sauvèrent de l'effroyable éducation de
+Mazarin.</p>
+
+<p>La révolution de la Fronde, songeons-y bien, fut une révolution
+morale. On a fort obscurci ceci. Mais il faut le tirer à clair. Plus
+on était dévot au culte, à l'idolâtrie royale, moins on pouvait
+laisser cette innocente idole, sur qui portait la destinée d'un
+peuple, aux mains d'un homme dont la reine elle-même ne contestait pas
+l'infamie.</p>
+
+<p>La Fronde, au total, fut la guerre des honnêtes gens contre les
+malhonnêtes gens<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Lien vers la note 23"><span class="smaller">[23]</span></a>.</p>
+
+<p>Lenet, l'homme des princes et l'ennemi des parlementaires, qui ne
+déguise pas leurs sottises, déclare pourtant qu'ils furent en général
+«des hommes de <i>grande vertu</i>.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> Que la corruption d'idées entrât dans ces familles, même
+celle des m&oelig;urs chez les jeunes magistrats qui imitaient la cour,
+je ne le nie pas. Mais les habitudes étaient honnêtes et régulières,
+et la vie sérieuse, laborieuse. Et tranchons tout d'un mot dont on
+sentira la portée: la <i>vie noble</i>, la fainéantise, avait tout envahi;
+les <i>magistrats seuls travaillaient</i>.</p>
+
+<p>Regardez sur la Seine, au quai de la Cité, en vue de la Grève, une
+vieille maison triste et tournée au nord. Là demeurait celui dont les
+Mémoires se moquent, le courageux Broussel, un bon, digne et grand
+citoyen.</p>
+
+<p>Harlay et Molé, intrépides, n'en ont pas moins molli, on l'a vu et on
+va le voir, au vent corrupteur de la cour. Leurs enfants en furent
+cause, et leurs mauvaises affaires, et leur besoin d'argent. Ils
+avaient cent mille francs par an. Broussel n'eut pas de tels besoins;
+il avait quatre mille livres de rente, et ne voulut point davantage.
+Avec cela, il éleva une grosse famille et vécut honorablement.</p>
+
+<p>Ce n'était plus le temps des grands jurisconsultes. On n'aurait plus
+vu des princes d'Empire régler des successions d'États indépendants
+sur la consultation d'un avocat de Paris. Un radotage immense
+d'ordonnances <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> non exécutées entravait, embrouillait le champ
+légal, laissait aux juges un arbitraire sans bornes. Pauvres, ils
+donnaient à qui ils voulaient des millions, et voyaient la cour à leur
+porte. Jamais le Parlement n'eut plus besoin de probité.</p>
+
+<p>Broussel ferma sa porte, ou ne l'ouvrit qu'aux pauvres. Il avait alors
+soixante-quatorze ans, dont trente-six en 1610, à la mort d'Henri IV.
+Il en garda l'impression, et pour toujours resta l'adversaire de la
+cour, l'ennemi des ennemis de la France. À sept heures du matin, ce
+doyen des grondeurs venait siéger au Parlement, auprès du rêveur
+Blancménil, pur utopiste et fou, non loin de l'ambitieux et
+très-dissimulé Longueil, du président Charton, honnête, borné et
+violent, d'une vulgarité proverbiale, qui finissait toujours par un
+mot attendu et risible: «J' dis ça.»</p>
+
+<p>Broussel n'était pas ridicule. Tous ses avis étaient marqués d'un
+caractère de simplicité forte et courageuse, nullement exagérée, quoi
+qu'on ait dit. C'est le défaut contraire qui le fit échouer, lui et le
+Parlement. Les révolutions étrangères qui avaient lieu alors, loin
+d'enhardir, terrifièrent ces pauvres gens de bien. Celle d'Angleterre
+leur fit horreur en leur montrant le billot de Charles I<sup>er</sup>. Celles de
+Naples et de Sicile leur firent peur; ils crurent voir de la Grève ou
+de la Grenouillère sortir un Mazaniello. Bref, leur modération les
+mena, par une voie étrange, au terrorisme; quand les princes
+égorgèrent Paris, ils se trouvèrent sans force, sans espoir ni
+ressource que de subir le Mazarin.</p>
+
+<p>Broussel était-il janséniste? Je ne le vois pas. Mais il l'était de
+m&oelig;urs. L'austérité du jansénisme, sinon son <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> dogme, avait
+fait d'honorables progrès dans le Parlement.</p>
+
+<p>Cette fronde religieuse avait précédé la fronde politique, et
+indirectement y aida fort. Le jansénisme était l'aîné. Déjà alors il
+était constitué. Il avait son Pathmos au monastère des vertueuses et
+disputeuses dames de Port-Royal. Son saint Jean fut le grand martyr
+Duvergier de Hauranne, le prisonnier de Richelieu. Sa nuit de
+Pentecôte est celle où, le corps du martyr étant encore exposé à
+Saint-Jacques, la mère Angélique arme son chapelain d'un rasoir, et
+lui dit: «Je veux, je veux les mains de M. de Hauranne, les mains qui
+consacraient le pain de Dieu pour moi.» Il obéit. Le sacrilége pieux
+s'accomplit dans l'église. Et, du moment que la relique est déposée à
+Port-Royal, les langues se délient, le génie polémique, jusque-là
+contenu dans les énigmes de Du Hauranne, éclate, strident et
+provocant, par la voix des Arnauld.</p>
+
+<p>Le manifeste fut le beau livre, grave et fort, incisif, contre la
+<i>Fréquente communion</i>, contre la prostitution quotidienne que les
+Jésuites faisaient de l'hostie, faisant litière du corps de Jésus et
+le prodiguant aux pourceaux. L'effet fut saisissant, le contraste
+violent et terrible, le Calvaire retrouvé pour l'effroi des marchands
+du Temple, la pâle tête du Crucifié et sa sainte maigreur foudroyant
+l'embonpoint ventru du père Douillet. Les Jésuites tombent à la
+renverse. Éperdus, sachant trop que leur galimatias ne les sauvera pas
+de ce livre, ils trottent à Saint-Germain, vont pleurer chez la reine,
+chez le bon cardinal. De fripons à fripons, on s'aide et on s'entend.
+Ce Mazarin, qui fait la <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> guerre au pape pour que son frère ait
+le chapeau, dès qu'il ne s'agit que de Dieu, est plus Romain que Rome;
+il lâche et cède tout. Scandaleuse ignorance de la tradition de la
+France dans un homme qui la gouvernait. Il fait décider par la reine
+qu'un Français doit aller à Rome, et soumettre sa doctrine au pape,
+c'est-à-dire aux Jésuites, contre qui son livre est écrit.</p>
+
+<p>La Sorbonne réclame. Le Parlement réclame, toutes les chambres du
+Parlement veulent s'unir, s'assembler. Alors notre homme prend peur.
+Vite il s'explique, excuse sa sottise par une sottise: il n'a pas
+voulu soumettre un Français au jugement de l'étranger, mais <i>éclaircir
+à l'amiable</i> un point de théologie (1644).</p>
+
+<p>Il faut la guerre pour pêcher en eau trouble. Mazarin vivait de la
+guerre et d'une victoire annuelle de Condé, qui lui donnait la force,
+à l'intérieur, de faire la guerre aux bourses:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> Guerre aux propriétaires. Il trouve un vieil édit fait le
+lendemain de l'invasion de Charles-Quint quand on venait de craindre
+un siége, lequel défend d'étendre les faubourgs. Mais Paris, en cent
+ans, avait grossi, grandi, débordé de tous côtés. Les pauvres
+logeaient dans cette banlieue, sous des maisonnettes de boue qu'ils se
+faisaient eux-mêmes. Un matin, les gens du roi, avec des troupes,
+viennent <i>toiser</i> ce Paris nouveau qu'on va abattre si l'on ne paye
+sur l'heure. L'effet fut si terrible, que Mazarin d'abord eut peur et
+recula. Condé lui mit du c&oelig;ur au ventre par sa bataille de
+Nordlingen. Mazarin reprend le marteau. Tous ces infortunés accourent
+au Parlement, pleurent, se mettent à genoux, prient qu'on ne les
+jette pas dans la <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> rue pour camper l'hiver sous le ciel. Un
+homme s'attendrit, le président Barillon, vieil ami et défenseur de la
+reine dans ses adversités. Il plaide pour ces pauvres propriétaires
+mendiants, et le soir il est enlevé avec quatre ou cinq autres,
+enfermé, non en France, mais à Pinerolo, sous la neige et le vent des
+Alpes, et il y meurt dans quelques jours (1645).</p>
+
+<p>On se le tint pour dit. Le Parlement, tout à coup raisonnable,
+enregistre devant le roi, non-seulement la ruine de Paris, mais une
+fournée de dix-huit autres édits.</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Cet impôt et dix autres, spécialement un emprunt forcé, ayant mis
+à sec les propriétaires, on passe aux <i>non-propriétaires</i>. On frappe
+une <i>entrée sur les vivres</i> (1646). Bel impôt, disait Émeri (l'homme
+de Mazarin), impôt égal pour tous, qui fait payer les riches. Comme si
+c'était même chose pour celui qui n'a rien et qui cherche chaque jour
+le pain qu'il mettra sous la dent! La Sicile avait armé pour l'impôt
+des farines, Naples pour celui des fruits, le dernier aliment du
+pauvre (1647). Paris, sans un pareil motif, n'eût pas eu le mouvement
+universel et violent qui décida les Barricades.</p>
+
+<p>L'<i>entrée</i> sur les consommations rendit la tyrannie sensible, expliqua
+la révolution. Paris, sans idée, sans parti, dans la torpeur de la
+misère, se réveilla par l'estomac.</p>
+
+<p>Mazarin, cette fois, ne craignit pas le Parlement. Il croyait tenir
+les magistrats par leur fortune même et l'avenir de leurs enfants. La
+Paulette, la garantie qui leur assurait la succession des charges
+achetées, expirait <span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> le 1<sup>er</sup> janvier 1648. Ils avaient tout à
+craindre. Ils n'en défendirent pas moins courageusement toute une
+année le pain du peuple<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Lien vers la note 24"><span class="smaller">[24]</span></a>.</p>
+
+<p>L'inquiétude était générale dans une classe nombreuse, et vraiment la
+plus respectable. Il y avait en France quarante-cinq mille familles
+qui, directement ou indirectement (veuves, enfants, parents, alliés),
+pouvaient être ruinées par le refus de cette garantie. Mazarin employa
+ce moyen de terreur, il refusa la garantie, envoya le roi au
+Parlement, et fit enregistrer de force sept édits qui créaient de
+nouveaux magistrats ou bien affamaient les anciens. On ne leur
+continuait les charges achetées qu'en les empêchant d'en vivre, les
+laissant quatre années sans gages. Beaucoup <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> ne vivaient
+d'autre chose; on leur ordonnait de mourir de faim.</p>
+
+<p>Toutes les compagnies souveraines de Paris, soumises au même
+retranchement, les Aides, les Comptes et le Grand Conseil, envoient
+demander au Parlement association, <i>union</i>. Une assemblée générale se
+formera par députés dans la Chambre de Saint-Louis, et l'on y
+appellera les députés du Corps de ville. Le but est posé nettement: la
+réformation de l'État (13 mai 1648).</p>
+
+<p>Que la Chambre des Comptes, celles des Aides, ces compagnies
+paisibles, eussent quitté leurs dossiers, leurs calculs, pour
+commencer la guerre; que l'instrument de la cour, le Grand Conseil,
+s'unît avec le Parlement! cela renversait toute idée, c'était la fin
+du monde. Les choses mortes elles-mêmes, les papiers et les chiffres,
+s'étaient levés d'indignation et avaient pris la voix.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> CHAPITRE XXI</h3>
+
+<h4>LE PREMIER ÂGE DE LA FRONDE&mdash;LES BARRICADES&mdash;LA COUR, APPUYÉE SUR LA
+FRONDE, EMPRISONNE CONDÉ<br>
+
+1648-1650</h4>
+
+
+<p>Une chose grave à observer dans l'histoire des révolutions, c'est de
+savoir si les acteurs parlent avant ou après le repas. Aux assemblées
+publiques, les séances du soir, pour cette raison, sont toujours
+orageuses. Anne d'Autriche dînait à midi, et dînait fort (Motteville).
+De là, ses paroles violentes, ses hasardeux <i>spropositi</i>, qui, dans
+une révolution plus sérieuse, l'eussent mise sur la voie de Charles
+I<sup>er</sup>.</p>
+
+<p>Au début de la Fronde, elle lança, à l'étourdie, un mot qui pouvait
+faire crouler le trône, faire regarder en face l'infaillibilité
+royale: «Dites-moi, avant tout, prétendez-vous borner les volontés du
+roi?»</p>
+
+<p>Qu'eût répondu Cromwell? Heureusement pour elle, elle avait affaire à
+Talon. Ce bon avocat général, au nom des magistrats, recula; il
+frémit «d'<i>entrer en</i> <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> <i>jugement</i> avec le souverain.... Ils ne
+peuvent, ils ne doivent décider une telle question, pour laquelle il
+faudrait <i>ouvrir les sceaux et les cachets de la royauté, pénétrer
+dans le secret de la majesté du mystère de l'Empire</i>.»</p>
+
+<p>Le galimatias de Talon couvrit l'imprudence de la reine. Elle put, à
+son aise, braver, gourmer le Parlement, lui donner des nasardes. Un
+jour, elle voulait le faire pendre. Et quand? Précisément au jour où
+peut-être, sans lui, le peuple aurait forcé le Louvre.</p>
+
+<p>On dit que le Parlement fit la Fronde. Il serait bien plus vrai de
+dire qu'il l'empêcha et la fit avorter. La question, sans lui, se
+serait posée autrement. La reine, allant tous les lundis ouïr la messe
+à Notre-Dame, y trouvait à la porte un peuple de femmes qui lui
+criaient: «À Naples!» la menaçant d'une révolution radicale et
+napolitaine. La presse fut tout d'abord très-franche et très-sincère.
+Nombre de petits livres racontèrent la vie intime de la reine sous
+Louis XIII. Mais le Parlement tint pour elle et tâcha de la protéger.
+En laissant courir les mazarinades, il châtia, et même de mort, les
+écrits trop sincères. Il voulut à tout prix sauver le <i>secret de la
+majesté du mystère de l'Empire</i>. Deux imprimeurs auraient péri en
+Grève si le peuple ne les eût sauvés.</p>
+
+<p>Donc, contemplons, sans trop nous émouvoir, une révolution sans issue,
+sans résultat possible, dont la stérilité confirma la France dans
+l'amour du repos <i>quand même</i>, la résignation à la mort, que dis-je?
+l'amour pour la mort même et pour l'anéantissement. Rien autre chose
+qu'une répétition un peu vive de la <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> danse éternelle, du
+triste menuet, que le Parlement exécute devant la royauté, s'avançant
+deux pas, reculant de trois, enfin tournant le dos.</p>
+
+<p>Le Parlement, sans bien sans rendre compte, trahit le peuple, lui-même
+amusé et trahi par ses chefs, le président Molé, et le très-remuant,
+très-brouillon Retz, coadjuteur de l'archevêque de Paris. Le vieux
+Molé, mené par ses enfants, jouait sa compagnie en parlant fort et
+haut pour elle, mais, en toute chose grave, suivant l'intérêt de la
+cour.</p>
+
+<p>Mazarin attendait l'armée. Après un petit essai de violence qui ne
+réussit pas, il sentit qu'il n'y avait rien à faire qu'à mentir et
+plier, gagner du temps. La reine eut beau pleurer tout une nuit. Il
+céda, toléra l'arrêt d'<i>union</i>, permit aux compagnies de s'assembler,
+de réformer l'État.</p>
+
+<p>Le pouvaient-elles réellement? Une constitution, bâtie en l'air, sans
+base (ni élection, ni jury, etc.), écrite sur le sable par des gens
+qui avaient acheté leurs charges, serait-elle sérieuse?</p>
+
+<p>Ils y écrivirent, il est vrai, les deux garanties principales, <i>celle
+de la personne</i> (nul arrêté sans être interrogé dans les vingt-quatre
+heures); <i>celle des biens</i>, nul impôt sans vérification parlementaire.</p>
+
+<p>Mais, même dans les choses bonnes, leur incapacité parut. En vertu du
+dernier article, ils firent précisément ce que désirait Mazarin,
+annulèrent ses traités avec les financiers. La cour n'osait faire la
+banqueroute. Le Parlement la fait pour elle, la sanctifie, la canonise
+par le grand mot de bien public. Mazarin avait emprunté à tout le
+monde, et ne pouvait ni ne <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> voulait payer. Le Parlement, tête
+baissée, se jette sur les financiers, sans voir que derrière eux se
+trouve la masse des petites gens qui, par leurs mains, ont prêté à
+l'État. Dispense de les rembourser. Bref, le gouvernement est libéré,
+et la reine, plus douce, commence à croire qu'il y a quelque bien dans
+la révolution.</p>
+
+<p>Une autre faute insigne du Parlement, c'est de vouloir supprimer les
+<i>intendants</i>, la grande création du dernier règne. Ces rois commis, il
+est vrai, étaient lourds, et, sous Mazarin, aussi voleurs que leur
+maître. Cependant, en les supprimant, qui eût pris le pouvoir? Les
+gouverneurs de provinces, les vieilles puissances féodales qu'avait
+écrasées Richelieu.</p>
+
+<p>Avec quelques concessions, Mazarin endormait le Parlement, quand la
+question suprême fut précisée, formulée par le vieux conseiller
+Broussel: 1<sup>o</sup> <i>remise au peuple d'un quart des tailles</i>; 2<sup>o</sup>
+l'<i>intérêt de tous les parlements mêlé</i>, et soutenu par le Parlement
+de Paris; refus de celui-ci d'être seul garanti pour la possession de
+ses charges (4 août 1648).</p>
+
+<p>La ruse était vaincue par la sincérité. Mazarin fit le mort. Il
+attendit son salut de l'armée. Quoiqu'il fût mal avec Condé, une
+victoire de Condé le relevait. On pouvait l'espérer. Car l'Espagne,
+accablée par ses quatre révolutions (Portugal, Catalogne, Naples,
+Sicile), obligée de faire face de tous côtés, n'avait pas grande force
+en Flandre. L'archiduc, étant sans argent, sans vivres, sans
+munitions, fut lent à se mouvoir. Condé put faire une marche
+hasardeuse en défilant par les marais; il eut le temps de faire six
+lieues de circonvallation pour prendre une ville. L'archiduc
+cependant, <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> lui ayant pris Lens, l'avait obligé (19 août) à
+une retraite difficile qui fut près d'être une déroute. Le 20, il
+l'attaqua. Condé certainement était prié, pressé par la cour de livrer
+bataille. Voyant les Espagnols quitter leur bonne position et venir à
+lui, il hasarda de faire ce que fit le roi de Suède à Lutzen; il
+commanda aux Français de recevoir le feu et de ne pas donner à
+l'ennemi le temps de recharger. Notre infanterie égala la suédoise. La
+première lignée fut rompue. Lui-même attaqua la seconde dix fois de
+suite, et fut admirable de valeur et de présence d'esprit. Victoire
+complète, cinq mille prisonniers, trois mille morts.</p>
+
+<p>La reine, ivre de joie, ayant reçu soixante-treize drapeaux espagnols,
+ne daigna plus rien ménager et se moqua des peurs de Mazarin. Celui-ci
+voulut toutefois que, si on se jetait dans les hasards de violence, on
+ne le fît que sur l'avis de l'homme qu'il détestait le plus, Chavigny
+(fils de Richelieu?), sur qui il pût se rejeter si la chose tournait
+mal.</p>
+
+<p>Chavigny avait soufflé le feu de son mieux dans le Parlement. Consulté
+pour l'éteindre, il fut pourtant fidèle aux traditions violentes de
+l'autre règne, et dit, ce que voulait la reine, qu'il fallait arrêter
+les chefs.</p>
+
+<p>Cela était très-hasardeux. La reine en chargea, non le vieux Guitaut,
+mais son neveu, un jeune homme à elle, Comminges (dont nous avons
+parlé), et le chargea de lui donner, au péril de sa vie, cette
+jouissance et cette vengeance personnelle. En sortant à midi du <i>Te
+Deum</i>, elle lui dit d'une voix émue: «Va et que Dieu t'assiste!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> Il n'y avait pas loin à aller. Des six qu'on devait arrêter,
+le plus populaire, Broussel, demeurait à deux pas, sur la Seine, au
+port Saint-Landry. Il n'avait pas été au <i>Te Deum</i> de la bataille (<i>De
+profundis</i> des libertés publiques). Il venait de faire son sobre
+repas; il était au milieu de sa famille, cinq enfants, dont deux
+jeunes demoiselles à marier. Comminges entre et montre son ordre; il
+faut partir, Broussel doit le suivre tel qu'il est, en pantoufles.
+L'aînée des demoiselles prie en vain. Comminges n'entend rien et
+l'enlève.</p>
+
+<p>Il était fort aimé; ses domestiques poussèrent des cris affreux. Il
+n'en avait que deux: une vieille servante, qui, par la croisée sur la
+Seine, appela les mariniers, et un petit clerc, qui se mit à courir
+après la voiture de Comminges, criant: «Aux armes! aux armes! on
+enlève M. Broussel!» Rue des Marmousets, un banc de notaire fut jeté
+par la fenêtre, et ailleurs autre chose, si bien qu'au quai des
+Orfèvres le carrosse tomba en pièces. Comminges prit celui d'une dame
+qui passait. Le maréchal de la Meilleraye, soldat brutal à qui ce
+gouvernement d'Arlequin venait de donner les finances, craignant les
+pierres, fit tirer aux fenêtres. Une femme et deux hommes furent tués.
+Alors ce fut une grêle. La Meilleraye ne s'en tira qu'en tuant encore
+un crocheteur d'un coup de pistolet.</p>
+
+<p>À point se trouvait là le coadjuteur de l'archevêque, Gondi (ou Retz),
+qui confessa le crocheteur agonisant dans le ruisseau. Le peuple fut
+touché, et pria le prélat d'aller au Louvre et de demander Broussel.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> C'est justement ce qu'il voulait. Il s'était mis là tout
+exprès, dans ses habits pontificaux, devant la statue d'Henri IV, pour
+bénir et prêcher la foule. Les Gondi, créés par Catherine et
+conseillers principaux de la Saint-Barthélemy, durent à ce grand
+exploit d'être à peu près héréditaires dans l'archevêché de Paris.
+Mais ce dernier Gondi eût voulu davantage, être en même temps
+gouverneur de Paris, unir les deux puissances.</p>
+
+<p>Il travaillait la ville par les curés, qui, dans cette grande misère,
+maîtres absolus de l'aumône, distributeurs de pains, de soupes, etc.,
+traînaient après eux des masses affamées. Avec un archevêque
+gouverneur de Paris, ils croyaient y régner, comme au temps de la
+Ligue.</p>
+
+<p>Cela les rendait aveugles et sourds quant aux m&oelig;urs du petit
+prélat. Fanfaron, duelliste, plus que galant, basset à jambes torses,
+laid, noiraud; un nez retroussé. Mais les yeux faisaient tout passer,
+étincelants d'esprit, d'audace et de libertinage. Peu furent cruelles
+à ce fripon; il supprimait les préalables et sauvait l'ennui des
+préfaces.</p>
+
+<p>Il croyait qu'au Palais-Royal on solliciterait son secours. Mais la
+reine se moqua de lui. Il eut le chagrin et la rage de prêcher la paix
+en s'en allant, quand il voulait la guerre. Il calma un moment le
+peuple, mais pour mieux l'exciter la nuit.</p>
+
+<p>La cour avait fait dire que les bourgeois s'armassent. Ils arment le
+27, contre la cour. Malheur à ceux qui ne l'eussent fait! Le peuple
+était levé, et il fit un ouvrage énorme, <i>douze cents barricades en
+<span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> douze heures</i><a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Lien vers la note 25"><span class="smaller">[25]</span></a>. Il n'avait guère besoin de Retz. Ce fut
+toutefois une de ses maîtresses, la s&oelig;ur d'un président, femme d'un
+capitaine bourgeois, qui, ayant chez elle le tambour du quartier, le
+fit battre et donna l'exemple. Un des amis de Retz, capitaine aussi de
+quartier, le maître des comptes Miron, battit le tambour de son côté.
+La journée fut lancée.</p>
+
+<p>Le Parlement, la veille, avait décrété contre Comminges. Le 27, à six
+heures, la cour, audacieuse et timide, prenant l'heure matinale et
+croyant que Paris n'est pas levé encore, envoie le chancelier casser
+l'arrêt. La foule est déjà là. On le poursuit, on le pousse. Il se
+cache. Il était mort s'il ne se fût jeté <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> dans un hôtel; le
+chef de la justice fût trop heureux d'entrer dans une armoire.</p>
+
+<p>La Meilleraye le dégage. Poussé lui-même, en grand péril, le
+maladroit, d'un coup de pistolet, tua une femme qui portait une hotte.
+Le peuple s'empara, au quai de la Ferraille, de tout ce qui tomba sous
+sa main.</p>
+
+<p>Cependant le Parlement va en corps au Palais-Royal redemander ses
+membres à la reine. Elle venait de dîner. Rouge, emportée, elle dit
+avec un geste de furie: «Je les rendrai, mais morts.» Et elle passe
+dans sa chambre grise, claquant la porte au nez du Parlement.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> Ils reçurent cela tête basse. Mais il fallait retourner. Pour
+faire ouvrir la première barricade, ils mentirent, dirent que la reine
+donnait espoir, et ils mentirent aussi à la seconde. À la troisième,
+un garçon rôtisseur, mettant sa broche au ventre du président Molé,
+lui dit: «Retourne, traître! Tu seras massacré si tu ne nous ramènes
+Broussel ou Mazarin!»</p>
+
+<p>Vingt ou trente conseillers s'enfuirent par les ruelles. Le reste
+retourna. Mais cette femme insensée, pleine de viande (et peut-être de
+vin), parlait de faire accrocher aux fenêtres cinq ou six des
+parlementaires qui venaient la sauver. Les princesses, qui se
+mouraient de peur, se mirent à genoux devant elle, et Monsieur même.
+Mazarin tremblait et priait. Ce qui la décida, ce fut la reine
+d'Angleterre, qui avait déjà vu de pareilles fêtes à Londres, et dit
+que Mazarin touchait au destin de Strafford.</p>
+
+<p>Il se le tint pour dit, fit sceller une lettre de cachet pour délivrer
+Broussel. Et, pendant que le peuple était tout occupé de cette lettre
+et de sa victoire, notre homme, déguisé sous la perruque et l'habit
+gris, avec des bottes de campagne, alla respirer hors Paris.</p>
+
+<p>Le 28, à dix heures, ramené dans le carrosse du roi, Broussel fit son
+entrée. Les barricades tombaient devant lui, et le peuple attendri
+baisait ses mains et ses habits. Le bon vieillard pleurait à chaudes
+larmes. Il reprit place au Parlement, en grande modestie, et proposa
+qu'on décrétât la suppression des barricades.</p>
+
+<p>Funeste excès de confiance. Le peuple, tout en <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> obéissant,
+sentait trop que rien n'était fait. Mazarin ôta dix millions de
+tailles. Mais l'armée revenait. Quand il l'aurait en main, que
+ferait-il? Au moment même, le peuple prit une masse de poudre qu'on
+tirait de la Bastille. La cour arme pendant qu'il désarme, et déjà
+prépare au jour de la paix le moyen de le massacrer.</p>
+
+<p>Les scrupules des parlementaires faisaient obstacle à tout.
+Blancmesnil, mandé par Retz à un conciliabule de résistance, vint,
+mais dit: «Les ordonnances veulent qu'un magistrat n'opine que sur les
+fleurs de lis, en public, et sans consulter.»</p>
+
+<p>Mazarin avait tout rejeté sur Chavigny. Il le fit arrêter (13
+septembre). Cela étonna, effraya les amis qu'il avait au Parlement, et
+le président Viole, renvoyant terreur pour terreur, demanda qu'on
+renouvelât l'ordonnance contre Concini pour défendre aux étrangers de
+se mêler du gouvernement.</p>
+
+<p>Le Parlement sortit comme d'un songe. Il saisit, il comprit enfin ce
+que la foule disait depuis un mois: «Il faut aller au Mazarin.»</p>
+
+<p>Le peuple des barricades, le 28 août, avait manqué d'un chef. Molé,
+Retz, l'avaient amusé. Cette révolution, aveugle et sans yeux, n'ayant
+de chef sincère qu'un pauvre octogénaire, détournée de son but par
+l'intrigue des curés, ayant pour centre un avorton de prêtre, ne
+pouvait qu'être une triste contre-épreuve d'un triste original, la
+tragi-comédie de la Ligue. L'ascendant des donneurs d'aumônes la
+baptisait assez de son vrai nom, une insurrection de misère et la
+révolution du ventre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> Cependant le jour même un élément nouveau surgit. Le
+Parlement, apportant à la reine ses remontrances, trouve près d'elle
+l'insolence, la violence, la brutalité militaire. Ce jour, 22
+septembre, Condé était revenu. Il menace le Parlement. Il suivait son
+instinct, la haine de la loi; car lui-même ne savait pas encore ce
+qu'il ferait. D'une part, il avait besoin de Mazarin pour dépouiller
+son frère Conti, en hériter, le jeter dans l'Église et lui donner le
+chapeau. L'avarice le mettait du côté de la cour. Mais l'ambition lui
+faisait écouter les paroles de Retz, qui le tirait au Parlement, et le
+mena la nuit chez Broussel. Enfin le prince à double face comprit que,
+pour forcer le Parlement à accepter un chef militaire, pour s'emparer
+de la révolution, vierge encore et trop scrupuleuse, il fallait
+d'abord être du parti de la reine, assiéger et forcer Paris.</p>
+
+<p>C'est le vrai sens de la conduite de Condé. Mazarin eût voulu éviter
+la violence. Il traita à Munster, 24 octobre, et, le même jour, il fit
+accepter les articles du Parlement. Mais le premier était la
+diminution de l'impôt, la défense de le vendre d'avance aux partisans.</p>
+
+<p>Article violé aussitôt qu'accepté. Donc, point de paix. L'armée
+enveloppe Paris, insultant, ravageant comme en pays ennemi. La reine,
+à trois heures du matin, le 6 janvier 1649, emmène le roi hors de sa
+capitale. Elle est libre, elle est gaie et toute à sa vengeance. Ordre
+au Parlement d'aller siéger à Montargis.</p>
+
+<p>Le Parlement, toujours inconséquent, n'ouvre point <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> la lettre
+royale, et il envoie au roi. Il proteste de sa soumission, et il
+arrête qu'on se munira d'armes et de subsistances. Il en charge
+l'Hôtel de Ville, dévoué à la cour, prêt à trahir Paris.</p>
+
+<p>Comment résister à Condé? La première idée de Retz fut d'appeler
+contre lui les Espagnols; la seconde fut de lui opposer sa s&oelig;ur
+même, madame de Longueville, qui tenait sous la main, gouvernait
+Conti, son jeune frère, fortement épris d'elle.&mdash;Idée sotte. La
+s&oelig;ur et Conti n'avaient de crédit, d'importance, que comme un
+reflet de Condé.</p>
+
+<p>N'importe. Le généralissime sera le bossu Conti, ou bien plutôt sa
+s&oelig;ur, alors enceinte, qui campe et accouche à l'Hôtel de Ville.</p>
+
+<p>Cet hôtel, fort petit alors, entasse et réunit je ne sais combien de
+puissances contraires,&mdash;d'abord la trahison, le prévôt des
+marchands;&mdash;madame de Longueville, le roman et le bel esprit;&mdash;madame
+de Bouillon, ou l'intrigue espagnole;&mdash;enfin, le pauvre vieux Broussel
+et quelques conseillers chargés de surveiller. Ce sera bien merveille
+si ces influences opposées ne s'annulent l'une par l'autre. Nous
+sommes sûrs d'avoir une révolution parleuse et sans action.</p>
+
+<p>La fuite du roi avait effrayé le Parlement, mais point le peuple. Il
+n'eut que de la fureur, nul abattement. Donc, on pouvait tourner bien
+autrement les choses, briser l'Hôtel de Ville d'abord, y mettre une
+autorité sûre, au lieu de le remplir de femmes, et, tout en armant
+Paris, acheter l'armée allemande que commandait Turenne. Paris l'eût
+eue pour un million (et qu'est-ce qu'un million pour Paris?). Il n'en
+coûta <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> pas la moitié à Condé et à Mazarin pour la débaucher.</p>
+
+<p>Le Parlement, en tout cela, agit faiblement, gauchement. Le blâme en
+est surtout au vrai chef de Paris, à son petit prélat, son tribun
+tonsuré, qui, sous sa calotte, couvrait plus d'esprit que de sens,
+plus de saillies que de cervelle.</p>
+
+<p>Leur langage à tous est curieux dès qu'on parle du peuple. Condé dit:
+«Si je ne m'appelais Louis de Bourbon... Mais je suis prince du sang,
+et je dois ménager le trône.» Retz dit: «Si je n'étais le chef du
+clergé de Paris....» Il a peur évidemment d'aller trop loin et de
+faire tort à l'hérédité épiscopale de la dynastie des Gondi, surtout
+de manquer le chapeau.</p>
+
+<p>Le siége de Paris dura trois mois (janvier, février, mars). Peu de
+combats, beaucoup d'intrigues. Le peuple, au début, avait reçu, adopté
+avec enthousiasme le beau et blond Beaufort, échappé de prison, brave
+et sot, étourdi, bavard, ne sachant couvrir sa nullité de discrétion
+et de silence. Ses non-sens et son ineptie ne déplurent pas au peuple.
+La candeur apparente lui fait pardonner tout.</p>
+
+<p>Paris était trahi dans les deux sens, pour la cour, pour l'Espagne. Le
+prévôt des marchands et autres étaient pour Mazarin. Madame de
+Bouillon, souveraine absolue de l'esprit de son mari, ne voulait rien
+que recouvrer Sedan, et croyait l'obtenir en faisant peur des
+Espagnols. Elle obtint de Bruxelles, non un ambassadeur, mais un moine
+qu'elle habilla en cavalier et fit recevoir du Parlement (19 février
+1649). Cet envoyé assura hardiment que le roi d'Espagne avait tant de
+respect pour le Parlement de Paris, qu'il le <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> voulait arbitre
+de la paix générale, juge entre les couronnes. Le Parlement ne mordit
+pas à cet excès de flatterie. Il était inquiet. Huit jours auparavant,
+la cour avait déclaré qu'on se passerait de lui, que les tribunaux
+inférieurs jugeraient sans appel, et que l'<i>on convoquerait les États
+généraux</i>. Cet épouvantail des États, la menace de la suppression des
+charges qui faisaient leur fortune, décourageaient fort les
+parlementaires.</p>
+
+<p>Le héros, d'autre part, Condé, qui n'avait pas fait grand exploit,
+inclinait lui-même à la paix. Le 5 mars, on ouvre des conférences. Et,
+brusquement, le 11, le président Molé déclare au Parlement qu'il a
+signé le traité.</p>
+
+<p>Il avait signé sans pouvoir. Avec un autre maître plus sérieux que le
+parlement, il l'aurait payé de sa tête. Il était évident qu'en
+précipitant les choses on livrait tout. Mazarin, qui tenait le roi,
+n'avait qu'à donner des paroles; nulle garantie; la Fronde étant
+dissoute, il allait se moquer de la crédulité des négociateurs.</p>
+
+<p>Il eût fallu attendre encore. Les provinces, plus lentes, se
+décidaient, suivaient Paris. Les parlements accédaient un à un. M. de
+la Trémouille promettait d'envoyer du Poitou dix mille hommes, et
+Longueville autant de la Normandie. On eût pu, par cette terreur,
+obtenir quelques garanties. Ce traité finit tout. L'armée de Turenne,
+voyant mollir Paris, traita avec la cour et s'arrangea pour quelque
+argent avec Mazarin et Condé.</p>
+
+<p>La France put savoir alors ce qu'il en coûte d'avoir <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> fait un
+héros, un prince à la Corneille, vivant dans le sublime, ne parlant
+aux mortels que du haut des trophées. Sa s&oelig;ur, madame de
+Longueville, de même était passée à l'état de déesse. L'un et l'autre,
+dans l'Empyrée, ne distinguaient plus les humains de si haut qu'avec
+un sourire de mépris. Les grands attendaient à leur porte, et des
+heures. Quand on était reçu, c'était avec des bâillements.</p>
+
+<p>En réalité, que voulait Condé? Se faire le chef de la noblesse contre
+la cour? Les nobles trouvaient dur d'être traités ainsi. Commencer une
+nouvelle Fronde? Il eût fallu ménager les parlements; il menaça les
+députés de celui d'Aix de les faire périr sous le bâton. Visait-il à
+une principauté indépendante, comme plus tard il la voulut des
+Espagnols? Ou bien songeait-il à enlever à Monsieur la lieutenance
+générale? Il est difficile de deviner ce qui se passait dans cette
+tête bizarre.</p>
+
+<p>Il ne tenait à rien. On vit plus tard qu'il eût très-volontiers changé
+de religion, s'offrant alors d'une part à Cromwell pour se faire
+protestant et avoir une armée anglaise, de l'autre au pape pour qu'il
+l'aidât à se faire élire roi de Pologne.</p>
+
+<p>Les Condés, en 1609, avaient dix mille livres de rente, et en 1649,
+outre les terres de Montmorency, ils tenaient une partie énorme de la
+France:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> Par le grand Condé, ils avaient la Bourgogne, le Berri, les
+marches de Lorraine, une place dominante en Bourbonnais qui
+surveillait quatre provinces;</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Par Conti, la Champagne;</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> 3<sup>o</sup> Par Longueville, mari de leur s&oelig;ur, la Normandie;</p>
+
+<p>4<sup>o</sup> Enfin l'amirauté, et Saumur, place dominante d'Anjou, étaient au
+frère de la femme de Condé; ils vaquèrent par sa mort et furent
+revendiqués par eux comme un héritage de famille.</p>
+
+<p>Plus tard, ils négocièrent pour la Guienne et la Provence.</p>
+
+<p>Cette furieuse faim des Condés, qu'on ne savait comment apaiser,
+servit d'excuse à Mazarin pour se créer aussi quelque établissement.
+La reine comprit bien qu'un contrepoids devenait nécessaire, qu'à la
+dynastie des Condés il fallait opposer la dynastie des Mazarins.</p>
+
+<p>Jusque-là c'était un homme seul, sans famille, sans racine en France.
+Un matin, il fait arriver sept nièces à la fois. La première sera pour
+Merc&oelig;ur, l'un des Vendômes; la seconde, pour le fils du duc
+d'Épernon. Ce pauvre homme pour doter l'une trouve six cent mille
+livres. Pour l'autre, il s'attire sur les bras la haine de tout le
+Midi que foulait d'Épernon, il hasarde la guerre civile.</p>
+
+<p>Condé lui fit beau jeu, allant de sottise en sottise. Pour une
+question de tabourets, il blesse toute la noblesse.</p>
+
+<p>Pour faire donner une place à Longueville, il met la main sur Mazarin,
+lui tire la barbe et lui dit: «Adieu, Mars.»</p>
+
+<p>Enfin il se fait fort de donner un amant à la reine, l'oblige par
+menace de recevoir un fat, Jarzay, qui lui fait sa déclaration.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> Brouillé avec la cour, le sage prince se brouille encore avec
+la Fronde. Mazarin lui fait croire que les frondeurs veulent
+l'assassiner. Condé accuse Retz et Beaufort, sur ce prétexte absurde,
+au moment où ils auraient pu l'appuyer contre Mazarin (décembre 1649).</p>
+
+<p>On croit écrire l'histoire de Charenton, mais moins folle encore que
+honteuse. Le procès de Condé tombe au milieu d'un soulèvement des
+rentiers, contre lesquels le Parlement autorise une suspension de
+payement. Et ce procès révèle une création nouvelle de Mazarin, qui
+depuis a fleuri, celle des agents provocateurs et des témoins gagés.</p>
+
+<p>Condé avait tenu, dans l'affaire de Jarzay, la conduite d'un fou
+furieux. Il dit: «Je le ramènerai, le tenant par le poing; je forcerai
+la reine à le recevoir.» Cet excès d'insolence la décida. Elle écrivit
+à Retz de venir la trouver la nuit. Elle lui offrit le cardinalat,
+s'appuya de cette Fronde, tant détestée, contre le tyran commun. On
+résolut d'arrêter les trois princes, Condé, Conti et Longueville. On y
+fit consentir Monsieur.</p>
+
+<p>Mais Mazarin n'eût pas trouvé la pièce bonne s'il n'y eût mêlé une
+farce. Il tira de Condé, sous un prétexte, sa signature pour une
+arrestation, s'amusa à lui faire ordonner sa captivité.</p>
+
+<p>Ce grand acte se fit fort aisément et sans cérémonie. Les princes
+vinrent d'eux-mêmes se mettre dans la souricière. Arrêtés par Guitaut
+et Comminges, ils furent menés la nuit par une petite escorte de vingt
+hommes à Vincennes (18 janvier 1650).</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> La s&oelig;ur de Condé, la fière madame de Longueville, naguère
+si populaire, fut trop heureuse de se sauver. Mais, avant de partir,
+elle eut le temps de voir l'allégresse publique, les transports du
+peuple et les feux de joie.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> CHAPITRE XXII</h3>
+
+<h4>SECOND ÂGE DE LA FRONDE.&mdash;LA COUR, APPUYÉE PAR LA FRONDE, CHASSE CONDÉ<br>
+
+1650-1651</h4>
+
+
+<p>Le héros sorti de la scène, elle appartient aux héroïnes. Nous allons
+voir les femmes, à peu près seules, mener la guerre civile, gouverner,
+intriguer, combattre. Grande expérience pour l'humanité. Belle
+occasion d'observer cette translation galante de tout pouvoir d'un
+sexe à l'autre. Les hommes traînent derrière, menés, dirigés, en
+seconde ou troisième ligne. À la tête de chaque parti, je vois ces
+nobles amazones, les Clorindes et les Herminies.</p>
+
+<p>S'il n'y a pas beaucoup de suite, si tout remue, varie, ne vous
+étonnez pas. Elles sont filles d'Éole et tournent volontiers au vent
+de la passion. Ne les blâmons <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> pas trop. Le vrai tort est à la
+nature. Ces brillantes guerrières n'en sont pas moins soumises aux
+révolutions de Ph&oelig;bé. La femme la plus héroïque est pourtant sous
+le poids d'une fatalité naturelle; délicate de corps, d'imagination
+vive, faible souvent, et parfois lunatique.</p>
+
+<p>La première héroïne, comme toujours, est madame de Chevreuse, mère
+complaisante, qui, fournissant sa fille au jeune prélat de Paris, plus
+que personne mène la Fronde. À elle l'honneur principal de cet acte
+hardi, l'arrestation du grand Condé.</p>
+
+<p>Mais la plupart des femmes sont du parti de celui-ci. Son malheur, un
+roman tout fait, remue les c&oelig;urs généreux et sensibles. La gloire
+sous les verrous! Le héros pris en trahison et prisonnier de qui? De
+l'abbate Mazarini. Toute la dépouille des Condés distribuée aux sbires
+du favori, la Normandie à Harcourt, la Champagne à L'Hospital, etc.
+Une alliance monstrueuse entre le roi et le peuple. La reine maintient
+la Bastille dans les mains du fils de Broussel; elle donne aux
+magistrats les hauts emplois, et, ce qui est plus fort, aux rentiers
+même la surveillance des rentes! Renversement de toutes choses! La
+noblesse de France ne va-t-elle pas se soulever?</p>
+
+<p>Mais rien ne bouge. Ni les clientèles militaires de Condé, ni ses
+nombreuses seigneuries, ni ses places, ses gouvernements, ne prennent
+parti. Bien loin de là, madame de Longueville, qui croit remuer la
+Normandie, y est repoussée partout. Elle fuit aux Pays-Bas, tourne à
+l'est; elle englue Turenne, mais ni lui ni elle ne peuvent rien qu'en
+s'adressant aux Espagnols, pour <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> qui madame de Bouillon
+travaille de son mieux à Paris. Pendant que la belle amazone perd son
+temps, chevauche et parade, un secours plus direct et bien plus
+énergique fut donné à Condé du côté où il eût espéré le moins, de sa
+maison de Chantilly. Il y avait laissé sa vieille mère et sa jeune
+femme, son fils âgé de sept ans. Mazarin hésitait à faire arrêter ces
+deux femmes, craignant l'opinion. La mère vint se cacher à Paris, et,
+un matin, apparut dans le Parlement, suppliante, versant force larmes,
+descendant aux prières, aux flatteries et jusqu'aux bassesses.</p>
+
+<p>Mais le plus étonnant fut le courage inattendu de la femme de Condé,
+cette jeune nièce de Richelieu, tant méprisée, avec qui il coucha par
+ordre, et dont l'enfant fut fils des volontés absolues du ministre.
+Elle s'était confiée à un homme de capacité, l'auteur des beaux
+Mémoires, Lenet. Il la sauva de Chantilly avec son fils, la mena
+d'abord à Montrond, forte place des Condés, puis, craignant d'y être
+assiégé, droit à Bordeaux. Le parlement de Guienne était brouillé à
+mort avec le Mazarin, qui soutenait le gouverneur, cet Épernon à qui
+il s'obstinait d'allier sa famille. Grande fut l'émotion de la ville
+et du Parlement de voir cette dame de vingt-deux ans, sous les habits
+de deuil, cet enfant innocent, qui, porté dans les bras, les prenait
+par la barbe de ses petites mains, leur demandant secours pour la
+liberté de son père. Le cortége de la princesse n'y gâtait rien, formé
+de grandes dames, jeunes pour la plupart et charmantes.</p>
+
+<p>L'explosion fut vive, comme toujours, dans les foules du Midi. Mais
+le récit même de Lenet laisse voir parfaitement <span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> le peu de
+fond qu'avait ce semblant de révolution populaire. Le peuple,
+misérable, espérait avoir par les princes des débouchés à l'étranger
+qui feraient mieux vendre les vins et l'aideraient à vivre. Il domina
+le Parlement, emporta tout par la terreur. Bouillon et la
+Rochefoucauld, les conseillers de la princesse, étaient d'avis de
+laisser mettre en pièces un envoyé du roi. Lenet craignit que cet
+acte, un peu vif, ne la rendît moins populaire. Deux ou trois fois le
+peuple faillit égorger le Parlement, dont la minorité fut tenue sous
+le couteau. L'Espagne promettait de l'argent, et l'on avait la
+simplicité de la croire. Elle donna à peine une petite aumône.
+Cependant Mazarin, ayant paisiblement occupé et la Normandie et la
+Bourgogne, les gouvernements des Condés, s'acheminait vers la Guienne
+avec l'armée royale. Les Bordelais se montrèrent intrépides, un peu
+troublés pourtant de voir que les soldats allaient vendanger à leur
+place. Tout se mit à la paix. La princesse ne se maintenait plus que
+par l'appui des va-nu-pieds, qu'elle faisait boire et danser la nuit,
+et qui lui hurlaient aux oreilles cent choses sales contre le Mazarin;
+ils les lui faisaient répéter, à elle et à son fils. Cet avilissement
+où elle tombait lui fit désirer la paix à elle-même, accepter la
+permission de sortir de la ville qu'on lui donnait, avec de vagues
+promesses de la liberté de Condé (3 octobre 1650).</p>
+
+<p>Bien loin de les tenir, Mazarin, au contraire, éloigna ses prisonniers
+de Paris, les transporta au Havre. La fortune semblait travailler pour
+cet homme. Dans cette année où il avait tout oublié, tout négligé
+pour <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> l'affaire de Bordeaux, presque perdu la Catalogne,
+compromis la Champagne même, délaissée, sans défense, il fut sauvé de
+l'invasion par un événement fortuit, l'obstination héroïque d'un
+certain Marois, qui arrêta quarante jours les Espagnols devant Mouzon,
+une mauvaise place, à peine fortifiée. Ils rentrèrent en quartier
+d'hiver. Mazarin eut beau jeu pour guerroyer seul à coup sûr. Maître
+de tout, rien ne l'arrête. Il ramasse en décembre tout ce qu'il a de
+force au Nord, avec son armée de Guienne. Son homme, Du Plessis,
+entraînant sous ses yeux cette grosse avalanche, fond sur Rethel, la
+prend avant que les Espagnols eussent remué. Turenne, qui était avec
+eux, ne venait pas à bout de leur lenteur. Ils viennent tard et mal.
+Mazarin veut, exige que Du Plessis attaque; il lui faut, à tout prix,
+rapporter à Paris une belle bataille contre les amis de Condé.
+Dérision de la fortune: c'est Turenne qui est battu. Mazarin a défait
+Turenne (15 décembre 1650)!</p>
+
+<p>Ingrat de sa nature, Mazarin s'était méconnu, avait tourné le dos aux
+frondeurs dès qu'il eut mis ses prisonniers loin de Paris. Son succès
+de Bordeaux, sa victoire de Rethel, lui portèrent à la tête. Il crut
+décidément qu'il n'avait que faire d'eux. Qui cependant avait gardé
+Paris pendant sa longue absence, qui, sinon les chefs de la Fronde,
+sinon Retz, la Chevreuse? Ils avaient endormi et trahi la révolution,
+sur l'espoir du cardinalat promis par Mazarin à l'amant de
+mademoiselle de Chevreuse.</p>
+
+<p>Une chose parut cependant, c'est qu'à ce moment même où Mazarin
+paraissait le plus fort, rapportait <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> dans Paris les drapeaux
+espagnols, il n'y avait de force réelle que dans la Fronde, trahie,
+vendue, tournant au vent des intérêts de ses chefs.</p>
+
+<p>En un mois, ce vainqueur, ce héros monté sur sa victoire, a perdu
+pied; il glisse, il enfonce, il se noie.</p>
+
+<p>Le 30 janvier 1651, sur quelques mots hardis du Parlement, notre
+homme, se croyant très-fort, compare cette compagnie au parlement de
+Londres; il s'emporte devant Monsieur, parle de Cromwell et de
+Fairfax. La reine, violente d'elle-même et violente de servilité pour
+son heureux vainqueur, folle de son laurier de Rethel, met les ongles
+au nez de Monsieur, qui se sauve éperdu, jure qu'il ne remettra jamais
+les pieds «chez cette furie.»</p>
+
+<p>On saisit ce moment. Retz et les amis de Condé s'étaient réconciliés.
+Conti devait payer la liberté que lui rendrait la Fronde en prenant
+une fille salie, la jeune Chevreuse, avec qui vivait le coadjuteur. La
+vieille Fronde de Retz et des Chevreuse adopte la nouvelle Fronde des
+amis de Condé, des gens d'épée, des nobles. Ce monstre des deux
+Frondes, associant deux choses hostiles et inassociables, naquit dans
+le lit de mademoiselle de Chevreuse, par les soins de sa mère, qui la
+livrait et faisait de sa honte le lien des partis.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, le monstre hétérogène n'en éclata pas moins avec
+une invincible forme. Les gens d'épée, en nombre, s'assemblent. Au
+Parlement, sur cette injure de Cromwell et Fairfax, s'élève l'aigre
+cri des Enquêtes, et bientôt le tonnerre du peuple. Mazarin, sans
+savoir comment, se sent levé de terre, et si léger, qu'il ne tient
+plus à rien. Bref, le 6 février, <span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> il perd la tête, il part
+seul du Palais-Royal, seul, lorsqu'il pouvait sans obstacle emmener le
+roi. Les portes étaient ouvertes, nul obstacle. Par excès de prudence,
+il jugea qu'une femme, un enfant, retarderaient sa fuite, en
+rendraient le succès douteux.</p>
+
+<p>Comme on admire toujours ce qui réussit, plusieurs sont parvenus à
+trouver dans cette lâcheté une politique profonde. Qui ne voyait
+pourtant que les portes, ouvertes le 6, pourraient être fermées le 9,
+le jour où il avait remis la fuite de la reine et du petit roi?</p>
+
+<p>En contant cette belle histoire, on est tenté de croire qu'il n'y a
+plus de mâles en France, plus de virilité que sous la jupe. Il faut
+une femme pour dire qu'on doit fermer les portes de Paris; c'est la
+jeune Chevreuse. Il faut une femme, celle de Monsieur, pour signer
+l'ordre; il n'ose le faire. On s'agite, on s'éveille, on s'arme la
+nuit du 9; on pénètre au Palais-Royal. Mais une femme suffit pour
+finir tout et endormir le peuple. La reine, avertie, a le temps de
+débotter l'enfant royal, de le remettre au lit. Il dort ou fait
+semblant. Les innocents bourgeois admirent ce bel enfant, leur roi
+(déjà si bon acteur); ils retiennent leur souffle, s'en veulent
+d'avoir troublé ce sommeil d'innocence, et, s'écoulant sur la pointe
+du pied, maudissent ceux qui les ont trompés et leur font passer la
+nuit blanche (9 février 1651).</p>
+
+<p>Mazarin courait vers le Havre, voulant devancer les frondeurs, et
+lui-même délivrer les princes. À quoi bon? Ceux-ci voyaient bien qu'il
+agissait contraint, forcé. Ils rentrent dans Paris, et ils le trouvent
+charmé de les revoir. Condé sortait refait et rajeuni <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> par
+son malheur, embelli du roman de sa vaillante petite femme. Les plus
+hardis des siens lui parlaient d'enfermer la reine et de se faire
+régent, roi. Mais Mazarin en fuite avait, comme les Parthes, décoché
+derrière lui un trait aigu qui vint passer à travers les partis, les
+disjoindre, les affaiblir tous.</p>
+
+<p>Deux assemblées existaient à Paris, dont on pouvait tirer parti contre
+le Parlement. La noblesse était réunie aux Cordeliers, et le clergé
+aux Augustins. La première assemblée comptait huit cents messieurs des
+plus gros bonnets du royaume, princes, ducs, seigneurs. Les voilà qui
+raisonnent, qui cherchent aux vieux temps, qui se rappellent les hauts
+<i>plaids</i> féodaux qui gouvernaient jadis, qui se demandent comment le
+gouvernement est maintenant aux mains sales des gens de chicane, des
+procureurs crottés. Ils en viennent à cet axiome: «La loi est
+au-dessus du roi, au-dessus de la loi les États généraux.»</p>
+
+<p>Chose admirable. Le clergé fait écho. Il adopte, sans sourciller, le
+principe révolutionnaire. Évidemment, la facilité des États de 1614,
+le peu de peine que les privilégiés avaient eue à les éluder, les
+enhardirent cette fois, et ils n'hésitèrent pas à prononcer le mot
+qui, dans un autre temps, leur eût fait dresser les cheveux.</p>
+
+<p>Mort, bien mort était donc le maître (nous voulons dire le peuple,
+nous voulons dire la France), pour que les valets orgueilleux, les
+dilapidateurs de cette pauvre maison ruinée, risquassent de prononcer
+le nom redouté du défunt et de danser sur son tombeau!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> L'effet fut excellent. Le faquin l'avait bien prévu de la
+frontière, quand il envoya ce mot d'ordre. Le Parlement informe sur
+les injures de la noblesse. La noblesse veut jeter le Parlement à
+l'eau (mars 1651).</p>
+
+<p>La reine prisonnière se retrouve si bien maîtresse, qu'elle ne daigne
+consulter Monsieur, et seule change le ministère (3 avril). Qui pourra
+y trouver à dire? Elle prend justement pour ministres les ennemis de
+Mazarin, entre autres Chavigny, un ami de Condé. Elle lâche aux Condés
+la Guienne, tout à l'heure la Provence. Elle lâcherait le royaume pour
+brouiller Monsieur et Condé, briser l'unité des deux Frondes.</p>
+
+<p>Condé, sorti de sa prison tel qu'il y est entré, borné, brutal,
+aveugle, aide à cela, bien loin d'y mettre obstacle. Il oublie que la
+vieille Fronde lui a seule ouvert la prison. Il ne veut plus que son
+frère paye la rançon convenue, qui était d'épouser la maîtresse du
+coadjuteur. On rompt brusquement et avec outrage avec les deux
+Lorraines, les Chevreuse, mère et fille. Les valets, les agents
+populaires du parti Condé, un savetier, Maillard, à la vue de ces deux
+infantes, crient dans les rues ce que Paris savait. La demoiselle
+s'évanouit presque. Du sang, il faut du sang, et «le sang de Bourbon
+n'est pas trop pour laver l'affront fait au sang de Lorraine.» Il eût
+fallu que le coadjuteur pût faire assassiner Condé. Il répugnait au
+guet-apens. Toute la réparation qu'il imagine, c'est de remplir le
+Parlement de gens armés à lui et de coupe-jarrets, qui, au besoin,
+pourraient faire un massacre. Les Condés filèrent doux. Les deux
+dames aux tribunes <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> purent à leur aise triompher. Conti plia
+les épaules en passant devant elles. Son savetier reçut quelques coups
+de bâton. Retz, en contant cet exploit immortel, termine par ce
+grotesque mot: «L'événement pouvait être cruel, me perdre de fortune
+et de réputation... Je ne m'en suis pourtant pas fait reproche. Car ce
+sont de ces choses que la politique condamne et <i>que justifie la
+morale</i>.»</p>
+
+<p>Ce prélat respectable était alors de nouveau recherché par la reine,
+qui le caressait fort dans sa jeune Chevreuse, «qu'elle baisait sur
+les deux joues.» Il allait la nuit au palais en cavalier et en plumet.
+On le rattrapait par l'espoir du chapeau, et par une idée qu'on lui
+croyait fort agréable, comme devant venger les Chevreuse, l'assassinat
+du grand Condé. La reine n'était pas moins altérée de vengeance. Condé
+la jetait dans le désespoir en l'attaquant sur Mazarin, révélant ses
+correspondances, la montrant gouvernée par lui dans ses actes et dans
+ses paroles, cachant ses envoyés aux greniers du Palais-Royal.</p>
+
+<p>Jusque-là, Mazarin n'avait jamais paru féroce, il semblait moins
+violent que la reine. Cependant la persévérance avec laquelle celle-ci
+négocia la mort de Condé avec la Fronde, fait croire qu'il n'en
+repoussait pas l'idée. Elle ne faisait rien de sa tête, rien sans
+l'ordre du maître absolu. Ne pouvant vaincre les répugnances de Retz,
+elle lui envoya, pour le convertir, d'abord ceux qui s'offraient pour
+faire le coup, Hocquincourt et Plessis, enfin M. de Lyonne, agent
+direct de Mazarin, qui lui fit honte de sa timidité. Ces braves
+n'osaient agir, à moins que Retz <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> n'assurât que son peuple, le
+peuple frondeur, les sauverait du peuple des Condés.</p>
+
+<p>Au total, la man&oelig;uvre générale de la cour atteste la direction du
+grand maître en friponnerie, qui du Rhin menait le Palais-Royal. La
+reine avait d'abord tout lâché à Condé pour le perdre auprès de la
+Fronde; puis, tourné aux frondeurs, pour tuer ou arrêter Condé. Retz
+ayant refusé, on fit croire à Condé que c'était Retz qui demandait sa
+mort.</p>
+
+<p>D'autre part, celui-ci nous explique à merveille qu'il n'était guère
+moins faux et guère moins hypocrite. Il était prélat populaire tout le
+jour et frondeur; la nuit, il était cavalier empanaché et royaliste,
+conseillant au Palais-Royal les mesures qui devaient le lendemain
+annuler tout l'effet des mensonges et du bavardage qu'il allait faire
+au parlement.</p>
+
+<p>J'ai trop grand mal au c&oelig;ur à conter tout cela. Il faut lire les
+Mémoires du prélat, le voir triompher de sa honte, dire comment, sous
+les yeux de sa Chevreuse, il disputait le pavé à Condé. Où cela, je
+vous prie? Au sanctuaire de la Justice même, dans la première cour du
+royaume et sur les fleurs de lis. Le prince, retiré à Saint-Maur et ne
+se sentant plus appuyé dans Paris que par des criailleurs gagés,
+revient pourtant avec ses gentilshommes menacer le coadjuteur.
+Celui-ci est en force. Il ne craint pas de pousser aux dernières
+épreuves la patience de Condé. Quatre mille épées sont tirées. Les
+amis de Condé essayent d'étouffer, d'étrangler le petit prélat entre
+un mur et une porte. Enfin, par un miracle, les épées rentrent au
+fourreau. Le galant prêtre peut <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> retourner vainqueur à
+Notre-Dame et triompher chez la Chevreuse.</p>
+
+<p>Condé a perdu terre. Il ne lui reste plus que la guerre civile,
+l'appel aux révoltes de provinces, déjà manquées et improbables,
+l'appel à l'Espagne impuissante, à l'Empereur, à Cromwell ou au
+Diable.</p>
+
+<p>La Fronde ayant rendu à Mazarin le service de chasser Condé, il
+pouvait à son aise se moquer de la Fronde, manquer aux paroles
+données, bafouer Retz et le parlement, rire du public, à qui on a
+promis les États généraux.</p>
+
+<p>Ces tours de gobelet n'étaient pas difficiles. La fatigue était
+excessive. La France, accablée, alourdie, ne sentait plus sa tête,
+n'avait plus conscience d'elle-même, et de bon c&oelig;ur consentait à
+être trompée. Jamais escamoteur n'eut spectateurs si débonnaires.</p>
+
+<p>À treize ans et un jour, le roi était majeur et capable de gouverner.
+Précocité miraculeuse de la dynastie des Capets! Louis XIV, né le 5
+septembre 1638, a atteint ses treize ans. Il entend régner désormais.
+Quel besoin d'États généraux? Un bon roi, pour son peuple, est la
+première des libertés.</p>
+
+<p>Le 8 septembre 1651, grande fête. Amples distributions de vivres. Le
+vin pleut sur les places, et les saucissons pleuvent; on se bat pour
+les ramasser. Le beau jeune roi, à cheval, ayant son petit frère à
+côté (un joli visage de fille), s'en va au parlement avec la reine,
+Monsieur, toute la cour. Il remercie la reine, la fait chef du
+conseil, innocente Condé (absent cependant par prudence), mais déclare
+Mazarin coupable et seul coupable. Lui seul a fait le mal dans la
+régence. <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> Défense au susdit Mazarin de revenir jamais dans le
+royaume. Le roi entend qu'il soit banni et proscrit éternellement.</p>
+
+<p>Le second acte de la Fronde finit en 1651, comme le premier en 1649.</p>
+
+<p>Impuissante deux fois, la cour n'a garrotté le lion à la première, ne
+l'a chassé à la seconde, que par le secours des frondeurs. C'est la
+révolution, quoique avortée au premier acte et agonisante au second,
+qui reste encore plus forte et plus vivace, plus prête à l'action.
+C'est par elle que l'enfant royal peut rentrer dans Paris, et, par
+ordre de Mazarin, amuser les frondeurs de la proscription de Mazarin.</p>
+
+<p>Douce situation pour celui-ci, qui, d'avance, par la force du peuple,
+a brisé l'épée de Condé. Que lui reste-t-il, sinon de faire encore
+comme il a toujours fait pour ceux qui l'ont servi, de perdre Retz et
+d'être ingrat?<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> CHAPITRE XXIII</h3>
+
+<h4>FIN DE LA FRONDE<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Lien vers la note 26"><span class="smaller">[26]</span></a>&mdash;COMBAT DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE<br>
+
+1651</h4>
+
+
+<p>La Fronde est réputée, non sans cause, pour une des périodes les plus
+amusantes de l'histoire de France, les plus divertissantes, celle où
+brille d'un inexprimable comique la vivacité légère et spirituelle
+<span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> du caractère national. Cent volumes de plaisanteries! toute
+une littérature pour rire! Des bibliothèques entières de facéties!
+n'est-ce pas régalant? Et on en retrouve tous les jours. En voici
+quelques-unes qu'un jeune savant, M. Feillet, vient de retrouver à la
+Bibliothèque:</p>
+
+<p>«Il n'y a point de langue qui puisse dire, point de plume qui puisse
+exprimer, point d'oreille qui puisse entendre ce que nous avons vu (à
+Reims, à Châlons, Rethel, etc.). Partout la famine et la mort, les
+corps sans sépulture. Ceux qui restent ramassent aux champs des brins
+d'avoine pourrie, en font un pain de boue. Leurs visages sont noirs;
+ce ne sont plus des hommes, mais des fantômes... La guerre a mis
+l'égalité partout; la noblesse sur la paille n'ose mendier et
+meurt.... On mange les lézards, des chiens morts de huit
+jours....»&mdash;Ailleurs, en Picardie, on rencontre un troupeau de cinq
+cents enfants orphelins et de moins de sept ans.&mdash;En Lorraine, les
+religieuses affamées quittent leur couvent pour mendier. Les pauvres
+créatures se donnent pour un morceau de pain (1651).</p>
+
+<p>Nulle pitié. Une guerre exécrable, acharnée, sur les faibles. Une
+chasse épouvantable aux femmes. En pleine ville de Reims, une belle
+fille chassée par les soldats dix jours de rue en rue; et, comme ils
+ne l'attrapent pas, ils la tuent à coups de fusil. Près d'Angers, à
+Alais, à Condom, sur toutes les routes de Lorraine, tout violé, femmes
+et enfants, et par des bandes entières, à mort! Elles expirent, noyées
+dans leur sang.</p>
+
+<p>Quoi de plus gai? Le duc de Lorraine, ce chevalier <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> errant
+qui préféra la guerre au trône, régale les nobles dames de ces récits
+honnêtes; son armée galante, dit-il, est la providence des vieilles,
+etc. (V. Haussonville).</p>
+
+<p>Condé, sur un grand champ de mort, avait montré aussi une étrange
+gaieté: «Bah! ce n'est qu'une nuit de Paris.»</p>
+
+<p>Qui donne les détails de famine que l'on a vus plus haut?
+Principalement les missionnaires envoyés de Paris par Vincent de Paul
+pour porter à ce pauvre peuple les aumônes des dames charitables.
+Secours minimes, en tout, six cent mille livres en six années.</p>
+
+<p>En Picardie, on donne trois cents livres par mois pour dix-huit cents
+personnes; donc, pour chacune, trois sous et demi par mois.</p>
+
+<p>Vincent fut admirable, quelque peu qu'il ait fait. Ce qui étonne
+seulement, c'est qu'ayant tant de c&oelig;ur, dans ces extrémités qui
+font tout oublier, il n'oublie pas son caractère de prêtre, et fait de
+la confession catholique une condition de l'aumône. À sa recette des
+soupes économiques que l'on distribuera aux pauvres, il ajoute qu'en
+distribuant on leur lira des prières en latin, des <i>Pater</i>, des
+<i>Confiteor</i>, des <i>Ave</i>, des <i>Credo</i>, et qu'on les leur fera «répéter
+et apprendre par c&oelig;ur.» Mais quoi! si cet homme affamé est
+luthérien, calviniste, anglican, faut-il qu'il meure? faut-il qu'il
+abjure pour manger?</p>
+
+<p>Les dames continuent glorieusement leur généralat. Elles remontent à
+cheval, et elles donneront des quenouilles aux hommes lassés ou
+pacifiques, entre autres au grand Condé. L'intrigue de Paris, l'ennui
+du Parlement, <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> ses duels ridicules avec le petit prêtre, tout
+cela l'avait rendu malade: «J'ai assez, disait-il, de la guerre des
+pots de chambre.» Il était réellement un sauvage officier de la guerre
+de Trente ans, et il se fût déprincisé pour s'en aller, comme le duc
+de Lorraine, avec une bonne bande de voleurs aguerris, batailler en
+Allemagne. Ne le pouvant, tenu, lié par sa maîtresse, madame de
+Châtillon, qui muselait ce dogue, il eût accepté volontiers l'offre de
+Mazarin, de le laisser, roi du Midi, dormir tranquillement en Guienne.
+Mais sa s&oelig;ur ne le voulait pas. Il eût fallu que madame de
+Longueville sortît du roman, tombât au réel, rentrât en puissance de
+mari, dans l'ennui de la Normandie. Donc, quand Condé fut en campagne,
+sa s&oelig;ur et ses amis firent entre eux un traité où ils
+l'abandonnaient, s'il faiblissait, et lui substituaient, comme
+général, son petit frère bossu, Conti, élevé pour l'Église, uniquement
+dévot aux beaux yeux de sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>Condé céda, et madame de Longueville emmena triomphante ses deux
+frères, la Rochefoucauld, enfin ses lieutenants, à la conquête du
+Midi.</p>
+
+<p>Mais, contre son drapeau de couleur isabelle, la reine, au nord,
+déploie le drapeau blanc, et, favorisée par la Fronde, mène une armée
+au-delà de la Loire. Elle n'avait que quatre mille soldats, il est
+vrai aguerris, de plus le roi, la jeune et blonde image de la royauté
+pacifique, et du repos futur pour lequel soupirait la France. Condé
+vit aller en fumée tout ce que ses amis lui promettaient pour
+l'entraîner. Tout sur la route suivit l'enfant royal. Les recrues ne
+tinrent pas devant notre vieille infanterie de Rocroy <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span>
+qu'alors menait Harcourt. Condé n'eut un petit secours des Espagnols
+qu'en livrant une place près Bordeaux et se brouillant avec ce
+parlement. Celui de Paris n'osa refuser d'enregistrer la déclaration
+qui le disait traître et l'allié de l'étranger.</p>
+
+<p>Ceci le 4 décembre 1651. Et, le 18, le Parlement apprend par une
+lettre polie de Mazarin que, pour reconnaître les obligations qu'il a
+au roi et à la reine, il vient les délivrer; il a levé une bonne armée
+de dix mille hommes et la conduit en France.</p>
+
+<p>Levé? avec quoi, s'il vous plaît? Avec son argent personnel, sur la
+fortune d'un homme arrivé sans un sou en 1639. L'examen des registres
+de son banquier Cantarini venait d'établir qu'il avait volé neuf
+millions (quarante, tout au moins, d'aujourd'hui).</p>
+
+<p>L'homme qui offrait d'assassiner Condé, Hocquincourt, avait levé et
+conduisait cette bande, sous la noble <i>écharpe verte</i> de Giulio
+Mazarino.</p>
+
+<p>Le Parlement a condamné Condé le 4. Le 30, il condamne Mazarin, qui
+vient faire la guerre à Condé. Le Parlement veut qu'on arme les
+communes pour arrêter le Mazarin, mais défend de prendre l'argent
+nécessaire pour cet armement. Il ordonne aux troupes de marcher et
+prohibe les moyens de pourvoir à leur subsistance, etc.</p>
+
+<p>Sous sa grande fureur (simulée? ou sincère?), un sentiment contraire
+va se fortifiant, le désir de la paix. Un serviteur de Monsieur ayant
+hasardé le simple petit mot d'<i>union</i> entre Monsieur et le Parlement,
+ce mot, qui rappelait la Ligue, eut un effet terrible. «La tendresse
+de c&oelig;ur pour l'autorité royale,» <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> la pensée de ces temps
+maudits, firent repousser, détester l'<i>union</i>....</p>
+
+<p>Pour achever la Fronde, en étouffer le faible souffle, un pesant
+éteignoir tombe dessus, le chapeau rouge, qui coiffa Retz, l'anéantit.
+Mazarin avait cru en faire la feinte seulement pour le perdre dans le
+peuple. Mais le pape haïssait Mazarin. Il fit Retz cardinal, pensant
+le faire plus fort; et ce fut le contraire, il le tua deux fois: dans
+la cour, dans le peuple (18 février 1652).</p>
+
+<p>Le héros, le vainqueur de ce moment, c'est Mazarin. Il va de succès en
+succès, Condé de revers en revers. On se dispute en France la main de
+ses nièces; ses pas victorieux sont marqués par des mariages. Les
+Épernon déjà sont à lui. Les Vendômes ont ambitionné de mêler le sang
+d'Henri IV au sang des Mancini. M. de Bouillon, pour son aîné, pour
+l'héritier de sa principauté, recherche une autre nièce; ce qui
+donnera au Mazarin le frère de M. de Bouillon, Turenne, pour arrêter
+Condé. Celui-ci, perdu en Guienne, ne se voyant au nord qu'une petite
+armée d'Espagnols que conduisaient fort mal deux étourdis, Beaufort et
+Nemours, traverse toute la France et reprend son armée. Voilà Condé
+devant Turenne.</p>
+
+<p>Condé avait trouvé une auxiliaire inattendue. Une femme encore avait
+pris la grande initiative. Mademoiselle de Montpensier, fille de
+Monsieur, mais fort indépendante de son père par sa fortune immense,
+était dépitée, à vingt-cinq ans, de n'être pas mariée. Elle avait le
+c&oelig;ur haut, la grande émulation des reines célèbres, les Christine
+de Suède et les Henriette d'Angleterre. Elle voulait un trône, et
+d'abord elle s'était <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> proposée à l'Empereur. À la rigueur,
+elle eût descendu à prendre l'archiduc pour régner sur les Pays-Bas.
+Mais son rêve favori, c'était le mot d'Anne d'Autriche sur Louis XIV,
+avant sa naissance et pendant la grossesse: «C'est ton petit mari.»
+L'enfant avait quatorze ans, elle, vingt-cinq. Et cette grosse
+différence allait encore augmentant; Mademoiselle perdait de sa
+première fleur; son teint rougissait trop, son grand nez devenait
+rosé. Donc, elle imagina, dans sa sagesse, que le meilleur moyen
+d'épouser le roi, c'était de le battre; que Condé, chassant Mazarin,
+payerait sa vaillante alliée en la faisant asseoir sur le trône de
+France.</p>
+
+<p>Pour mettre les choses au pis, la princesse de Condé, souvent malade,
+ouvrait une autre chance; si Condé était veuf, qui épouserait le
+héros, sinon l'héroïne qui l'aurait soutenu? Donc, en se jetant dans
+la guerre, cette intelligente Clorinde pouvait y gagner deux maris.</p>
+
+<p>C'est dans ses Mémoires qu'il faut lire la grotesque épopée, son
+intrépidité dans une occasion sans péril. Elle y montra du moins que,
+pour vouloir, oser et se mettre en avant, il suffit de ne rien savoir,
+de ne rien voir, de peu comprendre. Elle ferma les portes d'Orléans,
+et donna à Louis XIV, pour premier début de son règne, la
+mortification de reculer devant une femme, la chance d'être vaincu,
+peut-être enlevé par Condé, ce qui fut très-près de se faire
+(Laporte).</p>
+
+<p>Condé eut un grand avantage, il entra à Paris. Il croyait dès lors
+tenir, dominer, entraîner Monsieur et le Parlement. Mais son
+étonnement fut grand en voyant, <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> au Parlement, et à la Cour
+des Aides, où il alla, les magistrats lui reprocher en face et son
+traité avec l'Espagne, et l'argent de l'Espagne qu'il venait de
+recevoir, et son audace à se représenter devant les tribunaux qui
+venaient de le déclarer coupable de lèse-majesté. Il se troubla,
+s'emporta, mais ne put rien nier. Un simple président des Aides
+l'accabla, lui parlant de par la loi, de par la France, bravant la
+sinistre figure qui respirait le meurtre. Il fut bien clair dès lors
+que les magistrats sentaient derrière eux la bourgeoisie armée, qu'ils
+repousseraient Mazarin, mais n'adopteraient pas Condé, et que, si
+celui-ci mettait dans Paris sa petite armée étrangère, ce serait à
+force de sang.</p>
+
+<p>C'est ce qui rendait si bonne et si forte la position de Mazarin. Le
+ministre italien semblait encore, ayant le roi de son côté, contre
+l'allié de l'Espagne et l'armée espagnole, représenter le vrai parti
+français. La question de nationalité, mise en jeu, prime toujours et
+domine la question de liberté. Plus d'un frondeur sincère, plutôt que
+d'ouvrir Paris aux drapeaux de Philippe IV, l'aurait ouvert au
+Mazarin.</p>
+
+<p>Celui-ci était fort tranquille. Il avait sous la main Turenne, et plus
+loin la Ferté avec une seconde armée. Le duc de Lorraine vint un
+moment aider les princes, mais fut aisément renvoyé, ou par terreur ou
+par argent. N'ayant de bien que son armée, il hésitait beaucoup à la
+risquer en agissant contre Turenne. Il partit le 16 juin.</p>
+
+<p>Condé, désespéré, retomba sur Paris, son unique ressource, étant sûr
+de périr s'il n'en venait à maîtriser <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> la ville, à s'y loger
+militairement, à l'exploiter à fond par sa fausse Fronde, mi-canaille
+et mi-gentilshommes, faux savetiers, faux maçons qu'il jetait dans le
+peuple, et qui, sous cet habit, étaient de vieux soldats, nés et
+habitués dans le sang, et tout prêts aux plus mauvais coups.</p>
+
+<p>Déjà cette terreur avait réussi contre Monsieur. Un de ces maçons de
+Condé tira sur lui deux coups de pistolet par-devant tout le peuple
+aux portes du Palais de Justice. Monsieur s'enfuit à toutes jambes.
+Depuis ce temps, il aima fort Condé et ne put lui rien refuser.</p>
+
+<p>Monsieur dompté, il fallait dompter le Parlement. Le 25 juin, une
+foule immense assiége le Palais. Le peuple veut qu'on en finisse.
+D'abord, malentendu entre des compagnies bourgeoises, qui tirent l'une
+sur l'autre. Les gens de Condé en profitent. Ils nettoyent le grand
+escalier à coups de pistolet, tuent trente personnes, en blessent un
+nombre infini dans cette foule compacte. Les magistrats veulent
+sortir. On leur saute à la gorge. On les fait rentrer pour voter. On
+bat, on gourme, on traîne les conseillers plus morts que vifs. Les
+arrêts désormais seront rendus dans le désert, sans président ni
+conseillers, par quelques jeunes gens des Enquêtes.</p>
+
+<p>Ce qui rend ceci plus horrible, c'est ce qu'explique fort bien
+Mademoiselle, la grande alliée de Condé. En frappant ce coup sur le
+Parlement pour l'empêcher de traiter, il voulait traiter lui-même. Il
+prêtait une oreille crédule aux vaines propositions dont l'amusait le
+Mazarin. Mais celui-ci employait ce temps; de tous <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> côtés, il
+rassemblait des troupes, fortifiait Turenne. Une révélation curieuse
+nous montre qu'à ce moment il était occupé de l'intérieur de la petite
+cour, autant et plus que de Paris. Le jeune roi avait quatorze ans. On
+pouvait le croire assez près d'une crise de nature qui donnerait prise
+sur lui. Sa mère le garderait-elle? ou Mazarin s'en emparerait-il?
+C'était déjà la question.</p>
+
+<p>Mazarin avait honteusement, indignement négligé l'enfant, et il
+portait la mère sur ses épaules. Il était excédé des assiduités d'une
+grosse femme de cinquante ans. Tendre, en réalité trop tendre, elle
+avait pris dans son absence assez patiemment les galanteries du
+facétieux Retz. Cela eût été loin si elle n'eût su qu'on en répétait
+tous les soirs la comédie chez les Chevreuse. Bref, Mazarin, à son
+retour, ne fut plus le doux, le charmant cardinal, l'ancien Mazarin,
+mais un rude et brusque mari, ne daignant même ménager les convenances
+du rang, et disant à la pauvre reine devant témoins: «Il vous sied
+bien, à vous, de me donner des avis!»</p>
+
+<p>Il n'avait rien fait jusque-là pour gagner le jeune roi. Il le
+laissait sans argent dans la poche, ne renouvelait pas même ses
+habits, si bien qu'à quatorze ans il avait ceux de douze, beaucoup
+trop courts. Il n'aimait que sa mère, était très-caressant pour elle.
+À vrai dire, elle achetait cela par une complaisance sans bornes,
+faible et molle, soumise à ses moindres caprices. On pouvait croire
+qu'elle le voulait garder dépendant, à force de tendresse. La grande
+affaire de cour tant disputée entre les dames, la question <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span>
+de savoir laquelle donnait la chemise au lever, avait été tranchée;
+elle ne la prenait que des mains de son fils. Déjà grand, il voulait,
+exigeait qu'elle le baignât avec elle. Il le voulut un jour, ayant
+très-chaud, au risque de sa vie, et, sans le médecin, elle hasardait
+la chose, plutôt que de lui résister.</p>
+
+<p>Déjà il recherchait les dames, se plaisait au milieu des filles de la
+reine. Il y avait à parier qu'il choisirait bientôt, qu'il aurait
+quelque favorite. Mais s'il avait un favori? C'est à quoi songea
+Mazarin. À la Saint-Jean (précisément la veille du massacre fait au
+Parlement), Mazarin invite l'enfant à dîner. On dînait vers midi. Il
+revint à sept heures du soir. Que se passa-t-il dans cette longue
+fête? On ne le sait; mais il revint triste, dit Laporte; il voulut se
+baigner, et Laporte «vit bien de quoi il étoit triste.»</p>
+
+<p>Laporte sut les choses, mais non pas les personnes. L'enfant ne
+dénonça pas «l'auteur du fait,» celui avec qui le pervers avait cru le
+lier par une complicité de honte. Je ne vois près de Mazarin de jeunes
+gens que ses neveux. L'un fort petit, élevé aux Jésuites, dans leur
+collége de Clermont. L'autre, déjà hors de pages, n'avait que deux ans
+de plus que le roi, et pouvait être un camarade. Il était fort aimé de
+tout le monde pour sa douce et jolie figure, et pour un charme
+d'esprit et de bonté. Ces deux neveux périrent très-misérablement. Le
+petit, que son oncle avait mis au collége pour se populariser, fut
+berné par ses camarades sur une couverture, mais tomba par terre, fut
+tué. L'autre, cette brillante fleur d'Italie par laquelle il croyait
+tenir le roi, périt victime <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> de l'impatience qu'il avait de
+l'avancer. Il l'exposa au combat du faubourg Saint-Antoine, l'y fit
+lieutenant général à dix-sept ans, et au moment il fut tué.</p>
+
+<p>Pour revenir, Laporte comprit bien que, de toute façon, il était
+perdu, qu'il parlât ou ne parlât pas. Mais cet homme honnête et
+courageux, qui avait risqué sa vie pour la reine, s'immola encore,
+l'avertit. Il était sûr que, dans sa misérable servilité pour Mazarin,
+elle ne garderait pas le secret. Et, en effet, bientôt Laporte fut
+chassé en perdant (sans indemnité) la petite charge qui était l'unique
+patrimoine de sa famille.</p>
+
+<p>Elle profita de l'avis toutefois. L'enfant, fort différent de son
+jeune frère, aimait les femmes et n'aimait qu'elles. Sa mère paraît
+l'avoir confié de bonne heure à la maternité galante d'une dame fort
+laide, madame de Beauvais, sa première femme de chambre, pas jeune et
+qui n'avait qu'un &oelig;il. Elle n'en fut pas moins, dit Saint-Simon, la
+première aventure du roi.</p>
+
+<p>Voilà donc la situation à la Saint-Jean. Admirable de tous côtés.
+Sodome à Saint-Germain. Et au Palais, l'avant-goût du carnage qui eut
+lieu quelques jours après. Ici la boue, et là le sang.</p>
+
+<p>Pendant qu'un prêtre, puis un chartreux, et encore une belle dame,
+maîtresse de Condé, négocient pour lui à la cour, Mazarin a enfin ses
+deux armées et peut agir. Condé va se trouver à Saint-Cloud pris entre
+les deux. Il entreprend de filer sous les murs et d'aller se poster au
+confluent de Charenton. Opération scabreuse devant un général aussi
+attentif que <span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> Turenne, qui, de Montmartre, de Ménilmontant, de
+Charenton, pouvait à chaque pas le foudroyer. Condé remit tout à la
+chance, et compta sur son danger même, pensant qu'il déciderait Paris
+à le recevoir. Mais le contraire advint. Il frappa à toutes les
+portes. Aucune n'ouvrit. À la porte Saint-Denis, Turenne était là,
+pouvait l'écraser de boulets. Il lui tua peu d'hommes d'arrière-garde,
+et le laissa passer jusqu'à la porte Saint-Antoine.</p>
+
+<p>Condé envoyait coup sur coup presser, prier Monsieur. Sa fille aussi
+priait, pleurait. Monsieur faisait le malade, et tous les gens de sa
+maison riaient, pensant que Condé serait tué. Cependant Monsieur,
+sentant bien qu'il se compromettait par son inaction, sans agir,
+écrivit. Il donna une lettre vague à Mademoiselle pour l'autoriser à
+demander à l'Hôtel de Ville les <i>choses nécessaires</i>. Avec ce mot,
+l'audacieuse princesse pouvait ce qu'elle voulait. Le gouverneur de
+Paris L'Hospital et le prévôt des marchands lui étaient fort
+contraires. Ils voulurent ajourner. Leur résistance ne dura pas le
+temps d'une messe basse qu'elle prit en passant par morceaux. La Grâce
+agit, surtout par les cris de la Grève, où l'on entendait nettement:
+«Entrons, noyons ces Mazarins.»</p>
+
+<p>Donc Mademoiselle emporta ce qu'elle voulait, un secours pour Condé,
+et, le plus difficile, sa retraite à travers Paris. Elle avance
+bravement au bruit des canonnades dans la rue Saint-Antoine,
+rencontrant des morts, des blessés, la plupart ses amis. Elle s'émeut,
+mais sans se troubler.</p>
+
+<p>Condé a fait des efforts surhumains, mais fait des <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> pertes
+énormes. Il trouve Mademoiselle établie dans une maison tout près de
+la Bastille. Elle lui offre de lui ouvrir Paris. Il refuse de reculer.
+«Il était dans un état pitoyable. Deux doigts de poussière sur le
+visage, ses cheveux mêlés, sa chemise sanglante, sa cuirasse pleine de
+coups, l'épée nue à la main (ayant perdu le fourreau).... Il
+pleurait....»</p>
+
+<p>Mademoiselle, pendant qu'il retourne au combat, lui envoie des
+renforts, fait filer les bagages, reçoit, fait soigner les blessés.
+Mais tout cela ne suffisait pas. Une seule chose pouvait sauver
+celui-ci, c'était que la Bastille prît parti tirât de ses tours et le
+reçut sous son canon.</p>
+
+<p>Les Broussel tenaient la Bastille. Un fils du vieux Broussel en était
+gouverneur. Se décida-t-il en ce jour sans l'aveu de son père, sans
+l'aveu des frondeurs, des Miron, Charton, Blancmesnil, de la vieille
+et pure Fronde? Je ne le pense pas. La désertion du cardinal de Retz,
+qui s'était fait ermite à Notre-Dame depuis qu'il avait le chapeau,
+n'avait pas enterré avec lui le parti. Il existait disloqué,
+discordant. On le voit bien, malgré l'ombre fatale que jette ici la
+partialité des Mémoires. À croire ceux-ci, Mademoiselle a tout fait.
+Qui lui permit de faire? Celui qui lui baissa le pont-levis et qui la
+mit dans la Bastille. Et qui celui-là? C'est la Fronde.</p>
+
+<p>La vieille Fronde avait à choisir entre la brutalité militaire du
+parti de Condé et l'infamie de Mazarin. Elle choisit, et sauva Condé.</p>
+
+<p>Il était temps. Car on voyait la seconde armée royaliste qui, de la
+Seine, venait pour prendre en flanc <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> Condé, déjà trop faible
+contre celle de Turenne. Encore dix minutes, il était perdu.</p>
+
+<p>On voyait tout cela des tours distinctement. Et le fils de Broussel
+fut trop heureux quand Mademoiselle lui montra l'ordre, faux ou vrai,
+de Monsieur pour tirer <i>sur l'ennemi</i>.</p>
+
+<p>Quel ennemi?</p>
+
+<p>Les canons braqués sur la ville furent tournés vers Charonne, où était
+le roi. Qui allait tirer sur le roi?</p>
+
+<p>Ce fut un conseiller nommé Portail, donc le Parlement, qui tira.</p>
+
+<p>Il n'y eut que trois volées et trois petits boulets. Mais, si la
+Fronde n'eût été déjà divisée et morte par l'abandon de Retz, ce
+n'était plus la Fronde, mais la révolution d'Angleterre. Et c'était
+le <i>Long Parlement</i>.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> CHAPITRE XXIV</h3>
+
+<h4>FIN DE LA FRONDE&mdash;LE TERRORISME DE CONDÉ&mdash;MASSACRE DE L'HÔTEL-DE-VILLE<br>
+
+1652</h4>
+
+
+<p>Au messager qui porta la nouvelle et lui montra les tours couronnées
+de fumée, Condé dit: «Tu me donnes la vie.» Et il faillit l'étouffer
+de ses embrassements.</p>
+
+<p>Ce feu ne pouvait guère pourtant intervenir de près dans le combat. Il
+n'eût pas empêché Condé d'être écrasé aux pieds des tours. Il ne
+portait qu'au loin. Il était admirable pour frapper à Charonne sur le
+roi et sur Mazarin.</p>
+
+<p>Cela même effraya. On le prit comme la voix de Paris, comme menace de
+la grande ville, comme signification définitive que la Fronde adoptait
+Condé, que la Révolution ne reculerait plus, mais se transformerait
+et frapperait la royauté.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> Mazarin fut surpris, atterré. À toutes les portes, il avait
+cru avoir des gens à lui. Il était sûr d'entrer, et ne songeait qu'à
+amener la reine et les dames en triomphe. Il resta aplati, ne profita
+pas de ses forces. S'il eût permis à Turenne de droite, à la Ferté de
+gauche, de pousser leurs armées, de s'unir en formant un coin, ils
+entraient infailliblement; ils perçaient à travers Condé, perçaient
+jusqu'à Paris, ayant de moins en moins à craindre les boulets qui
+volaient par-dessus leurs têtes. Ils auraient ri sous ces canons tirés
+dans les nuages, et trouvé à la porte Saint-Antoine un monde de gens
+impatients de la leur ouvrir. Mais Mazarin perdit la tête. Turenne, je
+crois, garda la sienne. Pour la seconde fois, il épargna Condé. Froid,
+calme et prévoyant, il se soucia peu, pour faire triompher Mazarin, de
+marquer dans l'avenir de sa maison, celle de Bouillon, du sang d'un
+prince, et du carnage horrible où allaient périr pêle-mêle nombre des
+grands seigneurs de France.</p>
+
+<p>La porte Saint-Antoine s'ouvrit, non sans peine, à Condé. Il y fallut
+des prières, des menaces, et l'intérêt aussi qu'excitait sa bravoure
+héroïque. «Voulez-vous faire périr M. le Prince?» Cela emporta tout.</p>
+
+<p>Mais, à la porte Saint-Denis, on n'entra que de force et en cassant la
+tête à l'officier bourgeois qui commandait, d'un coup de pistolet.</p>
+
+<p>L'entrée ne fut pas gaie. C'étaient des vaincus qui entraient et qui
+venaient chercher asile. Une armée moitié espagnole, et des faux
+Espagnols de Flandres. Des files de bagages infinis et des blessés
+sans nombre, un encombrement désolant. Rien de moins rassurant,
+<span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> d'ailleurs, que de mettre dans une ville si riche tant
+d'hommes de pillage et de sang. On les logea entre Saint-Victor et
+Saint-Marcel, dans un faubourg muré, gardé par la Seine et la Bièvre;
+on pouvait dire qu'ils étaient dans Paris et qu'ils n'y étaient pas.
+Mais les bourgeois ne s'aperçurent que trop du voisinage de ces
+troupes mal disciplinées, battues, mais impudentes et de mauvaise
+humeur, qui n'auraient pas mieux demandé que d'avoir sur leurs hôtes
+le succès qu'elles n'avaient pas eu sur l'ennemi.</p>
+
+<p>Condé trouva la ville fort changée et fort partagée. La Fronde même,
+qui venait de le sauver, n'était nullement d'accord pour lui. Sans
+parler de la Fronde inerte du cardinal de Retz, caché à Notre-Dame, il
+y avait la Fronde orléaniste, attachée à Monsieur; la Fronde
+royaliste, qui voulait le retour du roi et de la cour, et n'excluait
+que Mazarin. Celle-ci, c'était vraiment presque toute la ville. Peu
+voulaient Mazarin, et peu voulaient Condé.</p>
+
+<p>Condé n'avait qu'une chance, frapper un coup sanglant, se relever par
+la terreur, compromettre Monsieur. Qui donna ce conseil sinistre? Qui
+fit croire à Condé que cet excès d'ingratitude, de frapper qui l'avait
+sauvé, de punir Paris, son asile, de sa généreuse hospitalité, lui
+porterait bonheur? On l'ignore. Peut-être un sot et dur soldat, de ces
+ignorants capitaines, bornés comme un boulet. Ou bien serait-ce
+l'homme de Richelieu, élevé aux choses violentes, le malencontreux
+Chavigny, un fils de la fatalité, né pour aller de faute en faute, de
+malheur en malheur, qui mourut peu après, fort pénitent, fort
+janséniste? Il serait <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> mort, dit-on, des reproches que lui fit
+Condé d'avoir traité pour lui; mais, qui sait? ces reproches avaient
+peut-être un autre sens.</p>
+
+<p>Le prévôt des marchands avait convoqué à l'Hôtel de Ville une
+assemblée pour le 4 juillet, six magistrats et six bourgeois de chaque
+quartier, de plus tous les curés, redevenus, comme Retz, grands amis
+de la paix. Les magistrats frondeurs étaient sûrs d'y être envoyés, et
+l'on pouvait prédire que la majorité serait frondeuse. Mais frondeuse
+de quelle nuance? De celle qui voulait le <i>roi sans Mazarin</i>.</p>
+
+<p>Cette Fronde-là avait sauvé Condé, mais elle ne voulait pas éterniser
+pour lui la guerre.</p>
+
+<p>Le 3 juillet, Condé prit son parti, et chargea ses soldats de <i>faire
+peur</i> à cette assemblée. Il fit louer le soir chez les fripiers deux
+cents habits d'ouvriers dont il affubla pareil nombre de ses tueurs
+les plus déterminés. On loua à la Grève quelques chambres, où l'on
+pratiqua dans les murs des meurtrières qui répondraient juste aux
+fenêtres de la salle de l'Hôtel de Ville, qui étaient en face. On jeta
+un mot d'ordre dans la population misérable du quartier, les maçons
+sans ouvrage, les bateliers qui ne naviguaient plus: on dit partout la
+nuit qu'il fallait en finir avec les Mazarins. La chaleur était
+grande. Pour donner l'élan à l'affaire, on eut soin d'amener en Grève
+cinquante pièces de vin à défoncer.</p>
+
+<p>Talon, un honnête homme et un consciencieux magistrat, affirme qu'un
+des amis du prince, M. de Rohan, sut la nuit cet affreux secret; que,
+le 4 au matin, il pria, supplia Condé de ne point faire cette chose
+insensée <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> et horrible. Elle devait lui donner un jour de
+force, mais le lendemain l'horreur universelle, la haine de Paris, qui
+s'ouvrirait au Mazarin. Pouvait-il bien, d'ailleurs, envelopper dans
+ce carnage les plus ardents frondeurs, les gens de son parti, du parti
+qui venait de lui sauver la vie en le couvrant du feu de la Bastille.</p>
+
+<p>Le second de Broussel, Charton, allait se trouver là. L'aîné des
+barricades, Miron, celui qui, le premier, fit battre le tambour au
+jour où naquit la Fronde, Miron, allait aussi en aveugle à la mort.
+Mais, outre ces frondeurs, il y avait des gens, le conseiller Ferrand,
+l'échevin Fournier, qui étaient purement et simplement amis des
+princes et des séïdes de Condé. N'était-ce pas une chose énorme et
+monstrueuse de ne pas les avertir? On eût ébruité le secret,
+dira-t-on. Mais il était déjà communiqué à tant de gens! Rohan ne fut
+pas écouté. Apparemment les conseillers du prince jugèrent qu'en cette
+vieillesse des partis, les amis trop anciens sont tièdes, cependant
+exigeants, et qu'on est trop heureux de ces purgations fortuites qui
+expulsent un sang refroidi.</p>
+
+<p>Soit que le secret transpirât, soit pressentiment vague, plusieurs
+hésitaient d'y aller. Un marchand de la rue Saint-Denis, fort estimé,
+aimé, était retenu par sa femme. Il dit: «Je suis nommé, c'est mon
+devoir d'aller.» Mais il se confessa et communia, pensant aller à la
+mort.</p>
+
+<p>Les deux princes arrivèrent fort tard à l'Assemblée (Conrart dit à six
+heures). Condé sans doute priait, poussait, dès le matin, Monsieur,
+peu curieux de cette <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> fête. Un trompette du roi arriva en même
+temps pour demander qu'on remît l'assemblée. Elle s'insurgea contre,
+et parut très-frondeuse, mais non dans l'intérêt des princes,
+demandant seulement «que le roi rentrât sans Mazarin.» Les princes
+mécontents se levèrent, descendirent.</p>
+
+<p>Est-il sûr qu'ils aient dit à la foule: «Ce sont des Mazarins,
+faites-en ce que vous voudrez?» On l'a dit, mais j'en doute. Ce signal
+de mort était superflu. Condé, croyant peut-être se laver les mains de
+la chose en la rejetant sur un autre, avait logé le roi des Halles, le
+mannequin Beaufort, dans une boutique des ruelles qui vont à la Grève
+pour surveiller l'exécution. Chose curieuse qu'atteste Conrart, malgré
+les cinquante tonneaux de vin, l'affaire ne prenait pas. Quelques
+coups de fusil partirent bien de la Grève, tirés en haut, donc
+innocents. Le peuple était plutôt triste, et plus sombre que furieux.
+«Les plus méchants n'attaquaient point.» Qui voulut fuir d'abord
+échappa sans grande peine.</p>
+
+<p>Mais il se trouvait là aussi des gens moins incertains, venus de chez
+Condé, et de ses propres domestiques. Ses soldats déguisés, qui
+buvaient depuis le matin avec les bateliers, ne souffrirent pas non
+plus que la chose avortât. Ils attaquèrent en hommes d'expérience,
+d'une part tirant d'en face par les trous faits exprès sur les larges
+fenêtres de la salle de l'Hôtel de Ville; d'autre part, attaquant d'en
+bas, de près et du plus grand courage les défenses improvisées que les
+archers de la ville avaient faites au vestibule et à l'entrée du
+fameux escalier. Ces archers, <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> peu nombreux, et n'ayant guère
+de poudre, firent cependant une très-belle résistance, tirant quatre
+par quatre, et chaque fois tuant quatre soldats. Ceux-ci étaient
+désespérés; ils entrèrent en fureur. L'un d'eux, ayant déjà trois
+balles, s'acharnait de son bras mourant à arracher un pieu; il fut tué
+dessus à coups de hallebardes, d'épées et de poignards.</p>
+
+<p>Le gouverneur de Paris, L'Hospital, le prévôt, tous les royalistes,
+craignaient beaucoup, mais non pas les frondeurs. Des hommes idolâtrés
+du peuple, le président <i>J'dis ça</i> (Charton), le bouillant colonel et
+maître des comptes Miron, n'imaginèrent pas un moment qu'on voulût
+s'attaquer à eux. Charton se mit sur une fenêtre, cria qu'on
+s'arrêtât, qu'il répondait de tout; mais on tira sur lui. Il
+descendit, il s'offrit pour otage. En un moment, il fut coiffé de cinq
+cents coups, s'arracha à grand'peine et se cacha aux lieux d'aisance.
+Miron fut moins heureux encore. Il entreprit de se faire jour pour
+aller faire armer ses gens et délivrer l'Hôtel de Ville. «Vous
+périrez, lui dit-on.&mdash;Il n'importe! que je périsse en faisant mon
+devoir.» À peine sur la Grève, il crie: «Je suis Miron.» Il est jeté à
+terre par un savetier qu'il avait naguère empêché de tuer un
+magistrat. Un cuisinier et un petit laquais de Condé frappent dessus;
+il est percé de coups.</p>
+
+<p>Les amis que Condé avait dans l'assemblée, fort étonnés de voir
+massacrer les frondeurs, se hâtent de faire un écriteau en grosses
+lettres, y écrivent <i>Union</i>, espérant désarmer l'émeute. Mais l'émeute
+était ivre de vin, de sang, n'y voyait plus. Ferrand, l'un d'eux, qui
+descendit, fut tué à côté de Miron.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> Cependant Condé et Monsieur étaient entourés de personnes qui
+priaient, suppliaient, pleuraient pour qu'on envoyât au secours. Le
+laquais d'un des partisans dévoués de Monsieur, qui était à l'Hôtel de
+Ville, arriva jusqu'au prince. Il le trouva paisible qui sifflait.
+«Monseigneur, ils vont tuer mon maître!» Le voyant sourd, paralytique,
+aveugle, il perdit tout respect, l'empoigna par le bras, croyant le
+faire lever... Mais toujours ce bras retombait....</p>
+
+<p>Un homme cependant arrive essoufflé. «Le feu est à l'Hôtel de Ville!»
+Monsieur dit à Condé: «Mon cousin, ne pourriez-vous pas aller mettre
+ordre à cela?&mdash;Monseigneur, dit Condé, je ne m'y entends point. Je me
+sens poltron pour ces choses.&mdash;Eh bien, dit Mademoiselle, j'irai. Il
+faut sauver le gouverneur, et le prévôt.&mdash;J'irai avec vous,» dit
+Condé. Mademoiselle l'en empêcha. Elle n'alla pas jusqu'au bout. Au
+pont Notre-Dame, on lui dit qu'ils étaient enragés à ce point qu'ils
+avaient tiré sur le Saint-Sacrement qu'un curé apportait en Grève. Ses
+gens la supplièrent de ne pas avancer.</p>
+
+<p>Le feu n'avait pas pris. Il n'y eut qu'une grande fumée dont les
+enfermés étouffaient. D'autre part, un curé parvint jusqu'à Beaufort,
+et lui fit honte de ce mélange horrible où il confondait ses amis. Il
+avança alors, sauva quelques personnes. Mais ce qui fut plus efficace,
+c'est que, les soldats furieux de Condé ayant été tués ou blessés en
+grand nombre, il ne restait guère sur la Grève que de la canaille. Ces
+meurt-de-faim, fort peu passionnés, imaginèrent qu'il y avait là une
+grosse affaire pour eux à dépouiller les richards <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> qui
+seraient trop heureux de n'être que volés. Ils montèrent, trente
+d'abord d'un même flot. Et ils trouvèrent l'affaire encore meilleure.
+Ces gens, qui n'attendaient que la mort, non-seulement se laissèrent
+voler très-volontiers, mais leur proposèrent des traités, deux cents
+francs, trois cents francs, pour être ramenés chez eux. Ce commerce
+honteux, misérable, des vies humaines, qui s'était fait à la
+Saint-Barthélemy, se revit dans Paris. Les défenseurs payés se
+croyaient si autorisés d'en haut, qu'ils ne faisaient difficulté de
+dire leurs noms, leurs métiers, leur adresse, et venaient froidement
+toucher le lendemain le prix convenu de la veille.</p>
+
+<p>Mademoiselle, qui, dans tout cela, montre un c&oelig;ur de princesse, et
+point du tout de femme, donne la belle excuse qu'elle fit chercher un
+trompette pour l'envoyer devant et obtenir passage, mais qu'il ne s'en
+trouva pas dans tout Paris. Elle était revenue au Luxembourg. Son
+père, après avoir eu peur d'agir, commençait à avoir peur de n'agir
+pas. Il l'obligea de retourner. Il était minuit, et tout fini. Elle ne
+rencontra guère de vivants, mais des morts empilés dans une charrette,
+et si négligemment jetés, que les jambes et les bras roidis passaient
+d'ici et de là. «Je ne fis que changer de portière, dit-elle, de
+crainte que les pieds ou les mains ne me donnassent par le nez.» La
+nuit était très-belle, fort chaude. Cette fille sensible rit fort en
+rencontrant des marchandes en chemise qui causaient sur la porte avec
+leurs bons amis en costume plus simple encore. La Grève était moins
+gaie. «Je ne vis jamais, dit-elle, un lieu plus solitaire.» <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span>
+Beaufort la fit passer sur les poutres fumantes. Elle trouva dans un
+cabinet le prévôt, et le sauva d'un danger qui n'existait plus.</p>
+
+<p>Il était presque jour. Paris se reconnaissait. On commençait partout à
+raconter la chose. Et tout retombait sur Condé. «Il y eut un mouvement
+d'horreur,» dit Joly.&mdash;Et Mademoiselle elle-même: «Ce fut le coup de
+massue pour le parti.» Et le prudent Omer Talon ne fait pas difficulté
+de dire: «Le coup le plus barbare, le plus sauvage qui se soit fait
+depuis l'origine de la monarchie<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Lien vers la note 27"><span class="smaller">[27]</span></a>.»</p>
+
+<p>Condé fit l'expérience du changement terrible qui s'était fait pour
+lui. Son partisan, le conseiller Leboult, vint trouver les deux
+princes à la tête de plusieurs des victimes échappées, et, quand ils
+le pressèrent d'articuler qui l'on croyait coupable, il dit
+fermement: <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> «Vous.» À quoi Condé ne dit rien autre chose,
+sinon «que personne ne dirait cela qu'il ne le fît périr.»</p>
+
+<p>Un autre de ses partisans, le conseiller Croissy, se déclara hardiment
+contre lui quand il voulut faire recevoir son ami Rohan duc et pair.
+Condé en vint à bout par la menace, et, comme il raillait Croissy en
+sortant et disait qu'après tout il n'agissait que pour chasser les
+Mazarins, Croissy, en levant les épaules, lui dit: «Je voudrais que
+personne n'eût pas plus d'intelligence que moi avec lui.» Mot sanglant
+qui notait cette duplicité exécrable: un massacre opéré pour traiter
+plus facilement, et la Fronde égorgée pour pouvoir mieux trahir la
+Fronde.</p>
+
+<p>L'indignation, l'horreur de son propre parti, l'obligèrent de donner
+quelque satisfaction à l'opinion. Il fit dire aux églises qu'on
+révélât ce qu'on saurait des auteurs du massacre. Ils n'étaient pas
+difficiles à trouver.</p>
+
+<p>On prit tout d'abord le petit laquais et le cuisinier de Condé. On les
+avait vus frapper Miron à terre. Le rapporteur de l'affaire trouve un
+matin écrit sur sa porte: «Si vous les faites mourir, vous êtes mort!»</p>
+
+<p>Mais, en les défendant, Condé se fut séparé de la Fronde. L'assemblée,
+chargée de nommer un nouveau prévôt, nomma Broussel à l'unanimité, et
+l'une des victimes échappées du 4, Charton, brouillé avec les princes
+et désormais leur ennemi, eut presque autant de voix que Broussel.
+Celui-ci, octogénaire, maladif et de plus en plus, était incapable
+d'agir. Sa fermeté, sa probité connue, portent à croire cependant
+qu'il n'accepta <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> qu'autant que l'on ferait justice. Les deux
+meurtriers furent pendus.</p>
+
+<p>La désertion avait réduit Condé de cinq mille hommes à deux mille cinq
+cents. Et il n'osa plus même les tenir campés à Saint-Victor, où les
+bourgeois, pillés et irrités, eussent fini par les assommer. Les
+bouchers et nombre d'hommes pareils, pour garantir Retz, disaient-ils,
+avaient fait du cloître Notre-Dame une place d'armes. Les tours
+étaient pleines de poudres, de balles et de grenades. La terreur,
+lancée par Condé, lui revint à lui-même. Il offrit aux bourgeois de
+faire pendre ceux qu'ils voudraient, et finalement éloigna ses soldats
+et les mit hors Paris en jurant qu'ils ne prendraient pas un épi de
+blé.</p>
+
+<p>Cependant le massacre avait eu son effet. Les négociations furent plus
+faciles. Mazarin se prit platement à croire que Condé était fort,
+qu'il était maître de la ville, et, comme le prétexte unique et
+dernier de la résistance était sa présence à la cour, il fit encore la
+comédie de se retirer pour un temps.</p>
+
+<p>Condé semblait fou de fureur, de dégoût de lui-même. Pendant que la
+grande folle Mademoiselle essaye de le soutenir d'argent, il se rue
+dans l'orgie avec une comédienne, si bien qu'il en tombe malade. On
+croit relire l'histoire de Charles IX, qui se tue sur Marie Touchet.</p>
+
+<p>Il put s'apercevoir que le respect était perdu. Rieux, un de ses
+partisans, lui résistant en face, il lui donne un soufflet, reclaqué
+sur-le-champ à la joue de Condé. On les prit tous les deux au corps,
+ce qui n'empêcha pas qu'ils ne pussent encore échanger les gourmades.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> Tout le monde, sous ses yeux, avait quitté la <i>paille</i>, signe
+de son parti, pour mettre au chapeau le <i>papier</i>, le signe royaliste.
+Paris et lui étaient las l'un de l'autre. Les Espagnols avaient payé
+le duc de Lorraine pour venir le secourir. Il partit de bon c&oelig;ur
+pour aller le rejoindre. Il enviait la vie errante de ce massacreur
+mercenaire, joyeux, plaisant dans les horreurs d'une guerre
+anthropophage.</p>
+
+<p>Voilà Condé et Mazarin partis. Et Condé est perdu. Mazarin même,
+quoique tenant le roi il tienne tout, aurait peine à se relever (comme
+on verra) sans l'épée de Turenne.</p>
+
+<p>Que reste-t-il de la Fronde? Rien matériellement qu'une prodigieuse
+misère. Et moralement? Pis encore: le dégoût de l'action, l'horreur
+d'agir jamais.</p>
+
+<p>Est-ce tout? Oui, pour le présent. Pour l'avenir et pour l'effet
+lointain, une chose reste: <i>une langue</i>, un esprit.</p>
+
+<p>Si l'on nous passe une comparaison un peu trop familière, et basse, si
+l'on veut, mais nette, et qui explique tout, la France avait eu
+jusque-là comme ce frein charnu de la langue qu'on coupe quelquefois
+aux enfants pour leur donner la liberté d'organe. La Fronde nous coupa
+le filet.</p>
+
+<p>On put croire que la France allait être lancée cent ans plus tôt dans
+une audace extraordinaire d'esprit. Mazarino et son baragouinage
+avaient déchaîné la verve comique, et le burlesque même. L'idolâtrie
+royale fut atteinte un moment, et ce fut un fou rire d'avoir vu les
+visages sous les masques, surpris les dieux dans la bassesse humaine,
+l'Olympe sur la chaise <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> percée. On ne s'arrêta pas au mari de
+la reine. La reine elle-même, «la bonne Suissesse,» comme dit Retz,
+que le peuple appelait sans façon <i>Madame Anne</i>, elle fut chansonnée,
+et, bien plus, racontée. Le <i>Rideau du lit de la reine</i>, c'est le
+titre d'un de ces pamphlets. Mais voici le plus fort, Richelieu sort
+de son tombeau. Son petit journal (d'une authenticité terrible, signé
+de la griffe du lion) dit au nom de l'histoire la comédie intime, bien
+plus forte et bien plus comique que n'auraient pu l'imaginer le faible
+Marigny et le bonhomme Scarron.</p>
+
+<p>L'autel n'impose pas beaucoup plus que le trône. Les <i>esprits forts</i>,
+brûlés naguère, sont en faveur dans la Fronde, hors la Fronde. Ils se
+prélassent au Louvre. L'intime ami du cardinal de Retz, le joyeux
+Brissac, qui, la nuit, court les rues avec ses amis, las de battre le
+guet, trouve plus amusant de battre Dieu. Voyant le Crucifix, il y
+court l'épée haute, en criant: «Voilà l'ennemi!»</p>
+
+<p>Le favori de Richelieu, Beautru l'athée, n'en est pas moins toujours
+chez la dévote reine, comme un animal domestique, chien ou chat
+favori. Ses bons mots sont célèbres. Un jour, à la procession, il ôte
+son chapeau devant le Crucifix. «Quoi! dit-on, vous, Beautru?&mdash;Oh!
+dit-il, nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas.»</p>
+
+<p>Est-ce Vanini qui ressuscite! ou bien est-ce déjà Diderot? Rien de
+tel? Les grandes révoltes sont ajournées. La petite affaire janséniste
+va absorber les plus hardis.</p>
+
+<p>Tant d'agitations inutiles ont excédé l'esprit public. <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> C'en
+est fait de la comédie pour quelque temps. On souffle les chandelles,
+et la farce est jouée. L'auditoire est heureux d'être mis à la porte.
+Il bâille et va se mettre au lit. Les bouffons de la pièce,
+pamphlétaires, satiriques, rieurs gagés, n'y gagnant plus leur vie,
+tournent bientôt au madrigal, plus lucratif, soupirent à tant par
+vers, et riment pour les ballets du roi.</p>
+
+<p>Ce roi jeune et galant, qui danse le <i>Zéphyr</i>, qui à lui seul joue les
+<i>Jeux et les ris</i>, qui tout à l'heure sera Phébus, ou le Soleil
+(soleil d'amour des Mancini, des La Mothe et des La Vallière), voilà
+l'idole de la paix, le culte nouveau de la France. Si elle est
+vraiment amoureuse, elle est femme, et ne rira plus.</p>
+
+<p>Qui trouvera-t-on qui rie encore? qui garde l'esprit de la Fronde? Un
+seul homme peut-être. Dans un triste hôtel du Marais, non loin de
+Marion Delorme et de la jeune Ninon, l'Homère grotesque, le Virgile
+cul-de-jatte, Scarron, fait le <i>Roman comique</i>. Rieur obstiné,
+intrépide, il rit sur son grabat, sur ses propres ruines, sur les
+ruines du monde. Il se divertit à conter la vie aventureuse d'une
+société de carnaval, aussi morale, aussi rangée que l'administration
+de Mazarin et de Fouquet. Peinture divertissante et basse. Mais plus
+basse, de beaucoup, est la réalité de ce temps-là, lorsque Ragotin
+trône au Louvre.</p>
+
+<p>La meilleure farce, au reste, de Scarron, c'est celle qu'il a faite
+sans en deviner la portée. Je parle de son mariage. La jeune Aubigné,
+qu'il nourrit, qu'il élève (jolie petite prude qu'il prend, ma foi,
+pour lui), comme il rirait s'il prévoyait qu'il la prépare <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span>
+pour le grand roi! Tant pis pour celui-ci, qui n'y pense que trente
+ans trop tard. Scarron doit passer avant lui.</p>
+
+<p>Que fût-il devenu, le pauvre homme, si d'avance il eût lu les deux
+inscriptions qu'on voit aux voûtes de la chapelle de Versailles, et
+qui disent si bien les deux religions de l'époque: le <i>roi</i> le dieu du
+peuple, et <i>madame Scarron</i> dieu du roi!</p>
+
+<p><i>Intrabit in templum suum dominator.</i> Le roi entrera dans son temple.</p>
+
+<p><i>Rex concupiscet decorem tuum.</i> Ta beauté remplira le roi de désir et
+de concupiscence.</p>
+
+<p>Voilà pourquoi la foule, en ces derniers temps de Louis XIV,
+s'obstinait, dit Racine, à demander et faire jouer les farces de
+Scarron. On l'évoquait pour voir cette vengeance de la Fronde. Scarron
+ne revint pas. Il eût trop ri. Il eût eu l'aventure de l'Arétin, qui,
+dans un tel accès, tomba à la renverse et se cassa la tête. Il fût
+mort une seconde fois.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> CHAPITRE XXV</h3>
+
+<h4>TURENNE RELÈVE MAZARIN.&mdash;RÈGNE DE MAZARIN<br>
+
+1652-1657</h4>
+
+
+<p>Les Mémoires véridiques du modeste Turenne et ceux de son jeune
+lieutenant York (depuis Jacques II) nous apprennent que, sans la
+fermeté de ce grand militaire, la cour et Mazarin lâchaient pied,
+cédaient tout. N'étant reçus ni à Paris, ni à Rouen, <i>ni dans aucune
+ville de France</i>, sans lui, ils fuyaient jusqu'à Lyon.</p>
+
+<p>C'est-à-dire que Paris, que la France, qui vomissait Condé, ne voulait
+pas pour cela ravaler Mazarin. Excessif était le dégoût, et la nausée
+mortelle. Pour qu'on subît cette odieuse médecine, il fallut un peu
+d'aide. Il fallut la douce contrainte d'une exécution <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span>
+militaire par trois armées (de Turenne, de Condé et des Lorrains), qui
+fit de la banlieue, à dix lieues à la ronde, un désert comparable à
+ceux de Picardie et de Lorraine.</p>
+
+<p>Turenne, qui s'efface partout ailleurs, dit ici nettement (et je le
+crois) qu'il eut les grandes initiatives du temps:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> Il arrêta la cour, effrayée de l'entrée des Espagnols qui venaient
+secourir Condé; <i>il l'empêcha de fuir</i> (juillet 1652).</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Mazarin, s'éloignant encore pour apaiser et faire céder les
+résistances de Paris (août), Turenne prit toute précaution pour que
+cet éloignement ne fût pas définitif et <i>pour assurer son retour</i>.</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> Il inquiéta les Espagnols, qui n'allèrent pas plus loin que Laon.
+Il prit une bonne position à Villeneuve-Saint-Georges, et y <i>tint un
+mois en échec Condé et les Lorrains</i> (septembre).</p>
+
+<p>4<sup>o</sup> Enfin, il donna à la cour, à la reine et au jeune roi le courage
+de <i>rentrer dans Paris</i>, qu'ils redoutaient toujours. À ce point
+qu'arrivés aux portes, et sachant que Monsieur y était encore, la peur
+qu'ils eurent de ce peureux leur eût fait rebrousser chemin si Turenne
+n'avait insisté, se mettant au même carrosse, et les couvrant de la
+présence du redoutable général qui venait de primer Condé (21
+octobre).</p>
+
+<p>La chose réussit. Le peuple applaudit fort le roi. Déjà le clergé de
+Paris, Retz en tête, les corps de métier, l'avaient prié de revenir.
+Le 22, le Parlement est mandé au Louvre, dans une salle pleine de
+soldats et sous l'&oelig;il de Turenne. Là, ce beau jeune roi, qui la
+<span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> veille avait été si près de rebrousser chemin, fait lire aux
+magistrats, vaincus sans combat, la défense de se mêler d'aucune
+affaire publique, ni spécialement de ses finances, ni entreprendre
+contre ceux à qui il confie l'administration. C'est la proclamation
+solennelle et définitive de la monarchie absolue, du grand règne, et
+de l'âge d'or, qui, parti de la banqueroute, aboutit en un demi-siècle
+à la sublime banqueroute des trois milliards qui rasa le pays.</p>
+
+<p>Le cardinal de Retz, qui, dès septembre, a reçu le chapeau, est
+accueilli, caressé et choyé. La reine lui déclare que lui seul a mis
+le roi dans Paris (éloge vrai, il divisa la Fronde). Et lui seul aussi
+est frappé. Le 18 décembre, on le met à Vincennes. Alors Mazarin,
+rassuré, hasarde de rentrer à Paris (février 1653).</p>
+
+<p>Ce qui rend dans tout cela l'initiative de Turenne bien étonnante,
+c'est que, <i>seul</i> à la cour, il s'obstina pour Mazarin. La reine était
+entourée de gens lassés et excédés de lui. Elle avait sous la main un
+homme digne et capable, Châteauneuf, qui l'eût remplacé. L'aimait-elle
+encore véritablement? Elle venait de sentir son ingratitude, sa
+perversité (dans la tentative de lui enlever le jeune roi par le goût
+des plaisirs honteux). Dès son premier voyage, elle avait paru
+vacillante. Combien plus au second! Par quoi la tenait-il?
+Très-probablement par le mariage. Mangeuse et fort sanguine, sensuelle
+et dévote, le tempérament, les scrupules, la ramenaient à cet homme
+méprisé, odieux, dont elle avait besoin. Elle le dit nettement dans
+une lettre, comme les femmes n'en écrivent guère (V. Ravenel,
+Walckenaër, <i>Sévigné</i>, et Cousin, <i>Hautefort</i>). <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> Elle y avoue
+«qu'elle n'en peut plus.... Et il sait bien de quoi.»</p>
+
+<p>Turenne, très-bon observateur, vit cela, et conclut que, de toute
+façon, Mazarin finirait par revenir. Il craignit de compliquer la
+résistance militaire par une révolution de cour.</p>
+
+<p>Cela semblait d'un esprit positif, d'une politique prudente, basse, il
+est vrai, mais sûre. Si ce coquin était indispensable, si le salut, la
+paix étaient en lui, il fallait bien le prendre. Mais on eût pu
+cependant objecter que Turenne, en portant si haut le drapeau de
+Mazarin, en voulant même, à son départ, <i>qu'on déclarât qu'il
+reviendrait</i>, se créait, par la force de ce nom détesté, une
+difficulté très-réelle et au roi un obstacle. Il n'y parut pas dans le
+Nord, mais beaucoup dans le Centre, et encore plus dans le Midi.
+Tandis qu'on avait si peu de forces devant l'invasion espagnole, il
+fallut employer des troupes en Bourbonnais, et bien plus en Guienne,
+où la résistance contre Mazarin dura un an encore. Pourquoi? Il
+s'obstinait, dans ce grand péril de la France, à faire recevoir à
+Bordeaux le fils du duc d'Épernon, plus détesté que Mazarin même, mais
+qui devait épouser sa nièce!</p>
+
+<p>Hors de la guerre, Turenne était un très-pauvre homme, tout à fait
+terre à terre, et, s'il ne fit jamais de mauvaise man&oelig;uvre, il fit
+bien des fausses démarches.</p>
+
+<p>À lire ce qui précède, on le croirait un Machiavel, un égoïste et
+hardi courtisan, qui eût calculé que, cadet et pauvre, simple vicomte
+de Turenne, il arriverait plutôt au commandement général des armées
+en se <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> donnant pour maître un étranger isolé, méprisé. Mais ce
+n'est pas cela. Ses vrais motifs furent autres, tout militaires. Pour
+les comprendre, il faut connaître les hommes de la guerre de Trente
+ans.</p>
+
+<p>Turenne et sa petite armée étaient une même personne, presque autant
+que l'armée de Lorraine et son duc, l'aventurier célèbre. Chacun des
+avis de Turenne et de ses conseils à la cour fut absolument relatif à
+la position et au salut de cette armée. Quand il empêcha, en juillet,
+la cour de fuir à Lyon, on allait l'affaiblir encore, lui prendre une
+escorte de deux mille hommes; et cette armée, ainsi mutilée, frappée
+moralement par l'abandon du roi, eût bientôt cessé d'exister. Quand il
+exigea, en octobre, que le roi hasardât de rentrer à Paris, ce fut,
+dit-il, parce que, sans cela, il n'y eût eu pour l'armée «ni argent ni
+quartier d'hiver. Les officiers quittoient déjà tous les jours, faute
+de subsistances.»</p>
+
+<p>Comprenons bien ce que c'est que Turenne.</p>
+
+<p>Les très-bons portraits qu'on en a donnent une tête assez forte,
+médiocre, bourgeoise, où personne ne devinerait le descendant des
+Turenne du Midi, ni le frère de M. de Bouillon. C'est un terne visage
+hollandais (il l'était de mère et d'éducation), qui tournerait au
+bonasse s'il n'avait la bouche fort arrêtée, réservée, mais
+très-ferme.</p>
+
+<p>Cet homme de si grande résolution était hésitant de parole, trivial,
+ennuyeux, filandreux. L'état d'infériorité où il fut longtemps, comme
+cadet et bas officier dans les armées de la Hollande, resta en lui
+toute sa vie. Il était fort modeste, fort serré, non avare, mais
+<span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> extrêmement économe. Ses lettres de jeunesse le disent assez.
+Il y parle et reparle de son habit <i>qui passe</i>. Lui-même il était né
+râpé.</p>
+
+<p>Son flegme était extraordinaire, et rien, pas même la plus brusque
+surprise, ne l'en faisait sortir. Tout le monde sait l'anecdote
+suivante, qui, du reste, lui fait honneur. Il se levait de fort bonne
+heure. Un matin qu'il prenait l'air à la fenêtre, un de ses gens,
+voyant un homme accoudé là en bonnet de coton, le prend pour son
+camarade, et lui applique amicalement un énorme soufflet au bas du
+dos. L'homme se retourne, et c'est Turenne. «Monseigneur, s'écrie le
+frappeur à genoux, j'ai cru que c'était <i>Georges</i>...&mdash;Mais, quand
+c'eût été <i>Georges</i>, dit Turenne en se frottant, il ne faut pas
+frapper si fort.»</p>
+
+<p>L'homme était excusable. Et tout le monde croira voir <i>Georges</i> si
+vous mettez à ses portraits un bonnet de coton.</p>
+
+<p>En ce temps d'emphase espagnole et de héros à la Corneille, la prose
+apparut dans Turenne. On vit que là guerre était chose logique,
+mathématique et de raison, qu'elle ne demandait pas grande chaleur,
+tout au contraire, un froid bon sens, de la fermeté, de la patience,
+beaucoup de cet instinct spécial du chasseur et du chien de chasse,
+parfaitement conciliable avec la médiocrité de caractère.</p>
+
+<p>Les Mémoires de Turenne n'indiquent pas qu'il ait jamais eu une
+émotion, jamais aimé, jamais haï. On dira que ce sont des Mémoires
+militaires, et qu'il n'a voulu qu'expliquer ses opérations. Cependant
+il est surprenant de voir que même les maîtres de son art, <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span>
+le grand Gustave, l'habile et savant général Merci (son vrai maître en
+réalité), n'obtiennent à leur mort, d'un écrivain si prolixe, pas un
+mot de sympathie. Une ligne pour Gustave dans une lettre, une pour
+Merci dans les Mémoires, et voilà tout. Cependant, à Nordlingen, si
+Merci n'eût été tué, Turenne n'eût pas sauvé Condé, et la bataille
+était perdue.</p>
+
+<p>Il est bien entendu que les effroyables événements qu'il traverse,
+l'état du peuple que son armée dévore, lui sont parfaitement
+indifférents. Il y a de temps en temps une ligne funèbre, mais rien de
+plus. «Pas un paysan dans les villages» (d'Alsace, p. 363).&mdash;«On passe
+cent villages sans rencontrer un homme» (en Palatinat, p. 342).&mdash;«Dans
+ce pays (de Moselle), il n'y a pas de quoi nourrir quatre hommes» (p.
+399).</p>
+
+<p>Quant aux environs de Paris, on sait, mais non par lui, dans quel état
+ils se trouvaient, pillés et repillés, ravagés, affamés, outragés par
+les trois armées, puis empestés des cadavres innombrables d'hommes et
+de chevaux. Les belles dames de Paris s'en vont, en se bouchant le
+nez, à travers les charognes, faire collation dans ces armées, et
+Turenne fait taire le canon quand Mademoiselle va visiter Condé. Mais
+ces galanteries ne diminuent point l'horreur de la guerre. «Depuis
+cinq ans, ni moisson ni vendange (V. Feillet). Nous rencontrons des
+hommes si faibles, qu'ils rampent comme des lézards sur les fumiers.
+Ils s'y enfouissent la nuit comme des bêtes, et s'exposent le jour au
+soleil, déjà remplis et pénétrés de vers. On en trouve gisant
+pêle-mêle avec leurs morts, dont ils n'ont pas la force de
+s'éloigner. Ce que nous <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> n'oserions dire, si nous ne l'avions
+vu, ils se mangent les bras et les mains, et meurent dans le
+désespoir<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Lien vers la note 28"><span class="smaller">[28]</span></a>.»</p>
+
+<p>Le duc de Lorraine, en ces choses, était admirable. Il disait que son
+armée ne pouvait manquer de vivres, parce qu'au besoin elle mangeait
+les morts ou les blessés. Il était bon et indulgent pour les jeux du
+soldat. Un de ces jeux, à Lagny, c'est de rôtir un enfant au four;
+ailleurs, de voir lequel du mari ou de la femme, tous deux fouettés
+d'épines à mort, mourra le premier dans son sang. Cette armée était
+gaie, comme son chef, et facétieuse. On s'y amusait fort. Une des
+raisons décisives qui firent quitter Paris à Condé, nous assurent les
+plus graves témoins, c'est qu'il s'amusait beaucoup plus dans cette
+vie d'agréable aventure.</p>
+
+<p>Turenne n'aimait pas les gaietés excessives, non par souci du peuple,
+mais parce qu'elles ensauvagent le soldat et le rendent
+indisciplinable. Il aimait les hommes rangés, laborieux, patients, à
+son image, et il les faisait tels pour l'intérêt du service. Aux
+batailles et aux campements, il ne se fiait pas aux bas officiers,
+comme les Espagnols, ni dans les siéges aux ingénieurs, comme les
+Hollandais. Il allait le matin à <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> la tranchée; il y allait le
+soir, et il y retournait pour la troisième fois après souper.
+Lui-même, il instruisait sans cesse les capitaines de ce qu'il y avait
+à faire. C'était un maître autant qu'un général. Il les formait
+soigneusement, ne les traitait nullement comme des machines. Parfois
+même, cet homme serré, économe, pour s'assurer d'un officier qui
+pouvait être utile, allait jusqu'à ouvrir sa bourse personnelle et le
+remontait de son argent.</p>
+
+<p>Il connaissait parfaitement l'ennemi, et devinait heure par heure ce
+qu'il faisait ou voulait faire. Il comprit, en juillet 1652, quand,
+avec sept mille hommes, il marcha contre trente mille, que les
+Espagnols ne voulaient pas sérieusement l'invasion, qu'ils ne
+voulaient pas faire Condé roi de France, qu'ils ne s'amuseraient pas à
+conquérir ici pour rendre bientôt, et qu'ils tenaient bien plus à
+reprendre leurs places de Flandre. Il savait qu'au moment où ils
+faisaient Condé leur général, ils s'en défiaient, et que l'assurance
+même de Turenne à marcher si faible contre eux augmenterait leurs
+soupçons. Ce qui pouvait y ajouter, c'est que tous deux entretenaient
+(par pur amour de l'art) une correspondance. Turenne n'avait pas un
+succès que respectueusement il ne fît juge son ancien général des
+soins qu'il prenait pour le battre.</p>
+
+<p>Si Condé méritait d'être puni pour avoir passé aux Espagnols, il le
+fut à coup sûr. Ils le firent général, mais en le liant, l'entravant.
+Des lieutenants comme un gouverneur des Pays-Bas, ou un duc de
+Lorraine, ne pouvaient obéir. Et d'ailleurs, la vieille tactique
+espagnole des temps de Charles-Quint, leur méthode <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> des
+campements romains, retranchés chaque soir, mettait obstacle à tout.
+La hiérarchie était inflexible, l'étiquette immuable, à l'armée tout
+comme à Madrid. Un jour que Turenne observait leur camp de très-près,
+ses lieutenants s'étonnèrent de voir un homme si sage se hasarder
+ainsi. Il répondit: «Soyez tranquille. Le commandant de ce quartier,
+Fernand de Solis, n'entreprendra rien de son chef. Il enverra demander
+permission au général Fuensaldgne, lequel ne fera rien sans en avertir
+l'Archiduc. Mais l'Archiduc a tant d'égards pour le prince de Condé,
+qu'il le fera prier de décider avec lui en conseil de guerre sur ce
+qu'on pourrait faire. Donc, nous avons le temps d'observer. Nous ne
+risquons rien, sauf peut-être un coup de canon.»</p>
+
+<p>Ce fut encore bien pis quand Don Juan d'Autriche, le fils du roi
+d'Espagne, vint succéder à l'Archiduc. À chaque campement, en
+arrivant, il se mettait au lit. L'occasion la plus favorable de livrer
+bataille fut perdue une fois, parce qu'on n'osa pas l'éveiller.</p>
+
+<p>Turenne crut qu'en combattant des gens si sages on pouvait être hardi.
+En 1653-1654, n'ayant encore que des moyens très-faibles, il prit les
+places de Champagne que possédait Condé, et qui étaient le vrai chemin
+de l'invasion, comme il l'explique. Puis, lorsque Condé, fortifié de
+deux armées, espagnole et lorraine, essaya par la Picardie ce qu'il ne
+pouvait plus par la Champagne, Turenne audacieusement (et seul de son
+avis) ne couvrit point Paris. Il passa derrière l'ennemi, et se mit
+entre lui et les Pays-Bas. Cependant, à Péronne, Condé crut pouvoir
+l'accabler. <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> Mais le général espagnol, qui avait peut-être
+défense de livrer bataille, exigea un conseil de guerre. Or, pendant
+le conseil, Turenne, qui avançait toujours, était déjà en sûreté.</p>
+
+<p>Ses misères n'étaient pas finies. Dans les années qui suivent, il
+opéra avec des armées bien plus fortes. Mais son indigne maître,
+Mazarin, comprit si peu le signalé bonheur qu'il avait eu d'être sauvé
+par un tel homme, qu'il lui donna toujours pour égaux dans le
+commandement le médiocre La Ferté, qui arrivait toujours trop tard,
+s'étonnait, s'embrouillait. Bien plus, le brutal Hocquincourt, un
+soldat inepte et perfide, dont le mérite unique était d'avoir offert
+d'assassiner Condé et d'avoir ramené Mazarin<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Lien vers la note 29"><span class="smaller">[29]</span></a>.</p>
+
+<p>On voit très-bien, dans les récits, quoique modestes et fort doux de
+Turenne, jamais accusateur, combien ces généraux de Mazarin lui furent
+embarrassants et dangereux. En 1654, la grande armée des Espagnols
+voulant reprendre Arras, Turenne exigea, décida qu'on forcerait leurs
+lignes. La Ferté, Hocquincourt, ne s'en souciaient pas, et croyaient
+la chose impossible. <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> Ils s'y prirent de manière qu'elle le
+devint presque en effet. L'attaque générale devait se faire la nuit;
+ils n'arrivèrent qu'au jour. Mais déjà Turenne seul avait forcé les
+lignes et défait l'ennemi.</p>
+
+<p>Cela ne décourage pas Mazarin. Il maintient La Ferté pour commander
+avec Turenne. Il en résulte à Valenciennes (1656), qu'ils
+assiégeaient, le plus terrible événement. Les Espagnols, ayant rompu
+les écluses des marais voisins, attaquent, à la faveur de cette
+inondation, le corps de la Ferté, ne rencontrent nulle garde avancée,
+prennent le général, tous les officiers, tuent quatre mille hommes.
+Tout cela en un quart d'heure. Jamais le sang-froid de Turenne ne
+parut davantage. Lui seul, il n'eut pas peur, n'éprouva aucun trouble,
+retira son canon, et s'en alla au petit pas. L'armée croyait rentrer
+en France, et déjà le bagage en avait pris la route. Mais Turenne le
+fit arrêter, resta en pays ennemi, campa près du Quesnoy. Les ennemis,
+ayant eu du renfort, semblaient devoir venir à lui. Les nôtres étaient
+d'avis de ne pas les attendre. Turenne ne bougea, attendit. Les
+Espagnols respectèrent son repos.</p>
+
+<p>Notons un fait piquant. Dans une occasion (Mém. d'Yorck, p. 589),
+Turenne a peur, Mazarin n'a pas peur.</p>
+
+<p>Les prêtres et les femmes ne craignent rien. Il s'agissait de passer
+une rivière sous le feu de l'ennemi; mais devant la rivière il y avait
+encore des marais et des retranchements, des fossés, et l'on
+n'arrivait au passage que par une étroite chaussée. Mazarin soutenait
+que, le roi étant là en personne, on devait braver <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> tout,
+passer. Turenne objecta qu'on perdrait trop de monde. Mais cela n'eût
+guère arrêté s'il n'eût montré la chose comme absolument inutile,
+parce qu'on pouvait passer plus bas.</p>
+
+<p>Était-ce humanité? Non, prudence et bon sens. Des romanciers ont
+travesti Turenne en je ne sais quel philanthrope, un Fénelon guerrier.
+Il n'y a rien du tout de cela. La réalité est que la guerre de Trente
+ans, ayant perdu ses fureurs, ses chaleurs, ayant usé cinq ou six
+générations de généraux, de plus en plus indifférents, sans passions
+et dégagés d'idées, a fini par produire l'homme technique ou l'art
+incarné, lumière, glace et calcul. Nulle émotion ne reste plus. C'est
+la guerre quasi pacifique, mais non moins meurtrière.</p>
+
+<p>Un froid mortel saisit; une Sibérie à geler le mercure. On voyage dans
+la nuit des pôles, plus lumineuse que le jour, où l'on voit des
+batailles de glaces heurtant les glaces, de cristaux brisant des
+cristaux. Un grand désert. Plus d'hommes, et pas même de morts. Et
+même on ne s'en souvient plus.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> CHAPITRE XXVI</h3>
+
+<h4>PAIX UNIVERSELLE.&mdash;TRIOMPHE ET MORT DE MAZARIN<br>
+
+1658-1659</h4>
+
+
+<p>Mazarin, on l'a vu avant la Fronde, avait pendant cinq ans exploité le
+royaume par la force d'opinion que lui donnait alors une victoire
+annuelle de Condé. Pendant sept ans (après la Fronde), il se releva,
+brilla, grandit par les solides résultats des succès de Turenne. Il en
+tira cette gloire qu'à la dernière campagne l'Espagne, sérieusement
+menacée de la perte des Pays-Bas, rechercha, demanda (1658) la paix
+que Mazarin avait d'abord offerte.</p>
+
+<p>Donc, par deux fois le génie militaire couvrit devant l'Europe la
+honte d'un gouvernement vil, trompa sur son habileté.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> Ce qui est évident, c'est qu'au temps du plus grand péril
+(1652), et constamment dans les années qui suivent, Mazarin subordonna
+entièrement les affaires de la France: 1<sup>o</sup> au placement de sa famille,
+au mariage de ses nièces; 2<sup>o</sup> à son avarice, à la création d'une
+énorme fortune, la plus monstrueuse qu'aucun ministre eût eue jamais.
+Ni Concini, ni Luynes, ne sont rien à côté.</p>
+
+<p>Pour faire cardinal son frère, il avait presque fait la guerre au
+pape, et ce frère, un moine imbécile, il le fit vice-roi de Catalogne.
+Pour cette position si importante, si précieuse, qui nous mettait au
+c&oelig;ur de l'Espagne, on eût dû ménager le peuple catalan à tout prix.</p>
+
+<p>Pour marier une nièce au fils du duc d'Épernon, il aigrit, prolongea
+la guerre de Guienne, la résistance de Bordeaux.</p>
+
+<p>Pour décider le prince de Conti à épouser une autre Mancini, il donna
+à ce prince, élevé pour l'Église, contrefait, qui, d'ailleurs, n'avait
+point vu la guerre, l'armée des Pyrénées, celle qui, par la Catalogne
+et l'Aragon, devait prendre l'Espagne corps à corps.</p>
+
+<p>Une autre nièce épouse le frère du duc de Modène, qui, avec la Savoie,
+nous fait attaquer et manquer Pavie. C'est par un mariage semblable
+que le prince Thomas de Savoie gagne le c&oelig;ur de Mazarin. Son fils,
+le comte de Soissons, épouse Olympe Mancini, dont il aura le prince
+Eugène, le futur fléau de la France.</p>
+
+<p>Au total, il avait sept nièces, qui toutes eurent des dots énormes, la
+moindre six cent mille livres (d'alors) et le gouvernement
+d'Auvergne. La plus riche, dont <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> le mari s'appela duc de
+Mazarin, eut, à la mort de l'oncle, un million et demi de rentes (six
+millions de rentes d'aujourd'hui).</p>
+
+<p>M. de Sismondi, savant économiste, s'efforce d'expliquer comment la
+France, après la guerre civile, <i>put se remettre</i> sous Mazarin. Vaines
+explications. Les faits montrent qu'<i>elle ne se remit pas du tout</i>.</p>
+
+<p>Huit ans après la Fronde, l'année même où meurt Mazarin (1660), les
+rapports, cités par M. Feillet, nous apprennent cette chose lamentable
+que, <i>non-seulement aux provinces frontières</i> (Bourgogne, Picardie,
+Champagne, Lorraine), mais dans <i>celles de l'intérieur</i>, par exemple
+dans l'Angoumois, la misère était la même qu'<i>aux environs de Paris</i>.
+Les pauvres mangeaient encore, comme au temps de la Fronde, les bêtes
+jetées à la voirie, les disputaient aux chiens.</p>
+
+<p>On a vu l'impuissance, l'insuffisance et la misère des secours
+qu'essaya d'organiser l'excellent Vincent de Paul, les trois sous <i>par
+mois</i> qu'on donna dans l'année la plus dure aux populations les plus
+affamées. Ajoutez-y les soupes économiques (d'herbe et d'eau claire,
+c'était à peu près tout), les <i>magasins charitables</i>, où chacun doit
+porter ce qui ne lui sert pas. La liste des objets donnés est
+curieuse; on rirait si l'on ne pleurait: «Dix-neuf lanternes,
+vingt-six douzaines de chapelets, des vieux peignes, vingt-trois
+seringues, etc., etc.» (Feillet.)</p>
+
+<p>Du jour où Richelieu voulut toucher aux biens d'Église, ne put et
+recula, la Charité, aussi bien que l'État, devait perdre à jamais
+l'espoir. Et les petites aumônes tirées par cette Église si riche du
+bon c&oelig;ur <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> de nos dames et de leurs petites économies, ne
+purent être que ridicules devant le monstrueux fléau qui peu à peu but
+le sang de la France.</p>
+
+<p>Quel fléau? Deux pompes aspirantes d'incalculable force.</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> La grande pompe centrale du fisc, l'exploitation violente de la
+France par un coquin pour un coquin. Je parle de Mazarin et de
+Fouquet, à qui il confia les finances.</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> La pompe universelle de toutes les tyrannies locales. Elles
+ressuscitent sous un gouvernement faible et fripon, qui se sent trop
+coupable pour accuser aucun coupable; les campagnes livrées aux
+seigneurs, avides, nécessiteux et luxueux. Nous aurons pour l'Auvergne
+le récit aimable et badin du jeune abbé Fléchier, qui montre en ce
+pays la sauvage horreur du temps féodal, aggravée des caprices d'une
+tyrannie malicieuse, dont les temps barbares n'eurent jamais l'idée.</p>
+
+<p>Que les peuples soient exploités, volés, c'est la chose ordinaire. On
+n'y ferait pas attention s'il n'y avait eu ici dans le vol une lâche
+audace, une intrépidité de bassesse, qu'on nous passe ces mots, toute
+nouvelle et originale, qui ne s'est peut-être vue qu'une fois.</p>
+
+<p>On vit en huit ans cette chose surprenante, miraculeuse, absurde: <i>un
+homme qui était maître et roi</i>, prenait ce qu'il voulait, <i>et qui
+pourtant volait le roi</i>, c'est-à-dire se volait lui-même.</p>
+
+<p>Il était l'État en réalité (autant que le fut jamais Louis XIV). Et en
+même temps il faisait des affaires avec l'État, s'était fait
+financier, partisan, munitionnaire. <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> Il trafiquait des vivres,
+spéculait sur l'artillerie, gagnait sur la marine. Il avait pris à son
+compte la maison du roi.</p>
+
+<p>Quoiqu'il eût tant d'esprit pour l'intrigue et le <i>ravaudage</i> (dit si
+bien Retz), il n'avait ni intelligence ni connaissance de la France
+qu'il exploitait. De sorte qu'à chaque instant, sans tact ni pudeur, à
+l'aveugle, il faisait des choses immondes. Il avilit les charges, les
+dignités, en les vendant et les multipliant. «Il aimait mieux faire
+dix ducs et pairs que donner dix écus.»</p>
+
+<p>Peu avant sa mort, il promet un siége de président à un homme aimé de
+la reine. L'homme vient le remercier: «Oui, mais j'en veux cent mille
+écus.» La reine eut beau faire et beau dire; il n'en démordit pas,
+disant toujours: «J'en veux cent mille écus.» Tout en disant cela, il
+mourut. Et on l'eut pour rien (Montglat).</p>
+
+<p>On ne pouvait arriver à lui, à moins d'être joueur. Il était fort
+adroit aux tours de carte, et n'avait jamais pu se corriger d'avoir la
+main trop vive et trop habile. On dit qu'il choisissait les pièces
+fausses ou rognées pour les passer au jeu.</p>
+
+<p>Il inventa un jeu nouveau, la spéculation sur la guerre. Il ne
+comprenait pas d'abord grand'chose aux affaires militaires. Ce qui le
+prouve, ce sont ses choix ridicules et d'avoir égalé un Hocquincourt
+au premier général du siècle. À mesure cependant qu'il aperçut qu'il
+avait en Turenne un génie infaillible, un joueur qui gagnait toujours,
+il voulut être de la partie; il joua sur Turenne, s'associa d'avance
+à ses <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> victoires, se fit son fournisseur de vivres, réalisa
+sur ses conquêtes de gigantesques bénéfices.</p>
+
+<p>Vers la fin, il avait fait encore un pas. Il avait pris un intérêt
+dans l'entreprise honnête des pirates et des flibustiers qui faisaient
+la course sur le commerce des Hollandais, nos alliés. Excellente
+spéculation. On prit en moins de rien trois cents vaisseaux. La
+Hollande indignée envoya le grand Ruyter, qui prit tout simplement une
+petite représaille, deux vaisseaux seulement. Mazarin redevint souple,
+aimable, offrit satisfaction, promit mille choses qu'il ne donna
+jamais.</p>
+
+<p>On a parlé beaucoup de l'habileté de Mazarin, de sa subtile politique,
+de sa fine diplomatie, de sa persévérance à continuer la tradition
+d'Henri IV et de Richelieu. On le redit, parce qu'on l'a dit. Ce sont
+choses convenues que tout le monde répète. Examinons pourtant. Henri
+IV et Richelieu cultivèrent, ménagèrent, se rallièrent les petites
+puissances. Le premier s'assura des Suisses, et fut étroitement uni
+avec les Hollandais. C'est avec ceux-ci que Richelieu eût voulu
+partager les Pays-Bas. Mazarin se brouilla avec les uns et les autres.</p>
+
+<p>Dans la crise si grave où la rivalité maritime commençait entre
+l'Angleterre et la Hollande, c'était le moment ou jamais de s'attacher
+celle-ci. Mazarin ne voit là qu'une facilité de pirater. Noble
+commencement de cette longue série de sottises par lesquelles Louis
+XIV réussit à rattacher solidement la Hollande à l'Angleterre.</p>
+
+<p>Cromwell, tout Cromwell qu'il pût être, avec sa <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> république
+viagère, n'avait pas fait grand'chose, tant que l'invincible Ruyter
+promenait sur les mers le pavillon de Hollande. Cromwell était près de
+sa mort, et Charles II de sa restauration. L'Angleterre allait
+retomber. Qui fonda sa grandeur? La politique profonde de Mazarin,
+hostile à la Hollande, la politique profonde de Louis XIV, qui fait de
+notre ancienne et de notre meilleure alliée une chaloupe à la remorque
+du vaisseau britannique.</p>
+
+<p>Littérairement, à coup sûr, la diplomatie française est charmante. Les
+dépêches de Mazarin, de Lyonne, etc., ne sont guère au-dessous des
+lettres de madame de Sévigné. Est-ce assez pour justifier l'admiration
+sans bornes qu'on a montrée pour cette diplomatie aux derniers temps?
+Regardons, je vous prie, surtout les résultats.</p>
+
+<p>On pouvait s'y tromper en avril 1657, à la mort de l'empereur
+Ferdinand III. La France ne put faire élire son candidat, le duc de
+Bavière. Mais les princes du Rhin et autres, s'alliant à la France et
+à la Suède, n'élurent l'Autrichien Léopold qu'en lui faisant signer
+l'engagement «de ne donner aucune aide aux Espagnols».</p>
+
+<p>Ce succès de la France, poussant ceux-ci au désespoir, pouvait les
+décider à l'alliance monstrueuse de Cromwell, à unir le drapeau de
+l'État <i>catholique</i> entre tous à celui de la république <i>puritaine</i>.
+On assure qu'ils offraient au Protecteur d'assiéger avec lui Calais
+pour y faire rentrer les Anglais, les rétablir en France, guérir la
+plaie dont l'orgueil britannique saignait depuis cent ans.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> Cromwell, dont le ferme et froid regard voyait très-bien,
+malgré les succès de Turenne, l'épuisement réel de la France, la
+faiblesse misérable d'un gouvernement dilapidateur, demande à Mazarin
+ce qu'il lui donnera à la place. Et celui-ci est trop heureux que
+l'Anglais accepte Dunkerque, Mardick et Gravelines, trois ports pour
+un, que Mazarin se fait fort de conquérir sur l'Espagne pour les lui
+donner.</p>
+
+<p>Traité, au fond, fort triste, qui faisait de la France la servante de
+l'Angleterre, lui faisait employer son sang à conquérir pour sa
+rivale. Avec quel résultat? D'établir les Anglais sur le
+continent.&mdash;Non pas à Calais, il est vrai, mais à deux pas de Calais.</p>
+
+<p>Qui ne voit que Dunkerque, en Flandre, mais si près de la France,
+n'était guère moins dangereux, permettant également la descente d'une
+armée qui pouvait à son choix tomber sur nous ou sur les Pays-Bas?</p>
+
+<p>Le but de Mazarin, dit-on, était d'abaisser à la fois l'Espagne et la
+<i>Hollande</i>. Son traité avec l'Angleterre eût eu le résultat d'humilier
+la première sur terre, la <i>seconde sur mer</i>. Politique admirable,
+zélée pour la marine anglaise!</p>
+
+<p>Turenne eut des succès rapides. Il gagna sur les Espagnols la bataille
+des Dunes (14 juin 1658), qui nous donna le bel avantage de mettre les
+Anglais dans Dunkerque. Puis, on prit Gravelines, Ypres, Oudenarde,
+Menin. On était maître du chemin de Bruxelles. Si l'on y eût été, si
+l'on eût procédé sérieusement à la conquête des Pays-Bas, on aurait
+vu bien vite les résultats du traité qui mettait l'Anglais <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> à
+Dunkerque. Il eût fait volte-face, n'eût jamais permis un tel
+agrandissement de la France, et, profitant de la descente qu'il avait
+par nous sur le continent, notre excellent ami nous eût pris par
+derrière.</p>
+
+<p>La mort de Cromwell qui survint (septembre 1658) put rassurer sur ce
+danger. Et, d'autre part, une victoire du Portugal sur l'Espagne
+encourageait notre conquête. La grande barrière des Pays-Bas avait été
+brisée par la prise de tant de places. Mais ce fut alors qu'on traita.</p>
+
+<p>La France, naguère alliée de Cromwell, retomba dans ses attractions
+catholiques, dans le vieux rêve de ses reines, toujours le mariage
+espagnol. Marie de Médicis y avait tout sacrifié. Combien plus Anne
+d'Autriche, Espagnole elle-même, et dont le fils était Espagnol par sa
+mère! La femme née, de Louis XIV, prédestinée et légitime, était
+l'infante, sa cousine.</p>
+
+<p>Autant Anne le désirait, autant Philippe IV. Il aurait fait ce mariage
+à tout prix. On pouvait croire qu'une telle union fortifierait
+l'ascendant moral, déjà si fort, des Espagnols, tant moqués des
+Français, mais toujours copiés. Du reste, cet excellent père, pour
+procurer ce grand mariage à sa fille, faisait bon marché de l'Espagne
+même. N'ayant qu'un fils à la mamelle, très-frêle et maladif, il
+envisageait sans effroi l'hypothèse où sa fille (malgré la
+renonciation qu'elle fit) hériterait de l'empire espagnol. Cette
+nation si fière n'eût plus été qu'une dépendance de la France
+(Motteville).</p>
+
+<p>Les Castillans haïssaient moins celle-ci. Leur haine <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> et leur
+furie était toute contre les Portugais, leurs vaillants frères, qui
+les battaient. Ils croyaient, le lendemain de la paix avec la France,
+exterminer le Portugal, comme ils avaient déjà soumis les Catalans.</p>
+
+<p>Mazarin, par une suite de fautes, avait perdu la Catalogne. Il
+sacrifia le Portugal. C'est la base réelle de son Traité des Pyrénées
+(7 novembre 1659).</p>
+
+<p>Encore un sacrifice du faible au fort, le sacrifice d'un allié aussi
+précieux contre l'Espagne, que l'était la Hollande contre les Pays-Bas
+espagnols.</p>
+
+<p>L'abandon de la Catalogne et du Portugal, celui de Naples et de la
+Sicile dans leur grande crise de 1647, c'étaient les solides services
+par lesquels Mazarin pouvait se vanter d'avoir ressuscité l'Espagne,
+si elle ressuscitait jamais.</p>
+
+<p>Il prévoyait, dit-on, que l'infante ou ses enfants hériteraient.&mdash;Oui,
+soixante ans après, et au prix d'effroyables guerres. Les deux pays
+étant quasi exterminés, un des morts se coucha sur l'autre. Résultat
+si lointain, si coûteux, d'avantage si contestable, qu'on a tort d'en
+tant triompher. Que l'Espagne devînt si française, cela n'a guère paru
+en 1808, et depuis.</p>
+
+<p>Ce qui poussa Mazarin à abandonner le Portugal, et à précipiter le
+mariage (plus que les Espagnols qui le désiraient tant), c'était la
+pénurie d'argent. On avait touché le fond et le tuf. Le financier de
+Mazarin, le petit Fouquet, son noir diablotin (qu'on voit à
+Versailles), était à bout de ses tours. Un nouveau gouffre s'était
+ouvert, qui mangeait autant que la guerre. Ce gouffre était le jeune
+roi. Depuis deux ou trois ans, ses divertissements, fêtes, bals,
+concerts, carrousels, <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> avaient pris un vol effréné. Le
+colossal recueil des dessins des <i>Ballets du roi</i> que possède la
+Bibliothèque, fait deviner combien il en coûtait pour ces folles
+représentations.</p>
+
+<p>Mazarin le tenait par cet étourdissement des fêtes. Ses nièces en
+faisaient l'ornement. L'une d'elles, Olympe Mancini, qui avait pris le
+c&oelig;ur du roi, en était l'âme et la déesse. Mazarin, nous dit-on, en
+fut très-affligé. Je ne le pense pas. À cette même époque, il faisait
+les plus grands efforts pour en faire une (Hortense) reine
+d'Angleterre, tentant le vénal Charles II par une dot de six millions.
+Et l'on veut qu'il n'ait pas saisi l'espoir de faire Olympe reine de
+France! L'obstacle réel fut Anne d'Autriche. Il avait tout fait pour
+éloigner d'elle son fils, et lui ôter toute influence. Elle le punit,
+ce jour-là, de son ingratitude. Sa fierté espagnole se releva. Elle
+dit: «Si mon fils est assez bas pour faire cela, je me mettrai contre
+lui avec mon second fils, à la tête de tout le royaume.»</p>
+
+<p>Il ne resta à Mazarin qu'à faire le magnanime. Il écrivit au roi,
+contre ce mariage, les belles lettres de désintéressement austère
+qu'on a tant admirées.</p>
+
+<p>Je laisse les amateurs de négociations s'amuser à celles du mariage
+d'Espagne, qui était fait d'avance par la violente envie que les deux
+partis avaient de le faire à tout prix. La France y garda les
+conquêtes de Richelieu, l'Artois, le Roussillon, mais peu ou rien des
+conquêtes de Mazarin. Elle rendit les places fortes de Flandre, le
+prix des victoires de Turenne.</p>
+
+<p>Condé rentra et recouvra ses biens, mais non pas ceux de ses amis,
+qui restèrent sacrifiés. Il se retrouva <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> prince du sang,
+gouverneur de Bourgogne, mais perdu pour tout l'avenir.</p>
+
+<p>On assure que Mazarin, en rendant tant de places de l'intérieur des
+Pays-bas, eût pu obtenir de garder Cambrai, mais que l'Espagne le
+gagna en lui donnant l'espoir de le soutenir au premier conclave, de
+lui donner la papauté. Rien d'invraisemblable en cela. L'habitude si
+longue qu'il avait de tromper, de mentir et trahir, put le rendre
+prenable à ce vain leurre qui, dans son état de santé, devenait
+pourtant ridicule.</p>
+
+<p>Rien de plus gai que Mazarin au moment où il signe le grand traité à
+la Bidassoa. Il écrit à Paris: «Tout va être fini. Je ne ferai pas
+grand séjour au pays basque, à moins que je ne m'amuse à leur voir
+pêcher la baleine, à apprendre le basque ou à sauter comme eux.»</p>
+
+<p>Cependant le sauteur, au milieu de ces joies, est pincé par la goutte.
+La poitrine se prend. Il continue au lit sa vie habituelle. Le lit du
+moribond, couvert de cartes, est la table du jeu, le comptoir à vendre
+les places. Cartes et sacrements allaient pêle-mêle. La seule
+réparation de ses vols qu'il imagina, ce fut de tout offrir au roi,
+bien sûr qu'il refuserait. Ce refus le tranquillisa entièrement, et il
+continua en toute sécurité son jeu et ses dévotions. Tous en furent
+édifiés, et trouvèrent qu'il faisait une bonne fin. Du moins,
+conséquente à sa vie. Il vécut, mourut en trichant (9 mars 1661)<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Lien vers la note 30"><span class="smaller">[30]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> Il croyait tricher l'avenir. Heureux joueur, il avait eu la
+partie toute faite. L'augure de sa jeunesse s'était trouvé rempli. Il
+avait apparu, à vingt-cinq ans, sur un champ de bataille, criant: La
+Paix! la Paix! ce qui fut le premier escamotage de sa vie. Aux grands
+et sérieux travailleurs qui sont morts à la peine en lui préparant
+tout, il escamote encore la gloire de la paix triomphante de
+Westphalie, des Pyrénées. Richelieu travailla. Mazarin recueillit.
+L'un fit l'administration, l'armée, la marine et mourut justement la
+veille de Rocroi. L'autre gâta tout, et réussit en tout. Grand par
+Condé et plus grand par Turenne, affermi par l'orage même et
+l'avortement de la Fronde, il a ce dernier bonheur qu'on fait honneur
+à son génie de la paix forcée et fatale où l'on tomba par lassitude.
+Ce piédestal lui reste. Il garde, après la mort, ce masque de l'ange
+de la paix.</p>
+
+<p>Vraiment, est-ce une paix? Elle arrivait trop tard. L'Allemagne,
+agonisant sur ses ruines, ne trouva pas la paix dans le traité de
+Westphalie. L'Espagne, finie et défunte, n'était plus en état de
+ressentir la paix des Pyrénées. Et la France elle-même, qui entre par
+là dans un procès de cinquante ans pour la succession d'Espagne, la
+France va trouver dans cette paix et la guerre fiscale au dedans et la
+guerre sanglante au dehors<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Lien vers la note 31"><span class="smaller">[31]</span></a>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> J'ai dit ailleurs ce que je pensais du prétendu système
+d'équilibre au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle. J'ai hasardé de dire aussi que
+Richelieu n'y comprit rien, croyant <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> que les protestants, si
+faiblement liés (par les idées), faisaient un contrepoids au parti
+catholique, fortement lié (par les intérêts). Du reste, quand on voit
+dans ses Mémoires les conditions misérables, accablantes, qu'il fait
+au Palatin pour le rétablir sur le Rhin, sa partialité pour la
+Bavière, on sent qu'une telle paix n'eût été qu'une amende honorable
+des Protestants demandant grâce à genoux, la corde au cou, et que,
+bien loin d'établir l'équilibre, elle aurait fait dans l'avenir leur
+irrémédiable déchéance.</p>
+
+<p>On peut prévoir que, si ce grand, ce ferme Richelieu se tient si peu
+dans l'équilibre, la France des Louvois, des Chamillart, etc., ira de
+plus en plus gauchissant d'un côté, jusqu'à verser tout à fait dans
+l'ornière de la <i>Révocation</i>. Louis XIV succède à Philippe II, et la
+France à l'Espagne. Elle marche à la même ruine.</p>
+
+<p>Cela se voit de loin, et, dès le commencement. Le beau roi de seize
+ans, revenant de la chasse, en bottes à l'écuyère et le fouet à la
+main, défend au Parlement de demander jamais aucune économie. Il
+commence la guerre à l'argent. Avec Fouquet, plus tard avec Louvois
+(malgré les efforts de Colbert), il ouvre contre la France la campagne
+victorieuse où il vint à bout définitivement de la fortune publique,
+emportant pour dernier trophée l'immortelle banqueroute de trois
+milliards à Saint-Denis.</p>
+
+<p>Toute autre nation, après les Mazarin, les Fouquet, les Louvois, tant
+de guerres, tant de gloire, tant de héros, tant de fripons, resterait
+assommée à ne se jamais relever. Et celle-ci pourtant dure encore.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> Ce brevet d'immortalité, cette Jouvence nationale, comment
+les expliquer? Le pauvre Sismondi se gratte ici la tête, et ne trouve
+rien, sinon que peut-être, à force de tuer, les hommes étant plus
+rares, le salaire croissait pour les survivants, qui souffraient un
+peu moins. Je ne vois point cela. Vauban et Boisguilbert semblent dire
+plutôt le contraire dans les lugubres épitaphes qu'ils font de la
+France de Louis XIV.</p>
+
+<p>La seule explication, je l'ai trouvée dans un auteur anglais du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup>
+siècle, qui, traversant nos plaines à cette époque, vit, non sans
+peur, une grande foule déguenillée de gens étiques, une ronde de vingt
+ou trente mille gueux, qui dansaient de tout leur c&oelig;ur. Ces
+squelettes, n'ayant pas soupé, au lieu de se désespérer, faisaient un
+bal le soir. C'était une armée de Louis XIV.</p>
+
+<p>Oublier, rire de tout, souffrir sans chercher de remède, se moquer de
+soi-même et mourir en riant, telle fut cette France d'alors. La
+chanson continue, et la comédie vient. Les grands consolateurs sont
+nos comiques.</p>
+
+<p>Leur instrument, la nouvelle langue française, née des <i>Mazarinades</i>,
+y est déjà étincelante. Elle est dans le <i>Roman comique</i>. Elle est
+dans les <i>Mémoires de Retz</i>, qu'il commença certainement à Vincennes
+(1652). Elle va éclater dans le pamphlet mordant, puissant,
+victorieux, de la Fronde religieuse, les <i>Provinciales</i> (1657). Et
+déjà aux portes est <i>Tartufe</i> (1664).</p>
+
+<p>Adieu le gaulois. Salut au français.</p>
+
+<p>La belle forte langue du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, qui si souvent vibre du
+c&oelig;ur, était un peu pédante. Elle s'accrochait <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> dans les
+plis de sa robe, se retardait dans les aspérités (pittoresques,
+admirables) dont elle est hérissée. Ce n'était pas langue de gens
+pressés, de gens d'affaires, de combattants qui visent à frapper vite,
+et ne demandent à la parole que vigueur et célérité.</p>
+
+<p>C'est là le sérieux de la Fronde. Elle ne laisse nul résultat visible,
+palpable, matériel. Elle laisse un esprit, et cet esprit, logé dans un
+véhicule invincible, ira, pénétrera partout.</p>
+
+<p>Elle a fait, pour l'y mettre, une étrange machine, la nouvelle langue
+française.</p>
+
+<p>Cette langue a subi comme une transformation chimique. Elle était
+solide, et devient fluide. Peu propre à la circulation, elle marchait
+d'une allure rude et forte. Mais voici que, liquéfiée, elle court
+légère, rapide et chaude, admirablement lumineuse. Si quelques
+capricieux (des Montesquieu, des La Bruyère) en exploitent surtout
+l'étincelle, le grand courant, facile et pur, n'en va pas moins d'une
+fluidité continue, de Retz en Sévigné, et de là en Voltaire.</p>
+
+<p>La Fronde a fait cette langue. Cette langue a fait Voltaire, le
+gigantesque journaliste. Voltaire a fait la Presse et le journalisme
+moderne.</p>
+
+<p>Mais faut-il dire que cette puissance soit celle d'une langue
+nationale? Non, c'est la langue européenne, acceptée par la diplomatie
+de tous les peuples, reine hier par Voltaire et Rousseau, et
+aujourd'hui si absolue, que les autres langues vaincues subissent peu
+à peu sa grammaire.</p>
+
+<p>Ce terrible engin d'analyse éclaire tout, dissout tout et peut tout
+mettre en poudre, broyer tout, formalisme, <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> lois, dogmes et
+trônes. Son nom, c'est: <i>La raison parlée</i>.</p>
+
+<p>Un si fort dissolvant, que je ne suis pas sûr que même, pendant le
+beau et solennel récitatif de Bossuet, on n'ait pas ri sous cape. La
+France était, n'était pas dupe. Les deux choses sont peut-être vraies,
+et pourraient bien se soutenir. L'enfant est grave en berçant sa
+poupée (sincère même), la baise et l'adore, mais il sait bien qu'elle
+est de bois.</p>
+
+<p>Fatalité de la lumière! Elle va pénétrant, par cette maudite langue
+française, qu'on n'arrêtera pas. Plus d'asile aux ténèbres. Plus de
+mystère, et plus de sanctuaire obscur. La <i>Nuit divine</i> (d'Homère) est
+supprimée. Une telle langue, c'est la guerre aux dieux.<a href="#tam"><span class="small">[Retour à la Table des Matières]</span></a></p>
+
+
+
+
+<p class="center p4">FIN DU TOME QUATORZIÈME</p>
+
+
+
+<a id="tam" name="tam"></a>
+<h2><span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+
+<div class="index">
+<p><span class="index-3"><a href="#pagei">PRÉFACE</a></span>
+<span class="ralign">Pages.</span></p>
+
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE PREMIER</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">La Guerre de Trente ans.&mdash;Les marchés d'hommes.&mdash;La
+ bonne aventure</span>
+<span class="ralign"><a href="#page001">1</a></span></li>
+<li>Les marchés d'hommes
+<span class="ralign"><a href="#page002">2</a></span></li>
+<li>Gustave-Adolphe
+<span class="ralign"><a href="#page003">3</a></span></li>
+<li>Waldstein
+<span class="ralign"><a href="#page004">4</a></span></li>
+<li>La loterie, le jeu
+<span class="ralign"><a href="#page006">6</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE II</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">La situation de Richelieu. 1629</span>
+<span class="ralign"><a href="#page013">13</a></span></li>
+<li>Il vécut d'expédients
+<span class="ralign"><a href="#page014">14</a></span></li>
+<li>Son allocution au roi
+<span class="ralign"><a href="#page017">17</a></span></li>
+<li>Changement de sa politique en 1629
+<span class="ralign"><a href="#page019">19</a></span></li>
+<li>Il rallie le clergé. Sa police de capucins
+<span class="ralign"><a href="#page024">24</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE III</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">La France ne peut sauver Mantoue.</span> 1629-1630
+<span class="ralign"><a href="#page028">28</a></span></li>
+<li>Le Pas de Suse, 6 mars 1629
+<span class="ralign"><a href="#page031">31</a></span></li>
+<li>Paix des huguenots
+<span class="ralign"><a href="#page032">32</a></span></li>
+<li>Les impériaux en Italie. Sac de Mantoue. 18 juillet 1630
+<span class="ralign"><a href="#page033">33</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE IV</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Richelieu contre les deux reines.</span> 1630
+<span class="ralign"><a href="#page042">42</a></span></li>
+<li>Le roi. La maladie du roi
+<span class="ralign"><a href="#page046">46</a></span></li>
+<li>Il est à la mort (1<sup>er</sup> octobre). Intrigues des reines
+<span class="ralign"><a href="#page050">50</a></span></li>
+<li>Joseph traite à Ratisbonne
+<span class="ralign"><a href="#page054">54</a></span></li>
+<li>Mazarin sauve l'armée espagnole
+<span class="ralign"><a href="#page058">58</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE V</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Journée des Dupes.&mdash;Victoire de Richelieu.</span> 1630-1631
+<span class="ralign"><a href="#page061">61</a></span></li>
+<li>Mademoiselle de Hautefort
+<span class="ralign"><a href="#page062">62</a></span></li>
+<li>La <i>journée des Dupes</i> ne décida rien (10 novembre),
+ mais Richelieu saisit les lettres des reines (décembre)
+<span class="ralign"><a href="#page067">67</a></span></li>
+<li>Fuite de Gaston et de la reine mère. 1631
+<span class="ralign"><a href="#page075">75</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE VI</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Gustave-Adolphe. 1631</span>
+<span class="ralign"><a href="#page078">78</a></span></li>
+<li>Tristesse de Cervantès et de Shakespeare
+<span class="ralign"><a href="#page079">79</a></span></li>
+<li>Joie héroïque de Gustave et de Galilée
+<span class="ralign"><a href="#page080">80</a></span></li>
+<li>Gustave comme juste juge
+<span class="ralign"><a href="#page082">82</a></span></li>
+<li>Son maître Jacques de la Gardie, créateur de la guerre
+ moderne
+<span class="ralign"><a href="#page084">84</a></span></li>
+<li>Richelieu s'entend avec Gustave, peu, tard et mal
+<span class="ralign"><a href="#page087">87</a></span></li>
+<li>24 juin 1631, Gustave débarque en Allemagne
+<span class="ralign"><a href="#page089">89</a></span></li>
+<li>7 septembre, sa victoire à Leipzig, délivrance de l'Allemagne
+<span class="ralign"><a href="#page092">92</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE VII</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Richelieu profite des victoires de Gustave. 1632</span>
+<span class="ralign"><a href="#page095">95</a></span></li>
+<li>Gustave ne pouvait sauver l'Allemagne qu'en s'y établissant
+<span class="ralign"><a href="#page099">99</a></span></li>
+<li>Richelieu envahit la Lorraine
+<span class="ralign"><a href="#page101">101</a></span></li>
+<li>Richelieu bat et décapite Montmorency
+<span class="ralign"><a href="#page107">107</a></span></li>
+<li>Son amour, sa maladie
+<span class="ralign"><a href="#page111">111</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE VIII</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Richelieu chef des protestants.&mdash;Ses revers.&mdash;La
+ France envahie. 1635-1636</span>
+<span class="ralign"><a href="#page115">115</a></span></li>
+<li>Mort de Gustave, 16 novembre 1632
+<span class="ralign"><a href="#page117">117</a></span></li>
+<li>Mort de Waldstein, 1634
+<span class="ralign"><a href="#page118">118</a></span></li>
+<li>Richelieu eut-il une vraie notion de l'Équilibre?
+<span class="ralign"><a href="#page121">121</a></span></li>
+<li>Il est forcé de succéder à Gustave, 1633
+<span class="ralign"><a href="#page123">123</a></span></li>
+<li>Il veut rompre avec l'Espagne et renvoyer la reine.
+<span class="ralign"><a href="#page124">124</a></span></li>
+<li>Échecs de 1635.
+<span class="ralign"><a href="#page128">128</a></span></li>
+<li>La France envahie, 1636.
+<span class="ralign"><a href="#page131">131</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE IX</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">La trilogie diabolique sous Louis XIII.&mdash;Religieuses de
+ Loudun. 1633-1639.</span>
+<span class="ralign"><a href="#page137">137</a></span></li>
+<li>De la direction des mystiques.
+<span class="ralign"><a href="#page139">139</a></span></li>
+<li>Le diable et les couvents.
+<span class="ralign"><a href="#page141">141</a></span></li>
+<li>Procès et mort d'Urbain Grandier.
+<span class="ralign"><a href="#page149">149</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE X</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Les Carmélites.&mdash;Succès du Cid. 1636-1637.</span>
+<span class="ralign"><a href="#page160">160</a></span></li>
+<li>Le centre de l'intrigue espagnole.
+<span class="ralign"><a href="#page164">164</a></span></li>
+<li>Le Cid, glorification de l'Espagne.
+<span class="ralign"><a href="#page169">169</a></span></li>
+<li>L'<i>Académie</i>.
+<span class="ralign"><a href="#page170">170</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XI</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Danger de la reine</span>. Août 1637.
+<span class="ralign"><a href="#page173">173</a></span></li>
+<li>Lafayette et le père Caussin.
+<span class="ralign"><a href="#page175">175</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XII</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Conception et naissance de Louis XIV.</span> 1637-1638
+<span class="ralign"><a href="#page180">180</a></span></li>
+<li>Situation désespérée de la reine en décembre 1637
+<span class="ralign"><a href="#page182">182</a></span></li>
+<li>Lafayette sauve la reine (9 décembre 1637)
+<span class="ralign"><a href="#page185">185</a></span></li>
+<li>L'accouchement, 5 septembre 1638
+<span class="ralign"><a href="#page188">188</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XIII</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Misère.&mdash;Révoltes.&mdash;La question des biens du
+ clergé.</span> 1638-1640.
+<span class="ralign"><a href="#page190">190</a></span></li>
+<li>Solidarité de ruine.
+<span class="ralign"><a href="#page194">194</a></span></li>
+<li><i>Va-nu-pieds</i> et <i>Croquants</i>.
+<span class="ralign"><a href="#page196">196</a></span></li>
+<li>Richelieu menace le clergé, n'en tire rien, recule.
+<span class="ralign"><a href="#page201">201</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XIV</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Richelieu relevé par les révolutions étrangères.&mdash;Les
+ favoris, Mazarin, Cinq-Mars.</span> 1638-1641.
+<span class="ralign"><a href="#page203">203</a></span></li>
+<li>Le Portugal et la Catalogne contre l'Espagne.
+<span class="ralign"><a href="#page205">205</a></span></li>
+<li>Influence italienne. Fortune de Mazarin.
+<span class="ralign"><a href="#page207">207</a></span></li>
+<li>Naissance de Monsieur (1639).
+<span class="ralign"><a href="#page208">208</a></span></li>
+<li>Richelieu donne au roi Cinq-Mars qui le trahit.
+<span class="ralign"><a href="#page212">212</a></span></li>
+<li>Conspiration de Soissons. 1641.
+<span class="ralign"><a href="#page219">219</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XV</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Conspiration de Cinq-Mars et de Thou</span>. 1642.
+<span class="ralign"><a href="#page221">221</a></span></li>
+<li>La reine et Gaston les trahissent.
+<span class="ralign"><a href="#page228">228</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XVI</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Isolement et mort de Richelieu.&mdash;Mort de
+ Louis XIII.</span> 1642-1643.
+<span class="ralign"><a href="#page233">233</a></span></li>
+<li>Ingratitude des Condés pour Richelieu.
+<span class="ralign"><a href="#page235">235</a></span></li>
+<li>Les deux mourants voudraient lier la future régente.
+<span class="ralign"><a href="#page241">241</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XVII</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Louis XIV.&mdash;Enghien.&mdash;Bataille de Rocroy.</span> 1643.
+<span class="ralign"><a href="#page246">246</a></span></li>
+<li>Gassion et Sirot gagnent la bataille.
+<span class="ralign"><a href="#page252">252</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XVIII</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">L'avénement de Mazarin</span>. 1643.
+<span class="ralign"><a href="#page255">255</a></span></li>
+<li>La reine, pour le garder, donne tout à tous, emprisonne ses amis.
+<span class="ralign"><a href="#page259">259</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XIX</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Gloire et victoire.&mdash;Traité de Westphalie.</span> 1643-1648.
+<span class="ralign"><a href="#page263">263</a></span></li>
+<li>Mazarin vécut de l'éclat d'une victoire annuelle que
+ l'on arrangeait pour Condé.
+<span class="ralign"><a href="#page264">264</a></span></li>
+<li>Ses efforts pour empêcher la paix.
+<span class="ralign"><a href="#page272">272</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XX</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Le jansénisme.&mdash;La Fronde.</span> 1648.
+<span class="ralign"><a href="#page275">275</a></span></li>
+<li>La Fronde fut une révolution morale, aussi bien que
+ la Fronde religieuse du jansénisme.
+<span class="ralign"><a href="#page277">277</a></span></li>
+<li>Le Parlement, quoique menacé, défend le peuple.
+<span class="ralign"><a href="#page279">279</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XXI</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Le premier âge de la Fronde.&mdash;Les Barricades.&mdash;La
+ Cour, appuyée par la Fronde, emprisonne
+ Condé.</span>
+<span class="ralign"><a href="#page285">285</a></span></li>
+<li>Le Parlement pose la garantie des personnes et des
+ propriétés.
+<span class="ralign"><a href="#page287">287</a></span></li>
+<li>Gondi (depuis cardinal de Retz).
+<span class="ralign"><a href="#page291">291</a></span></li>
+<li>Paris deux fois trahi.
+<span class="ralign"><a href="#page298">298</a></span></li>
+<li>Folie de Condé. Sa prison.
+<span class="ralign"><a href="#page300">300</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XXII</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Second âge de la Fronde.&mdash;La Cour, appuyée par
+ la Fronde, chasse Condé.</span> 1650-1651.
+<span class="ralign"><a href="#page304">304</a></span></li>
+<li>Les héroïnes.
+<span class="ralign"><a href="#page306">306</a></span></li>
+<li>Mazarin bat Turenne.
+<span class="ralign"><a href="#page308">308</a></span></li>
+<li>Personne ne veut des États généraux.
+<span class="ralign"><a href="#page315">315</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XXIII</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Fin de la Fronde.&mdash;Combat du faubourg Saint-Antoine.</span> 1652.
+<span class="ralign"><a href="#page317">317</a></span></li>
+<li>Horreur et plaisanteries.
+<span class="ralign"><a href="#page318">318</a></span></li>
+<li>Massacre à Paris, Sodome à la cour.
+<span class="ralign"><a href="#page326">326</a></span></li>
+<li>Condé sauvé par la Fronde.
+<span class="ralign"><a href="#page330">330</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XXIV</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Fin de la Fronde.&mdash;Le terrorisme de Condé.&mdash;Second
+ massacre (à l'Hôtel de Ville).</span> 1652.
+<span class="ralign"><a href="#page332">332</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XXV</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Turenne relève Mazarin.&mdash;Règne de Mazarin.</span> 1652-1657.
+<span class="ralign"><a href="#page348">348</a></span></li>
+<li>Mazarin était perdu sans Turenne.
+<span class="ralign"><a href="#page349">349</a></span></li>
+<li>Froide et infaillible habileté de Turenne.
+<span class="ralign"><a href="#page352">352</a></span></li>
+<li>La guerre anthropophage.
+<span class="ralign"><a href="#page357">357</a></span></li>
+</ul>
+
+<p><span class="index-3">CHAPITRE XXVI</span></p>
+
+<ul class="none">
+<li class="min2em"><span class="smcap">Paix des Pyrénées.&mdash;Triomphe et mort de Mazarin.</span>
+ 1658-1661.
+<span class="ralign"><a href="#page361">361</a></span></li>
+<li>La misère et la famine jusqu'à la mort de Mazarin.
+<span class="ralign"><a href="#page363">363</a></span></li>
+<li>Sa politique contraire à celle de Richelieu.
+<span class="ralign"><a href="#page366">366</a></span></li>
+<li>L'Espagne ambitionne un second traité de mariage
+ avec la France. 1659.
+<span class="ralign"><a href="#page369">369</a></span></li>
+<li>Mort de Mazarin, 1661.
+<span class="ralign"><a href="#page372">372</a></span></li>
+<li>Cette paix n'est pas une paix.
+<span class="ralign"><a href="#page373">373</a></span></li>
+<li>Essor de la nouvelle langue française.
+<span class="ralign"><a href="#page376">376</a></span></li>
+</ul>
+</div>
+
+
+<p class="p4"><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
+<b>Note 1:</b> Quelle pitié de voir Schiller poser ce spéculateur en
+face de Gustave-Adolphe! Waldstein est grand comme fléau, mais sa
+spéculation était fort simple, et la prime effroyable qu'il donna au
+soldat devait lui attirer tous les soldats de la terre. Gustave, le
+maître à tous, trop grand pour dénigrer personne, ne faisait pas cas
+des talents militaires de ce Waldstein. Il fit de petites choses avec
+des moyens énormes. Son attitude d'acteur, sa tragi-comédie de
+solitude dans la foule, de taciturnité, etc., fait rire le grand
+Gustave. Il l'appelle sans façon: <i>Le fat</i> (Narren)? ou peut-être <i>le
+sot</i>. Mais tout cela imprime une respectueuse terreur au pauvre
+dramaturge. Il copie avec une admiration bourgeoise les vieux récits
+allemands sur les magnificences de l'illustrissime coquin. Sa table
+était de cent couverts; il avait tant de carrosses. Son maître d'hôtel
+<i>était de première qualité</i>, etc.&mdash;Pauvretés pitoyables. Ce qui est
+pire dans le livre de Schiller, ce qui fausse l'histoire à chaque
+instant, c'est un déplorable effort d'impartialité entre le bien et le
+mal. Reproche, au reste, qu'on peut faire à plus d'un Allemand, entre
+autres à notre aimable, savant, ingénieux Ranke, qui nous a tant
+appris. Son Histoire de la papauté (je parle de l'original, et non,
+bien entendu, de la perfide traduction), avec tant de mérites divers,
+a le tort de grossir énormément beaucoup de petites choses. Rome
+d'abord. Dans sa pitoyable décadence, elle redevient le centre du
+monde. C'est comme un cadran solaire en bois de sapin qui dirait: «Le
+soleil tourne à cause de moi.» Mais, non, Rome ne s'y trompe pas. Elle
+est moins occupée des visions ambitieuses des Jésuites, ou du grand
+mensonge des missions, que de son piètre intérêt italien.&mdash;Les
+jésuites, de même, sont surfaits par Ranke. Leurs rêves d'Armada, de
+conquêtes d'Angleterre, etc., les montrent constamment chimériques. La
+dissidence de ceux d'Allemagne et de France, celle des Jésuites
+français entre eux, que je note dans ce volume, n'est pas propre non
+plus à nous faire admirer la sagesse de l'ordre. Possevin, leur rusé
+savantasse, me paraît, en conscience, un bien petit héros.&mdash;Les
+Jésuites ont une chose dont on doit tenir compte: c'est la lente et
+patiente préparation de la guerre de Trente ans par la captation des
+familles nobles et princières, par la séduction des mères et la
+conquête des enfants. Ils obtinrent une variété imprévue de l'espèce
+humaine, <i>le bigot</i>, vrai coup de génie, comme celui de l'horticulteur
+qui a trouvé la rose noire, sans parfum ni feuilles, un bâton. Ce
+bâton, c'est Ferdinand II. On ne savait pas bien en détail comment ils
+s'en servirent. L'archiviste de Vienne, Hormayer (V. les intéressants
+<i>extraits d'Alfred Michiels, Siècle</i> de 1856), nous l'a complétement
+révélé. Nous savons maintenant comment ces Pères, tenant en haut
+l'Empereur, leur terrible marionnette, purent faire en bas de la
+démocratie pour l'extermination du peuple. Leurs apôtres, dans le
+carnage de Bohême, étaient des bouchers bien pensants, de pieux
+laquais, de dévots tailleurs, etc. On massacrait, d'une manière
+intelligente, jamais dans des lieux contigus, mais éloignés les uns
+des autres, toujours aux moments imprévus. Cela désorientait la
+résistance. Chacun, abattu, inquiet, se disait cependant: «Le mal est
+encore loin.» Chacun croyait avoir un meilleur numéro dans cette
+loterie de la mort. 11,000 communes sur 30,000 périrent entièrement;
+les autres à moitié. Le pays offrait une profonde solitude. Les gens
+armés qui se hasardaient à le traverser rencontraient parfois sur le
+soir des paysans autour du feu, préparant leur souper, et un homme
+dans la marmite. <i>Hormayer, Taschenbuch für die vaterlændische
+geschichte</i>, 1836.</p>
+
+<p>Voilà des gens féroces, direz-vous, mais enfin bien habiles. Attendez.
+Ceci n'est que le premier acte de la guerre de Trente ans, le moment
+du <i>bigot</i>. Voici venir le second acte; c'est le <i>Marchand d'hommes</i>,
+Waldstein, le spéculateur en armées. Tout échappe aux Jésuites. Ils
+n'avaient pas prévu cela. Les voilà étonnés, effarés, comme un hibou
+qui aurait couvé un vautour. Lorsque Waldstein a été éreinté par
+Gustave, ils le font assassiner. Et alors ils reprennent force. Par
+grande habileté? ils n'en ont pas besoin, ayant pour eux la
+miraculeuse vertu d'une révolution territoriale qui offre à chacun le
+bien du voisin.<a href="#footnotetag1"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
+<b>Note 2:</b> Nous possédons une curieuse histoire de la Loterie: <i>Del
+giuco del Lotto, opera del conte Petitti di Roreto</i>. 8<sup>o</sup> 1853,
+<i>Torino</i>. Elle commence en Italie au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle, en Flandre en 1519,
+en France en 1539. L'auteur, admirateur des gouvernements protecteurs
+de la loterie, etc., n'en donne pas moins les faits les plus
+intéressants sur les résultats moraux de cette institution fiscale. En
+Lombardie, à Venise, les boulangers cuisent moins de pain la veille du
+tirage.&mdash;V. aussi <i>Delamare</i>, Police, <i>Savary</i>, Dict. du Commerce,
+l'<i>Encyclopédie</i> (par matières), le <i>répertoire de Favart-Langlade</i>,
+et <i>Boulatignier</i>, de la <i>Fortune publique</i>. Savary nous apprend que
+Saint-Sulpice, les Théatins, les Filles-Saint-Thomas, furent bâtis à
+l'aide des loteries ecclésiastiques. Le nom originaire de la loterie à
+Gênes est <i>Giuco del Seminario</i>.&mdash;Quant à l'histoire du Jeu en
+général, j'ai eu un moment la tentation de la faire en recueillant les
+textes innombrables que me fournissaient surtout les Mémoires du
+<span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle, le grand siècle du jeu. Gourville spécialement est ici
+inappréciable. Qu'il est fier! qu'il est noble! Comme il sent bien sa
+dignité de <i>beau joueur</i>, de croupier, d'homme de tripot! Son
+assurance impose. La vertu, la probité, la morale des petites gens,
+sont honteuses et baissent les yeux.<a href="#footnotetag2"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
+<b>Note 3:</b> Cette parole eût dû rester présente à ceux qui admirent
+avec raison les monuments de la politique d'alors, mais s'en exagèrent
+la portée systématique, la suite, la conséquence. Nous avons fait
+effort dans ce volume pour faire apprécier dans son vrai caractère la
+volonté très-forte, mais non pas fixe, de Richelieu, et les variations
+fatales que lui imposèrent les événements. Mazarin va plus loin. Tout
+en passant sa vie à calculer son jeu, à négocier, <i>ravauder</i> (comme
+dit Retz), il attribue tous ses succès à sa bonne fortune.</p>
+
+<p>Il se moquait de ceux qui se creusaient la tête pour en chercher les
+causes et croyaient qu'il avait des secrets, des recettes à lui. Il ne
+réclamait qu'un mérite, d'<i>être heureux</i>.</p>
+
+<p>D'autre part, nous lisons dans les <i>Mémoires de Retz</i>, qu'un jour la
+reine lui disant: «Le pauvre cardinal Mazarin est bien embarrassé,» il
+aurait répondu: «Donnez-moi le Roi pour deux jours, vous verrez si je
+le serai.»</p>
+
+<p>Retz a raison. Avoir le Roi en main et jouer sur cette carte, c'est
+dans ce temps <i>être heureux</i> à coup sûr, et d'avance gagner la partie.
+Donc il faut que l'histoire suive attentivement l'<i>heureux</i> joueur,
+n'oublie jamais l'intrigue de cour qui est alors le point principal,
+s'y place, regarde de là et l'administration intérieure, et la
+politique extérieure, s'attache au Roi, à la chambre du Roi, «aux
+douze pieds carrés qui, disait Richelieu, lui ont donné plus de
+besogne que toute l'Europe.»</p>
+
+<p>Cette méthode, absurde en d'autres siècles, comme nous l'avons dit
+ailleurs, est au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup>, non-seulement la meilleure, mais la seule
+possible. Elle en est la boussole. Autrement on se noiera dans l'océan
+des actes et des paroles, dans la richesse souvent stérile des vaines
+négociations, des dits et contredits sans résultat, des longs efforts
+pour de petits effets, d'essais et d'idées avortés. Ces récits, ces
+écrits, ces dépêches, vous tentent trop souvent par le mérite
+littéraire, la forme agréable, le charme, la clarté du détail.
+L'ensemble n'en est pas moins obscur. On est porté à chaque instant à
+se méprendre et à donner aux choses une valeur propre, une portée
+qu'elles n'ont pas. Heureusement une éclaircie se fait du côté de la
+cour, un rayon du <i>Soleil</i> (le Roi), et l'on voit que l'&oelig;uvre
+compliquée, laborieuse d'en bas, n'est qu'un petit reflet capricieux
+de l'Olympe d'en haut.<a href="#footnotetag3"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
+<b>Note 4:</b> La belle publication de M. Avenel (<i>Lettres de
+Richelieu</i>) étant peu avancée encore, c'est à lui-même que j'ai
+demandé des renseignements. Personne, à coup sûr, ne connaît mieux
+cette époque. Mais nous n'avons pas de document qui éclaircisse ce
+point. J'ai été réduit aux trois volumes <i>manuscrits de la
+Bibliothèque</i>, tellement insuffisants.&mdash;L'ouvrage estimable sur
+l'<i>Administration de Richelieu</i>, dont je parle dans le texte, est
+celui de M. Caillet. M. Caillet est savant, exact, judicieux (sauf le
+chapitre de l'éducation auquel je reviendrai).&mdash;Du reste, ce qui fait
+sentir partout les embarras financiers de Richelieu, ce sont ces
+licenciements de troupes au moment les plus graves, mesures absurdes
+si elles n'avaient été commandées par la nécessité.<a href="#footnotetag4"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
+<b>Note 5:</b> Quand il la fit faire par Marillac, elle était tout à
+fait en harmonie avec ses actes d'alors, l'invasion de la Valteline,
+la reconstruction de la Sorbonne, la défense de communiquer avec le
+nonce, etc. En janvier 1629, il la fit recevoir au Parlement, voulant
+montrer encore les dents au pape, lorsqu'il allait le secourir, afin
+de le convaincre d'autant mieux de la nécessité de gagner un homme à
+la fois si utile et si redoutable, qui, dans un pli de sa robe,
+apportait la guerre et la paix. Le sens était: «Je maintiens
+l'ordonnance, prêt à la sacrifier si l'on me fait légat à vie.» Il
+paraît que la cour de Rome sut le leurrer un an de plus, et tirer de
+lui un démenti de l'ordonnance gallicane, la démarche violente contre
+Richer, vieux chef des gallicans. Cette démarche publique semblait
+river pour toujours Richelieu dans l'ultramontanisme. Rome alors se
+moqua de lui, croyant qu'il ne pourrait changer. Mais il changea
+encore en 1638, quand il lança Du Puy et son livre des <i>Libertés
+gallicanes</i>. Court moment, il est vrai. Il ne pouvait lutter
+sérieusement contre Rome, sans troubler la conscience d'un roi si
+maladif, craintif de la mort, de l'enfer.&mdash;J'insiste sur ces
+<i>contradictions successives</i> de Richelieu et aussi sur ses
+<i>contradictions simultanées</i> (par exemple, ses trois traités en sens
+contraires d'avril 1631, V. plus loin). Personne n'a cherché davantage
+à sauver l'apparence, à garder la fière attitude d'un homme tout d'une
+pièce et d'immuable volonté. Le fameux <i>Testament</i>, les longs et
+laborieux <i>Mémoires</i>, sont combinés pour cet effet. Ils réussissent à
+donner l'admiration et le respect du grand labeur, de l'effort soutenu
+d'un homme qui fait route à travers tant d'obstacles; mais ils ne
+trompent nullement sur la fixité de sa politique.&mdash;Les <i>Mémoires</i>,
+bien examinés, discutés et serrés de près, faiblissent spécialement en
+trois points essentiels: 1<sup>o</sup> ils exagèrent les forts petits succès des
+campagnes d'Italie, si misérables en comparaison des conquêtes du
+<span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. Ici, quels résultats? On secourt Casal, on prend
+Pignerol, on laisse périr Mantoue, et on se coule à fond dans
+l'opinion des Italiens. L'effet du <i>Pas de Suse</i> eût été grand, si
+l'on n'eût, sur le champ, rentré en France et bientôt licencié trente
+régiments.&mdash;2<sup>o</sup> Les <i>Mémoires</i> feraient croire que Richelieu, de bonne
+heure, agit sérieusement avec Gustave (ce qui est faux, il ne pensait
+alors qu'au Bavarois). Ils feraient croire du moins qu'il lui procura
+sa trêve de Pologne. Mais tout le monde y travaillait, surtout la
+Hollande; et le seul qui réussit, ce fut Gustave, par une victoire qui
+découragea les Polonais.&mdash;3<sup>o</sup> Richelieu s'efforce d'obscurcir,
+d'abréger, d'effacer ce qui, au fond, est le plus admirable en lui, sa
+lutte désespérée contre l'intrigue espagnole des deux reines.<a href="#footnotetag5"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
+<b>Note 6:</b> La sécheresse des Mémoires est ici surprenante. Richelieu
+court comme sur du feu. Bassompierre, Brienne, Mareuil, Gaston,
+donnent quelques détails accessoires, extérieurs, et point du tout le
+fond. Nul moyen de comprendre la <i>crise de Lyon</i> ni la <i>journée des
+dupes</i>. Après cette journée (10 novembre 1630), on tire le rideau, on
+fait semblant de croire qu'elle finit tout, et l'on ne dit plus <i>rien
+pendant cinq mois</i>, sauf la fuite de Gaston et le traité de Suède. Ce
+traité sert de remplissage; on le place en janvier, quoiqu'il n'ait
+été alors que rédigé, projeté; il ne fut conclu qu'en avril. Ce
+silence de cinq mois, d'<i>une demi-année presque</i>, est évidemment
+convenu. C'est un mystère d'État.</p>
+
+<p>Par un arrangement tacite, chacun a mieux aimé éluder, esquiver. Cela
+rend curieux. Mais, très-probablement, ce sont choses terribles et
+périlleuses.</p>
+
+<p>Richelieu cependant avait la mauvaise habitude d'écrire, d'écrire
+toujours. Il ne rédigeait pas tous les soirs exactement, comme
+Mazarin, une note des faits de la journée. Il s'est fié généralement à
+la grosse compilation de ses Mémoires qu'il faisait faire. Mais, pour
+cette période si grave dont ses Mémoires parlent à peine, il ne s'est
+fié qu'à lui-même. Un terrible petit journal, écrit par lui, en est
+resté. Il a été publié en 1649.</p>
+
+<p>Comment cette pièce fut-elle déterrée, publiée? Je suppose qu'au
+moment où Condé se brouilla avec la cour, à la fin de 1649, et se lia
+intimement avec l'héritier de Richelieu (en le mariant), qu'à ce
+moment, dis-je, Condé reçut de ce jeune duc le redoutable manuscrit de
+famille, et le lança dans le public par les imprimeurs hardis de la
+Fronde.</p>
+
+<p>Son authenticité ne peut pas être contestée. 1<sup>o</sup> Quoique ce soient de
+simples notes sèches et brèves, parfois obscures, quand on a beaucoup
+lu Richelieu, il est impossible de l'y méconnaître. Les faiseurs de la
+Fronde eussent fait un livre piquant; mais, entre eux tous, ils
+eussent travaillé des années sans rien faire qui, de près ou de loin,
+rappelât ce terrible petit livre.&mdash;2<sup>o</sup> C'est un <i>memento</i> personnel,
+extraordinairement sérieux, d'un homme d'action qui se parle à lui
+seul; il est si occupé du fond, si inattentif à la forme, qu'il en
+oublie la grammaire; souvent il commence par la première personne, il
+dit <i>je</i>, puis il continue par la troisième, et dit <i>le cardinal</i>.&mdash;3<sup>o</sup>
+Les rapports d'espions et de gens gagnés qui lui révèlent les détails
+d'intérieur font penser aux pièces de police qu'on trouva au 9
+thermidor chez Robespierre. Mais ce qui ajoute aux révélations
+qu'obtient Richelieu un caractère bien plus naïf, inimitable et
+impossible à feindre, ce sont les mots imprudents de la reine, ses
+échappées colères, ses petites bouderies, les faiblesses, les
+violences par lesquelles elle se perdait.&mdash;4<sup>o</sup> Non-seulement les faits
+dominants y sont fortement indiqués, mais on y trouve marquées de
+légères nuances, peu importantes pour le résultat total de l'histoire,
+fort importantes pour la critique qui y sent le détail vivant et le
+trait précis de la vérité (par exemple, la malveillance que les
+reines, liguées contre Richelieu, gardaient l'une pour l'autre, p. 34
+de l'éd. des <i>Archives cur.</i>, t. V).&mdash;5<sup>o</sup> Enfin, ce qui est bien plus
+décisif que tout détail, c'est la force avec laquelle cette pièce
+essentielle vient juste s'encastrer dans la lacune, et s'adapter par
+tous ses angles aux angles précis du lieu vide, lequel, si vous ne l'y
+mettez, restera comme un trou impossible à combler, et, bien plus, une
+énigme irrémédiablement obscure.</p>
+
+<p>Maintenant la reine avorta-t-elle réellement, comme les médecins et
+les femmes de la reine le dirent à Richelieu, ou l'enfant vécut-il?
+Dans cette dernière hypothèse, il faudrait faire remonter bien plus
+haut le commencement de la grossesse. Cet <i>aîné</i> de Louis XIV aurait
+pu être alors le fameux <i>Masque de fer</i>. L'histoire de celui-ci
+restera probablement à jamais obscure. Des écrivains, du reste fort
+légers, de peu d'autorité (Delort, Madame de Campan, etc.), en ont
+parlé, je crois, pour l'obscurcir et pour donner le change. On en
+pensera ce qu'on voudra. Mais on ne me fera pas croire aisément qu'on
+eût pris des précautions tellement extraordinaires, qu'on eût gardé à
+ce point le secret (toujours transmis du roi au roi, et à nul autre)
+si le prisonnier n'avait été qu'un agent du duc de Mantoue! Cela est
+insoutenable. Si Louis XVI dit à Marie-Antoinette qu'on n'en savait
+rien, c'est que, la connaissant bien, il se souciait peu d'envoyer ce
+secret à Vienne.&mdash;Il est même douteux que, si le prisonnier eût été,
+comme d'autres pensent, un <i>cadet</i> de Louis XIV, un fils de la Reine
+et de Mazarin, les rois qui succédèrent eussent gardé si bien le
+secret; mais très-probablement l'enfant fut un aîné, et sa naissance
+obscurcissait la question (capitale pour eux) de savoir si Louis XIV,
+leur auteur, avait régné légitimement.<a href="#footnotetag6"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
+<b>Note 7:</b> Joseph tenait le fil des destinées de Richelieu.&mdash;<i>Le
+véritable père Joseph</i>, de Richard, est un livre léger, fait un
+demi-siècle après, et qui, dans certains points, mérite peu de
+confiance. Cependant l'auteur écrivait d'après des manuscrits que nous
+n'avons plus, surtout d'après les <i>Mémoires d'État</i> de Joseph. Il y a
+nombre de faits fort vraisemblables, ailleurs obscurs et à peine
+indiqués, ici très-clairs et mis en pleine lumière. Au reste, quoiqu'à
+l'exemple de tous les biographes il donne à son héros une importance
+exagérée, il ne surfait pas du moins sa vertu. Richard est amusant. Il
+semble nous promettre de beaux secrets de la politique du temps: «on
+voit bien l'aiguille au cadran, dit-il; mais, si l'on voyait les roues
+et les ressorts cachés!» Le dessous est beau en effet. Il montre son
+Joseph marchant toute sa vie de trahison en trahison. Il trahit
+Ornano. Il décide Gaston à trahir Chalais. Il habille un jeune comte
+en Capucin pour aller à Bruxelles et surprendre les lettres qui
+mèneront Chalais à la mort. En 1632, il conseille de faire mourir
+Montmorency, de ne pas tenir parole à Gaston. Il trahit deux fois
+Richelieu, et en signant le traité de Ratisbonne (1630), et en tirant
+parole du roi de faire revenir sa mère, malgré le ministre (1638).</p>
+
+<p>Sur tout cela, Richard le croit le grand homme du temps.&mdash;L'ouvrage
+n'est pas moral, mais il est curieux. Richard, qui probablement copie
+le plus souvent Joseph, éclaire beaucoup de choses sans le savoir,
+sans soupçonner la portée de ce qu'il dit. On suit très-bien chez lui
+la lutte discrète, la haine cachée des deux grands <i>amis</i> l'un pour
+l'autre, la duplicité de Joseph, qui, comme ministre de Richelieu,
+conseille des choses violentes et hasardeuses, mais qui, en dessous,
+travaille souvent le roi en sens contraire, qui parle pour et contre
+Gaston, pour et contre Marie de Médicis, etc.<a href="#footnotetag7"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
+<b>Note 8:</b> C'était ici le lieu d'en parler; mais j'ai dû à ce grand
+homme le respect de commencer par lui mes Éclaircissements. Je ne
+pouvais d'ailleurs, dans une histoire de France, l'envisager que de
+profil. La vieille histoire d'<i>Arkenholz</i>, sortie des pièces et des
+récits originaux, est toujours excellente. Elle nous a sauvé beaucoup
+de pièces importantes qui, je crois, n'existent plus ailleurs. Je
+parle de celles qui racontent la mort de Gustave, le sac de
+Magdebourg, etc.<a href="#footnotetag8"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
+<b>Note 9:</b> Un récit curieux et inédit de cet événement est celui que
+l'abbé Fontana écrit à monseigneur Panzirole la même année 1634. Il
+l'appelle <i>Valestayn</i>. Mais le célèbre général signait lui-même
+<i>Waldstein</i>.&mdash;Il y donne d'abord la version officielle des impériaux,
+avec des circonstances nouvelles, puis il ajoute: «Plusieurs répandent
+que la trahison de Waldstein n'est point avérée; que ce sont ses
+ennemis, les Espagnols et Bavière (sans doute le duc de Bavière), qui
+ont tout fait pour le faire paraître coupable.» (<i>Extraits des
+Archives du Vatican</i>, conservés à nos <i>Archives de France</i>, carton L,
+386.)<a href="#footnotetag9"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
+<b>Note 10:</b> Richelieu doit être jugé relativement aux difficultés
+infinies de sa position. La dévotion du roi, ses ménagements pour
+Rome, l'espoir de devenir légat, lièrent le ministre aux Jésuites, et
+l'empêchèrent d'être ce que la fierté de son génie l'aurait fait être,
+un gallican, un sorboniste (lui, fondateur de la Sorbonne nouvelle).
+Ce qui étonne le plus, c'est que dans sa politique et son intérieur
+même, il les subit par l'ascendant croissant d'un homme affilié à la
+Société, d'un sot fieffé, dangereux, haineux, venimeux, mais le scribe
+des scribes et d'un travail énorme: Sublet du Noyer. Richelieu le fit,
+en 1633, secrétaire d'État de la guerre, le chargea fort imprudemment
+d'inspecter nos places en 1636, crut aux rapports de l'ignorant, ce
+qui nous valut l'invasion et les faciles succès de l'ennemi qui vint
+presque à Paris. Cette bévue, qui devait le faire chasser, fut au
+contraire récompensée. Il fut chargé de fortifier des places, de
+diriger des siéges, d'organiser la marine: il eut la surintendance des
+bâtiments et manufactures, la surveillance de l'imprimerie royale,
+etc. Richelieu, accablé, malade, ne s'occupait plus que de
+l'extérieur, et bien plus encore des complots dont il était environné.
+Sublet régna, à tort et à travers; il a laissé partout des marques de
+son génie, l'érection des églises jésuites à pots de fleurs, la
+destruction des &oelig;uvres les plus hautes de la Renaissance,
+spécialement de la sublime <i>Léda</i> de Michel-Ange, l'unique tableau
+qu'il eût peint à l'huile, qui était à Fontainebleau. Cet animal,
+chargé de recevoir le Poussin que Richelieu appelait de Rome et
+logeait aux Tuileries, eut l'impertinence de lui tailler la besogne,
+exigeant qu'il lui fît tant de chefs-d'&oelig;uvre par mois. Le Poussin
+se sauva à Rome.&mdash;L'attraction des sots pour les sots rendait Sublet
+très-cher au roi. Ils disaient leur rosaire ensemble. Cela enhardit
+fort le petit homme, si bien qu'en dessous il commençait tout
+doucement à trahir le roi pour la reine, croyant être par elle
+archevêque de Paris. Le mourant le mit à la porte. Et la reine, une
+fois régente, ne se souvint plus de Sublet, qui prit la chose à
+c&oelig;ur, et, comme le pauvre père Joseph, creva d'ambition rentrée
+(1645).<a href="#footnotetag10"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
+<b>Note 11:</b> Ici, et plus haut, je suis la Vie anonyme de madame de
+Hautefort, publiée par M. Cousin.&mdash;On lui a très-amèrement et
+très-justement reproché son culte pour les Chevreuse, les Longueville,
+etc. Il est triste, en effet, de voir cet ancien et illustre maître,
+éloquent initiateur de la jeunesse au stoïcisme de Kant et de Fichte,
+de le voir, dis-je, aux genoux de ces coureuses dont les intrigues
+noyèrent la France de sang. Elles avaient de l'esprit, je le veux
+bien. Qui n'en avait? Elles parlaient à merveille. «Celui qui
+parlerait mal à la cour, dit La Bruyère, aurait le mérite d'un savant
+dans les langues étrangères.»&mdash;Avec tout cela, M. Cousin a publié des
+textes inédits dont on doit profiter, révélé des faits curieux. On ne
+connaissait bien ni madame de Hautefort, ni mademoiselle Lafayette, ni
+même la reine Anne. La fameuse affaire du Val-de-Grâce n'était pas
+bien éclaircie. On sait maintenant (<i>Chevreuse</i>, p. 52) que, le jour
+de l'Assomption, la <i>reine communia et jura par l'Eucharistie</i> qu'elle
+avait dans l'estomac, <i>qu'elle n'avait pas correspondu avec
+l'Espagne</i>. Puis elle avoua <i>qu'elle avait menti et qu'elle s'était
+parjurée</i>, qu'elle avait averti son frère de l'envoi d'un espion
+français en Espagne, et des traités que l'Angleterre et le duc de
+Lorraine allaient faire avec la France pour que l'Espagne pût les
+empêcher.</p>
+
+<p>Partout ailleurs, la partialité de M. Cousin pour la galante reine est
+bien naïve. Il doute du succès de Buckingham auprès d'elle. Et
+pourquoi? Parce que Tallemant n'en a rien dit (il a omis bien d'autres
+choses), parce que la Rochefoucauld n'en a rien dit. Mais la
+Rochefoucauld, le chevalier personnel de la reine, si dévoué, qu'elle
+voulait se faire enlever par lui à Bruxelles, n'avait garde de parler
+d'une telle aventure. Retz, qui la conte, la tenait de la meilleure
+source, de la Chevreuse, de celle même qui livra la reine à Buckingham
+dans le jardin du Louvre.&mdash;M. Cousin, dans un autre passage
+(<i>Hautefort</i>, p. 28, etc.), dénature les faits et les obscurcit par
+une simple intervention chronologique. Il parle de la retraite de
+Lafayette, de la grossesse de la reine, de la naissance de Louis XIV
+(1638) <i>avant de parler</i> du danger de la reine, de l'affaire du
+Val-de-Grâce, de l'expulsion de Caussin, etc. C'est placer les causes
+après les effets. On n'y comprend plus rien. Dès que l'on rétablit les
+dates dans leur ordre sévère, la clarté reparaît. C'est parce qu'en
+1637 elle se crut perdue par deux fois (en août au Val-de-Grâce, et le
+9 décembre par l'échec de Caussin), c'est pour cela qu'on fit le 9 la
+tentative extrême. Sa grossesse, qui date de cette nuit, fit son salut
+et lui donna quinze ans de règne.&mdash;Une chose singulière, et qu'on peut
+vérifier à Westminster sur l'effigie de Buckingham, c'est que Louis
+XIV ressemblait (un peu lourdement, il est vrai) à ce bel Anglais,
+mort dix ans avant sa naissance. Dira-t-on que la reine, qui toute sa
+vie garda ce souvenir, l'eut présent à l'esprit au moment de la
+conception? Du reste, si elle fut enceinte en 1628 du fait de
+Buckingham, comme elle le craignit (V. Retz), il ne serait pas
+étonnant que l'enfant de 1638 lui eût ressemblé. Le premier amant (dit
+M. Lucas, <i>Hérédité</i>) détermine souvent le type des enfants futurs qui
+naîtront de ses successeurs.<a href="#footnotetag11"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
+<b>Note 12:</b> Louis XIV naîtra le 5 septembre 1638. Anne d'Autriche
+a-t-elle conçu le 5 décembre 1637? Non. Les mois n'ont pas tous trente
+jours. Il faut ajouter six jours pour les six mois qui ont trente et
+un jours; mais, comme le mois de février n'en a que 28, il faut ôter
+deux de ces six jours, c'est-à-dire n'en <i>ajouter que quatre au calcul
+total</i>.&mdash;Donc, en ajoutant au 5 décembre quatre jours, on obtient le 9
+décembre, la veille de l'exil du Jésuite Caussin, le jour même où
+Richelieu lui fit prononcer son exil, et où la reine, ayant échoué
+dans cette dernière intrigue, n'eut plus de salut que dans une
+grossesse.<a href="#footnotetag12"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
+<b>Note 13:</b> Les tableaux de l'administration de Richelieu, que nous
+trouvons dans les ouvrages généraux de MM. Avenel (Introd.), Chéruel,
+Bailly, Doniol, Dareste, etc., ne pouvaient être que sommaires. Pour
+la première fois, les faits, les dates, ont été réunis et donnés au
+complet avec de nombreuses citations des actes, dans l'ouvrage spécial
+de M. Caillet. Je l'ai eu constamment sous les yeux, en écrivant ce
+chapitre. On y suit à merveille les tergiversations et les
+contradictions de Richelieu, et pour la levée de l'impôt (par élus,
+par trésoriers, par intendants), et pour ses tentatives de faire aider
+l'État par le clergé. M. Caillet ne tire aucune conclusion. Celle qui
+ressort des faits, c'est que, Richelieu étant définitivement repoussé,
+et le clergé (le grand propriétaire de France) ne donnant rien qu'un
+<i>don gratuit</i> minime, ni l'État, ni la Charité, ne pourront se
+constituer. Richelieu mourra à la peine, Vincent de Paul fera très-peu
+de chose (six cent mille livres en six années pour des millions
+d'affamés). Puis, va venir Colbert qui mourra à la peine. L'État
+s'enfonce dans la mendicité. La bureaucratie progresse dans
+l'extermination du peuple. Mais, ce n'est pas assez. C'est quand la
+terre elle-même semble exterminée et ne produit plus, qu'arrive par
+les grandes famines la Révolution de 89.&mdash;Sur les révoltes des
+<i>va-nu-pieds</i> de Normandie, des <i>croquants</i> de Guyenne, voyez les
+textes intéressants réunis par M. Bonnemère, <i>Histoire des paysans</i>.
+Gassion, qui extermina les premiers, ne put s'empêcher d'admirer leur
+valeur héroïque. Voir aussi l'importante <i>Histoire du Parlement de
+Normandie</i>, par M. Floquet, et spécialement son <i>Diaire du voyage du
+chancelier Séguier, à Rouen</i>.<a href="#footnotetag13"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
+<b>Note 14:</b> Et cependant il ne suit pas leur plan d'études dans son
+collége. On disait, et on dit encore, qu'ils enseignaient <i>les
+sciences</i> aussi bien que les langues. Les langues, c'est-à-dire le
+latin (peu ou point de grec), s'enseignaient en six classes et au
+moins en six ans; et, <i>dans une seule</i>, entre la rhétorique et la
+théologie, ils enseignaient un peu de philosophie, de mathématiques et
+de physique. Le plan que Richelieu traça pour son collége modèle de
+Richelieu diffère essentiellement, en ce qu'à chaque classe et chaque
+année, de la sixième à la philosophie, les sciences sont toujours
+enseignées et en français. À la classe du matin, quand l'attention des
+enfants est neuve et fraîche encore, on leur enseigne l'histoire, la
+géographie, la physique, la géométrie, la musique, la mécanique,
+l'optique, l'astronomie, la politique et la métaphysique. À la classe
+du soir, ils se délassent par les poètes et les orateurs, les auteurs
+épistolaires, les livres de dialogues, la prosodie et la grammaire.
+Enseignement tout à fait différent de celui des Jésuites; celui de
+Richelieu y donne la grande part, <i>plus de la moitié</i>, aux sciences,
+qui, dans les colléges de La Flèche ou de Clermont, n'entraient au
+total <i>que pour un douzième</i>.</p>
+
+<p>L'originalité réelle de leur collége de Clermont (rue Saint-Jacques)
+était surtout en ceci, qu'il y avait à peu près autant de maîtres que
+d'élèves, <i>trois cents Jésuites</i>, profès ou aspirants, pour <i>quatre
+cents écoliers</i>. Je parle des écoliers <i>internes</i> seulement, des seuls
+auxquels on fît attention, et qui étaient les enfants des plus grandes
+familles. La mécanique de leurs colléges était très-forte, en ce sens
+que le même professeur suivait l'enfant de classe en classe, le
+prenait en sixième et le menait en rhétorique. L'élève maltraité ne
+pouvait dire: «Dans un an, je suis quitte de ce professeur.» S'il
+déplaisait malheureusement, si son maître le prenait en grippe, on le
+fouettait six ans de suite. Cela rendait peureux, flatteur; on
+craignait extrêmement un maître à perpétuité. Les enfants pauvres, les
+boursiers, sous cette perspective, et suivis ainsi de la verge,
+devaient travailler ou périr. La vieille Université de Paris, qui
+fouettait tant, reproche cependant aux Jésuites de ne fouetter que les
+pauvres, ces malheureux boursiers, tenus au collége par leur
+subsistance.</p>
+
+<p>«Voilà qui est bien dur, diront les mères. Et comment tant de grandes
+dames confiaient-elles à ces terribles Pères leur douce progéniture?»
+Rassurez-vous. Autant leur mécanique, vue par là, était dure, autant,
+d'un autre côté, elle était douce. Tous les Jésuites n'étaient pas
+professeurs, beaucoup étaient <i>amis</i>. L'amitié était une position, un
+métier, une profession spéciale. Parmi ces Jésuites non enseignants,
+mais amateurs, qui causaient, conseillaient, observaient, se
+promenaient, faisaient de la littérature, l'enfant pouvait se choisir
+<i>un ami</i>. Quoi de plus rassurant pour la pauvre mère qui amenait son
+nourrisson et s'en allait en larmes, que de le confier à ce bon Père
+qui en faisait son pupille, se chargeait de le recommander,
+d'intervenir pour lui, d'adoucir le pédant, de sauver un enfant si
+tendre! «N'ayez pas peur, madame. Tout cela est pour nos boursiers,
+des enfants rudes qui ne vont que par là... Mais ce beau cher petit
+seigneur! j'en réponds, et rassurez-vous,» disait le Père.&mdash;Un père?
+bien mieux, une mère tendre qui partageait ses jeux mieux que n'eût
+fait sa mère, l'aidait dans son devoir, le menait au jardin, et
+cueillait avec lui des fleurs. Inutile de dire que cet homme charmant
+devenait pour l'enfant un confident aimé, indispensable; l'écolier le
+cherchait, dès qu'il était libre, lui disait toutes ses pensées.
+L'<i>ami</i> savait le fond du fond, dix fois plus que le confesseur. Il
+renseignait parfaitement la Compagnie, et sur l'enfant, ses qualités,
+ses vices, ses tendances, son caractère, et sur tout ce que l'enfant
+pouvait savoir ou entrevoir des secrets de sa famille. Le connaissant
+à ce point-là, il avait sur lui les plus fortes prises, s'en emparait
+de plus en plus. Tellement, qu'au grand étonnement de la mère, quand
+elle venait voir son enfant, il était froid, rêveur, distrait,
+visiblement ennuyé d'elle, et fort impatient d'aller <i>jouer</i> avec son
+<i>ami</i>. Mais on jouait bien moins qu'on ne causait. Les Jésuites
+étaient fort caillettes, commères intarissables, aussi bavards que
+curieux.&mdash;Il y avait, en cette institution, du bien, du mal. Sans nul
+doute, la société douce et bonne d'un homme d'esprit peut affiner bien
+vite; c'est ce qu'il y a de plus fort pour mûrir en serre chaude et
+donner de prompts résultats. La concurrence était extrême et poussée
+par tous les moyens. On faisait de petits parleurs, des académiciens
+de douze ans, et des acteurs de treize pour les comédies de collége.</p>
+
+<p>Voilà le bien, si c'en est un. Le mal était ceci: Dans l'éducation
+ordinaire, un même homme étant obligé d'alterner la rigueur et
+l'indulgence, cumulant les deux rôles de Grâce et de Justice,
+neutralise par l'une les effets de l'autre; il influe moins comme
+homme que comme doctrine et ne prend d'autorité que celle de la
+raison. Mais ici, l'homme de la Grâce n'ayant point à sévir jamais,
+étant toujours un camarade aimable, un aide utile, un protecteur
+surtout, défendant l'enfant de la peur, infailliblement gagnait tout
+le c&oelig;ur de la petite créature. Ce qui en advenait, on le sait trop.</p>
+
+<p>Si des résultats moraux et de l'éducation nous passons à
+l'instruction, examinons quelle était la valeur réelle de leur
+enseignement. On le devine par leurs très-médiocres commentaires sur
+les auteurs anciens. Grande chute! quand on arrive là en sortant de la
+vigoureuse et mâle érudition du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, qui retrouva parfois
+l'âme même de l'Antiquité. À qui fera-t-on croire que de plats
+écrivains, grotesques et ridicules, comme ils furent généralement, ont
+pu être de vrais interprètes du noble génie antique? Cent ans avant
+Pascal, Rabelais note d'un trait vigoureux l'aurore de cette belle
+littérature (la Savatte de pénitence, la Pantouffle d'humilité, etc.).
+Elle fleurit de plus en plus. N'inventant plus rien, on édite, on
+ramasse, on balaye, on compile. Les gros recueils commencent avec je
+ne sais combien de mauvais livres de classe. Dans ces catacombes de
+l'ennui, l'on recueille religieusement tout l'inutile, le <i>detritus</i>
+et le <i>caput mortuum</i>. À côté fourmille, frétille la fausse vie plus
+morte encore, les épigrammes galantes, la dévotion en madrigal, etc.
+Pour écarter les sottises honteuses et ne parler que des choses fades,
+qui peut lire sans nausée une seule page du livre capital et
+triomphant de la Société, si somptueusement édité, l'<i>Imago primi
+sæculi Societatis Jesu</i>, 1640?&mdash;Mariana confesse que son ordre est
+très-corrompu. Eh bien, la corruption morale se réfléchit dans celle
+du goût. Leurs doctrines et leurs m&oelig;urs firent leur littérature, et
+celle-ci qui subsiste, témoigne contre leur enseignement. M. Caillet a
+tort de suivre ici, les yeux fermés, M. Émond, dans son <i>Histoire du
+Collége Louis-le-Grand</i>. Il a tort aussi (p. 412) de révoquer en doute
+l'assertion de l'Université: «que les Jésuites <i>traitaient mal les
+boursiers, les écoliers pauvres</i> (<i>Mss. de la Bibl. Mazarine</i>). Cela
+paraît bien vraisemblable quand on lit dans Ranke (Papauté) l'expresse
+recommandation du légat <i>de mieux traiter les écoliers nobles et
+riches</i>.<a href="#footnotetag14"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
+<b>Note 15:</b> Campion le dit expressément. Le 15 août 1641, il rassure
+la Chevreuse en lui disant qu'il a brûlé les lettres de la reine. M.
+Cousin, le défenseur ordinaire de ces dames, nous apprend pourtant, et
+dans sa <i>Hautefort</i>, et dans sa <i>Chevreuse</i>, toute la gravité du
+complot et la part qu'y prenait la reine. La Hautefort, par l'ordre
+d'Anne, y était entrée. La Chevreuse, à Londres, avait formé
+l'association des <i>émigrés français et des royalistes d'Angleterre</i>
+(Holland, général de Charles I<sup>er</sup>, Montaigu, conseiller d'Henriette,
+ardent papiste), et la ligue des uns et des autres <i>avec l'Espagne et
+le pape</i>. À Bruxelles, elle y associa encore le duc de Lorraine et le
+comte de Soissons. Complot trop vaste, trop mêlé d'éléments nombreux
+et complexes, qui devaient marcher mal ensemble. Cette grande
+politique, la Chevreuse, était un esprit romanesque, nullement
+positif. Ceci rappelle les complots fous et visionnaires des Jésuites
+avant l'Armada. On échoua. Puis on reprit la chose plus follement
+encore par le petit Cinq-Mars. Le sérieux de l'échafaud a trop relevé
+ce favori ridicule, si outrecuidant, si absurde. Il voulait, lui, ce
+garçon de vingt ans, que le roi le laissât <i>tuteur du dauphin</i>. Cela
+fit connaître le personnage comme mannequin de la cabale, et dégoûta
+entièrement Louis XIII.<a href="#footnotetag15"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
+<b>Note 16:</b> Et on peut dire que, pour son compte, elle en tramait un
+elle-même. Son plan était d'enlever ses enfants, à la mort de Louis
+XIII. Elle chargea de Thou de demander au duc de Bouillon de la mener
+à Sedan (Cousin, <i>Chevreuse</i>, p. 101). Bouillon, comme on le voit dans
+toute la Fronde, appartenait essentiellement aux Espagnols. La reine
+ne voulait pas moins que mettre le roi de France entre les mains du
+roi d'Espagne. Quoi de plus criminel?&mdash;De Thou fut très-coupable.
+Richelieu venait de lui pardonner déjà sa participation à un complot
+de la Chevreuse.&mdash;M. Cousin se trompe (avec bien d'autres, il est
+vrai), en disant, p. 105 de sa <i>Chevreuse</i>, que Richelieu eut le
+traité le 11 juin. Les notes écrites à Tarascon par Richelieu même,
+établissent que, le 7 juillet, il n'avait pas encore cette pièce
+essentielle.<a href="#footnotetag16"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
+<b>Note 17:</b> Condé n'est pas sans droit à cette gloire; car, sans
+lui, Gassion et les autres officiers inférieurs eussent été paralysés
+par L'Hospital. Il y a droit encore par son allégresse héroïque qui
+anima les troupes et par la part qu'il prit à la vigoureuse exécution.
+L'excellent historien militaire Montglat, mestre de camp du régiment
+de Navarre, contemporain (mort en 1675), très-capable et très-informé,
+explique parfaitement que la bataille fut <i>gagnée par Gassion</i>, qui
+agit et s'arrêta à point dans l'action, <i>et par Sirot</i>, qui refusa
+d'agir à contre-temps, et désobéit à un ordre impérieux du prince.&mdash;Le
+récit de Lenet, serviteur des Condés, n'est que ridicule.&mdash;La vie de
+Sirot, fort romanesque en certains points, est fort sérieuse ici où
+elle s'accorde avec Montglat. Du reste, elle n'est pas, comme on l'a
+dit, un roman moderne. Elle est citée par l'abbé Arnaud (fils d'Arnaud
+d'Andilly), qui fut carabinier sous Louis XIII.<a href="#footnotetag17"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
+<b>Note 18:</b> Le mariage secret de la reine et de Mazarin n'est
+affirmé positivement que par la duchesse d'Orléans, mère du Régent.
+Cependant il me semble à peu près certain. La reine, déjà fort dévote,
+et de plus en plus, n'eût pas tellement montré sa passion si elle ne
+l'eût crue légitime. Elle l'affiche pendant la Fronde avec une
+assurance extraordinaire. Elle l'avoue dans ses lettres à Mazarin,
+absent, avec l'effusion toute charnelle d'une épouse entièrement
+asservie par l'exigence du tempérament (Ravenel, <i>Lettres</i>;
+Walckenaër, <i>Sévigné</i>, deuxième partie, p. 471; Cousin, <i>Hautefort</i>,
+p. 95, et 471-482. Voir aussi dans les <i>Appendices de Saint-Simon</i>, t.
+XII, édition de Chéruel).&mdash;Les Mémoires témoignent que Mazarin se
+conduisait avec elle, nullement avec les égards d'un amant, mais avec
+la rudesse d'un mari indélicat, brutal.&mdash;Reste à expliquer comment
+Mazarin, cardinal, a pu l'épouser. Mais il y a des exemples de princes
+cardinaux que Rome a décardinalisés, lorsqu'une nécessité politique
+les obligeait de se marier. Il est très-possible que l'attachement
+dévoué et fidèle de Mazarin pour les Barberini tînt au secret de cette
+dispense qu'ils lui avaient sans doute obtenue de leur oncle. Du
+reste, il n'est pas nécessaire d'être prêtre pour devenir cardinal.
+Mazarin, d'abord officier dans l'armée du pape, puis négociateur,
+était alors un <i>abbate</i>. Mais ce titre n'engage à rien en Italie. «Je
+ne pense pas qu'il y ait preuve que Mazarin ait jamais été prêtre. Je
+n'en trouve aucune trace.» Cette assertion est grave; elle est du
+savant et exact M. Chéruel, l'éditeur de <i>Saint-Simon</i>. Combien nous
+avons à regretter que sa grande publication des <i>Lettres de Mazarin</i>
+n'ait point paru encore!<a href="#footnotetag18"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
+<b>Note 19:</b> Le beau et modeste récit des Mémoires de Turenne indique
+fort bien cependant qu'avec le corps Hessois qu'il commandait, il
+sauva tout. Dans sa lettre à sa s&oelig;ur, il lui annonce avec une
+satisfaction contenue que Condé, dans l'effusion de sa reconnaissance,
+le remercia solennellement devant l'armée. Condé n'en reste pas moins
+dans l'histoire «le vainqueur de Nordlingen.»<a href="#footnotetag19"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
+<b>Note 20:</b> Quand on n'aurait pas là-dessus le témoignage de Brienne
+et autres contemporains, on jugerait très-bien que les rôles de nos
+plénipotentiaires avaient été arrangés, que les impertinences du
+belliqueux Servien, en opposition avec la pacifique d'Avaux, étaient
+voulues par Mazarin pour gagner du temps et attendre quelque bonne
+circonstance. Celle qui vint, ce fut la paralysie financière, la
+ruine, la banqueroute, qui le mit hors d'état de profiter des
+révolutions de Naples et de Sicile. Puis, par-dessus tomba la Fronde,
+la révolution de Paris. Mazarin n'avait rien prévu.&mdash;La guerre avait
+duré si longtemps qu'on en avait oublié la cause, la spoliation du
+Palatin, l'oppression du Rhin (ce paradis devenu un désert. V.
+Turenne <i>passim</i>), l'exécrable extermination de la Bohême. Tout fut
+approuvé, sanctionné au profit de l'Autriche et de la Bavière.
+Victoire réelle des catholiques allemands sur nos alliés protestants.
+Que signifie donc ce sot enthousiasme de quelques-uns sur
+l'impartialité du traité de Westphalie, sur cette fondation de
+l'équilibre de l'Europe, sur la gloire de la France, etc.? Il n'y eut
+aucun équilibre. Le parti catholique resta le plus fort en Europe,
+jusqu'à ce que l'Angleterre eût fini sa longue trahison, jusqu'à ce
+que la France, ruinée par Louis XIV, eût cédé l'ascendant aux
+puissances protestantes.<a href="#footnotetag20"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
+<b>Note 21:</b> Mazarin continuait la guerre, mais la reine eût fort
+désiré s'arranger avec l'Espagne. Cela ressort des lettres inédites et
+fort amusantes d'un général des Capucins, Innocent de Calatagiron, qui
+se charge de rétablir la paix de l'Europe. Il explique lui-même avec
+beaucoup d'audace et de forfanterie comment il se glisse partout et
+fait la leçon aux reines et aux rois. Il s'adresse au duc d'Orléans, à
+sa fille Mademoiselle, aux dames d'honneur, etc. Il croit les avoir
+toutes <i>remplies du saint désir de la vengeance de la religion en
+Allemagne</i> et de la nécessité de la paix générale. Les moyens de cette
+paix sont peu pacifiques. <i>Il en faut d'extraordinaires et de
+terribles</i>, il faut exterminer ce qui n'est pas catholique. La reine
+Anne d'Autriche lui dit qu'elle ne demanderait pas mieux que de faire
+la paix et de se rapprocher des Espagnols. «<i>Alors, mon caractère, mon
+habit, me firent tout oser</i>;» je lui dis qu'il ne suffisait pas de le
+désirer, qu'il fallait le faire, l'ordonner à ses ministres,» etc.
+Ailleurs, la reine lui dit qu'elle a donné ses ordres à ses
+plénipotentiaires: «<i>Je me mis alors à genoux pour rendre grâce au
+ciel. Elle s'agenouilla aussi et ne voulut se relever qu'après
+moi.</i>»&mdash;Le Capucin croit alors avoir tout fait. Il finit fièrement en
+disant: «<i>Ego plantavi.... Illustrissimus dominus Nuntius
+rigabit.</i>»&mdash;Ce Capucin infatigable court et va partout, en Bretagne, à
+Bordeaux, en Espagne. La foule le suit, l'environne comme un messager
+de paix, l'étouffe presque: «C'est sans doute en punition de mes
+péchés, mais ils devinent toujours où je vais passer.» Ce concours de
+monde est chose incroyable, effrayante: c'est comme une insurrection.
+«Et il y en aura une, si on fait trop attendre la paix.» (E, 1035.)
+Extraits des <i>Archives du Vatican</i>, conservés à nos Archives de
+France, carton L, 386.<a href="#footnotetag21"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
+<b>Note 22:</b> Ce que je dis ici de Venise est un souvenir bien ancien
+de ma première jeunesse. Grâce à Dieu, ce peuple héroïque s'est bien
+relevé. La Venise de Manin n'a guère ressemblé à celle-là.<a href="#footnotetag22"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
+<b>Note 23:</b> Par quelle faiblesse d'esprit, par quelle impuissance de
+critique, nos contemporains ont-ils été admirateurs exagérés de
+Port-Royal, etc., et dénigreurs méprisants de la Fronde? Et qui ne
+voit que c'est la même chose? Il y eut des deux côtés de bonnes
+intentions, de l'honnêteté, des vertus (vertus intrigantes,
+cabaleuses, disputeuses, si l'on veut). Au total, un médiocre génie.
+La grande fureur d'Arnauld contre les calvinistes est ridicule, avec
+tant de côtés communs. Le jansénisme, faible résurrection de saint
+Paul, de saint Augustin, et, en plusieurs points, de Calvin et Luther,
+a nui beaucoup, en ce qu'il a donné une petite porte à l'esprit de
+liberté qui s'est fait tout petit pour passer là. Un seul, bizarre et
+contrefait, mais grand, Pascal, s'est fait écraser au passage.&mdash;Du
+reste, il faut appliquer à toute l'Église du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle ce que j'ai
+dit en parlant de la guerre, au sujet des petits grands hommes
+comparés aux vrais géants. Qu'est-ce que c'est que ses prédicateurs
+illustres, ses éloquents controversistes, devant Newton et Galilée?
+Gloire, gloire aux inventeurs! Les autres doivent rester bien loin
+derrière et en grande modestie.<a href="#footnotetag23"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
+<b>Note 24:</b> Voilà la moralité de la Fronde parlementaire, et la
+gloire de nos magistrats. MM. les rieurs peuvent rire à leur aise.
+Cela est très-beau et très-sérieux, et cela est incontestable. Il faut
+seulement bien remarquer les dates. Nos pauvres magistrats ne
+montrèrent pas beaucoup de génie, dans toute l'affaire, mais une
+incontestable honnêteté. Retz ne montre ni l'un ni l'autre, quand il
+se moque du bon président Blancmesnil, qui, admis au conciliabule et
+voyant sur la table le traité avec l'Espagne, «crut voir l'holocauste
+du Sabbat.» Le niais ici, c'est Retz. Comment ne voit-il pas que
+l'Espagnol se moquait de lui? Si la conscience ne lui dit rien, le bon
+sens devrait lui dire que le chat emploie sa patte de singe pour tirer
+les marrons du feu. Il est curieux de voir un homme d'autant d'esprit
+être le jouet de tous, surtout des femmes. Madame de Bouillon (avec
+permission de son mari) l'amuse et le captive, lui lie le pouce, lui
+tire du sang, etc. Madame de Longueville se joue de lui aussi, dans
+l'intérêt de ses amants. Il n'est pas jusqu'à la <i>grosse Suissesse</i>
+(Anne d'Autriche) qui ne fasse de la coquetterie avec lui, dans leurs
+nocturnes rendez-vous, au profit de Mazarin. C'est le plus spirituel
+de tous dont justement rit tout le monde.<a href="#footnotetag24"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
+<b>Note 25:</b> Cela est sérieux et suppose une redoutable unanimité.
+Rien d'analogue jusqu'au grand jour de la prise de la Bastille. Que
+serait-il arrivé si Retz et le Parlement avaient réellement lâché la
+Révolution, la presse, non contre le faquin étranger, mais contre la
+reine, de manière à établir ses trahisons, ses avis donnés à l'ennemi,
+etc. On tenait à Paris deux femmes qui savaient tout et auraient tout
+dit, madame de Chevreuse et madame de Guéméné. La reine n'avait aucune
+idée de la prise qu'on avait sur elle. Tandis que la Fronde mettait
+des gants pour la combattre, elle montra une violence, une férocité
+que sa vie antérieure n'eût pas fait deviner. Elle insista plusieurs
+jours pour faire mourir le premier qu'on fit prisonnier. Elle l'eût
+fait. Mais les siens avertirent ceux de Paris, qui prièrent la reine
+d'épargner ce malheureux, en faisant entendre pourtant tout doucement
+qu'eux aussi ils avaient des prisonniers qu'ils pourraient faire
+mourir. (Retz, p. 100.)&mdash;Elle savait à qui elle avait affaire. Ni
+Retz, ni le Parlement, ni Condé, ne voulaient d'États généraux, ni de
+révolution sérieuse. Cromwell, qui avait envoyé à Retz un homme sûr,
+vit bien vite que toute l'affaire était ridicule. Ce Catilina
+ecclésiastique, mené par les femmes, avait pour agents des curés et
+des bedeaux, des habitués de paroisse. Il veut relever les libertés de
+France; avec quoi? avec un clergé et une assemblée du clergé qui, par
+son obstination à fermer sa bourse, s'est montré et déclaré le
+véritable ennemi de l'État. Au moment de l'explosion, Retz ne sait ce
+qu'il fera, il l'avoue. Il allait écrire à l'Espagne, dit-il? mais <i>il
+attend Condé</i>; puis, sur quelques coquetteries de madame de
+Longueville, il se jette de ce côté-là, et croit, contre Condé,
+pouvoir créer l'automate Conti. Et c'est dans cette indécision
+pitoyable qu'il fait le fier contre Cromwell, <i>le méprise</i>, dit-il.
+Cromwell avait dit un mot fort et profond, modeste, qui semblait un
+aveu: «On ne monte jamais si haut que quand on ne sait où l'on va.» Ce
+mot, dit Retz, à l'horreur que j'avais pour lui ajouta <i>le
+mépris</i>.&mdash;Lui, le petit bonhomme, il sait bien où il monte et ce qu'il
+veut: il veut monter d'abord à devenir <i>gouverneur de Paris</i>. Première
+chute; l'Italien rusé, au premier pas, lui fait donner du nez à terre.
+Puis, ce profond ambitieux veut être <i>cardinal</i> de Rome, et c'est pour
+cela qu'il fait l'amour à Anne d'Autriche. Seconde chute; ce chapeau,
+pour lequel il trahit la Fronde, lui tombe sur la tête et l'écrase
+définitivement. On le fait cardinal, mais c'est pour le mettre à
+Vincennes.&mdash;Tous ces ridicules de conduite et cette petitesse de
+nature n'empêchent pas que ses confessions (c'est plus que des
+Mémoires) ne soient le livre capital et primordial de la nouvelle
+langue française. Ce piètre politique est un admirable écrivain.<a href="#footnotetag25"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
+<b>Note 26:</b> Pourquoi ai-je abrégé la Fronde? Pour l'éclaircir.
+Jusqu'ici elle reste obscure, parce que l'histoire y est restée
+l'humble servante des faiseurs de mémoires et des anecdotiers.
+L'histoire a été éblouie de tant d'esprit, de ce feu d'artifice de
+bons mots, de saillies; et moi, j'en levais les épaules. Un fléau me
+poursuit dans cette Fronde, le vrai fléau de la France, dont elle ne
+peut se défaire, la race des <i>sots spirituels</i>. Dans la très-vieille
+France, il n'y avait que certains terroirs, surtout nos hâbleurs du
+Midi, qui nous fournissaient des <i>plaisants</i>; mais, depuis Henri IV et
+l'invasion gasconne, tout pays en abonde. Tout le royaume, dans la
+Fronde, se met à hâbler. Le plus triste, c'est que, de nos jours, les
+historiens de la Fronde, de ses héros et de ses héroïnes, admirant,
+copiant ce torrent de sottises bien dites et bien tournées, égayant
+ces gaietés ineptes de leurs légèretés assez lourdes, ont réussi à
+faire croire à l'Europe que la France, plus vieille de deux siècles,
+et moins amusante, à coup sûr, n'a pas beaucoup plus de cervelle.<a href="#footnotetag26"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
+<b>Note 27:</b> J'adopte ce mot de Talon. Il est incontestable. Le
+massacre de la Saint-Barthélemy s'explique (sans se justifier) par un
+horrible accès de fanatisme, celui de septembre 93 par la panique de
+l'invasion et la furie de la peur. Mais celui du 4 juillet 1652 n'est
+évidemment qu'un acte de scélératesse et de calcul.&mdash;Peu importe qu'il
+y ait eu peu ou beaucoup de morts. Il n'y eut que trente morts
+considérables, et cent en tout, à ce qu'il paraît, du côté des
+assiégés. Les assaillants perdirent bien plus de monde par la
+résistance héroïque des archers de la Ville.&mdash;Condé négociait, et
+c'était pour aider aux négociations, et améliorer son traité en se
+faisant croire maître de Paris, qu'il organisa le
+massacre.&mdash;Mademoiselle elle-même ne dit pas non,&mdash;Talon et Conrart
+affirment positivement. Leur récit est confirmé par celui des
+<i>Registres de l'Hôtel de Ville</i>, t. III, p. 51-73. Le procureur du
+roi, Germain Piètre, veut qu'on le rappelle dans Paris. L'assemblée
+murmure au départ des princes, leurs partisans disent dans la foule
+qu'il n'y a rien à espérer de l'assemblée, et déchaînent la Grève
+contre l'Hôtel de Ville, etc.<a href="#footnotetag27"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
+<b>Note 28:</b> M. Feillet a donné dans la <i>Revue de Paris</i> (15 août
+1856) un très-précieux extrait de l'<i>Histoire du paupérisme</i> qu'il
+prépare. Cet extrait résume les enquêtes et rapports, manuscrits ou
+imprimés, que firent sur l'effroyable état de la France, pendant la
+Fronde, <i>et jusqu'à la mort de Mazarin</i>, les envoyés de Vincent de
+Paul et autres personnes charitables.&mdash;Rien de plus douloureux. On
+peut juger, par cette lecture, si M. de Saint-Aulaire est excusable
+d'appeler les plaintes de ce temps de vaines déclamations!<a href="#footnotetag28"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
+<b>Note 29:</b> Turenne le dit, dans ses Mémoires, d'une manière
+indirecte, avec beaucoup de douceur et de finesse. «M. de Turenne
+<i>pria</i> M. de la Ferté....<i>pria</i> M. Hocquincourt.» etc. Il constate
+ainsi qu'il ne pouvait leur <i>commander</i>, et par conséquent qu'il n'est
+pas responsable de leurs lenteurs, de leurs revers.&mdash;Nos <i>Archives
+générales</i> possèdent plusieurs autographes de Turenne (ancienne
+section M), et plusieurs pièces fort intéressantes pour l'histoire de
+son frère, le duc de Bouillon, spécialement des lettres éloquentes et
+touchantes de sa mère, fille de Guillaume le Taciturne. Dans l'une,
+elle le prie de ne pas se perdre par ses intrigues. Dans plusieurs
+autres, elle rampe aux pieds de Richelieu pour sauver la tête de son
+fils.&mdash;<i>Archives</i>, K, carton 123, n<sup>o</sup> 29.<a href="#footnotetag29"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
+<b>Note 30:</b> J'ajourne au volume suivant les visites de Christine et
+plusieurs faits des dernières années de Mazarin. Ils ne peuvent être
+bien éclairés que par ses lettres mêmes, que l'excellent éditeur de
+Saint-Simon, M. Chéruel, promet de donner au public. J'ai eu recours
+plusieurs fois à son obligeance, dans le cours de ce travail, pour
+l'éclaircissement de quelques points obscurs. Pour d'autres, il vaut
+mieux attendre son importante publication.<a href="#footnotetag30"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
+
+<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
+<b>Note 31:</b> Un génie pénétrant, le sorcier hollandais Rembrandt, qui
+sut tout deviner, dans son tableau lugubre, daté de la grande joie du
+traité de Westphalie (1648), a parlé mieux ici que tous les
+politiques, tous les historiens (le <i>Christ à Emmaüs</i>, que nous avons
+au Louvre).&mdash;On oublie la peinture. On entend un soupir. Soupir
+profond, et tiré de si loin! Les pleurs de dix millions de veuves y
+sont entrés, et cette mélodie funèbre flotte et pleure dans l'&oelig;il
+du pauvre homme, qui rompt le pain du peuple.&mdash;Il est bien entendu que
+la tradition du Moyen âge est finie et oubliée, déjà à cent lieues de
+ce tableau. Une autre chose déjà est à la place, un océan dans la
+petite toile. Et quoi?... L'âme moderne.&mdash;La merveille, dans cette
+&oelig;uvre profonde, d'attendrissement et de pitié, c'est qu'il n'y a
+rien pour l'espérance. «Seigneur, dit-il, multipliez ce pain!... Ils
+sont si affamés!» Mais il ne l'attend guère, et tout indique ici que
+la faim durera.&mdash;Ce misérable poisson sec qu'apporte le fiévreux
+hôtelier n'y fera pas grand'chose. C'est la maison du jeûne, et la
+table de la famine. Dessous, rit, grince et gronde un affreux dogue,
+le Diable, si l'on veut, une bête robuste, aussi forte, aussi grasse
+que ces pauvres gens-là sont maigres. Il a sujet de rire, car le monde
+lui appartient.&mdash;V. la description de ce tableau dans <i>La Foi nouvelle
+cherchée dans l'Art</i>, par Alfred Dumesnil.</p>
+
+<p>De cette paix date la guerre qui nous divise et en France et ailleurs.
+Les deux peuples qui sont en ce peuple conservaient jusque-là un reste
+d'unité. Mais la dualité éclate. D'une part, un petit peuple français,
+petit monde de cour, brillant, lettré et parlant à merveille. D'autre
+part, très-bas, plus bas que jamais, la grande masse gauloise des
+campagnes, noire, hâve, à quatre pattes, conservant les patois.
+L'écartement augmente, le divorce s'achève, par le progrès même de la
+haute France. Elle se trouve si loin de la basse, qu'elle ne la voit
+plus, ne la connaît plus, n'y distingue plus rien de vivant, et pas
+même des ombres, mais quelque chose de vague, comme un zéro en
+chiffre. Des mots nouveaux commencent, d'abstraction terrible,
+meurtrière, où disparaît tout sentiment de la vie.&mdash;Plus d'hommes,
+mais des <i>particuliers</i>,&mdash;tout à l'heure des <i>individus</i>.<a href="#footnotetag31"><span class="small">[Retour au texte principal.]</span></a></p>
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+<pre>
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+End of Project Gutenberg's Histoire de France 1618-1661, by Jules Michelet
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1618-1661 ***
+
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+Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
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+http://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
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+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
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+used on or associated in any way with an electronic work by people who
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
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+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
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+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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